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TRADE FOR DEVELOPMENT MUSIQUE éQUITABLE : POUR UNE VRAIE DIVERSITé MUSICALE ?

POuR uNE VRAiE DiVERsiTé MusicALE · grand public. Les jazzmen de l’immédiat après-guerre font, en effet, preuve d’une grande curiosité pour les rythmes africains ou antillais

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TRADE FOR DEVELOPMENT

MusiquE équiTAbLE : POuR uNE VRAiE DiVERsiTé MusicALE ?

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ÉDITEUR RESPONSABLE Carl Michiels

COORDINATION La Machine à Écrire sccs - Samuel Poos (CTB)

RÉDACTIONPascal De Gendt CONCEPTION TwoDesigners

© CTB, agence belge de développement, avril 2010. Tous droits réservés.

Le contenu de cette publication peut être reproduit, après autorisation de la CTB et pour autant que la source soit mentionnée.

Cette publication du Trade for Development Centre ne représente pas nécessairement le point de vue de la CTB.

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sOMMAiRE

LEs MusiquEs Du MONDE> La définition impossible 4

> L’histoire d’un succès 6

Un intérêt scientifique 5

Le jazz comme vecteur 5

Des Beatles à Bob Marley 7

De Real World à aujourd’hui 8

> Le témoin : Didier Mélon 9

> Les spécificités

Fonctionnelle et collective 11

Le rôle du musicien 11

Quels droits d’auteur ? 11

11

MusiquEs Du MONDE ET cOMMERcE équiTAbLE> un parcours d’obstacles

Le marché local 13

Le marché global 15

> La culture est-elle soluble dans le commerce équitable ?

Qu’est-ce que le commerce équitable ? 17

Est-ce applicable à la production culturelle ?

17

La question du label 18

Des pistes de solution 19

> La belgique terre d’équité

La Sabam 20

Une convention de l’Unesco 20

L’équitable en Belgique 21

20

> Le témoin : Jean-Yves Laffineur 22

17

13

MusiquE équiTAbLE : 3 ExEMPLEs cONcRETs> Gecko Music Prod. 24

L’histoire d’une rencontre 24

L’album Ravity 25

La consécration 26

> FairPlayList 27

Les objectifs 27

La charte éthique 28

Albums et festival 29

> Fair Trade Music 30

Reshape Music 30

Fair Trade Music 31

cONcLusiON 32

bibLiOGRAPhiE 33

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LEs MusiquEs Du MONDE

> LA DéFiNiTiON iMPOssibLE

Tenter de définir les termes « musiques du monde », ou « world music » en anglais, équivaut à se lancer dans un débat entre ceux qui acceptent cette classification et ceux qui la refusent. Pour ces derniers, « musiques du monde » est une notion marketing adoptée par l’industrie du disque pour nommer le rayon dans lequel devait se retrouver toute la musique « non anglo-saxonne ». Ainsi, aux États-Unis, il n’est pas rare de retrouver de la chanson française dans les rayons « world music » des disquaires.

Le musicien, ex-membre du groupe Talking Heads, David Byrne, qui s’intéresse de-puis longtemps aux musiques provenant des autres continents que les États-Unis, résume ainsi les reproches faits à l’étiquette « musiques du monde » : « Cela revient à considérer que ces artistes ou leur musique n’ont rien à voir avec nous. C’est une façon d’assimiler ce genre à quelque chose d’exotique et de mignon, d’étrange mais inoffensif car les objets exotiques sont beaux mais ils ne nous touchent pas1 ». En d’autres mots, cette catégorie musicale ne serait qu’une nouvelle expression d’un ethnocentrisme mettant dans le même sac toutes les musiques n’émargeant pas aux styles identifiés et reconnus par la culture occidentale.

LEs MusiquEs Du MONDE

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LEs MusiquEs Du MONDE

Il faut cependant bien reconnaître que sur le marché musical, il existe « un  consensus  professionnel  et  public 2» quant à l’existence d’une catégorie musicale appelée « world music ». Éminemment fourre-tout, elle désigne aussi bien un chant traditionnel sacré qu’un morceau de musique aux sonorités « africaines » créé à de simples fins de divertissement de masse.

Afin de définir les contours de ces musiques que nous envisagerons plus loin sous l’angle du commerce équitable, nous avons choisi de désigner comme « musiques du monde » :

> les musiques traditionnelles

Celles-ci appartiennent et sont liées à un peuple, une communauté, une ethnie. Leur origine peut être fixée géographiquement et culturellement. Leur fonction sociale peut être bien plus large que celle de simple divertissement. Elles intéressent depuis longtemps les ethnologues et musicologues.

> les musiques métissées

Elles mélangent des éléments issus de musiques traditionnelles avec d’autres courants musicaux plus universels (pop, rock, jazz,...). Pour certains, le terme « world music » désigne stricto  sensu, en se traduisant dès lors par « musique mondiale », ce mélange qui, à certaines conditions, peut aussi être considéré comme une évolution d’une musique traditionnelle.

1 David Byrnes, “I Hate World Music”, The New York Times, 3 octobre 1999.

2 Étienne Bours, « Les musiques du monde ne sont pas que des musiques ! »,dans Musiques du monde, produits de consommation ?, Colophon Éditions, Bruxelles, 2000, p. 14.

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Un intérêt scientifiqueL’intérêt de notre civilisation pour les musiques du monde est aussi vieux que les techniques d’enregistrement. Dès la fin du XIXème siècle, des enregistrements sont réalisés sur le terrain, plus particulièrement aux États-Unis auprès des « natives », que nous appelons les Indiens d’Amérique. Au départ, il s’agit uniquement d’un intérêt scientifique de la part des chercheurs (anthropologues, ethnologues, socio-logues,...) qui vont collectionner des expressions culturelles dans le cadre de leurs travaux de recherche. L’accès à ces collections, abritées dans des musées, des universités ou des institutions culturelles, est donc limité pour le grand public et concerne essentiellement les chercheurs ou étudiants en sciences humaines3.

Au fur et à mesure que la musique devient un objet de com-merce, les firmes discographiques comprennent le parti qu’elles peuvent tirer du développement de catalogues spé-cifiques à certaines communautés. Cette évolution ne peut être séparée du contexte culturel des États-Unis, une nation qui se construit à travers différentes vagues d’immigration. Au début du XXème siècle commencent les premières commercialisations de disques visant spécifiquement les communautés afro-américaines, juives, scandinaves, ita-liennes, irlandaises ou encore ukrainiennes, en leur offrant des répertoires de musiques traditionnelles issues de leur patrie d’origine.

C’est après la seconde guerre mondiale que débute un mouvement d’intérêt plus vaste. Les canaux de diffusion se multiplient (radios, télévisions, concerts,...) et des passion-nés, scientifiques ou simples amateurs, y voient l’occasion de partager leurs connaissances et découvertes. L’objectif est encore essentiellement pédagogique. Ces collections ou catalogues sont souvent accompagnés d’une documenta-tion fouillée. Mais déjà les musiciens eux-mêmes s’intéressent de plus en plus près à ces sonorités parfois millénaires, ou qui leur semblent intéressantes tout simplement parce qu’inhabituelles aux oreilles de leurs auditeurs et donc sources de création originale.

Le jazz comme vecteurLe développement de la musique jazz va servir de terrain de défrichement de ces musiques venues d’ailleurs pour le grand public. Les jazzmen de l’immédiat après-guerre font, en effet, preuve d’une grande curiosité pour les rythmes africains ou antillais. Dès 1948, Dizzy Gillepsie intègre le batteur cubain Chano Pozo à sa formation et en profite pour explorer le territoire des percussions afro-cubaines.

Les fans de Miles Davis et John Coltrane seront amenés à s’intéresser au sitar via le célèbre album Kind of blue (1959). Lors de leurs interviews, ces deux géants de la musique signalaient que la forme particulière d’improvisation que l’on retrouvait sur leur œuvre leur avait été inspirée par la musique de Ravi Shankar. Miles Davis, encore, en 1960, ne cachera pas davantage ses inspirations flamenco sur cet autre chef-d’œuvre qu’est Sketches of Spain. En 1963, de voyage à Rio, Stan Getz s’associe aux chanteurs João et Astrud Gilberto, ainsi qu’à leur compositeur, le pianiste Antonio Carlos Jobim, pour des enregistrements qui permirent au public occidental de succomber à la langou-reuse bossa nova4.

3 Henri Lecomte, « Pourquoi et comment collecter les musiques de l’Autre ? », dans Musiques du monde, produits de consommation ?, Colophon Éditions, 2000, p. 79.

4 Dossier « La world music se réinvente », dans Le Courrier international, n° 988, du 8 au 14 octobre 2009, p. 28.

> L’hisTOiRE D’uN succès

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LEs MusiquEs Du MONDE

MusiquE DE TOuT LE MONDELe reggae

Tresses rastas, couleurs du dra-peau jamaïcain et cannabis : trois attributs indissociables du reggae devenu une culture universelle et donc, parfois, caricaturale. Aujourd’hui, de nombreux pays ont une propre scène musicale reggae, qui se porte d’ailleurs particulièrement bien en Belgique ou en France.

Le reggae, comme ses deux styles fondateurs, le ska et le rock steady, n’est pas seule-ment la « world music » la plus écoutée, mélange de musiques caribéennes (mento et calypso), de musiques noires américaines (rythm’n blues et soul) et de traditions africaines (les tambours burrus et le chant nyabinghi), il est aussi l’exemple type d’un métis-sage musical conduisant à la naissance d’un style à part entière.

Des Beatles à Bob MarleyLes musiciens de pop ou de rock ne sont pas en reste et, dès les années soixante, certains d’entre eux vont aussi se tourner vers les autres continents pour élargir leurs champs d’inspiration. Les Beatles populariseront à leur manière le sitar, uti-lisé alors par George Harrison et non par un musicien « local » tandis qu’en 1968, le Rolling Stone Brian Jones enregistre un album intitulé Brian Jones presents The Pipes of Pan at Joujouka en compagnie de musiciens issus de la tradition soufie. Led Zeppelin est un autre exemple d’un groupe de rock légendaire n’ayant jamais hésité à inclure des instruments, ou des thèmes musicaux, issus d’autres traditions que celle de la musique anglo-saxonne.

