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LES CHEMINS DE LA POESIE Alain Bosquet PROPOSITION POUR L'ITINERAIRE D'UNPOEME 1 Lie poème, entre mille définitions ou contradictoires ou complémentaires, est un objet verbal, plus proche de la parabole que du message direct, dont la part de mystère demeure mystère, après toutes les explications rationnelles auxquelles on peut le soumettre. A froid, lorsqu'il n'écrit pas de poème, le poète peut se demander quel itinéraire ilemprunte, depuis le trouble, encore imprécis, encore vague, qui précède sa naissance, jusqu'au moment où, loin du poète, le lecteur l'assume au sein même de sa sensibilité. Première phase: le besoin du poème. Le poète n'est pas poète vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Même Victor Hugo avait des périodes de prose et de prosaïsme. Même Alphonse de Lamartine, grand pleurnicheur devant l'Eternel, trouvait le temps de vivre, de réfléchir, de veiller aux affaires de l'Etat. Une disposition particulière d'ordre physique - une sorte d'incubation - se manifeste avant que la décision ne soit prise d'écrire la première version d'un 36 REVUE DES DEUX MONDES NOVEMBRE 1993

PROPOSITION POUR L'ITINERAIRE D'UNPOEME

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LES CHEMINS DE LA POESIE

Alain Bosquet

PROPOSITIONPOUR L'ITINERAIRE

D'UNPOEME

1 Lie poème, entre mille définitions ou contradictoires oucomplémentaires, est un objet verbal, plus proche de laparabole que du message direct, dont la part de mystère

demeure mystère, après toutes les explications rationnelles auxquelleson peut le soumettre. Afroid, lorsqu'il n'écrit pas de poème, le poètepeut se demander quel itinéraire ilemprunte, depuis le trouble, encoreimprécis, encore vague, qui précède sa naissance, jusqu'au momentoù, loin du poète, le lecteur l'assume au sein même de sa sensibilité.

Première phase: le besoin du poème. Le poète n'est paspoète vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Même Victor Hugo avaitdes périodes de prose et de prosaïsme. Même Alphonse deLamartine, grand pleurnicheur devant l'Eternel, trouvait le temps devivre, de réfléchir, de veiller aux affaires de l'Etat. Une dispositionparticulière d'ordre physique - une sorte d'incubation - se manifesteavant que la décision ne soit prise d'écrire la première version d'un

36REVUE DES DEUX MONDES NOVEMBRE 1993

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poème. Les causes en sont innombrables. On peut parler d'undéséquilibre délicieux, d'un élan involontaire, d'un malaise, d'unesimple turbulence. Par quoi est causé cette bousculade? Il n'y a paslieu de privilégierl'une des possibilitésplutôt que les autres.Lepoètese trouve dans un état second; nous préférons dire un état parallèle,car il n'est pas indispensable qu'il perde la raison ni qu'il sente levertige l'envahir. Cette aspiration mal analysable peut venir d'unsentiment brusque: un amour, une déception, la certitude de la mort,l'interrogation angoissée. Passer à l'acte, c'est-à-dire à l'écriture,s'opère très vite, afin de saisir le moment rare ou d'échapper àl'oppression soudaine. Le mot intervient pour sauver le poète oupour le condamner : il ne récuse pas cette tension et la transformeen agglomération de signes rédigés. La chiquenaude initiale peutnaître ou de ce sentiment ou d'une simple sensation. Il fait tropchaud, trop froid, trop beau. On se souvient d'une femme aimée,d'un être disparu. On se souvient de ne s'être pas souvenu. On sesouvient qu'il faudrait se souvenir. La mémoire tend un piège et,tout à coup, révèle un moment enfoui dans le subconscient. L'œilaussi a sa responsabilité: la tour de Pise penche un peu trop, quelsdégâts que le passage de l'ouragan Joseph sur la Floride! Combienpaisibles sont les vaches de Flandre! Qui vient de peigner les blésmûrs de la Beauce, roux, dorés et blonds à la fois? Le son et lamusique aussi sont responsables : trois notes de Mozart, un disqued'Henri Vieuxtemps interprété par Eugène Isayë. L'erreur de voiret d'entendre joue son rôle. Vous lisez le mot « cheval », là où lejournal dit « chenal» : ainsi s'attrape un poème. Vous croyez lire« j'ai soleil » au lieu de « j'ai sommeil » : le malentendu est fertile.Vous rédigez un chapitre de roman, votre personnage principal vousrésiste, et vous vous consolez en écrivant le début d'un poème enmarge de votre manuscrit. Il arrive qu'une notion abstraite ou unegénéralité ne vous lâche pas : la science-fiction, par exemple, oule génocide. Vous ne savez au juste ce que vous auriez à en dire.Ecrivez, sans réfléchir, dans un premier temps. La science-fictionvous amènera à redéfinir l'homme projeté dans l'avenir: le poèmeaura ce genre-là de divination. Quant au génocide, il mérite,assurément, une nouvelle révolte et une nouvelle protestation. J'aiécrit des poèmes pour m'assurer de ma prédilection pour la couleurbleue, ou pour me convaincre que le poème me vient sans mon

