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35 P U MINISTÈRE DE LA CULTURE * <- °\ f W/•
Programme : Lien social dans les périphéries urbaines
PRATIQUES MARCHANDES DANS UN SECTEUR COMMERÇANT
DU XVIII ÈME ARRONDISSEMENT DE PARIS
PRODUCTION D'UN ESPACE SINGULIER : "BARBES"
RAPPORT FINAL
Février 1997
EMMANUELLE LALLEMENT
MINISTERE DE LA CULTURE-DAPA
9042 006995
ZoZ.
INTRODUCTION
">
HYPOTHÈSE
Il est des « morceaux de ville »l dans Paris qui ne correspondent pas au
découpage administratif des quartiers. Pourtant, ces espaces s'imposent avec une
certaine singularité et semblent avoir chacun une certaine unité. Ces morceaux de
ville ont en commun d'avoir une activité marchande très dense et d'être des espaces
où se côtoient des populations très diversifiées. Il en est ainsi des secteurs
commerçants comme celui des grands magasins du boulevard Haussman, des
Champs Élysées et de "Barbes".
Qui plus est, ces trois exemples de secteurs urbains dans Paris, ne sont pas à
proprement parler des "quartiers" si l'on entend par le terme de quartier une unité
résidentielle. En effet, quand on parle des "Grands magasins", des Champs Elysées
ou de Barbes, c'est moins l'image d'habitants qui vient à l'esprit de façon spontanée
que celle de "clients", de "passants", d'"usagers". Qui peut dire qui habite
effectivement sur les Champs Élysées ? Est-ce un quartier d'habitation ? Comment
imagine-t-on spontanément la population du boulevard Haussman ? Des voisins
qui se connaissent et partagent une certaine appartenance locale ou bien des
individus du monde entier, réunis dans cet espace pour une activité commune,
l'achat ou le "lèche-vitrines" ? Quant à Barbes, se définit-il par ses propriétaires et
locataires qui résident dans les immeubles haussmaniens du boulevard Barbes ou
Rochechouart ou bien plutôt par la foule dense et bigarrée qui se presse autour des
étals des magasins Tati ?
'J'emprunte ce terme à Yves Grafmeyer, ainsi que sa définition d'un quartier. Habiter Lvon. Presses universitaires de Lyon, 1991.
3
Les recherches ethnologiques dans les villes se sont pourtant presque
exclusivement intéressées à ce qu'elles définissent a priori comme des quartiers,
fondant leur analyse sur un découpage arbitraire d'un "morceau de ville" dans
lequel elles sont censées pouvoir lire ce que voulait dire "habiter", ce que
représente cet espace de vie collective et ce qui fait la structure sociale d'une zone
d'habitation posée comme une entité significative. Ces études ont donné lieu à des
monographies de quartier qui construisent a priori l'espace de résidence comme
une unité pertinente d'observation, et de laquelle il est possible de déterminer des
comportements spécifiques, des manières de vivre, des identités...
Or, ces mêmes monographies mettent en évidence une des caractéristiques
des modes de vie urbaine, à savoir qu'un individu passe le plus clair de son temps
en dehors de son quartier de résidence et que ses multiples appartenances lui
permettent une certaine mobilité dans la ville dont "son quartier" ne constitue pas
forcément le point d'ancrage.
On peut effectivement faire le scénario de la vie d'une vendeuse, des
Galeries Lafayette par exemple : cinq jours par semaine, elle se trouve dans le
quartier Haussman du fait de son activité professionnelle, mais le week-end elle
visite sa famille ou ses amis en banlieue sud alors qu'elle-même habite une autre
ville de la périphérie. Même si le choix de sa résidence est sans doute fondamental
dans sa trajectoire sociale et dans ses représentations, ses pratiques effectives,
quant à elles, trouvent leur actualisation dans de tout autres lieux. Elle peut très
bien, en 1'occurence, ne fréquenter aucun commerçant de son quartier, réalisant
l'essentiel de son approvisionnement sur son lieu de travail ou dans un centre
commercial situé à quelques kilomètres de chez elle et pour lequel elle doit
emprunter sa voiture.
Il en est de même pour le locataire d'un deux-pièces de la rue de Mogador,
jouxtant les Galeries Lafayette et le Printemps. II travaille dans le sud de Paris,
4 prend son déjeuner sur place et le soir, voit ses amis dans un autre quartier parisien.
S'il connaît ses voisins de palier, il ne fréquente pas le petit café du coin qui, le
matin, sert de point de rendez-vous non pas pour les habitants du quartier, mais
pour les cadres ou les employés qui travaillent dans sa rue. Estimant par ailleurs
que l'épicerie des Galeries Lafayette est trop chère pour lui, il préfère faire ses
courses au Leader Price situé à deux pas de son bureau.
Ainsi, ce que l'on appelle le quartier des Grands Magasins est peut-être
moins un quartier à part entière par ses limites géographiques, ses sociabilités
locales particulières, ses actions collectives d'habitants, qu'un quartier fait de ses
non-résidents, à savoir les clients, les employés de bureau, les vendeurs, les
touristes...
L'hypothèse peut être ainsi posée, selon laquelle il existe dans Paris, à côté
des quartiers comme ceux de Montmartre ou de la rue Montorgueil, de Belleville
ou d'Aligre - qui représentent des entités spatiales déterminées, ayant peut-être des
identités propres et constituant des appartenances, des interactions spécifiques
entre habitants -, d'autres secteurs urbains, qui ne tirent leur singularité et leur
unité ni de leurs limites géographiques, ni de leur découpage administratif, ni de
leur forme architecturale particulière, ni de leur logique de peuplement, ni de la
structure sociale de leurs habitants. Or indéniablement, ces secteurs sont, eux-
mêmes, d'une certaine façon "individualisés", c'est-à-dire construits comme
singuliers par rapport au reste de la ville et semblent fédérateurs de comportements
et de pratiques particulières.
A ce titre, Barbes peut faire figure d'exemple. Il semble être un de ces
morceaux de ville individualisés, non pas en tant qu'entité résidentielle
significative, mais plutôt en tant que secteur marchand particulier dans Paris,
regroupant des individus extrêmement différents quant à leurs origines sociales et
5
culturelles (même si a priori ces individus peuvent apparaître dans la même
catégorie, celle d'étrangers au sens large) réunis dans un temps donné autour de la
même activité : l'achat et la vente, bref le commerce. Ces individus peuvent habiter
le 18ème arrondissement comme ne pas l'habiter, ils peuvent venir de banlieue
comme d'autres quartiers parisiens, ils ont pourtant en commun de venir à Barbes
pour la même activité. Et tous ont en commun d'utiliser la même dénomination, la
même appellation pour définir le lieu dans lequel ils pratiquent cette activité, alors
même que l'espace physique ainsi perçu peut différer de l'un à l'autre. Par
conséquent, il s'agit bien de prendre au sérieux cette pratique de l'espace et de
décrire ce que les gens font précisément quand ils traversent les lieux qu'ils
délimitent ainsi eux-mêmes comme le cadre d'observation pertinent.
C'est ainsi que le parti pris de cette recherche consiste en ce pari : ce qui fait
Barbes est à chercher dans cette tension entre le "non-quartier d'habitants" et le
"quartier commerçant", entre l'image du "non-lieu"2 et celle du "village urbain'5,
entre le fait d'habiter et le fait de fréquenter. Cette recherche de définition en creux,
qui semble être l'unique solution, dans un premier temps, pour commencer à
appréhender le lieu, permettra par la suite de dégager les logiques spécifiques qui
sont à l'oeuvre dans un tel espace urbain.
Fondant le propos sur la question de l'espace en tant qu'il n'est pas une
entité spatiale ni sociale ayant une certaine identité de fait, Barbes ne fera pas
l'objet d'une monographie de quartier. Si ce type d'étude urbaine appelée
monographie s'intéresse au citadin dans ses pratiques de territorialisation, elle fait
prendre le risque de construire une culture urbaine spécifique au sein de laquelle,
dans des territoires bien définis, des sous-cultures se dégageraient. Or, il s'agit
2 Marc Auge définit ce qu'il appelle des non-lieux comme des espaces caractéristiques de notre contemporanéité. Il peut s'agir d'aéroports, d'autoroutes ou d'autres lieux dans lesquels des gens se retrouvent sans qu'il y ait un "effet de société". Non-Lieux. Le Seuil, 1992.
3 Une notion souvent employée dans les monographies de quartier. Voir Yves Grafmeyer, op. cit.
6 précisément de se demander en quoi un espace qui n'est pas posé a priori comme
quartier, comme lieu d'une "culture particulière" peut tout de même - et par là-
même ? - avoir une certaine autonomie dans le système urbain.
Mais en observant des individus dans la situation donnée, c'est-à-dire
l'échange marchand à Barbes, il est évidemment clair qu'il ne s'agit nullement d'un
fait social total se déroulant dans toute sa complétude. Ce qui se déroule dans le
moment de l'observation est fondamentalement partiel et éphémère et c'est en ce
sens que cette dernière n'a affaire ni à un groupe, ni à un une identité, ni à une
culture, mais bien à une situation. Ici, en l'occurrence, il est question d'une situation
au sein d'une ville, Paris, et c'est ce que je me propose de décrire.
7
PROBLÉMATIQUE
Thomas, 35 ans, est artiste peintre et responsable d'une association
d'immigrants, il habite rue Custine, dans le 18 ème arrondissement
Pnina est israélienne, elle habite Tel-Aviv mais fait régulièrement des séjours
à Paris où elle a vécu plusieurs années, notamment "pour faire les soldes".
Anne-Marie, 41 ans, vit dans un HLM à Villiers sur Marne. Divorcée depuis
peu, mère de deux filles, elle est actuellement en formation d'assistante sociale.
Sophie est attachée de presse chez Tati. Elle a 24 ans et habite encore chez
ses parents, à Chantilly.
Daniele, quant à elle, est une mère de famille d'une quarantaine d'années. Elle
réside dans le quartier de la Goutte d'Or et travaille dans la cantine d'une école
spécialisée, près de la Porte de la Chapelle.
Loïc, lui, est vendeur dans l'une des poissonneries du marché Dejean, situé
au métro Chateau-Rouge. Quand il quitte son travail le soir à 19h30, il se dirige
vers Cergy, dans la banlieue nord de Paris où il a son pavillon.
Qu'est-ce que ces gens peuvent bien avoir en commun ? Ils sont de divers
milieux, d'origines sociales et culturelles différentes. Ils n'habitent ni le même
quartier, ni la même ville et Pnina n'habite quant à elle même pas la France.
Pourtant, j'ai rencontré ces gens dans un même espace à Paris, celui qu'ils appellent
Barbes.
Même s'il serait contradictoire, dans la perspective retenue, de vouloir
circonscrire Barbes dans des limites géographiques précises, on peut dire que
l'espace qui constitue le cadre de l'observation correspond plus ou moins à un
périmètre du 18 ème arrondissement. Situé entre les stations de métro Chateau-
8
Rouge, Barbès-Rochechouart et Anvers, ¡1 forme comme un triangle constitué par
le boulevard Barbes au nord, une partie du boulevard Rochechouart au sud et la
place Saint-Pierre.
Barbes est cet espace très flou, aux limites indéterminées mais qui évoque
pour chacun quelque chose de particulier. Communément appelé et connu sous le
nom de "Barbes", non seulement par les individus qui le fréquentent, par ceux qui y
résident mais aussi par les habitants extérieurs, cet espace semble marquer une
certaine singularité dans la ville. En effet, le nom même de ce secteur parisien
semble faire référence pour tous. On entend régulièrement parler de "Barbes", en
province, à l'étranger même, pour identifier ce "coin de Paris". En ce sens, Barbes
apparaît comme une appellation pour dire un lieu au sein duquel l'activité
marchande est dense, où l'on peut faire des affaires, des trouvailles... N'entend-on
pas parler, à propos d'objets particuliers comme, par exemple, des sacs à provision
en plastique à carreaux rouge et bleu : "ça/ait Barbes" ?
Car si, à l'instar d'un habitué qui affirme que "pour le folklore, il n'y a pas à
dire, c'est Barbes le plus commerçant", le regard du visiteur est spontanément
attiré par la dimension marchande et "exotique", un oeil plus attentif peut, quant à
lui, y déceler matière à comprendre une des multiples façons de pratiquer la ville.
N'y-a-t-il pas, en effet, autour de l'activité marchande, la constitution d'un champ
social particulier4 ?
La problématique de l'échange marchand dans les sociétés industrialisées est
une question peu abordée, considérée comme superflue dans le champ des rapports
sociaux5. Pourtant, cette pratique tient une grande place dans le quotidien. Elle est
4Ces hypothèses de travail s'inspirent fortement des réflexions de Michèle de la Pradelle. Voir Les Vendredis de Carpcntras. Faire son marché en Provence ou ailleurs. Fayard, 1995. Ainsi que ses séminaires à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. 5"On s'imagine que ¡'"économique" est la vérité de toute situation d'échange, qu'il définit la structure profonde des faits, alors que les rapports sociaux qu'y entretiennent les acteurs ne sont qu'un habillage superficiel, sinon superfétatoire." Michèle de la Pradelle, op cit. p 10.
9
donc en tant que telle à prendre au sérieux et peut permettre de décrire ce qui se
joue dans un secteur urbain.
Par l'étude d'un secteur parisien comme celui de Barbes, deux axes de
réflexion s'entrecroisent : celui de l'échange marchand et de la relation sociale qu'il
instaure entre des individus et celui de l'espace urbain en tant qu'il est lieu de
commerce dans la ville. La spécificité d'une enquête de terrain dans cet espace
marchand semble donc résider dans ce double constat : étudier Barbes, c'est étudier
l'urbain en ce qu'il a de libre, d'ouvert, mais c'est également étudier un lieu où une
certaine activité est à l'oeuvre, celle de la vente et de l'achat, donc une pratique
censée être réglée par l'économique6.
Cette complexité du terrain - qui se pose a priori - apparaît comme ce qui
fait sa particularité. Elle constitue donc la matière même de la description.
"Les usages, les échanges rituels avec les inconnus sont considérés -dans le meilleur des cas- comme quelque chose de sec et de formel, sinon de factice." Richard Sennett. Les Tyrannies de l'intimité, p. 11. Seuil, 1979. 6 Gérard Althabe fait la distinction entre deux types de terrain dans les sociétés urbaines et industrielles, d'une part l'urbain qui peut être un espace de résidence, un quartier et d'autre part des espaces plus fermés, comme une entreprise ou un marché, appelés des espaces finalisés. Il semblerait que Barbes allie ces deux problématiques urbaines.
10
PREMIERE PARTIE
LES IMPRESSIONS DU DÉCOR
11
- I -LES IMPRESSIONS DU DÉCOR
A) UNE APPROCHE IMPRESSIONNISTE
Barbes peut se laisser appréhender de diverses manières, selon le "sens de la
marche". Approcher Barbes par la ligne de métro, par les rues avoisinantes ou par
les boulevards, autant de façons d'arriver au coeur d'une foule bigarrée et bruyante,
c'est comme arriver aux abords d'un marché ou d'une foire : "Il se passe quelque
chose".
1) En arrivant à Barbes...
Par le métro aérien de la ligne Nation-Porte Dauphine traversant Paris d'est
en ouest par le nord, la vue est plongeante sur le grand boulevard qui, de
"boulevard de la Chapelle" devient "boulevard Rochechouart" au moment où il
croise celui de Barbes. Depuis la rame de métro, on peut observer fugitivement, au
fur et à mesure des stations, depuis celle de La Chapelle jusqu'à celle de Barbes
Rochechouart et même au-delà, Pigalle et Blanche, les gens, les attroupements
autour de chez TATI, les regroupements d'hommes, les femmes toujours chargées
de sacs à provision, les étals qui se font de plus en plus nombreux sur le trottoir.
Déjà, la station de métro Barbès-Rochechouart, qui donne son nom au lieu
qui nous intéresse (on ne dit jamais "Barbès-Rochechouart", mais plutôt "station
Barbes"), se présente comme différente des autres stations du métro parisien. Les
couloirs sont envahis de vendeurs, de petits étals. Des marchandises de toutes
sortes sont proposées, des bijoux, des jouets, des briquets, des parfums. La station
de métro apparaît comme une galerie marchande anarchique et informelle. Le
regard et l'oreille sont attirés par des couleurs clinquantes, des objets brillants, des
gadgets sonores. Des prospectus, tendus par des gens qui, toute la journée,
12
distribuent à la sortie du métro, sont aussi vite attrapés par les passants que jetés
sans être lus. "Professeur Momo, grand médium africain. Vous qui souffrez de
problèmes d'amour, famille, timidité. Si vous voulez vous faire aimer ou si votre
partenaire est parti(e) avec quelqu'un, c'est son domaine. Facilités de
paiement." Un peu plus loin, un prospectus Mac Donald : "1 boisson, 1 Cheese
Burger, 1 frite normale = 20 francs".
Si l'arrivée se fait à pieds par les boulevards (Magenta puis Barbes ou bien
La Chapelle puis Rochechouart), la marche permet une sorte d'accoutumance.
Déjà, on peut entrer dans des bazars, dans des Tout à Dix Francs". De loin, les
grandes enseignes Tati nous signalent le début du secteur. Si, sur le boulevard
Magenta, les piétons sont disciplinés et restent sur les trottoirs, dès qu'il devient
boulevard Rochechouart, la foule déborde sur la rue. Les voitures sont obligées de
ralentir, de s'arrêter, de s'aligner sur une seule file car le reste de la chaussée est
occupée par les passants, avec leurs sacs remplis de marchandises et plus attentifs
aux étals qu'aux automobiles.
Une autre approche de Barbes peut se faire par la Butte Montmartre. En
descendant du funiculaire et des rues avoisinantes, on pénètre dans le "marché
Saint Pierre", le quartier aux tissus qui regroupent la rue d'Orsel, la rue Steinkerque
et la rue Seveste. Les touristes, très nombreux à cet endroit, s'arrêtent devant les
étals de coupons, au milieu des ménagères. Ils font une pause dans un petit fast-
food rue Tardieu, avec vue sur le Sacré-Coeur, achètent des souvenirs de Paris sur
la place Saint-Pierre qui donnent son nom au secteur. Ils débouchent ensuite sur le
boulevard Rochechouart où ils découvrent les nombreux commerces, les différents
Tati, devant lesquels des parfums dont les emballages sont identiques aux parfums
français de luxe sont vendus à la sauvette par des hommes d'origine maghrébine ou
pakistanaise.
13
Les touristes continueront certainement leur promenade en repartant vers
Pigalle, la Place Blanche, qui représentent une autre frontière floue de Barbes.
Depuis la Place Clichy, se succèdent sur le boulevard les sex-shops, les peep
shows, les boutiques de souvenirs, les stands de frites et petit à petit, en approchant
de Barbes, le paysage change : les sex-shops se font de plus en plus rares et sont
remplacés par des magasins de vêtements bon marché, des boutiques de vêtements
dégriffés, des bazars...
2) Du bazar à Paris ?
Tout observateur a, en première impression, le sentiment d'avoir à faire à
quelque chose d'inextricable, un désordre ambiant dans lequel il est impossible de
démêler les différents niveaux. Dans un espace de commerce où la foule est dense,
il n'est pas aisé de distinguer les gens : qui sont les habitants de ce secteur ? Quels
sont les clients qui ne font que fréquenter occasionnellement ou régulièrement le
lieu ? Qui sont les gérants de boutique ? Qui sont les employés ? La superposition
évidente de plusieurs univers sociaux dans un espace aux frontières si floues rend
la description difficile.
Qui plus est, toutes les formes de commerce, hormis le véritable supermarché
et l'hypermarché7, sont présentes dans le secteur Barbes. Le "grand magasin"
représenté par les différents Tati, c'est-à-dire au total une dizaine de magasins avec
chacun un ou deux étages, côtoie le commerce moyen d'alimentation avec les ED
l'Epicier, Leader Price, Franprix... Il y a aussi le petit commerce de détail, alimentaire
avec toutes les épiceries de produits dits ethniques et exotiques8; non-alimentaire
avec les bazars et autres petites boutiques de "discount" très présentes dans ce
secteur, les boutiques spécialisées, notamment celle de tissus du "marché Saint
'Selon René Péron, (op. cit.). l'hypermarché envahit les espaces périphériques et il ne resterait aux centres-ville que les "centres commerciaux intégrés". A Barbes, le petit commerce de détail, sous de nouvelles formes, existe toujours. °Voir la classification opérée par V. de Rudder pour les commerces du quartier d'Aligre. Autochtones et immigré en quartier populaire. D'Aligre n l'Ilôt Chalón, CIEMI / L'Harmattan. 1987.
14 Pierre", qui est en fait un ensemble de rues disposées autour d'une enseigne
appelée "La Halle Saint Pierre", un magasin de trois étages ouvert depuis les années
quarante et consacré exclusivement au métrage de tissus de toutes sortes. Enfin, les
marchés alimentaires de plein air, celui, quotidien, de la rue Dejean et celui, bi
hebdomadaire, de Barbes.
L'impression de mélange (faussement inextricable comme il apparaîtra plus
tard) se dégage de ces lieux avec force et évidence première. Le sens commun y
voit donc matière à "ethnologiser". L'ethnologue serait alors celui qui pourrait
démêler l'écheveau, expliquant grâce à son dispositif épistémologique les
différentes "cultures" des individus, les rapports entre ces dernières, la signification
du commerce "ethnique" ou "exotique". En même temps, en quoi un lieu si
chaotique, si mélangé, peut-il faire l'objet d'une étude de type ethnologique ?
Barbes ne se donne pas à voir comme un lieu ethnographiable idéal dans la mesure
où on ne peut y déceler, a priori, aucune transparence, aucune correspondance
entre le lieu, les relations sociales, les valeurs, etc. à la différence d'un village
d'antan... En quoi Barbes constitue un objet de recherche ethnologique légitime ?
15
B) POURQUOI ET COMMENT BARBES ?
UN ITINÉRAIRE MÉTHODOLOGIQUE
1) Barbes entre Belleville et Aligre
Pourquoi avoir choisi de travailler sur Barbes plutôt qu'ailleurs dans Paris,
dans un autre quartier qui connaît une présence commerciale peut-être tout aussi
importante ? Pourquoi ne pas avoir tenté d'examiner l'échange marchand dans des
situations de marchés parisiens dits traditionnels, comme celui d'Aligre par
exemple ?
Ces marchés sont chargés d'histoire. Ils ont marqué la ville et en ce sens, ils
font partie du "Paris historique" décrit dans les différents ouvrages consacrés à la
capitale et que les guides touristiques encouragent à fréquenter. Ces places
marchandes qui occupent nos quartiers d'habitation et que nous utilisons tous à
des degrés divers bénéficient d'une image très positive. Elles sont considérées
comme des espaces urbains à sauvegarder et au sein desquels nous pouvons
retrouver des liens sociaux souvent présentés comme des survivances d'un temps
passé. Les marchés de Paris, tels que celui de Belleville ou d'Aligre, apparaissent en
effet comme des lieux où nous allons respirer une certaine "atmosphère", faite de
convivialité et de pittoresque.
Barbes ne bénéficie pas du même "capital de sympathie". Il renvoie à une
autre image du commerce, celle du discount, du bas prix, du bazar, c'est-à-dire une
forme commerciale considérée comme annihilant tout rapport social véritable9. Qui
plus est, il est associé immanquablement à la présence de populations allogènes,
marquant ainsi un certain stigmate pour les uns et une idée d'exotisme pour les
" "... vers quelles formes de commerce vont nécessairement -par nécessité- les plus démunis, sinon vers les plus agressives, les plus sauvages, les "hard-discount", les plus indifférentes au souci de conserver une qualité sociale au service." René Péron, La Fin des Vitrines. Des temples de la consommation aux usines à vendre, p. 9. Editions de 1*ENS de Cachan. Collection Sciences Sociales. 1993.
16 autres. S'il est souvent associé au quartier de Belleville pour son peuplement
cosmopolite, il ne représente pas pour autant un secteur parisien perçu de façon
positive. Il semble donc être mis à part, considéré comme différent à la fois d'un
autre quartier commerçant et d'un quartier à forte mixité sociale et culturelle comme
Belleville.
2) La spécificité d'un lieu qui fait l'enquête
Si j'ai entamé une enquête de terrain dans ce lieu appelé Barbes, c'est parce
que, depuis mon arrivée à Paris en 1991, je le fréquentais en tant que cliente et je le
vivais, comme les autres (touristes, parisiens, immigrés, parisiens issus de
l'immigration, "banlieusards"), en tant qu'espace singulier au sein de la capitale.
J'y allais "parce que c'était Barbes", c'est-à-dire un lieu de commerces où je
trouverais des produits de consommation courante (et moins courante) bon marché
mais aussi une certaine atmosphère, dont l'image renvoyait immanquablemant à la
présence très visible "d'étrangers" (queje n'identifiais pas individuellement mais qui
faisaient le décor des lieux).
Barbes représentait également pour moi un certain Paris, aussi différent de
celui des Halles, du Marais, de Montmartre, du Quartier Latin, des Champs Élysées,
de Belleville, que précisément représentatif de ce Paris queje découvrais.
Et lorsque plus tard, j'ai emménagé dans le 18 ème arrondissement, des amis,
des commerçants, des voisins, comme une évidence commune à tous, m'ont
conseillée d'aller à Barbes pour faire mes achats et m'équiper. "Va à Barbes, c'est là
que tu trouveras tout pour la maison, va chez les Arabes, c'est pas cher...", "C'est
à Barbes que tu trouveras tout ce qu'il te faut, t'embête donc pas à aller jusqu'au
BHV alors qu'ici, ce sera la même chose et pour pas cher." C'est donc en tant que
cliente que j'ai vécu mes premières expériences de Barbes et de ses commerces. Je
me suis laissée aller à cette frénésie commerciale, attirée par la multitude de ses
bazars et l'atmosphère de Tati. Je me suis amusée à acheter des verres à thé, des
produits de beauté "africains". Bref, Barbes m'a attirée en tant que lieu exotique, un
17
exotique accessible et proche, un exotique faisant bel et bien partie de notre
contemporain.
Je me rends compte à présent que Barbes représentait déjà pour moi un lieu
particulier. J'étais moi-même dans un processus de production d'une certaine
singularité. En effet, si Barbes m'est apparu comme un espace spécifique, c'est parce
que, déjà, j'avais en tête, comme tout un chacun, une certaine "réputation du lieu",
c'est-à-dire des images telles que celles des commerces et des populations qui les
fréquentent. Cette réputation, semble-t-il, m'a servi de "boussole" ou de guide10 (au
sens d'un guide touristique qui donne les caractéristiques d'un lieu). Si l'enquête
m'a permis par la suite de mettre en évidence d'autres aspects des lieux, au départ,
en revanche, c'est ce qu'en disaient les gens qui me guidait dans ma perception.
Cette expérience de la ville en valant une autre, il m'a paru intéressant de la
prendre au sérieux en tant que telle, pour ce qu'elle était, pour moi et les autres
"utilisateurs" de ce secteur parisien.
Or, en décidant d'en faire un terrain d'étude ethnologique, j'ai dû créer une
situation de non-familiarité. Il me fallait tout à coup construire une certaine
distance, faire "comme si je ne comprenais plus rien", comme si je devais être hors
de cette activité sociale qui se déroulait sous mes yeux. Si auparavant, j'étais d'une
certaine façon partie prenante de cette activité sociale, tout à coup, j'avais à me
placer dans une position d'extériorité en m'interrogeant sur le sens de ce qui se
passait autour de moi. Ainsi, l'activité commerciale et sociale de Barbes cachait tout
1" Voir Renaud Dulong et Patricia Paperman. La réputation des cités HLM. Enquête sur le langage de l'insécurité. L'Harmattan. Paris 1992. Ils expliquent comment la réputation d'un HLM, par exemple, travaille, de l'intérieur, l'enquête du chercheur. Elle apparaît comme un outil et même si la réputation n'est pas une donnée objective, elle est vraie pour tous dans la mesure où elle est un savoir partagé par tous.
18 à coup quelque chose. Elle renfermait un sens et ce sens soit disant caché était
l'objet de ma recherche, ce vers quoi je devais tendre. ll
Cette prise de conscience, au delà de son caractère personnel et
anecdotique, permet aussi de cerner l'ambiguïté que revêt une recherche et ce
qu'elle implique. Si la pratique ethnologique consiste à produire une connaissance
de l'intérieur tout en faisant partie des échanges à l'oeuvre et alors même que la
position du chercheur se veut être une position d'extériorité, ce que Gérard
Althabe appelle "la perspective analytique"12, il me fallait continuer à participer au
jeu social tout en en analysant les présupposés. Cette réflexivité par rapport à une
situation sociale devenue terrain d'enquête rend toute posture inconfortable.
3) La spécificité d'une enquête dans sa société, dans sa ville...
Il est souvent question de la spécificité d'une enquête de type ethnologique
dans sa propre société. Mais le risque est de la réintroduire dans le texte ou
l'analyse de façon trop autobiographique, comme je viens de le faire. Or, il semble
qu'il y ait une réelle spécificité méthodologique, propre à ce type d'enquête.
Être dans sa ville et décider de porter un regard ethnologique sur l'un des
nombreux micro-lieux qui la constituent, ne requiert pas la même démarche que
dans un autre pays. Se trouvant dans sa société, presque "chez soi", un certain
nombre d'éléments explicatifs sont connus a priori, de façon presque naturelle. On
11 Je m'inspire tres largement des réflexions de Jean Bazin et de son séminaire organisé conjointement avec Alban Bensa : "La construction du savoir anthropologique. Des textes à l'enquête et de l'enquête aux textes", EHESS. 1996. Voir également "Interpréter et décrire. Notes critiques sur la connaissance anthropologique", in Une école pour les sciences sociales. Textes rassemblés par Jacques Revel et Nathan Wachtel. Cerf. Éditions de 1*EHESS. 12"Dans l'enquête ethnologique de terrain, le chercheur est, bien entendu, animé par un projet analytique qui va orienter la collecte et l'interprétation des informations. Mais, à l'opposé du modèle élaboré par les sciences sociales en général, la pratique de l'enquête se déploie à l'intérieur de l'échange entre l'ethnologue et ses interlocuteurs. Elle épouse la forme du dialogue ordinaire et c'est dans ce dialogue que le chercheur introduit une distance qu'il est condamné à reproduire lors de chaque rencontre. En d'autres termes, l'investigation ethnologique, avec la distance qu'elle implique, se développe dans la non-séparation d'avec la communication ordinaire. " Gérard Althabe dans "Proche et lointain : une figure savante de l'étranger". Sociologiques en ville, ouvrage collectif sous la direction de Sylvia Ostrowetsky. L'Harmattan, 1996.