Durant les années ’70, ce mouvement s’intensifie de par une certaine intellectua-lisation de la musique rock, représentée par le parfois très ardu « rock progressif », mais aussi une arrivée sur le marché d’artistes provenant de pays en développe-ment. En 1972, le Camerounais Manu Dibango s’offre un hit mondial avec Soul Makossa, qui peut être vu comme une réappropriation de la musique funk par un musicien africain. Les riches pays industrialisés d’Europe occidentale abritent des communautés immigrées de plus en plus importantes. Celles-ci apportent avec elles les musiques du pays d’origine. L’exemple le plus marquant de ce phéno-mène vient d’Angleterre où l’immigration jamaïcaine apporte avec elle les rythmes ancestraux de son île mais aussi une musique plus moderne, le ska, née dans les ghettos de Kingston et qui, en ralentissant son rythme, donnera naissance au reggae. Le terrain est prêt pour l’éclosion de la première star mondiale issue du Tiers Monde, Bob Marley, qui, après des années de galère, s’impose en 1975 sur le marché musical occidental avec No woman, no cry.

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LEs MusiquEs Du MONDE

De Real World à aujourd’huiCertaines « musiques du monde » deviennent assez popu-laires pour constituer un genre à elles seules. Tandis que cet intérêt toujours grandissant conduit également à la découverte tardive de vedettes « locales » comme la chan-teuse capverdienne Cesaria Evora. Ce mouvement de redécouverte connaîtra son paroxysme en 1997, lorsque le musicien américain Ry Cooder partira à la découverte de vieux musiciens et chanteurs cubains oubliés qu’il rassem-blera sous la bannière « Buena Vista Social Club » avec le succès que l’on sait. Entre-temps, des artistes reconnus par l’industrie musicale, tels que Paul Simon et Peter Gabriel, avaient contribué à encore faire croître la soif de découverte d’une partie du public occidental. Ce dernier nommé, en particulier, a lancé, en 1982, en Angleterre, le festival Womad (pour World of Music Arts and Dance) avant de fonder « Real world », un label musical consacré à la « world music ». La découverte d’artistes comme Nusrat Fateh Ali Khan ou le succès international de Youssou N’Dour peuvent être attri-bués à l’ex-chanteur de Genesis.

Actuellement, la « world music » est plus que jamais vivante, comme en témoigne le nombre de festival qui y sont consa-crés chaque été, et se manifeste toujours sous les angles évoqués dans le premier chapitre. À côté des artistes perpétuant une musique traditionnelle, d’autres mélangent la modernité à leurs racines, créant ainsi cette « sono mon-diale », selon l’expression apparue dans les années ’80. De nouveaux styles voient le jour à travers ce métissage. De nos jours, signe des temps, ce sont les milieux urbains des pays en développement, de Lagos à Rio de Janeiro, qui attirent l’attention d’une nouvelle génération d’auditeurs friande de cette rencontre entre traditions, revendications sociales et hédonisme.

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LEs MusiquEs Du MONDE

LE TéMOiN :DiDiER MéLONANiMATEuR DE L’éMissiON quOTiDiENNE LE MONDE EsT uN ViLLAGE suR LA PREMièRE. uN cAs uNiquE POuR LEs chAîNEs PubLiquEs EuROPéENNEs qui PRiViLéGiENT LEs éMissiONs hEbDOMADAiREs.

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LEs MusiquEs Du MONDE

Le monde est un village est une émission de « musiques du monde ». D’accord ?

Je me demande, de plus en plus souvent, si j’anime une émission de « musiques du monde », c’est un terme que je trouve bizarre, abscons. Néanmoins, dans l’esprit du public, il recouvre un certain nombre d’éléments et s’il faut mettre une étiquette sur l’émission, c’est sans doute celle qui convient le mieux. Mais on peut se demander si la musique d’un joueur de oud irakien, qui travaille des airs traditionnels, est cataloguable dans ce qu’on appelle les musiques du monde ou si c’est plutôt de la musique classique. Sous l’expression « world music », on retrouve des choses aussi différentes que des musiques religieuses, traditionnelles, populaires ou savantes. Pour moi, il y a autant de définitions de mu-siques du monde que de gens qui s’y intéressent ou s’y investissent. Par exemple, l’émission que je fais n’a rien à voir avec celle de mes collègues suédois ou espagnols, parce qu’il y a une notion d’« exotisme » qui n’est pas la même, tout simplement.

Quels sont les critères qu’un morceau de musique doit remplir pour être diffusé dans votre émission ? Être « exotique » ?

D’abord un critère de qualité : je rejette tout ce qui me semble avoir un côté « variétés », une sonorité avec des nappes de synthé qui noient tout le reste. La musique trop standardisée, formatée pour le marché international. Je n’accorde pas d’importance aux productions où l’on ressent un manque de sincérité ou de l’opportunisme. Mon deuxième critère est la pertinence du projet : il y a des groupes qui gagnent à être connus, enregistrés et mis en ondes. Mais la programmation est un travail abyssal, justement parce que nous ne sommes pas concentrés sur un style précis ou une période définie de l’histoire musicale.

À quand remonte votre intérêt pour les musiques venues d’ailleurs ?

Longtemps. J’ai toujours été attiré par les so-norités moins classiques, moins habituelles. Je me dirigeais toujours vers une certaine asymétrie musicale. Personnellement, je me souviens très bien qu’à 15-16 ans, en visite chez des personnes plus âgées et en fouillant dans leurs 45 tours, je suis tombé sur Les tambours du Burundi. J’ai été frappé par la force, la magie et l’exaltation qui se dégageaient de ce disque.

Était-il facile de trouver de quoi satisfaire votre curiosité ?

Après une période où les musiques du monde n’étaient accessibles qu’aux chercheurs et aux passionnés, et très peu médiatisées, sont arrivées la fin des années ’70 et les années ’80.

C’est alors que sont apparues certaines formes de métissage, c’était aussi le début du développement du transport de masse. Celui-ci a permis plus de voyages et de rencontres. Les esprits sont devenus plus réceptifs aux musiques venues d’ailleurs.

Quand avez-vous remarqué que le public s’intéres-sait de plus près à ces musiques ?

Comme nous sommes culturellement sous influence française, je dirais dans les années ’80. Certaines radios ont commencé à diffuser davantage de musique autre que de la pop ou du rock. C’est aussi l’époque des premières associations militant pour le multiculturel qui contribuaient à diffuser des musiques venues d’autres parties du monde. Le foisonnement d’artistes africains et maghrébins installés à Paris, qui jusque-là n’étaient pas toujours considérés comme dignes d’être enregis-trés, a eu accès aux studios. Il y a eu une forme d’émer-gence et des maisons de disques se sont ouvertes à ce phénomène.

Au vu des difficultés que peut avoir un artiste d’un pays en développement à percer sur son marché local, est-il difficile pour vous de trouver de la matière pour votre émission ?

Non, j’ai la chance qu’elle vit sur sa longueur et donc certaines connexions ont pu se construire. La majori-té des disques que je reçois ne vient pas de Belgique mais de l’étranger. Ils sont envoyés par des maisons de disques mais aussi directement par les artistes. Mais il faut nuancer : l’accès aux artistes et à leurs œuvres peut parfois se révéler très compliqué également. Ce que je diffuse est une toute petite partie de la production mon-diale. Il y a évidemment beaucoup d’artistes africains, asiatiques ou sud-américains que l’on ne connaîtra jamais, parce qu’avant que cela n’arrive à mes oreilles, il faut qu’il y ait des structures, une économie derrière. Certains artistes peuvent éclore avec l’appui d’ONG, d’associations ou de passionnés, mais cela reste rare.

D’autant plus qu’il y a un format radiophonique à respecter ?

Non, depuis le début de l’émission, je suis clair : je ne veux pas me soumettre à des barrières de diffusion. J’ai déjà passé un ragga d’une demi-heure par exemple, parce que je jugeais que c’était pertinent et intéressant de le faire. Je ne vois pas pourquoi je me passerais des différences culturelles liées au temps que doit durer un morceau de musique.

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LEs MusiquEs Du MONDE

Le rôle du musicienLes musiciens ou chanteurs jouant ces musiques traditionnelles ne correspondent donc pas à notre vision de cette profession artistique. Le chan-teur traditionnel n’est pas spécialement professionnel, il exerce une autre activité au sein de sa communauté. C’est par-fois même la fonction d’une personne qui l’oblige, dans certains systèmes particuliers d’organisation sociale, à participer à une cérémonie en tant que musicien ou chanteur. Dans d’autres cas, les musiciens constituent une caste qui a un rôle précis, celle des griots est la plus connue. Ils sont les vecteurs de transmission d’un réper-toire oral qu’ils sont également chargés d’enrichir. Certains d’entre eux interprè-tent ce patrimoine d’une manière telle qu’ils deviennent des artistes reconnus à une plus large échelle que leur com-munauté d’appartenance. Le répertoire collectif va alors se personnaliser.

Quels droits d’auteur ?Les spécificités que nous venons d’exposer vont poser problème quand il s’agira de leur appliquer notre droit d’auteur conçu pour pro-téger des œuvres individuelles, le plus souvent composées dans un but mer-cantile, et non collectives et issues de pratiques remontant à la nuit des temps.

De plus, dans l’industrie musicale, l’habitude a été prise depuis longtemps de reproduire et diffuser les musiques traditionnelles en évacuant cette difficile question : comment rémunérer une mu-sique qui n’est pas signée par un auteur bien défini et appartient à un patrimoine immatérie ?

Fonctionnelle et collectiveLes musiques traditionnelles provenant des quatre coins du monde sont-elles donc devenues un produit de consom-mation culturelle comme les autres ? Plusieurs spécificités qui leur sont attachées laissent penser le contraire.

Revenons sur la définition de la mu-sique traditionnelle pour remarquer qu’elle est, au départ, inséparable d’un contexte social et culturel. La musique issue d’une tradition précise obéit à des règles et des codes tant pour sa forme que pour le fond puisqu’elle tient une fonction précise dans un schéma d’organisation d’une société.

La musique ou le chant peuvent être religieux et faire partie d’un rituel ou d’une cérémonie. Ils peuvent aussi simplement être une forme de célébra-tion d’une divinité ou d’un personnage important de la communauté. La fonc-tion peut aussi être sociale : règlement de conflit, transmission d’un savoir ancestral ou d’un patrimoine historique, liée à un moment de vie précis, sou-vent en rapport avec la vie amoureuse. Dans tous les cas, elle n’est pas chan-tée par hasard, pour le seul plaisir d’un auditoire. Comme l’explique Étienne Bours : « L’essentiel est de comprendre qu’au moment où se joue une musique  traditionnelle, elle est un acte de créa-tion déterminé qui a sa raison d’être et son existence propre5. »

Étant donné cette fonctionnalité, ces musiques sont pratiquées collective-ment. Elles n’appartiennent pas au répertoire d’un artiste précis, comme dans notre conception de la musique commercialisable, mais bien à une communauté à la taille variable. Et, de plus, elles n’ont pas été conçues pour être vendues.