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intervention, ou presque. On écrit aussi par peur du vide : je ne suisrien, vous n'êtes rien; comblons un peu cette lacune. Et on écritpar horreur du trop-plein : on exige de moi que j'achète mespoireaux, que je nettoie mes casseroles et que je vote pour ou contrel'Europe.Je m'esquive et commence mon poème: un acte clandestin.

Deuxième phase: l'apparition du thème et l'histoire d'unesensibilité. Le thème s'impose au poème en cours de route et nonavant l'écriture. J'écris d'abord parce que j'aime bien ne pas savoiroù je vais. Sans cette transe ou ce refus d'un dessein trop net, jene me mettrais pas au poème. Il arrive un moment - mettons auterme de douze ou vingt vers - où ma raison, jamais tout à faitendormie, vient rejoindre mon irraison première. Si, dans lespremiers instants, mon poème est fortuit et gratuit, il ne peut le resterlongtemps. Le sens critique et le sens du ridicule empêchent qu'ildemeure du seul domaine de l'irrationnel pur. C'est ainsi qu'apparaîtle thème, ou l'orientation générale du poème. Ma raison aide à leguider: un compromis s'établit de façon naturelle. Je sais, soudain,que j'emploie les mots des autres : il en résulte une certaineresponsabilité. Mon langage est comptable. Lethème s'installe, dansla liberté. Il demande que je le développe. C'est là que s'affirme ceque j'appellerais la permanence de ma sensibilité. Sur cette terre,François Villon avait à dire les dangers de son temps, Victor Hugoà traduire les aspirations de son siècle, Baudelaire à dévoiler les affresde la chair, Mallarmé à tordre un langage trop explicite, Rimbaudà entrevoir ce que l'homme a cru voir. Le poème est le meilleurpasseport et la seule carte d'identité: il n'en est point d'autre. Chaquepoète a sa spécificité et ses signes particuliers : par là il estirréductible. Mon lot à moi est d'avoir essayé - en toute lucidité,en toute folie, en toute volonté, en toute intuition: il ne m'est pasdonné d'en juger - de conjuguer l'absurde et la fable, l'existentia­lisme et ma ferveur, le désespoir philosophique et la passion de letranscender. Le poème ne triche pas, même si le poète triche entant qu'être humain. Eluard et Saint-John Perse n'étaient pas commeils étaient mais comme nous les dépeignent leurs poèmes. Que lesenseignants se le disent : la vérité est dans le poème et non dansle citoyen qui aurait décidé d'écrire le poème.