19
connaît les règles qui régissent la vie en société, on parle la même langue, et de ce
fait on n'a pas à se faire expliquer ni à expliquer ces règles.
Lors d'une précédente enquête sur un marché de la ville de Mexico, j'avais
dû, par exemple, lire toute une littérature sur la tradition des tianguis, ces marchés
hérités de l'époque préhispanique. J'avais dû me familiariser aussi avec la structure
de la ville et me faire expliquer la différence entre les différents quartiers et leurs
marchés respectifs. Je m'étais également habituée peu à peu au maniement de la
monnaie locale, cette gestuelle précise qui consiste à manipuler avec dextérité un
nombre important de billet à la valeur irréelle pour moi, 10 000, 20 000, 50 000
pesos... Il ressortait ainsi de l'analyse des explications sur la société mexicaine qui
aurait très certainement parues naïves et inutiles à un lecteur mexicain.
Dans le cas d'une enquête à Paris, il paraîtrait incongru d'expliciter certains
détails de la vie courante, tant ils sont connus de tous. Il serait en effet inutile
d'annoncer, en l'occurrence, que les moyens de paiement possibles dans les
boutiques sont la carte bleue, le chèque ou l'argent liquide.
En outre, lors d'une enquête de terrain dans sa ville, la connaissance implicite
de cette dernière, qui nous lie à nos interlocuteurs, permet une certaine
communication. Nous parlons tous plus ou moins de la même chose, dans une
certaine "connivence"13. Lorsque Loïc, le poissonnier, m'explique que son étal est
différent d'un autre étal de poissonnerie parisienne, je comprends aussitôt en quoi
consiste cette différence, car je connais comme lui ce qui représente "pour nous" un
étal de poissonnerie, avec ses filets de poisson comme le cabillaud et ses fruits de
mer. Dans ce contexte, je partage avec Loïc ce même sentiment de différence en
voyant notamment que sa marchandise est composée de thiof, likoko et autres
poissons entiers importés de Dakar. De la même façon, si Loïc me dit qu'il rentre
chez lui le soir à Cergy, dans le pavillon qu'il a acquis dix ans auparavant, retrouver
sa femme et ses enfants, je visualise, certes de façon très superficielle, mais dans une
Tenne employé par Gérard Althabe.
20
commune idée de ce que représente un pavillon par rapport à un appartement en
HLM par exemple, ce qu'il veut me dire en me parlant de sa vie quotidienne et
familiale dans son quartier.
Si l'interlocuteur habite tel type d'appartement, de lieu, de quartier, on peut
ainsi d'une certaine façon le placer dans les sphères sociales. On sait également à
quoi correspond dans l'échelle sociale la catégorie socio-professionnelle à laquelle
il appartient II ne nous est pas étranger dans la mesure où, avec lui, nous pouvons
l'identifier par rapport au contexte global.
Mais il se trouve que cette familiarité même peut fausser l'analyse et n'est pas
aussi évidente qu'elle ne pourrait le paraître. Au sein même de notre société, des
individus peuvent nous sembler beaucoup plus "étrangers" que ceux qui, a priori,
le seraient par leur nationalité ou leur "culture" d'origine. Ainsi, les deux jeunes
touristes japonais que je rencontre dans un bazar du boulevard Barbes et que
j'observe en train d'acheter ce que moi-même, je pourrais très bien acheter, me
paraissent tout à coup partager avec moi plus de "connivence" que la femme
française d'une cinquantaine d'années, à l'allure chic, qui se presse chez Tati autour
d'un rayon de collants ou de gaines.
Dans la même perspective, j'ai pu ressentir, lors d'un entretien avec un ancien
habitant du quartier qui me parlait avec véhémence de "l'invasion africaine", un
degré d'étrangeté beaucoup plus grand qu'avec l'homme qui se présentait comme
marabout dans la rue de Clignancourt et que je retrouvais au Mac Donald situé en
face.
Ma façon d'appréhender Barbes et de mener l'enquête a donc été
perpétuellement et presque spontanément conduite par ces considérations qui, si
elles ne sont pas explicitement dites, fausseraient une analyse qui se voudrait
"objective".
21
C'est ainsi que la plupart de mes rencontres se sont faites "par
connaissance", à savoir des individus avec qui j'avais réalisé des entretiens et qui
me parlaient d'une de leurs amies qui, elle aussi, fréquentait plus ou moins
assidûment Barbes. A cela, il faut ajouter un "recrutement" d'interlocuteurs qui se
faisait dans le milieu même de la recherche universitaire. II.s'agissait alors d'amis qui
me permettaient de rencontrer des proches qui habitaient Barbes ou qui "aimaient"
Barbes pour les mêmes raisons que moi. Si ces individus m'ont été présentés, c'est
bien parce qu'il y avait une certaine originalité à ce que ces derniers fréquentent ce
lieu. Cela prouve ainsi que la singularité de Barbes venait effectivement du
brassage culturel et social qu'il mettait en scène et que certains recherchaient. Mais
cela montre également comment, entre certains de mes interlocuteurs et moi-même,
une certaine homologie de pensée nous a réunis. Barbes n'était-il pas un objet de
recherche évident pour cette catégorie d'interlocuteurs comme pour moi-même du
fait même que chacun d'entre nous s'émerveillait de voir dans Paris un lieu dans
lequel ils pouvaient peut-être côtoyer14 des "étrangers", en tous cas se trouver au
milieu de cette foule cosmopolite.
Par ailleurs, le fait de ne pas avoir mené de véritables entretiens (entretiens
approfondis sous forme de récits de vie) avec certaines femmes africaines qui, à
Barbes, par leur visibilité due à leur boubou coloré sont pour moi des personnages
incontournables des lieux, peut s'expliquer par cette même relation d'étrangeté que
tout un chacun peut imaginer avec un autre. En tant que "française", ces femmes
constituent pour moi cette part d'exotisme qui fait le décor de Barbes. Or, avais-je à
porter un regard plus attentif sur elles, du fait même qu'elles sont africaines ? Était-il
indispensable de faire des entretiens approfondis avec elles parce qu'elles
représentent en quelque sorte pour moi la figure de "l'africaine de Barbes" ? Dans
le cas d'un entretien, aurais-je réussi à comprendre qui était l'une de ces femmes par
1 4 De la même façon que certains Français vont en vacances à Saint Tropez l'été, parce qu'ils savent que des personnalités du show business s'y trouvent, à la même période qu'eux. Mais ce n'est pas pour autant qu'ils les fréquenteront, qu'ils les connaîtront. Ils ne feront que les "côtoyer" dans des lieux précis, un café célèbre du port, une discothèque à l'entrée sélective...
22 rapport aux autres ? Était-elle une femme considérée par les autres comme plus
moderne, plus traditionnelle, coquette, riche, pauvre, marginale, etc ? Quand elle
était au marché Dejean, autour d'un étal de viande de chèvre, entourée d'autres
clientes, que se passait-il entre elle et le vendeur qui semblait parler la même langue
et que se passait-il avec les autres clientes qui, même si elles étaient elles aussi
vêtues d'un boubou, ne venaient pas du même pays, ne faisaient pas partie du
même milieu, n'avaient pas le même statut social ? Est-ce que la femme africaine que
j'observe au marché vient à Barbes parce qu'elle est africaine ? Et surtout, me
poserais-je la même question pour une femme "française'' ?
Par conséquent, le fait même d'imaginer ces femmes en boubou, qui, je le
répète, compose pour moi une partie du décor de Barbes, comme un groupe, c'était
les imaginer comme semblables alors qu'elles sont évidemment singulières. Ce serait
construire un groupe qui n'existe pas mais également, cela reviendrait à penser que
pour ces femmes, les logiques sociales à l'oeuvre dans leurs pratiques des lieux
seraient les mêmes, alors que comme pour tout un chacun, elles sont variables.
Il apparaît alors que la notion d'étrangeté est une notion floue qui, si elle
pose problème durant l'enquête, ne doit pas faire oublier qu'elle est constitutive de
nombre de rapports sociaux et qu'elle est faite de divers degrés qui dépassent
quelquefois l'altérité ethno-culturelle. Le degré de connivence ou d'étrangeté par
rapport à un individu est par conséquent une question qui se pose ailleurs comme
ici.
Mais en allant au-delà de ces justifications méthodologiques quant aux
interlocuteurs rencontrés lors du travail de terrain, une des dimensions
fondamentales de la pratique ethnologique semble se dégager. Ne pas considérer a
priori les individus dans des catégories telles que celle d'étrangers, d'autres (ethno-
culturels, sociaux, générationnels, etc), c'est partir du principe que les gens que
j'observe ne sont pas si différents de moi, faisant partie du même contemporain. Ils
apparaissent dans les situations observées comme des éventualités, des possibilités,
plus ou moins proches de moi, de ce qui se fait à Barbes, c'est-à-dire un lieu de
23
notre monde. C'est en quelque sorte, dans l'approche du terrain, opérer un "pari sur
l'identité", expression employée par Jean Bazin. Il s'agit de partir du présupposé
selon lequel, puisque je me propose de décrire des conduites, c'est qu'elles font
partie du même monde que moi. Et de ce fait, il est alors possible de penser les
différences, les variantes, les invariantes...
Dans cette perpective, le problème de la prise en considération de la femme
africaine ou de la femme française ne se pose plus dans les mêmes termes : elles font
partie de l'ensemble social et leurs pratiques sont des éventualités de ce dernier.
Rien ni personne ne paraît alors.devoir être posé dans un univers clos duquel
toutes ses pratiques seraient à décliner.
C'est ainsi que par la distance propre au regard ethnologique, il conviendrait
de se placer toujours dans une perspective qui prend en compte toute cette
complexité. Car il est toujours tentant de céder à ce que Gérard Althabe appelle les
"pressions descriptives" et qui correspondent aux discours ambiants qui nous
entourent.
Quand "Pierrot la Presse", un habitant de la rue de Clignancourt depuis 40
ans, m'explique que Barbes n'est plus Barbes à cause des jeunes arabes de la
seconde génération "qui traînent aux coins des rues", je peux imaginer que ces
jeunes sont effectivement un groupe à part dans Barbes et cela fait écho pour moi
aux discours des médias qui ne manquent jamais, parlant de ce secteur de Paris,
d'évoquer ces "beurs qui font du trafic en tout genre". Or, en restant attentif à
construire un savoir dans la singularité même que constitue l'entretien avec Pierrot,
je peux voir qu'il construit ces jeunes comme extérieurs dans un procès lié à lui-
même et à son histoire, à savoir que sa fille est marié à "un jeune arabe", qui, du
coup, est ainsi présenté et considéré comme différent des autres.
II me fallait donc rencontrer individuellement des gens avec qui, par ce degré
de connivence, de communicabiiité possible ou d'étrangeté dont je devais à chaque
fois reconsidérer les présupposés dans le présent même de la rencontre, il était
I 24
effectivement et concrètement possible de faire des entretiens et de les observer
dans les lieux mêmes qu'ils définissaient comme faisant partie de "leur" Barbes.
25
DEUXIEME PARTIE
ITINERAIRES ET PRATIQUES :
"A CHACUN SON BARBES"
I I
26
- II -ITINÉRAIRES
ET PRATIQUES :
"A CHACUN SON BARBES"
Ces descriptions d'itinéraire vont permettre de montrer de façon très visuelle
l'espace en question. Mais elles permettronnt également de se situer d'emblée dans
le coeur du sujet : Barbes n'est pas un espace circonscrit dans la ville, il est
protéiforme et pourtant il constitue un espace significatif pour chacun, un espace
singulier dans Paris. C'est pourquoi il s'agit de décrire la façon dont des
individualités le pratiquent.
Barbes est différent selon que l'on se place du point de vue de l'espace
résidentiel ou du point de vue commercial (Barbes est fait de la présence extérieure,
qu'elle soit étrangère au sens culturel ou étrangère géographiquement au secteur
urbain) et chacun délimite Barbes à sa manière. Ce qui est commun entre tous, c'est
de nommer sous le qualificatif "Barbes" un espace qu'ils définissent à leur guise,
chacun selon ses pratiques, comme commercial.
A) LE BARBES DE PIERROT LA PRESSE ET DE JEAN-LOUIS :
UN BARBES MYTHIQUE
Certains habitants anciens du quartier ont en commun de retracer une
histoire de ce secteur faite de nostalgie. Ils construisent un "âge d'or" de Barbes, un
temps où "Barbes, c'était autre chose, c'était pas que du chiffon". Pierrot la Presse
et Jean-Louis semblent en effet construire, comme pour mieux le définir à présent,
un Barbes "mythique".
I t
27
"Avant Barbes, c'était beaucoup des Italiens, un peu des Espagnols, des
réfugiés de l'Est, des juifs quoi. Après la guerre, ça a été les Arabes. Après
l'indépendance de l'Algérie, il y en a eu encore plus. Vers 1975-80, c'était les
jaunes, les Asiatiques quoi. Mais bon, ils dépassent pas la frontière du 19 ème,
ils restent vers la rue Riquet. Ils n'ont jamais réussi à venir vraiment par ici.
Vers 1980-85, alors là, c'était les noirs, beaucoup du Nigeria, du Mali. On les a
vus arriver, ça oui, on les a vus arriver, c'est ceux qui jouent au bonneteau un
peu partout dans le quartier...
Bon mais le quartier, il a toujours été commerçant, mais différemment. Il y
avait beaucoup de brasseries dans le coin. Maintenant, où il y a Vanoprix par
exemple (à l'angle du boulevard Barbes et du Boulevard Rochechouart), c'était
un grand cinéma 'Le Rochechouart". Vous auriez vu ce cinéma, un beau truc !"
"Et puis surtout, je vous dis, le quartier, c'était les cafés et les brasseries.
Les cafés, ça s'est arrêté bien sûr parce que leur clientèle, elle était européenne.
C'est les Français qui vont au café. Après, avec les Arabes, c'était plus la même
clientèle évidemment. Les brasseries, elles étaient trop grandes pour être
rachetées par des Arabes. Et puis Tali, il rachetait à meilleur prix, alors... C'est
comme ça que tous les cafés y ont fermés les uns après les autres. Il n'y en a plus
comme il y en avait avant, c'est fini la belle époque. Maintenant, du chiffon, du
chiffon, partout. De toute façon, le quartier, il est plus comme avant, il n'y a
plus la même animation qu'avant. Même les sex-shops, ils ferment. La
prostitution, elle a disparu par rapport à avant. Vous croyez qu'il y a de la
prostitution mais en fait c'est rien par rapport à avant. Ben oui, il y a plus
d'hôtels, plus de cafés, alors... "
"La Goutte d'Or, c'était beaucoup de cafés, rachetés par des arabes et des
noirs. Maintenant, ils ont fermé. C'est pareil pour les épiciers, avant, il y en
avait plein. Maintenant, c'est pas des épiceries, enfin moi ce que j'appelle les
28 épiceries, pas les boui-bouis qu'on trouve... Ce qui amenait l'animation dans le
quartier, c'était la fête foraine trois mois par an. Tout le boulevard, il y avait
des stands et des manèges. On disait à l'époque : "Il y a la fête à Neuneu et la
fête à Barbes." C'était aussi important. Vous auriez vu la fête !"
"Castorama, c'était le plus grand cinéma de Paris, ils ont tourné des
scènes de Benhur dedans. Avant, le boulevard Barbes, c'était des quincaillers,
des épiciers. Tout ça a fermé depuis 10 ans. Maintenant, c'est que des bazars.
Les Italiens, ils s'installaient beaucoup dans la cordonnerie, l'épicerie. Les
Espagnols, c'était le bâtiment et les arabes, c'était les cafés, les hôtels.
Maintenant, les arabes, ils ont pris la relève des italiens pour les épiceries,
enfin, comme je vous disez."
"Barbes, c'est le fief arabe de Paris mais c'est moins vivant qu'avant. Les
arabes se sont décentralisés, ils sont partis en banlieue, à Sarcelles,
Argenteuil... Il y a la ferme de Spahi à Argenteuil, c'est un supermarché arabe.
Pour le folklore, c'est Barbes le plus commerçant, c'est comme si on était chez
eux."
Jean-Louis, aujourd'hui âgé d'une quarantaine d'années, a longtemps habité
le boulevard Barbes, avant de s'installer en banlieue, à Argenteuil. Mais il a
toujours travaillé dans le nord de Paris, et notamment à Barbes. Il est en effet
livreur de café et son métier consiste à "faire les tournées" dans les bars. On
comprend donc une des raisons pour lesquelles il insiste sur la disparition des
brasseries. Mais son activité professionnelle n'explique qu'en partie sa nostalgie
affichée. Jean-Louis aime à se définir comme "un enfant du quartier" mais surtout
comme un ancien "loubard" qui faisait "les quatre cent coup dans le 18 ème".
Dans les années 60, Jean-Louis, cheveux gominés et look "Johnny", fréquentait les
fêtes foraines et les bals. Maintenant âgé d'une quarantaine d'années, "rangé des
29
voitures", il idéalise sa période de jeunesse dans son quartier d'enfance. Il
collectionne les cartes postales anciennes représentant Barbes et Pigal le. II parle
avec un fort accent parisien, une gouaille faisant penser au phrasé de Jean Gabin.
Il met en scène son histoire de Titi parisien, se présentant comme le légitime héritier
de l'esprit "faubourg".
La présentation qu'il me fait de l'actualité de Barbes ne peut donc se faire
qu'à l'aune de son passé idéalisé, de sa jeunesse festive. Pour lui, l'arrivée de
populations étrangères et les changements qu'en a connu le quartier,
correspondent en fait à sa propre trajectoire et à sa propre évolution. La fête
foraine ne s'installe plus sur le boulevard, les cinémas sont remplacés par des
commerces et lui-même n'est plus le loubard qu'une équipe de Cinq Colonnes à la
Une a filmé, dans les années 60, pour un reportage sur les "jeunes délinquants
parisiens"...
Un autre ancien habitant, Pierrot dit "Pierrot La Presse"15, est aujourd'hui
retraité. Rencontré dans un café assez éloigné de Barbes à l'atmosphère populaire
et familiale alors qu'il était en pleine partie de tarot, il opère la même distinction
temporelle.
'Moi, Barbes, j'y suis arrivé en 1952 avec mes parents et puis je suis resté.
J'habite rue de Clignancourt. Vous faites une étude sur Barbes, vous voulez que
je vous parle de l'invasion ? Avant, c'était plus commerçant. Enfin, c'était pas
les mêmes commerces. Avant, il y avait de tout, rue de Clignancourt, il y avait un
boucher chevalin, un tripier, des poissonniers. Maintenant, un poissonnier, je
sais même plus où est-ce qu'il y en a un. Maintenant, c'est que du chiffon. Moi,
je fais mes courses au Champion.'
Son surnom vient de son ancien métier, imprimeur dans la presse.
30
"Vous vous rendez compte, entre Barbes et Anvers, il y avait cinq cinémas
(le Louxor, La Fourmi, le Gaité Rochechouart, le Delta...). Maintenant, il n'y en
a plus... Vous voyez les marabouts qui sont rue de Clignancourt ? Il y a au
moins 15 ans qu'ils sont là. Ils habitent à l'hôtel qui fait l'angle. Quel trafic là-
dedans ! Ça se serait jamais vu ça avant. Moi, je ne les connais pas mais bon, je
sais que c'est pas clair. "
"Le marché Saint Pierre, c'est quand même ce qui a le moins changé. A
part la rue d'Or sel qui a beaucoup changé. Avant, elle était pleine de
restaurants. On allait toujours casser la croûte rue d'Or sel, ça c'était du
restaurant. Maintenant, là, ce sont des juifs qui ont les commerces de tissus. Les
tissus, c'est toujours des juifs, ils ont fermé les restaurants parce que c'était plus
rentable le tissu. C'est dommage... Maintenant, si je réfléchis, la vie du quartier,
c'est une vie plus commerciale que sociale. Avant, il y avait plus de commerces
mais c'était convivial. Il y avait plus de cafés. Regardez, maintenant, moi, je
descends jusqu'ici (rue Marcadel, de l'autre côté de la Butte Montmartre) pour
retrouver des copains, taper le carton. Avant, on avait des bonnes équipes à
Barbes. Maintenant, ils sont morts ou ils sont partis. "
"Les Arabes d'avant, ils étaient venus pour travailler, les nouveaux, ils
sont nés pour voler. Moi, les Arabes, avant, je les aimais bien. J'avais mon
meilleur pote, il est mort il y a deux ans. C'était un Arabe, on a traîné nos
gueules ensemble pendant trente ans. On allait dans de ces coins ! Maintenant,
j'oserais jamais y retourner ! Maintenant, le soir, je ne suis pas rassuré, après
10 ou 11 heures. Par exemple, moi, avec tous mes collègues algériens, on savait
où il était Ben Barka, il a été caché dans un hôtel du coin, bon, c'était
dangereux d'habiter là, mais ça faisait pas peur, on connaissait tout le monde.
Avant, il y avait des voyous, mais avec une éthique. Jamais ils n'auraient
attaqué une vieille dame pour son sac. Maintenant, c'est tout du trafic. Les
31
jeunes, ils ne valent plus rien. C'est pas du racisme madame, c'est la pure
vérité. "
'Ce qui est drôle par exemple, c'est le samedi soir, au début de la rue de
Clignancourt. Vous voyez toutes les bonnes femmes qui ont piqué chez Tati et
qui font des échanges, qui vendent. Vous connaissez le Marché aux voleurs ?
C'est boulevard de la Chapelle. Ça fait un angle de rue. C'est tous les voleurs à
la tire qui se réunissent là et qui vendent. Ah non, je vous jure, on n'aurait
jamais vu ça dans le temps..."
Pierrot la Presse, comme Jean-Louis, ne peut parler de Barbes sans évoquer
le passé. Il reprend à son compte des images stéréotypées renvoyant à une époque
révolue où le secteur était tenu par la pègre, "mais une pègre ayant une certaine
éthique". Là aussi, des re-créations de l'esprit "faubourg" qui émanait du quartier
d'antan, renvoient à sa propre jeunesse. Également, elles lui rappelent un temps où
son quartier, c'est-à-dire "sa" rue, la rue de Clignancourt, était un univers
d'interconnaissances, un prolongement de son espace privé, un lieu où il était
connu et reconnu, des commerçants, des voisins...
Les discours que Pierrot et Jean-Louis tiennent sur la présence de
populations étrangères dans le secteur sont intimement liés à cette nostalgie. Les
immigrés, en ce qu'ils ont de plus "étranger", ne sont pas les Algériens de la
première vague migratoire. Ce sont plutôt les "nouveaux", les plus jeunes qu'eux.
Le problème semble donc se focaliser dans le décalage générationnel plus
qu'ethnique ou proprement "culturel". En effet, à l'encontre des idées reçues, cette
forme de non acceptation de "l'étranger" ne concerne pas des attributs culturels. Il
ne s'agit pas de motiver son refus par une différence culturelle telle que la religion,
les pratiques culinaires, vestimentaires, etc. Pierrot parle plutôt des jeunes français
d'origine maghrébine, par exemple, qu'il voit chaque jour et qui ne ressemblent en
32
ríen aux hommes plus âgés de la même origine qui, dans le quartier, sont vêtus de
leur gandoura. L'étranger dans ce qu'il a "d'exotique" n'est pas ici la cible d'une
hostilité, mais plutôt le jeune français en jean et chemise bariolée16.
Pierrot, qui commente à souhait "la délinquance qui a envahi le quartier"
depuis quelques années et qui est, selon lui, la conséquence directe de la présence
des "étrangers", c'est-à-dire les immigrés de la seconde génération, a un gendre
d'origine algérienne. "J'ai marié ma fille à un arabe", me dit-il par provocation,
puis il ajoute "mais je connaissais son père"...
La cicatrice physique de cette évolution perçue négativement concerne au
premier chef les commerces. Ceux-ci sont présentés comme des preuves de cette
dégradation, ils apparaissent comme des signes infaillibles puisqu'à l'inverse, le
quartier tel qu'ils se le remémorent, était notamment un ensemble de petites
boutiques, de cinémas, qui fonctionnaient comme des repères. A présent, les
commerces sont pour eux vidés de leur rôle social. Ils associent, à travers un
discours nostalgique, la transformation de la structure commerciale, la fin de leur
"quartier" aux vertus de sociabilité à présent idéalisées, et la présence d'une
population qu'ils considèrent aujourd'hui comme "étrangère*'. Est-ce à dire que les
commerces d'antan permettaient une "vie de quartier" dans laquelle la mixité
sociale était valorisante, le voisinage avec des communautés immigrées vécu
positivement17 ?
1 6 Geneviève Zoïa dans son étude sur un quartier toulousain a relevé aussi que des jeunes "beurs" sont victimes d'une hostilité qui n'est pas motivée par des comportements jugés "directement arabes" mais plutôt par d'autres attitudes liées à leur jeunesse. "Légitimités des médiations. Deux modèles associatifs et deux territoires toulousains de développement social des quartiers.". Rapport de recherche dans le cadre de la Mission du Patrimoine Ethnologique. Programme Lien Social dans les périphéries urbaines. Juillet 1994. Elle cite également Olivier Roy : La cible de l'hostilité "n'est pas l'étranger exotique, le musulman pratiquant, la djellaba, les merguez [...] mais le jeune beur que l'on fréquente au quotidien et dont on dresse un portrait ethnique très éloigné du cliché raciste, tout en pouvant contenir la même charge d'hostilité.""Les immigrés dans la ville" in Ville, exclusion et citoyenneté. Entretiens de la ville II. 1 7 Dans un quartier lyonnais étudié par Yves Grafmeyer, les commerces de proximité qui étaient auparavant un des éléments matériels de la valorisation de la mixité sociale et qui permettaient de faire l'éloge de la convivialité et de la "vie de quartier" ont peu à peu disparu pour faire place à des boutiques "de gros". "Devenue pur spectacle, la nouvelle structure commerciale contraste évidemment du tout au tout avec l'ancien ordre des choses. Certes, les anciens commerces de détail n'avaient pas toutes les vertus de convivialité qu'on a pu leur accorder. II reste que les discours rituels sur le quartier-village ne sont aujourd'hui guère tenables.
33
Pierrot et Jean-louis ne comprennent pas l'intérêt d'une étude sur les
commerces dans la mesure où, pour eux, la densité commerciale actuelle apparaît
comme étant "purement économique", ne permettant pas de rapports sociaux
véritables tels qu'eux sont censés les avoir connus "dans le temps". Par opposition
à un passé auquel ils se réfèrent sans cesse, lès boutiques du secteur semblent
marquer pour eux des différences aujourd'hui inacceptables alors qu'elles étaient
jadis mises en avant. "Barbes, oui, avant ça aurait pu être intéressant à étudier,
mais maintenant, qu'est-ce que vous voulez dire ?" fait mine de se demander Jean-
Louis, pour qui la carte postale ancienne de la rue de Clignancourt, représentant
des dames à chapeaux, des voitures à bras et des cafés aux terrasses pleines, serait,
quant à elle, un véritable objet d'études, une époque à raconter avant qu'elle ne
disparaisse totalement
[...] le quartier a perdu les fragiles repères qui autorisaient, naguère encore, l'illusion du mélange social et d'une authentique vie de voisinage." in Informations Sociales, op cit. "Métamorphoses", p 54-59.
34
B) LE BARBES DE LOÏC ET DE DANIELE : LE MARCHÉ DEJEAN
1) Présentation de l'espace marchand
Même s'il est considéré comme "un marché pour les étrangers", de par sa
clientèle en majorité d'origine africaine, le marché Dejean présente tout de même un
certain brassage social, car les rues qui l'entourent, faisant partie du quartier de la
Goutte d'Or, sont aussi habitées par des familles aux origines diverses et beaucoup
de personnes âgées françaises18.
Par ailleurs, ce marché en plein air est de petite taille. Il s'étend sur une rue
d'une largeur conséquente mais d'une longueur moindre (100 mètres). Situé dans
une petite rue piétonne, entre le boulevard Barbes et la rue des Poissonniers, à côté
du métro Château-Rouge, il fait figure de voie d'entrée dans la Goutte d'Or. La rue
des Poissonniers ainsi que la rue Poulet qui encadrent le "marché Dejean"
connaissent chaque jour une grande animation. Des dizaines de petites boutiques
spécialisées s'y trouvent. Des épiceries de fruits et légumes "exotiques", des
boucheries islamiques, des marchands de tissus, des salons de coiffure et des
boutiques de produits de beauté africains19...
II y a sur le marché proprement dit trois poissonniers et quatre bouchers. Ces
derniers proposent à bas prix de la viande de mouton, de chèvre mais aussi du
boeuf et de l'agneau, sans oublier le poulet. Les morceaux de viande sont mis en
tas dans des vitrines réfrigérées qui sont disposées sur la rue, en contre-déballage.
Le même système de vente que chez les autres commerçants de la me est à l'oeuvre
chez les bouchers. Les vendeurs sont là pour l'opération proprement dite d'achat.
18"Certes, le quartier de la Goutte d'Or / Château Rouge a toujours été un quartier populaire, très peuplé, constitué d'une population modeste, mais inscrite socialement (ouvriers, artisans, petits employés)... mais il n'a jamais été le plus pauvre des quartiers parisiens, loin de là. s'insoivant plutôt dans le panorama social du Paris populaire entre les Batignolles et la Villette." Etude SEMA VIP op. cit.
quartier de la Goutte d'Or et la visibilité de la population immigrée sont étudiés par Messamah Kbelifa et JC. Toubon. Centrante immigrée. Le quartier de la Goutte d'Or. CIEMI / L'Harmattan. 1991.
35 Ils servent leur client et lui donnent un ticket que celui-ci doit aller présenter pour
régler. Ce dernier revient avec le ticket dûment tamponné et récupère la
marchandise qui a été, le temps du paiement à la caisse, rangée sous l'étal.
Des commerces de fruits et légumes jalonnent aussi la rue piétonne et
encadrent une superette ED. Les étals de fruits et de légumes ressemblent à ceux
que l'on trouve dans n'importe quel marché parisien. Les fruits soigneusement
disposés en pyramide, les cageots remplis derrière chaque stand, prêts à être
déballés dès que le premier stock est vendu, les panières en plastique distribuées
pour que les clients puissent se servir librement..
