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POURQUOI LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE?

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COLLECTION FONDÉE PAR LOUIS HAY

U V R A G E S PARUS

La genèse du texte. Les modèles linguistiques, collectif, 1982

Genèse de Babel. Joyce et la création, sous la dir. de Claude JACQUET, 1985

Le manuscrit inachevé. Écriture, création, communication, collectif, 1986

De la lettre au livre. Sémiotique des manuscrits littéraires, collectif, 1989

Carnets d'écrivains. 1, collectif, 1990

L'écriture et ses doubles. Genèse et variation textuelle,

sous la dir. de Daniel FERRER et Jean-Louis LEBRAVE, 1991

Genèses du roman contemporain. Incipit et entrée en écriture, sous la dir. de Bernhild BOIE et Daniel FERRER, 1993

Marcel Proust. Écrire sans fin,

sous la dir. de Rainer WARNING et Jean MILLY, 1996

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Textes et Manuscrits

Collection dirigée par Pierre-Marc de Biasi et Daniel Ferrer

Pourquoi la critique génétique ?

Pierre-Marc de BIASI, Michel CONTAT, Jacques DERRIDA,

Daniel FERRER, Almuth GRÉSILLON,

Jean-Louis LEBRAVE, Éric MARTY

Sous la direction de Michel Contat et Daniel Ferrer

CNRS EDITIONS

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Illustrations de couverture : © Pierre-Marc de Biasi

CNRS ÉDITIONS, Paris, 1998 ISBN : 2-271-05596-2

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I N T R O D U C T I O N

La géné t i que textuel le n ' a cessé de s ' i n t e r roge r sur ses f o n d e m e n t s théo r iques ; elle a t en té de s ' inscrire dans le c o u r a n t d e la théor i e litté- raire m o d e r n e issue d u s t ruc tura l i sme p lu tô t que d e se r a t t ache r à la

t radi t ion ph i lo log ique qu 'e l le p ro longea i t , a u moins p a r cer ta ines de ses mé thodes . Sans r en i e r cet te d o u b l e filiation, elle se p roposa i t d ' o u -

vrir un c h a m p n o u v e a u de la r e c h e r c h e : l ' é t u d e d e la c réa t ion e n t rain de s 'e f fec tuer e t laissant d e son travail m e n t a l des traces matér ie l les

(brouil lons, plans, scénarios, esquisses, versions a b a n d o n n é e s , reprises, épreuves corr igées) . Et, p o u r ce faire, elle e n t e n d a i t aussi p r o p o s e r n o n pas u n e théor i e close et achevée, mais des p ropos i t ions t héo r iques qui résu l ten t des é tudes génét iques , m e n é e s la p l u p a r t d u t emps sur des c o r p u s spéci f iques , e t le p lus s o u v e n t c a n o n i q u e s . A u b o u t d e

n o m b r e u s e s a n n é e s de con f ron ta t i ons q u o t i d i e n n e s avec les manuscr i ts , vingt-cinq ans après les p r emie r s essais de théor i sa t ion , il nous a semblé qu' i l était t emps de refaire le p o i n t sur la g é n é t i q u e textuel le e t d e poser, à nouveaux frais, la ques t ion de la n a t u r e et de la légi t imité de cette discipl ine liée à l 'archive.

U n e discipline, dans les é tudes l i t téraires, se cons t i tue e n s 'ap- puyan t sur u n e bat ter ie de concep t s e t e n é l a b o r a n t u n e typologie de ses objets. Le p r é s e n t volume, qui rassemble u n e n t r e t i e n avec J a c q u e s Der r ida et six con t r ibu t ions de c h e r c h e u r s de l ' Ins t i tu t des Textes et

Manuscri ts m o d e r n e s , a l t e rnan t réf lexions t héo r iques et é tudes directe- m e n t appl iquées , mais ayant toutes p o u r a m b i t i o n de p réc i se r les fonda- tions intel lectuelles sur lesquelles se cons t ru i t n o t r e discipline, e x a m i n e u n cer ta in n o m b r e de not ions, qui n ' o n t pas tou jours f iguré au p r e m i e r p lan dans le discours des génét ic iens , mais qui n o u s son t appa rues , à l 'usage, indispensables et q u e nous avons t en té de dé l imi te r e t de

r e n d r e opéra to i res e n re la t ion avec d i f férentes c o n c e p t i o n s d e no t r e objet.

En effet, la déf in i t ion m ê m e de cet ob je t n e va pas de soi. C o n t r a i r e m e n t à la p l u p a r t des au t res formes de cri t ique, la «cr i t ique

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génétique» n'a pas l'œuvre achevée pour visée ultime. Alors que la philologie prétend établir le texte de l'œuvre, la génétique dite textuelle est accusée de déstabiliser le texte, voire de le dissoudre: n'a-t-elle pas commencé par proclamer, dans un de ses articles fondateurs, que «le texte n'existe pas»? Ne se vante-t-elle pas par ailleurs d'avoir fait sortir le manuscrit moderne de son statut de relique, poussiéreuse ou presti- gieuse, pour en faire un véritable « objet scientifique » ? Comment faut- il entendre cette revendication et faut-il la prendre au sérieux? Son véritable objet est-il le manuscrit dans sa matérialité documentaire, l'his- toire positive des événements d'écriture dont ce document conserve la trace, ou encore l'ensemble des virtualités ouvertes dans le cours de cette histoire ? Les trois aspects sont indissolublement noués à travers l 'interprétation des indices, qui est au cœur de l'activité du généticien (sa discipline se rattache donc de plein droit au paradigme indiciaire analysé par l'historien et essayiste Carlo Ginzburg), le faisant basculer sans cesse du matériel au virtuel et confronter les logiques du possible à l'épreuve des faits.