Ainsi en est-il des enregistrements effectués à des fins de recherche et qui, plus tard, ont été exhumés de leur ran-gement au fond d’un tiroir de musée ou d’université pour faire partie de telle ou telle collection de disques.

De manière plus courante, des artistes s’inspirent de musiques tradi-tionnelles pour composer leurs propres morceaux. Avec l’émergence de la musique électronique, et des nouvelles techniques comme le « sampling », ce sont même carrément des morceaux entiers d’œuvres qui peuvent être co-piés / collés et transformés à souhait. Ces pièces appartenant à un patri-moine culturel vont donc être utilisées par d’autres musiciens et générer de nouvelles créations qui n’auront parfois rien à voir avec la tradition d’origine. Ces nouvelles compositions généreront des droits d’auteur qui échapperont aux musiciens d’origine.

Un exemple éloquent est présenté par Étienne Bours dans son texte « La pra-tique musicale traditionnelle ». Il évoque le parcours d’un enregistrement d’un musicien pygmée, qui alterne « le  son de  sa  voix  et  celui  d’un  petit  sifflet pour  construire  une  mélodie  en  ho-quet6 », se retrouvant sur un disque, sorti en 1966, consacré aux Pygmées Ba-Benzélé de la République centrafri-caine. Quelques années plus tard, Bill Summers, percussionniste du jazzman Herbie Hancock, reproduira la même mélodie en utilisant une bouteille de bière plutôt qu’un sifflet.

5 Étienne Bours,« La pratique musicale traditionnelle », dans Le patrimoine culturel immatériel. Droits des peuples et droits d’auteur, Colophon Éditions, 2007, p. 19.

6 Étienne Bours, op. cit., p. 24.

> LEs sPéciFiciTés

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LEs MusiquEs Du MONDE

Cette imitation sera utilisée sur le morceau Watermelon man issu de l’album Headhunters de Herbie Hancock (1973). Elle sera également samplée bien plus tard pour les be-soins du titre de Madonna Sanctuary (1994). Au final, la référence du disque consacré aux Pygmées ne se trouve sur aucun des deux albums et le seul à avoir touché des droits d’auteur n’est pas le musicien à l’origine de cette mélodie mais Herbie Hancock.

Au-delà de la question de la rémuné-ration, la question du droit d’auteur doit aussi être envisagée sous celle du droit moral des populations à sur-veiller la manière dont leur patrimoine culturel est utilisé. Tout est-il permis ? Des chants sacrés ont-ils, par exemple, vocation à nourrir une composition électronique moderne, ou même à se retrouver sur une compilation quel-conque de « musiques du monde » ? Dans notre conception occidentale de la création, la réponse est sans nul doute « oui » mais est-ce le cas partout dans le monde ?

Il faut cependant prendre garde à ne pas réduire ce débat à une opposi-tion « monde occidental contre le reste du monde ». Si l’hypothèse d’un eth-nocentrisme conduisant à considérer toutes les autres cultures comme des « folklores » ne peut pas être tout le temps écartée, les dérives mercantiles touchant les musiques traditionnelles peuvent aussi venir de l’intérieur même d’une communauté. Il peut s’agir d’une chanteuse issue de telle ethnie afri-caine qui, pour essayer d’élargir son audience, édulcorera son chant et sa musique tout en conservant des par-ticularités liées à la communauté dont elle est issue, une certaine manière d’utiliser sa voix par exemple.

Elle s’approprie donc un savoir collectif et touchera les droits d’une technique vocale qui ne lui appartient pas en tant que telle. Des musiciens pourront aussi partir de traditions ancestrales pour créer leur propre style et créer un répertoire qui, pour les plus doués ou les plus malins, leur ouvrira peut-être les portes du marché international.

Ce succès donnera alors des idées à d’autres musiciens qui voudront également leur part du gâteau. De « re-présentants d’une communauté », ils désireront être reconnus comme ar-tistes à part entière. Certaines modes musicales seront égalment vues comme des opportunités de s’enrichir.

Lorsque des maisons de disques, et des centaines de milliers, voire plus, d’au-diteurs, se ruent sur le moindre disque étiqueté « cubain », peut-on vraiment en vouloir à la population locale de ten-ter de profiter de cela en essayant de commercialiser tout et n’importe quoi ? Dans ce cas précis, les effets pervers de cette mode ont été, finalement, assez limités mais lorsqu’il s’agit de musiques ayant encore une fonction sociale, fût-elle uniquement identitaire, on devine le potentiel destructeur d’un tel processus. Si personne n’y prend garde, ce phénomène peut rapidement conduire à la disparition de pans entiers de patrimoines culturels.

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MusiquEs Du MONDE ET cOMMERcE équiTAbLE

> uN PARcOuRs D’ObsTAcLEs

Le marché localTous les musiciens de tous les pays, en voie de développement ou non, vous le diront : arriver à faire son trou sur la scène musicale locale, première étape pour qui espère un jour pouvoir vivre de son art, est une vraie galère. Dans certaines parties du monde, la situation sociale et politique rend ce parcours d’obstacles encore plus ardu. L’absence de sécurité sociale ou d’un statut spécifique pour les artistes, qui oblige à la « débrouille », est parfois renforcée par la culture du contrat oral dans les contacts avec des agences locales de promotion ou même les structures officielles s’occupant des droits d’auteur, quand elles existent. Et quand des réglementations spécifiques existent, il faut encore que les musiciens en soient informés.

En raison du manque d’infrastructure et de subsides, pour couvrir des frais tels que la location du matériel de sonorisation, les possibilités de concert sont souvent très limitées voire réduites aux centres culturels occidentaux dont le programme est, de plus, établi en fonction des attentes de leurs membres. Dans ces conditions, ils ne peuvent concurrencer des musiciens et groupes bénéficiant des structures et de la force de frappe des multinationales du disque.

MusiquEs Du MONDE ET cOMMERcE équiTAbLE

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MusiquEs Du MONDE ET cOMMERcE équiTAbLE

Au-delà du conte de fée très médiatique qu’il raconte, le parcours du groupe congolais, Staff  Benda  Bilili, illustre toutes les facettes de ce difficile chemin. Atteints de poliomyélite dans leur jeunesse, les huit musiciens du groupe sont han-dicapés et vivent, à Kinshasa, dans la rue ou des centres pour handicapés. Dans une ville notoirement pauvre en infrastructures et aux conditions de vie difficiles, comme la capitale congolaise, la musique est d’abord, pour eux, un des multiples moyens d’essayer de gagner quelques pièces de monnaie. Pour jouer ce mé-lange de rumba et de musique cubaine, ils utilisent des instruments fabriqués par eux-mêmes ou rafistolés avec les moyens du bord.

Peu à peu, ce groupe peu ordinaire se forge pourtant une notoriété locale. Au point que lors des élections libres de 2005, les premières depuis 1960, la Mission des Nations unies en République démocratique du Congo (Monuc) décide d’enregistrer leur chanson Allons voter et la diffuse sur les ondes de sa radio.

Le succès du titre est parfois évoqué pour expliquer le taux de participation inattendu à cette élection (70% des inscrits). Cette nouvelle gloire n’apporte, par contre, rien aux membres du groupe, la Monuc n’ayant pas prévu de leur céder des droits d’auteur.

Leur chance viendra de l’intérêt qu’ils suscitent auprès de deux Français installés à Kinshasa, Renaud Barret et Florent de La Tulaye, qui décident de les renseigner à Crammed Discs, un label indépendant belge. Un album est planifié. Problème : où l’enregistrer ? Le groupe décide de le faire dans son lieu de répétition, sous un des arbres du zoo de la capitale congolaise. Les morceaux sont mis en boîte à l’aide de l’ordinateur portable et d’un vieux micro qu’a apportés le producteur, Vincent Kenis7.

Signé sur un label dont les sorties sont surveillées et médiatisées par les amateurs du genre, Staff Benda Bilili a donc eu ce coup de pouce du destin qu’attendent, souvent en vain, leurs collègues musiciens à travers le monde. Cet exemple laisse deviner aussi la montagne de difficultés à affronter pour qui veut faire carrière. D’autant plus que, dans la plupart des cas, le seul moyen pour un artiste d’arri-ver à percevoir des revenus de son activité artistique est de percer sur des mar-chés musicaux dont les consommateurs ont suffisamment de moyens que pour en consacrer une partie à l’achat d’un disque. Ce qui est rarement le cas d’un marché local où la diffusion d’une production artistique se fait principalement via le marché parallèle des enregistrements pirates. De nombreux pays manquent des moyens de contrôles nécessaires pour pouvoir juguler celui-ci. De plus, face à une situation socio-économique très difficile, un État a bien d’autres priorités que la protection de ses artistes.7 « Avec le Staff de Kinshasa. Sur un air de rumba »,

Le Monde 2, 11 avril 2009, p. 18-25.

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MusiquEs Du MONDE ET cOMMERcE équiTAbLE

Le marché globalToutes ces raisons font que, comme dans d’autres domaines, l’accès aux marchés internationaux du disque, et plus particulièrement le marché occidental, est un Eldorado pour les musiciens des pays en voie de développement. Vu l’absence d’infrastructures, la rencontre avec des structures occidentales de concert ou d’en-registrement s’avère très difficile : peu de maisons de disques locales pouvant servir de pont entre les deux mondes, peu d’agences spécialisées de promotion et donc un manque d’interlocuteur pour l’étranger désireux de s’intéresser au marché local de la musique.

Via un coup de pouce du destin, ou les programmes associatifs d’échange ou de découverte culturelle, certains artistes arrivent à signer un contrat avec une maison de disques du Nord. D’autres obstacles surgissent alors. Comme le note le rapport final de la recherche « Le Fair Trade dans les relations culturelles avec le Tiers Monde » : « Les musiciens venus d’Afrique noire ou d’Afrique du Nord vivent bien souvent des situations intolérables : ils sont mal payés, voire quelquefois pas du tout ; ils reçoivent des frais de séjour dérisoires et connaissent des conditions de transport discutables, etc. Et les problèmes empirent chaque année. Il devient de plus en plus cher de faire tourner en Europe des artistes venus d’Afrique (billets d’avion, hôtels, repas, per diem)8 ».