Au début de la rue, des femmes africaines, assises sur le trottoir, étalent un
tissu à même le sol et vendent quelques menues marchandises, des produits de
beauté, des poissons séchés, des herbes et des épis de maïs bouillis. La municipalité
du 18ème arrondissement, dont la nouvelle équipe20, interrogée à propos des
commerces, voulait se montrer très fière de ses marchés "cosmopolites", a pourtant
avoué "ne plus tolérer ce commerce illicite qui apporte des nuisances aux
riverains".
'Ces femmes sans statut qui vendent de tout, même des médicaments pour
se blanchir la peau, c'est très dangereux. En plus, après le marché, on est obligé
de faire venir un service de nettoyage exprès pour les épis de maïs qui sont
partout par terre, sur la voie publique. Les riverains en ont marre et on les
comprend. Ce qu'il faudrait, c'est leur trouver un endroit légal pour ces femmes,
on ne veut pas les chasser, vous savez, il faut faire plaisir à tout le monde... Moi,
le marché, pour rien au monde j'irais y acheter du poisson ou de la viande, pour
être malade après ! Les légumes, oui, à la limite, mais le poisson, vous avez vu les
stands, c'est même pas frais!"
20Depuis les dernières élections municpales. Daniel Vaillant, PS, est le nouveau maire du 18 ème arrondissement.
36
Madame BM chargée de l'"intégration" à la mairie, résume sans le savoir ce
qui fait qu'un marché, considéré et vécu peut-être comme un espace de liberté, est
aussi le fruit d'une volonté politique qui prend en compte des règles administratives
et sanitaires. Les vendeurs sont des commerçants, ayant chacun leur patente et
payant tous une taxe pour installer leurs étals sur la voie publique.
Mais ce n'est pas un véritable marché dans la mesure où les emplacements
sont ceux des commerçants sédentaires de la rue qui ont droit au "contre-
déballage". Cette rue jalonnée de boutiques a été transformée en 1975, par arrêté
municipal, en rue piétonne et c'est à cette transformation urbanistique qu'elle doit
son nom de marché.
La me déborde d'activités tous les jours de la semaine, sauf le lundi. Sa
temporalité même montre qu'elle ne forme pas un marché proprement dit
Car si un marché hebdomadaire dans une ville moyenne de province, par
exemple, constitue dans la ville "un événement"21, celui de la rue Dejean à Paris, lui,
ne modifie pas le paysage urbain. Quotidien, il ne représente pas un temps à part, il
ne bouleverse ni le rythme de la ville ni celui du quartier. C'est au contraire son
absence qui produirait un certain événement.
Le matin dès 7 heures 30, les manutentionnaires de chaque stand préparent
les étals et déballent la marchandise, comme sur un marché traditionnel. Durant
toute la matinée, les clients déambulent, les uns dans le but précis d'acheter, les
autres en passant, en partant au travail ou en flânant. La plupart des achats
s'effectue pourtant le matin car les ménagères "préparent le repas du midi", comme
me dit Robert, l'un des bouchers. Mais dès 13 heures 30, la majorité des
2 1 Le marché de Carpentras. lui, constitue un événement. le vendredi est un jour particulier dans cette ville. Voir Michèle de la Pradelle. op. cit.
37
commerçants ferment leur stand pour ne le réouvrir que vers 15 heures 30, alignant
leurs horaires sur ceux de certaines boutiques de rues commerçantes de Paris et
d'ailleurs. La semaine, les après-midi sont calmes et ne connaissent pas
l'effervescence du marché du samedi matin. Ce n'est qu'aux environs de 18 heures
que l'activité redémarre, quand les clients rentrent de leur travail. La rue reprend
alors son allure marchande, jusque vers 19 heures 30. Mais c'est le samedi et le
dimanche que le marché bat son plein. La foule n'est plus exclusivement composée
des habitants des rues alentour mais de gens venus de toute la banlieue et parfois
même de province. Certains banlieusards habitués du marché du samedi matin
savent qu'ils y rencontreront des connaissances, des cousins ou amis qui, comme
eux, habitent la périphérie, mais font leur marché du samedi matin à Paris, à
"Château-Rouge".
2) Des commerçants sédentaires et des clients "nomades"
Cette dimension extra-territoriale donnée au marché revient dans les
discours des vendeurs. Chacun parle du fort pouvoir d'attraction du marché
Dejean, connaît quelqu'un qui "fait des kilomètres pour venir jusqu'ici" et y va de
sa petite histoire. Les vendeurs ont tous "leur client" de la province, tel le
poissonnier et "son" client africain qui vient chaque samedi depuis Reims où il tient
un restaurant, ou le vendeur de légumes montrant à qui le veut les photos de lui
prises sur le stand et envoyées par quelque touriste en goguette. Ou encore le
marchand de vêtements, Monsieur Barreau explique pourquoi il "suit ses articles
" : ses vieilles clientes africaines et provinciales aiment à retrouver la marchandise
qui fait qu'elles se déplacent de si loin, alors que les articles proposés sont sans
doute identiques à ceux de n'importe quelle autre boutique.
Si ce marché est considéré comme un marché africain, au moins rayonne-t-il
sur la communauté africaine de tout le territoire français, comme semblent le
souligner certains habitués du lieu. La mobilité par rapport à tel espace urbain
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apparaît comme le pendant des images de "ghetto" souvent invoquées pour la
Goutte d'Or. L'appellation même de Goutte d'Or renvoit aussitôt à la
"concentration" d'une population allogène, mais, de son côté, le marché qui par
ailleurs représente comme je l'ai dit la porte d'entrée de ce quartier, fait appel à l'idée
d'une extrême mobilité des gens d'origine africaine.
Marc Auge22 explique comment, dans la figure de l'étranger, ce qui fait peur
est cette ¡mage même de mobilité. « L'immigré nous renvoie notre propre image de
sédentaire »23. Contrairement à un véritable marché "traditionnel", un marché
parisien tel que celui de la rue Dejean, quotidien, n'est pas tenu par des forains, des
vendeurs qui "font" plusieurs places marchandes et qui, par là-même, apparaissent
pour la population locale comme "venant d'ailleurs"24. Les vendeurs de la rue sont
sédentaires. Ils sont en place tous les jours et ne travaillent que sur ce marché, à
plein temps. Ils ne font donc pas appel à une certaine idée de mobilité. Inversement,
ce sont les clients qui semblent endosser la figure du "nomadisme", même s'ils sont
habitants du quartier et a fortiori s'ils viennent de banlieue et de province. Dans la
mesure où, dans leur grande majorité, les propriétaires de boutique sont d'origine
française, ce sont les clients d'origine étrangère qui sont placés dans une position
d'extériorité, une extériorité socialement et géographiquement difficile à
déterminer. Et quand le poissonnier m'explique qu'il n'entretient que des relations
"de vente", aussi particulières soient-elles, avec ses clients africains, c'est qu'il
considère qu'étant des gens extrêmement mobiles, il ne les rencontrera pas dans
d'autres circonstances que celles, très bien définies, du marché.
2 2 Pour une anthropologie des mondes contemporains. Aubier, 1994.
^Emmanuel Vaillant reprend cette analyse de Marc Auge dans L'immigration. Collection Les Essentiels, Editions Milan. 1996. 2*11 est donc essentiel qu'aux yeux des clients les forains apparaissent, à tort ou à raison, comme des gens d'ailleurs. Il est vrai qu'en tant que commerçants itinérants, censés courir d'un marché à l'autre au cours de leur tournée, ils incarnent la figure du nomade, de celui qui n'est de nulle part. On n'imagine pas qu'on puisse les rencontrer dans les rues de la ville en d'autres circonstances." Michèle de La Pradclle, op. ciL p 115.
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3) Deux espaces, deux temps ?
a) Lieu de commerce et lieu de vie
Quant aux commerçants qui font l'activité commerciale du secteur, la
majorité d'entre eux n'habite ni Barbes, ni la Goutte d'Or. Les propriétaires de
boutiques et d'étals arrivent chaque matin et repartent le soir, retrouvant leur
quartier de résidence, souvent la banlieue nord, par exemple Cergy, Argenteuil,
Epinay... Ils présentent Barbes comme leur lieu de travail, le lieu des "affaires" mais
ils ne voudraient surtout pas l'habiter.
Il y a donc l'espace marchand et l'espace d'habitat qui, pour eux, sont à
distinguer. Dans leurs discours, il est gratifiant, d'une part, d'insister sur le fait qu'ils
n'habitent pas là, d'autre part de dire que s'ils sont là pour leur travail, c'est qu'ils y
font de bonnes affaires.
Dans l'un des stands de poissonnerie de la rue Dejean, le patron que tous ses
employés appellent Xavier, un homme jeune qui n'hésite pas "à mettre la main à la
pâte" m'explique en quoi l'installation de son étal dans ce quartier n'est qu'une
bonne opération commerciale :
"Nous, avant on tenait un autre commerce avec mes parents, mais pas
dans le coin, dans un quartier plus traditionnel, mais c'est vrai que les
commerces, ils fermaient les uns après les autres. On voyait bien qu'il y avait un
truc à faire dans l'exotique avec la communauté africaine. Alors je me suis mis
dans le poisson. Ça fait deux ans qu'on est installé et ça marche bien, on vend à
tous les Africains de France. Ici, c'est d'abord les Asiatiques qui ont créé le
marché de l'exotique, ceux qui habitent tout le 13 ème. Ils se sont installés
autour du marché mais pas dans la rue, dans celles d'à côté. Eux, ils tiennent le
marché des racines, le gimgembre, la patate douce, etc. Après ça, bien sûr, il y a
eu de plus en plus d'Africains qui sont venus, donc les autres commerçants se
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sont mis eux aussi à l'exotique, les fruits, les légumes et tout le reste. On a
regardé ce qu'ils faisaient les Asiatiques et on a pris Vautre part du marché, et
ça marche fort... "
"Mais bon, vous savez, c'est pas facile de travailler avec tous ces gens là,
les Africains et les autres, ils sont pas faciles, heureusement que je suis là que
pour mon boulot, sinon, je pourrais pas tenir. Non, ici, c'est pas vivable, c'est
bien pour le commerce parce qu'ils achètent beaucoup, pour ça, c'est bien, mais
pour le reste, non. "
Son employé, Loïc, très fier des produits qu'il vend, me commentant avec
enthousiasme "sa" marchandise, insiste également pour me dire qu'il est là
uniquement "pour le travail".
"Moi, j'habite pas là, ah non, pas pour tout l'or du monde ! Ici, le soir,
faut pas venir, c'est que de la drogue et tout ça. Non, moi j'habite à Cergy, c'est
la campagne. Ici, c'est bien pour vendre, c'est le mieux, il y a toujours du monde,
c'est l'animation tous les jours. Mais le quartier, je voudrais pas que ma fille
voit ça, je voudrais pas faire vivre ma famille ici, c'est trop dangereux. L'autre
jour, on a un collègue, il s'est pris un coup de couteau, comme ça, par un black,
pour une petite histoire. "
"Les africaines, elles sont méchantes vous savez, il faut pas leur répondre,
si on dit quelque chose à une, tous ils se mettent contre vous, même si c'est
l'autre qu'a tort. Et puis ils sont trop magouilleurs, ils donnent des fausses
pièces et après ils vous font croire que c'est vous qui leur avez donné en rendant
la monnaie. La caissière ici, elle en voit des vertes et des pas mûres!"
41 La dissociation faite entre l'espace du travail, un lieu qu'on ne choisit pas
forcément, et le lieu d'habitat, présenté ici comme un choix de vie, montre
également en quoi les relations d'échanges marchands qui s'instaurent sont, à les
croire, purement commerciales, empreintes d'une certaine agressivité, du fait même
qu'elles se déroulent dans ce lieu et avec "ces gens". Si dans leur discours, Barbes
apparaît comme un bon endroit pour faire du commerce car habité par des
populations qui achètent, à l'inverse il est perçu comme un secteur "à éviter" pour
les autres sphères de la vie sociale.
La dimension économique, à mon sens, semble masquer tout le social. Mais
de ce fait, ne le révèle-t-elle pas ? En m'expliquant que leur "vraie vie est ailleurs",
que les relations qu'ils ont avec les clients, africains notamment, sont purement
commerciales, ces vendeurs me disent bel et bien qu'ils ont des rapports sociaux
avec ces mêmes gens. L'économique m'est apparu alors comme le prétexte invoqué
par tous, au premier abord pour dire en fait autre chose, sur eux-mêmes.
Loïc, le jeune employé, a connu plusieurs expériences de vente, notamment
en grandes surfaces. Il a travaillé dans plusieurs supermarchés de la région
parisienne avant de revenir "faire les marchés".
"Moi avant, je vendais en supermarche', je préfère ici. Ici, on crie, on
tutoie tout le monde. Dans le supermarché, c'est vendeur et c'est tout. Ta pas à
dire, rien à voir, dans la grande distribution, on est pas reconnu, à moins d'être
acheteur dans une centrale d'achat. Vous savez, l'artisanat, c'est quand même
une autre façon de travailler, c'est une autre conception du commerce, de la
vente. Et puis avec la clientèle, c'est pareil, rien en supermarché, ici, on est au
grand air, on peut parler, quoique qu'on peut pas non plus trop parler, parce
qu'on perd du temps dans la vente sinon. On essaie de réduire au maximum les
paroles avec le client sinon, on n'en finit plus, surtout ici, parce qu'ici madame,
42
qu'est-ce que ça marchande ! Bon, quand ils achètent en gros, on leur fait un
petit quelque chose, mais les autres, pas question, tant pis, ils demandent quand
même. Mais je préfère ça que rien du tout comme au supermarché /"
Si Loïc ressentait un manque de reconnaissance au sein de l'univers du
supermarché, ici, sur le marché Dejean, et quoiqu'il en dise, il noue des relations, il
parle avec les clients, il n'a pas l'impression de n'être "que vendeur". En fait, Loïc,
en opérant une distinction entre son espace qu'il présente comme exclusivement
professionnel et son univers social personnel (familial, résidentiel...), ne parle-t-il pas
de ce qui fait d'un marché un espace spécifique dans lequel la relation entre
vendeur et client est véritablement interpersonnelle?
b) Du jour à la nuit
Barbes en tant qu'espace marchand relève également d'un temps spécifique.
Les gens font une distinction très nette entre le temps du commerce, de la vie
quotidienne faite d'échanges, de relations plus ou moins conviviales, c'est-à-dire le
jour, et le temps du danger, de l'insécurité, c'est-à-dire la nuit Barbes le jour, c'est le
commerce "bon enfant", celui qui, plus ou moins légal, ne met pas trop en danger,
celui qui fait que la rue est investie par des familles, des ménagères, des hommes qui
vendent à la sauvette mais qui ne représentent pas un véritable danger. Barbes, la
nuit, représente tout ce qui est du domaine de l'insécurité.
"Le soir, après le travail, je ne traîne pas, je prends vite mon métro et je
rentre à la maison", me dit Sophie Samama, la responsable de communication de
Tati, pourtant pleine d'éloges sur l'atmosphère si joyeuse et conviviale de Barbes le
jour.
"Le jour encore, ça va, mais la nuit, c'est autre chose, là c'est du sérieux"
me dit-on rue Belhomme, au café de monsieur Luis qui ne désemplit pas la journée
mais baisse sa devanture dès que les employés de chez Tati quittent le secteur pour
regagner leur domicile.
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Lorsque les commerces ferment le soir, c'est un autre commerce qui prend
place, celui des différents trafics. Ce discours est plus phantasmagorique que lié à
une réalité empirique. Si la Goutte d'Or est connue pour son trafic de drogue,
Barbes est plutôt un quartier désert le soir. C'est en cela qu'il est peut-être
assimilable à un marché : le soir, quand les boutiques ferment, l'espace urbain est
complètement modifié, chaque commerçant rentre son étal, les camions de
nettoyage de la ville de Paris passent, la foule qui envahissait les trottoirs comme la
voie publique s'évanouit, ... Et, dans la mesure où les lieux de nuit, restaurants et
cafés, ont disparu, il n'y a aucune activité nocturne à Barbes, beaucoup moins que
dans d'autres quartiers parisiens. Barbes, le jour, en ce qu'il est le temps et le lieu des
échanges marchands, fait venir des individus extérieurs, il contraste donc avec la
nuit où seuls les habitants restent dans le quartier. Si Pierrot la Presse ne sort plus le
soir après 22 heures comme il le faisait jadis, c'est qu'il n'a non seulement plus l'âge
mais aussi c'est parce que tous les lieux qui faisaient selon lui l'attrait du secteur,
comme les brasseries, les cafés, les cinémas mais aussi les cabarets, les bals, ont
déserté le quartier.
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4) Autour d'un étal
Les deux poissonneries côte à côte étalent, chacune, des espèces rares et
pourtant bon marché telles le capitaine, le thiof, le likoko, le tilapia, la rascasse, la
sirulle, très prisées par les Africains. Certains poissons, présentés congelés, sont
importés de Dakar ou d'ailleurs en Afrique. D'autres, récemment péchés, sont
exposés vivants dans des seaux remplis d'eau, "d'eau presque chaude" comme
aime à le rappeler le vendeur "car ce sont des poissons des mers chaudes",
marquant ainsi leur origine exotique.
Mais les étals de poissons offrent également des espèces plus connues que
l'on trouve chez d'autres poissonniers. Ainsi, des merlus, des carpes, toujours
présentés entiers et non en filets, sont étalés sur la glace à côté des poissons venus
d'ailleurs. Et autour de cet étal de produits aux origines diverses, des clients
"français", africains, antillais, maghrébins se retrouvent pour une même opération
d'achat.
Loïc, dans sa façon de créer autour de son étal une petite scène, obtient que
tout le monde attende sagement son tour dans la queue tout en participant et en
ne se sentant en aucune façon exclu de cette communauté éphémère créée pour
l'occasion. Ayant autour de lui des gens d'origines diverses, il s'emploie à marquer
pour chaque client ce qui peut faire la caractéristique de ce dernier. On assiste alors
à une série de caricatures.
S'adressant à une jeune femme d'origine africaine qui semble hésiter devant
l'étal, Loïc, conscient du temps précieux qui passe pour réaliser une vente en
faisant patienter les autres, lance à la cantonnade : "Alors cousine, tu regardes ou
tu prends ? Ah ici, ils viennent avec dix balles et ils voudraient repartir avec des
kilos de came, allez cousine, on va pas y passer la nuit !"
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De la même façon, une vieille dame française, qui veut montrer à tous qu'elle
est une habituée, cherche à engager la conversation: "Y'a quoi de bien
aujourd'hui ?" Et Loïc, répondant à la demande de la femme, c'est-à-dire celle
d'être traitée comme une cliente fidèle mais aussi comme une "personne âgée",
n'hésite pas à caricaturer la vieillesse sur un ton moqueur et provoquant : "Elle me
demande ce qu'il y a de bien, elle est mignonne ! Mais grand-mère, tu la connais
ma came, prends-toi du maquereau, ça te fera du bien et il est pas cher cette
semaine !"
Ces manières d'être vis à vis de* ses clientes pourrait provoquer, dans un
autre univers social que celui du marché, des réactions vives, elles pourraient être
considérées comme des insultes. Or, parce qu'il s'agit de jouer tous à être sur un
marché, parce que chacun a besoin de pouvoir identifier et être identifié, les paroles
sont prises pour ce qu'elles sont, à savoir des paroles de marché. Loïc, s'il est
conscient de servir une femme africaine et non française, une personne âgée et non
une jeune femme, s'il a un comportement particulier pour chacune, n'en est pas
moins en train de montrer que "faire ses courses, c'est pour tout le monde pareil"25.
2 5 J'ai observé ces scènes marchandes en pensant bien sûr aux analyses de Michèle de La Pradelle, car il semble bel et bien qu'il y ait "une manière de se comporter" spécifique à la situation de marché et que l'on retrouve aussi bien à Carpentras qu'à Belleville ou à Barbes. "A chaque fois, on grossit, éventuellement jusqu'au ridicule, les petites différences de manière à donner vie. un instant, à une figure stéréotypée dans laquelle tout le monde peut se reconnaître. La logique de cette mascarade n'est donc jamais ni d'exclure ni de classer, de revendiquer un statut ou une qualité : par la caricature de tous les petits travers de l'humanité moyenne, on rend au contraire manifeste qu'"on est tous pareils". On se donne mutuellement en spectacle une société, bien évidemment fictive, qui ne serait composée que de semblables." op. cit. p 303.
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5) Faire le marché avec Daniele
Les frères Benhamou, les "légumes et fruits du marché", propriétaires de
plusieurs magasins dans le 18 ème arrondissement, sont présents sur le marché
depuis 12 ans. Leur boutique, "la plus achalandée de tout le marché" comme ils
me le rappellent à la première occasion, ressemble à une boutique de produits "haut
de gamme", celle dont on est sûr d'y trouver n'importe quel fruit en toute saison.
Les patrons tiennent à la présentation des produits et descendent régulièrement de
leur bureau, situé au premier étage, pour vérifier la bonne tenue des stands et la
bonne marche des affaires.
Daniele est une des clientes très régulières du marché Dejean et une
habituée du stand de fruits et légumes des Frères Benhamou. Elle s'y rend chaque
samedi matin, vers 9 heures où elle retrouve Faouzi, le vendeur employé.
Daniele est française et mariée à un Algérien qui tient un café-hôtel dans la
Goutte d'Or. Elle habite en face de l'Eglise Saint-Bernard. Très impliquée dans la
vie de son quartier, elle me parle du local d'échanges de seringues installé devant
chez elle et elle porte bien en évidence le ruban rouge de lutte contre le sida. Elle
travaille à la cantine d'une école spécialisée pour élèves en difficultés située Porte
de la Chapelle. Son rôle est de recevoir les plats, de vérifier les stocks, les
inventaires et de faire le ménage après le repas. "Maintenant, c'est une entreprise
privée la cantine, mais bon, moi, je vais lui parler à Daniel Vaillant, le maire, je
le connais, c'est un gosse du quartier. Je vais lui dire qu'il nous remette avec la
Caisse des Ecoles, parce qu'il y a en marre de se faire exploiter !" Daniele donne
limage d'une "femme qui ne se laisse pas faire".
"Les courses, c'est un rituel !", me précise-t-elle d'emblée. "Si je les fais pas,
je me sens toute chose, et puis j'ai mon parcours, je sais où je vais, je fais mon
petit tour, quoi !" Elle obéit en effet à un trajet extrêmement précis, réalisant des
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achats bien déterminés chez des commerçants avec qui elle a noué des relations de
longue date.
En sortant de chez elle le samedi matin avant 9 heures, elle se dirige
automatiquement rue des Poissonniers où se trouve "sa" boucherie, ou plutôt "son
boucher" car Daniele dit ne pas avoir choisi le magasin mais la personne qui le
tient. "Mon boucher, je l'ai suivi dans toutes les boucheries du quartier. Il a été
employé dans plusieurs endroits avant et à chaque fois, falláis où il était.
Maintenant, il a pris son commerce, alors pareil, je l'ai suivi. C'est parce qu'à
lui, je fais confiance, j'ai toujours de la bonne viande avec lui. Et puis je peux
lui demander n'importe quoi, je peux lui passer n'importe quelle commande, je
l'ai. Par exemple des fois, si je veux du lapin, ici dans le quartier, ils font pas ça
le lapin, puisque c'est arabe, et bien lui il arrive à m'en avoir pour le
lendemain. Bon, chez lui, j'ai mon compte aussi, je paie qu'en fin de mois,
j'achète tous les samedis et je paie après."
Daniele commence ses courses par cette halte si plaisante chez son boucher.
Elle donne la liste de ce qu'elle désire, des poulets à l'agneau en passant par les
merguez et les steacks. Elle repart aussitôt sa commande passée, qu'elle viendra
chercher un moment après, en revenant du marché proprement dit.
Ensuite, elle se dirige vers le marché Dejean. Le premier étal est celui des
frères Benhamou, les légumiers qui emploient Fouazi. Daniele achète tous ses fruits
et légumes ici, sans exception. "Vous comprenez, ici, c'est la fraîcheur, je dis pas
qu'au Franprix c'est pas bon mais pour le frais, c'est ici, je trouve tout, je sais
qu'ils ne me refileront pas des invendus. Et puis moi, le frais, je connais, je sais
quand quelque chose est avarié, avec la cantine..."
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En ma présence, Daniele et Fouazi jouent aux connaissances de longue
date, montrant leur relative intimité à travers la plaisanterie qui les réunit.
"Mais il s'est fait couper la moustache Fouazi, il fait le beau
aujourd'hui ! Il a un rendez-vous après le travail, c'est pas possible autrement !
- Bonjour Habibi, je suis beau, hein ? Tu voudrais pas de moi comme ça ?
- Il est fou celui-là ! Et puis j'ai tout ce qu'il faut à la maison !
L'autre vendeuse intervient :
- Daniele, aujourd'hui, il veut se caser mais je te préviens, c'est pas un cadeau !
Prends le si tu veux, nous on te le donne, on en a marre !
- Dis moi, je vais pas prendre trop de fruits cette fois-ci, je sais pas pourquoi,
cette semaine, les enfants, ils m'ont laissé toutes les bananes, j'en ai un saladier
plein à la maison. C'est bizarre, normalement, ils se jettent dessus, j'en ai jamais
assez et là, rien, je sais pas. Bon, c'est vrai qu'avec les grèves, comme ils allaient
pas à l'école, ils mangeaient pas en rentrant. Cette semaine, ils ont préféré les
Mars, les gâteaux, des trucs comme ça. "
La conversation qui s'engage entre Daniele et les vendeurs est faite d'une
certaine connivence. Chacun semble connaître une partie de la vie des autres et
chacun y joue un rôle bien défini.
Faouzi est le vendeur préféré de nombre de ménagères qui viennent au
marché. Il est aussi celui, parmi les autres vendeurs de l'étal, qu'on aime à railler
gentiment. Il est moqué par ses collègues. II est sans cesse "remis à sa place" et
rappelé à l'ordre. Lui-même semble abonder en ce sens, se présentant comme
"l'emmerdeur du magasin" mais aussi 7e plus bossseur de tous". Il est celui qui
donne l'atmosphère à l'étal, chantant sans cesse la célèbre chanson "Chérie je
t'aime, chérie je t'adore..." Il interpelle ses clientes habituelles avec un mot doux
pour chacune, il feint de les courtiser. Mais chacun sait que la relation s'arrêtera
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après l'opération d'achat, une fois l'étal quitté. Cependant, aussi éphémère et
"superficielle" que puisse paraître cette relation, elle se répète chaque semaine et se
trouve enrichie au fur et à mesure, alimentée par le même26.
En parlant avec les vendeurs, Daniele parle d'elle-même, de sa famille, de ce
qui fait sa vie quotidienne, de l'école aux grèves, de ce qu'ont mangé ses enfants
jusqu'à la place de son mari dans le foyer. En passant en revue chaque recoin de
l'étal et de la boutique, elle glisse un mot qui est censé donner des informations sur
elle et sa famille.
"Donne moi un beau chou, je ferai un gratin mercredi soir. Le mercredi
soir, j'ai pas envie de m'enquiquiner avec la cuisine. Bon, qu'est-ce que je t'ai
dit que j'allais faire lundi ? Ah oui, le poulet, alors donne moi des pommes de
terre, les moins chers pour les frites, je prendrais des "charlottes" pour le reste.
Si je leur fais pas des frites avec le poulet, ils vont pas être contents. Bon, et
puis, le reste, comme d'habitude, lu connais la chanson, les salades, les carottes,
les navets pour la soupe, enfin bon, tu vois."
En faisant ses courses sur l'étal de fruits et légumes où elle est sûre de
rencontrer Fouazi et la caissière, qu'elle connaît depuis longtemps mais dont les
relations se cantonnent à la sphère du marché, Daniele semble apporter avec elle
un peu de son univers privé. Mais la part de cet univers donné en spectacle dans
le domaine public est savamment cousu de paroles anodines. Ce que Daniele peut
dire de ses enfants, toute mère de famille pourrait le dire et pourtant tout semble
prouver qu'il y a une certaine intimité entre ces acteurs. Mais les petites histoires
banales sur sa vie quotidienne que livre Daniele aux vendeurs, qui lui répondent
26"Stéréotypes usés, éculés même, mais dont la fonction est d'assurer "le contact" (fonction phatique du langage) : la communication passe-t-elle ou non ? Si oui. qu'importe d'aller plus loin ! L'équilibre symbolique n'est pas rompu et. de ce fait, il y a eu bénéfice... Que dire à l'épicier, et à quels moments (moments creux, heures de pointe ?), pour continuer de se faire connaître sans déborder dans une familiarité qui ne convient pas, parce qu'elle excède les rôles autorisés par la convenance ?" Pierre Mayol, p34-35. L'Invention du Quotidien. 2. Habiter, cuisiner. Folio Essais. Gallimard, 1994.
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par d'autres banalités d'ordre général, servent là aussi à constituer un espace de
sociabilité dans lequel un certain type de communication est à l'oeuvre. « La
parole étant une fin en soi, ce qui est dit doit être de nature à maintenir le lien; d'où
l'intérêt de tous ces énoncés - banalités, clichés, formules toutes faites - dont le
contenu n'a "par lui-même aucun poids" et est donc susceptible d'être commun à
tous. Ils permettent d'établir une relation éphémère de libre sociabilité avec une
multiplicité d'acteurs qu'on ne "connaît" qu'à des degrés fort différents »27.
Daniele ne fait jamais de liste et pour avoir le plaisir de tout commenter, elle
attend quelque fois que la vendeuse lui fasse l'inventaire des produits pour
s'arrêter sur l'un deux et dire "Ah oui, j'allais oublier, heureusement que tu m'y
fais penser, mets en moi deux kilos". A la fin des achats, au moment de payer, la
vendeuse lui redit à voix haute, devant les autres clients qui peuvent se trouver à
la caisse, tout ce qu'elle a pris et le montant de chacun de ses achats. Daniele
acquiesce, peut demander de rajouter un produit et paie en liquide. Elle même ne
fait jamais mention de l'argent. Elle ne demande jamais le prix d'une marchandise,
ne laisse rien paraître quand la vendeuse lui annonce ce qu'elle a à payer, comme si
elle voulait montrer qu'elle ne compte pas lorsqu'il s'agit de nourrir sa famille.