Si la diversité foisonnante des manuscrits semble profondément réfractaire aux généralités, ne peut-on cependant y déceler autre chose que le divers pur et la stricte singularité ? Le but de la génétique est-il d'étudier un feuillet manuscrit précis ou le « dossier génétique» d 'une œuvre (ce qui pose le problème de la définition de ce dossier, qui est nécessairement une donnée de construction et non pas de fait) ? Ou bien est-il au contraire l'élaboration d 'une taxinomie aussi englobante que possible, permettant de rendre compte de tous les manuscrits possibles, ou en tout cas de situer les uns par rapport aux autres? Il paraît indispensable de dresser une typologie des brouillons (établie ici à partir de ceux de Flaubert - corpus paradigmatique à bien des égards), ne serait-ce que pour mesurer l'écart spécifique qui sépare chaque profil génétique d 'un modèle général que la génétique textuelle a toujours tenu en suspicion.

Un tel modèle, avec ce qu'il implique nécessairement de téléolo- gie, est à la fois recherché et déjoué par la mise en lumière des procé- dures d'écriture d 'un poème, «Vivre encore», de Jules Supervielle, dont le dossier de genèse très complet donne l'occasion d 'une leçon de lecture génétique qui se voudrait aussi, modestement, discours de la méthode, en explicitant les étapes de la recherche, ses points obligés, ses obstacles et son parcours interprétatif.

Si la génétique textuelle se veut une discipline herméneutique, prenant sa place dans la critique littéraire, elle a beaucoup à apprendre de la phénoménologie, qui propose notamment sa notion d'intention- nalité. C'est à partir de là que le fait matériel se laisse appréhender

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comme un phénomène qui obéit à une structure intentionnelle, laquelle comporte un sens, qu'il s'agit moins de dévoiler que de comprendre au moyen d 'une épochè (suspension du jugement naturel) visant à mettre au jour son eidos (son idée essentielle).

Au carrefour de la virtualité et de l'intentionnalité se situe la ques- tion de l'inachèvement. Quel est le statut de littérarité d 'un projet aban- donné ? On tente ici de répondre à cette question par une illustration méthodologique de la notion d'intentionnalité au travail dans l'analyse et l 'interprétation d 'un projet inconnu de pièce de théâtre formé et abandonné par Sartre vers 1953. A titre d'exemple de l'implication personnelle du critique dans l'objet de son étude, une excursion auto- biographique est placée en abyme de l'analyse elle-même.

Dans toute étude des manuscrits surgit aussi la question de la part du verbal non scriptural dans la genèse des textes et des œuvres. Question qui ouvre sur celle de l'existence, à d'autres époques, de docu- ments comparables à nos brouillons modernes. Comment écrivait-on autrefois, dans l'Antiquité ou le haut Moyen Âge, avant que n'aient pris corps les pratiques actuelles d'écriture et de composition ? La remontée dans l'histoire peut-elle nous aider à comprendre ce qui est situé en amont du manuscrit moderne? L'ontogénétique rejoint-il le phylogé- nétique? Si la littérature continue de porter en elle les traces d 'une présence vocale, et si une telle présence est l 'une des conditions de l'ef- fectivité de l'œuvre, de son pouvoir sur nous, pouvons-nous renoncer à retrouver la voix derrière l'écrit sans laisser échapper une part essen- tielle de la genèse ?

La discussion avec Jacques Derrida permet, au final, d'ouvrir au questionnement la notion et la réalité de l'archive et des brouillons, le problème de leur conservation, de leur exploitation, de leur divulga- tion, en adoptant des perspectives qui sont institutionnelles (quels brouillons étudier et à quelles fins sociales?), scientifiques (quelles fondations donner à une science du texte?), culturelles (quel est l'es- pace de la génétique textuelle dans la concurrence des sciences humaines?) et philosophiques (qu'est-ce qui se joue dans le regard curieux que nous portons sur les manuscrits?). Elle permet enfin de faire justice de quelques illusions sur la possibilité de remonter en deçà de l'archive écrite vers une origine, mentale ou même antéprédicative, sauf à y retrouver la même structure déjà à l'œuvre.

À l'opposé de tout discours dogmatique et au prix de quelques divergences affichées, ce volume se propose de clarifier certaines notions et d'affiner certains outils, mais surtout d'esquisser les contours de cet étrange objet de désir, périlleux, mouvant, émouvant, multi-

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forme, qui se laisse entrevoir, et parfois approcher d'assez près, dans les manuscrits des écrivains.

Michel CONTAT et Daniel FERRER

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L E M A T É R I E L E T L E V I R T U E L :

D U P A R A D I G M E I N D I C I A I R E

À LA L O G I Q U E D E S M O N D E S POSSIBLES

Comme la linguistique structurale, qui met de côté la richesse sonore de la parole pour faire advenir l'élégante simplicité du système des phonèmes et se détourne du monde foisonnant des choses au profit de l'espace articulé du signifié, la théorie de la génétique textuelle s'est construite sur un certain nombre de renoncements. À en croire l'article fondateur de Jean Bellemin-Noël, «Reproduire le manuscrit, présenter les brouillons, établir un avant-texte », le généticien délaisse la matéria- lité du document de genèse, abandonné aux «manuscriptologues», pour reproduire la simple image du manuscrit. Il extrait de ce manus- crit, comme on extrait un diamant de sa « gangue » (p. 12), le brouillon, défini comme «un ensemble de signes [...] au sens strict, excluant ce qu'on nomme les indices, qui produisent de la signification de manière involontaire et hors système (entendons ce système restreint que consti- tue la préparation d'un ouvrage précis)» (p. 11). Il «élague» les «déchets» que constituent «renseignements extratextuels », «indica- tions de scription », «commentaires portant sur le texte» et «notes de régie » pour arriver au « texte pur » du brouillon. Enfin, il construit un

1. Fondateur en ce qu'il reprend, complète et systématise les notions posées dans Le Texte et l'Avant-Texte (Paris, Larousse, 1972), ouvrage qu'on pourrait qualifier d'inaugu- ral, et parce qu'il fait un tour d'horizon des problèmes soulevés par la génétique avec une ampleur de vue et une clarté inégalées.