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Troisième phase : les deux écritures. En cinq sièclesd'exercice, la poésie française a épuisé certaines formes deversification, sans doute. Il en résulte que les poèmes rimés sontdevenus rares et d'assez médiocre qualité. Il n'y a lieu ni de ledéplorer ni de s'en féliciter. A l'origine du poème, dans ses toutespremières secondes, quand la mise en mots n'est pas encorelucidement perçue, deux voies s'offrent au poète. L'une est celle del'image dissociée de la musique, et l'autre est tributaire du retourrégulier de la rime. Qui peut dire la différence entre le choc dessyllabes et des verbes en dehors de toute notion de chant et, commeà l'opposé, l'alignement des vocables selon un ordre où le rythmeet la rime forment l'élément principal de l'expression? Lorsque,chemin faisant, le poète se pose la question, il peut juger que l'imageest proche de la prose : il éprouve alors le besoin de livrer, sansprosodie, cet assemblage-là à lui-même et aux autres. Il y a quelquechose de plus radical, de plus nu, de plus impérieux dans le poèmeen prose ou en vers libres, comme on voudra, de nos jours : ony dit son identité crue et directe, sans s'occuper des habitudes dulangage séculaire. On y prend un risque extrême: le poème est alorsun lambeau de chair vive ou de rhétorique sans rémission. L'autrechoix est d'une nature qui s'inscrit au sein d'une tradition. Lorsqueje me sens libre, je me détourne de la rime : elle serait un obstacleà la spontanéité totale dont je ressens la pression. Il est pourtantdes heures où je ressens la nécessité d'une sorte d'appui, d'unconfort, d'une solidarité née avant moi: alors, je rime mon poème,afin de le rendre plus agréable - disons : plus assimilable - à uncertain goût que l'on m'a transmis. Mes ancêtres en vers sontRonsard, du Bellay, Musset, Verlaine: une assez puissante tribu. Mesancêtres en vers non rimés sont moins âgés et ne me protègent pasd'une façon aussi sûre : le Rimbaud des Illuminations, Milosz,Claudel, Saint-JohnPerse. A la vérité, le poète ne choisit pas, il croitprofondément que les deux formes de séduction ou de rébellionexistent en lui, et il ne saurait admettre que l'une soit plus apte quel'autre à recevoir le fruit de sa souffrance ou de son exaltation. Onne saurait exiger d'explication de Beethoven ou de Mozart: leprélude, la sonate, le requiem et la symphonie leur sont nécessaires.Ils passent avec aisance d'une forme à l'autre. Les modes viennentet passent. Se priver d'une des deux possibilités est se priver d'un

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poumon. Je chante ou j'explose; qui m'interdira jamais ces deuxaspects de la même activité : l'aigle a toujours deux têtes ?...

Quatrième phase: la correction et l'artisanat esthétique. Lapoésie est un art et non seulement une vérité inouïe : la vérité dedemain ou, si l'on préfère.Ta vérité d'ailleurs. Le poème doit êtreparfait et sans faute, pour prétendre à quelque influence que ce soit.Le premier état du poème peut être, selon les cas, l'état définitif ouun magma qui mérite qu'on y travaille. Il est exceptionnel que leproduit de l'élan ou de l'abandon soit propre - excusez l'expression ­à se voir consommer. Le poète a des devoirs et des responsabilités.Il laisse dormir son poème. Plus tard, lorsqu'il l'a oublié, avecobjectivité, il le reprend. Mais n'est-il pas abusif de parler,précisément, d'objectivité quand on discute d'un poème? Il convientde séparer le monde intérieur de sa présentation extérieure. PourBaudelaire, le monde intérieur a son originalité: ce qu'il nous offreest unique en ce sens que la hiérarchie de ses valeurs ne ressemblepas à celle des autres poètes de son temps. Il est la proie dessensations: l'odorat, le toucher, la vue - tout ce qui forme, selonson aveu, ce royaume du mal sur lequel, orfèvre et victime, il estle seul à régner. Il caresse les chats, les femmes, les objets et, habitépar le spleen, il en oublie son époque. Il hume les parfums et, unefois de plus, les femmes, qu'il aime et abhorre, sans distinguerl'abandon du dégoût. Prenons le cas de Mallarmé : il survient à unmoment où les évidences et les pouvoirs diurnes de la poésiefrançaise sont, pour quelques décennies, en perte de vitesse. Ce sontles rapports entre l'être et l'écrit qui le concernent: ce vaste domaineinsaisissable où le vécu rejoint le dit et le non-dit, et où personne,à l'exception peut-être de Maurice Scève, trois siècles plus tôt, nes'est jamais aventuré. Baudelaire traduit en notre langage les recoinsinavouables de son âme et de son cœur. Mallarmé nous révèle quela société des mots a des lois que la société des hommes ne sauraitsanctionner. Lemot est alors roi de ses significationsmultiples: c'estce que dira en lettres dorées sur le marbre blanc du palais de Chaillotson élève Paul Valéry. Pour que ces deux mondes intérieurs puissenttrouver un accueil sans faille dans notre monde à nous, au profitde chaque individu, il faut que l'aspect esthétique en soit poussé

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à un degré de perfection absolue. Il n'est pas de tâche plus grave qued'accéder à ce niveau-là de pureté formelle. Qu'on me pardonne unacte de méfiance. J'ai beaucoup d'admiration pour Supervielle,Cendrars et Eluard, nonobstant quelques réserves pour les poèmesde ce dernier postérieurs à 1938. Chaque fois que je les lis, je prendsun crayon. Je suis charmé aux deux tiers.Je ne puis m'empêcher decorriger ici et là. Lamatière est souvent maladroite 'chez Supervielle,molle et approximative chez Eluard, journalistique chez Cendrars.Jene veux pas qu'on puisse agir de même avec mes poèmes à moi.

