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PRIMAIRES, PRÉSIDENTIELLES, TRAHISONS ET (RE)PRISES DE PAROLES 1 | 14 Primaires, présidentielles, trahisons et (re)prises de parole Luc BENTZ (29 mars 2017 / 2 avril 2017) Manuel Valls, en dépit de l’engagement pris lors de la « primaire citoyenne de la Belle Alliance populaire », avait déjà exprimé son refus de soutenir Benoît Hamon, vainqueur de la primaire de la Belle Alliance Populaire, malgré l'engagement antérieur de tous les candidats à soutenir le vainqueur. Il vient aujourd’hui d’annoncer qu’il votera pour Emmanuel Macron au premier tour. Côté Hamon, on parle «trahison» et « coup de poignard dans le dos » ; côté Valls, on évoque le vote utile face au danger que représente le Front national. Et si l’on abordait la chose autrement ? La question des refus de soutien ou concurrences maintenues dans un même camp n'est pas nou- velle. Nous évoquerons — avec un recul qui exclut toute posture de jugement moral ou politique — les différents scrutins présidentiels depuis qu'ils ont eu lieu au suffrage universel direct (1965). Si le phéno- mène de «primaires» concurrentielles est relativement récent en France (1995, et même 2011 pour des primaires «ouvertes»), les phénomènes inédits auxquels nous assistons ont connu mutatis mutandis des précédents lors des élections présidentielles proprement dites. Certes, les modalités que prend lors de cette campagne présidentielle actuelle le jeu sur les configurations et les configurations du jeu illustrent sans doute aujourd'hui ce qu'est la crise des partis politiques et, plus largement, une crise de la représentation. Nous suivrons, sans être prisonniers de la chronologie, les méandres de l'histoire de l'élection prési- dentielle française au suffrage universel direct. Au-delà des interprétations immédiates, conjoncturelles et des illusions de certitudes qu'elles provoquent, c'est une série d’éclairages rétrospectifs que je vous pro- pose, avec le souci de mieux percevoir la particularité des problématiques d’aujourd’hui. Ainsi, ce voyage buissonnier, outre quelques rafraîchissement historiques toujours utiles à qui s’intéresse à la vie politique, permettra, espérons-nous, de considérer avec un point de vue moins immédiat après ce parcours, ce que signifie aujourd'hui le «non-soutien» de Manuel Valls à Benoît Hamon. Crédit-photo : Gerd Altmann/Pixabay. Domaine public (CC0)

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PRIMAIRES, PRÉSIDENTIELLES, TRAHISONS ET (RE)PRISES DE PAROLES 1 | 14

Primaires, présidentielles,

trahisons et (re)prises de parole

Luc BENTZ

(29 mars 2017 / 2 avril 2017)

Manuel Valls, en dépit de l’engagement pris lors de la « primaire citoyenne de la Belle

Alliance populaire », avait déjà exprimé son refus de soutenir Benoît Hamon, vainqueur de la

primaire de la Belle Alliance Populaire, malgré l'engagement antérieur de tous les candidats à

soutenir le vainqueur. Il vient aujourd’hui d’annoncer qu’il votera pour Emmanuel Macron au

premier tour. Côté Hamon, on parle «trahison» et « coup de poignard dans le dos » ; côté Valls,

on évoque le vote utile face au danger que représente le Front national. Et si l’on abordait la

chose autrement ?

La question des refus de soutien ou concurrences maintenues dans un même camp n'est pas nou-

velle. Nous évoquerons — avec un recul qui exclut toute posture de jugement moral ou politique — les

différents scrutins présidentiels depuis qu'ils ont eu lieu au suffrage universel direct (1965). Si le phéno-

mène de «primaires» concurrentielles est relativement récent en France (1995, et même 2011 pour des

primaires «ouvertes»), les phénomènes inédits auxquels nous assistons ont connu mutatis mutandis des

précédents lors des élections présidentielles proprement dites. Certes, les modalités que prend lors de cette

campagne présidentielle actuelle le jeu sur les configurations et les configurations du jeu illustrent sans

doute aujourd'hui ce qu'est la crise des partis politiques et, plus largement, une crise de la représentation.

Nous suivrons, sans être prisonniers de la chronologie, les méandres de l'histoire de l'élection prési-

dentielle française au suffrage universel direct. Au-delà des interprétations immédiates, conjoncturelles et

des illusions de certitudes qu'elles provoquent, c'est une série d’éclairages rétrospectifs que je vous pro-

pose, avec le souci de mieux percevoir la particularité des problématiques d’aujourd’hui. Ainsi, ce voyage

buissonnier, outre quelques rafraîchissement historiques toujours utiles à qui s’intéresse à la vie politique,

permettra, espérons-nous, de considérer avec un point de vue moins immédiat après ce parcours, ce que

signifie aujourd'hui le «non-soutien» de Manuel Valls à Benoît Hamon.

Crédit-photo : Gerd Altmann/Pixabay. Domaine public (CC0)

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I. Primaires et tensions dans les formations politiques

Il est des candidats qui partent seuls ou sans rival (dans leur parti ou leur camp) à l'élection prési-

dentielle. Leur initiative peut-être personnelle: de Gaulle en 1959 et 1965, mais aussi Mitterrand, dont

l'adoubement comme candidat unique de la gauche, a suivi en 1965. Il y a parfois une investiture très

formelle par un congrès ou ce que François Mitterrand nommait «un comité de caciques» (Ma part de vérité,

1969). Certains candidats forcent la main de leurs partenaires comme Jean-Luc Mélenchon en 2016. La

direction du PCF, mise devant le fait accompli, a dû organiser un référendum à la suite duquel le soutien au

candidat de la France insoumise a été décidé par les militants. On sait aussi, même s'il n'a pas été purement

individuel, que la décision d'Emmanuel Macron de se présenter «seul», hors parti et hors primaires, a été

personnelle. Mais, pour des raisons tenant soit à la culture soit aux tensions propres à un parti, un groupe

de partis ou une fraction d'un camp politique, les primaires ouvertes, au-delà des adhérents, aux électeurs

volontaires ont été organisées.

Dans la perspective de l'élection présidentielle des 23 avril et 7 mai 2017, trois primaires «ouvertes»

ont été organisées: celle d'Europe Écologie-Les Verts (EELV), la «primaire ouverte de la droite et du centre»

(essentiellement ouverte aux candidats LR) et, enfin, la «primaire citoyenne de la Belle Alliance Populaire»

(BAP) qu'on présentera nolens volens comme celle de la gauche de gouvernement, mais avec une compé-

tition concernant pour l'essentiel des prétendants issus du Parti socialiste. Ces primaires ont été marquées

par leur lot de surprises et la défaite im/prévue de candidats favoris les semaines ou les mois précédents.

L'élimination au premier tour de Cécile Duflot pouvait être mise sur le compte de tribulations et turbulences

récurrentes chez des Verts qui ne sont pas sans rappeler les brouillonnements de feu le PSU (1960-1989).

Mais ce n'était qu'un hors d'œuvre.

À droite — l'expression « du centre » dans primaire ouverte de la droite et du centre doit être regar-

dée désormais comme une astuce rhétorique —, on attendait Juppé. La primaire, il y a plusieurs mois, n'était

mentionnée que comme une formalité à l'issue de laquelle l'élection présidentielle elle-même s'annonçait

gagnée d'avance elle aussi. Au pire faudrait-il un second tour pour battre symboliquement le président du

parti, Nicolas Sarkozy. Le pronostic fut déjoué: Nicolas Sarkozy était éliminé au premier tour et c'est un

outsider, François Fillon, parti de très bas, qui s'imposait largement en tête au premier tour et gagna par

deux tiers des suffrages au second tour (2,919 millions de voix contre 1,471). Dans la gauche de gouver-

nement, on s'était attendu à un match Valls-Montebourg. Benoît Hamon obtenait deux fois plus de voix

qu'Arnaud Montebourg, prétendant dans le même créneau (nous dirons les frondeurs pour faire court) et

devançait Manuel Valls. Le second tour confirma le premier sans appel (59% / 41%).

