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Bolesław Prus 1847 – 1912 ANIELKA 1885 Traduction de B. Noiret parue dans la Revue bleue, série 4, tome 18, 1902. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE POLONAISE

Prus - Anielka

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Anielka

Bolesaw Prus

1847 1912

ANIELKA

1885

Traduction de B. Noiret parue dans la Revue bleue, srie 4, tome 18, 1902.TABLE

3I

II10III18IV35IX97X106XI114XII127XIII149XIV160XV167

I

Anielka est une jolie fille, qui ne manque aucune des conditions du bonheur: car elle a ses parents, une savante institutrice, son chien elle, et elle habite la campagne. Or, la campagne, en t surtout, est lendroit le plus favorable pour les enfants; ils y jouissent dune meilleure sant, de plus de libert, et y jouent mieux quen ville.

deux cents mtres du village, dont les maisons salignent sur deux longues ranges, slve une spacieuse demeure seigneuriale entoure dun grand jardin. Dans lun des pavillons de la maison, Anielka tudie sous lil de son institutrice; Joseph, son petit frre, joue auprs de sa mre sur un grand balcon vitr donnant sur le jardin. Il est permis Joseph de jouer mme pendant les heures o tout le monde travaille, car il est tout petit encore: il na que sept ans.

Le village o demeure Anielka est trs joli. Il est joli quand les alouettes gazouillent en slevant trs haut au-dessus des champs, quand grince au loin le bruit sonore des faux tranchantes, quand les enfants hls courent sur la route en poussant des cris joyeux, quand, la leon finie, Anielka vient au jardin avec sa mre et Joseph pour regarder, du haut dun tertre, les champs, les prairies, le ruisseau, la route et la fort lointaine.

Peut-tre les deux enfants se disent-ils alors, avec un sentiment de fiert: Tout ce que la vue embrasse dici est anim par la pense et la volont de notre pre, tout cela nous appartient! Sans lui, rien ici ne serait aussi beau, rien ne respirerait laisance!

Car ils ne savent pas, ces heureux enfants, que bientt la fort, vendue, aura cess dexister, quil ny aura plus de faucheurs sur la prairie, et que le btail naura rien patre dans les jachres.

et l, dans les champs seigneuriaux, errent les vaches du village; des chariots trangers pntrent librement dans la fort mal garde. Les granges sont vides; les btiments tombent en ruine; dans les greniers ne restent plus que quelques poignes de grain, parses sur le plancher vermoulu. Les chevaux de labour hennissent dans les curies, auprs de leurs mangeoires vides; les valets de ferme rdent dans la cour; la cuisine, on se querelle. Un domestique dclare quil ne mangera pas de gruau souper, en ayant mang deux fois dj dans la journe; un autre assure que son pain est plein de barbes de seigle, et plus petit quil ne doit ltre.

O donc est la femme de charge, pour faire cesser ce tapage? Elle est alle en ville, sous le prtexte dun violent mal de dents; mais peut-tre est-elle partie plutt pour se chercher une autre place. O sont le rgisseur, lconome, qui doivent surveiller les travaux des champs, et ne pas permettre quun prjudice soit caus aux proprits du chteau? Depuis une anne environ, il ny a plus de rgisseur, et lconome est absent, appel Varsovie par des affaires personnelles.

O donc est le matre du domaine?...

Cest ce quon ne sait gure. Il ne loge chez lui quen passant, mme dans la saison o les autres propritaires, ses voisins, sont occups aux champs du matin au soir. Il vient de vendre ses forts, et a touch trois mille roubles davance; mais la fort est hypothque par les servitudes quil faut lever la Saint-Jean; si cela ne peut se faire, la fort sera considre comme non vendue, et le chtelain devra quitter ce beau domaine. Les Allemands, acqureurs de la fort, ont mis cette clause au contrat, il y a six mois environ; et le matre a accept, persuad que tout sarrangerait.

Rcemment, le chtelain est all terminer laffaire des forts avec le commissaire rural, et il la termine favorablement, sans doute, car, on dit que, la Saint-Jean, le commissaire doit venir prsider lentente dfinitive avec les paysans. Ceux-ci sont dcids, parat-il, renoncer tous leurs droits sur la fort moyennant trois arpents de terre, cds en toute proprit chaque mtairie. Tout va donc sarranger maintenant. Aussi M. Jean, le matre du domaine, ne se hte-t-il point de revenir chez lui. Il est trop tard, du reste, pour amliorer en quoi que ce soit la rcolte prochaine: nest-on pas dj au mois de juin?