Les objections présentées ici ne visent à rien d'autre qu'à entretenir le dialogue appelé de ses vœux par Jean Bellemin-Noël lui-même dans cet article («Débattre - se débattre- en public me paraît la seule chance d'avancer. », «Reproduire le manuscrit, présenter les brouillons, établir un avant-texte », Littérature, 28, 1977, p. 10.).

On remarquera que Bellemin-Noël est le premier à s'interroger, avec beaucoup de lucidité, sur la justification de « cet idéal de "pureté du texte" sous-jacent au prélèvement de ce que nous avons baptisé, peut-être à la légère, le brouillon », p. 16.

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avant-texte à partir de ce brouillon, avec la partialité revendiquée d 'un point de vue critique nécessairement sélectif. En amont de tout cela, une exclusion supplémentaire est prononcée avec une fermeté mêlée d'embarras: celle de l'auteur.

S'il était sans doute historiquement nécessaire de s'appuyer sur les acquis de la linguistique du signe pour faire avancer la théorie géné- tique et de prendre modèle sur les renoncements qui fondaient la scien- tificité de cette discipline p i l o t e la pratique des généticiens a été, de fait, beaucoup moins ascétique. Cette pratique a toujours fait fi de toute pureté sémiologique et n 'a jamais cessé, en particulier, de s'appuyer sur les indices.

Nous nous proposons de montrer ici que ce recours aux indices est une partie essentielle de la discipline, l 'ancrant solidement dans la matérialité du document tout en l'ouvrant sur la virtualité des possibles, lui conférant un caractère à la fois plus concret et plus abstrait que les autres approches du texte. Dirons-nous qu'il en constitue la spécificité? Certainement pas, car nous allons voir, au contraire, que ce trait place la génétique au sein d ' un groupe de disciplines relativement nombreuses et très anciennes, voisinage qui n'est pas dépourvu de conséquences.

Si la génétique a besoin de se chercher un précurseur sur ce point, elle pourrait se réclamer d 'une figure qui n'est pas moins illustre que Ferdinand de Saussure: Sigmund Freud lui-même. Pour bien montrer qu'il s'agit ici de la génétique des textes en général, et non pas seule- ment de la critique génétique d'inspiration psychanalytique on pren- dra pour point de départ le texte de Freud qui est sans doute le plus éloigné de toute préoccupation psychanalytique directe : son article sur «Le Moïse de Michel-Ange». Rappelons que cette étude avait été publiée anonymement en 1914 dans la revue Imago, accompagnée d 'une note indiquant qu'elle avait été retenue parce qu'elle témoignait d 'une « manière de penser présentant quelque analogie avec la méthode de la psychanalyse»... Quant à nous, nous sommes fondés à reconnaître dans son propos une analogie certaine avec la génétique. Il y est question en effet de remonter d 'une œuvre d'art, statique, par défi-

2. Mais la vieille philologie avait, elle aussi, pris son essor à partir d 'un renoncement à la matérialité du texte, nous y reviendrons plus loin. Il est probable qu'elle a joué, de ce point de vue, le rôle d 'un modèle plus ou moins conscient pour la théorie génétique aussi bien d'ailleurs que pour la linguistique structurale.

3. A ce propos, notons simplement qu'il ne va pas tout à fait de soi de faire, comme Bellemin-Noël, appel à l'Inconscient pour l 'interprétation de l 'avant-texte après avoir exclu les significations involontaires au stade de l'établissement du brouillon.

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nit ion, puisqu ' i l s 'agit d ' u n e sculpture , e t tou t p a r t i c u l i è r e m e n t de la «sainte et p r e sque écrasan te immobi l i t é» d u Moïse d e m a r b r e , à u n m o u v e m e n t préalable , de r o m p r e l 'un i té e t l ' i m m é d i a t e t é de l ' ob je t es thé t ique p o u r y déce le r « u n e triple stratif ication » t empore l l e , e t d e re t rouver au sein de l 'œuvre , figée dans l ' év idence ré t rospect ive d e son achèvement , au c œ u r du chef -d 'œuvre , p r i s o n n i e r de sa pe r fec t ion , les

traces furtives d ' u n déséqui l ib re préalable . Relever des traces, au d o u b l e sens d e m a r q u e i n v o l o n t a i r e et de

vestige ténu , c 'est b i en ainsi q u ' o n p o u r r a i t décr i re la m é t h o d e mise e n œuvre. F r e u d lu i -même déclare s ' ê t re inspiré de la d é m a r c h e de Giovanni Morelli, qui avait mis au po in t u n e p r o c é d u r e d ' au then t i f i ca - t ion des tableaux f o n d é e sur les «choses inobservées q u e le copiste

négl ige », c o m m e les ongles ou les cheveux, e t d o n c « a p p a r e n t é e de très près à la t e c h n i q u e de la psychanalyse. Elle aussi a c o u t u m e de dev ine r pa r des traits déda ignés ou inobservés, pa r le r e b u t (« refuse») de l 'ob- servation, les choses secrètes ou cachées. » Il est à n o t e r q u e le m o t anglais auque l F r e u d éprouve le beso in de se r é f é r e r e n t r e pa ren thèses , s'il dés igne é t y m o l o g i q u e m e n t ce qui a é té refusé, renvoie c o u r a m m e n t et très c o n c r è t e m e n t aux ordures . Morell i t r aqua i t le d é c h e t au c œ u r m ê m e de l 'ob je t es thé t ique , s ' excusan t i r o n i q u e m e n t d e s ' o c c u p e r d e choses aussi basses que les ongles ou les cheveux dans l 'univers subl ime de l 'œuvre d 'ar t . La géné t ique , p a r déf ini t ion, s ' in téresse aux résidus de

la créat ion, à ce qui a été ef fec t ivement mis au r e b u t p a r l 'art iste (le broui l lon , la version é b a u c h é e , le m o t ra tu ré ) . La volonté de p u r e t é et de formal isa t ion sied d o n c mal au géné t i c i en qui est p a r essence u n foui l leur de dét r i tus (ses dé t rac teurs , voire les au teu r s e u x - m ê m e s n e

se pr ivent pas de le lui r ep rocher , souvent e n t e rmes plus m a l s o n n a n t s )

e t b ien plus q u ' a u linguiste saussur ien r é d u i s a n t le l angage à son abst ract ion essentielle, il s ' a p p a r e n t e au chasseur qui e x a m i n e les déjec- tions d ' u n e h a r d e de chevreuils p o u r r e c o n n a î t r e l eu r n o m b r e , l eu r âge, depuis c o m b i e n de t emps ils son t passés, e t m ê m e d ' o ù ils v i e n n e n t