Aucun des favoris attendus plusieurs mois en amont n'a gagné «sa» primaire. Le premier ou le second

longtemps envisagé a même pu être éliminé au premier tour (Duflot, Sarkozy, Valls). Mais s'arrrêter à cela,

c'est s'arrêter à l'écume des choses. Or la mécanique des primaires, telle qu'elle s'est déroulée en 2016-

2017, nous en dit plus sur l'état des forces politiques... et surtout celui de leurs faiblesses. L'offre politique,

telle qu'elle se manifeste à l'issue des primaires, traduit une tension dans les corps électoraux de chaque

formation ou famille politique concernée. Cette tension peut porter sur des choix politiques (la gauche «de

gouvernement» et les «frondeurs» au Parti socialiste), mais aussi sur les personnes. Par définition, l’insti-

tution « présidence de la République » s'incarne dans un être humain. L'une des dimensions peut, dans un

temps et un lieu politique donnés, primer ; les deux sont toujours concomitantes.

À gauche, côté «frondeurs», il y avait une concurrence entre Arnaud Montebourg (parti favori) et

Benoît Hamon (gagnant à l'arrivée). À droite, la question portait sur la personnalité, mais l'orientation n'en

était pas absente. On voyait bien l'approche politique (énoncée, pensée, stratégiquement définie) qui dis-

tinguait l'un de l'autre les deux favoris initiaux (Alain Juppé et Nicolas Sarkozy). En termes programma-

tiques, quelles étaient au fond les différences entre les austéritaires/autoritaires François Fillon (44,1% au

premier tour), Bruno Le Maire (2,4% malgré un programme en mille pages) ou un Jean-François Copé adepte

de «la main qui ne tremble pas» (0,3%)?

Il ne faut pas imaginer, quelque importante que soit la participation, que l'électorat d'une primaire

représente homothétiquement l'ensemble du corps électoral, ni même ceux des électeurs qui ont déjà

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choisi un camp. Autrement dit, la prétendante ou le prétendant à l'investiture doit se confronter à un élec-

torat spécifique de la primaire pour une campagne qui lui est également spécifique. Il en sort avec une

image façonné par la primaire et une identification relativement forte. D'une certaine manière, il dispose

d'une marge de manœuvre au sortir de la primaire qui n'est pas forcément plus large, tant s'en faut, que

celle dont disposait un candidat passant du premier au second tour de l'élection proprement dite. En effet

l'électorat d'une primaire concerne des agents sociaux plus impliqués (au-delà des militants des partis, les

franges militantes de leur électorat). Son caractère plus restreint facilite l'implication de groupes organisés.

L'appui donné à la candidature de François Fillon par Sens commun (tendance LR liée notamment à la Manif

pour tous) a été un élément d'explication de sa progression et de sa victoire, mais aussi de la «droitisation»

très marquée du discours de l'ancien compagnon de route du gaulliste social Philippe Seguin, ce qui donne

un sel nouveau à la formule de Guy Mollet: «Je suis leur chef donc je les suis.»

Il s'agit de choisir une championne ou un champion pour son camp. La démarche est individualisée

sinon individualiste dans son approche. C'est le retour (ou la régression) à l'autorité charismatique par

opposition à l'autorité légale-rationnelle qui, somme toute, sur le modèle des institutions politiques, mode-

lait le fonctionnement des partis politiques, présidentialistes ou non. Cette modélisation était sans doute

formelle (il n'est nul congrès, même incertain, qui ne soit soigneusement préparé voire quadrillé), mais on

sait aussi qu'entre la lettre des institutions et sa pratique, il y a bien des écarts. En tout cas, j'observe que,

à quelque stade qu'on se situe (débat d'investiture, débat avant le premier tour), ce sont bien les champions

que leurs partisans mettent surtout en avant. Telle ou telle mesure, tel ou tel projet, tel ou tel positionne-

ment ne viennent qu'ensuite. C'est au moins vrai sur les réseaux sociaux qui sont devenus le premier lieu

et le premier moyen d'expression, mais aussi premier enjeu pour les adeptes de telle ou telle cause. Il est

bien loin le temps des réunions dans les préaux d'école, à une époque antérieure à la télévision il est vrai,

où c'était la seule manière de voir et d'entendre les candidats. Autres temps...

La question des primaires n'est pas nouvelle pourtant, ni même le caractère personnel des candida-

tures. Il n'est pas inutile, tant s'en faut, d'en revenir à François Mitterrand en s'éloignant de représentations

convenues, qu'on les estimes positives ou négatives.

II. Les primaires vues par François Mitterrand au prisme de 1969

Évoquant les conséquences de la réforme de 1962 de l'élection du président de la République au

suffrage universel, François Mitterrand évoque le sujet en ces termes dans Ma part de vérité (1969, rééd.

2016, Les Belles Lettres éd., Œuvres - II, p. 401-402):

On ne peut pas faire dépendre d'une demi-douzaine de caciques, quand ce n'est pas d'un seul, le

choix qu'auront à décider la prochaine fois trente millions de Français. Je souhaite l'institution d'assem-

blées primaires qui rassembleront à la base les membres des organisations politiques devant

lesquels, au cours de la dernière année (l'élection présidentielle ayant lieu tous les cinq ans) les can-

didats se présenteront1. On peut même imaginer des assemblées primaires pour l'ensemble des électeurs

d'un département. Mais en raison de la multiplicité des partis, on risque d'assister au phénomène inverse.

Pour ne pas apparaître comme le factotum d'une minorité, chaque candidat s'évertuera de plus

en plus à se fabriquer une «dimension nationale» hors série, à s'installer dans le providentiel.

L'exercice de la démocratie directe en France reste à inventer. La bipolarisation de la politique et l'union de

la gauche vont dans ce sens.

En juin 1965, après l'échec de son projet de Grande Fédération allant de la SFIO au MRP (centre

démocrate-chrétien), le socialiste moderniste Gaston Defferre retira sa candidature pour l'élection prési-

dentielle de décembre. François Mitterrand — qui ne présidait qu'une formation minoritaire de la gauche

non communiste (la Convention des institutions républicaines) annonça sa candidature dans le cadre d'une

démarche individuelle, préparée, mais individuelle. C'était en une période où le rideau de fer séparait en

1 François Mitterrand reprenait là les propositions sur les institutions qui figuraient dans l'accord de désistement FGDS-

PCF élaboré en vue des élections législatives de mars 1967. Le quinquennat présidentiel n’a été substitué au septennat

qu’en 2000 avec une première application en 2002 : Jacques Chirac était président, Lionel Jospin Premier ministre.

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France le Parti communiste du reste de la gauche. Le Parti socialiste unifié, constitué en 1960, était moins

fermé vers ultra-minoritaire. Pierre Mendès-France , irrévocablement, avait exclu de postuler pour une pré-

sidence de la République élue au suffrage direct dont il réprouvait le principe même.

Mitterrand — dont la position personnelle s'était trouvée très affaiblie après l'affaire de l'Observatoire

(1959) — n'était pas (alors) socialiste, mais plutôt au centre gauche, quelque part entre le Parti radical et

le Parti socialiste SFIO. Contrairement au leader de la SFIO, Guy Mollet, il s'était résolument opposé à

l'investiture du général de Gaulle en 1958, puis à la nouvelle Constitution (le Parti socialiste SFIO avait

appelé à voter pour). Cela en faisait un compagnon de route acceptable pour les communistes qui lui

avaient permis par leurs désistements en 1959 de retrouver un siège au Sénat (il avait été battu aux légi-

slatives de novembre 1958) et de conquérir la mairie de Château-Chinon. D'un autre côté, il possédait une

expérience de parlementaire du régime des partis (la IVe République) qui l'avait conduit à siéger dans des

gouvernements avec les radicaux et les socialistes. Après l'échec de la candidature Defferre (son grand

rival à la SFIO), Guy Mollet avait exclu — pour les mêmes raisons que Mendès-France, de se présenter lui-

même. Sans revenir sur les épisodes complexes de cette période, la candidature de Mitterrand — qui avait

écrit l'année précédente le Coup d'État permanent, critique acerbe du «régime de pouvoir personnel» —

convint, aux socialistes et à la majorité des radicaux. Ainsi, de manière complexe, incarna-t-il cette candi-

dature unique de la gauche, totem devenu mythique, à laquelle même le PSU se rallia finalement.