Relu avec recul, le poème accuse ou ses faiblesses ou sesrépétitions. Le travail à accomplir est parfois léger, et souvent pleind'embûches. L'habilitéartisanale n'est nullement une insulte à ce quetrop longtemps on appelait, avec mille soupirs à l'appui, l'inspiration.Devenu son propre critique, le poète opère les modifications quis'imposent. Il ne peut servir à l'autre un magma, un tract ou unesimple matière que cet autre se chargerait ou non de modifier, voirede compléter. Vivre avec son poème, c'est l'éduquer: on peut lerevoir une fois ou trente fois, selon ce qu'il exige. On n'imagine pasun Valéry, un Odilon-Jean Périer ou un Saint-John Perse, dans sarhétorique à la façon de Bossuet, se passer de cet indispensablelabeur. Pour l'avoir méconnu, un Jacques Prévert ou un PierreEmmanuel donnent toujours le sentiment d'une finition négligée.Je rencontre donc mon poème pour la deuxième fois. Il se peutque je le jette à la poubelle. Il me donne, plutôt, la sensation dedécouvrir mes propres mystères. Je modifie ceci ou cela; j'ébarbe,je nettoie, je polis, je précise, sans rien toucher à l'essentiel: cetteambiguïté et cette double dimension, sans quoi il n'y aurait pas depoème. Je tends à l'intégrité de la parabole. En artisan, je garde unœil critique. J'imagine Vermeer et le divin Van Eyck accomplissantle même genre de besogne. Le rouge, entre la rétine et la paupière,dans le gros visage du donateur Van Paelen, ne doit être ni exagéréni estompé. Professionnellement, le peintre comme le poète nesauraient faire l'économie de ce genre-là de scrupule. Le poème setaille comme un diamant, quoi qu'en disent les écoles successives.Le laisser-aller des dadaïstes et des surréalistes fait qu'ils ne sontaujourd'hui, neuf fois sur dix, que les représentants d'une avant­garde devenue une arrière-garde. L'art poétique peut assimiler lesidées nouvelles. Les idées nouvelles n'ont jamais suffi à la poésie.

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En dernière analyse, ce que j'appelle la perfection, ou laconscience que j'en ai, est un signe de mon respect pour l'autre:ce lecteur qui doit être mis en condition, de la meilleure manièrepossible, pour recevoir de moi un objet de consommation spirituellesans faille. Je dois à mon lecteur le meilleur de moi-même; oui,je le répète. Et c'est ma conscience, détachée de mon texte, qui medicte que le poème est prêt ou non. Mon offrande n'a pas le droitde contenir une seule chenille, un seul pou, une seule syllabe quine fût à sa place. Je donnais jadis ce conseil à un jeune poète: «Effaced'abord » Je voulais dire : « Sois disposé à effacer si ton ambitionva jusqu'au souci de la durée. »

Cinquième phase: l'intervention de l'autre. Le poème existe.Le poète ne le corrige plus. Il décide de le publier : il estime queles mots de la tribu retournent à la tribu. Quelque part, dans unjournal ou chez un éditeur, un être impartial s'arroge le droit dedécider : le poème sera imprimé. Le poète, en quelque sorte, n'aplus droit au chapitre. Le poème est indépendant et n'existera quedans la mémoire du lecteur. Celui-ci est à la fois de bonne volontéet d'une exigence extrême. Il sait, ou il devrait savoir, que la naturedu poème est à jamais indéfinissable. Il n'apporte aucun messageutile, du genre: « Passe-moi la salade », ou « la marquise, sortie àcinq heures, est rentrée à six heures trois quarts ». Il lui demandeun choc, un charme, une surprise, un confort, une douleur : toutl'éventail des émotions immédiates. Lelecteur reçoit en lui le poème.La connaissance et l'érudition ne lui sont pas nécessaires; peu luiimporte qui est l'auteur. L'objet verbal est de plaisir ou de remiseen cause. Dans la mesure où le poème n'a pas d'utilité mesurable,il se débarrasse de son auteur. Saint-John Perse m'écrivait un jour,vers 1950, quand je rédigeais un livre sur lui et que je lui demandaisde préciser quelques détails biographiques : « Le lecteur n'a aucundroit sur la personne de l'auteur. » Ce n'était point du mépris, maisle rappel que tout poème n'a de vie qu'en la psychologie de quis'en émeut. A la limite, je dirais que les grands poèmes - il y ena dix ou douze en langue française, à cet inaccessible niveau - sontanonymes. Ils sont venus à Villon, à Du Bellay, à Jodelle, à Hugo,à Nerval, à Rimbaud, à Mallarmé, à Verlaine, à Milosz, à Claudel et