à par t i r de ce d o n t ils se son t nourr is , o u au m é d e c i n d ' au t re fo i s qui examina i t a t t en t ivemen t les selles de son pa t i en t p o u r c o n n a î t r e l ' é ta t de ses entrail les ou qui goûta i t les u r ines p o u r d i agnos t i que r u n diabète .

4. Dans le Moïse, les marques sont involontaires de la part du personnage, mais sans doute pas de la part de l'artiste. Si l'on comprend bien Freud, Michel-Ange nous incite à décrypter des indices qu'il a délibérément composés, nous incitant implicitement à prêter attention à des détails marginaux, comme le mouvement de la pilosité, ou la posi- tion (la mise en page, en quelque sorte) des tables de la loi, neutralisant la lettre de l'ins- cription divine.

5. Voir le terrible portrait du critique fouilleur de poubelle esquissé par William Golding dans son roman Paper Men.

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M o r e l l i , F r e u d i n t e r p r è t e d e M i c h e l - A n g e , F r e u d p s y c h a n a l y s t e , l e

m é d e c i n le c h a s s e u r e t l e c r i t i q u e g é n é t i q u e r e l è v e n t t o u s d u m ê m e

m o d è l e é p i s t é m o l o g i q u e , c a r a c t é r i s é p a r u n d é p l a c e m e n t d ' a c c e n t v e r s

d e s d é t a i l s c o n s i d é r é s c o m m e i n d i g n e s d ' a t t e n t i o n o u t o u t à f a i t p é r i -

p h é r i q u e s , c e q u i se t r a d u i t p a r u n e p r o m o t i o n d u « r e b u t » d e l ' o b s e r -

v a t i o n , d e l a « g a n g u e » d e s fai ts , e t c o r r é l a t i v e m e n t p a r u n m ê m e t y p e

d ' o p é r a t i o n s é m i o l o g i q u e , l e d é c r y p t a g e d ' i n d i c e s .

C e m o d è l e s e d i s t i n g u e d u p a r a d i g m e p h y s i c o - m a t h é m a t i q u e q u i

t e n d à o c c u p e r le d e v a n t d e la s c è n e d e p u i s G a l i l é e , e n c e q u ' i l s ' a p p u i e

s u r l e q u a l i t a t i f p l u s q u e s u r l e q u a n t i t a t i f e t s ' a t t a c h e à r e c o n n a î t r e les

s i n g u l a r i t é s p l u t ô t q u e les g é n é r a l i t é s C a r l o G i n z b u r g l ' a d é c r i t , d a n s

u n e r e m a r q u a b l e é t u d e , s o u s le n o m d e p a r a d i g m e i n d i c i a i r e .

P a r m i les a u t r e s « d i s c i p l i n e s » a p p a r t e n a n t à c e m ê m e p a r a d i g m e ,

G i n z b u r g c i t e n o t a m m e n t , à c ô t é d e l a p a l é o n t o l o g i e , l a m a n t i q u e , l a

p h y s i o g n o m o n i e , l ' a n t h r o p o m é t r i e j u d i c i a i r e . . .

L a g é n é t i q u e y r e t r o u v e é g a l e m e n t s a s œ u r a î n é e l a p h i l o l o g i e ,

d o n t l ' o b j e t e s t l e t e x t e d a n s s o n i n d i v i d u a l i t é , m a i s G i n z b u r g f a i t r e m a r -

q u e r q u ' i l s ' a g i t d ' u n cas c o m p l e x e , p u i s q u e l ' h i s t o i r e d e la p h i l o l o g i e

s e r é s u m e à u n e r é d u c t i o n c o n s t a n t e d e s t r a i t s p e r t i n e n t s , à u n e é p u r a -

t i o n , à u n e d é m a t é r i a l i s a t i o n d u t e x t e — les p h i l o l o g u e s e u x - m ê m e s

c o n s i d é r a n t q u ' i l s n ' o n t a t t e i n t l a s c i e n t i f i c i t é q u ' e n s a c r i f i a n t l ' emenda -

tio, q u i r e p o s e s u r u n e a p p r é c i a t i o n q u a l i t a t i v e , a u p r o f i t d e la recensio,

p u r e m e n t m é c a n i q u e .

S o n o b j e t s ' e s t e n e f f e t c o n s t i t u é à t ravers u n e s é l e c t i o n d r a s t i q u e - d e s t i n é e à se r é d u i r e p a r l a su i t e - d e t ra i t s p e r t i n e n t s [ . . . ] O n cons i - d é r a t o u t d ' a b o r d c o m m e n o n p e r t i n e n t s p a r r a p p o r t a u t e x t e t o u s les é l é m e n t s q u i é t a i e n t liés à l ' o r a l i t é e t à la ges tua l i t é . Puis , é g a l e m e n t , les é l é m e n t s liés a u x a spec t s p h y s i q u e s d e l ' é c r i t u r e . Le r é s u l t a t d e c e t t e d o u b l e o p é r a t i o n f u t l a p r o g r e s s i v e d é m a t é r i a l i s a t i o n d u t ex t e , p e u à p e u é p u r é d e t o u t e r é f é r e n c e s e n s i b l e : m ê m e si u n r a p p o r t s e n s i b l e e s t n é c e s s a i r e p o u r q u e le t e x t e survive, le t e x t e n e s ' i d e n t i f i e p a s à s o n s u p p o r t . T o u t cec i n o u s s e m b l e a u j o u r d ' h u i év iden t , a lo r s

6. Il s'agit de la médecine hippocratique, mais aussi de la nôtre, dans la mesure où elle continue à s'intéresser à l'individualité du cas et où elle ne se laisse pas emporter par la structure technico-scientifique à laquelle elle fait nécessairement appel et qui appar- tient, elle, au paradigme physico-mathématique dominant.