Si la candidature de François Mitterrand n'avait pas débouché, il y aurait eu sans doute une candida-

ture communiste et un candidat d'opposition non communiste. Une candidature de l'«indépendant et pay-

san» (parti de droite opposé à la révision de 1962 que quitta alors Valéry Giscard d'Estaing, rallié au régime)

Antoine Pinay fut évoquée — résurgence du Cartel des non antigaulliste allant de la SFIO à la droite anti-

gouvernementale. C'est ce modèle qu'on retrouva peu ou prou avec la candidature Poher, battu par

Georges Pompidou en 1969. La candidature de François Mitterrand ayant débouché, la FGDS (Fédération

de la gauche démocrate et socialiste) se constitua comme ensemble confédéral dont il assuma le lea-

dership. Il en restera des traces malgré sa pause forcée de 1968-1971 (entre les évènements de mai et le

congrès d'Épinay).

Le propos de François Mitterrand sur les primaires, tel qu'il est exprimé dans un livre achevé et paru

fin juin 1969, s'inscrit dans une séquence très particulière. Ne pas la prendre en compte conduirait à ap-

précier le propos de manière «absolue», à faire de cette expression circonstancielle et circonstanciée un

objet «en soi», autant dire une chimère. Candidat unique de la gauche en 1965, président d'une FGDS qui

joue jusqu'en 1968 un rôle central dans l'opposition, François Mitterrand se trouve en effet marginalisé

après mai 1968: honni par la droite, il est rejeté par une gauche qui le rend responsable de la débâcle

électorale de juin 1968. La dissolution de l'Assemblée nationale a été suivie par les «élections de la peur»

qui ont donné une majorité absolue de députés au seul parti gaulliste qui a dramatisé la situation en chan-

geant de nom: l'Union des Démocrates pour la Ve République (UD Ve) est devenue l'Union pour la défense

de la République (UDR), nom qu'elle gardera jusqu'en 1976.

La FGDS explose, le Parti socialiste SFIO reprend son autonomie parlementaire, François Mitterrand

devient député non inscrit. C'est pendant cette «pause contrainte» justement, que le jeune Alain Duhamel

(29 ans à l'époque), responsable d'une collection de livres politiques, le sollicite: il est interrogatif sur la

situation de cet animal politique, passé du statut de leader de la gauche — en tout cas de la gauche non

communiste — à celui de réprouvé. François Mitterrand, à défaut d'une position officielle à gauche, cherche

des occasions de revenir via le débat intellectuel. D'une certaine manière, il sait la référence qu'est devenue

Pierre Mendès-France, sans mandat parlementaire (il est battu en 1968) et sans parti depuis qu'il a démis-

sionné du PSU après 1968. Comment Mitterrand manquerait-il l'occasion ?

La rédaction commence en janvier, se poursuit tandis que le 27 avril 1969 l'échec du référendum sur

le Sénat et la Régionalisation se traduit par la démission du général de Gaulle de la présidence de la Répu-

blique. Elle s'achève en juin, peu avant la sortie du livre. Entretemps a eu lieu l'élection présidentielle des

1er et 15 juin 1969. Marginalisé, Mitterrand n'a pu empêcher la mise en place d'un Nouveau Parti socialiste

dont sa Convention des institutions républicaines, à quelques défections près, n'a pas voulu être partie

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prenante. Surtout, la première partie du congrès d'unification socialiste — la SFIO et les clubs regroupés

derrière Alain Savary — a conduit à la désignation officielle de Gaston Defferre comme candidat socialiste.

Cette élection, que gagne le gaulliste Georges Pompidou, est marquée par la débâcle de la candida-

ture socialiste: Gaston Defferre, désigné dans des circonstances controversées par un congrès d'unification

boîteux (la CIR de François Mitterrand et l'UGCS de Jean Poperen ont refusé d'y participer) ne recueille alors

que 5% des voix. Le contexte importe: la présentation des primaires qu'évoque François Mitterrand (qui n'y

recourra ultérieurement ni en 1974, ni en 1981 ni a fortiori en 1988) n'est pas exprimée hors du temps et

de l'espace. Il nous semblait important de l'expliciter. De même qu'il faut bien situer les références à la

«bipolarisation» et à «l'union de la gauche» dans le contexte du moment... et du message que François

Mitterrand entendait faire passer après l'échec de tentations «centristes» (Grande Fédération en 1964-

1965; candidature Poher et même tandem Defferre/Mendès-France en 1969). C'est l'affirmation d'une

ligne politique qui lui est alors propre.

Quand François Mitterrand, dont on connaît la très grande culture historique et politique, utilise le

terme assemblées primaires, il ne peut que penser à ces assemblées d'électeurs de la période révolution-

naire, où l'on délibérait (ce qui est autre chose qu'un simple débat), avec des formes diverses entre 1789

(élections des députés aux États généraux, notamment du tiers état) et 1799 (instauration du Consulat par

Bonaparte). L'expression «se présenteront» est polysémique. On n'imagine pas seulement une présentation

formelle. L'ambiguïté du propos permet d'aller d'une présentation au sens de «se présenter à une élection»

jusqu'à un débat. L'hypothèse d'assemblées départementales peut y faire penser, avec, pourquoi pas, une

prise de parole des candidats, au moins dans les assemblées les plus importantes.

On relève pourtant immédiatement les limites qu'il voit à son projet: la multiplicité des groupements

d'abord. À gauche, en mettant le PC «hors cadre» (sauf à être submergé), on compte le Nouveau Parti

socialiste que dirige Alain Savary, la CIR, les radicaux et peut-être, dans cette perspective, le PSU. Le Nou-

veau Parti socialiste, première tentative d'unité, inaboutie avant Épinay deux ans plus tard, résulte du re-

groupement entre l'ex-SFIO (qui en constitue l'ossature), l'UCRG d'Alain Savary (élu Premier secrétaire avec

l'appui des mollettistes) et l'UGCS de Jean Poperen. Mais ce parti, que la Convention des institutions répu-

blicaines (et donc François Mitterrand), est lui-même en position instable, sinon précaire, depuis la catas-

trophe électorale de la présidentielle de 1969.

L'idée que présente François Mitterrand dans Ma part de vérité est bien celle d'une élection primaire

commune aux mouvements d'un «camp» (et comment ne penserait-il pas à la gauche non communiste?).

Il perçoit le danger d'aventures personnelles (du moins autres que la sienne), avec finalement la contagion

du modèle gaullien ou gaulliste de «l'homme providentiel», la mise en relief de l'individu plutôt que la

délibération collective. — On prendra soin de ne pas prendre un propos à la fois très politique et très con-

textualisé avec les réelles modalités de fabrique de ses propres candidatures. En 1965, en 1974 (il avait

conquis la direction du Parti et était donc légitime), en 1981 (son compétiteur Michel Rocard s'était retiré),

en 1988 (candidature du président sortant de cohabitation), sa candidature résultait d'un choix d'abord

personnel.

Du moins, la personnalité de François Mitterrand était-elle associée à chaque fois à un projet politique

— même s'il a, logiquement, varié en fonction des périodes : l'union de la gauche et le Programme commun

PS-PC-Radicaux de gauche (1965, 1974), l'union de la gauche contre Giscard (1981), la «France unie» après

la gouvernance Chirac de 1986 à 1988.

III. Rennes 1990 et les déchirements de la Mitterrandie

Quand les divisions internes s'appuient sur des divergences (réelles ou affichées) d'opinion ou

d'orientation, les luttes de personnes semblent plus acceptables à gauche, peu importe que l'un ou l'autre

aspect soit plus important ou, au contraire, artificiellement mis en avant. Plus complexes à gérer sont les

luttes de personnes pour des positions de pouvoir quand il n'y a pas de divergence apparente. Or c'est cela

qui s'est passé avant même la fin du mandat de François Mitterrand, alors même que le gouvernement et

la majorité parlementaire s'inscrivaient dans la majorité présidentielle...