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à Aragon - pour ne citer que les plus incontestables - dansl'effervescence et dans l'état somnambule traversé de minuteslucides, sans qu'ils aient cherché à démonter le mécanisme de cettegenèse. De la même manière, ils investissent l'autre qui, par la suite,les continue en leur conférant tout un cortège de réactions internes.Le poème, acquis comme objet verbal sans fonction prescrite,comme je le proposais il y a un instant, s'assimile aux écrits des livressacrés. Il n'offre que l'ineffable, l'insaisi, l'onirique au sein ducompréhensible, l'essentiel d'une essence qui ne souffre pas deparaphrase. On lui enlève une labiale ou une sifflante, et il s'écroule.On lui greffe un adverbe, et il se meurt. Il est hors du temps et del'espace. Admirateur de Montaigne, de Voltaire, de Stendhal, deMérimée, prosateurs qui m'apportent de solides denrées, il ne meviendrait pas à l'idée de les relire plus d'une fois par décennie. Enrevanche, il est des pages de Maurice Scève, d'Elskamp, de Levet,d'Henri de Régnier, d'Eluard et de Supervielle dont j'ai un besoinconstant, toute l'année. C'est que le poème signifie plus que lasomme de ses significations flagrantes. Il réveille le lecteur et le rendplus acceptable àses propres yeux par une action invisible et commeclandestine. Lamusique adoucit les mœurs, et le poème les exacerbe,en leur ajoutant lumière et ténèbres. Il ne suffiraitpas pour le lecteurd'assumer le poème : il se réincarne en lui. Le poème résiste à laraison qui prétend le niveler. Comme le diamant de tout à l'heure,il permet à quiconque de lui façonner un écrin, de lui choisir unevitrine et de l'entourer de gloses savantes. Celles-ci ne peuvent rienni pour lui ni contre lui. Il brise les guitares iconoclastes quiprétendent l'accompagner. On n'explique pas un poème : onenseigne à l'aimer. C'est comme si pour m'expliquer, moi, il étaitpermis de m'enlever le squelette. La notion du sacré s'approche dupoème et non du poète.

Alain Bosquet

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René de Obaldia

Dans le sac

M'approchant de l'inconnu, la sérénité deson visage me frappa. Il était assis au bordde la route sur un sac volumineux, les mainsposées à plat sur les genoux, comme livré àla méditation. Je m'adressaià lui:

- On se repose un brin?- Un brin, me répondit-il poliment.Je pris place à son côté. Installé sur le sac,

décidément considérable, il me dominait. Jelui parlai de la fidélité des saisons, de cettecampagne généreuse, du soleil déjà bas, decertains arbres centenaires qui nous reconnais­sent. a';1 pa~sage. Il ~cquiesçait. Enfin, décidé àpartir,le lm proposai:

- Le village se trouve encore à quel­ques kilomètres : nous pourrions faire routeensemble. Je vous aiderais à porter votresac.

- Impossible, dit-il d'une voix grave. Cesac m'est absolument personnel. Dedans setrouvent les os de mes ancêtres jusqu'à laneuvième génération.

Au spectacle de mon visage inquiet, il seleva, fouilla à l'intérieur de son siège, et ensortit un os sur lequel je distinguai une éti­quette.

- Voici l'humérus de ma quadrisaïeule.Elle dansait à ravir. Sa beauté lui valut denombreux galants. Paixà ses os.

Il baisa pieusement l'humérus et le replaça.Puis, il me tendit la main. Je la lui serrai avecprécaution. Il se rassit et je regagnai ma soli­tude.