Daniele ne dépasse pas la boutique de fruits et légumes du marché Dejean,
elle "fait le marché" sans véritablement le faire, sans le parcourir. Elle ne va jamais,
même pour flâner ou bien comparer les produits, sur les autres étals. Mais elle dit
tout de même faire son marché au marché Dejean, parce qu'elle se sert chez
Monsieur Benhamou.
En repassant devant chez elle, Daniele appelle ses enfants, qui sont
chargés de monter son charriot rempli. Elle redescend à ce moment là avec sa fille
Aida, qui va l'accompagner à la supérette. "Je viens la chercher maintenant,
27Michèlc de la Pradelle, op. cit. p 315.
51
parce que le marché, pour elle, c'est trop tôt, elle dort, alors je la prends quand
elle est réveillée, pour faire le Franprix." "Faire le Franprix" avec sa fille Aida,
c'est une façon de donner non seulement à la pratique même de faire ses courses
mais aussi aux produits une charge symbolique très forte. Chaque produit est
destiné à un membre particulier de sa famille, les gâteaux de Farid, les bonbons
d'Aïda... Chacun a sa place dans ce jeu et les produits renvoient chacun à la
personnalité d'un membre de la famille et à la place qu'il tient au sein du foyer.
6) Au Franprix comme au marché
Après le marché, Daniele va au Franprix où elle achète "tout ce qui est sec",
Elle s'approvisionne en effet en pâtes, gâteaux, boissons... Daniele va au Franprix
comme elle va au marché. Son parcours bien défini dans le quartier englobe les
deux espaces et elle ne semble pas opérer de différenciation entre les deux
pratiques.
Il est d'usage d'opposer le marché, lieu d'authenticité, de tradition et de libre-
choix, aux supermarchés et surtout aux hypermarchés, présentés comme les lieux
de la surmodemité, des non-lieux qui font s'entasser des consommateurs aliénés. Il
y aurait d'un côté le "marché-vrai", celui où clients et commerçants se connaîtraient,
auraient de vraies relations sociales, et surtout où un certain plaisir de faire ses
courses serait de mise et de l'autre, le supermarché, lieu d'anonymat, où tout serait
fait pour que le client achète tel un robot. Or, ces deux mondes présentés comme
antinomiques sont-ils exclusifs l'un de l'autre ?
A entendre Daniele engager la conversation avec les vendeuses du Franprix,
parlant d'elle et de sa famille, demandant des nouvelles de la fille de la caissière,
rencontrant des voisines, il apparaît que la superette ne correspond nullement aux
discours habituels sur la "froideur" de ces espaces. II est vrai que le Franprix ne
peut être comparé, par sa taille et sa situation dans la ville, aux hypermarchés de
52 nos périphéries. Paris ne connaît pas, intra muros, ce type de grandes surfaces. Ce
sont de moyennes et petites surfaces. Monoprix, Champion, Suma, Prisunic, Ed,
Franprix, qui représentent les lieux d'approvisionnement alimentaire de la
capitale28. C'est peut-être en cela que le supermarché que fréquente Daniele
chaque samedi représente, comme le marché, un univers familier, même si l'opération
d'achat, ici, n'est pas la même.
Ces magasins sont des libre-services et en ce sens ils n'ont pas la même
fonction, celle de mettre en présence deux partenaires, ils ne permettent pas le "face
à face" qui fait l'échange sur un marché. Pourtant, si une différence de nature
oppose ces deux espaces marchands, Daniele, quant à elle, y voit peut-être une
occasion de faire co-exister deux mondes distincts dans le temps. Sa fille ne vient
pas au marché avec elle ("le marché, c'est trop tôt qu'il faut y aller", "y'a pas tout
ce queje veux au marché") mais elle aime en revanche "faire le Franprix" avec sa
mère. Deux générations, la fille et la mère, se retrouvent pour le même plaisir de
l'achat, mais dans des contextes différents. Le libre service et les produits offerts
dans la superette correspondent mieux aux gouts d'Aïda, qui préfère actuellement
acheter ses bouteilles de Coca-Cola Light et son gel douche OBAO.
Daniele semble acheter tout ce qui fait plaisir à ses enfants, sans compter. Or,
elle sait ce qu'elle achète et semble "avoir une calculatrice dans la tête" : "J'ai
jamais de surprise ici, je sais que je vais en avoir pour 600-650francs, pas plus,
pas moins !" Pourtant, à suivre Daniele dans les rayons, à la voir s'arrêter devant
les linéaires pour voir "les nouveautés", on est tenté de penser aux consommateurs
de masse influencés par la publicité. Mais ce que joue Daniele dans ce "temple de
la consommation" à petite échelle, c'est justement d'être peut-être une
consommatrice comme les autres, d'avoir des enfants qui, comme les autres,
28pierre SansoL Les formes sensibles de la vie sociale. "Le SUMA est intégré au paysage urbain de la même façon que les autres commerces".
53 mangent des Twix et des pizzas, de faire partie et de participer à la société
d'abondance.
C) LE BARBES D'ANNE-MARIE :
TATI ET LE MARCHÉ SAINT PIERRE
Anne Marie a 41 ans. Elle a trois filles dont l'aînée, Anaïs, a 16 ans. Mariée
depuis 20 ans, elle est actuellement en instance de divorce. Secrétaire intérimaire
durant plusieurs années, elle a cessé de travailler au moment de la naissance son
troisième enfant. Elle s'est alors investie dans la vie associative de son quartier, à
Villiers sur Mame. Avec plusieurs autres femmes, elle a crée une crèche, un local de
rencontre, et un groupe d'échange SEL (Système d'Échange Local). Elle organise
également des repas où peuvent se rencontrer des habitants qui se croisent sans se
connaître ainsi que des activités au sein de la maison de quartier, bénévolement.
C'est après ces expériences locales qu'elle a décidé de reprendre ses études et
d'engager une formation de travailleur social. A cette fin, elle a passé l'année
dernière son baccalauréat pour s'inscrire ensuite dans une école normale de travail
social, choisissant celle du 18 ème arrondissement, rue de Torcy "plus axée sur le
terrain, moins théorique, et plus ouverte aussi, de toute façon, à mon âge, il ne
me fallait pas un truc qui ressemble trop à l'école".
Anne-Marie a elle aussi "son Barbes", un espace qu'elle définit
géographiquement à sa manière et qui correspond également à la façon dont elle
pratiquait les lieux étant enfant, lorsque sa mère l'emmenait depuis sa ville du Nord
de la France "faire les courses à Paris". La construction qu'elle opère à présent
semble liée à ses souvenirs d'enfance et à sa propre évolution en tant que femme.
C'est ainsi qu'en me faisant le récit de ses voyages à Paris avec sa mère lorqu'elle
était enfant, sa pratique actuelle des lieux prend tout son sens.
54
1) Le Barbes d'une enfance
"Mon père il était ouvrier, c'était le milieu populaire, le milieu ouvrier du
nord, vous voyez ce queje veux dire, on avait pas trop de sous, alors on venait à
Barbes. On venait à Barbes au marché Saint-Pierre pour les tissus, vous voyez la
Halle Saint-Pierrre, là où il y a tous les tissus ? El aussi on venait pour Tali.
Ma mère, elle cousait tout, bon, parce que ça faisait moins cher, mais
aussi parce qu'elle aimait coudre. C'était pour économiser de l'argent. Mais ma
mère, elle adorait les tissus, c'est vrai, elle avait un contact avec les tissus, elle
était toujours entrain de les toucher. Ce que je me rappelle surtourt, c'est ça,
c'est ma mère en train de toucher les tissus. Chez moi, il y avait des placards
avec que des tissus, des coupons. Il y avait une pièce (parce qu'on avait une
grande maison quand même), une pièce pour la machine à coudre et les tissus. Il
y avait tous les tissus, les jerseys, les cotons, et puis les lainages pour les
manteaux d'hiver. C'était la pièce de ma mère, c'était son univers à elle toute
seule."
Si Barbes est associé à ses origines sociales (le fait d'économiser, de coudre
au lieu d'acheter des vêtements tout faits), origines qu'elle ne manque pas de mettre
en avant avec une certaine fierté, il est lié également au plaisir. Sa mère achetait des
coupons de tissus pour des raisons qui ne sont pas seulement économiques et
Anne-Marie elle-même évoque de façon mêlée dans ses souvenirs la "corvée de
porter les sacs de sa mère" et le bonheur qu'elle avait de venir "à la capitale".
"On venait une fois tous les trois mois environ. On arrivait à la gare, on
prenait le métro, et là ça y allait, ça durait plusieurs heures, parce que ma mère,
fallait qu'elle voit tout. Elle savait d'avance ce qu'elle voulait, exactement,
c'était rien par hasard. Ma mère, elle était très organisée, elle prévoyait tout à
l'avance. En fait, on venait principalement pour les vêtements d'hiver et après
pour l'été. Et puis peut-être une fois dans l'année, quand il y avait les soldes, en
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tout cas, c'était toujours prévu, ça n'arrivait jamais comme ça, on n'en parlait à
l'avance. Et puis, elle venait toujours avec l'une de ses filles, pas toujours moi,
alors il fallait choisir.
La décision d'y aller avec moi ou avec mes soeurs, je ne sais pas comment
ça se faisait, ça tournait, c'était pas toujours les mêmes qui y allaient. C'était à
tour de rôle. Bon, moi, comme en plus j'étais la dernière, c'était pas tout le temps
moi. En tous cas, c'était un plaisir à chaque fois. Vous imaginez, à l'époque,
aller à Paris, pour nous ! On était ouvrier, et moi, j'étais gamine, alors aller à
Paris, c'était une fête. Parce qu'à Paris, sinon, on y allait pas, jamais, ou une ou
deux fois pour aller à Versailles, c'est tout, visiter le château.
Alors quand on y allait avec ma mère, on arrivait en train. C'est pour ça
qu'on venait, parce que le train depuis le Nord, il arrivait à gare du Nord, alors
on allait à Barbes. On amenait la bouffe, à l'époque, on pouvait amener sa
bouffe dans les cafés et manger en buvant quelque chose. On était des vrais
ploucs avec notre pique nique, enfin, vous savez, on venait du nord, alors, en
plus ouvrier, vous imaginez ce que c'était. On partait le matin, on se levait à 6
heures, on prenait le train de 7 heures et on passait la journée, on rentrait enfin
d'après midi. On faisait une halte pour boire un chocolat chaud, des fois, si on
avait été sage, on avait droit à une glace, c'est tout. De toute façon, si ma mère
elle venait avec ses filles, c'était pour porter les sacs, j'étais toujours à côté
d'elle à porter les sacs !
Mais j'adorais ça venir à Barbes. Je voyais tout ce monde, c'était
formidable. C'était une sortie, quoi, on s'en réjouissait, c'était programmé,
prévu, on savait que tel jour, on allait à Paris, bon ben, c'était la sortie quoi. Je
vous dis avec ma mère, tout était programmé."
Elle regardait tout, elle critiquait, et puis après elle achetait les trucs
qu'elle avait prévus d'acheter. Elle savait par exemple, pour la grande, ce sera
une robe écossaise, une chasuble, je détestais ça, les chasubles, c'était moche,
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alors en plus écossaise ! Mais bon, fallait rien dire, c'était elle qui choisissait.
Nous, on était là que pour porter les sacs, c'est tout, on portait et on suivait.
Mais on regardait tout.
On faisait toujours le marché Saint Pierre en premier. Pour ma mère, le
marché Saint Pierre, c'était un sanctuaire. Elle était dans son délire de tissus et
nous on portait, on la suivait. C'était son truc à elle. Elle allait toujours à la
Halle Saint Pierre, elle jetait un oeil chez Reine ou chez les autres mais toujours
pour critiquer. Elle regardait ailleurs, elle critiquait et ensuite elle allait à la
Halle Saint Pierre, à croire qu'elle y avait des actions !..
Elle arrivait avec ses patrons. Par exemple, si c'était l'été, elle arrivait
avec ses patrons pour l'hiver et elle prévoyait, elle achetait déjà les tissus pour
nos vêtements d'hiver. Autant moi je suis bordélique, autant ma mère était
organisée. Ce que je me souviens, c'est les bonnes femmes qui vendaient au
marché Saint Pierre, maintenant je crois qu'il y a des bonhommes mais avant
que des dames, elles étaient pas commodes, bon mais faut voir les conditions de
travail, c'est qu'il fallait que ça y aille, que ça débite
On commençait toujours par le bas, parce que c'est là toujours qu'il y a
les promotions et après, on faisait tous les étages. Bon, si elle trouvait pas dans
les promos, on allait à l'étage des lainages, pour les manteaux. Moi, ça me
faisait rager parce que chez Tati, j'aurais voulu qu'elle m'achète des vêtements,
pour être un peu comme mes copines mais ma mère, chez Tati, jamais une
fringue, que les chaussettes, les collants et les godasses. Même les tabliers
(parce qu'à l'époque, il fallait des tabliers pour l'école) même ça, elle le faisait
alors que mes copines, elle avait des trucs mignons que leur mère leur achetait.
Moi, jamais, tout fait maison, j'en pouvais plus. C'était l'horreur.
Bon, maintenant quand je regarde des photos, je me rends compte qu'elle
nous faisait des beaux trucs, c'était beau, mais bon, étant gamine, c'est pas
pareil, c'est maintenant seulement que je me rends compte. C'est vrai,
57 maintenant je me dis, quand même, elle se faisait chier, non pas chier, mais bon
elle passait des heures, le soir, à coudre pour nous, elle en passait du temps. On
était quatre filles et un garçon, ça faisait du boulot. Enfin, le garçon, il avait un
statut à part, il a toujours été à part, avec un régime spécial. Lui, il avait le droit
d'avoir ses pantalons achetés, bon, sauf les chemises, elle arrivait quand même à
lui faire ses chemises !
A la Halle Saint Pierre, elle connaissait tout le monde, elle avait ses
vendeurs particuliers, elle savait à qui s'adresser. A l'époque vous savez, à ma
mère, c'était sa façon de respirer, de sortir un peu. C'est vrai, dans le Nord,
jamais elle n'aurait eu Vidée d'acheter un tissu.Les tissus, c'était Paris, c'était
Barbes ! Dans notre ville, elle allait au marché une fois par semaine pour faire
les courses, il y en avait des marchands de tissus pourtant mais bon, pour elle,
les tissus, c'était au marché Saint Pierre, c'était à Paris, et rien d'autre. Je sais
pas pourquoi. Bon, ma mère, elle était du nord, à mon avis, c'était une façon de
s'échapper un peu, c'était aller à Paris, en plus pour des tissus bon ben c'est vrai
que c'était son plaisir.
Et puis ensuite, on faisait tous les magasins Tati. Bon, à l'époque, il y en
avait moins que maintenant mais quand même, c'était long de tout regarder,
chaque étage. Là, ma mère, elle nous achetait les chaussettes, quelque fois une
paire de godasses. Elle achetait que les trucs qu'elle pouvait pas faire elle-
même."
A travers le récit d'Anne-Marie sur sa mère si "organisée" et sur le parcours
de celle-ci qui est mis en scène comme quelque chose de répétitif et de déterminé,
l'espace de Barbes semble se structurer et s'ordonner. A la différence d'un touriste
qui, pour la première fois, découvre les lieux, se sent perdu et ne comprend pas
l'organisation de l'espace par spécialité (le marché Saint-Pierre pour les tissus, les
58 magasins Tati pour les vêtements, etc.), Anne-Marie, elle, lui confère un véritable
ordonnancement. Cette structuration des lieux en fonction des pratiques de sa
propre mère correspond également à cet âge où elle ne faisait que suivre, sans avoir
le pouvoir de décider des achats à faire. Comme les enfants qui ne connaissent de
la ville que ce que leurs parents leur montrent et leur font parcourir. Cette vision de
la ville change avec l'âge et l'indépendance qui en découle.
"Après quand j'ai eu 14 ou 15 ans, j'avais un peu d'argent de poche parce
que j'avais une marraine qui était généreuse, bon là, je m'achetais des trucs chez
Tati, des fringues. Parce que j'en avais marre des trucs que cousait ma mère,
toujours le fait maison, non, moi je voulais être habillée comme les autres. C'est
bête mais bon...
J'en avais marre mais je m'en suis rendue compte après que c'était
vachement bien ce qu'elle faisait. Elle cherchait l'originalité, oui oui. Bon moi,
j'ai hérité de ça, j'aime bien l'originalité. Pas pour les tissus parce que je sais
pas faire, je suis nulle pour ça. Ma soeur, oui, elle a hérité pour les tissus, elle a
un rapport avec les tissus, elle les touche comme ma mère. Elle a fait un BTS
d'économie sociale et familiale, elle est comme ma mère, elle est très organisée,
vous allez chez elle, il y a des tissus partout.
Une fois, étant mariée, ma mère est revenue à Barbes avec moi. Ma soeur
était venue de l'Oise aussi, on y était allé toutes les trois. C'est vrai, je me
souviens maintenant, on l'avait amenée faire son tour, comme avant. Elle était
contente comme tout. Ma mère, je l'ai perdue il y a huit ans maintenant. Vous
savez, elle était chiante. Comme j'habitais pas loin et qu'elle, elle pouvait plus
venir, elle me disait "vas voir si tu me trouves pas tel ou tel tissu", j'y allais, mais
ça lui allait jamais, elle avait toujours un truc à redire, elle était chiante. Moi,
j'essayais de lui trouver son coupon et elle, elle critiquait; elle était tellement
59
organisée, elle savait exactement ce qu'elle voulait, donc elle était jamais
contente quand je lui ramenais quelque chose. Moi, je lui ai dit, si ça te plait, tu
te trouves un marchand à côté de chez loi...
Quand on est parti de la maison, tous les enfants, elle a arrêté de venir,
mais ça lui manquait, ah oui, ça lui manquait, elle en achetait un peu dans le
nord aussi, mais elle en avait tellement de reste ! Un moment, on lui a dit, faut
que tu arrêtes, elle en avait plein son placard, des coupons, de toutes sortes. Elle
s'est mis à faire du patchwork après, elle s'est mis dans le délire du patchwork.
Ma mère, elle était très économe, faut dire qu'avec 5 enfants...
Mon père ? Jamais il ne venait avec ma mère. Ou alors, quand il venait,
c'était jamais au même moment et lui, c'était pour la politique. De toute façon,
mon père, c'était quelqu'un de gauche, ouvrier, il militait beaucoup, il venait à
Paris lui aussi, mais jamais en même temps que nous, lui il venait pour faire de
la politique, il était à la CGT. Il nous a appris à être ouvert. Ma mère, elle était
spéciale mais mon père, il m'a appris beaucoup, je m'en rends compte
maintenant.
De toute façon, pour ma mère, c'était un échappatoire. Même si elle se
trimballait un ou deux mômes avec elle, c'était sa sortie à elle, c'était sa chasse
gardée, la seule d'ailleurs."
Anne-Marie décrit ainsi le parcours commercial de sa mère à travers les étals
du marché Saint-Pierre et semble par là-même décrire la vie de sa mère, cette "femme
du nord" comme elle aime à le rappeler pour s'en démarquer d'autant mieux. Si son
père est évoqué comme celui qui lui "ouvert les yeux sur le monde", qui lui a
inculqué une certaine conscience sociale, cette éducation apparaît comme
théorique et recréée a posteriori En revanche, c'est par ce parcours obligé avec sa
60
mère entre la Halle Saint-Pierre et Tati qu'Anne-Marie a concrètement éprouvé sa
vision du monde et cette fameuse "ouverture".
2) Barbes : à la découverte de l'Autre
"Pour moi, c'était la première fois queje voyais des étrangers. C'est vrai,
je voyais des femmes de couleurs, dans le nord, j'en voyais jamais, il y avait pas
beaucoup d'immigrés. A Barbes, je voyais des maghrébines et des africaines.
Moi avant de connaître mon mari, je savais pas ce que c'était que le
racisme. Je vous dis, moi le racisme,, je savais pas ce que c'était, j'étais pas niaise
pourtant. Je venais à Barbes, je voyais toutes les communautés, j'étais ouverte.
Je dis pas que c'est pour ça que j'ai connu mon mari, mais ça a joué. C'est sûr
que ça a joué. Peut-être que si j'avais pas vu des étrangers à Barbes quand
j'étais petite, et si mon père il avait pas été un militant ouvrier, peut-être que je
me serais pas marié à un Marocain et que j'irais peut-être jamais à Barbes
maintenant !
Donc je me suis mariée et on est venu s'installer dans la région
parisienne. Mon futur ex-mari (je suis entrain de divorcer, depuis un an) il était
marocain, français naturalisé mais marocain.
La famille de mon mari, alors là, c'était pire que moi. Les gens du
Maghreb, ils font un peu de trafic, ils achètent pas cher et ils savent qu'ils
revendront là-bas avec une marge bénéficiaire. C'est fou ce qu'ils achètent. Mes
beaux parents, ils repartaient, c'était la caricature type des immigrés qui
rentrent au pays avec plein de trucs, des sacs partout, à chaque fois avec un
surplus de bagages, la totale. Ils achetaient de la vaisselle, à une époque, ils
vendaient des tapis. Quel dommage, ils achetaient des tapis synthétiques, des
trucs affreux, brillants, alors que dans leur pays, il y en a de si beaux, des tapis.
Non, ils achetaient à Barbes des tapis et ils les revendaient là-bas, ça marchait
bien. C'est moche ces tapis ! Ils achetaient aussi beaucoup de vaisselle et des
61
produits de maquillage. Et puis aussi des bijoux fantaisie, ça se vendait
beaucoup là-bas. Et les foulards, j'oubliais, des foulards de toutes les couleurs.
En fait, ils ramenaient des trucs qu'ils achetaient pour un investissement pas
trop important, des trucs qui se revendent et qui ne prennent pas trop de place,
qui sont légers.
Je les accompagnais à chaque fois, je leur faisais le guide, malgré qu'ils
connaissaient bien à force. J'ai une belle-soeur aussi, elle habite en Savoie. Elle
vient souvent, c'est drôle parce que elle, elle vient aussi beaucoup pour les
tissus, elle coud, elle fait ses vêtements."
Fréquenter Barbes, arpenter aux côtés de sa mère les lieux et les boutiques,
c'était aussi pour Anne-Marie l'occasion de voir et de côtoyer des gens différents,
des individus qu'elle n'aurait pas rencontrer dans sa ville d'origine. Étant enfant,
elle a fait l'expérience de l'autre dans ce lieu où toutes les femmes, à la fois
différentes de sa mère mais acheteuses elles aussi au même titre, se retrouvaient
dans une commune condition. Mais cette expérience de l'autre, doublée de son
mariage avec un homme marocain et la connaissance de sa belle-famille vivant au
Maroc, dans ces lieux d'échanges marchands, apparaît dans son récit comme une
façon d'appréhender et de produire les différences. En effet, décrivant la façon
dont sa belle-famille marocaine fait ses courses à Barbes, elle décrit par là-même ce
qui fait l'attrait pour tous, c'est-à-dire la bonne affaire. Et réalisant cette commune
condition de laquelle elle peut effectivement dégager des différences quant aux
objets, aux façons de faire ou aux goûts "culturels" de chacun, elle en vient à
raconter comment elle-même, à présent, pratique ces lieux.
L'expérience de l'autre qu'elle place dans le temps et dans l'espace à Barbes,
dans les années soixante avec sa mère, puis dans les années quatre-vingt avec sa
belle-mère, est racontée comme une expérience ayant eu pour médiation les objets.
L'autre semble se faire connaître par les produits qu'il achète, qu'il choisit parmi
62 d'autres. Sa belle-famille consomme des produits qui lui paraissent étranges par
rapport à ses origines : pourquoi venir en France pour acheter des tapis
synthétiques alors que les Marocains, traditionnellement, en fabrique
artisanalement en pure laine ? Dans la même perspective, les pratiques d'achat de sa
mère l'interrogent : pourquoi accumuler des coupons de tissus et tout
confectionner soi-même alors que des magasins comme Tati permettent de les
acheter tout faits et d'être par voie de conséquence "comme les autres" ?
Il n'en reste pas moins que dans le présent, Anne-Marie, mère à présent, pose
Barbes comme le lieu de toutes les femmes.
3) Un univers de femmes
"Comme j'étais en région parisienne, j'ai commencé à aller à Tati, pour
moi cette fois-ci. Pas au marché saint Pierre puisque moi, les tissus, c'est pas
mon truc, ça m'intéresse pas et puis ça me gonfle. Il faut avoir un peu l'esprit
mathématique, pour les patrons, pour tout ça et comme je suis plutôt bordélique,
c'est pas mon truc. Mais chez Tati oui, pour tout, les fringues, les accessoires de
maison. Il y a de tout. Alors j'ai continué à aller chez Tati.
Bon moi, bien sûr quand j'étais mariée, je faisais ce que je voulais, je
venais à Barbes comme ça, sans que ça soit prévu à l'avance mais c'était quand
même un échappatoire pour moi aussi. Avec ma grande fille, ces dernières
années, je venais beaucoup, comme ça n'allait pas avec mon mari, je venais avec
ma fille. C'était aussi le samedi, comme avec ma mère quand j'étais petite. Mais
nous, on se fait toute la journée, on se fait un petit resto, on se ballade, toute la
matinée, on la passe chez Tati, après on va manger, on se fait un petit restaurant
dans la Goutte d'Or. On passe dans les bazars, des fois j'achète des boîtes, des
trucs comme ça. Ma belle soeur, un jour, elle vient, elle a acheté une ménagère à
80 balles et ben c'était pas franchement moche ! Et souvent, ce qu'on fait, c'est
que dans l'après-midi, on reprend le métro et on va à St Michel, il y a plein de
63
boutiques et puis on va chez Giberl s'acheter des livres. Et puis, des fois, on se
fait la totale, on va au cinéma après. On a des souvenirs supers avec Anaïs, des
souvenirs dans le métro où on trimballait des sacs, un jour, on s'est ramené je
sais pas combien de verres, on en a même cassés, bon ben c'était la crise de rire
dans le métro.
C'est vrai qu'avec Anaïs, c'était..., enfin j'avais un mari, il était très
européanisé mais quelque part il y avait plein de trucs chez lui qui revenait de
sa culture, des poids de la famille, alors c'était pas facile... C'était dur. donc
quelque part pour moi, c'était un échappatoire d'aller faire les courses avec ma
fille. Je le dis, pour moi aussi, comme pour ma mère, mais pas pareil...
L'autre jour dans le RER, il y avait des femmes africaines, elles étaient
trois. Elle avait acheté des jouets, des dinettes, des poupées, enfin vous voyez,
des trucs avec des gros emballages. Elles se partageaient les trucs, c'est vrai
souvent on fait ça quand on y va à plusieurs, on met ça dans le même sac et
avant de se quitter, on se partage les affaires. Et bien, les africaines, elles
étaient en boubou, de toutes les couleurs, elles étaient au milieu de la rame,
elles déballaient tous leurs trucs, les gens pouvaient pas passer, c'était vers 6
heures alors vous voyez le monde, les gens étaient énervés parce,qu'elles
étalaient toutes leurs marchandises et les gens pouvaient pas passer, je me suis
dit, tiens, faut que je vous raconte ça. Parce moi, je trouve, ce qu'il y a, ce que
j'aime c'est le partage, c'est y aller à plusieurs, on voit toujours des gens en
groupe qui vont chez Tali ensemble, des copines qui y vont ensemble. Il y a la
notion de partage dans cet endroit là. Les gens, ils viennent de province, ils sont
à plusieurs, ils viennent en groupe, c'est sympa. Souvent c'est une sortie entre
femmes.
Je vois avec des copines, c'est pareil, on se faisait des virées à Troyes, il y
a des magasins de gros, il y a Petit Bateau, Absorba, toutes ces marques, bon on
64
partait la journée, on partageait les frais, on achetait ce qu'on voulait, on
rigolait, c'était sympa."
Anne-Marie qui voulait au début se démarquer de la figure que représentait
sa mère, qui elle-même ne trouvait son espace de liberté que dans ses pratiques
d'achat à Barbes, se trouve tout à coup dans la position de toute femme, en général,
qu'elle soit française ou africaine, parisienne ou provinciale. Pour Anne-Maris,
Barbes est avant tout un univers de femmes. Elle en vient à construire une figure
emblématique de la femme, à travers des pratiques d'achat communes. On retrouve
alors les mêmes distinctions symboliques entre les "maris" et les femmes, les mêmes
connivences possibles parce qu'exclusivement féminines, les mêmes liens étroits qui
uniraient une mère et sa fille...
"Ce qui est bien, à Barbes, c'est qu'on regarde pas vraiment les prix. Si j'y
vais avec ma fille, je lui dis qu'elle peut prendre presque tout ce qu'elle veut. Je
voyais ma mère, même si c'était une femme très organisée, elle était très
économe, et bien à Barbes, elle comptait pas trop, elle faisait des petites folies. Il
y a une notion de plaisir. De toute façon, je vois tous les magasins de discount, il
y a des gens qui pourraient aller dans un magasin normal mais ils aiment bien
aller dans le truc de discount, c'est que ça fait plaisir aussi...
C'est pareil, en venant de la province, les gens ils vont Paris, ils achètent,
ils regardent pas trop, c'est comme consommer quand on est vacances, on
regarde pas, on se dit "c'est les vacances*. Donc c'est Paris, c'est Barbes, il y a
un côté fête.
De toute façon, tout le monde aime y aller. Ils ont réussi à faire des
boutiques qui s'adressent à tout le monde. Ils touchent tout le monde. Par
exemple, dans les autres boutiques de tissus, il y a des tissus colorées, bon c'est
65 pour les africaines, c'est pas une femme du nord qui va mettre ça. Donc, il y en a
pour tous les goûts."
Ce que relève Anne-Marie est une dimension essentielle de Barbes, à savoir
qu"'H y en a pour tous les goûts" et pour toutes les bourses En effet, si Barbes se
présente comme ce lieu caractérisé par une population extrêmement diversifiée,
c'est qu'il a la particularité de ne pas exclure. Il est singulier dans la mesure où il ne
représente pas un espace commercial dans lequel les produits de consommation ne
seraient pas accessibles à tous. Ici, la consommation n'est pas une pratique qui
distingue, elle semble plutôt faire co-exister ensemble des individus différents, de la
provinciale venue "faire des affaires", à la femme africaine habillant tous ses enfants
chez Tati, en passant par les touristes russes, japonais ou italiens, faisant leur récolte
de "typiquement parisien".