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Les ex-sabras de la Mitterrrandie, Lionel Jospin et Laurent Fabius, s'affrontèrent ainsi violemment

dans le fratricide congrès socialiste de Rennes de 1990 alors qu'il n'y avait pas même à l'époque d'enjeu

présidentiel immédiat. L'élection présidentielle avait eu lieu deux ans auparavant dans le cadre de ce qui

était encore le septennat. François Mitterrand étant président de la République pour cinq ans encore, on se

disputait un héritage qui n'était pas disponible: le champ du pouvoir politique institutionnel ne se superpo-

sait plus avec le champ partisan (Lionel Jospin, premier ministre d'État, était le deuxième personnage du

gouvernement après le Premier ministre Michel Rocard; Laurent Fabius était président de l'Assemblée na-

tionale). Ce traumatisme — dans un PS qui allait encore de Rocard à Mélenchon ou Chevènement en passant

par les rivaux Jospin et Fabius — a marqué durablement le Parti socialiste. Il est aussi le signe, pas seule-

ment conjoncturel, d'un recul des partis comme entreprises destinées à la fabrique d'une offre politique

programmatique, celle qui donne une orientation comme gouverner est synonyme de diriger: amener à

bon port en suivant la «bonne» direction.

La mythification de cet aspect (prendre parti de suivre une direction «politique» et «topologique»)

ne doit pas occulter que la compétition entre acteurs, fondée ou non sur des différends d'orientation est

ancienne. La personnalité ou le «style» comptaient déjà sous la IIIe République: pensons aux conflits entre

les chapelles socialistes et ceux qui les incarnaient (ainsi Jaurès et Guesde sont-ils devenus des symboles),

mais aussi, auparavant, au partage entre l'Union républicaine de Gambetta et la Gauche républicaine de

Ferry. Les idées ne sont pas des entités éthérées ni ceux qui les portent de simples porte-drapeau. Il n'em-

pêche, pour regarder les choses plus près de nous dans le temps, ce phénomène de séparation entre la

machine politique qu'est l'entreprise partisane et la fabrique de l'offre politique portée par un candidat s'est

accentué à gauche à partir des années 1990. Dans les formations gaullistes ou post-gaullistes, le caractère

charismatique du leadership est une donnée ancienne à laquelle n'échappait pas une formation plus cen-

triste et libérale comme les Républicains indépendants de Valéry Giscard d'Estaing. À gauche, l’émancipa-

tion partielle a été tentée par le candidat malheureux de 2002, Lionel Jospin, dont on a dit qu’il avait eu le

tort, au premier tour, de faire la campagne du second. Cette émancipation a été manifeste à partir de 2006

pour Ségolène Royal dès qu'elle s'est lancée dans la course pour la présidence.

IV. Ségolène Royal : Désirs d'avenir et «pacte présidentiel»

Il faut sans doute remonter à la préparation de l'élection de 2007 et à la candidature de Ségolène

Royal pour mesurer le degré d'évolution de ce phénomène de diffraction programmatique entre le Parti

socialiste et sa candidate ou son candidat. En 2002, l'investiture socialiste de Lionel Jospin découlait de son

statut de Premier ministre sortant (cohabitant avec un président de droite, Jacques Chirac), mais non sans

concurrences à gauche (Jean-Pierre Chevènement, MRC; Christiane Taubira, radicaux de gauche; Noël

Mamère, verts). En 1995, sa candidature avait été tranchée par un vote des militants face à Henri Emma-

nuelli dans une configuration de «lignes politiques» classique au Parti socialiste.

Dans le cas de Ségolène Royal, investie en novembre 2001, il n'y avait pas de débat d'orientation

majeur avec ses deux concurrents, Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius. Comme en 1995, seuls les

militants socialistes votaient. Ce fut un scrutin plébiscitaire, sur fond de pression sondagière mais aussi de

désir de renouveau des approches, du style et des personnes après la débâcle du 21 avril 2002 qui avait

vu Lionel Jospin, Premier ministre sortant, être éliminé au premier tour de l'élection. Nouveauté, la candi-

dature de Ségolène Royal avait été portée, dès avant la primaire, par une association ad hoc, «Désirs

d'avenir», qui existe encore même sous une forme résiduelle [URL consultée le 18/3/2017]. Et c'est après

sa désignation qu'elle a formulé son «pacte présidentiel», élaboré après un «processus participatif» censé

relier directement la candidate aux citoyens dans une relation censée être directe, sans médiation parti-

sane.

En l'occurrence les sondages — qui l'ont portée — ont pu à leur manière traduire cette aspiration au

renouvellement. La candidate désignée s'était émancipée du Parti, mais comme, avant elle, l'avait fait

Lionel Jospin (1995, 2002), et avant lui François Mitterrand (le débat de 1981 avait porté sur les «110

propositions», celui de 1988 sur la France unie en opposition à la politique conduite par le gouvernement

de cohabitation de Jacques Chirac). C'était sans doute plus un changement de style et la liberté par rapport

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PRIMAIRES, PRÉSIDENTIELLES, TRAHISONS ET (RE)PRISES DE PAROLES 7 | 14

à l'appareil. Mais on notera aussi la création d'un mouvement de soutien parallèle (Désirs d'avenir) qui

survit quelque temps à l'élection présidentielle de 2007.

L'onction du vote militant (60%) et les millions de voix engrangées (16,8 millions de voix mais 47%

seulement au deuxième tour) ne suffisent pas à lui permettre de conquérir la position dominante dans

l'entreprise politique qu'est le Parti socialiste. Si le score pour l'élection au poste de Première secrétaire a

été serré (Martine Aubry l'emportant par 102 voix dans une élection ayant donné à controverse de part et

d'autre), sa motion n'avait recueilli que 29% des suffrages, même si elle était la première des six textes

proposés. En 2012 pourtant, son score de 7% à la primaire socialiste (primaire «ouverte» pour la première

fois) consacra l'effondrement (alors) de sa position dans le champ politique.

C'est que la position dominante est éphémère et peut-être remise en cause: en 2007, après l'échec

du CPE qui a grillé une possible candidature du Premier ministre Villepin, c'est bien Nicolas Sarkozy, l'ancien

réprouvé (le «traître balladurien» de 1995, qui était en position de force — et non Jacques Chirac, chef de

l'État s'appuyant sur une majorité parlementaire structurée, mais président de la République en fin de

mandat, acteur politique sur le départ. Dans une configuration politique, les vassaux et arrière-vassaux

d'une grande baronnie — ne parlait-on pas, dans les années 1970-1980, des «barons du gaullisme» au

temps où ce mot avait encore un sens ? — ont désormais l'hommage lige volatil (parfois lâche dans le

double sens du terme) et changent aisément de suzerain. Le grand baron peut à moment donné se croire

fort du nombre de bannières flottant derrière ses couleurs : qu'une faille se produise, que les enjeux se

modifient, et les serments de fidélité se démonétisent au profit d'autres allégeances dont les bénéficiaires

se targuent alors.

V. En 1974 déjà, changement d'allégeance et re/configuration du champ politique

Le fait n'est pas nouveau même si les formes changent avec le temps : longtemps, c'est le premier

tour qui a fait office de «primaires» pour chaque camp: en 1965, entre Mitterrand et Lecanuet pour désigner

l'opposant à de Gaulle ; en 1969, entre Defferre et Alain Poher pour le retour du «cartel des non» ou le

leadership hypothétique d'une nouvelle «troisième force» — mais aussi entre PC, PSU et PS pour le lea-

dership à gauche ; en 1974, au sein de la majorité présidentielle. Ce dernier cas mérite qu'on s'y arrête.

En avril 1974, le président gaulliste de la République Georges Pompidou meurt. Avec la vitesse d'un

tennisman montant au filet, Jacques Chaban-Delmas se fait investir par l'UDR (l'ancêtre du RPR). Chaban-

Delmas a dû abandonner Matignon en 1972 en raison de désaccords croissants avec le président Pompidou.

Face aux évolutions conservatrices que porte Georges Pompidou, le projet de «Nouvelle Société» que dé-

veloppe Chaban-Delmas (son conseiller social est Jacques Delors) inquiète à droite. En 1972, le discipliné

gaulliste qu'est «le colonel Messmer», inamovible ministre des Armées du général de Gaulle (1960-1969),

devient l'exécutant docile et peu suspect de se gauchiser qu'attend Georges Pompidou jusqu'à sa mort en

court de mandat en 1974.