8 « Le Fair Trade dans les relations culturelles avec le Tiers Monde (film, littérature, musique) », recherche effectuée à la demande du ministère des Affaires étrangères, septembre 2001 – janvier 2002.

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Ajoutons que, ces dernières années, l’accès physique au continent européen est devenu de plus en plus difficile pour les artistes, surtout africains. Le renforcement des législations sur l’immigration a conduit plusieurs groupes à devoir annuler des tournées de festivals européens de musique du monde.

La solution paraissant la plus simple est donc l’émigration pour s’installer en Europe ou aux États-Unis, pas toujours de manière officielle et légale d’ailleurs. Cet aspect du problème rejoint un autre grand danger guettant le musicien traditionnel tenté de mettre pied sur le marché du disque occidental : l’acculturation. Le rapport cité ci-dessus note que pour susciter une demande du consommateur, la musique du monde doit répondre à une condition sine qua non : « Le produit doit être identifié comme provenant du Tiers Monde mais adapté à notre goût9 ».

Une exigence qui, si elle est intégrée de manière trop radicale, conduit à une standardisation des musiques et une perte d’identité. Même s’il est attaché à pré-server celle-ci, l’artiste sera de toute façon lié à la volonté du producteur du disque qui doit veiller à ce que le disque soit vendable, parfois au prix de compromis artistiques dénaturant la tradition musicale. Il se retrouve alors face à un choix sou-vent connu d’avance : refuser de jouer le jeu et perdre la possibilité de percer sur un marché potentiellement rémunérateur ou se résigner à se présenter comme représentant d’une expression culturelle que l’on sait dénaturée ? Dans « Le défi de la représentation »10, l’ethnomusicologue suisse Laurent Aubert note que le succès international du chanteur pakistanais de qawwâlî – des chants de dévotion propres à la tradition de l’Islam soufi –, Nusrat Fateh Ali Khan, a conduit d’autres chanteurs de la même tradition religieuse à modifier leur pratique pour tenter d’imiter son style, et sans doute son succès. Perte de diversité encore.

Enfin, poussé par son envie de découverte, le consommateur de « musiques du monde » n’en oublie pas pour autant le fameux rapport qualité / prix. Et n’hésitera pas, s’il estime qu’il y gagne, à se tourner vers des groupes qui « copient » un type de musique traditionnelle sans avoir aucun lien d’origine avec elle, s’ils estiment que la qualité de production, ou musicale, est meilleure. Une concurrence interne à laquelle les vrais artistes traditionnels ne sont pas toujours préparés et qu’ils abordent parfois dans la position du perdant s’ils ne disposent pas des mêmes infrastructures ou conditions d’enregistrement.

9 Op. cit.

10 Laurent Aubert, « Le défi de la représentation », dans Musiques du monde, produits de consommation ?, Colophon Éditions, 2000, p. 114.

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Qu’est-ce que le commerce équitable ?Les Organismes du commerce équi-table, regroupés internationalement au sein de FINE11 ont adopté une défini-tion commune du commerce équitable en 2001 :

« Le commerce équitable est un par-tenariat commercial, fondé sur le dialogue, la transparence et le respect, dont l’objectif est de parvenir à une plus grande équité dans le commerce mondial. Il contribue au développement durable en offrant de meilleures condi-tions commerciales et en garantissant les droits des producteurs et des tra-vailleurs marginalisés, tout particuliè-rement au Sud. Les organisations du commerce équitable (soutenues par les consommateurs) s’engagent acti-vement à soutenir les producteurs, à sensibiliser l’opinion et à mener cam-pagne en faveur de changements dans les règles et pratiques du commerce international conventionnel.

L’objectif stratégique du commerce équitable est de :

> travailler délibérément avec des pro-ducteurs et des travailleurs margina-lisés afin de les aider à passer d’une position de vulnérabilité à la sécurité et à l’autosuffisance économique ;

> donner plus de poids aux producteurs et aux travailleurs en tant que parties prenantes de leurs organisations ;

> jouer activement un plus grand rôle dans l’arène mondiale pour parve-nir à une plus grande équité dans le commerce mondial ».

Plus concrètement, ce commerce alternatif se caractérise par le paye-ment du prix le plus juste possible au producteur en fonction du travail fourni, via le contrôle des intermédiaires commerciaux ou la suppression de cer-tains d’entre eux. C’est un partenariat

> LA cuLTuRE EsT-ELLE sOLubLE DANs LE cOMMERcE équiTAbLE ?commercial, accordant de l’importance à la transparence et au respect mutuel, dont l’objectif est aussi de promou-voir la justice sociale, une politique de développement durable et la sécurité économique des producteurs. Enfin, le consommateur est conscientisé aux conséquences de ses gestes d’achat.

Est-ce applicable à la production culturelle ?Cette approche est-elle transposable aux productions culturelles provenant de pays en voie de développement ? Une étude, effectuée à la demande du ministère des Affaires étrangères12, s’est penchée sur la question. Pour y répondre, elle se réfère principalement à un ouvrage anglais s’intéressant surtout au « fair trade » dans le domaine de l’ar-tisanat. Le commerce équitable dans le domaine culturel y est décrit comme comportant quatre objectifs : « Offrir  la possibilité  d’augmenter  le  revenu  de base,  par  exemple  en  ouvrant  l’accès au  public  occidental ;  offrir  la  chance de  développer  la  production  culturelle jusqu’à en faire une source durable de revenus ; donner aux producteurs plus de  contrôle  sur  leur  travail  et  leur  vie, afin  d’améliorer  leur  bien-être ;  tendre vers l’équité politique et sociale ».

Comme nous l’avons présenté précé-demment, les productions culturelles, et musicales en particulier, compor-tent certaines spécificités par rapport aux denrées alimentaires, aux produc-tions textiles ou à l’artisanat qui sont généralement les cibles du commerce

équitable.

11 FINE est un réseau informel fondé en 1998 au sein duquel les représentants des réseaux de commerce équitable se rencontrent pour échanger des infor-mations et coordonner des activités. FLO-I : Fairtrade Labelling Organisations Internatio-nal ; WFTO : World Fair Trade Organisation ; NEWS ! : Network of European World Shops ; EFTA: European Fair Trade Association.

12 « Le Fair Trade dans les relations culturelles avec le Tiers Monde (film, littérature, musique) », recherche effectuée à la demande du ministère des Affaires étrangères, septembre 2001 – janvier 2002.

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La question du labelDès lors que l’on envisage un « com-merce culturel équitable » se pose la question du label. Dans le commerce non culturel, celui-ci est la garan-tie qu’un produit répond à une charte garantissant son caractère équitable : prix correct, suppression des inter-médiaires superflus et continuité de la relation commerciale. Avant d’envisager cette étape, il faudra toutefois répondre à quelques interrogations comme celle du prix correct de vente. Comment le définit-on dès lors que les échelles de prix entre le marché de production et celui de vente sont tout à fait diffé-rentes ? Qui sont les intermédiaires superflus ? Qui décernera ce fameux label et selon quels critères ?

Le rapport du ministère des Affaires étrangères note d’autres recommanda-tions. Ainsi, « un label Fair Trade ne peut être confondu avec un label de qualité », une notion beaucoup trop subjective. Dans le même ordre d’idée, les auteurs estiment qu’il ne faut pas « se crampon-ner  à  l’idée  que  tout  doit  être  africain à 100% :  le fait qu’il y ait un apport du Nord ne peut pas être une raison pour exclure  un  produit  du  circuit  du  com-merce équitable ».

Enfin, la labellisation ne doit pas être aveugle : « Le commerce équitable implique qu’il existe un intérêt local et qu’un marché local peut se développer (sinon on fait du pur export) ».

Au cours de leur étude, les auteurs du rapport ont eu l’occasion de me-ner des entretiens avec des musiciens vivant dans les pays endéveloppement. Ils ont ainsi pu remarquer que cette idée de label soulevait auprès d’eux de nombreuses objections. Tout d’abord, ces artistes considèrent cette question comme secondaire, leur première pré-occupation est de gagner de l’argent grâce à leur art et d’obtenir une vraie sécurité sociale. Ils ne voient pas en quoi un label « commerce équitable » répondrait concrètement à ces pro-blèmes. C’est plutôt de promotion et de contacts avec les organisateurs de concert et les maisons de disques qu’ils estiment avoir le plus besoin. Ils redou-tent que la question de la labellisation soit une manière de ne pas répondre à ces demandes.

Par ailleurs, ils soulignent leurs craintes de devoir faire face à quelques effets pervers. En premier lieu, la soumission à un système occidental qui leur ac-corderait un label en fonction de cri-

tères d’authenticité qui leur échappent. Côté acheteur, cela pourrait entraîner des réactions de rejet. Soit parce que cette labellisation serait perçue comme élitiste, soit parce qu’elle draine derrière elle un parfum de politiquement correct en faisant la distinction entre les artistes à écouter si on veut contribuer à plus

d’équité et les autres.

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MusiquE DE TOuTLE MONDELa chanson française

C’est inévitable : voisin d’un pays aussi culturellement vivant que la France, le Belge franco-phone baigne dans la chanson française dès son plus jeune âge. Au point peut-être d’oublier que cette expression musicale peine à franchir les frontières de la « franco phonie ». Et la barrière de la langue n’est pas la seule en cause. La manière d’agen-cer les arrangements musicaux et de faire passer la voix de-vant la musique lors du mixage, tout comme la primauté souvent donnée au texte, font que la chanson française se différencie de bien des cultures, notamment l’anglo-saxonne. Aux États-Unis, et même en Grande-Bretagne, les artistes français se retrou-vent ainsi souvent classés au rayon « world music ». De quoi relativiser notre position vis-à-vis de courants musicaux venus d’ailleurs.

Des pistes de solutionOutre ce débat sur la labellisation, le rapport cite une série d’actions pos-sibles.

Sur les marchés locaux, les organismes de coopération au développement peu-vent contribuer à un élargissement de l’infrastructure du marché musical. En termes de droit d’auteur, « la  mise en  place  d’un  organe  de  contrôle  et d’une  juridiction  qui  contrôlent  locale-ment  l’application  de  la  législation  sur les  droits  d’auteur » est préconisée. L’exemple d’un système développé par le Ghana peut aussi être étendu.

Dans ce pays, un fonds spécial d’aide aux musiciens a été créé et est géré par l’État. Il est financé par une sorte de taxe sur l’emploi de matériel « folk-lorique ».