Assez loin je me retournai et l'aperçus,identique à lui-même, une dernière fois.

Le son d'une cloche, filtrant à travers lefeuillage, ajoutait à la douceur du moment.

Les Richesses naturelles©Julliard, 1952

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Jean L'Anselme

L'Enfant se promène

(extrait)

L'ENFANT se promena dans la naturemais quand il essayait de fuir son regard sur une feuille

ou une fleuril y avait toujours un trouble qui se campait devantil avait accepté la tristesse quand il se mit à parler tout

seul

les brins d'herbe sont encore plus malheureux que leshommes dit-il

car il leur faut dormir toujours deboutles pommiers sont aussi plus pauvres que les hommes

dit-ilcar ils font toujours haut-les-mains pendant qu'on leur

vole leur travail de tout un anet le ruisseau est condamné à n'être qu'un moulin à

prièresle moulin à battre des ailes comme un épervier blesséet le caillou à tendre ses reins au soulier ferréla nature est triste aujourd'hui

ici parce que ses larmes tombèrentle ciel se mit à pleuvoir

il se coucha dans l'herbe pour se baigner de l'eau du cielet les nuages qui couraient toujours lui brouillèrent les

yeux de vertigepuis ils lui tirèrent les paupières comme la couver­

ture à l'endormiil ne resta plus qu'un visage dans l'herbe perdu dans un

ballet de pâquerettes en organdi.

L'Enfanttriste© 5egheŒ,1955

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Robert Sabatier

Les princes du sang

Nous sommes là, séparés de l'escorte,Qui nousparlons à travers laforêtChacun la tire à lui commeune morteEtses cheveux retombent sur les haiesIlsuffirait d'un motpour qu'on l'emporte.

Ilsuffirait d'un seuloiseau qui sombrePourentrevoir un coinde cielperduChacun s'élance et capte quelques ombresIl cueille un fruit pour nepas être nuEts'aperçoit que cefruit c'est le monde.

Nous sommes là, nousles princes du sangTous les noyés nousparlentde nosfleuvesLa bouche enfeu, nousattendons l'enfantQuijaillira de nospoitrines creusesPouragiter lepremierdrapeau blanc.

Nous disons Terre ils arrachent notre herbeLa terre afaim, montre son cœursaignantQuelques mourants dégustent leurs prièresApleinebouche on meurtà pleines dentsEtl'on nefait que changer d'hémisphère.

Dédicace d'un navire© Albin Michel, 1984

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Louise de Vilmorin

Pas mafête

Langueurs, fidélité des bêtes,Veilles, soupirs je vousconnais.Chaque soirn'estpas soirdefêteEtcesoircen'estpas mafête,j'ai lecœurprispar un mauvais.

Ce mauvais-là mefait attendreAfin de mieux nepas venir.Ma main de chairestmain de cendre,Je me regrette dans mescendresMais je n'en veuxpas revenir.

Ilfaut bienqueje m'habitueA regretter cequej'aimais,A n'aimerque cequi me tue.L'amour en sa rigueur me tueIl me dit: «Pars» etje m'en vais.

L'Alphabet desaveux© Gallimard,1955

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Michel Butor

XI

les lauriers les orangers les chevreuilsles orages et les feuilles qui tombent au ventnous mélangeons les saisons et les latitudessansqu'une seuledes vagues de la merchange deplace

toutcequenouspouvons rapporterdes boisn'aura qu'un tempscomme les écorceset commela chasselesommeil de l'herbeet lesoulèvement lentdesgravatsélaguera repasseratoutcequifut si vif et si divers

et les oiseauxqui comptaient sur leprochain hiverpour découvrir l'autre collineet changerpeut-être d'habitatselasseront de cette minceinexactitudeselaisseront aller à lafatigueet s'endormiront comme unepierreentretrois nuagesdans un vold'insulte

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LES CHEMINS DE LA POESIE

caillouxfontaines de visageslierre manteau du remuementnous n'auronspas ledernier motnous écouterons vos voyagesquand nous auronslapaupièrepleinede sableet que nous vouslongeronset que nous vouscaresseronscomme des enfantsqui veulentapprivoiser des animaux

carnotresortsera communô chiens bouvreuils et mouchesles cornes auront quittéles têtes des bœufselles naviguerontparmi les racinesau milieu de nospeauxde nosyeux et de nos osdes fantômes de nos désirset de notrefaim

Travaux d'approche© G'3.tl\m'3.rd, 1972

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LES CHEMINS DE LA POESIE

Renée Brock

Le poids

Ce chemin nonfranchijusqu'à cecorps siproche,Cette source de bouche et l'interdit de boire,Cette vase des mots enfoncés dans lagorge,Ces regards dont il faut fuir lagentiane noire,Et les gestes absents où l'on se sent mourir...

o mon sangébloui, mesveines à clarines.