66
D) LE BARBES DE PNINA : TATI ET LES BAZARS
1) Des objets de bazar
Le boulevard Barbes, depuis le métro Château-Rouge jusqu'à l'angle formé
par les magasins Tati, est constitué d'une succession de bazars, appelés aussi "Tout
à dix francs", de boutiques d'habillement, de chaussures, de bijoutiers, de
maroquiniers. Les bazars (une vingtaine au total) se succèdent et se ressemblent
(ce sont partout les mêmes articles), formant ainsi le paysage de la rue. La plupart
déballent eux aussi leurs marchandises sur des étals, installés sur le trottoir. Les
chalands passent ainsi d'un "stand" à l'autre, s'arrêtent pour fouiller... Ici, on se
trouve également dans le royaume des "bonnes affaires", de la braderie
permanente. La profusion d'objets disparates, ordonnancés de façon apparemment
anarchique est frappante, de même que le mélange des styles : des ustensiles de
cuisine ordinaires, "tout ce qu'il faut pour la maison", ou plus spécifiques tels que
des couscoussières, des grands plats à tajine, des services à thé... On trouve
également des produits de beauté, des vêtements à bon marché, des tapis de prières,
des livres en langue arabe, mais aussi de l'électroménager, des bibelots, et même
parfois des produits alimentaires (riz, thé, sucreries).
Dans ces espaces marchands, Tici et Tailleurs" semblent se mêler : le tableau
peint représentant la Mecque à côté du service à vaisselle Cristal d'Arqués,
beaucoup d'articles de voyage et plus loin des balais, des ouvre-boîtes... Le client
est dans un lieu particulier où "l'ordinaire" et "l'exotique" (ce qui "exotique pour
l'un ne l'est pas pour l'autre) se côtoient.
Il y a donc dans cet espace une transformation des objets, les uns considérés
comme singuliers car représentant pour certains une part d'exotisme, les autres
perçus comme ordinaires par un individu et particuliers pour un autre.
67
2) Une "étrangère" à Barbes
Pnina m'a été présentée par une amie. De nationalité israélienne, elle vient
régulièrement à Paris, une à deux fois par an et, de son propre aveu "surtout pour
venir acheter". "Je viens souvent à la période des soldes, comme ça, je fais des
affaires, encore plus que d'habitude". Âgée d'une quarantaine d'années, Pnina a
vécu quelques années à Paris, avant de retourner à Tel-Aviv où elle travaille "dans
la mode".
Si Pnina n'habite pas Paris, elle n'en est pas moins une véritable habituée de
Barbes. Elle connaît chaque rue et les différentes boutiques qui la jalonnent. En la
suivant dans son parcours, je me rends compte qu'elle cherche à me montrer à quel
point elle est "débrouillarde" et que ce qu'elle achète est associé à son idée de "ne
pas se faire avoir".
Dans un processus de production d'une singularité, Pnina confère aux
produits qu'elle achète à Barbes un statut particulier. Pour elle, toute découverte
est "une petite merveille", un terme récurrent dans son discours. Le même objet
acheté sans ce plaisir de la bonne affaire et de la trouvaille ne serait pas "une petite
merveille" mais un objet ordinaire.
Comme sur un marché où le moindre fromage acheté apparaît "plus frais",
"plus naturel", à Barbes, les produits acquièrent eux aussi un caractère singulier.
Pnina m'explique qu'"ilfaut comparer, il faut savoir attendre, fouiller, chercher,
un jour ou l'autre, de toute façon, ça arrive chez Tali, tout arrive ici, mais plus
tard. H faut être patient. Et quand on le trouve, quel bonheur, c'est une petite
merveille !"
Pnina, dans son itinéraire à Barbes, entre les étals des magasins Tati et ceux
de Vanoprix, un bazar situé en face, navigue dans ce jeu entre ce qui lui paraît
68
ordinaire et ce qu'elle considère comme exotique. Elle achète des produits qu'elle
qualifie d'"introuvables à Tel-Aviv", comme de l'essence de patchouli ou de
l'encens. Elle définit donc ces produits comme représentant pour elle un certain
exotisme dans la mesure où ils ne se trouvent pas dans les boutiques de sa ville.
Comme si leur absence à Tel-Aviv et leur présence à Barbes leur conféraient tout à
coup ce qualificatif d'exotique, ici au sens strict du terme, à savoir le contraire
d'endotique.
Mais cette construction de produits "différents" s'accompagne dans son
discours et dans la façon dont elle se les procure de cette obligation de "faire des
affaires". Les objets sont ainsi également chargés, dans ce processus même de
construction de leur singularité qui lui est propre (et que d'autres opéreraient
certainement de façon différente), d'une dimension économique. Ce qui leur donne
leur particularité, ce n'est pas seulement leur aspect exotique, c'est aussi leur faible
valeur marchande. Ce qui compte pour Pnina, c'est de ne pas acheter "cher" et cela
induit des pratiques particulières, régies par cette nécessité de se sentir
"débrouillarde".
En arrivant chez Tati, sa première opération devant moi est de changer une
lampe-torche achetée quelques jours auparavant et qui ne fonctionne pas. Je la
vois au milieu des étals parler aux vendeurs avec beaucoup d'aplomb. Elle arrive à
changer l'article, ce qui peut paraître exceptionnel chez Tati, chez qui le service
après-vente n'est pas l'une des priorités. L'image que Pnina veut donner d'elle-
même dans ce champ de communication spécifique, est celle d'une femme, qui à
l'image de Daniele "ne se laisse pas faire".
"Je sais comment il faut s'y prendre ici, faut pas avoir peur, faut y aller,
sinon, tu te fais avoir. Comme c'est pas cher, personne n'ose dire, mais c'est pas
parce que c'est pas cher qu'il faut rien dire quand ça marche pas /"
Consciente de la spécificité du lieu, Pnina adopte alors une manière d'être
avec les autres, certainement différente de celle qu'elle peut endosser dans d'autres
69
sphères de la vie sociale. "A Barbes, c'est marche ou crève", explique-t-elle pour
justifier peut-être son attitude.
Mais ce type d'attitude ne doit pas laisser croire que les manières de se
comporter à Barbes ne sont que des combines, des "tactiques de résistance"29 de
l'ordre du conflit, de la tension entre des acteurs. Il semblerait au contraire que
Pnina veut donner la preuve qu'ici, autochtone ou étranger, chacun a une chance
égale.
En ce sens, Barbes apparaît pour elle comme un espace particulier dans la
ville, où, dans d'autres boutiques, son statut d'étrangère pourrait lui donner une
position autre et peut-être inégale. Au contraire, ici, les "autres" sont ceux qui
"achètent au prix fort alors qu'ils trouveraient la même chose ici en moins cher".
3) Une parisienne plus "étrangère" que Pnina
Un micro-évènement dont je fus témoin semble conforter cette hypothèse
selon laquelle Barbes en tant que lieu spécifique produit ses propres classifications
et distinctions entre étrangers et autochtones, distinctions qui sont décalées par
rapport à celles que je peux constater dans d'autres espaces de la ville.
Dans un des bazars du boulevard Barbes, une femme à l'allure bourgeoise
tente de marchander avec le commerçant d'origine maghrébine. Etant précisément
dans un bazar, elle essaie d'obtenir un prix pour les trois casquettes de marin
qu'elle désire acheter. Le vendeur lui fait comprendre qu'"ici, on ne marchande
pas, madame, les prix, c'est les prix, comme partout ailleurs." La femme, un peu
gênée, paie ses trois casquettes et repart.
Elle sait pertinemment que le marchandage pour l'achat d'un objet en
plusieurs exemplaires est une pratique courante dans ce type de boutique, mais elle
se trouve, dans ce cas précis, placée par le commerçant dans une position
29Michel de Certcau dans L'invention du quotidien. Arts de faire.
70
d'étrangère. Ce demier, face à elle, a probablement voulu lui montrer qu'un bazar
est un commerce comme un autre, et qu'il est un vendeur ordinaire et non pas "un
vendeur arabe avec qui on peut marchander".
On peut ainsi se poser la question du jeu avec l'identité. Même si un
"immigré" reste un "immigré", un "blanc" un "blanc", on peut faire l'hypothèse que
les productions sociales et symboliques des habitants30 sont peut-être différentes.
Dans d'autres champs sociaux, les individus sont produits négativement en tant
qu"'immigrés\ dans les pratiques d'échange marchand, cette production
symbolique de l'étranger n'est-elle pas décalée ? Qu'en est-il des diverses
représentations que chacun a de l'autre ? Quand un Français achète des produits
africains dans la rue des Poissonniers, n'est-ce pas lui en quelque sorte qui est placé
dans une situation d'altérité ? Il se trouve face à des produits, des techniques de
vente, des enseignes, qui lui sont étrangers. De même, qu'est-ce-à-dire des familles
d'origine étrangère qui achètent des services à vaisselle "typiquement français"
chez Tati ?
Les magasins Tati semblent être le théâtre d'inversions et d'identifications
multiples.
30Voir Gérard Althabe Urbanisation et enieux Quotidiens et Urbanisme et Réhabilitation
71
TROISIÈME PARTIE
BARBES AUX COULEURS DE TATI
72
- Ill -BARBES AUX COULEURS DE TATI
A) "TATI FAIT BARBES"
Autour d'un comptoir de café dans le quartier des Halles, une conversation
des plus ordinaires s'engage entre consommateurs. Les sujets abordés déclinent sur
l'immigration à Paris. Un des clients, visiblement d'origine maghrébine, résume la
situation telle qu'il la conçoit : "Bon, les étrangers, sans eux, et bien, pas de
consommation. Regardez : Tali sans les étrangers, ce serait pas Tati, et Barbes
sans Tati, ce serait pas Barbes, bon ben Paris sans Barbes, ce serait plus Paris /"
1) Chronique d'un commerce et d'un quartier
Les magasins Tati apparaissent comme des lieux emblématiques. Parce qu'ils
participent de la singularité de Barbes, parce qu'ils ont contribué à son évolution et
parce qu'ils sont les lieux où s'opère le brassage social de la façon la plus visible, ils
composent une sorte de laboratoire dans lequel il serait possible de lire ce qui fait
Barbes.
Il est vrai que, de l'avis de tous, les magasins Tati "font" Barbes. Ce sont les
magasins les plus visibles et les plus nombreux sous la même enseigne. De Tati-
enfants à Tati-femmes, en passant par Tati-or, Tati-mariées, les Deux Marronniers...
ils forment les principaux magasins du boulevard Rochechouart, ainsi jalonné sur
une bonne centaine de mètres des célèbres stores en vichy blanc et rose. Mais en
quoi des magasins libre-service offrant toutes sortes de marchandises bon marché
marquent-ils à ce point un espace urbain ?
L'histoire des célèbres magasins représente une véritable saga familiale. Jules
Ouaki, considéré comme l'inventeur du discount et du libre-service dans le marché
73
du textile, fait figure de père fondateur. Cette image participe non seulement du
mythe d'une réussite commerciale qui fascine tout le monde mais également de
celui de Barbes en tant que "Mecque de la fringue"31. L'appellation "Barbes" est
d'ailleurs communément associée à Tati, et vice-versa, comme si, sans cette présence
commerciale, Barbes ne correspondrait plus à l'image que s'en font les gens. "Tati,
c'est le coeur d'un quartier à l'ambiance tropicale que Jules Ouaki a transformé.
Barbes, sans les magasins Tati, ne serait plus Barbes" (L'Express, 27 septembre
1980).
Il convient donc de retracer l'histoire de ces magasins et des individus qui la
font en analysant les processus de production d'une spécificité Tati.
La presse subtilement orientée par la communication interne des magasins
Tati a largement participé à la construction de cette histoire particulière, mettant
l'accent sur les origines de Jules Ouaki, juif d'origine tunisienne qui, après la
Seconde guerre mondiale, a ouvert une boutique de 50m2 boulevard
Rochechouart pour y vendre du linge de maison à des prix accessibles aux
couches populaires. "1948. Après des années de privation, la population
française se presse aux portes des magasins. Mais tout achat représente encore
un effort et elle hésite à franchir le seuil. Aîné d'une famille de neuf enfants,
Jules Ouaki comprend parfaitement ces hésitations et invente le premier libre-
service textile", peut-on lire dans la plaquette de présentation rédigée par le service
communication de Tati.
Tous les articles de presse concernant Tati reprennent également et
immanquablement ce qui est devenu maintenant la "petite histoire", une histoire
produite comme exemplaire, exceptionnelle, participant par là-même au cliché du
"petit immigré qui réussit dans les affaires", alors que celui-ci est français.
31 "Tati : La Mecque de la fringue" titre d'un dossier paru dans le magazine féminin Dépèche Mode, en janvier 1981. Cette expression est reprise régulièrement dans d'autres journaux.
74
"Enfant de la Goulette, banlieue pauvre de Tunis, fils d'artisan bourrelier,
Jules Ouaki ouvre son premier magasin à Barbes... Vingt-cinq ans plus tard les
60 m2 de Barbes seront multipliés par 100. Du boulevard de Rochechouart à la
Place Clichy, il a colonisé ce quartier en rachetant, pour son enseigne, les uns
après les autres, bars louches et hôtels de passe..." (La Voix d'Afrique, octobre
1991).
"Lorsqu'en 1948, Jules Ouaki s'avisa d'acheter des articles de lingerie en
lots, de les regrouper en trousseaux et de les solder, qui aurait donné cher de sa
peau de petit (1,68 m) débrouillard tragi-comique ? En ce temps-là, le quartier
de Barbes était encore Montmartre. Le monde était divisé en "caves* et en
'affranchis* (l'argot de la pègre au tournant de l'année 1945)." (Le Monde, 21
mars 1992).
"J'ai débuté en 1948 avec 50 m2, en gérance, avec un employé. Peu à peu,
on a poussé les murs. C'était un quartier pourri, des hôtels sordides" entretien
de Jules Ouaki avec Michel Cressole, (Libération, 12 octobre 1979).
On voit bien comment des débuts de Tati, un "débrouillard" d'origine
étrangère qui a une idée de génie, est associée l'image à celle du quartier style
"grands boulevards", populaire et contrôlé par la pègre. Jules Ouaki aurait en effet
"assaini" le quartier, recevant de l'État français l'Ordre du Mérite pour avoir
débarrassé le boulevard de ses hôtels de passe et de ses tripots en y installant des
magasins32.
Si Tati fait en quelque sorte Barbes, comme aime à le souligner la presse, c'est
en partie grâce à cette saga construite qui souvent fait office de conte de fée des
temps modernes. L'origine méditerranéenne et populaire de Jules Ouaki apparaît
ó¿ Qui plus est, l'histoire veut que le fondateur ait commencé par vendre des petites culottes alors qu'il s'agissait de linge de maison, reprenant ainsi une des caractéristiques-porte-drapeaux des fameux magasins, la petite culotte à 1,90 francs.
75 comme un élément déterminant du succès de ses magasins dans un quartier
également considéré comme méditerranéen et populaire...
En septembre 1980, L'Express titrait "Le prince de Rochechouart" : "Comme
une sorte de chef coutumier, Jules Ouaki règne sur un véritable territoire'*33.
D'autres éléments viennent s'ajouter à ce mythe créé. Les magasins Tati tels
que nous les connaissons aujourd'hui sont présentés comme étant liés à l'histoire
d'une famille, mieux encore à une sorte de clan ayant sa propre "culture". La
direction des magasins comme la presse fabriquent une "culture Tati". Eleonore
Ouaki, femme de Jules aujourd'hui décédé, est présentée comme la gardienne des
traditions, "gardienne du temple", de l'esprit Tati tel que son mari l'avait forgé. "De
patriarcat, on est passé au matriarcat", dit-elle avec fierté dans la presse. "Je leur
dis aux nouveaux : soit vous tombez amoureux de Tati, soit vous ne restez pas, ici
ça se passe en famille...". De même, le fils, Fabien, maintenant PDG du groupe, a
bâti sa notoriété sur l'idée d'une continuité. "Chacun de nos magasins a son âme
propre, comme le fondateur le voulait." (Le Monde, 20 décembre 1995).
Là encore, il n'est pas anodin que "l'esprit famille" soit mis en avant pour
expliquer un tel succès, commercial et personnel. Mais ce qui semble interroger les
médias français, c'est, au-delà de la légende du commerçant parti de rien, l'opération
financière juteuse issue d'une idée à laquelle personne n'avait pensé et à laquelle
on ne croyait pas. Car c'est aussi une affaire de sous. Tous les journalistes curieux
du "phénomène de société" que représente Tati veulent percer le "secret", le
"mystère" de la réussite, qu'ils ont eux-mêmes participé à créer. Comment gagner
autant d'argent en ayant pour système de vendre "aux plus bas prix" des articles
dits déclassés à une clientèle au faible pouvoir d'achat ?
33 Suite de l'article : "Il a gardé de ce passé sur les rives africaines de la Méditerranée un accent chantant, une élégance de Grands boulevards, un sourire charmeur et une spontanéité toute méridionale... Au début des années 50, il emprunte et achète la boutique du voisin, un tailleur pour hommes. "Schatz", au coin du boulevard de Rochechouart et de la rue Belhomme, célèbre, avant guerre, pour ses bordels miteux... Jules Ouaki, tel un termite, grignote l'intérieur des immeubles voisins. Il transforme les hôtels louches et les ateliers poussiéreux en self-service du prêt-à-porter à bon marché."
76
"Quarante ans après... Tati-Barbès occupe deux bonnes centaines de
mètres du boulevard Rochechouart..., emploie mille sept cents salariés, attire
vingt-cinq millions de clients par an et réalise 1, 7 milliard de francs de chiffre
d'affaire." (L'Expansion)
2) Une certaine idée de la vente
Le "système Tati" est particulier dans la mesure où tous les stocks sont
achetés comptant aux fournisseurs, que la société n'a jamais fait appel aux crédits
bancaires, qu'elle achète en quantité astronomique ce que d'autres magasins
prendraient en quelques pièces, ce qui lui offre l'avantage de pouvoir négocier
auprès des fabriquants qui préfèrent en effet vendre tout leur stock et être payés
aussitôt. Elle choisit alors, et c'est la "philosophie-maison", de vendre réellement
aux plus bas prix, se permettant ainsi une rotation et un écoulement de la
marchandise rapides. Il y a donc une spécificité commerciale de la société,
aujourd'hui enseignée dans les plus grandes écoles de commerce.
Derrière cette fascination devant la réussite d'un Français d'origine
étrangère, n'y aurait-il pas également la surprise de constater que les individus
d'origine populaire ou étrangère d'un quartier parisien comme celui de Barbes
étaient aussi des consommateurs ? Et n'y-a-t-il pas non plus une relation à établir
avec la phrase légendaire prononcée par Jules Ouaki et reprise par tous les
journalistes comme emblème du système commercial Tati : "Laissez venir à moi les
voleurs, ce sont mes clients !".
Car l'idée fondatrice était bien celle de vendre aux plus bas prix aux
consommateurs à qui personne ne pensait vendre. En ce sens, Jules Ouaki a aboli
les barrières du commerce traditionnel, à savoir la distance entre le produit et le
77
client34. Les vendeuses étaient au début appelées des "débitrices", montrant ainsi
qu'elles n'étaient pas là pour "faire l'article", pour obliger en quelque sorte le client,
mais bien pour entrer en scène au bon moment, celui où le consommateur a fait son
choix et est décidé à acheter.
"Un rayon Taîi, ça ne se regarde pas avec circonspection. Ca s'explore, ça
se palpe, se déplie. Jusqu'au moment du coup de foudre!", peut-on lire dans un
texte du service de communication. Et ce plaisir de faire des affaires, de fouiller, de
toucher la marchandise sans complexe n'est pas l'apanage d'un certaine catégorie
socio-culturelle. Au contraire, la diversité sociale et culturelle présente dans les
rayons du magasin prouve que ce plaisir de l'achat fait se rassembler des catégories
sociales diverses. "Penchés sur les articles, tous les clients de Tali sont gagnés
par la même fièvre de découvrir, de faire des affaires ! Les familles et les
célibataires, les jeunes gens et les retraités. Car le public de Tali est
remarquable de diversité. Mariant toutes les origines sociales et toutes les
classes d'âge, il est une photographie vivante de la société française
d'aujourd'hui", explique le même service de communication.
3) Tous réunis sous une même enseigne
En effet, tous s'attachent à dire que le brassage socio-culturel est une des
caractéristiques de ces magasins. De la bourgeoise versaillaise, par exemple, qui
jette son sac Tati à la sortie pour mettre ce qu'elle vient d'acheter dans un autre sac,
celui-ci moins "barbésien", à l'ouvrier d'origine étrangère qui achète en quantité des
blousons pour toute sa famille en passant par la jeune fille "fashion victime" qui
prend plaisir à dénicher la chemise au col "pelle à tarte" à 19,90 francs, tous
fréquentent ce lieu avec la même frénésie de découvrir la bonne affaire. Ne serait-
ce pas en ce sens un Heu qui, mêlant autour d'un même présentoir de produits de
3 4 C 'est ainsi qu'il a compris qu'en enlevant les vitrines, qui marquent une frontière, en présentant la marchandise dans des bacs, dans un désordre apparent, les gens rentreraient et fouilleraient, auraient un contact direct avec les produits et les achèteraient.
78 consommation courante des populations différentes socialement mais aussi
culturellement, offrirait une représentation de la société qualifiée de
"multiculturelle" ? Et, de ce fait, ce lieu ne donnerait-il pas à tout le secteur Barbes
sa particularité ?
En effet, un lieu public comme celui que forme Tati fait se côtoyer des
hommes et des femmes qui, ailleurs dans Paris, ne se rencontreraient pas. Cette co-
présence de gens différents réunis pour une même activité n'est pas de la même
façon à l'oeuvre dans d'autres espaces, domestiques, professionnels ou même de
loisirs.
Autant la femme africaine qui vient chez Tati pour se procurer des sous-
vêtements pour ses enfants que la jeune fille qui se ravitaille en dessous et collants
pour toute la saison d'hiver, il semble que chacune, aussi différente soit-elle dans
d'autres univers sociaux, assouvit dans ce "temple de la consommation" les mêmes
besoins en produits courants.
Si pour certains la fréquentation des magasins Tati représente un certain
accès à la consommation telle qu'elle est présente dans la société française, pour
d'autres, cela peut tout aussi bien représenter un certain "snobisme" à l'exemple de
la baronne Nadine de Rotschild qui aime à dire qu'elle achète des collants à deux
francs chez Tati. Chacun pratique ces lieux dans l'idée qu'il satisfait des besoins
qu'il croit identiques à l'autre. Tati, en ce qu'il fait le secteur Barbes, fonctionne
alors dans cet imaginaire comme un réfèrent C'est par lui que se met en scène cet
espace d'illusion d'une société singulière dans laquelle des populations
partageraient les mêmes modes de consommation et les mêmes produits, du proche
au lointain exotique, dans un semblant d'universalité.
79
II y a une spécificité Tati qui, de la légende construite au fil des années, à la
pratique concrète des individus de toutes origines, est bel et bien associée à ce
secteur urbain. Quand on parle de Tati, on parle forcément de Barbes, on en fait
une façon de le nommer, de lui donner un certain sens.
A l'époque où le couturier Azzedine Alaïa a repris, pour ses propres
créations, la toile des stores des magasins Tati et a créé une collection en vichy rose
ainsi que quelques articles (des espadrilles, un sac et un tee-shirt) destinés
exclusivement aux bacs des boutiques Tati, la presse y a vu l'occasion de dissocier
la marque de son attachement local, Barbes, tout en stigmatisant négativement le
quartier et sa population : "Mais le coup de pouce d'Alaïa pourrait bien
définitivement sortir Tati de son image "trop Barbes"... Tati aimerait bien être
blanchi, comme Prisunic, du côté souillon qu'on a voulu lui accoler./'(Le Point,
18 février 1991). "C'est le flirt de la haute avec le bas"... "A la question
"Connaissez-vous Alaïa ?*, une femme au front buriné et tatoué, à la marmaille
accrochée, me répond devant le stand Barbes : "Allah, quoi ?" (Le Point, février
1991)
"Surprise, surprise lors de la dernière présentation de la collection
d'Azzedine Alaïa : le couturier des stars qui habille Tina Turner et Vanessa
Paradis faisait défiler son escouade de mannequins sur fond de bâche à
carreaux roses et blancs frappée en énormes lettres bleues du label "Tati"... Oui,
Tati, celui-là même de Barbès-Rochechouart, où les robes se vendent au
décrochez-moi ça à 200 francs l'unité." (L'Expansion, 1991).
La direction des magasins, quant à elle, y a vu plus une manière de
"décomplexer [ses] vendeuses par rapport à celle des Galeries Lafayette" que de
changer ce qui a fait sa renommée. Elle continue à préférer être associée à ce qui
fait son succès, à savoir le brassage et "l'abolissement des luttes de classes" plutôt
qu'à la mode et à l'élitisme.
80
"Notre clientèle, ce ne sont pas les jeunes branchés qui viennent une ou
deux fois par an pour trouver un truc rigolo, non, nous, nos clients, c'est tout le
monde et surtout ceux qui achètent en quantité', les familles. On ne changera à
aucun prix notre philosophie" m'explique Sophie Samama, au service
communication. Elle me parle en revanche à l'envi de Tati comme "entreprise-
citoyenne": "Dans les quartiers traditionnels les plus animés, les magasins
participent ainsi activement à la vie de la cité. En étant plus proches des
préoccupations de ses habitants. En accroissant les passages pour le bénéfice
de toutes les activités avoisinantes. En créant des emplois sur place. Regardez à
Montpellier, tout le monde nous a remercié d'avoir sauvé le quartier Gambetta,
dans une autre ville de province, il y avait une croissanterie à côté, elle a
multiplié par dix son chiffre d'affaires. Comme le dit Fabien Ouaki, le monde
attire le monde."
La présence des magasins Tati dans certains quartiers stigmatisés, par le
phénomène du brassage d'individus qui ont tous besoin de se fournir en produits
basiques à prix modérés, fait en effet que "le monde attire le monde". Il ne s'agit
plus alors d'un espace de l'entre-soi.
81
4) "Chez Tati. chacun a sa chance"
De la même façon que le fondateur avait ouvert les magasins à Barbes en
observant les parisiens descendre au métro Anvers pour aller Place Saint-Pierre au
marché aux tissus35, les dirigeants actuels observent leur clientèle de façon
minutieuse.
Ils savent que les clients aiment "être libres" et leur conviction est que si le
client est dans le magasin, c'est parce que "chez Tati, chacun a sa chance"36. Il s'agit
là d'une véritable théorie marchande. Cette "philosophie" de vente implique une
mise en scène particulière des magasins. Il est vrai que les vitrines telles que nous
les connaissons dans les boutiques traditionnelles représentent une barrière à
franchir pour le client. Elle est une frontière au-delà de laquelle le client pénètre
dans le magasin et se trouve en face à face avec un vendeur, ce qui peut être vécu
comme une situation d'obligation, où les acteurs sont aussitôt mis dans un rapport
marchand. L'abolition de la vitrine ainsi que le libre service font disparaître cette
scène et ce qu'elle implique. Dans les magasins Tati, les vitrines sont remplacées par
des étals disposés sur le trottoir, comme sur un marché. Ce sont des meubles à
roulettes très profonds dans lesquels les clients peuvent à volonté fouiller, sans
souci de bouleverser un quelconque ordre.
Le système du ticket37 fait partie de l'image Tati. L'opération d'achat ne se
fait pas directement, en prenant un produit sur un étal et en passant aussitôt à la
caisse. Il faut entre temps aller chercher un ticket auprès de la vendeuse, souvent
35«je voyais que huit personnes sur dix descendaient à Anvers et deux à Barbes, je me suis dit, il faut trouver un moyen de les faire dévier. Au début, les gens allaient à la Halle Saint-Pierre et venaient faire un tour chez Tati, maintenant, c'est le contraire et huit personnes sur dix descendent à la station Barbes" explique Jules Ouald dans la presse. 36La société SENS a réalisé, en 1994, une étude dite qualitative sur les magasins Tati. Nicky Garcia, chargée de l'étude, a conclu que "chez Tati. le client est libre, il veut tout voir; d'où l'importance du déballage pour fouiller en toute liberté. Il est libre de s'habiller comme il l'entend. Il est également libre dans ses dépenses et donc maître de son choix. Chez Tati, chacun a sa chance. " 3 7 Ce système tend à l'heure actuelle à disparaître au profit du code barres, jugé plus sûr.
82 introuvable ou bien assaillie par des dizaines de clients qui, eux aussi, attendent
leur ticket La vendeuse dans ce cas montée sur une marche ou bien sur un petit
tabouret domine la scène et surtout la dirige. Elle orchestre tout ce petit monde
avec autorité. "Ici, tout le monde fait la queue, c'est pas la peine de bousculer !
Si vous êtes pas contente, madame, c'est pareil, ici, c'est pareil pour tout le
monde !"
Le système du ticket est répandu à Barbes, du marché jusqu'à Tati en
passant par certaines boutiques de discount Que veut-dire ce système qui crée des
intermédiaires et fait perdre du temps ? Dans ce royaume du libre-service qui
pourrait, tel un supermarché, empêcher tout contact marchand direct entre le client
et le vendeur, le ticket semble permettre un certain type de relation. Même si l'on
choisit seul, sans l'aide d'une employée qui "ferait l'article", le ticket oblige à passer
par la figure de la vendeuse qui peut commenter l'achat, redire le prix à voix haute,
faire une remarque sur le client et sur ce qu'il achète. Une femme visiblement venue
des "beaux quartiers" qui demande à ce que le prix des collants soit vérifié au
moment où la vendeuse le note sur le carnet à souche, se verra aussitôt ridiculisée,
prise à son propre jeu de vouloir faire des affaires.
Les vendeuses sont des personnages incontournables de Tati. Elles
participent également à la singularité du lieu. Même si, là aussi, les temps
changent38, la figure de la vendeuse Tati est celle d'une femme autoritaire qui n'est
pas là pour être aimable. Elle va à rencontre du sourire commercial qui est de mise
dans d'autres boutiques parisiennes. Ici, c'est-à-dire dans un lieu où l'on vient pour
faire des affaires et acheter à très bas prix, il semble inutile de présenter la panoplie
de la sociabilité commerçante. "Pour le prix, à quoi sert d'avoir le sourire ?", me
dit une jeune femme habituée à faire ses emplettes de Noël aux Deux Marronniers.
"Les clients ne viennent pas pour ça. Ils viennent parce c'est pas cher et c'est
3° Depuis peu. les vendeuses sont formées à l'école de formation Tati. On leur apprend "le sourire et le service". Reportage télévisé réalisé par La Cinquième.