7. Ce n'est pas exactement la mathesis singularis appelée de ses vœux par Barthes dans La Chambre claire (Paris, Cahiers du cinéma/Gallimard/Le Seuil, 1982, p. 21), à propos, nous allons y revenir, d 'une certaine forme d'empreinte. En effet, cette connaissance de la singularité de l'objet ne s'appuie pas sur la subjectivité irréductible de l'observateur, mais souvent au contraire, sur un savoir traditionnel accumulé par les générations.

8. «Traces: Racines d 'un paradigme indiciaire », Mythes, emblèmes, traces - Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989.

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que ce ne l'est pas du tout. Il suffit de penser à la fonction décisive de l'intonation dans les littératures orales, ou de la calligraphie dans la poésie chinoise...

Nous voudrions suggérer que la génétique aurait beaucoup à perdre à suivre la philologie dans cette voie. L'avant-texte n'est pas un texte et il n'est pas légitime de séparer les mots des brouillons de leurs supports, de leurs tracés et de leurs entours. Les uns et les autres ne sont que des indices (d'importance différente, il est vrai) qui permettent d'accéder indirectement à un objet, aussi concret mais aussi intangible que l'est pour l 'astronome une lointaine galaxie: le processus d'écri- ture.

Au sein de ce paradigme figure aussi, de manière beaucoup plus centrale, l'ensemble des disciplines historiques (au nombre desquelles, bon gré mal gré, la génétique doit se compter pour tout un versant de son a c t i v i t é En effet, «l'histoire n 'a jamais réussi à devenir une science g a l i l é e n n e » car elle est «irrémédiablement liée au concret». Sa perspective est délibérément ind iv idua l i san te

Même si l'historien ne peut pas ne pas se référer, de façon expli- cite ou implicite, à des séries de phénomènes comparables13, sa straté- gie cognitive, comme ses codes d'expression, restent intrinsèquement attachés à l'individualisation (que l'individu soit un groupe social ou une société entière). En ce sens, l'historien peut se comparer au méde- cin qui utilise les cadres nosographiques pour analyser la maladie spécifique du malade particulier. Comme celle du médecin, la connais- sance historique est indirecte, indiciaire et conjecturale.

Mais au moins autant qu'à la médecine, l'histoire peut être ratta- chée à l'autre «discipline» exemplaire du paradigme indiciaire: la chasse, avec la lecture des traces que suppose la traque du g i b i e r

9. «Traces », p. 154-155. 10. Comme l'a bien noté Michael Werner dans «Genèse et histoire. Quelques

remarques sur la dimension historique de la démarche génétique» in Leçons d'écriture. Ce que disent les manuscrits (A. Grésillon et M. Werner eds.), Paris, Minard, 1985.

11. «Traces », p. 154, voir aussi G. Baraclough, « Scientific method and the work of the historian » in Logic, Methodology and Philosophy of Science, Proceedings of the 1960 International Congress, Stanford University Press, 1962.

12. Cf. Paul Veyne, «La science [...] est la connaissance qui s'applique à des "modèles de série", tandis que l'explication historique traite, cas par cas, des "prototypes" », « Foucault révolutionne l'histoire» (in Comment on écrit l'histoire, suivi de Foucault révolu- tionne l'histoire, Paris, Le Seuil, 1979), p. 232-233.

13. Il arrive aux généticiens de dire qu'ils cherchent à mettre en évidence des régula- rités dans les processus d'écriture, mais ils ne peuvent espérer y parvenir que de façon marginale et seconde. Leur premier souci est (au contraire?) de relever des indices qui ne peuvent être que des irrégularités par rapport à un continuum.

14. Paul Veyne note aussi que « l'histoire est connaissance par traces », Comment on écrit l'histoire..., p. 103.

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Ginzburg suggère même que le chasseur pourrait avoir été l'inventeur du récit, le premier narrateur, non pas parce qu'il serait un Tartarin invétéré, mais parce que le déchiffrement des indices jalonnant la piste d'un animal, ou même l'interprétation d'une empreinte unique (mais toujours nécessairement située dans un contexte et orientée), engendre tout naturellement un récit. Le chasseur aurait été, par nécessité profes- sionnelle, le premier à savoir reconstituer une série cohérente d'événe- ments, une description, non pas de ce qui est mais de ce qui a été. Il est bon que le généticien garde en mémoire cette lointaine filiation et n'oublie pas que la dimension narrative est une composante essentielle de sa propre ac t iv i té Il y a d'ailleurs longtemps que les généticiens ont pris l'habitude de se comparer à ce chasseur des temps modernes qu'est le détective ou limier, Dupin ou Sherlock Holmes, dont la clairvoyance apparemment miraculeuse repose sur la réceptivité aux indices, et dont l'activité trouve son apothéose et son efficacité même dans la mise en récit de ces indices.

Ces différents rapprochements ne sont toutefois pas équivalents, sur le plan sémiotique au moins, car les deux « disciplines » ne relèvent pas du même type d'indice : la génétique a-t-elle affaire à des symptômes comme la médecine ou à des empreintes comme la chasse ?