Encor quelques saisons à vivre etpuis la nuit.

L'étranger

Quartde siècle vécu sansjamais nousquitter,Les lilas sontcoupés, voici la renoncée.

Un Noël estvenu menant une étrangèreQuidansses longs cheveux apportait la lumièreD'un autreamourà mon aiméqui m'a quittée.

Marie à Bethléem adore sa chairvive,Labrebis dans l'étable allaite l'agnelet,Moi, mon temps estpassé. Ilfaut regarder vivre,Me taire etsupporter ma blessure en secret.

Quelestcethommeauxyeuxpleinsdelilas coupés?Danscette nuit de bible estné un étranger.

L'Amande amère© Seghers, 1960

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LES CHEMINS DE LA POESIE

Joyce Mansour

Croissant de brume

Malade maladeSurmon litde mort toujours fraisTelle une mouche sur un fromage blancJe me consoleà l'idée que vosyeux me survivrontQu'ils recaresseront nos animaux faméliquesQu'ils reverront nos plagesEtque les cheveuxdes fillettes au fond de l'eau griseQuise balancentet se pavanentau passage des poissonsCharmeront commetoujours vos prunelles vinifèresJe pense en souriant à vos yeux à leurs regards sans adresseNiexcédentde larmesVos yeux qui se reposent là sous mon drap comme une bouil-

lotte ancienneComme une gaineLe jourmeurt épinglésur le murEtmoi dans mon lit(Net'agitepas sur ta chaise)Mes pieds sont des glaçons qu'aucunson ne fracasseraMes jambesont oublié leurssautsdans la prairieSeule ma bouche souffre encore et trembleMais qui entend les crisd'une langueplatement inerteDehorsle soleil crève le cœur de la dernièreflaque d'eauLà dans le parc où je rampais enfantTimide commeune limace mais cambréede ruseEtheureuse quelquefoisVos yeux viennentaux nouvellesS'éternisent sur mon nez valsants inquietsIncapables de comprendreDéjà vos pas traînants s'éloignent sur le gravierC'estbienJe tomberaicommeune feuilleSeule digne et sans maquillageC'estgênant d'agoniserquand les parentsveulentparlerLe râlemême profond est souventdébraillé

Rapaces© Seghers, 1960

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Jean Rousselot

For intérieur

Comme de très haut l'on discerneSous les labours et les pâturesLe tracé d'une citéDisparue depuis desmillénaires

On voitbienA quelques taches plus clairesSur les cloisons dufor intérieurOù les pas résonnentdans le videQue çà et là des cadresfurent accrochés

Mais va savoirquelle humanitéQuelle natureOuquel infigurable cielIls purent contenir

Déjà trouvantdans un placardEtc'est tout cequ'il reste souslapoussièreUne âme démodée maisencore en étatde marcheOnjureraitne l'avoirjamaispossédée.

PournepasoubUerdë~e

© Belfond, 1990

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LES CHEMINS DE LA POESIE

Jean Fanchette

L fut ce tempsOù chaque brin d'herbe meprotégeaitJe recomposais les visages dans l'argile des joursL'écume grise des mains battaiten vain auxfenêtresj'étaisj'avançais sur les berges et au soirje savais que mesdérives

meporteraientjusqu'à l'estuaire du pleinjour

Aujourd'hui je ne sais plus le sensdes fleuvesLoin de la merj'expédie les affaires courantes

L'herbeLe scintillement d'étoile d'une seule fleur par-delà les

années-lumièreLe vent qui se lève et couche les blés de la moisson procheLe paysage hier lisible avecdes doigts d'aveugle

Dans quelle closerie oubliée ai-je remisétant de trésorsDis mon enfant de quatreans au borddu mêmefleuve

(juin 1965)

L'Ile équinoxe© StocK, 1993

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