83 tout", parvient à me glisser une vendeuse occupée à remettre de la marchandise
dans les bacs.
Là encore, c'est par l'économique qu'on veut me présenter la situation
d'échange marchand. Mais si les magasins Tati attirent une foule aussi cosmopolite,
mettant en présence des individus qui, ailleurs dans la ville, ne se seraient pas
rencontrés, c'est qu'ils ont en commun, par leur désir même d'acheter à bas prix, et
au-delà de leurs différences sociales et culturelles, de mettre en oeuvre le même
type de communication. C'est en cela qu'il y aurait un champ de communication
spécifique39, que le fils du fondateur, Fabien Ouaki, s'efforce de conserver, posant
ainsi la spécificité de ses magasins.
J y Un certain mode de communication commun aide à produire l'espace social "Barbes". Voir Gérard Althabe, "Ethnologie du contemporain et enquête de terrain". Terrain n° 14, mars 1990.
84
B) LE BARBES DE FABIEN OUAKI
Fabien Ouaki, le PDG du groupe TATI, m'explique lors d'un entretien que ses
magasins sont régis par deux principes fondateurs, celui qu'il appelle la "route de la
solde, comme il y a une route de la soie", c'est-à-dire un endroit dans Paris tout à
fait exceptionnel, carrefour géographique et culturel, et celui qu'il qualifie de
principe de "séduction", symbolisé par la figure de la femme consommatrice. Ces
deux caractéristiques composent selon lui la singularité de ses magasins, et par
conséquent la singularité de Barbes«
A cela vient s'ajouter une certaine mise en scène de l'espace qui doit donner
l'impression d'un lieu chaotique, informel, où aucune organisation officielle et
économique n'aurait droit de cité face à une organisation plus souterraine, régie
quant à elle par des lois tacites, des règles d'interconnaissance, d'affectivité.
1) "La route de la solde"
Il le construit comme un espace singulier, dans un premier temps de façon
très géographique. Il m'explique en quoi Barbes est un carrefour dans tous les sens
du terme.
"Barbes, c'est déjà un carrefour entre la Goutte d'Or et la Chapelle,
Montmartre et le boulevard Magenta, le 10 ème arrondissement. C'est un coin à
part. Si vous allez rue Trudaine, à côté, c'est le 16 ème, c'est très bourgeois. Si
vous allez à Montmartre, c'est encore différent mais assez chic. La Goutte d'Or et
la Chapelle, c'est la misère, c'est comme Zola le décrivait, sauf que maintenant
c'est avec des étrangers.
Mon père, il a eu l'ordre du mérite pour avoir assaini le quartier de ses
hôtels sordides. Au départ, à Barbes, c'était le lieu des prostituées pas chères et
à Pigalle, c'était celles de luxe. Il y a encore quelques années, rue Belhomme,
vous aviez les filles à 5 francs. Ca a toujours été le bas de gamme, le pas cher.
Mais pas non plus aussi pourri que la Goutte d'Or parce que là-bas, elles sont
85
encore à 10 balles les prostituées. Encore une fois, on voit que Barbes est une
frontière, c'est moins luxe qu'à Pigalle mais quand même mieux que la Goutte
d'Or.
Donc géographiqement, c'est un carrefour de Paris. Mon père, quand il a
ouvert, il avait vu ça. Il s'est dit, c'est le croisement de deux lignes de métro
parmi les plus importantes de Paris, l'une qui le traverse du nord au sud, c'est
Porte d'Orléans - Porte de Clignancourt et l'autre qui le traverse d'est en ouest,
c'est Nation - Porte Dauphine.
C'est aussi un carrefour énorme de circulation. Il y a 80 000 véhicules par
jour qui empruntent ce carrefour, devant les magasins.
Et puis, surtout, c'est un carrefour commercial. Depuis le boulevard
Magenta où il commence à y avoir des magasins discount, des bazars, jusqu'aux
Puces, en passant par le boulevard Barbes avec les bazars et le marché Saint
Pierre avec les coupons pas chers. C'est la route des soldes, comme il y a la
route de la soie !
Il y a toujours eu ici le plaisir défaire des affaires, de la bonne affaire".
Barbes ne prend donc sens, dans les pratiques particulières qu'ils fédèrent et
les représentations qu'il induit, que par rapport à ce qui l'entoure, aux autres
secteurs urbains qui lui sont contigus et desquels il se distingue. Les notions de
frontière et de carrefour attachées à ce lieu semble par conséquent essentielle à sa
compréhension. Et si Fabien Ouaki exprime cette idée de façon explicite, d'autres
individus, qui sont quant à eux clients ou vendeurs, opèrent cette même définition
par opposition aux autres quartiers qui encerclent Barbes.
Les promenades dans le secteur, la fréquentation des habitants et la
rencontre avec des clients, loin de me donner enfin les limites physiques du secteur,
participent au contraire à cette impression de flou attachée à celle de frontière,
même si cette dernière ne peut être que mal dessinée.
86 "Ah non, là vous n'êtes plus à Barbes, vous êtes dans la Goutte d'Or !
Barbes, c'est où ? Ben, je ne sais pas mais c'est pas ici..."
"Si vous étudiez Barbes, il faut aller voir toutes les boutiques derrière le
marché Dejean, tous les trucs étrangers, l'Afrique quoi, ça c'est Barbes. Barbes,
c'est tout, ça va jusqu'à la Chapelle !"
"Là, vous êtes au coeur de Barbes, vous pouvez pas mieux tomber, quand
vous êtes à Tati, c'est que vous y êtes dans votre Barbes !"
Pour certains, tout le 18ème arrondissement pourrait être appelé Barbes,
d'autres ne le feront débuter que sur le boulevard du même nom, d'autres encore
engloberont les rues qu'ils considèrent comme commerçantes, regroupant ainsi le
quartier aux tissus, le marché Dejean et les boutiques alentour ainsi que les bazars
du boulevard Barbes et du boulevard Rochechouart.
En parlant de Barbes et en le délimitant à leur façon, les acteurs semblent
parler en fait de leur propre position. Par exemple, un habitant ancien de la rue
Belhomme perpendiculaire au boulevard Rochechouart, rencontré au café de
Monsieur Luis, en face du magasin Tati-Or, restreint le quartier aux environs
immédiats de son domicile : "Barbes, c'est ici même". Mais cette délimitation est de
plus en plus vague et enveloppe un secteur plus vaste pour un client qui n'habite
pas le 18 ème arrondissement Dans ce cas, Barbes pourra tout aussi bien, dans ses
représentations, correspondre à un périmètre plus étendu. D'un espace physique
aux frontières mal déterminées, un quartier semble plutôt se définir par l'ensemble
des représentations qu'il invoque pour ses habitants (les images qu'on lui accole,
l'appartenance qu'on y ressent, la reconnaissance dont on peut jouir,
l'interconnaissance qu'on y rencontre)40. Mais, dans le cas d'un quartier
commerçant qui attire des gens venant d'autres secteurs de la ville et de la banlieue,
4 0 Les divers articles du numéro "Cest mon quartier" de la revue Informations sociales n" 45, 1995, montrent bien en quoi le quartier est une notion floue qui recouvre une réalité qui nous paraît pourtant familière.
87
l'espace est défini également par les composantes que lui donnent les non
résidents. C'est ce Fabien Ouaki pose comme caractéristique de ces magasins, qui
sont présentés comme un résumé de Barbes, à savoir un certain reflet du 18 ème
arrondissement, de Paris, d'une certaine époque et d'une société.
2) L'étemel féminin
Fabien Ouaki associe dans son discours l'idée de "route de la solde" avec
celle de la femme, figure symbolique qui va au-delà des différences culturelles.
Toute femme est censée aimer séduire et toute femme est censée aimer "faire des
affaires", ce qui rejoint alors l'idée selon laquelle la présence de femmes d'origines
diverses à Barbes correspond à celle d'une consommation particulière.
"De toute façon, ce qui régit mes magasins, c'est deux dénominateurs
communs :
Le prix, la bonne affaire. La bonne affaire, c'est quelque chose
d'universel, qui va au-delà des cultures. Tout le monde aime faire de la bonne
affaire, trouver un truc pas cher, fouiller...
Et puis il y a la séduction, la femme, la mode. La femme aime séduire, ça
aussi c'est universel, elle vient donc pour la mode qui fait qu'elle est séduisante.
Ce qui fait ce lieu, ce sont les femmes. Une femme, elle va toujours regarder les
autres femmes. C'est pas comme avec un homme où, dans le regard, il peut y
avoir de la séduction. Non, quand deux femmes se regardent, elles se jaugent,
elles se jugent, elles regardent comment est habillée l'autre, quel corps elle a.
Quand une femme blanche croise le regard d'une femme noire en boubou coloré,
il se passe des choses, elle se dit 'tiens moi, je suis pas pareille*, mais c'est
insconcient.
Moi j'ai vu plusieurs fois : une femme française, elle voit une africaine
entrain de fouiller dans un bac. Soit elle va faire exprès d'éviter ce bac et elle
88
n'ira pas voir ce qu'il y a dedans, soit justement elle attendra que la noire soit
partie et elle ira voir ce que Vautre avait touché, inconsciemment.
Mais on a vu aussi qu'il faut faire des rayons pour des populations
spécifiques. Par exemple, le rayon pour les grosses ou les vieilles qui mettent des
gaines, on ne peut pas le mettre à côté des lingeries pour les jeunes filles. Il y en
a un au rez de chaussée et l'autre à l'étage. Si on mélange, les femmes, elle ne
fouille pas, elle passe sans regarder.
Par contre, elles se retrouveront ensemble au rayon des cosmétiques par
exemple ou au linge de maison. Donc il faut bien voir que pour certains rayons,
les culottes par exemple, on fait exprès de faire deux univers bien distincts et
pour d'autre, on fait se mélanger tout le monde".
Par cet exemple du rayon des collants et de la lingerie d'un côté et des
cosmétiques de l'autre, on voit bein comment une certaine consommation s'est
uniformisée. En effet, au rayon de la lingerie, des femmes d'origines diverses se
retrouvent pour l'achat de produits semblables, la différence ne semble pas se jouer
de façon "culturelle" mais plutôt générationnelle. Une femme africaine d'une
trentaine d'années achète effectivement des collants et de la lingerie semblables à
ceux que pourrait acquérir une femme française. En revanche, une femme plus
âgée, quelque soit son origine ethno-culturelle, se trouvera plus volontiers au
rayon des gaines qu'à celui de la lingerie dite "fine".
Quoiqu'il en soit, si la consommation connaît une certaine uniformisation, les
logiques sociales à l'oeuvre, elles, restent singulières. L'opération d'achat ne signifie
pas la même chose pour une femme et pour une autre, au-delà même des
considérations supposées culturelles.
Le rayon des collants et de la lingerie est à ce propos un lieu d'observation
privilégié chez Tati, qui permet de cerner les différences de logiques d'achat selon
89
les personnes, tout en partant de l'idée que dans le temps même de l'opération
marchande, les distinctions sociales s'estompent.
3) Un rayon bien pensé : le rayon des collants et des petites culottes
Il est un rayon des magasins Tati qui soulève la curiosité et dont Fabien
Ouaki me vante les mérites. Fréquenté par des femmes de milieux différents, ce
rayon connaît une affluence régulière. Qui n'a pas acheté au moins une fois dans sa
vie une paire de collants chez Tati ? Qui n'a pas été, par curiosité, fouiller dans les
bacs à la recherche d'une culotte "pas chère" ? La comtesse Nadine de Rotschild
ne manque jamais, lors d'interviews sur son mode de vie, de rappeler qu'elle achète
ses collants chez Tati, à 2,90 francs la paire. Elle marque ainsi sa position sociale,
celle d'une roturière qui, après avoir épousé un comte, reste "près du peuple", en
allant notamment le côtoyer autour d'un étal de marchandises.
Mais cette anecdote révèle aussi ce qui se passe au rayon des collants et
petites culottes de chez Tati, à savoir une mixité sociale de femmes qui, malgré
toutes les différences qui les séparent, se retrouvent en un même lieu pour satisfaire
une nécessité commune, l'achat d'un produit de consommation courante et aussi
essentielle que le collant
Au beau milieu du boulevard Rochechouart, le magasin n° 8 voit s'amasser
devant ses portes une foule compacte, collé aux bacs remplis de foulards, de
chaussettes, de culottes, de collants. Quelques femmes africaines en boubou
plongent leurs mains dans un bac déjà investi par celles de femmes maghrébines et
quelques femmes visiblement françaises et surtout à l'allure très chic. Tout ce petit
monde se bouscule, n'hésite pas à jouer des coudes, à pousser sa voisine, pour
atteindre l'objet désiré, pour enfin trouver la bonne taille, pour sortir du bac ce qui a
suscité tant d'énergie. Il ne s'agit pas ici de marquer sa différence, de se démarquer
des pratiques agressives et sans gêne des autres clientes, il s'agit au contraire d'être
toutes pareilles. Car celle qui ne rentre pas dans le jeu du "pousse-toi de là que je
m'y mette" ne pourra atteindre le bac, ne pourra pas participer à cette petite scène
90 et se retirera d'elle-même, impuissante face au spectacle frénétique de l'achat et de
la bonne affaire.
Mais c'est à l'intérieur du magasin, au rez de chaussé pour les culottes et
collants "premiers prix" et au premier étage pour la lingerie et les collants de
marque que se joue l'essentiel de cette scène féminine.
En plein hiver, alors que les rayons de prêt à porter présentent manteaux et
doudounes, blousons de ski, chaussettes de laine et bottes fourrées, le rayon de la
lingerie, lui, semble intemporel. Les articles mis en vrac dans les bacs, présentés sur
des mannequins aux formes généreuses ou bien sur des photos, mettent en scène
un temps hors saison. Ici, il n'est plus question ni d'hiver, ni d'été puisque toute
l'année offre ses articles en coton, en dentelle, peut-être même en soie. Si quelques
hommes s'affairent discrètement autour des bacs à la recherche du modèle idéal ou
de la taille correspondant à leur femme, ils ne font pas l'essentiel du décor, même si
leur présence paraît tout à fait normale. Le rayon de la lingerie,comme le reste des
magasins Tati et de Barbes en général, ne sont pas des lieux où une quelconque
exclusion serait à l'oeuvre. Au contraire d'autres espaces marchands de notre
société, ceux-ci semblent plutôt être fait "pour tous", jeunes ou vieux, riches ou
pauvres, étrangers ou autochtones, hommes ou femmes. Les hommes noirs africains
ou d'origine maghrébine, visiblement occupés à acheter une grande quantité de
collants ou de lingerie pour leurs femmes comme les touristes russes choisissant des
combinaisons en satin pour leurs épouses restés à Moscou, ont tous leur place au
milieu des femmes elles aussi affairées à faire une trouvaille.
Autour d'un bac composé d'un amoncellement de culottes aux couleurs
chatoyantes et à la forme très échancrée, plusieurs personnages rentrent en
contact, un contact qui peut être physique, qui peut passer par des paroles, ou qui
peut même se résumer à quelques échanges de regards neutres ou de clins d'oeil
complices. Une des personnes composant cette scène est un homme travesti,
comme on en remarque souvent autour de Pigalle. Son apparence vestimentaire
91
comme sa gestuelle marquent une féminité exarcerbée, qui peut sembler exagérée
pour une autre femme. A côté de lui, deux jeunes filles d'origine maghrébine sont
elles aussi entrain de choisir l'article qui leur conviendrait le mieux, partageant entre
elles des fous rires complices dûs à l'excentricité de l'achat, puisqu'il s'agit d'un bac
comprenant des "strings" ou "slips brésiliens". Deux autres femmes, à l'évidence
d'origine européenne et âgées d'une trentaine d'années, gloussent elles aussi de
l'audace dont elles sont entrain de faire preuve en comparant de façon ostensible
les mêmes dessous "osés".
Tous ces personnages se trouvent autour du même bac pendant un instant
éphémère et chacun semble vivre quelque chose de différent par rapport au reste
de la vie ordinaire. L'aspect éphémère de cette "rencontre" caractérise le temps et
l'espace comme singulier. Il constitue comme une parenthèse dans le cours de la vie
ordinaire, celle qui peut se dérouler dans le quartier de résidence, dans son
immeuble, au sein de sa famille, dans son environnement professionnel, etc. car il
permet à la fois un moment de fantaisie et un moment où les différences se
rétractent En effet, l'homme travesti, même s'il se sait observé par les autres femmes,
fait partie intégrante de la scène qui se joue, et pour laquelle chacun joue un jeu
adéquat Si les jeunes filles d'origine maghrébine lancent un oeil en coin à ce
travesti, c'est sans doute moins pour le stigmatiser dans sa différence que pour
signifier que ce rayon de lingerie, cet espace singulier et pour un temps déterminé,
symbolise pour toutes une sorte d'éternel féminin.
92
C) LA MISE EN SCÈNE DE L'INFORMEL
1) De l'affectif plutôt que du marketing : Fabien Ouaki
"Avant les bazars, il y avait des magasins de tissus, des magasins de
meubles mais les Galeries Barbes, depuis les Ike'a, ça a périclité, les gens
n'achètent plus les meubles dans des petits magasins. Et puis, il y avait
énormément de magasins de bijoux. Il en reste encore. Les bijoux, c'est les
Djerbiens. C'est une culture très particulière, c'est pas comme les autres juifs.
Pour les autres juifs, on est des juifs arabes, c'est pas péjoratif, c'est comme ça.
On a un dialecte à nous, c'est de l'arabe judaïque. On a une cuisine spéciale,
pas comme ailleurs en Tunisie. Ma mère, elle était hongroise alors elle détestait
la cuisine djerbienne, elle, elle nous faisait plutôt du goulasch mais mon père et
mes tantes, c'étaient des journées entières à préparer des plats spéciaux, huile
d'olive et tout. Il y a des centaines de bouquins de cuisine sur la cuisine des juifs
djerbiens tellement c'est riche. A Djerba, vous avez la plus vieille synagogue du
monde, tous les ans, il y a une fête, il y a des juifs du monde entier, ça c'est
Djerba.
Comme Djerbien à Barbes, il y a aussi TOTO. Il l'a appelle comme ça son
magasin à cause de Tati, il a dit, il y en a qui font du Tati, moi, je vais faire du
Toto ! Le djerbien, il connaissait bien mon père et mes oncles, jamais il aurait
fait de la concurrence. Lui, il a fait les coupons parce que nous, on le faisait pas
et moi, jamais je ferais du coupon, ça c'est à Toto. Un jour, un de mes
fournisseurs exclusifs, un type qui n'a pas le droit de travailler avec quelqu'un
d'autre sauf accord spécial, il m'appelle, il me dit "il y a un type à Barbes qui
veut me commander de la lingerie'. Je lui dis "attends un peu, ferre le poisson,
avance pour savoir qui c'est". Il me rappelle un peu plus tard, il me dit "c'est
Toto". Moi, ça m'a étonné. Deux jours plus tard, je reçois un coup de fil de Toto,
il me dit "excusez moi, c'est un jeune qui ne savait pas, jamais je ferais de
93 lingerie, je connaissais votre père, je pourrais jamais faire des produits
concurrents". Moi, je lui avais rien demandé et je le connaissais même pas. Mais
c'est comme ça ici. Ca fonctionne comme ça, pas de concurrence entre nous,
surtout avec la famille.
Nous, ici, on marche à l'affectif. C'est l'affection qui compte dans la vie.
Moi, je vois, ça fait deux ans seulement queje sais ce que c'est que la monétique.
Je savais pas avant ce que c'était. Tous ces trucs de marketing, j'y connais rien,
et je m'en fous, nous, on marche au feeling, à l'amour avec les gens. On n'a
jamais fait d'études de marché, de trucs comme ça."
Alors que Fabien Ouaki, devant moi, joue le rôle d'un "business man",
recevant des appels téléphoniques incessants sur ses différents "portables", parlant
avec son comptable du chiffre d'affaires de la journée, organisant avec ses
assistantes son planning surchargé, insiste dans le même temps et de façon non
contradictoire, sur le caractère affectif et informel de son commerce à Barbes. Cela
participe en fait de la logique en jeu à Barbes qui fait fonctionner aussi le lieu.
En effet, à Barbes, l'organisation interne du commerce ne doit pas se voir.
Tout est fait pour que le commerce apparaisse comme fonctionnant de façon
presque informelle, en tous cas dans un désordre apparent. Fabien Ouaki fait tout
pour se différencier du monde du marketing. II en est de même pour les autres
commerçants qui ne veulent pas que leurs boutiques soient institutionnelles ni
institutionnalisées. Par exemple, aucune association de commerçants, à ce jour, ne
s'est constituée à Barbes.
Il n'y a pas non plus de texte écrit empêchant l'un de faire de la concurrence
à l'autre. En revanche, il semble que des accords tacites, des obligations morales,
empêchent une concurrence qui serait alors vécue comme déloyale. L'organisation
du lieu n'est pas affichée, et elle est, dans le discours de Fabien Ouaki, le fruit de
liens familaiux ou amicaux anciens, tout du moins le résultat inconscient d'un
partage de valeurs communes, liées aux origines culturelles comme la construction
94
d'une spécificité de l'origine djerbienne. S'il y a une certaine organisation, celle-ci
est due à l'interconnaissance des commerçants, à leur souci commun d'équilibre, de
non-concurrence implicite.
Barbes fonctionnerait donc aussi sur cette idée de commerce qui se donne à
voir comme informel. Le désordre apparent est en fait géré, mais sur d'autres critères
que ceux que l'on peut retrouver sur un marché avec le placier, dans un centre
commercial avec les patentes ou dans l'organisation globale des commerces entre
eux régie par ce qu'on appelle l'urbanisme commercial ou la structure commerciale
d'un espace. A Barbes, cette impression de désordre permet de produire un espace
de liberté, un espace où les règles habituelles du commerce traditionnel n'ont pas
leur place, où le commerce de la rue est autorisé, où le marchandage est possible.
Cette mise en scène de l'espace comme lieu où une certaine liberté de
comportements serait rendue possible expliquerait donc en partie la fréquentation
de populations si diversifiées. A Paris, dans un quartier commerçant aux boutiques
dites traditionnelles, aux vitrines marquant sensiblement la distinction du dedans et
du dehors, les femmes africaines habillées de leur boubou et chaussées de "tong"
ou "claquettes", les femmes maghrébines aux mains tatouées comme les femmes
"autochtones" arborant sacs en crocodile et manteaux de marque ne pourraient pas
jouir du même anonymat ni du même sentiment de liberté. A Barbes, le modèle du
commerce de la rue, du "souk", de pratiques commerciales "autres" joue pour
chacun et chacune et permet de se comporter avec une certaine liberté.
95
2) Après la Préfecture de Police, Barbes : Omeya
Omeya, de nationalité zaïroise, habite le 15ème arrondissement mais opère
l'essentiel de son approvisionnement, alimentaire et vestimentaire, à Barbes. Elle
achète, au marché Dejean et dans les épiceries alentour, les produits alimentaires
dont elle a besoin pour confectionner les "plats de son pays". Mais si elle vient à
Barbes, c'est aussi pour acheter dans les différents magasins Tati des vêtements qui,
eux, au contraire du manioc et du poisson séché, ne marquent pas de distinction
culturelle.
Début décembre, Omeya a été convoquée à la Préfecture de Police, sur l'île
de la Cité, pour ses "problèmes de papiers". En situation irrégulière depuis 1991,
après une demande de statut de réfugié refusée par l'OFPRA, elle a engagé à
nouveau une procédure de régularisation, pour elle et sa fille, et c'est dans le cadre
d'un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (qu'elle a reçu suite sa nouvelle
demande de titre de séjour) qu'elle s'est présentée à la Préfecture pour expliquer sa
situation, notamment ses problèmes de santé qui nécessitent des soins en France.
Dans la crainte d'être arrêtée et d'être placée en centre de rétention lors de cette
convocation, Omeya s'est faite accompagnée d'un homme français qui, en cas
d'arrestation, était en mesure de prévenir un avocat. Elle est restée toute une
matinée dans les locaux des services de police, attendant son tour au milieu des
autres cas de "sans papiers", explicitant à l'agent de l'État présent au guichet les
détails de sa vie privée, de son état de santé, de sa vie de famille en France. Cette
expérience a été vécue comme une épreuve, avec tension et peur, et ceci dans un
lieu qui représentait pour elle l'autorité policière française. Finalement, Omeya est
sortie de la Préfecture avec une nouvelle convocation pour une visite médicale,
signe que sa requête avait été prise en considération. Soulagée de ne pas avoir été
arrêtée et remplie de l'espoir d'une hypothétique régularisation, Omeya a voulu
"fêter ça".
96
"Bon, je n'ai pas déjeuné ce matin tellement j'avais peur. J'ai faim
maintenant, mais tant pis, d'abord, je vais fêter ça et aller m'acheter des
vêtements à Barbes. J'avais vu une jupe que je voulais chez Tati, mais j'ai
attendu pour l'acheter. Aujourd'hui, je peux y aller et me l'offrir. Et puis, je vais
aussi prendre quelque chose, pour ma fille. Je suis contente maintenant, je vais
faire mes courses à Barbes. Je rentrerai à la maison après, je mangerai après. "
Après avoir passé une matinée dans les locaux de la police et après avoir
vécu cet épisode avec crainte, Omeya se précipite à Barbes, un lieu qui semble
représenter l'exact opposé de la Préfecture et dans lequel elle se sentira à l'aise, au
milieu d'une foule rassemblée à l'air libre ou agglutinée dans les magasins pour la
même chose, à savoir l'achat En acquérant, en tant que cliente comme les autres
femmes, un vêtement chez Tati, elle fera l'expérience de toute consommatrice,
irrégulière ou régulière, française ou étrangère, de la société de consommation qui,
dans ce cas précis, marque une commune condition plutôt qu'une quelconque
stigmatisation.
Omeya aurait pu, à la vue de son parcours dans Paris entre lile de la Cité et
le 15 ème arrondissement, se rendre dans les magasins Tati de la Place de la
République ou bien de la rue de Rennes. Elle a pourtant choisi de remonter vers le
nord de la capitale et d'aller dans les magasins Tati de Barbes. C'est qu'à Barbes
particulièrement, l'atmosphère commerciale est différente, composée non pas de
boutiques à la suite les unes des autres et dans lesquelles il faut faire l'effort de
rentrer, mais plutôt de commerces de la rue, où il est possible de flâner, d'observer et
de fouiller sans obligation d'achat, de se faire arrêter sur le trottoir par un vendeur à i
la sauvette pour une gourmette en or ou un appareil photo...
La fréquentation de Barbes semble par conséquent s'expliquer aussi par des
références que chacun peut avoir et que chacun produit différemment au modèle
du commerce de rue. Si une africaine se rend à Barbes en référence au modèle du
commerce dit "africain", une française peut tout aussi bien y placer le modèle du
97
souk qu'elle a connu lors de ces vacances au Maroc. Et de la même façon, la mise
en scène opérée par les commerçants, chez Tati comme ailleurs sur le boulevard,
dans les bazars ou les boutiques de bijoux, fait explicitement référence au modèle
de la structure commerciale telle qu'on peut la voir au Caire ou à Rabat, à savoir
des vitrines surchargées, marquant l'abondance, des bacs remplis de marchandises
dans lesquels il est permis et même conseillé de fouiller...
Cela participe également de cette impression de "fouillis", de désordre qui
caractérise les lieux en question. Car Barbes semble bien se singulariser par son
atmosphère particulière de "souk" parisien dans lequel on trouve "tout et n'importe
quoi", du point de vue des produits comme des individus qui le fréquentent.
98
D) "TOUS PAREILS, TOUS DIFFÉRENTS"
1) Tati-Robes de mariée" : La mariée est toujours en blanc
A côté de "Tati-Or", "Tati-robes-de-mariées" est le dernier-né de la chaîne
dans le secteur. Déjà connu auparavant pour son rayon de robes de mariées et de
cérémonies à bon marché, Tati vient d'en faire une boutique à part entière à Barbes,
alors que les autres magasins de la chaîne, situés ailleurs dans Paris, ne possèdent
encore qu'un simple rayon. Ce magasin de la rue Belhomme fait figure d'exception,
tant le décor et la présentation des articles se veut différente, plus attentive au
client en tant qu'individu, tout en restant "typique" de la chaîne qui lui a donné
son nom et sa renommée. Composé de trois parties, le magasin délimite l'espace
consacré aux robes de mariée (des portants spécifiques alignés le long du mur ainsi
qu'un vestiaire pour l'essayage exclusif des futures mariées) de celui des robes de
cérémonie, chapeaux, noeuds papillon, pochettes, gants de satin, voilettes et de
celui des accessoires de fêtes comme les faire-parts de baptême, les menus de
mariage, les cotillons, les fleurs artificielles et les boîtes de présentation des
alliances, en passant par les aubes et les croix en bois pour les futurs communiants.
Dans ce magasin, l'atmosphère est plus calme, moins oppressante. La
présentation des articles ressemblant plus à celle de magasins "traditionnels"
comme les Galeries Lafayette, la frénésie de la bonne affaire ne se fait pas sentir.
Les achats sont en effet, dans ce magasin, moins instinctifs que lorsqu'il s'agit d'un
simple foulard à 10 francs. Ici, l'achat est mûrement réfléchi dans la mesure où il
marque un événement, mariage, baptême, communion, cérémonie...
Beaucoup de femmes, de toutes nationalités, se retrouvent avec leurs filles
ou belles-filles pour acheter les tenues du mariage mais aussi les dragées, les
accessoires, les menus, les faire-part, etc. Ce lieu regroupe des individus d'origines
sociales et culturelles différentes à l'occasion d'un événement commun de leur vie :
le mariage. Même si les traditions de mariage sont différentes en fonction des
99 individus et de leurs origines, la robe constitue un achat commun. La jeune fille
maghrébine qui se marie selon la tradition musulmane sera vêtue d'une robe de
mariée blanche comme la jeune femme catholique ou juive. Il apparaît donc que si
les logiques culturelles et sociales à l'oeuvre dans l'acte du mariage se distinguent
les unes des autres et varient selon divers critères, il n'en reste pas moins que dans
le moment de l'achat de la robe et des accessoires, certaines personnes se
retrouvent dans un même espace marchand.