Si l'on résume l'analyse que propose Umberto Eco, les différences principales sont au nombre de trois. L'empreinte et le symptôme sont l'une et l'autre dans un rapport de contiguïté à leur corrélat, mais l'em- preinte présente, de plus, un rapport de ressemblance. Même si la notion de similitude pose de nombreux p r o b l è m e s qu'il n'est pas

15. Nous nous séparons sur ce point de Michael Werner (tel qu'il s'exprimait en 1985, voir ci-dessus note 10), qui suggérait que la génétique, à l 'exemple des formes les plus récentes de l'historiographie, devrait se débarrasser de sa forme narrative. Il semble douteux que l'histoire puisse jamais cesser d'être un récit (Paul Veyne affirme que l'ex- plication historique « ne se distingue guère du genre d'explication qu 'on pratique dans la vie de tous les jours ou dans n ' importe quel roman où l 'on raconte cette vie ; elle n'est que la clarté qui émane d 'un récit suffisamment documenté ; elle s'offre d'elle-même à l'historien dans la narration et n'est pas une opération distincte de celle-ci, pas plus qu'elle ne l'est pour un romancier. Tout ce qu 'on raconte est compréhensible puisqu'on peut le raconter. » Comment on écrit l'histoire, p. 69), mais, en tout cas, la forme narrative est inhérente à une discipline qui a pour objet les processus d'écriture. Ce qui ne veut pas dire que l 'on doive nécessairement continuer à utiliser les formes narratives qui sont celles des romanciers du XIX siècle, ni surtout que cette narrativité implique nécessaire- ment, comme l'affirme Michael Werner, une croyance dans «le caractère unique et incomparable de l 'événement» («Genèse et histoire», p. 281).

16. Voir Umberto Eco, A Theory of Semiotics, Bloomington, Indiana University Press, 1979, p. 191-217. Il propose de remplacer la notion de signe iconique (fondée sur la simi- litude) par celle de signe produit par ratio difficilis, c'est-à-dire en modelant directement la forme sur le contenu, sans l 'intermédiaire d ' un type expressif préformé (p. 183 et aussi Sémiotique et Théorie du langage, Paris, PUF, 1993, p. 52-54). Cette notion est particu- lièrement appropriée à la génétique, nous y reviendrons en conclusion.

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question d'évoquer ici, on peut dire grossièrement que l 'empreinte sur le sol ressemble au pied de l'animal, tandis que la pommette rouge ne ressemble pas à la pneumonie. Qu'en est-il du matériau génétique? Si l'on peut constater que l'œuvre ne ressemble souvent pas à sa genèse (ni à ses m a n u s c r i t s ) il est impossible de nier qu'il existe, à plusieurs niveaux, des rapports d ' i s o m o r p h i s m e entre la genèse (le processus d'écriture) et les traces matérielles qui en subsistent (les manuscrits), bien que ces traces soient pour une très large part constituées de lettres et de mots, signes immotivés.

Deuxième critère de distinction : l 'empreinte est généralement hété- romatérielle (elle est faite de sable et non pas de la chair de l'animal) alors que le symptôme est homomatériel, c'est-à-dire qu'il fait partie de la mala- die, du tableau clinique. L'écrit fait-il partie de l'écriture? On peut hési- ter pour savoir si l'œuvre fait partie de sa genèse, ou si elle en est coupée par une barrière a b s o l u e - soit qu'on la considère, dans une perspective hyper-valér ienne comme un sous-produit, un peu accessoire, de la créa- tion, cendres refroidies après la flambée créative, marques sur la pous- sière de la scène quand le ballet est achevé, soit au contraire qu'on juge que l'objet esthétique achevé transcende ses origines pour exister dans une toute autre sphère -, mais il paraît impossible de dire que le manus- crit ne fait pas partie du processus d'écriture, à moins d'entretenir une conception tout à fait idéaliste de la genèse, qui verrait dans le manuscrit un support neutre, simple déversoir d'une production mentale se déployant sur une autre scène. Toute l'expérience de la génétique prouve au contraire que l'écriture interagit fortement avec son support.

17. Deux exemples spectaculaires de dissemblance sont cités dans «Les commence- ments du commencement» (Genèses du roman contemporain: Incipit et entrée en écriture, B. Boie et D. Ferrer eds, collection «Textes et Manuscrits», CNRS Éditions, 1993), p. 16.

18. A condition d'admettre qu'il ne s'agit pas toujours d 'une ressemblance directe, mais d 'un rapport se matérialisant à travers un certain nombre de règles de projection, plus ou moins complexes. Ainsi, pour s'en tenir à un exemple d 'une grossière simplicité, un manuscrit surchargé indique une genèse laborieuse, et plus il est surchargé, plus la genèse a été laborieuse - mais un manuscrit limpide ne prouve pas nécessairement un engendrement fluide.

19. Voir Robert Melançon: «Le statut de l 'œuvre: sur une limite de la génétique», Études françaises, 28-1, automne 1992.

20. Voir, par exemple cette profession de Valéry: «reporter l'art que l 'on met dans l'œuvre, à la fabrication de l'œuvre. Considérer la composition même comme le princi- pal, ou la traiter comme œuvre, comme danse, comme escrime, comme construction d'actes et d'attentes.

Faire un poème est un poème. Résoudre un problème est un j eu ordonné. Le hasard, l' incertitude y sont des pièces définies. L'impuissance de l'esprit, ses arrêts, ses angoisses ne sont pas des surprises, et des pertes indéfinies. Mais le faire comme principal, et telle chose faite comme accessoire, voilà mon idée. » (1922. R VIII, 578) Ego scriptor et Petits Poèmes abstraits, Présentation et choix de

J. Robinson-Valéry, Paris, Gallimard, 1992, p. 171.

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Reste une troisième différence, qui tient au mode de contiguïté : le symptôme est généralement dans une contiguïté immédiate (synecdo- chique) à la maladie, tandis que l 'empreinte (métonymique) témoigne d 'un contact passé avec l'agent (l 'empreinte ne devient visible qu'au moment où le pied s'est retiré). On pourrait donc dire que le symptôme indique une présence tandis que l 'empreinte renvoie à une absence. De ce point de vue, le manuscrit, objet sémiotique décidément complexe, serait du côté de l 'empreinte puisqu'il n'existe comme objet interpré- table (du moins pour le généticien) qu'à partir du moment où le processus d'écriture dont il est le théâtre a pris fin.