Chaban-Delmas — qui a su placer ses amis Roger Frey à la présidence du groupe parlementaire UDR

et Alexandre Sanguinetti au secrétariat général du parti gaulliste — est investi rapidement (trop, dit-on

souvent). Même s'il a été écarté du pouvoir, il bénéficie d'une image dynamique soigneusement cultivée

(le grand sportif tenant de la «nouvelle société»), il a longtemps été président de l'Assemblée nationale et,

surtout, il incarne le gaullisme historique (de Gaulle lui-même, pour des raisons tactiques vis-à-vis de la

Résistance intérieure, en a fait un général de brigade à 29 ans). Les candidatures rivales dans le camp

gaulliste sont écartées.

Dans la majorité sortante, il n'est pas le seul candidat. Le Républicain indépendant Valéry Giscard

d'Estaing, membre de la majorité, se présente aussi. À 48 ans, c'est le ministre de l'Économie et des Fi-

nances du gouvernement sortant. Il joue sur la modernité, met en scène sa famille (voir son affiche de

campagne, particulièrement réussie, avec sa fille Jacinthe. La candidature est de fait aidée par certain

«appel des 43» qui, sous couvert de critiquer la multiplicité des candidatures à droite, contribue à délégiti-

mer celle de Jacques Chaban-Delmas. À la manœuvre, c'est Jacques Chirac qu'on trouve, du moins dans le

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premier rôle apparent. Les conseillers de Georges Pompidou qui deviennent alors ses mentors (Pierre Juillet,

Marie-France Garaud) sont, comme toujours dans l'ombre.

Jacques Chirac est un gaulliste de deuxième génération qui s'inscrit plus dans la tradition de ceux

qu'Alain Garrigou nomme «les technocrates modernisateurs». À 42 ans, cet ancien magistrat à la Cour des

comptes, sorti donc de l'ENA dans la «botte», est ministre depuis 7 ans après une ascension rapide, facilité

avec un beau mariage (Bernadette Chirac est née Chodron de Courcel), au cabinet de Georges Pompidou

alors Premier ministre. En 1967, alors que la majorité ne tient qu'à une voix, il emporte une circonscription

réputée difficile en Corrèze et, après ce succès, devient secrétaire d'État à l'emploi, début d'une carrière

gouvernementale prometteuse.

La logique politique aurait voulu qu'il soutînt Chaban-Delmas, l'homme de son parti. La tactique po-

litique l'a conduit à l'appel des 43. Pourquoi ? Il y a peut-être des raisons de conviction: l'entourage conser-

vateur de Georges Pompidou, qui avait gardé un mauvais souvenir de la « Nouvelle Société », était hostile

à Chaban-Delmas. On craignait aussi qu'en s'effondrant il ne facilitât la victoire de François Mitterrand, de

nouveau candidat d'union de la gauche après la signature, deux ans plus tôt, du Programme commun de

gouvernement. Il y a peut-être encore la connaissance des sondages des Renseignements généraux (en

1974, Jacques Chirac est ministre de l'Intérieur) qui sont mauvais pour Chaban-Delmas. Il y a peut-être

aussi le souci, ayant divisé son parti pour mieux assurer l'élection de Valéry Giscard d'Estaing, d'accéder à

une position dominante dans le champ politique.

De fait, le pari réussit. «Chaban», relégué à la troisième place au premier tour, doit se désister («sous

conditions» dit-il) en faveur de Valéry Giscard d'Estaing qui l'emporte au second sur François Mitterrand.

«Giscard», qui n'est pas lui-même UDR, doit choisir logiquement son premier Premier ministre dans la for-

mation la plus importante de la majorité... et c'est Jacques Chirac qui fait sa première entrée à Matignon et

transforme l'UDR en RPR à sa main.

L'histoire d'amour entre Valéry Giscard d'Estaing et Jacques Chirac ne dure pas. Ce dernier rompt en

1976 avec Valéry Giscard d'Estaing, démissionne avec fracas de Matignon, fait de Paris, doté d'un nouveau

statut en 1977, une place forte longtemps inexpugnable. La droite est tenue de respecter une certaine

solidarité. Si le gouvernement Barre doit user largement du «49,3», nulle censure n'est votée : ni Jacques

Chirac ni le RPR ne peuvent se le permettre en raison de la présence d'une gauche unie à défaut d'être

rassemblée vraiment.

En 1981, l'ancien allié devenu rival défie le président sortant candidat à son renouvellement. Mais

deux candidats issus du gaullisme se présentent et non des moindres: Michel Debré, l'ancien premier

Premier ministre de Charles de Gaulle, et Marie-France Garaud, l'ex-égérie politique de Jacques Chirac qui

lui pardonne peut-être son virage atlantiste, sans parler alors de son évolutions libérale quand le modèle

Reagan-Thatcher diffuse largement dans les courants conservateurs européens). Michel Debré comme Ma-

rie-France Garaud obtiennent certes des scores très faibles (respectivement 1,6% et 1,3%), mais c'est bien,

symboliquement, le signe de la fin du gaullisme modèle 1958. Valéry Giscard d'Estaing, celui-là même que

visait Jacques Chirac dans son «appel de [l'hôpital] Cochin» sur «le parti de l'étranger» le devance pourtant

nettement. Au second tour, François Mitterrand est élu, malgré les critiques virulentes à son encontre du

secrétaire général du PCF Georges Marchais et le soutien quasi-officiel de la Pravda à Giscard d'Estaing

(battu, ce dernier est condamné à une marginalisation politique, même s'il l'ignore encore).

Une autre séquence s'ouvre, marquée par l'accession de la gauche au pouvoir. Le changement

d'époque n'efface pas les grandes et petites manœuvres. Mais cette fois, les conflits sont majeurs au sein

d'une même formation : Michel Debré et Marie-France Garaud étaient déjà marginalisés en 1981... Avec le

temps, l'expression même des rivalités change de nature.

VI. Les stratégies des agents secondaires

En 1974, Chirac avait trahi son compagnon Chaban-Delmas. En 1976, il avait pris le contrôle de la

formation gaulliste, rebaptisée RPR. En 1981 et en 1988, il est battu par François Mitterrand. Entre 1986 et

1988, il a été Premier ministre de cohabitation. Lorsque la situation se renouvelle en 1993, il fait le choix

de faire occuper Matignon par son «ami de trente ans», Édouard Balladur, auprès duquel il a commencé sa

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carrière au cabinet de Georges Pompidou, pour mieux se préparer à l'élection sans pâtir encore de l'impo-

pularité qui guette tout gouvernant effectif. En 1995, Jacques Chirac est trahi à son tour par Édouard Balla-

dur, soutenu par cet ancien chiraquien modèle qu'était Nicolas Sarkozy. Balladur est le favori des sondages

jusqu'à ce que ceux-ci s'inversent : la campagne de Jacques Chirac «contre la fracture sociale» s'avère plus

efficace. Exit l'ami de trente ans. En 1997, la dissolution de l'Assemblée nationale se traduit par le retour

de la gauche aux affaires mais, une troisième fois, le Premier ministre sortant (Lionel Jospin) est battu.

Dans les configurations propres aux partis politiques «de gouvernement», les luttes de pouvoir entre

les agents dominants s'accompagnent de mouvements dans les cercles, pas toujours concentriques, qui

gravitent plus ou moins autour d'eux. La réussite espérée ou l'échec craint du leader dominant conduit, au-

delà des rivalités de personnes, les acteurs secondaires à élaborer des stratégies fondées sur leurs propres

espérances (y compris au sens d'espérances mathématiques). — Le leader est-il élu à la plus haute fonc-

tion ? des perspectives s'ouvrent : ministères pour les uns, présidences de commission pour les autres,

accès au Parlement par la voie des suppléances pour les troisièmes... — Est-il battu par un candidat d'un

autre camp ? ces espérances deviennent nulles.

Cela peut expliquer que, profitant d'une rivalité exprimée non plus avant investiture mais dans le

cadre de l'élection même, certains, par opportunisme ou par conviction (peu importe la motivation du

choix), changent de référent. Parfois même, ils peuvent ne pas compter sur la victoire de leur «champion»

s'ils espèrent un gain en visibilité, autrement dit un accroissement de leur capital politique relatif, ou s'ils

s'inscrivent dans une logique de moyen ou long terme.