Pour résoudre les problèmes de l’inégalité dans les rapports entre un artiste venant d’un pays en voie de développement et les maisons de disques occidentales, qu’elles s’oc-cupent de la production et/ou de la distribution, un organe de contrôle pourrait être chargé de l’approbation des contrats. Une organisation pour-rait aussi être créée pour procurer à ces musiciens « une  information  sur la  façon  dont  fonctionne  le  système  

occidental  de  contrats,  taxations,  impôts,  etc. ». Des subsides aux or-ganisateurs de concerts peuvent aus-si être imaginés pour les aider dans le payement des frais de voyage et la ré-tribution des artistes. De même, vu leur position idéale d’intermédiaire, le sou-tien à des agences locales fiables de promotion est encouragé.

Enfin, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, le rapport signale que les nouvelles technologies de l’infor-mation, Internet en tête, amènent de nouvelles solutions en termes d’information, de promotion et même de ventes.

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La SabamLa Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs est la société privée chargée de percevoir et répartir les droits d’auteurs de ses membres. Pour les musiciens, ces droits sont perçus dès lors qu’une de leurs œuvres, enregistrée auprès de la Sabam, est diffusée à la télé, à la radio, sur Internet, dans l’Horeca ou les magasins. « Le tarif est calculé sur la base de la superficie du lieu de diffusion et sur le genre de  diffusion,  c’est-à-dire :  est-ce  qu’il  s’agit  d’une  diffusion audio ou audiovisuelle ? Le tarif est aussi calculé sur la base de la nature de l’établissement (café, magasin, salle d’attente) et sur le rôle que la musique y joue (musique de fond, d’am-biance ou autre) ».13

Pour connaître le montant des droits à verser aux ayants-droit, un système complexe de calculs, dont le principe de base est « plus l’œuvre est diffusée, plus l’auteur, compositeur ou éditeur est rétribué », a été mis au point. « Pour  les artistes étrangers,  la  Sabam  a  conclu  des  contrats  de  réciprocité avec les autres sociétés de gestion collective de droits d’au-teurs dans le monde. Par le même type de processus, on sait à quel artiste étranger il faut redistribuerl’argent perçu en son nom en Belgique ».

Le système, s’il est généralement considéré comme effi-cace, connaît deux limites. D’abord, la bonne volonté des diffuseurs. Si les radios, par exemple, sont tenues d’envoyer des « playlists », il est difficile de contrôler si tout le monde respecte le système. « Je me souviens du cas d’un  restau-rant  vietnamien  dans  lequel  jouait  un  groupe  de  musique vietnamienne. Nous avons procédé à un enregistrement  et l’avons envoyé à nos collègues vietnamiens qui ont pu éta-blir  que  les œuvres  jouées  appartenaient  à  des  répertoires précis d’auteurs. Nous avons donc tenté de trouver un ac-cord  pour  que  des  droits  soient  payés », raconte Thierry Dachelet, directeur de la communication et des relations externes. « Si  quelqu’un  utilise  une  œuvre,  ou  une  partie d’œuvre de quelqu’un d’autre, il se doit de nous le signaler. Mais nous ne pouvons pas tout contrôler. Toutefois, nous réa-gissons dès que l’on nous signale un problème ».

La seconde limite concerne plus spécialement ce que nous appelons « les musiques du monde » : le système de collecte et distribution des droits ne fonctionne qu’avec les sociétés étrangères avec qui un accord de réciprocité a été signé, soit 200 pour l’ensemble des domaines (musique, audiovi-suel, théâtre & danse, arts graphiques et visuels, littérature). Et dans ce cas, tout dépend encore de l’efficacité et l’étendue du système de collecte d’œuvres de la société en question.

Une convention de l’UnescoAu niveau international, la Belgique a signé la « Conven-tion pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel », adoptée par l’Unesco en 2003. Celle-ci acte que « beaucoup d’éléments  du  patrimoine  culturel  immatériel  sont  mis  en  péril par la mondialisation, les politiques uniformisantes et le manque de moyens, d’appréciation et de compréhension qui, ensemble, peuvent finir par porter atteinte aux fonctions et aux valeurs de ces éléments et entraîner le désintérêt des jeunes générations ». Parmi les éléments de ce « patrimoine culturel immatériel » (PCI) se retrouvent les traditions et expressions orales ainsi que les arts du spectacle. Pour pouvoir bénéfi-cier de la protection de la Convention, le PCI doit répondre à plusieurs critères : être transmissible de génération en généra-tion, être recréé en permanence par les communautés et les groupes, en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, procurer aux communautés et aux groupes un sentiment d’identité et de continuité, contribuer à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créati-vité humaine, être conforme aux instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme, être conforme aux exigences de respect mutuel entre les communautés et de développe-ment durable.

> LA bELGiquE TERRE D’équiTé ?

13 Payer la Sabam ? Pour qui ? Pourquoi ?, Direction Communication Sabam, 2009.

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La Convention est entrée en vigueur au mois d’avril 2006 et s’applique actuellement dans 116 États membres. Elle fonctionne suivant un système de listes, une « liste représentative » et une « liste en danger », dont les diffé-rents éléments sont proposés annuellement par les États membres et doivent être approuvés par l’Assemblée générale. Elles ont pour objectif de donner une meilleure visi-bilité au patrimoine inscrit et de sensibiliser à l’importance du maintien de son existence. Pour ce faire, les États membres de la Convention sont invités à dresser des inventaires, remis à jour régulièrement, planifier la sauvegarde de leur patrimoine, « encourager des études scientifiques, techniques et artistiques ainsi que des méthodologies de recherche pour une  sauvegarde  efficace  du  patrimoine  culturel  immatériel, en particulier du patrimoine culturel immatériel en danger » et mettre au point des programmes éducatifs de sensibilisation au PCI. L’assistance internationale est également encouragée et encadrée par le texte. Un « comité intergouvernemental pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel » est chargé de « promouvoir  les  objectifs  de  la  Convention, donner des conseils sur les meilleures pratiques et formuler des  recommandations  sur  les  mesures  en  faveur  de  la  sauve-garde du patrimoine culturel immatériel ».

L’équitable en BelgiqueLe patrimoine immatériel est l’objet en Belgique d’un groupe de réflexion, le bien nommé Groupe Patrimoine Immatériel (GPI) qui réunit un représentant de la Sabam, l’association Colophon, un représentant de la Médiathèque, un ethno-musicologue et l’association d’avocats Lallemand & Legros, en appui juridique. Objectif : « Protéger lespatrimoines collec-tifs musicaux, proposer un questionnement sur  la propriété  intellectuelle (les droits moraux et patrimoniaux) des auteurs et sensibiliser  le public et  les professionnels à cette problé-matique »14.  Avec  comme  but  d’aboutir  à  une  charte  qui « poserait  les  principes  d’une  éthique  et  d’un  code  déon-tologique  “idéal”  à  appliquer  depuis  le  collectage  jusqu’à  l’édition, la diffusion et la commercialisation des musiques tra-ditionnelles». À l’heure actuelle, toutefois, la réalisation la plus concrète du GPI est l’édition du livre Le patrimoine culturel immatériel. Droits des peuples et droits d’auteur aux éditions Colophon.

Au centre de l’activité de ce groupe se trouve l’associa-tion d’information et d’éducation au développement, Colo-phon. Parmi les activités de l’association, Colophon Records s’occupe de la production et la diffusion de la « Collection de musiques populaires du monde », soit, depuis 1998,

35 CD enregistrés dans 21 pays. Une philosophie « équi-table » est évidemment appliquée dans ce cadre. « Nous signons  des  contrats  de  production  qui  garantissent  aux  musiciens ou aux communautés enregistrés de toucher une rémunération négociée. Elle couvre autant le payement de la prestation, musiciens professionnels ou pas, que  les droits  d’auteur pour 1 000 albums, le tirage de base. Cette somme est  payée  anticipativement.  Si  nous  devons  tirer  plus  de 1 000 CD, ce qui est rare, la rémunération se fait au prorata du  tirage. Dans  le contrat, nous spécifions aussi  les  limites de  l’utilisation de  l’enregistrement pour être certains que  le morceau de leur culture qu’ils nous présentent ne servira pas à n’importe quoi », explique Eddy Pennewaert, le responsable de la collection.

En ce qui concerne la vente, l’association a dû se résoudre à signer des contrats avec des distributeurs « classiques » (AMG pour le Benelux) ainsi qu’avec la plateforme numérique Mon-domix, spécialisée en musiques du monde. « Elle fonctionne aussi avec les règles du circuit économique traditionnel plutôt que selon des principes de commerce équitable. Mais nous n’avons pas vraiment le choix », se désole Eddy Pennewaert. En effet, si le débat autour de la musique équitable existe en Belgique, les initiatives concrètes, outre Colophon Records, sont encore très peu nombreuses.

14 www.colophon.be

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LE TéMOiN :JEAN-YVEs LAFFiNEuRAu FEsTiVAL ANNuEL EsPERANzAh !, DONT iL EsT ORGANisATEuR DEPuis 2001, LA MusiquE équiTAbLE EsT Au PROGRAMME DEs DébATs.

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Esperanzah ! est-il un festival équitable ?

Le problème de l’équité fait partie des préoccupations dont nous discutons avec les autres professionnels de la musique. Nous avons également pas mal de débats internes autour de ce qualificatif et, finalement, nous préférons parler de festival de la diversité musicale, qui rend mieux compte du marché de la musique qui nous questionne. C’est parce que nous faisons la part belle aux musiques qui ne sont pas diffusées sur les ondes traditionnelles que nous estimons participer à ce débat sur la musique équitable.

À côté de la diversité musicale, est-ce que l’équité se retrouve aussi dans la manière dont vous traitez avec les artistes ?

C’est très difficile à dire. Il y a plusieurs situations : pour les têtes d’affiche ou semi-têtes d’affiche, c’est une discussion « normale », il y a un cachet que l’on accepte de payer ou non. À ce niveau-là, ce sont plutôt certains artistes qui font des efforts pour venir se produire chez nous en acceptant des cachets plus bas. De notre côté, nous veillons à ne pas entretenir une surenchère. Par contre, au niveau des groupes moins connus, je discute très rarement les cachets. J’estime qu’il y a un revenu mi-nimum qui doit être assuré. Lorsqu’on offre 18 000 euros pour un artiste connu, je trouve normal de rémunérer un groupe, moins connu, à la hauteur de son travail. Je les laisse donc fixer leur prix, tout en veillant tout de même à ce que mon budget soit respecté.

Est-ce votre seul geste « équitable » ?