Encore importe-t-il de distinguer cette absence de l'absence consubstantielle à tout signe ou à toute image, d'après la thématique largement développée notamment dans ses variantes mallarméennes, derridiennes, ou sartriennes. Barthes a très fortement insisté sur cette différence à propos d 'une empreinte bien particulière: la photogra- phie.

L'image, dit la phénoménologie, est un néant d'objet. Or, dans la Photographie, ce que je pose n'est pas seulement l'absence de l'objet; c'est aussi d'un même mouvement, à égalité, que cet objet a bien existé et qu'il a été là où je le vois. C'est ici qu'est la folie; car jusqu'à ce jour, aucune représentation ne pouvait m'assurer du passé de la chose, sinon par des relais ; mais avec la Photographie, ma certitude est immé- diate: personne au monde ne peut me détromper. La Photographie devient alors pour moi un medium bizarre, une nouvelle forme d'hal- lucination : fausse au niveau de la perception, vraie au niveau du temps: une hallucination tempérée, en quelque sorte, modeste, parta- gée (d'un côté «ce n'est pas là», de l'autre «mais cela a bien été») : image folle, frottée de réel. (La Chambre claire, p. 177).

Le privilège de la photographie est en fait moins absolu que ne le suggère Barthes. Si on revient à Eco et à son analyse, infiniment moins pathétique, de la sémiotique de l'empreinte, il prend comme exemple de « texte » engendré par une empreinte la trace de pas unique que Robinson Crusoé découvre un beau jour sur son île censément déserte, texte qui pourrait être traduit en ces termes: «Un homme est passé ici » - ce qui rejoint bien le Ça a été là qui frappe tant Barthes dans la photographie. On peut d'ailleurs remarquer au passage que, chez Defoe, cette empreinte solitaire est le point de départ d 'un bref épisode de délire qui s'empare tout à coup de Robinson, ébranlant pendant un temps son flegme britannique et les bases de l'univers bien ordonné

21. A Theory of Semiotics, p. 303.

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qu'il avait su se construire - tandis que l'apparition de cannibales, en chair et en os, le laissera parfaitement calme et maître de l u i - m ê m e

On notera d'autre part que les termes très forts que Barthes emploie ici rejoignent ceux dont il s'était s e r v i pour parler de l'énonciation : « ce gouffre ouvert à chaque mot, cette folie du langage [que nous] appelons scientifiquement: énonciation ». C'est qu'en effet l'énonciation est, elle aussi, une forme d'empreinte. Il y a là un paradoxe, puisque les indices en tant que tels n 'ont pas d'énonciateurs: ils ne sont pas l'objet d 'une p r o d u c t i o n mais d 'une reconnaissance. Néanmoins, les énoncés verbaux, qui font sens en aval comme des signaux, fonctionnent en amont comme des indices. C'est un processus d'abduction qui permet de remonter depuis les signaux linguistiques jusqu'à leur énonciation en les retournant et en les traitant en indices - de la même manière que la génétique prend à rebours le matériau langagier contenu dans les manuscrits pour remonter jusqu'aux processus d'écriture. Ce qui ne veut pas dire que les processus d'écriture se confondent avec l'énonciation: les deux notions se chevauchent partiellement sans se recouvrir.

Une autre empreinte va nous ramener tout près du matériau géné- tique. Sur certains des manuscrits de Balzac, on remarque des cercles b r u n â t r e s ce sont les traces de sa fameuse tasse de café. C'est au

moins aussi frappant qu 'une photographie de Balzac, cela a la même force mediumnique, hallucinatoire, dont parlait Barthes. Or les traits de plume figurant à leur côté sur le manuscrit sont des empreintes, bien sûr infiniment plus complexes, mais dotées d 'un pouvoir d'évocation comparable.

22. L'actualité récente (1996) permet d'illustrer la charge d'irrationnel et même de magie qui s'attache aux empreintes. En effet, on a signalé en Australie un important vol d'empreintes de dinosaures. Il faut tout d 'abord noter que le vol de cette relique imma- térielle (puisqu'il ne s'agit que de quelques creux) a impliqué le déplacement de blocs de roche de plusieurs centaines de kilos. Ce vol a consterné les paléontologues - qui devaient pourtant les avoir moulés depuis longtemps et qui devaient donc en avoir tiré toute l'information possible. Il est vrai qu 'on pourrait soutenir que les empreintes sont aussi irreproductibles que les œuvres d'art autographiques le sont d'après Nelson Goodman (voir Langages de l'art, troisième partie : «Art et authenticité », Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1990), puisqu'on ne sait pas quels en sont les traits décisifs et donc ce qu'il importe exactement de reproduire. Le vol a aussi suscité la fureur des abori- gènes, terrifiés à l'idée que ce vol pourrait déclencher des représailles de la part des grands animaux disparus, mais néanmoins présents à travers ces traces. Du même coup il a provoqué la vive préoccupation des administrateurs responsables des aborigènes qui craignent un soulèvement...

23. Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, 1975, p. 70. 24. Ceci est évidemment une simplification, ne serait-ce que parce que les indices

peuvent être simulés. On peut même considérer que, dans l 'énonciation, la «simula- tion » est inévitable et indiscernable.

25. Voir Roger Pierrot, « Un pionnier des études génétiques : le vicomte de Lovenjoul et les Paysans de Balzac», Genesis, n° 5, 1994.