On a vu que les positions sommitales n'étaient jamais acquises: les relégations ne sont pas davantage

irréversibles. Ainsi, très largement réélu en 2002 face à Jean-Marie Le Pen, Jacques Chirac n'a pu cependant

empêcher l'ascension de l'ex-réprouvé Nicolas Sarkozy, après la carbonisation de son favori Dominique de

Villepin sur le contrat première embauche (CPE) en 2006. Et l'on a bien vu, par la suite, comment Nicolas

Sarkozy, marginalisé après sa défaite de 2012, a réussi à remettre la main sur la présidence de Les Répu-

blicains en se posant en arbitre d'un conflit interne violent, François Fillon provoquant une quasi-scission

dans le groupe parlementaire après l'annonce de l'«élection» de Jean-François Copé à la présidence de

l'UMP. Cette résurrection ne fut elle-même que temporaires : il n'a pas résisté à la coalition de ses adver-

saires aux «primaires ouvertes de la droite et du centre» de 2016 — et surtout au rejet qu'il pouvait inspirer.

VII. Crise des entreprises partisanes et présidentialisme

La faible représentativité des partis politiques, les problèmes de manipulation de leur fonctionne-

ment2, mais aussi l'étroitesse des bases militantes politiques (faible taux d'adhésion) ont délégitimé les

partis s'agissant de l'investiture pour l'élection présidentielle mais aussi des propositions politiques présen-

tées dont le candidat retenu à la maîtrise. Les deux grandes primaires (par le nombre de participants) ne

portaient d'ailleurs pas de nom partisan: Primaire ouverte de la droite et du centre pour LR et des formations

alliées (l'UDI, pourquoi pas, aurait pu s'y inscrire); Primaires citoyennes de la Belle Alliance populaire pour

le Parti socialiste, les Radicaux de gauche (tentés un temps de partir seuls), et les «écologistes de gouver-

nement», formule dont nous ne nions pas l'ambivalence et que chacun interprètera comme il l’entend.

La qualité de chef du parti quelle qu'en soit l'appellation (président, premier secrétaire, secrétaire

national) n'en fait pas — ou plus — le leader présidentiel naturel. Mais, sous la Ve République, l'a-t-elle

jamais faite ? La position de «chef» est, de surcroît, devenue singulièrement instable. Sans doute en 2012

Jean-François Copé imaginait-il que son accès à la présidence de l'UMP, après la défaite de Nicolas Sarkozy

face à François Hollande, lui permettrait de postuler à la candidature présidentielle en 2017. Non seulement

il a dû laisser la présidence de Les Républicains (nouvelle avatar de l'UMP) à Nicolas Sarkozy, mais il n'a

obtenu que 0,3% et la lanterne rouge à la primaire «ouverte de la droite et du centre». Quant au Premier

secrétaire du Parti socialiste, Jean-Christophe Cambadélis, il ne pouvait jouer dans la primaire de la gauche

gouvernementale qu'un rôle d'arbitre et d'organisateur loyal.

2 On se rappelle le feuilleton de la commission de contrôle dite « COCOE » en 2012, à l'époque de la rivalité, que nous

venons d’évoquer, entre Jean-François Copé et François Fillon pour la présidence de l’UMP.

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Ces situations ne sont pourtant pas nouvelles. Si la tête du parti a été l'occasion, pour un candidat

«naturel», de formaliser son autorité, c'est que ce candidat préexistait, qu’il s’agisse du François Mitterrand

de 1971 (C'était, outre la ligne politique, l'implicite choix de la majorité du congrès d'Épinay.), du Giscard

d'Estaing de 1974 ou du Jacques Chirac de 1976 transformant l'ancienne UDR en RPR à sa mesure. Mais le

parti gaulliste antérieur n'avait pas de président et son secrétaire général était un responsable administratif

ou, au mieux, un porte-parole. L’expérience de 1995 montrait d’ailleurs que deux candidats issus de la

même mouvance pouvaient s’affronter, tant il est vrai qu’à côté des candidatures de Jacques Chirac et

d’Édouard Balladur, le versant libéralo-centriste n’avait pas de candidat propre.

En 2016, la décision d’organiser une primaire résulte moins de la multiplicité des ambitions indivi-

duelles alors affichées que du risque de voir deux ou trois candidats rivaux, cette fois, éliminés au premier

tour de l'élection proprement dite. L’organisation de primaires par le parti dominant à droite répond au

désir d’éviter un désastre annonciateur d’un autre désastre prévisible aux législatives. Le parti LR n’a pas

pesé sur les axes programmatiques qui ont opposé les candidats ; en tant que regroupement de militants

et d’élus, il n’a pas en tant que tel pesé sur le choix du candidat (hormis la présélection résultant des

parrainages). Il n’a été là que pour offrir un cadre régulé à une élection primaire largement ouverte aux

électeurs. Il n’est plus qu’un fétiche dont certains rivaux se disputent encore la direction par croyance

qu’elle peut, dans les luttes internes ou pour gagner en capital médiatique, constituer ce que les joueurs

d’échecs appellent un avantage positionnel.

Faut-il voir dans l’exacerbation des compétitions individuelles au sein d’un même camp — parfois

aussi intenses, sinon davantage que d’un camp à l’autre — le fait que la politique, hormis aux extrêmes,

ne serait plus que le champ clos d’ambitions personnelles d’autant plus violentes que les politiques con-

duites par les uns et les autres seraient similaires ? On constate pourtant, hormis quelques candidatures

traditionnelles de témoignage à l’extrême gauche, qu’on est loin des débats sur le système économique

qu’on connaissait encore dans les années 1970 avec le diptyque « nationalisations/planification ». Si le

débat sur l’Union européenne et, surtout, la politique économique, monétaire et budgétaire de la zone euro,

est plus excentré, la période des primaires et la campagne d’avant premier tour montrent que les pro-

grammes ne sont pas superposables tant s’en faut, même en isolant les extrêmes (dans lesquels on compte

ou pas Jean-Luc Mélenchon).

En revanche, il y a bien un effet pervers du double quinquennat adopté (par référendum, notons-le)

en 2000 et qui a conduit, depuis 2002, à faire élire d’abord le président de la République puis, dans la

foulée, une Assemblée nationale qui, jusqu’à présent, a été conforme dans sa majorité au choix précédent.

VIII. La malédiction du double quinquennat

L'élection présidentielle française au suffrage universel a fait du président de la République non seu-

lement ce grand arbitre au sens plein du terme (capable d'arbitrer, de trancher sur les grandes questions)

le véritable chef de l'exécutif. On est passé en 1958 du président inaugurateur d'expositions de chrysan-

thèmes des IIIe et IVe Républiques (pour la IIIe, après la démission de Mac Mahon en 1879) à un président

acteur politique de premier plan. Le régime parlementaire imaginaire présenté à l'été 1958 par Michel

Debré n'a jamais connu de réalité: même en période de cohabitation (le mot veut tout dire), l'exécutif

bicéphale, même divergent, reste dominant. La majorité parlementaire est encore plus soumise au gouver-

nement et à son chef parce qu'en fait le chef de l'opposition siège à l'Élysée et qu'il dispose, sans contre-

seing gouvernemental, du pouvoir redoutable de dissoudre l'Assemblée nationale3.

3 En fait, la seule période où une évolution parlementaire aurait été possible est le très bref moment qui a suivi le

remplacement de Michel Debré par Georges Pompidou le 14 avril 1962 (car Michel Debré n'avait pas été mis en minorité

au Parlement: il n'y a eu aucune réaction à ce moment-là) ou encore la démission des ministres MRP après les propos

anti-européens du général de Gaulle (le 15 mai 2002).Sans doute le contexte ne se prêtait-il pas encore à une fronde

parlementaire, notamment parce que l'OAS était toujours active. De Gaulle sentait bien le moment venir où le jeu des

partis s'appliquerait à son encontre. Dans la première Assemblée nationale de la Ve République élue en novembre, le

parti gaulliste UNR ne comptait que 35% des députés et les communistes étaient marginalisés (10 députés seulement).