Je pense que nous jouons aussi un rôle en invitant des artistes appartenant à des labels alternatifs, qui essayent d’avoir des pratiques plus justes que les multinationales. Ce qui ne veut pas dire que je boycotte les artistes qui ont décidé de s’engager avec une multinationale. Je suis conscient que le parcours est compliqué pour tout artiste et je ne veux pas juger ceux qui décident de signer un contrat avec une « major »...

Est-ce facile d’établir la programmation d’un festi-val comme le vôtre ?

Non, c’est compliqué. Au vu des moyens dont nous disposons, je suis limité dans mes choix. Parmi les artistes des quatre coins du monde que nous aimerions accueillir, je suis obligé de choisir ceux qui sont, à ce mo-ment-là, en tournée en Belgique ou, du moins, dans la zone européenne. C’est impossible pour moi de payer un artiste qui viendrait directement d’Afrique ou d’Amé-rique latine. C’est ce qui explique en partie qu’un artiste

africain, par exemple, ne peut être connu en Europe que s’il est pris en charge par une maison de disques euro-péenne. Mais cela les intéresse de moins en moins de prendre des risques, d’investir sur ce type de musiciens ou de chanteurs. C’est de plus en plus compliqué pour eux. Les artistes qui percent sont ceux qui sont souvent passés par un circuit de concours.

Avez-vous des relais, des informateurs qui vous conseillent des artistes ?

Oui, il y a en Belgique des petites maisons de disques qui font du très bon travail en ce qui concerne les mu-siques du monde. Mais elles se comptent sur les doigts d’une seule main. Nous pouvons compter aussi sur un réseau de passionnés qui nous envoient des disques ou des conseils de découverte. Je suis, évidemment, aus-si en contact avec des agences locales de promotion. Le temps me manque pour tout écouter.

Quelles sont les grosses difficultés que vous rencontrez dans l’organisation ?

Si je dois en souligner une, je la situerais au niveau des médias. Il y a en très peu qui prônent la diversité musi-cale. Au niveau audiovisuel, à part l’émission Le monde est un village sur la Première ou Terre de sons sur Musiq3 (le samedi de 18 à 20h), il n’y a pas beaucoup de sources de découvertes. Du coup, c’est aussi très difficile de promouvoir les artistes qui viennent jouer à notre festival et qui ne sont pas signés sur une grosse maison de disques. Heureusement que nous sommes voisins de la France où les acteurs du circuit « musiques du monde » sont plus organisés. Il n’y a, par exemple, pas de comparaison possible entre les deux pays, au point de vue du nombre de salles de concerts qui accueillent en-core des artistes proposant des musiques traditionnelles venues de partout dans le monde. Quand j’en discute avec les programmateurs, ils me disent que, justement, c’est devenu risqué pour eux au vu du peu de promotion possible dans les médias. Mais même localement, l’in-formation passe difficilement. Nous sommes partenaires d’un festival de musique traditionnelle au Burkina Faso. Il attire 10 000 personnes mais est inconnu dans la capi-tale Ouagadougou parce qu’il se passe dans un village en pleine brousse et programme de la musique traditionnelle jouée par des personnes qui ne viennent pas spéciale-ment de la capitale et ne sont pas passées par les struc-tures officielles franco-burkinabées.

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L’équiTAbLE : TROis ExEMPLEs cONcRETs

L’équiTAbLE : TROis ExEMPLEs cONcRETs> GEckO Music PROD

L’histoire d’une rencontreLe projet Gecko Music Prod. démontre que le développe-ment de la musique équitable ne concerne pas que les pro-fessionnels de ce secteur. Tout le monde, avec un minimum de passion et d’investissement, peut aussi contribuer à une répartition plus juste des revenus de la production musicale.

Gecko Music Prod. est avant tout la rencontre entre deux hommes. Le premier est français : Pascal Mourard est à la tête de la société Post Méridien Audio Productions, spécia-lisée dans la composition de musique pour films, documen-taires ou promotionnels, et l’illustration sonore. Avant cela, il était directeur d’une école française à Manakara, sur la côte sud-est de Madagascar. En poste de 1996 à 1998, il tombe amoureux du pays, de ses habitants et de leurs traditions, notamment musicales.

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En 2001, après être retourné en France et y avoir fondé sa société, il retourne à Madagascar avec du matériel audio, dans le but d’y effectuer des enregistrements traditionnels en vue de constituer une banque sonore. C’est là qu’il rencontre le musicien Roland Denis Rasolofonirina alias Rola Gamana.

Celui-ci est connu sur l’île pour fabriquer lui-même ses instruments à base de matériaux naturels. « J’utilise  entre autres des potirons garnis de haricots pour mes percussions. Tiré tout droit de son environnement naturel, l’instrument est tout de suite séché et ne  reçoit aucun  traitement chimique ni transformation technique. J’ai entre autres créé le révolu-tionnaire bâton de pluie circulaire orantavo qui donne un son infini. Puis le gamabe (instrument à percussions en bambou qui a la particularité de contenir 4 sons simultanés), le malaky (instrument à cordes) et le gamakely, un instrument à cordes en cuir. Ces instruments ont été qualifiés d’authentiques par des musicologues, lors du festival Bambou Libre », détaille-t-il dans une interview au site Koloina.com15.

Une tradition familiale, puisque son grand-père était lui-même musicien et que son père était fabricant d’instruments. En 1993, il intègre le groupe de Rajery, un auteur-compositeur malgache avant de fonder, en 1996, son propre groupe appelé Gasy Manambara. L’année suivante sort un premier album, Le Majira, sur un label amé-ricain de musiques du monde. Un deuxième disque sort en auto-production quelques années plus tard. Malgré la participation de Rola Gamana à divers projets musicaux, il ne peut assurer sa subsistance avec sa seule production mu-sicale. « Quand je l’ai rencontré, il vivotait de la vente de sesinstruments  sur  les  marchés », se souvient Pascal Mou-rard. Il travaille avec l’instrumentiste à l’enregistrement de musiques traditionnelles malgaches. Les deux signent un contrat : si ce matériel doit générer des revenus, ils seront partagés à parts égales entre les deux hommes. Les sons issus de ces enregistrements sont notamment utilisés sur des documentaires produits par Canal Plus Calédonie ainsi que sur un film commandé par le gouvernement de Nouvelle-Calédonie.

L’album RavityEn 2006, l’artiste malgache se tourne vers son ami français pour lui demander de travailler à la production d’un nouvel album. « Je me suis alors  lancé dans  la  création d’une as-sociation,  Gecko  Music  Prod.,  me  permettant  d’avoir  une structure pour faire  la production. J’ai financé  l’opération et s’il y avait des bénéfices, il était prévu de les réinjecter dans de  nouveaux  projets16 ». Le contrat de production stipule,

MusiquE DE TOuT LE MONDELa musique tzigane

Dans la foulée des films de Emir Kusturica, mis en musique par Goran Bregovic, la musique tzigane a séduit les oreilles occidentales. Particulièrement celles d’une jeunesse altermondialiste friande de ce mélange d’exubérance, de virtuosité et d’accents mélodramatiques. Descendant de la péninsule indienne, il y a plus de 1 000 ans, passant par le Moyen-Orient, pour, finalement, s’installer dans l’Europe de l’Est, et surtout les Balkans, les Tziganes, ou Roms, ont intégré divers éléments traditionnels de ces différentes étapes. La marginalisation réservée à ces peuples et leur statut de « sans terres fixes » participent inévitablement à la particularité de leurs musiques et chants. De telle sorte qu’on en arrive aujourd’hui à ce paradoxe : une mode musicale qui ne cesse de se développer, via de nombreux nouveaux groupes qui n’ont parfois aucune origine tzigane, alors que le peuple qui en est à l’origine est toujours rejeté, voire même persécuté dans certains pays européens.

notamment, que Rola Gamana reste propriétaire des « masters », l’enregistrement original à partir duquel sont ef-fectuées les copies, afin de pouvoir l’utiliser s’il recevait d’autres propositions. Pascal Mourard investit 1 000 euros dans la confection de cet album. Une partie de la somme servant à rétribuer les musiciens venus faire l’appoint au chant et à la guitare de Rola Gamana. « Tout s’est fait dans lerespect  de  l’économie  locale,  c’est-à-dire  à  des  tarifs  et avec des budgets adaptés à la réalité de Madagascar. » Mais si l’enregistrement a pu se dérouler sur l’île, ce n’était pas possible pour les étapes suivantes, le mastering et le pressage réalisés en France.

15 « Rola Gamana, le faiseur de son » sur www.koloina.com

16 Voir le site www.ethiquemusique.com

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MuziEkPubLiquE

Active depuis 2002, l’association bruxelloise Muziekpublique a été fondée par l’Anversois Peter Van Rompaey et la Bruxelloise Marisol Palomo. Muziekpublique a pour objectif la promotion de la musique traditionnelle des quatre coins du monde. L’ASBL organise des concerts – environ 80 chaque année – d’artistes vivant en Belgique et à l’étranger « notamment  pour montrer qu’ils sont au même niveau » explique le porte-parole de l’asso-ciation. Muziekpublique propose en outre des cours de musiques et de danses traditionnelles dans différentes salles de la capitale. Originalité du projet : Muziekpublique s’est lancé dans la production.

« Le  plus  souvent,  c’est  juste  de l’encadrement  logistique  comme lamise  à  disposition  de  salles  de  répétition  ou  la  mise  en  contact de  différents  musiciens », pré-cise le responsable. « Mais  nous nous  occupons  aussi  plus  spéci-fiquement  de  trois  groupes.  Nous avons  produit  un  album  avec  les  Sénégalais  de  Malick  Pathé  Show et  un album avec  le groupe  iranien  Chahkalid.  Nous  avons  décidé  de nous lancer avec ces deux groupes que  nous  connaissions  bien  parce que  pour  eux,  il  est  devenu  très  difficile de  trouver des opportunités pour accéder au marché musical. Pour ces deux groupes ainsi que pour  le  projet  Blind  Note,  qui  réunit  plu-sieurs  artistes  qui  jouent  dans  le noir pour sensibiliser à la cause des enfants  aveugles  au  Congo,  nous  nous  occupons  aussi  de  la  programmation de concerts. »

Le tout selon des principes éthiques sur lesquels l’association est intransigeante : « Notre  but, avec ces disques, n’est pas de faire de  l’argent.  C’est  de  toute  façon  impossible. Ce sont surtout des ou-tils  de  promotion  pour  trouver  des opportunités  de  concerts.  Vu  notre réseau,  nous  les  faisons  surtout  tourner en Flandre et nous veillons à ce qu’ils disposent d’un cachet nor-mal,  pas  sous-évalué.  S’il  y  a  des  bénéfices,  ils  vont  à  100%  aux  ar-tistes.  En  fait,  notre  association  a son  importance  en  tant  qu’endroit de  rencontres  entre  les  profs  de danse ou de musique qui sont égale-ment, pour la plupart, des musiciens de qualité. Nous trouvons normal de les aider » conclut le représentant de Museikpublique.