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vous avez raison, mais si vous n e réussissez pas, vous avez tort. Vous avez

dit que cela ne réussira pas à s ' impose r pa rce que c 'es t t rop loin de l 'usage. F ina lement , on a tou jours affaire à des conflits d ' au to r i t é , de forces, d 'usage dans la déf in i t ion des concep t s ; e t il est p e u p r o b a b l e

que vous arriviez à i m p o s e r la dis t inct ion en t r e l 'archive et le texte. P o u r moi, j e p ré fè re m e me t t r e d u côté d u plus for t e t d i re q u e l 'a rchive est toujours u n texte. Ce qui n e nous e m p ê c h e r a pas ensui te , à l ' i n t é r i eu r de ce concept , de d i s t inguer dif férents types d 'archives, di f férents types de textes, mais j ama i s j e n ' o p p o s e r a i le texte à l 'archive, à moins que , dans u n con tex te très particulier, p o u r des raisons convent ionne l les , o n

n e dis t ingue le texte et l 'archive et q u e tou t le m o n d e s ' e n t e n d e sur cet te conven t ion et q u e votre usage privé c o n v i e n n e à t ou t le m o n d e . À ce moment- là , ce sera e n c o r e u n e ques t ion de convent ion .

Au jou rd ' hu i , n o t a m m e n t e n France , e n raison des t r ans fo rmat ions d o n t nous par lons, les p r o b l è m e s de g randes archives se mul t ip l i en t : Sartre, Foucaul t , Barthes, Lacan, Lévinas, Ar taud. Ce d e r n i e r cas est

pa r t i cu l i è r emen t intéressant . Paule T h é v e n i n a travaillé sur des manus - crits qui lui o n t été légués dans des cond i t ions j u r i d i q u e s p r o b l é m a - tiques, mais assez fiables p o u r qu 'e l le ait p u faire u n travail é n o r m e d 'é tab l i ssement , chez Gal l imard, des Œuvres complètes. Ma in t enan t , il y a les contes ta t ions familiales q u e vous connaissez. Mais aussi celles de certains universitaires qui t r ouven t q u e cer ta ines lectures , cer ta ins é tabl issements de textes, b i en q u e cela soit pub l i é chez Gal l imard, son t contestables. Là, c 'est u n e x e m p l e o ù ni l ' IMEC ni vous n ' ê t e s par t ie p r enan te . Il y a là u n c h a m p é n o r m e et j e r e m a r q u e q u ' e n France , ces

dern iè res années , tous ces p r o b l è m e s se son t mult ipl iés, pa rce que les gens qui laissent m a i n t e n a n t des manuscr i t s p e u v e n t u n p e u an t i c ipe r sur ce qui va se passer, ils p e u v e n t p r e n d r e des disposi t ions - o u non .

M. Contat: - Chez tous les écrivains q u e j e connais , il y a e u u n c h a n g e m e n t très n e t au sujet de ce qu ' i l conv ien t de faire d e ces papiers , des disposit ions à p r e n d r e . C 'es t là q u e nos t ravaux i n d u i s e n t

chez les écrivains u n r a p p o r t réflexif: ils savent qu ' i l y a u n e g é n é t i q u e à gé re r et que les t echn iques la favorisent ou l ' e m p ê c h e n t .

J. Derrida: - Encore au XIX siècle, il y avait des écrivains qui reco- p ia ient des manuscr i t s p o u r les vendre . Ma in tenan t , on p e u t imaginer , que p o u r des raisons d ' au tor i t é , de légitimité, les écrivains von t multi- pl ier les broui l lons sur disquet tes p o u r les conf ie r à des inst i tut ions de

légit imation, parce qu 'avoi r son « t r u c » à l ' IMEC ça pose q u e l q u ' u n ; il y a de plus e n plus de gens qui o n t envie de d é p o s e r l eu r travail. Et déjà, être accepté à l ' IMEC, c 'es t c o m m e êt re publ ié chez Gal l imard. Donc ,

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il reste des luttes terribles, et des luttes qui ont lieu aussi à l'intérieur de l'université.

J'étais au jury d 'une thèse sur le dernier Genet. L'archive est encore instable, brûlante, sans bord, et le candidat a écrit une thèse où il a tenu compte de cette archive en cours d'établissement ou de stabi- lisation. C'est la première fois qu'on fait une thèse si vite, si près du moment de l'archivation officielle d 'un texte, de son établissement.

L. Hay: - L'allemand a créé un néologisme pour désigner la succession d 'un écrivain qui anticipe sur sa disparition. On recueille ses documents d 'abord et on le laisse en vie.

J. Derrida: – Un écrivain, c'est surtout quelqu'un qui écrit un testa- ment: quoi qu'il écrive, c'est, comme chose publique, et survivante, de l 'ordre testamentaire. La structure de l'appareil social d'archivation ne vient pas après, pour recueillir le testament, elle marque dès le début et de l 'intérieur la nature, la forme et le contenu du testament. On n'écrit pas le même testament dans des conditions d'archivation différentes. Les institutions comme la vôtre n 'ont pas seulement un effet secondaire sur l'après-coup, le recueil, l'accueil de l'héritage, mais déjà un effet primaire sur la manière dont les gens écrivent et dont les gens organi- sent leur testament, ou le détruisent. Ils tiennent compte de vous en tout, dans la manière dont ils écrivent, dans la phrase qu'ils font, aussi bien dans la manière dont ils organisent leurs manuscrits, leurs disquettes, etc. L'archivant prend sa part à l'origine du contenu archivé.

J.-M. Rabaté: - Il y a aux États-Unis des bibliothèques universitaires qui vont trouver des écrivains vivants et qui négocient, parfois avec rémunération, parfois sans. C'est très désolant de voir cette «archiva- tion» dynamique.

J. Derrida: - Ces transactions vont se multiplier, non seulement pour la littérature. Les Archives nationales doivent sélectionner. Elles ont la possibilité aujourd'hui d'enregistrer tout ce qui se passe en France, de mettre des micros et des vidéos partout et certains vont enre- gistrer tous les phénomènes visibles ou audibles qu'on peut garder. Des archivistes vont recueillir tous les témoignages puis s'aperçoivent qu'il faut faire des choix, qu 'on ne peut pas tout garder aux Archives natio- nales. C'est un choix politique très grave: que faut-il garder? A qui y donnera-t-on accès? Problème politique majeur.

Je n'ai pas dit que tout pouvait être gardé, pour deux raisons. Du point de vue de la conscience, au sens freudien, ce qui n'était pas dans