M. Jean se mettra luvre quand le contrat avec les paysans sera sign; en attendant, il doit voir un de ses parents, qui part pour ltranger, et donner quelques conseils un de ses amis qui va se marier.

M. Jean est un homme frivole: cest du moins ce que disent ses voisins. Il quitterait tout, mme laffaire la plus pressante, pour aller samuser dans une socit de bon ton. Et pour spargner le moindre ennui, Dieu sait quoi il ne renoncerait pas!

Il a, depuis son enfance, la conviction que les personnes de son rang ne doivent pas sabaisser aux occupations vulgaires. Se divertir, briller par son esprit, faire des bons mots, entretenir daristocratiques relations: tel est le but de sa vie; et cest ainsi quil a, en quelques annes, dilapid sa fortune et toute la dot de sa femme.

Plus tard (quand la socit chancelante sera consolide) il a lespoir de rentrer dans ses biens. Par quel moyen? Si vous le lui demandez, il rpondra par un sourire et dtournera la conversation.

Parfois, dans un mnage, quand le mari, grce son ducation et plus tard ses relations, est un tre nayant jamais foul du pied la terre, la femme, du moins, est nergique et raisonnable. Ici, malheureusement, elle nest ni lun ni lautre.

Mme Jean, la mre dAnielka, se faisait remarquer dans sa jeunesse par un grand charme, un caractre doux et de brillantes qualits mondaines. Elle a su shabiller, recevoir, jouer du piano; elle a parl le franais mieux que sa langue maternelle. Pendant les quelques annes qui ont suivi son mariage, elle sest amuse comme un ange, et son mari en a t perdument amoureux. Plus tard, quand la tendresse conjugale du mari et frachi un peu, elle est devenue une pouse modle, restant la maison des journes entires, sennuyant dune manire aussi facile que vertueuse. Enfin elle est tombe malade; et, depuis trois ans, elle ne sentoure plus que de mdicaments.

Pendant ce temps, son mari a voyag. De temps autre, il est revenu pour quelques heures sous le toit conjugal, et a pri sa femme de lui signer un papier. Celle-ci, alors, sest plainte de son abandon, du manque de confort; mais quand son mari lui a rpt que tout allait sarranger la Saint-Jean, elle sest calme et a sign tout ce quil a voulu.

Les gens du village la connaissent pour lavoir vue lglise. Jamais elle na mis le pied la cuisine. Tout son univers se borne au chteau, et parfois au parc. Se droguer, se prserver des mauvais changements de temprature, se souvenir des amusements dautrefois, songer lennui prsent; voil tout ce qui remplit sa vie, vie quelle supporte plus encore par apathie que par rsignation.

Elle ne comprend pas la situation, et ne pense jamais la possibilit de rester sans fortune. Lorsque le mari en est venu mettre ses bijoux en gage, elle a pleur, elle la accabl de reproches; mais, ds le lendemain, elle sest plainte, de nouveau, davoir son service un personnel moins nombreux quauparavant; de nouveau elle a exprim les mmes dsirs que dans des temps meilleurs: Achte-moi ceci! Rapporte-moi cela! Et quand son mari ne remplit pas toutes ses volonts, elle ne semporte pas, ni ne sinquite de lavenir.

Jean ne veut pas me faire ce plaisir, pense-t-elle, ne supposant mme pas que Jean ne le puisse pas, en sa qualit de candidat la faillite.

Joseph na t lev que par sa mre. Jusqu sa quatrime anne, on la nourri de sagou, de semoule et de sucre; on ne lui a point permis de sortir souvent, par crainte quil ne se mt en transpiration, ou ne prt froid; on ne la pas laiss courir, par crainte des chutes. Ce systme dducation en a fait un enfant chtif; et quand sa mre a commenc se droguer, on la drogu aussi. Pendant les trois annes suivantes, il a appris un peu parler franais. sept ans, il connat le nom dune foule de mdicaments; chacun et lui-mme le tiennent pour un malade.

Sa sur Anielka a treize ans. Elle est venue au monde alors que sa mre samusait encore: aussi la-t-on laisse aux mains des bonnes et des surveillantes, dont aucune, dailleurs, nest reste longtemps au chteau. Pourquoi! Seul, le chtelain, ce que lon dit, en connat la raison.