Vient alors le temps de chercher un distributeur : « Je  me suis adressé à de nombreux  labels mais nous n’avons pas pu trouver de contrats de distribution. Les réponses étaient toujours  les mêmes :  des disques,  ils  en  reçoivent  100 par jour,  l’offre  est  très  importante  et  ils  doivent  faire  un  choix. Je crois que le côté inclassable de Rola a également joué un rôle.  Ils ne pouvaient pas  le présenter comme de  la variété  internationale  mais  pas  plus  comme  de  la  pure  musique  traditionnelle,  à  but  ethnologique,  puisque  Rola  a  construit un  style  propre  en  s’inspirant  des  différentes  structures  musicales présentes à Madagascar ». C’est donc le règne de la débrouille. Les albums sont vendus via le site et à la sortie des concerts. Disposant d’une certaine notoriété sur l’île et dans la région, notamment à La Réunion, l’artiste est, en effet, régulièrement invité à se produire sur scène.

La consécration« J’ai aussi trouvé un accord avec un magasin Fnac à Paris qui a bien voulu le mettre en rayon. Mais là, nous ne sommes plus dans  le domaine équitable puisque sur  chaque  vente,  ils gardent 35% et nous ne touchons donc que 10 euros. 

Mais  c’était  le  seul  moyen  d’arriver  à  peut-être  rentrer  un jour dans nos frais, vu que je n’ai pas le temps d’essayer de  développer  un  autre  réseau  de  distribution  ou  d’organiser de la promotion ». Résultat : les ventes de l’album n’ont pas encore remboursé la mise de départ et Gecko Music Prod. n’a pas encore pu développer d’autres projets. Rola Gamana ne s’en plaint pas : grâce à cet album, il a pu venir présenter sa musique en France.

En 2008, il est invité par le Festival des francophonies de Limoges. Il y donnera plusieurs concerts et s’occupera d’ateliers de fabrication d’instruments destinés aux enfants. Grâce au soutien de quelques associations, il donne dans la foulée plusieurs concerts en France. Le 27 septembre 2008, il atteint un premier point d’orgue de sa carrière en étant invité à se produire en lever de rideau du concert de Youssou N’Dour au Grand Rex, à Paris. « Les cachets étaient normaux pour  le marché musical  français et donc énormes pour  le  niveau  de  vie  malgache.  Lui  et  ses  musiciens sont  donc  rentrés  au  pays  avec  un  fameux bas  de  laine ». Aujourd’hui, le musicien peut vivre de son art, notamment grâce à sa collaboration régulière avec Post Meridien Audio Productions

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> FAiRPLAYLisT

Les objectifsÀ côté des initiatives ponctuelles et particulières, à l’image de Gecko Music Prod., des musiciens commencent à s’organiser pour tenter de faire vivre un modèle économique alternatif à celui qui régit l’industrie du disque. Une des plus belles réussites du genre, FairPlayList, a vu le jour à Paris. Elle démontre aussi que la musique équitable est un thème qui ne touche pas que les artistes issus de pays en développement.

C’est en 2003 qu’un musicien français, Gilles Mordant, décide de créer l’association. Il part d’un constat partagé par tous les acteurs du secteur : le quasi-monopole qu’exercent quatre multinationales (Sony Music Entertainment, Universal Music Group, EMI Group et Warner Music Group) sur le marché du disque. Une situation qui crée son lot d’effets pervers dont « la suprématie de la logique économique sur  la  logique artistique »17, « la réduction de la diversité des expressions  culturelles » et « la  précarisation  des  personnes  souhaitant  vivre  de leur  art ». En plus de leurs activités de production musicale, ces « majors » sont aussi devenues les principaux distributeurs des maisons de disques indépendantes. « Il est en effet plus rentable de racheter les droits d’un album et de le distribuer à grande échelle que de le produire ».

Le but des multinationales n’étant pas de prendre des risques, elles sélectionnent les produits qu’elles veulent distribuer. Les producteurs s’adaptent donc à leurs exigences et, pour encore avoir une chance de recevoir un contrat, les artistes ont tendance à suivre le mouvement. FairPlayList veut combattre ce formatage à grande échelle en s’inspirant de la philosophie du commerce équitable : des revenus plus justes pour chaque acteur de la filière musicale, un modèle économique basé sur la solidarité et la transparence, favoriser l’autonomie de l’artiste, le tout couronné d’un souci de développement durable en adoptant des pratiques moins énergivores.

Concrètement, FairPlayList veut démontrer qu’un artiste peut espérer vivre de sa création sans nécessairement passer par le filtre des « majors » du disque. Elle supprime donc cet intermédiaire vorace dans une chaîne qui va de l’auteur compositeur au consommateur, appelé ici « usager », en passant par l’artiste interprète, le producteur (qui finance et gère le projet musical), l’éditeur (qui assure la protection et la diffusion de l’œuvre moyennant la cession d’une partie des droits d’auteur), les différents intervenants techniques (enregistrement, illustration, site internet, vidéo,...), le distributeur (qui cherche des points de vente), les points de vente et les salles de spectacle.

17 « Cahier des charges pour une filière musicale équitable et solidaire », sur www.fairplaylist.org

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La charte éthiquePour formaliser l’établissement d’un nouveau type de rapport, l’association, en collaboration avec Dyade-Art et Développement (production de spectacles et de disques) et Utica (développement et promotion de nouveaux talents), a mis au point un « cahier des charges pour une filière musicale équitable et solidaire ».Pour ce faire, 17 critères ont été retenus dans quatre domaines : coopération et solidarité, rémunération et transparence, autonomie de l’artiste et développement durable. Ils remettent en question les usages habituels de l’industrie musicale en prévoyant, par exemple, que le point de vente s’engage « à payer au distributeur un minimum de 50% du prix hors taxe à la livraison des supports ». Il ne peut plus faire signer une clause de retour des marchandises, qui fait porter au distributeur la charge des invendus, et s’engage à garder le disque en rayon durant au moins six mois. En contrepartie, le disquaire aura eu accès à toutes les informations voulues sur le projet musical afin de pouvoir déterminer combien il pense pouvoir en vendre.

Pour toute la chaîne, la transparence est de mise, tant pour les coûts que les bénéfices tirés de l’activité. La charte spécifie ainsi que « les contrats de production, d’édition, ou de distribution doivent définir les gains perçus par chacune des parties prenantes ». Sans entrer dans les détails comptables, le risque financier est partagé entre les différentes parties. De son côté, l’artiste retrouve sa liberté puisque les contrats avec les producteurs sont limités à une seule œuvre. Une clause d’option sur les enregistrements futurs est possible mais elle ne peut dépasser un an. De plus, l’artiste peut refuser « des modes de communication et de diffusion qu’il juge attentatoire à son image ou à la qualité et l’intégrité de son art ».

Enfin, « les parties prenantes  s’engagent  contractuellement  à  réinvestir  une par-tie de leurs bénéfices pour favoriser l’expression de la diversité culturelle, ou plus  largement dans une démarche d’utilité sociale ». Un dernier critère qui démontre à quel point ce que propose FairPlayList n’est pas tant une réforme de l’économie musicale qu’une nouvelle philosophie des échanges commerciaux s’inspirant de l’économie sociale et solidaire. Une utopie ?

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Albums et festivalPas tant que cela. Attirés par cette façon de voir, neuf artistes ou groupes font partie de l’écurie FairPlayList et des centaines d’autres collaborent volon-tiers avec l’association. Plus important encore, la charte éthique a été utilisée dans l’établissement de plusieurs projets. Le premier est la réalisation d’une compilation Le son de Ménilmontant, nom du quartier parisien où l’initiative a pris racine. Les neuf groupes, en tous genres, que l’on peut entendre sur le disque sont d’ailleurs tous installés dans cette partie de la capitale française. La pochette est en carton recyclé et tout a été enregistré dans le studio Elektramastering, alimenté en électricité verte. En 2008, la chanteuse malgache Seheno, installée à Paris, choisit l’association pour produire son album Ka. Enfin, le réseau de points de vente des CD des artistes FairPlayList ne cesse d’augmenter et atteint déjà plusieurs centaines d’unités. Des disquaires évidemment, mais aussi des boutiques de commerce équitable, des librairies ou des salles de spectacle.Mais s’il faut pointer une réussite évidente, le festival Ménilmontant, capitale de la musique équitable et écologique s’impose. Il se tient annuellement depuis 2007 et se partage entre une série de concerts dans six cafés et lieux de spectacle de Ménilmontant et une série de débats et rencontres autour du thème de la musique équitable. Durant l’édi-tion 2009, 15 groupes se sont produits lors de concerts dont les prix variaient de 9 à 15 euros. On y retrouvait une vraie diversité musicale, d’une fanfare au cabaret en passant par de la pop, un joueur de n’goni ou encore du folk sénégalais em-preint de religiosité. À ce programme, il faut ajouter des concerts gratuits chaque soir sur une « scène roulotte » qui a vu défiler des musiciens peuls, berbères, sud-italiens ou encore des joueurs d’accordéon.

Rayon écologie, une grande opération de collecte de CD et DVD usagés, à des fins de recyclage, a été effectuée. Les débats ont notamment porté sur la situation des radios associatives, derniers espaces de liberté sur les ondes. Sans entrer dans un jeu de surenchère concernant le nombre d’artistes présents, ou la célébrité et donc le cachet de ceux-ci, l’événement prend de l’ampleur chaque année et reçoit une couverture médiatique de plus en plus importante. Il prouve par la même occa-sion qu’une partie du public est prêt à s’intéresser à ce type de démarches encore atypiques dans l’industrie musicale.

L’iNsTiTuTiON sFiNks

Père de tous les festivals de musique du monde en Belgique, le Sfinks affiche fièrement ses 33 balais. Débuté comme un simple festi-val de folk à Boechout (Anvers), il s’est ouvert au fil des ans aux folk-lores et traditions des cinq conti-nents. Et s’il n’hésite pas à inviter des artistes très populaires dans leur pays, mais le plus souvent in-connu chez nous, le Sfinks est aus-si le seul festival où il y a moyen d’assister à des concerts de mu-siques rituelles. Autre particularité : quand leur le nécessite les groupes peuvent se produire au milieu du public. Le Sfinks fait partie de l’« European Forum World music festivals », réunissant 46 festivals dans 18 pays. Un réseau qui sert, notamment, à pouvoir procéder à des « invitations groupées » de for-mations venant de l’étranger. La col-laboration avec trois festivals du Mali, du Cameroun et du Gabon permet également au festival de découvrir et inviter de jeunes talents locaux.