Ainsi, le salon d'essayage (les autres boutiques n'ont pas de salons
d'essayage, les achats se font sans essayage et rapidement) permet d'observer ce
qui se passe. Les futures mariées, accompagnées chacune d'une vendeuse, revêtent
derrière le rideau la robe choisie. Elles sortent ainsi vêtues pour se regarder dans le
miroir mais surtout pour être vue par la famille qui accompagne et par là-même par
les autres familles. La jeune fille est donc comme sur une scène, devant un public
qui commente la robe, l'allure générale. Souvent gênée par cette mise en spectacle
mais participant tout de même à ce jeu commun, la future mariée défile donc devant
tout le monde avant de choisir la robe. Les familles discutent entre elles et
commentent chaque passage. "Je vous préférais dans l'autre, moi, mais bon, ça,
c'est mon avis personnel" lance une dame inconnue de la jeune fille. La vendeuse
participe également à ce jeu, demandant l'avis du public, cherchant l'assentiment de
quelqu'un. Il y a une mise en scène de l'achat où chacun joue un rôle, certainement
différent de la vie quotidienne : la jeune fille joue la future mariée, la mère
commente, l'amie accompagne, la vendeuse conseille.
Des individus qui ont peu l'habitude de communiquer ensemble nouent des
relations éphémères à cette occasion, relations qui n'ont rien à voir avec celles que
peuvent nouer ces mêmes individus dans d'autres activités sociales comme le
travail, l'habitat, ...41
'•'Michèle de la Pradcllc dans "Économies de marché. Le commerce des personnes." Urbanisation et enjeux quotidiens.
100
Qu'est-ce qui semble se jouer lors de cette co-présence dans un même espace
et pour la même activité ?
Maria, d'origine portugaise, se rend depuis plusieurs semaines dans cette
boutique de robes de mariée. Elle vient en effet "faire des repérages" pour sa fille
qui habite en province et qui va se marier cet été au Portugal. La mère est donc
chargée de sélectionner quelques modèles de robe et de les présenter à sa fille sur
catalogue avant de lui offrir. Sur les portants, Maria observe minutieusement
chaque robe, détaillant le motif de la dentelle, jugeant la forme générale ainsi que la
qualité de la matière. Deux modèles retiennent plus particulièrement son attention.
Il s'agit du modèle appelé Tendresse", à 1199 francs, en satin blanc et dentelle,
manches courtes bouffantes, noeud dans le dos et dont la traîne est incrustée de
petites fleurs roses, et d'une autre robe moins chère, à 799 francs, et plus simple.
"Ma fille, elle veut être belle mais vous savez les jeunes filles maintenant, elles
aiment pas trop les dentelles et les tralalas, elles veulent du simple. Moi, je
trouve ça dommage, je la verrais bien ma fille dans une belle robe avec de la
dentelle et du tulle, vous savez, comme celle que la jeune fille est en train
d'essayer, là..." Maria admire en effet une jeune fille noire qui déambule dans le
salon d'essayage vêtue d'une robe très longue et très chargée, à dentelle et à traîne.
Maria échange un regard avec la mère (ou la belle-mère) de cette jeune fille et
engage la conversation :
Maria : "C'est vrai que celle-ci, elle est magnifique, magnifique. Quelle
allure ! C'est celle-ci qu'elle va prendre ?"
L'accompagnatrice : "Elle va en essayer d'autres. Au départ, elle voulait du
court, moi j'ai dit non, du court, ça se fait pas pour le mariage, faut une vraie
robe longue".
Maria : "Ah oui, c'est du long pour un mariage et puis c'est tellement joli.
Ma fille, c'est pareil, elle veut du simple mais quand elle viendra essayer, ce sera
comme la vôtre, elle verra que c'est beau quand c'est travaillé."
101
Maria se retourne à nouveau vers moi et m'explique que le fait de voir les
jeunes filles revêtues de robes différentes, lui donne des idées. "On se rend mieux
compte quand c'est porte'". Elle décide alors d'acheter le catalogue comprenant les
photos de tous les modèles afin de commenter à sa fille les robes avant qu'elle ne
vienne avec elle les essayer réellement.
On imagine aisément que les jeunes filles de ces mères n'auront pas les
mêmes goûts en matière de robe, que leur mariage respectif sera différent. Pourtant,
ce qui compte dans l'instant semble être l'égalité dans laquelle elles sont placées par
leur mère et l'égalité de ces mères face à l'événement que constitue le mariage de
leur fille. Il n'est plus question ici de différences sociales ni culturelles car ces
différences sont de fait masquées et effacées par la condition commune de l'achat
de la robe de mariée, épisode par lequel toute mère est censée passer un jour.
Posées par cette dernière dans un âge à part, les jeunes filles, aussi différentes
soient-elles par ailleurs, représentent ici un univers à part, celui de la future mariée.
Il y a donc dans l'événement que représente le choix de la tenue une égalité de
principe qui réunit tout ce petit monde autour du salon d'essayage, spectateur du
ballet des jeunes femmes en blanc.
2) Tati-Or : "un marché des différences"
Juste à côté de Tati-Robes-de-mariée" se trouve une autre nouvelle
boutique de la chaîne, Tati Or". "Des bijoux en or 18 carats certifiés par l'Etat à
des prix Tati !" proclame la publicité.
Ici, les bijoux sont sous vitrine et le magasin n'a plus rien en commun avec
l'atmosphère de "braderie" des autres boutiques. Pourtant, il s'agit bien d'une
boutique Tati : des prix défiant toute concurrence et un très large choix : des
pendentifs, boucles d'oreilles, pour toutes les nationalités, toutes les religions. Des
croix de baptême, des croix de David, des Coran, des cartes de la Guadeloupe et de
la Martinique... et un mélange de population caractéristique.
102
Cette boutique se présente selon le modèle d'une bijouterie "classique". Des
vitrines fermées s'alignent contre les trois murs et présentent des modèles de toutes
sortes, à prix modérés mais qui marquent des particularités religieuses ou
nationales. Ainsi, une des vitrines est consacrée aux modèles spécifiquement
"musulmans", tels que les pendentifs en forme de Pierre Noire de la Mecque, des
"mains de Fatima"... alors qu'une autre vitrine, elle, présentera les Antilles, des
boucles d'oreille en forme de carte géographique de la Martinique ou de la
Guadeloupe. D'autres vitrines, quant à elles sont composées de modèles dits
universels, il s'agit de chaînettes en or, plus ou moins fines, de bracelets, de boucles
d'oreille à perle de culture, de joncs en or... Au centre de la boutique, un comptoir
ouvert en son milieu pour la place des vendeuses, présente les bijoux les plus chers,
les diamants, les lourdes gourmettes, les bagues certies de pierres précieuses.
Les clientes, qui ressemblent fort à celles que l'on peut rencontrer dans les
autres magasins du secteur, déambulent selon un trajet précis devant les vitrines.
Toutes semblent commencer par les vitrines latérales, observant minutieusement ce
qu'elles préfèrent, s'arrêtant devant les modèles qui leur paraissent curieux (comme
la femme française devant le rayon "musulman" qui s'interroge sur la signification
des bijoux présents) et finissent par le rayon central qui, lui, ne marque pas de
différences puisqu'il s'agit des bijoux les plus chers dont toute femme est censée
rêvée, le plus gros diamant, la bague la plus onéreuse...
C'est dans cette boutique qu'est mis en place de façon effective ce que l'on
pourrait appeler le marché des différences.
En effet, les achats qui s'opèrent dans cet espace sont très marqués. Une
femme qui se fait ouvrir la vitrine des croix de David et qui choisit l'une d'elles
après les avoir comparées soigneusement, discutant avec la vendeuse de la finesse
du travail de l'or, sortant sa propre croix de David qu'elle porte sous son chemisier
pour la mettre à côté de l'autre, se présente et est aussitôt considérée comme juive.
De la même façon, la femme âgée qui s'attarde devant les pendentifs représentant
en médaillon la Vierge et qui explique à la vendeuse qu'elle est chargée du cadeau
103
de baptême pour sa petite fille, s'auto-produit et se trouve également produite
comme "catholique-opérant-un-achat-de-catholique".
Mais il n'est pas rare, dans ce lieu qui met en scène par ses produits, toutes
les différences possibles, d'assister également à la consommation de produits de
"l'autre". Cet autre n'est pas forcément l'autre ethno-culturel, il peut être l'autre en
terme d'âge, en terme de position sociale, en terme de goût esthétique, etc.
Ainsi, une amie proche, Sophie, se rend régulièrement chez Tati-Or, où elle
peut, grâce aux petits prix, offrir à sa grand-mère de véritables bijoux en or, des
pendentifs notamment qui représentent pour cette dernière ces "gri-gris". Elle
possède en effet une chaîne en or autour de laquelle elle place ces porte-bonheurs
et qu'elle dissimule sous sa combinaison. Sophie prend plaisir à choisir, dans cette
boutique, tout ce qui est censé représenter pour sa grand-mère un porte-bonheur.
Ainsi, elle a acheté un pendentif en forme de corne d'abondance, un autre du signe
du zodiaque... Sophie avoue que ses produits lui paraissent "ringards" et qu'elle ne
pourrait jamais s'offrir pour elle-même ce genre de bijoux. Or, elle aime faire ces
achats destinés à être des cadeaux et qu'elle définit comme ne correspondant pas à
ses goûts. Elle achète des bijoux qui, pour elle, sont d'un autre univers, celui de sa
grand-mère.
Mais il est arrivé à Sophie d'acquérir des bijoux de cette boutique pour son
usage personnel. En achetant des boucles d'oreille d'enfant en forme de marguerite,
elle consomme de l'autre (des produits à destination des enfants et non des
adultes). Mais ce produit autre, par sa faible valeur marchande, est décaractérisé en
tant que tel.
"J'ai payé ça trois fois rien, alors, tu sais, même si je ne les mets jamais ces
boucles d'oreille, c'est pas grave. Moi, ça m'a fait marrer de m'acheter ça chez
Tati. Bien sûr, si ça avait été plus cher, je ne les aurais pas prise, mais là, 49
balles, il n'y avait pas de quoi s'en priver."
104
En mettant en avant le caractère exceptionnel de cet achat au prix modique
qui lui est associé, Sophie dépersonnalise cet objet. Il n'est plus seulement le bijou
d'enfant qu'elle mettra de façon très occasionnelle, il est plutôt une fantaisie de
consommation permise. Acheter ce type d'objet parce qu'il n'est pas cher, c'est aussi
un moyen de le justifier, d'en parler à ses amies sans complexe, de le montrer avec
ostentation, ainsi de le détourner de son aspect premier, de son esthétisme ou de
son inesthétisme. C'est lui conférer un certain statut en en gommant un autre.
Cette dimension de l'échange marchand apparaît également dans d'autres
lieux qui font Barbes. Dans les bazars du boulevard, des objets de série issus
directement du marché mondial, fabriqués à Taïwan mais constituant des produits
typiquement "arabes", comme par exemple des verres à thé, par leur faible valeur
marchande, peuvent perdre leur statut de marquage culturel mais tout aussi bien
être définis par certains comme fixant une certaine appartenance. Le statut des
objets, parce qu'ils sont présents à Barbes et qu'ils ne sont pas chers, varient et
constituent les pions d'un jeu que chacun s'évertue à jouer.
La boutique Tati-Or permet peut-être plus qu'ailleurs (elle fait partie de
l'enseigne Tati si bien qu'elle a une clientèle plus variée que les bijouteries du
boulevard, plus "orientalisantes") ce jeu entre les différences, qui peuvent être à la
fois mises en avant, en exergue dans la présentation de soi et la production des
autres en étranger, mais aussi estompées ou vécues sur un autre mode dans
l'opération même de la consommation. Si chacun peut s'auto-produire comme
différent en achetant un bijou qui marque son appartenance à une religion, un
pays, une tradition, chacun peut dans le même processus construire une image de
l'autre en tant qu'étranger, en le voyant acheter une main de Fatima ou une croix
de baptême. Mais ce qui est spécifique à l'espace marchand est bien cette
possibilité de consommer soi-même ce que l'on considère comme autre, de faire en
quelque sorte son propre marché des différences. C'est en ce sens qu'il fait figure
d'espace singulier produit par les individus.
105
QUATRIÈME PARTIE
LA PRODUCTION
D'UN ESPACE SINGULIER
106
- IV -LA PRODUCTION D'UN ESPACE SINGULIER
Si Barbes ne semble pas pouvoir faire l'objet d'une délimitation physique
précise, ni de façon administrative, ni dans les discours, tout en étant individualisé,
est-ce parce que l'histoire, quant à elle, fait état d'un quartier appelé Barbes ? A-t-il
au moins une certaine réalité dans l'histoire, une identité créée à partir d'une histoire
locale qui serait connue de tous ?
A) UN LIEU SANS HISTOIRE ?
Le 18 ème arrondissement de Paris est divisé en quatre secteurs, Grandes
Carrières, Clignancourt, Goutte d'Or et La Chapelle. Chacun d'entre eux représente
une partie géographiquement déterminée et par là-même une zone administrative
structurant les listes électorales, les services municipaux, fiscaux et postaux.
Suivant le secteur auquel un habitant appartient, il s'adresse à des sections de
quartier pour ses démarches administratives.
Le secteur du terrain d'enquête, lui, ne correspond à aucune délimitation
administrative. Il n'est pas entièrement compris par le secteur Clignancourt et il
déborde sur celui de la Goutte d'Or. Le boulevard Barbes, par exemple, possède un
double statut : il est à la fois répertorié dans le quartier Clignancourt et dans celui
de la Goutte d'Or. Il n'y a donc pas à proprement parler de "quartier Barbès"comme
il y a un quartier "La Chapelle".
Lorsque j'ai entamé cette recherche, ma première préoccupation' a été de
recueillir tout ce qui avait pu être écrit sur ce secteur urbain. L'existence de
documents historiques, même s'ils ne constituent pas la matière même de l'enquête,
permettent de savoir ce qui a été dit sur le quartier et d'avoir une vision dans le
107
temps. Qui plus est, le simple fait de pouvoir raconter sur un mode historique la vie
d'un quartier, c'est déjà en partie l'expliquer. Or, rien n'a été réellement écrit sur
Barbes même. Les documents historiques concernant le 18ème arrondissement
depuis le XIXème siècle se consacrent à la Goutte d'Or, à Pigalle ou bien depuis des
époques plus anciennes à Montmartre. Il semble que Barbes soit complètement
effacé, comme phagocyté par son secteur voisin et fortement stigmatisé : la Goutte
d'Or, et par son autre voisin, lui très touristique et vu positivement : Montmartre.
Lorsque les ouvrages retraçant l'histoire des quartiers parisiens traitent du
18ème arrondissement, ils font en fait essentiellement référence à Montmartre. «
C'est certainement le village le plus original de la périphérie immédiate de Paris qui
a constitué le coeur du 18 ème arrondissement, Montmartre. »42 Or, Montmartre n'a
jamais été qu'une partie de cet arrondissement. Pourtant, il continue d'être à lui-
même une synecdoque, la petite partie que représente Montmartre sur la carte est
prise pour le tout, l'ensemble de l'arrondissement.
Montmartre, de part sa position géographique stratégique, une colline
surplombant la ville au nord de la capitale, a longtemps connu un statut à part. Il
était en effet une commune mais il garde encore de nos jours l'appellation de
"village" et même de "commune de Montmartre". Aujourd'hui encore, certains
habitants de ce qu'on nomme "la butte" semblent attachés à cette spécificité qu'ils
donnent à leur quartier. Il y a ceux "de la butte" et ceux qui n'en sont pas. Il y a
"ceux d'en haut" et "ceux d'en bas".
Depuis l'époque romaine lieu de culte (un temple dédié à Mercure aurait été
édifié), la colline a conservé sa fonction religieuse. Dès 1096, elle devient la
propriété des abbesses de l'abbaye de Montmartre et comprend treize hectares de
18 eme arrondissement, ouvrage collectif sous la direction de Pierre de Lagarde et Alfred fierro, Collection dirigée par Jean Col son. Editions Hervas. 1991.
108
terre, outre la butte elle-même. Déjà, à cette époque, une distinction est faite entre le
"haut" de la butte, l'abbaye elle-même, et le "bas", les versants nord et est, qui
représentent des seigneuries, comme celles de Clignancourt et de la Chapelle. Cette
dernière connaissait, au XUIème siècle, un événement annuel important pour les
parisiens, la foire du Lendit où se vendait, le premier jour, c'est-à-dire le jour de la
Saint-Barnabe, du parchemin.
Par ailleurs, depuis les guerres de religion, la butte est connue pour ses
vignobles et ses débits de boisson. Les guerres ayant appauvri l'abbaye de
Montmartre, les abbesses ont vendu leurs terrains. C'est ainsi que la butte s'est
peuplée et a commencé à devenir terre de vignobles. La légende veut que le nom
Goutte d'Or viennent du raisin cultivé en cet endroit.
Avec l'expansion des vignes et le développement de la production de vin au
XVIIème siècle, de nombreux débits de boisson s'y installent. A Montmartre,
commune indépendante de la capitale, le vin n'était pas taxé comme il l'était à son
entrée dans Paris, les cabaretiers ont donc commencé à s'établir sur la butte. A partir
de ce moment-là, Montmartre évoquera pour beaucoup les guinguettes, les
cabarets, les bals et autres lieux dits lieux de débauche.
Le haut de la butte est toujours resté un lieu de pèlerinage et de culte
important, tandis que "le bas", c'est-à-dire notamment le secteur qui nous intéresse,
un espace beaucoup plus populaire qui très vite a été considéré comme un lieu de
débauche. En 1789, Montmartre est d'ailleurs coupé en deux, comme pour signifier
deux communes indépendantes. Mais le 22 juin 1790, l'Assemblée nationale décide
de rallier le bas Montmartre à Paris, faisant alors véritablement du haut Montmartre
un village. Depuis ce temps et malgré l'annexion à Paris intra-muros en 1860, les
Montmartrois tentent de conserver l'esprit de ce qu'ils considèrent comme un
village, ils produisent une particularité.
109
Au XIXème siècle, les Parisiens avaient pris l'habitude de venir boire et
danser dans les bals de Montmartre, celui du Chateau-Rouge, l'Elysée-Montmartre
et un peu plus tard le Moulin-Rouge... Et à cette même époque, Montmartre
connaît un flux important de population (de 638 habitants en 1806 à 36 450 en
1857), le secteur devient un lieu d'accueil pour tous les ruraux venus chercher du
travail à Paris mais trop pauvres pour se loger en ville.
Un certain brassage social est déjà à l'oeuvre, ouvriers et bourgeois de la
capitale se côtoient pour ensemble "faire la noce". Maupassant raconte, dans Le
Masque, en 1890, une soirée à L'Elysée Montmartre, situé boulevard
Rochechouart : « C'était à l'occasion de la Mi-Carême, et la foule entrait, comme
l'eau dans une vanne d'écluse, dans le couloir illuminé qui conduit à la salle de
danse... Et les habitués du lieu s'en venaient des quatre coins de Paris, gens de
toutes les classes, qui aiment le gros plaisir tapageur, un peu crapuleux, frotté de
débauche. C'étaient des employés, des souteneurs, des filles, des filles de tous
draps, depuis le coton vulgaire jusqu'à la fine batiste, des filles riches, vieilles et
diamantees, et des filles pauvres, de seize ans, pleines d'envies de faire la fête, d'être
aux hommes, de dépenser de l'argent..»
Mais c'est Zola, dans L'Assommoir, qui retrace la vie de la Goutte d'Or dans
un souci sociologique. Les descriptions qu'il nous laisse du quartier, le monde
ouvrier, l'alcoolisme, la promiscuité, ne font que conforter le caractère péjoratif
qu'on lui confère presque spontanément Les cabarets dans lesquels sont racontées
les scènes de "saoûlographie" de Gervaise et de Coupeau, se situent sur le
boulevard Barbes même, tel celui du "Grand Turc", maintenant devenu un magasin
de chaussures désigné sous l'enseigne "Kata" mais qui garde toute la décoration du
théâtre de jadis avec ses lourds rideaux rouges et ses balcons à enluminures.
110
Montmartre depuis le début du siècle, si l'on en croit les chroniqueurs, était
une véritable patrie pour artistes, de Gérard de Nerval à Guillaume Appolinaire.
Puis les peintres vivant dans les ateliers du quartier et fréquentant le cabaret le
Lapin Agile, Utrillo et Picasso plus tard.
Montmartre est également associé aux-chansonniers, notamment à la figure
d'Aristide Bruant, chantant" Nini Peau de Chien", et aux comédiennes populaires,
comme Mimi Pinson. Les Parisiens "montaient" à Montmartre pour s'encanailler, se
divertir, fréquenter des univers sociaux et des gens qu'ils n'auraient pas côtoyé
ailleurs.
Toute cette histoire43 n'est pas sans incidence sur les représentations que les
individus peuvent avoir de Barbes, qui n'est presque jamais cité, sauf pour évoquer
l'homme politique du même nom, qui tenta en 1839 de former un gouvernement
insurrectionnel et dont Proudhon disait qu'il était "le Bayard de la démocratie". Il
est vrai que le boulevard, qui était avant une partie du boulevard Ornano, un
tronceau de la longue rue des Poissonniers et de la rue Lévisse, n'a été appelé
Barbes qu'en 1882.
Mais le secteur même, sous la dénomination précise de Barbes semble avoir
échappé à toute histoire écrite, comme s'il ne valait pas la peine d'être étudié. Entre
Montmartre et Pigalle, et de façon moindre son voisin La Goutte d'Or, Barbes
existe-t-il dans l'histoire du quartier ? L'histoire semble avoir été écrite sans Barbes,
associé depuis la fin de la Seconde guerre mondiale à Pigalle et à la Goutte d'Or,
4-* Je me suis appuyée sur plusieurs ouvrages dont : Louis Chevallier, Montmartre du plaisir et du crime. Robert Laffont, Collection Les hommes et l'histoire, 1980. Nicole Duprf, La Butte Montmartre. Ouest France, Collection Guides-couleurs, 1981. La Goutte d'Or : Faubourg de Paris, sous la direction de Marc Breitman et Maurice Culot. Archives d'architecture. Hazan. 1988.
I l l
c'est-à-dire un lieu évoquant "le plaisir et le crime"44, tenu par les mafias corses et
italiennes, et plus tard par d'autres communautés ethniques45.
B) LE LIEU D'UNE HISTOIRE EN MARCHE
Si Barbes ne fait l'objet d'aucune histoire écrite en tant que tel, il apparaît
pourtant comme l'une des scènes les plus évidentes de l'histoire sociale de la France
contemporaine. Ce lieu sans Histoire témoigne en effet de l'histoire de l'immigration
en particulier et des nouveaux comportements de consommation en général.
1) Une évolution stigmatisante
L'évolution qu'a connu le secteur est associée à la croissance de
l'immigration maghrébine. Si jusqu'en 1950 la proportion de populations allogènes
est inférieure dans le quartier de la Goutte d'Or à celle d'autres arrondissements
parisiens, elle connaît à partir de 1954 une augmentation rapide. La population
d'origine maghrébine, au départ des hommes célibataires venus travailler dans
l'industrie française, s'installe dans ce quartier où le montant des loyers reste faible
et où les hôtels permettent de se loger à moindre frais. Mais depuis 1968 cette
même population décroît par rapport à celle issue de l'Afrique sub-saharienne mais
aussi d'Amérique du Sud et d'Europe centrale. Il n'y a donc jamais eu de "ghetto"
arabe ni africain, quoique qu'en dise une des études relatives au fonctionnement
urbain commandée par la Ville de Paris46.
4 4 Voir Louis Chevallier, op. cit. Voir également Apaches, voyous et gonzes poilus. Le milieu parisien du début du siècle aux années soixante. Claude Dubois, Parigramme, 1996. 45-Lcs
Algériens, dans la région parisienne, prennent pied dans toute la périphérie et plus fermement dans le centre de Paris. En particulier, dans le quartier de la Goutte d'Or. Rues étroites, bâtisses alors surélevées et fractionnées en minuscules logements, les immigrés soumis à la stricte religion de l'Islam, viennent échouer dans ce quartier voué aux plaisirs." Benjamin Stora dans "Les Algériens à Paris pendant la guerre d'Algérie. Installation, travail et conditions de vie" in Le Paris des étrangers depuis 1945. Ouvrage collectif sous la direction d'Antoine Maries et de Pierre Milza. Publications de la Sorbonne, Paris 1994. ^"Ce changement de population entraîne corrélativement une mutation du commerce qui accentue l'effet de ghetto qui se met peu à peu en place dans le quartier." Etudes Chateau-Rouge réalisées par la SEMA VIP (Soparema), Rapport de présentation. Janvier 1995.
112
Cette notion de ghetto, si souvent utilisée dans le langage courant et dans
les médias pour définir un secteur urbain, est employée à tort puisqu'elle ne
correspond pas à un quartier comprenant exclusivement un groupe ethnique. On
ne peut parler d'un ghetto africain en France comme il existait un ghetto juif à
Venise. On ne peut pas non plus associer un quartier parisien à une zone
d'habitation de Chicago à majorité noire. Il est donc intéressant de voir qu'une
étude commandée par la Ville de Paris concernant l'histoire du lieu, l'état du bâti, les
catégories socio-économiques des habitants, les commerces, reprenne ce terme
pour qualifier un quartier où vivent des individus aux origines étrangères diverses
et pour lequel des "actions de revalorisation" sont à engagées et notamment dans
le cadre d'une OPAH (Opération Programmée de l'Amélioration de l'Habitat). Le
qualificatif de "ghetto" ainsi accolé au quartier semble correspondre à sa
population qui a évolué au fil des années et aux commerces de proximité qui ont
changé de nature. Les commerces apparaissent alors comme l'un des traits
significatifs de ce que certains appellent "l'effet ghetto" pour stigmatiser un lieu.
Par ailleurs, depuis les années 50, c'est ce caractère stigmatisant qui est mis
en avant dans la littérature. Le roman policier surtout et, dans une moindre mesure,
le cinéma policier français situent nombre de leurs intrigues entré la Goutte d'Or,
Pi galle et Barbes. Aujourd'hui encore, certains auteurs de série noire choisissent
Barbes et la Goutte d'Or, comme lieux de leur fiction. Le dernier en date, Rouge est
ma couleur, ne manque pas de parler de ces espaces comme des lieux
emblématiques du trafic de drogue, souvent opérés par des individus d'origine
étrangère qui les habitent La dimension commerciale réelle apparaît alors aisément
associée dans la fiction à celle des trafics illicites.
L'histoire de Barbes est donc confuse mais reprend immanquablement ce qui
compose sa singularité : l'aspect commercial et les individus d'origine étrangère.
113
2) Nouvelle époque, nouvelles populations, nouvelle consommation
La densité commerciale et la présence d'une population cosmopolite
apparaissent toujours comme les deux caractéristiques de Barbes. Comment, au fil
du temps, s'est mise en place ce qui forme cette visibilité ? Y-a-t-il eu
concommittence de ces deux éléments ? Ou bien l'un a-t-il entraîné l'autre ?
Toutes ces questions doivent être replacées dans le contexte de cette
histoire en marche dont Barbes semble être le théâtre. En effet, si avant la
suspension officielle de l'immigration en 1974 et avant le regroupement familial qui
en a découlé dans la même période, Barbes et ses quartiers alentour étaient habités
et fréquentés par des hommes célibataires, depuis les années 80, il y a eu une
apparition des familles immigrées maghrébines et africaines. Cette fixation de
populations "allogènes" a entraîné une certaine visibilité qui, loin d'être vécue
comme auparavant par les "autochtones" comme conjoncturelle, a tout à coup
introduit l'idée d'une installation définitive. Il ne s'agissait donc plus d'hommes
seuls venus comme force de travail et considérés comme externes puisque leur
séjour était censé être provisoire. Il s'agissait plutôt de prendre conscience de
l'installation et de l'intégration à la société française de familles entières.
C'est ainsi qu'à Barbes les femmes d'origine étrangère qui, jadis, ne formaient
pas une clientèle habituelle, sont devenues de plus en plus nombreuses et visibles
pour les autres, c'est-à-dire les habitantes du secteur et les clientes issues de milieux
populaires qui fréquentaient les magasins Tati.
Cette apparition des femmes d'origine étrangère et de leurs enfants a
contribué pour certains à l'image stigmatisante des lieux et Barbes est ainsi devenu
dans les représentations un "quartier commerçant exotique" ou un "quartier
commerçant pour immigrés". Cette évolution a été vécue par certains anciens
comme une menace et c'est pourquoi Pierrot ne manque pas d'idéaliser un passé,
pour mieux montrer que le présent est vécu comme un danger. Les nouvelles
boutiques sont alors présentées comme les marques mêmes de cette évolution
visible.
114 Mais la population a-t-elle réellement changé ? Le quartier a-t-il connu un
changement si radical depuis le regroupement familial ? Les individus d'origine
étrangère ont-ils commencé à fréquenter Barbes parce qu'il y avait des commerces
qui correspondaient à leurs modes de vie ? Ou bien les commerces se sont-ils
installées dans ce périmètre après avoir constaté cette présence de population aux
origines diverses ?
Dans les discours des anciens habitants comme Pierrot La Presse, la
désaffection des "Français" est présentée comme une conséquence de l'évolution
des commerces et de la population nouvelle. Mais en quittant le secteur, ces
anciens habitants n'ont-ils pas participé au processus qu'ils regrettent à présent, à
savoir cet "effet ghetto" ? Les nouveaux habitants et les usagers des commerces,
eux, ne contribuent-ils pas par leur présence à cette image stigmatisante ?
Quoiqu'il en soit, la mutation de la structure commerciale semble incarner les
transformations sociologiques mêmes de la société française.
Depuis une quinzaine d'années, les magasins Tati s'étendent sur un périmètre
de plus en plus vaste, ouvrant des boutiques plus diversifiées (du linge de maison
aux vêtements en passant par les bijoux, les jouets et les robes de mariée). Les
bazars qui jalonnent le boulevard Barbes ont profité de cette expansion et de
l'afflux de clientèle qui en découlait pour se multiplier. Les anciens magasins tenus
par des artisans ont été remplacés par des boutiques de discount. Cette évolution
est à l'oeuvre de façon très visible à Barbes mais on peut également la constater
dans d'autres quartiers de la capitale et dans les périphéries des grandes villes. Les
magasins de discount sont en effet de plus en plus nombreux et connaissent un
succès grandissant
Cette période d'installation de commerces "bon marché" correspond à une
époque de crise économique où le pouvoir d'achat a considérablement baissé. Mais
également, la consommation s'est uniformisée. De catégorie modeste ou de
catégorie intermédiaire, nous possédons à peu près les mêmes produits. Il semblerait
115
que la distinction sociale n'est plus à l'oeuvre avec autant d'évidence dans la
consommation, puisque celle-ci s'uniformise. Les enfants du lóeme arrondissement
ne sont-ils pas habillés des mêmes vêtements et des mêmes marques que les enfants
vivant en banlieue ?