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Le nouveau système, celui de la Constitution de 1958 modèle 1962, a été pudiquement qualifié de

«semi-présidentiel» par le constitutionnaliste Maurice Duverger. Cette bêtise pouvait se comprendre alors,

on aurait tort de persévérer: le régime n'est pas présidentiel à l'américaine (cela supposerait que le Parle-

ment fût indépendant), il est présidentialiste (voir, entre autres billets, ici ou là). Avant même la révision de

1962, le général de Gaulle, élu au suffrage indirect en 1959, avait demandé et obtenu la démission de

Michel Debré pourtant investi par l'Assemblée nationale, alors seul organe constitutionnel élu au suffrage

universel direct. Les circonstances et ce que de Gaulle appela lui-même son équation personnelle firent du

président de la République le véritable chef du gouvernement. De Gaulle l'avait parfaitement explicité dans

sa célèbre conférence de presse de 1964 sur les institutions: on était bien au-delà du «secteur présidentiel

réservé» (improprement traduit par «domaine réservé») qu'avait évoqué Jacques Chaban-Delmas en 1959.

Le système de la Ve République, c'est un président ayant la main sur le gouvernement et le gouver-

nement ayant la main — serrée — sur le Parlement. Ce n'est pas seulement affaire de 49,3: il n'est plus

autorisé — hors lois financières — que pour un texte législatif par session. La maîtrise qu'a encore le gou-

vernement sur l'ordre du jour parlementaire, la possibilité pour lui de contraindre au vote bloqué sur son

projet et les seuls amendements qu'il accepte, le redoutable article 40 de la Constitution sont des armes

considérables dans les mains de l'exécutif.

Les partis pouvaient espérer jouer un rôle en s'imposant lors d'élections législatives décalées : ce

faillit être le cas, à une voix près, en 1967; on l'imagina un temps entre 1972 et 1973; Valéry Giscard

d'Estaing s'y déclara prêt à Verdun-sur-le-Doubs en 1978; François Mitterrand, deux fois, puis Jacques Chi-

rac, une fois, connurent une situation de ce type. Mais en période de cohabitation, la majorité parlementaire

est encore plus soumise au gouvernement et à son chef parce qu'en fait le chef de l'opposition siège à

l'Élysée et qu'il dispose, sans contreseing gouvernemental, du pouvoir redoutable de dissoudre l'Assemblée

nationale. De fait, au bénéfice cette fois du Premier ministre cohabitant, l'étau parlementaire continue à

fonctionner comme lorsque les majorités présidentielle et législative concordent. Et la synchronisation des

calendriers électoraux a mis un terme (jusqu'à présent : n'insultons pas l'avenir) à la cohabitation.

De fait, la Constitution de 1958 fut la première à reconnaître le rôle des partis politiques; son fonc-

tionnement même conduit à en limiter de fait l'importance dans la vie institutionnelle réelle. À ce stade de

notre excursion buissonnière, ils méritent un petit détour.

Les partis politiques sont apparus tardivement en France si on les compare, par exemple, au

Royaume-Uni, et notre pays n'a jamais connu de structuration en deux grands partis même lorsque le scru-

tin uninominal d'arrondissement se pratiquait sous la IIIe République. Ils ont joué un rôle de sélection mais

aussi d'identification des candidats par les investitures (la labellisation) pour les élections. La logique de

parti comme instance de régulation s'entend lorsqu'il s'agit de désigner une multiplicité de candidats4. Sous

C'est l'attentat du Petit-Clamart, le 22 août 1962, qui permit à de Gaulle de reprendre l'initiative avec le lancement du

référendum de révision constitutionnelle en utilisant la voie directe du référendum, autrement dit l'article 11 de la

Constitution. On connaît la suite. L'Assemblée nationale censure le gouvernement Pompidou (c'est le moment où l'ambi-

tieux Giscard d'Estaing se sépare de Pinay et s'allie avec les gaullistes). Elle est immédiatement dissoute et le gouver-

nement est maintenu en place jusqu'aux élections. Le référendum est gagné par de Gaulle fin octobre 1962 et, en

novembre, les élections législatives confirment le choix institutionnel des électeurs. 15 mai – 25 novembre 1958: la

seule plage pendant laquelle le régime eût pu basculer vers un régime parlementaire faisant du Premier ministre le

premier personnage politique du pays — hors situation de crise nationale, ce qui n'arrive pas tous les matins —, cette

plage ou cette fenêtre de tir était passée. 4 (On sait qu'en France des candidats écartés aux élections législatives ou municipales par exemple, n'hésitent pas à

se présenter quand même: l'indiscipline est sanctionnée d'une exclusion immédiate qu'on sait lever après un temps de

décence lorsque le réfractaire a su se faire élire... ou à défaut, il trouve une formation voisine du même camp pour

l'accueillir. Mais dans le cas de l'élection présidentielle, la dimension personnaliste du scrutin conduit, depuis l'origine

à droite, à insister sur le rapport intime, particulier censé se nouer entre le candidat et le pays. Hormis des candidatures

devenues très marginales — comme celle de Michel Debré en 1981 — les pratiques d'exclusion sont très difficiles en

raison des scissions durables qu'elles pourraient entraîner. Ainsi Édouard Balladur et Nicolas Sarkozy ne connurent,

après 1995, qu'un purgatoire qui ne dura qu'un temps.)

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la Ve République triomphante, c'est le Premier ministre (alors Georges Pompidou) qui présidait le «comité

des investitures» qui arbitrait entre les prétentions respective du parti gaulliste ou de leurs alliés Républi-

cains indépendants. À gauche, l'habitude était ancrée de se compter par étiquettes partisanes au premier

tour et de pratiquer le désistement républicain (problème qui ne se posait pas sous la IVe République où

l'on pratiquait la représentation proportionnelle, même avec la distorsion des apparentements).

Il y a eu longtemps des décalages entre le septennat présidentiel et le quinquennat législatif. Chan-

gement de régime oblige, la Ve République a renouvelé quasi concomitamment toutes les institutions. En-

suite, on a connu des alternances d'élections et parfois des alternances politiques. Le fait qu'un camp l'em-

porte (droite ou gauche, dans la typologie française de la Ve République avant 2017) avait des incidences

pour l'accès aux postes de pouvoir les plus importants (ministres et secrétaires d'État), mais tout n'était

pas lié. La droite, battue à la présidentielle en 1981 et 1988, retrouvait les ors ministériels après les renou-

vellements normaux de l'Assemblée en 1986 et 1988. La gauche profitait à son tour d'une dissolution mal-

heureuse en 1997 (Jacques Chirac à l'Élysée, Lionel Jospin à Matignon). L’accès à des positions de pouvoir

pouvait alors s’obtenir par plusieurs chemins, même si la présidentielle restait, jusqu’à l’obsession, l’élec-

tion… reine.

Tout a changé en 2002 avec l’application de la réduction du mandat présidentiel de sept à cinq ans

et l'inversion du calendrier (les élections législatives étant décalées après l'élection présidentielle et venant,

de fait jusqu'à présent, la confirmer). Cela s’est traduit par la malédiction du quinquennat et son corrélat :

la folie présidentielle. La faute au modèle «tout en un» où tous les enjeux de pouvoir (et les enjeux de tous

les pouvoirs politiques à l'échelon national) se règlent par le même scrutin: l'élection présidentielle qui

conditionne le reste sans réelle respiration démocratique au niveau national.

Les partis politiques sont donc désormais le réceptacle de luttes sur lesquelles ils n'ont désormais,

en tant qu'institutions, qu'une prise très relative. Les entreprises politiques individuelles y prennent la main

sur les entreprises collectives, parfois avec l'ambition de gagner en capital politique en jouant «le troisième

homme» (qu'on soit homme ou femme). Peu importent les procédures sélectives mises en place ou les

engagements solennels de soutenir le vainqueur d’une primaire. Ce ne sont que des promesses à la Pasqua

qui n'engagent que ceux qui les écoutent.

C'est à cette aune que nous pouvons revenir sur le «cas Valls».