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Reshape musicEn 2006, un jeune Français du Nord, Jean-François Caly, fonde avec des amis le label Reshape music. L’idée : « mixer » deux concepts, le téléchargement en ligne et les principes du commerce équitable pour tenter de rendre leur liberté aux artistes. Le label décide donc de proposer un autre mo-dèle, dont les trois axes sont : une meilleure rémunération des artistes, la restauration d’un lien fort entre les musiciens et leur public et des pratiques qui ont pour objectif d’influencer l’industrie musicale traditionnelle. Concrètement, le la-bel choisit aussi d’exister à travers une plateforme de téléchargement et exclut la vente de disques en magasin.

Comme n’importe quel indépendant, Reshape music écoute les maquettes de disque qui lui sont envoyées et choi-sit les artistes avec qui passer contrat. Un seul critère de sélection, mise à part l’originalité musicale : des artistes en voie de professionnalisation. Un contrat de diffusion et de distribution exclusives est alors signé entre le label et l’artiste, et sa musique est mise en vente via le site de Reshape music, aujourd’hui transformé en blog18. Sur chaque morceau ou album acheté, l’artiste retouche 50% du prix versé. Si l’artiste choisi demande à être produit par le label, entraînant des frais supplémentaires, ce taux descend à 30%, ce qui reste 4 à 5 fois supérieur aux pratiques habituelles du secteur.

Sacem + DRM

Tva + frais bancaires

Reshape Musique

Artistes

La vente via Reshape music La vente en ligne classique

*Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, l'équivalent français de la Sabam

DRM

Artistes

Plateforme numérique

Sacem*

Tva + frais bancaires Maison de disque

Profitant à fond de l’outil Internet, Reshape music propose également aux internautes de choisir le montant qu’ils estiment juste de payer pour leur achat. Sur le site est indiqué un prix d’achat « optimal », qui correspond à une situation d’équilibre entre le vendeur et l’acheteur, ainsi que le prix moyen payé par l’acheteur. Et surprise, le plus souvent le prix effectivement payé est supérieur au prix conseillé sur la plateforme. Cela peut être expliqué par le fait que le site est surtout utilisé par des personnes qui veulent s’engager concrètement dans une filière plus équitable, et veulent donc démontrer la viabilité de ce nouveau modèle, mais aussi par la diminution des intermédiaires. Certain que la moitié de l’argent dépensé est versé au créateur, le consommateur hésite moins avant de payer pour télécharger de la musique. Actuellement, Reshape music s’occupe de 31 artistes. Leurs productions sont disponibles à la vente sur le nouveau projet du label : Fair Trade Music.

> FAiR TRADE Music

18 http://blog.reshape-music.com

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MusiquE DE TOuTLE MONDELe zouk

Ce soir, c’est farandole et Compagnie Créole. Musique de fête par excellence, le zouk s’est imposé en Europe occidentale dans les années ’80, via la France. Non sans, parfois, un relent de paternalisme colonial réduisant les Antilles à quelques clichés colorés et festifs. Pour les oreilles averties, derrière les chansons de variété d’un groupe comme Kassav, se cache pourtant tout un héritage de musiques traditionnelles propres à la Guadeloupe et la Martinique, comme les percussions gwoka, les baguettes ti bwa ou la biguine vidé, musique traditionnelle des carnavals antillais. Le chant en créole est une autre particularité d’un style qui s’est étendu au monde entier, se découvrant alors une universalité insoupçonnée jusque-là.

Fair Trade MusicEn 2008, l’équipe de Reshape music a poussé sa démarche encore plus loin en fondant cette nouvelle plateforme de té-léchargement19. Constatant que « le  système  d’achat  de musique  en  ligne  n’est  pas  encore  assez  développé  en France », ils décident de « faire jouer la pub ». Une condition : être responsable et diffuser des messages « à caractère de développement  durable ». La plateforme s’allie donc à une régie publicitaire spécialisée dans ce type d’annonceurs. La publicité présente, la donne change. La plateforme fait le pari de se rémunérer à 100% via celle-ci et promet donc aux artistes de toucher 100% du produit de leurs ventes.

Ceux-ci perçoivent aussi des revenus complémentaires dus à l’affiliation de la plateforme Fair Trade avec d’autres sites d’achat en ligne plus connus comme Amazon ou iTunes. Ceux-ci reversant une petite partie du prix chaque fois qu’un internaute achète sur leur plateforme via Fair Trade. L’ache-teur peut, par ailleurs, spécifier à quel artiste présent sur Fair Trade Music doit aller cette petite commission. « Il faut qu’on puisse  aussi  trouver Madonna  sur  Fair  Trade Music.  C’est ça  qui  va  nous  permettre  de  générer  du  trafic  et  d’attirer des annonceurs. Grâce au principe d’affiliation, nous pour-rons reverser, à chaque achat, de l’argent à nos artistes. Les  internautes  choisiront  de  financer  qui  une  tournée,  qui  un  enregistrement »20, explique Jean-François Caly. Autre nou-veauté : la plateforme de Fair Trade Music n’est pas réservée aux artistes signés sur le label Reshape music et est ouverte à tous les artistes qui veulent diffuser leur création via ce sys-tème. Au 1er novembre 2009, 1031 artistes étaient inscrits sur Fair Trade Music ainsi que 3004 « fans de musique ». Les

sommes versées par ceux-ci atteignaient 3900 euros.

19 www.fairtrade-music.com

20 « Fair Trade Music », sur www.geo.fr

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cONcLusiON

cONcLusiONQuand on observe de plus près le fonctionnement de l’industrie musicale, la question d’un marché plus équitable pour les artistes ne peut se limiter aux musiciens provenant de pays en développement.

Cependant, une série de raisons ont pour effet de rendre leur accès à nos oreilles beaucoup plus difficile. Elles sont évidemment économiques – à commencer par le manque d’infrastructures sur les marchés locaux – mais peuvent prendre d’autres formes comme la difficulté croissante que rencontre les artistes à obtenir des titres de séjour.

L’autre pan de la problématique concerne les droits d’au-teur. Comment rétribuer une oeuvre lorsqu’elle est issue d’un répertoire de chants traditionnels et/ou collectifs ?

Dans ce contexte, la création d’un marché de la musique plus équitable s’est posée comme elle s’est posée pour le commerce avec les pays en développement.

Les particularités du secteur culturel ne permettent cependant pas d’y appliquer les mêmes recettes. Et aucune initiative d’une portée semblable à celles concernant les secteurs de l’alimentaire, du textile ou de l’artisanat n’a encore été vu le jour.

Ce qui ne signifie pas que « la musique équitable » n’existe pas. Une série d’acteurs du marché musical ont, en effet, la volonté d’introduire des règles éthiques dans les relations entre les artistes et les structures de commercialisation de leur musique ou celles leur permettant de présenter celle-ci à travers des concerts. Des associations prennent également des initiatives en ce sens avec, la plupart du temps, l’objectif de faciliter l’accès au marché et contribuer ainsi à une réelle diversité musicale.

En ces temps de crise de l’industrie du disque et de l’uniformisation de la création, ce débat est sans nul doute appelé à prendre de l’ampleur.

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bibLiOGRAPhiE

RAPPORT

> « Le Fair Trade dans les relations culturelles avec le Tiers Monde (film, littérature, musique) », Recherche effectuée à la demande du Ministère des Affaires étrangères,Septembre 2001 – Janvier 2002.

siTEs iNTERNET

blog.reshape-music.com

www.colophon.be

www.ethiquemusique.com

www.fairplaylist.org

www.fairtrade.net

www.koloina.com

www.sfinks.be

www.muziekpublique.be

AuTREs

> « Payer la Sabam ? Pour qui ? Pourquoi ? », DirectionCommunication Sabam, 2009.

LiVREs

> « Musiques du monde, produits de consommation ? », Colophon Editions, Bruxelles, 2000.

> « Le patrimoine culturel immatériel. Droits des peuples et droits d’auteur », Colophon Editions, 2007.

> Etienne Bours,« Dictionnaire thématique des musiques du monde », Fayard, Paris, 2002.

> Charlotte Dudignac et François Mauger, « La musique assiégée. D’une industrie en crise à la musique équitable », Editions L’Echapée, Montreuil, 2008.

PREssE

> “I Hate World Music” par David Byrnes, The New York Times, 3 octobre 1999

> Dossier « La world music se réinvente », dans Le Courrier International N° 988, du 8 au 14 octobre 2009.

> « Avec le Staff de Kinshasa. Sur un air de rumba », Le Monde 2 du 11 avril 2009.

> « Fair Trade Music », sur www.geo.fr.

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TRADE FOR DEVELOPMENT cENTRE : PRésENTATiON

TRADE FOR DEVELOPMENT cENTRE

Le Trade for Development Centre est un programme de la CTB (l’Agence belge de développement) pour la promotion d’un commerce équitable et durable avec les pays en voie de développement.

Les 3 axes de travail du Centre

> centre d’expertiseC’est le centre d’expertise sur les thématiques d’aide au commerce, commerce équitable et commerce durable.

Collecte, analyse et production d’information (enquêtes d’opinion auprès des consommateurs, études de marchés,...)

Animation d’un groupe de travail au sein de la plate-forme d’appui au secteur privé « Entreprendre pour le développement ».

> appui aux producteursLe Trade for Development Centre est un outil d’appui aux organisations de producteurs. Il soutient les producteurs marginalisés, les micros et petites entreprises ainsi que les projets d’économie sociale inscrits dans des dynamiques de commerce équitable et durable.

Renforcement des capacités organisationnelles, techniques et productives

Transmission d’informations pertinentes (sur les marchés, les certifications disponibles,...).

> sensibilisationLe Centre met en place des campagnes de sensibilisation à destination des consommateurs (Semaine du commerce équitable), des acteurs économiques et des pouvoirs publics belges.

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cTb - AGENcE bELGE DE DéVELOPPEMENTTRADE FOR DEVELOPMENT cENTRE

RuE hAuTE 1471000 bRuxELLEsT +32 (0)2 505 19 35 www.bTccTb.ORGwww.bEFAiR.bE