Qui plus est, la figure du "consommateur" est née dans la même période.
L'idée de défense des consommateurs émerge par le biais du mouvement
coopératif, puis grâce aux associations de plus en plus présentes sur la scène
publique, enfin de l'État avec la création en 1966 de l'INC (Institut National de la
Consommation).47
Dans un consummérisme de plus en plus pregnant, le consommateur
apparaît comme un acteur économique qui ne veut plus acheter à l'aveuglette, qui
veut "faire des affaires". L'observation dans les superettes ED l'Épicier dans
différents quartiers parisiens, dans des 'Tout à Dix Francs" du Marais comme du
15ème arrondissement fait ressortir une fréquentation de plus en plus hétérogène.
Les clients de ces commerces ne sont pas exclusivement de condition modeste.
Tout le mode semble fréquenter ces espaces marchands pour des achats de
produits de consommation courante. L'uniformisation de la consommation
s'accompagne donc d'une commune nécessité et d'une commune envie de ne pas
"acheter idiot", d'apparaître en quelque sorte acteur et non plus simple spectateur
de la société de consommation.
En ce sens, Barbes serait la scène parisienne la plus à même pour saisir cet
aspect transversal de la vie sociale qu'est la pratique de l'achat dans laquelle, que
l'on soit riche ou pauvre, le plaisir et la nécessité d'une consommation courante
dans des magasins bon marché forment une commune condition.
4 7 Encyclopedia Universalis, tome 6, 1990. "Droit de la consommation" Denise Nguyen Thanh Bourgeais.
116
En retraçant cette histoire sociale en marche, il apparaît que Barbes
témoigne également de l'urbanisation et de la façon dont elle a été vécue par les
citadins.
3) Aux antipodes du quartier-villa2e
Le quartier-village ou le village urbain est une figure du passé récurrente
dans les discours citadins. Elle apparaît comme une référence idéalisée utilisée
autant pour valoriser son quartier ("ici, c'est comme un village", discours très
répandu sur la Butte Montmartre) comme, à l'inverse, pour le dénigrer ("ici, c'est la
jungle urbaine", discours souvent employé par la presse pour parler de Barbes).
Chacun semble mettre sous cette appellation ses propres pratiques de la ville, ses
propres représentations, ses désirs et ses craintes de citadin. Il représenterait en ce
sens un espace imaginé, un morceau de ville imaginé.
Le village urbain renvoie souvent à l'idée d'un village mythique, convivial,
chaleureux, protecteur, un village idéalisé. Barbes semble renverser cette figure
idéalisée et revêtir, quant à lui, l'image de tout ce qui est régulièrement déprécié
dans le phénomène urbain.
Sabine Chalvon, dans son étude sur le triangle du XlVème48, se pose la
question du quartier. Elle fait état d'une série de critères qui définissent pour des
habitants ce que représente le "quartier-village", une notion souvent employée
mais difficile à cerner. Or, Sabine Chalvon parvient à détailler tous les éléments qui
participent à la construction d'un quartier comme "quartier-village". Il semblerait
que chacun des éléments ainsi dégagés de l'analyse de cette ethnologue peuvent
s'appliquer à Barbes de façon exactement opposée.
Le quartier-village serait présenté comme "le cadre rêvé d'une convivialité
idéale". A Barbes, les commerçants comme les anciens habitants semblent au
4 8 Sabine Chalvon Le triangle du XTV èmt. Des nouveaux habitants dans un vieux quartier de Paris. Editions de la MSH, Paris. 1984.
117
contraire me présenter les lieux comme tout à fait opposés à ce qu'ils définissent
comme un lieu où des rapports sociaux de voisinage, d'interconnaissance, de
convivialité, pourraient s'actualiser. La convivialité idéale dont me parlent Jean-
Louis et Pierrot se trouve dans le passé, dans un Barbes nostalgique qui n'a peut-
être jamais existé.
Un quartier-village serait également considéré comme un "microcosme", un
espace préservé et protecteur au sein duquel les habitants seraient censés se sentir
"chez-eux". En ce sens, il y aurait une certaine privatisation de l'espace. Il se trouve
que Barbes m'est présenté par les clients comme un espace ouvert et étranger, dans
lequel, même s'ils y ont des repères, ils n'ont pas les mêmes pratiques que dans leur
quartier de résidence. Quand Pnina explique qu'à Barbes, "c'est marche ou crève",
elle signifie par là un espace qui est loin d'être préservé et protecteur.
Par ailleurs, si un quartier-village est un espace circonscrit aux frontières
bien déterminées, Barbes, quant à lui, est flou et impossible à définir
géographiquement. Aucune frontière physique ne peut marquer cet espace, ni le
boulevard, ni une voie de chemin de fer, ni un rempart, ni un parc...
Également, Sabine Chalvon évoque, dans la représentation du quartier-
village, des points d'ancrage qui apparaissent comme des inversions de l'urbanité. Il
s'agit alors de la présence dans un quartier d'une école, d'une église, d'un bureau de
tabac, d'un petit marché hebdomadaire... A Barbes, les points de repère
apparaissent au contraire comme emblématiques de l'urbanité : la station de métro,
le boulevard toujours encombré de véhicules, les grands magasins Tati et leurs
couleurs criardes.
Dans un quartier-village, les individus qui y résident peuvent dire qu'ils
trouvent sur place tout ce dont ils ont besoin, de l'alimentaire à l'habillement Le
quartier-village serait alors un lieu duquel il ne serait pas nécessaire de sortir pour
l'approvisionnement. Or, si les magasins de Barbes sont fréquentés par des gens
extérieurs et des habitants, ils ne présentent pas tous les produits de
consommation. Si un individu désire acheter des vêtements de marque, il ne les
118
trouvera pas. De la même façon, il sortira de ce secteur pour faire ses achats de
papeterie, de pâtisserie, d'électricité...
De même, un quartier-village connaît des références à la nature, par la
présence d'un parc, d'arbres sous lesquels on vient s'assoir, de coins de verdure, de
gazon... Là encore, Barbes semble plutôt réunir des éléments qui, loin de faire
référence à une certaine nature, renvoient plutôt à l'urbain, à la ville. Pas de parc ni
de gazon mais au contraire des immeubles et des boulevards, des carrefours
embouteillés et des bus qui crachent leur fumée noire.
Enfin, si un quartier-village se définit par l'interconnaissance des gens, par
une sociabilité "de quartier" qui se joue autour de certains pôles comme le bar-
tabac, le petit bistrot du coin où jeunes et vieux se retrouvent, Barbes, quant à lui,
ne connaît pas ce type de relations de proximité. Sur le boulevard, aucun café ne
constitue le rendez-vous de tous, et autour des magasins Tati, les brasseries
parisiennes que regrette Jean-Louis, n'existent effectivement plus.
Barbes apparaît par conséquent comme une figure opposée à celle du
quartier idéalisé en quartier-village. Dans la mesure où il est fréquenté par des gens
de passage, des gens extérieurs, il ne s'y joue pas une certaine identité locale ni un
sentiment d'appartenance.
Pourtant, Barbes possède ce que l'on peut appeler un certain "label"49. En ce
sens, on peut faire l'hypothèse selon laquelle à Barbes, ne se tient pas l'enjeu d'une
identité locale, mais plutôt la participation de tous à une image. Dans un quartier
village, l'interconnaissance à l'oeuvre peut être vécue comme un poids ou une
contrainte, elle peut même induire une typologie et une distinction entre "ceux
d'ici" et les autres. Si Barbes est considéré comme la figure opposé du village
urbain, c'est vraisemblablement aussi parce que ne s'y joue pas le poids du local (et
4 9 Un label qualifie un produit et lui donne un certain nombre de caractéristiques auxquelles on peut "se fier", qui ne trompent pas. Par exemple, des professionnels se regroupent autour d'un produit qui, par le label qu'on lui accole, est tout de suite identifié.
119 ce qu'il induit comme rapports sociaux spécifiques) mais à l'inverse une figure
abstraite et fourre-tout qui caractérise l'urbain comme lieu d'anonymat mais par là-
même lieu d'une liberté possible. Ce label apparaît alors comme une notion-valise
que chacun remplit à sa manière mais qui fonctionne comme une appellation pour
tous.
120
C) LA CONSTRUCTION D'UNE APPELLATION "BARBES"
Par l'étude de quelques scènes marchandes produites à Barbes, l'hypothèse
selon laquelle des "morceaux de ville" dans Paris tel que celui-ci ne sont pas à
proprement parler des quartiers mais des espaces qui n'en sont pas moins
significatifs, s'étaye. Mais si Barbes n'est pas un quartier, comment peut-il être
défini ? En effet, après avoir tenté de décrire ce que les gens font dans ce lieu,
quelles sont leurs pratiques concrètes et quelles sont leurs propres délimitations de
ce qu'ils nomment Barbes, il s'agit de voir à présent ce que ces espaces produisent
symboliquement.
« Il peut paraître absurde de se poser la question : qu'est-ce qu'un quartier ?
tant la notion de quartier est censée recouvrir une réalité familière connue de tous,
sous toutes les latitudes et dans toutes les sociétés. Mais, comme toute réalité
familière, le quartier se dérobe vite à une tentative de définition limpide et se révèle
chargé de flou et de contradictions. Pour en préciser le sens, on accole souvent au
mot quartier des qualifications qui tendent à spécifier sa nature : beau quartier, bas
quartier, quartier mort, quartier arabe, quartier chinois [...] le quartier est une notion
qui se définit plus à travers les images qu'il évoque qu'à travers la description des
éléments qui le composent en termes de réalités physiques et sociales. »5°
Barbes semble en effet défini, en tant que secteur urbain, moins par des
données objectives concernant sa population que par les "images qu'il évoque". Si
l'enquête avait porté uniquement sur la population résidant à Barbes, son statut
social, ses origines ethniques, sa religion, ses attentes vis à vis du quartier, ses
relations de voisinage, etc., il ne serait pas apparu dans toute sa complexité mais il
aurait été, artificiellement, considéré comme un quartier.
Jacques Barou dans "Images et réalités". Informations sociales "Cest mon quartier", n°45, 1995.
121
Or, il n'y a pas de "quartier Barbes" au sens d'un espace qui, comme le
définit Pierre Mayol, « peut être considéré comme la privatisation progressive de
l'espace public »51. Barbes est fait de ses habitants, certes, mais aussi et surtout de
ses "visiteurs", les commerçants qui ne l'habitent pas, les clients qui le fréquentent
plus ou moins régulièrement, les touristes, les passants... Il ne s'agit donc pas d'un
espace de l'entre-soi, mais bien plutôt d'un lieu de co-présence de différences.
En effet, Barbes semble plutôt être, dans les pratiques concrètes et
discursives, un lieu perçu comme "du tout et n'importe quoi", c'est-à-dire un espace
où, par la pratique marchande, chaque individu, qu'il soit d'ici ou d'ailleurs, dans le
lieu et le temps même de l'échange, a fictivement sa chance.
Les pratiques et les discours tendent à montrer que Barbes, sans être "son
quartier" est produit par Pnina comme un lieu où elle peut jouir à la fois d'un
certain anonymat et d'une reconnaissance en tant que cliente comme les autres. De
même, Daniele, dont l'espace de référence reste la Goutte d'Or, où elle habite, fait
ses courses à Barbes et pas ailleurs. Elle vient y partager avec les commerçants une
commune condition. Quant à Loïc, le poissonnier, même s'il ne voudrait "pour rien
au monde" résider sur son lieu de travail, en fait par là-même un lieu spécifique où,
sur son étal précisément, "tout le monde est pareil", de manière fictive. A Barbes, ne
vient-on pas faire l'expérience du même et de l'autre, de l'ici et de Tailleurs, du
connu et de l'inconnu ?
Le secteur de Barbes apparaît plutôt comme un espace cosmopolite, au sens
premier du terme, explicité par Richard Sennett. « II y a un mot qui s'associe
logiquement à l'idée d'un public urbain diversifié : c'est le mot "cosmopolite". Un
cosmopolite, selon l'usage français de ce mot en 1738, est un homme qui se trouve
à l'aise dans la diversité; il se sent bien dans des situations qui n'ont ni analogie, ni
Pierre Mayol. op. cit. p 20-21.
I l l
rapport avec celles qui lui sont familières »52. Non pas que tous les individus qui
fréquentent ce lieu se sentent à leur aise au milieu de la diversité mais l'espace
urbain lui-même, par l'activité marchande dense et spécifique, ne se veut-il pas et
ne se montre-t-il pas cosmopolite ?
Barbes, produit dans sa singularité par les individus, s'il n'existe pas comme
quartier à proprement parler, apparaît comme une appellation qui, partagée par
tous, renvoie à une même image, à une expérience commune de la trouvaille, du
plaisir de la bonne affaire et de l'achat "basique" que tout le monde réalise
quotidiennement. Il semble en effet fonctionner comme une référence, utilisé à la
manière d'une métaphore. Ne dit-on pas "comme à Barbes" pour parler d'un lieu où
l'on peut fouiller, profiter d'une braderie et se procurer ce dont tout le monde a
besoin, de la vaisselle au linge de maison et de la petite culotte aux chaussettes en
fil d'écosse ?
Ne vient-on pas alors respirer, comme sur les autres marchés parisiens mais
différement, une certaine atmosphère, un même sentiment de co-existence ? Car le
nom même de Barbes, prononcé en des lieux aussi différents qu'un dîner en ville,
une conversation à Tunis ou Marrakech, une rencontre avec quelques stylistes
"branchés", renvoie immanquablement à cette "atmosphère" particulière dans
laquelle on aime à se plonger pour y respirer ensemble ce même air de
contemporain et se frotter physiquement à la même réalité.
52Richard Sennett, op. cit. p 26.
123
D) UNE SOCIÉTÉ IMAGINÉE : LA SOCIÉTÉ MULTICULTURELLE
La pratique des gens dans ces espaces induit un champ de communication
spécifique. Si ce lieu n'est pas un quartier, il apparaît tout de même comme étant
fédérateur de pratiques. C'est un lieu de commerces avec des pratiques spécifiques
qui s'y rattachent et la dimension marchande est bel et bien au centre de tout. En
affirmant que l'autre est étranger, qu'il a donc telle ou telle culture de laquelle on
peut déduire tous ses comportements, en se produisant soi-même comme différent
de l'autre, appartenant à une autre catégorie, un autre monde, on opère un certain
mode de communication. La logique des rapports sociaux à l'oeuvre dans les
espaces marchands de Barbes se dégage alors dans une certaine mise en scène du
même et de l'autre, de la co-existence de ces deux éléments variables dans une
même société, de la mosaïque des différences produites au sein d'un même univers
protéiforme. Il y aurait à Barbes un mécanisme particulier de communication qui
induit des rapports sociaux spécifiques.
l)"Les africains sont comme ça !" ou comment on construit la "culture" des
autres (et la sienne)
Au marché Dejean comme ailleurs, dans des univers sociaux où une certaine
mixité est à l'oeuvre, où des individus aux origines socio-culturelles diverses se
côtoient, pour des activités multiples mais dans ce cas précis commerciales, il n'est
pas rare d'entendre ce type de phrase : "Les africains, ils sont comme ça..., les
arabes, ils font ça... ". On a vu que Loïc, le poissonnier, ne se gêne pas pour
expliciter devant son étal des "comportements-types" qui correspondent selon lui à
des cultures spécifiques supposées. Ainsi, sans se cacher ni parler plus bas, il affirme
que "les africaines sont méchantes" et quelques instants plus tard que "les
africains s'y connaissent en poisson, parce qu'ils ont été élevés sur les bords du
ßeuve Sénégal".
124
Cette façon de caractériser des gens qui bien souvent n'ont rien à voir entre
eux, à part une couleur de peau, l'appartenance géographique à un même
continent, est pourtant présente dans bon nombre de rapports sociaux, ceux du
quotidien, de la vie de tous les jours, et notamment dans la pratique marchande.
Dans le cas du marché Dejean ou de la boutique de bijoux, il y a une
exarcerbation des différences alors que dans d'autres espaces comme un quartier
d'habitation, il peut au contraire y avoir une euphémisation des différences, l'éloge
d'une sociabilité virtuelle qui s'expliquerait par une mixité (souvent fictive). A
Barbes, la mise en avant constante des différences semble du coup les annuler. Et
s'il y a construction permanente de soi en étranger et de l'autre comme différent,
c'est parce qu'il y a fondamentalement une commune condition dans l'achat.
Cette pratique met en co-présence des individus pour une activité dans
laquelle chacun cherche son intérêt. II s'agit d'échanger, de l'argent contre un bien,
un produit contre de l'argent, même quelque fois un produit contre un autre.
Dans le rapport marchand, les objets peuvent servir de médiateur pour la
reconnaissance et l'affirmation d'identités. Ces objets ont une valeur symbolique, à
l'image de l'aliment qui identifie celui qui va le consommer. Par exemple, l'africain
qui achète du likoko chez le poissonnier, qui demande expressément de ne pas le
couper, de le laisser entier avec la tête, prouve par là-même pour les autres, africains
ou non, une certaine africanité. Il y a adéquation apparemment parfaite entre son
origine ethnique et son achat. Il devient donc une preuve du caractère
typiquement africain de l'acheteur. Le poisson sert donc de confirmation pour le
vendeur de l'africanité de son client, ou du moins de ce qu'il considère être un
comportement africain typique. En ce sens, l'objet revêt le caractère d'un objet
transactionnel, c'est par lui qu'on passe pour identifier.
II en est de même pour Pierre-Marie, travaillant dans une structure
associative du quartier de la Goutte d'Or, en contact permanent avec la population
125
d'origine immigrée dans le cadre d'actions sociales. Me parlant de Barbes, il veut me
montrer sa connaissance approfondie des pratiques culinaires des Tunisiens, des
Algériens, des Marocains mais aussi des Sénégalais et des Zaïrois, distinguant bien
à chaque fois la spécificité des plats et de leur préparation selon le pays. Il se
moque aussi des Français qui viennent à Barbes exclusivement pendant la période
du Ramadan "pour voir comment c'est" et qui, achetant des patisseries arabes, ne
savent pas, eux, faire la différence entre un gâteau algérois et une patisserie
libanaise.
Pierre-Marie définit négativement un groupe comme étranger au quartier et
aux pratiques des individus d'origine immigrée. Par leur ignorance, ces "Français"
constituent pour lui des "touristes", c'est-à-dire une des formes les plus évidentes
d'étranger à un lieu.
Mais Thomas, quant à lui, de nationalité béninoise et vivant à Paris depuis
dix ans, responsable d'un foyer abritant des familles d'origine africaine dans le
18ème arrondissement, construit sa différence par rapport aux autres Africains
lorsqu'il commente ses courses faites au marché Dejean.
"A chaque fois que j'achète une cuisse d'agneau, le boucher me demande
si je la veux en morceaux. Il croit que je vais faire un ragôut comme font les
Africains. "Non", je lui dis, 'moi je la veux entière". C'est parce que moi, je la
fais au four avec du laurier et du thym. Moi, je cuisine pas pareil que les autres.
Les autres, ils sont restés africains même dans leur façon de manger, c'est
toujours pareil avec les Africains".
En présentant sa façon de cuisiner que l'on peut considérer comme
provençale, Thomas, autour de l'étal du boucher, marque une certaine différence,
du moins une variante de comportement culinaire qui le distingue de ce qu'il
appelle "les Africains". Ces derniers sont ainsi placés dans une position d'étrangeté.
126
En même temps, il ne conçoit pas de faire ses achats de viande dans un autre
marché que celui de la rue Dejean. Situé près de chez lui, ce marché lui permet de
trouver des produits bon marché mais surtout des produits par l'intermédiaire
desquels il peut jouer avec ses différentes appartenances, par lesquels il peut
négocier son identité, faite de son origine mais aussi de sa situation sociale dans la
société française.
2) Une égalité de principe qui permet de poser sa différence
La spécificité de l'échange marchand à Barbes semble se jouer sur deux
principes qui définissent le mécanisme de la communication. La commune
condition, d'un côté, qui réunit les individus, au moment de l'achat, dans un même
lieu et pour la même opération et, de l'autre, la possibilité de jouer avec des
différences négociées. Comme dans un supermarché où les clients composent leur
menu de façon variée, choisissant une entrée antillaise, un plat de résistance chinois
et un dessert français, à Barbes les individus peuvent mettre de côté pour un temps
ce qui les caractérise par ailleurs (leur statut social, leur couleur de peau...) et jouer
à autre chose, acheter des bijoux marqués comme typiquement "arabes", acquérir
des collants Dim "comme tout le monde", choisir un service à vaisselle "français"
(orné de motifs à fleurs ou de scènes champêtres du 18 ème siècle), et des produits
de consommation courante comme des pâtes, du lait, eux-mêmes internationaux.
Dans la mesure où tout le monde peut être construit comme venant d'ailleurs,
comme différent, comme appartenant à une culture autre, dans la mesure aussi où
l'on se produit soi-même, différemment selon les circonstances, comme autre ou
d'ailleurs, les situations observées donnent à voir une certaine société
multiculturelle, elles semblent participer à cette image si souvent évoquée mais qui
ne trouve pas de lieu d'effectuation ailleurs dans la société. La mise en scène
opérée à Barbes, loin de correspondre à un monde où des cultures diverses
existeraient côte à côte comme autant de mondes clos s'auto-générant, s'apparente
127
plutôt au spectacle d'une micrD-société dans laquelle chacun tente d'être différent à
sa guise, semblable à sa guise, une micro-société où, par là-même, la présence de
l'autre n'est pas plus, pas moins, légitime que la sienne.
Ceci ne semble possible que parce qu'il s'agit d'échange marchand, d'un
espace de commerce tout à fait original dans Paris. En effet, dès qu'il est question
de pratiques résidentielles, les enjeux ne sont plus les mêmes. On a pu voir, dans la
rue Dejean, des pétitions de résidents circuler pour demander l'interdiction du
marché lui-même. Il s'agit d'une association de propriétaires qui, parce qu'ils sont
habitants des lieux et non pas simples usagers de la structure commerciale, ne
voient pas du même oeil la fréquentation cosmopolite du marché. C'est que des
enjeux autres que ceux que l'on a pu dégager des échanges marchands sont à
l'oeuvre dans le cas de l'habitat. Si l'identité sociale n'est pas un statut à perdre ou à
gagner dans l'instant éphémère de l'échange marchand, comme le montre Michèle
de La Pradelle, elle peut être en revanche en jeu de façon centrale dans la
problématique de l'espace résidentiel.
Par conséquent, les mécanismes de communication qui font de Barbes un
champ social particulier sont intrinsèquement liés à la spécificité même du rapport
marchand. Comme me disait une vendeuse de chez Tati, regardant autour d'elle la
scène qui se jouait devant un bac de collants entre une femme française et une
femme africaine, "Ici, ça ne mange pas de pain... Ca va pas chercher bien loin
tout ça...", signifiant par là qu'à Barbes, à la différence d'autres espaces de Paris, les
relations sont éphémères et "sans importance".
L'image d'une société multiculturelle qui semble se mettre en place, dans le
jeu des rapports sociaux de ce champ, n'est possible que parce qu'elle est mise en
scène dans les relations marchandes, et pas ailleurs.
128
En cela, Barbes constitue bien un espace à part dans París, un morceau de
ville mettant en scène ce qui ne serait ni permis ni possible ailleurs, à savoir l'idée
d'une société multiculturelle. S'agissant de ce type de lieux, on peut alors se
demander s'il n'existe effectivement pas des micro-lieux qui, dans une ville, peuvent
avoir une certaine autonomie dans le système urbain.
En cela également, on peut s'interroger sur la pratique ethnologique dans
notre société qui, s'attachant à décrire ce qui se passe dans des micro-lieux
découpés dans la réalité, serait ou ne serait pas contrainte de rester ancrée dans le
singulier, le factuel, et de ce fait, serait ou ne serait pas vouée à demeurer
ethnographique. Car s'il fallait, à partir d'une expérience concrète et très locale,
faire des hypothèses plus globales, dire des choses sur la société, ne serait-ce pas
alors sortir de la discipline et s'orienter vers des interprétations toujours
douteuses ? Quoiqu'il en soit, le terrain d'étude que constitue Barbes, dans toute la
singularité qui le définit, peut tout de même faire figure de "possibilité",
d'"éventualité" parmi d'autres situations sociales et permet par conséquent de faire
jouer les comparaisons.
129
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Terrain
N°7, oct 1986 : "Mises en scène des commerces maghrébins parisiens", Anne Raulin.
1988: "Commerce, consommation ethniques et relations inter-communautaires", Anne Raulin.
N°14, mars 1990 : "Ethnologie du contemporain et enquête de terrain", Gérard Althabe
Espaces et Sociétés
N°30-31,1979 : "De la rénovation urbaine à la restauration", M. Blanc.
N°62-63, 1991
N° 64,1991 :
"Espace public et figures du lien social" , Pierre Pellegrino, Cédric Lambert et Frédéric JacoL
"Autour de l'accessibilité aux espaces publics", Pierre Sansot
"Norme et transgression dans l'espace public", Henri-Pierre Jeudy.
"Espaces partagés : variation et variété des cultures", Guy Barbichon.
"Le public et ses domaines", Perla Korosec-Serfaty.
"La recherche sur la coexistence pluriethnique. Bilan, critiques et propositions", Véronique de Rudder.
133
Esprit
1978 : "La Goutte d'Or", Messamah Khelifa.
N° 3, 1979 : "Le marché de la Croix Rousse à Lyon", Pierre Mayol.
1991 "La France des banlieues".
Juin 1992 : "La France de l'exclusion"
"Banlieues, de la concentration au ghetto", Patrick Simon
"Les immigrés dans la ville", Olivier Roy.
N°6 juin 1994: "Dans la jungle des villes"
Études Rurales n°78-79-80 (Michèle de la Pradelle)
Ethnologie française
Tome 12,1982 (Michèle de la Pradelle)
Tome 17 n°2-3,1987 (Michèle de la Pradelle)
Informations sociales, n°45,1995, "C'est mon quartier".
Cahiers de la recherche sur le travail social, "L'assimilation, un concept en
panne", Beaud et Noiriel, Caen, 1990.
Pluriel
N° 14. 1978 : "L'espace de l'immigration", Borgogno.
N° 24, 1980 : "Immigrations et enjeux urbains", Barou.
Paris Projet N° 30-31, juin 1993, "Espaces publics".
Débat, n°80, 1994, "Du vieux Paris au Paris nouveau" :
- "La dialectique des contraintes", Antoine Grumbach.
- "Banlieue et métropolisation", Philippe Genestier.
- "Comprendre l'espace parisien", Pierre Beckouche.
134 Le courrier du CNRS, été 1994, "La ville".
L'Homme. n°103, juil.-sepL 1987 : "Qui est l'autre ?", Marc Auge.
Economie et humanisme n° 261, sept.-oct 1981,"Le quartier, nouvel objet de l'histoire ?".
Revue d'histoire moderne et contemporaine, vol XVII, 1970, "Les quartiers de Paris aux XVIIe et XVÏÏIe siècles",
Cahiers de l'observation du changement social, vol XVI, "Le recours au quartier. Enjeux et changement social en milieu urbain", Paris, Editions du CNRS, 1982.
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION 1 HYPOTHESE 2 PROBLÉMATIQUE ; ....7
PREMIÈRE PARTIE LES IMPRESSIONS DU DÉCOR 10
A) Une approche impressionniste „ 11 1) En arrivant à Barbes 11 2) Du bazar à Paris ? 13
B) Pourquoi et comment Barbes ? 15 1) Barbes entre Belleville et Aligre 15 2) La spécificité d'un lieu qui fait l'enquête 16 3) La spécificité d'une enquête dans sa société, dans sa ville 18
DEUXIÈME PARTIE ITINÉRAIRES ET PRATIQUES "A CHACUN SON BARBES" 25
A) Le Barbes de Pierrot la Presse et de Jean-Louis 25
B) Le Barbes de Loïc et de Daniele le marché Dejean 34
1) Présentation de l'espace marchand- 34 2) Des commerçants sédentaires et des clients "nomades" 37 3) Deux espaces, deux temps ? 39
a) Lieu de commerce et lieu de vie 39 b) Du jour à la nuit 42
4) Autour d'un étal 44 5) Faire le marché avec Daniele 46 6) Au Franprix comme au marché 51
136
C) Le Barbes d'Anne-Marie 1) Le Barbes d'une enfance 54 2) Barbes : à la découverte de l'Autre 60 3) Un univers de femmes 62
D) Le Barbes de Pnina Tatî et les bazars 66
1) Des objets de bazar. 66 2) Une "étrangère" à Barbes 67 3) Une parisienne plus "étrangère" que Pnina 69
TROISIÈME PARTIE PRODUCTION D'UN ESPACE SINGULBER 71
A) 'Tati fait Barbes" 72 1) Chronique d'un commerce et d'un quartier 72 2) Une certaine idée de la vente 76 3) Tous réunis sous une même enseigne 77 4) "Chez Tati, chacun a sa chance" 81
B) Le Barbes de Fabien Ouaki 84 1) "La route de la solde" 84 2) L'étemel féminin 87 3) Un rayon bien pensé
le rayon des collants et des petites culottes 89
C) La mise en scène de l'informel 92 1) De l'affectif plutôt que du marketing Fabien Ouaki 92 2) Après la Préfecture de Police, Barbes 95
D) "tous pareils, tous différents" 98 1) Tati-Robes de mariée"
La mariée est toujours en blanc 98 2) Tati-Or
"un marché des différences". 101
137
QUATRIÈME PARTIE LA PRODUCTION D'UN ESPACE SINGULIER 105
A) Un lieu sans Histoire ? 106
B) Le lieu d'une histoire en marche 111 1) Une évolution stigmatisante 111 2) Nouvelle époque, nouvelles populations, nouvelle consommation. 113 3) Aux antipodes du quartier-village 116
C) La construction d'une appellation "Barbes" 120
D) Une société imaginée : la société multiculturelle 123
l)"Les africains sont comme ça !" ou comment on construit la "culture" des autres (et la sienne) 123 2) Une égalité de principe qui permet de poser sa différence 126
BIBLIOGRAPHIE 129