IX. Rupture d'engagement ou jeu de configuration ?

Les candidats à la primaire «de gauche» (pour faire court) comme ceux de la primaire dite «de la

droite et du centre» s'étaient engagés à soutenir le vainqueur. À droite, tel fut le cas jusqu'à un certain

point. D'abord, la configuration était différente : il n'y avait pas plusieurs candidats dans le champ. Le cas

Macron pèse sur la gauche, indubitablement (mais pas seulement sur elle).

Inédite, l’élection présidentielle de 2017, après avoir semblé être acquise d’avance au candidat in-

vesti par Les Républicains quel qu’ils soit, a connu déjà de nombreux rebondissements. Le candidat investi,

François Fillon, est confronté aux difficultés résultant des révélations du Canard enchaîné qui a mis à mal

son image de «monsieur Propre» (Imagine-t-on le général de Gaulle mis en examen ?). Des plans B ou C,

et surtout J comme Juppé, furent envisagés et le microcosme s'enflamma, tandis que les marmites fumaient

dans les arrière-cuisines. François Fillon, étant le seul à pouvoir légitimement décider de son retrait ou non,

tint bon et refusa de renoncer. Sa position propre dépend du résultat de l’élection et, a fortiori, du premier

tour de celle-ci.

À gauche, il y a bien des inconnues à commencer par ce que serait l’état du Parti socialiste après les

élections législatives selon les différentes configurations du jeu politique que nous nous garderons bien

d’anticiper. Reste dans l’immédiat le cas « Valls », théoriquement lié par un engagement qu'il avait signé

comme tous les autres candidats à la même primaire. Or, dans une déclaration au Journal du dimanche, il

a estimé, le jour même où Benoît Hamon tenait meeting à Bercy (19 mars 2017) qu'il ne pouvait soutenir

Benoît Hamon ni même le parrainer. La Haute Autorité des primaires a publié un communiqué de presse

dénonciateur mais, hormis celles du Parti socialiste aujourd'hui, la Haute Autorité : combien de divisions?

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PRIMAIRES, PRÉSIDENTIELLES, TRAHISONS ET (RE)PRISES DE PAROLES 13 | 14

Le 29 mars au matin, il a annoncé au micro de Jean-Jacques Boudin (RMC/BFM.TV) qu’il voterait pour Em-

manuel Macron dès le Premier tour.

Du côté des amis de Benoît Hamon et au-delà, on crie à la trahison, à la faute d'éthique politique, à

la rupture d'un engagement réaffirmé devant les Français lors du débat télévisé entre les candidats à

l'investiture. Manuel Valls n'a pas été le seul dans son cas: François de Rugy (écologiste ayant rompu avec

EELV après le départ de Cécile Duflot du gouvernement), autre candidat à la primaire, s'était rallié bien plus

tôt à Emmanuel Macron (22 février 2017), mais sa surface politique a limité à quelques jours l'intérêt des

médias, et moins encore sans nul doute celui de l'opinion, hors sphères militantes.

La position de Manuel Valls a suscité, depuis la fin des primaires «de gauche», davantage d'intérêt

de la part des commentateurs, d'autant plus que de nombreux socialistes qui en sont proches se sont déjà

ralliés à la candidature d'Emmanuel Macron. On a entendu et entendu encore les mêmes propos: «refus de

respecter la parole donnée», «trahison» d'un côté; «Hamon n'a pas rassemblé son camp», «c'est le frondeur

frondé» de l'autre. S'y ajoute l'usage des courbes sondagières les plus récentes (quand bien même elles ne

devraient pas se confirmer dans la durée et la revendication du «vote utile» (toujours commode) face au

danger (réel) d'une victoire du Front national.

On oublie que — en mettant de côté la question des affects et l'a-rationalité des déclarations qu'ils

peuvent provoquer — c'est en fonction de demain ou après-demain, et non d'hier, que Manuel Valls a pu

arrêter son choix. Quand bien même le bénéficiaire de la déclaration manifeste publiquement les limites

des ralliements, l'ancien Premier ministre peut vouloir s'inscrire dans l'avenir — et pas seulement l'avenir

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à long terme. Des enjeux de différente nature peuvent lui permettre de reste en jeu: le devenir du Parti

socialiste ou des évolutions vers un «Épinay à l'envers» (dispersion), ce que sera la situation politique après

les élections législatives.

Dans les scénarios de billard à trois bandes (ou plus) qu’aiment échafauder les politologues de café

du commerce (qui valent bien les autres) ou les agents du champ politique (des premiers rôles aux halle-

bardiers en passant par les seconds couteaux), on tire des plans sur le fait que le candidat-de-son-camp-

mais-qu’on-ne-soutient-pas soit dépassé ou rattrapé par tel ou tel autre compétiteur pour anticiper des

expressions critiques à venir sur le trop d’excès ou de modération de son programme, la nature de sa

campagne et, naturellement, la nécessité de «reconstruire sur des bases nouvelles», car il s’agit toujours

de reconstruire (ce qui accroît l’idée d’une destruction ou d’un effondrement) et sur d’autres bases (ce qui

implique qu’on en charge une autre équipe).

C’est alors que «l’Opinion» (avec un grand O et beaucoup d'imprécisions) ou les militants (hormis les

inconditionnels d’une écurie particulière) considèreront, selon le contexte du moment, comment apprécier

le soutien ou le non-soutien de tel ou telle pour untel ou unetelle. Au-delà des sondages d’option, c’est là

qu’on saura si le positionnement antérieur de tel ou telle se traduira de manière très négative, plutôt né-

gative, plutôt positive, très positive ou s’il y a indétermination en raison du poids des sans opinion (sans

compter même ces refus de réponse qu’on n’évoque jamais).

Il y a sans doute, à des titres divers ‘bien que l’été approche), des stratégies de reconfiguration. La

seule chose dont on soit à peu près certain (sauf imprévu) et que, le 7 mai 2017, au soir on connaîtra le

nom de la présidente ou du président de la République et que, le 18 juin 2017, on connaîtra la composition

de l’Assemblée nationale avec, peut-être comme dans les schémas anciens ou peut-être pas, une majorité

de gouvernement correspondant, ou ne correspondant pas, à la majorité présidentielle.

En fonction de cela, savoir qui aura ou n’aura pas soutenu qui avant le premier tour de l’élection

présidentielle aura une importance variable: soit sensible, soit marginale. À gauche comme à droite (et

réciproquement eût dit Pierre Dac), il faudra compter avec les haines et détestations cuites et recuites,

réfléchies ou réciproques, des différents acteurs. N'oublions pas cependant qu'ils savent composer avec

leurs oppositions, leurs rancœurs et leurs inimitiés en tant que de besoin. Gaston Defferre porta tout au

long des années 1960 une ligne totalement opposée à celle de François Mitterrand; le second, en s'alliant

notamment au premier, conquit le Parti socialiste d’abord, le pouvoir ensuite.

Sauf à se contenter d’une ambition tribunicienne (dans laquelle d’ailleurs on peut disposer à tous

points de vue d’une aisance personnelle), les politiques veulent croire qu’au pouvoir ils seront en situation

de peser sur les choses et leur cours. Par nécessité, ils sont réalistes et même pragmatiques à l’occasion.

Il n’y a pas nécessairement de réduction au cynisme dans ce sens pratique qui n’est rien d’autre, finale-

ment, qu’une transposition moderne de la phronesis d’Aristote. C'est du moins une interprétation possible

que je vous propose...

Luc BENTZ

Sommaire

I. Primaires et tensions dans les formations politiques ................................................................................ 2 II. Les primaires vues par François Mitterrand au prisme de 1969 .............................................................. 3 III. Rennes 1990 et les déchirements de la Mitterrandie .............................................................................. 5 IV. Ségolène Royal : Désirs d'avenir et «pacte présidentiel» ....................................................................... 6 V. En 1974 déjà, changement d'allégeance et re/configuration du champ politique ................................... 7 VI. Les stratégies des agents secondaires ................................................................................................... 8 VII. Crise des entreprises partisanes et présidentialisme ............................................................................ 9 VIII. La malédiction du double quinquennat ............................................................................................... 10 IX. Rupture d'engagement ou jeu de configuration ? ................................................................................. 12

Ce document est la version texte de l’article publié sous le même titre sur le blog Étudiant sur le tard :

http://blogs.lexpress.fr/etudiant-sur-le-tard/primaires-presidentielles-trahisons.

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