Les surveillantes, et plus tard les institutrices, se sont fort peu occupes de lducation dAnielka, et lenfant sest leve seule. Elle a couru par le jardin, grimp aux arbres, jou avec les chiens et parfois mme avec les enfants des gens de la ferme, ce qui cependant lui est dfendu.

Linstruction de la fillette est excessivement nglige; ce quon est convenu dappeler ses manires, ne lest gure moins. Elle ne sait rien de ces choses, parce quon ne sest pas donn la peine de les lui enseigner.

Un beau jour, cependant, on a dcouvert quAnielka savait trs peu, presque rien mme et on a engag pour elle une savante institutrice, Mlle Valentine.

Mlle Valentine est une personne assez bonne, au fond, passablement instruite, mais un peu singulire, pas jolie, vieille fille, un peu dmocrate, un peu philosophe, un peu maniaque, et grande pdante. En la voyant donner sa leon, on pourrait la prendre pour une momie. Et cependant sous son enveloppe glaciale fermentent des sentiments divers qui auraient pu faire de cette docte personne, loccasion, une mule de Judith, ou la victime du manque de scrupule de quelque beau reprsentant du sexe fort. Lune et lautre en miniature, toutefois.

Tels sont les principaux traits caractristiques des personnages du rcit qui va suivre.

Et tous ces personnages marchent sur un sol min quon nomme, en langue prosaque, la faillite.

II

Qui a got aux fruits de larbre de la science na pas d oublier lexercice quon appelle rciter une leon.

Nous pouvons tous nous voquer le moment o, lcole, notre voisin marmottait ou balbutiait la leon du jour. Nous nous souvenons du chaos qui emplissait alors tout notre tre, depuis la poussire de nos semelles jusqu la pommade de nos cheveux, lattente fivreuse de notre tour, et les questions angoissantes qui se posaient notre esprit: Peut-tre ne minterrogera-t-il pas? Peut-tre lheure sonnera-t-elle avant?... Peut-tre quelque incident surviendra-t-il?

Et cependant notre voisin, le front inond de sueur, marmottait la dernire phrase et se rasseyait, sefforant de dchiffrer, distance, le cinq, le trois ou le zro que le professeur venait daccoler son nom dans son cahier de notes. Et puis nous prouvions un grand calme intrieur au milieu duquel, avec le fracas dun caillou heurtant une vitre, nous entendions prononcer notre nom. partir de ce moment, nous ne sentions, nentendions, ne voyions plus rien, comme absorb par le torrent de mots qui dcoulait de notre larynx, faisait tourner notre langue, se heurtait nos dents, et, aprs avoir dplac une colonne dair et mis en mouvement les facults intellectuelles de notre professeur ennuy, se cristallisait dfinitivement sous forme de notes, plus ou moins dplorables, dans le cahier.

Tel est encore ltat des choses dans les coles, o, cause du trop grand nombre dlves, les inquisitions pdagogiques sont peu frquentes. Dans lducation particulire, o llve doit rciter chaque jour ses leons, langoisse, lincertitude fivreuse sont remplaces par un abtissement de quelques heures, suivi dune explosion de contentement pareille celle quon prouverait en se voyant tirer dune chaudire deau en bullition.

La minute de cette explosion sapprochait pour Anielka, occupe rciter sa dernire leon, la gographie, devant Mlle Valentine, son institutrice.

La fillette est debout au milieu de la pice, les mains jointes appuyes sur une table noire vernie. Ses cheveux bruns paraissent comme parsems de fils dor, sous le soleil de juin. Elle pose machinalement un de ses pieds sur lautre, et laisse ses regards errer sur la porte conduisant lappartement de sa mre, puis sur le plafond, puis sur la table encombre de livres et dinstruments scientifiques.

Modne 30 000 habitants. Pour prserver les habitants des ardeurs du soleil, les trottoirs sont couverts... Reggio, on prononce Redjio...

Il est inutile de dire Reggio, et encore plus inutile dajouter: on prononce. Tu es extrmement distraite, Anielka, et cependant tu as treize ans dj...

Ce reproche schappait des lvres minces de Mlle Valentine, personne possdant des cheveux gris, un visage gris, des yeux gris, et une robe grise pois blancs.

Redjio, rpta Anielka; puis elle demeura court. Son ple visage se colora, ses yeux bleus errrent anxieusement de la table au plafond, et, pour se tirer dembarras, elle rpta, mi-voix:

Reggio on prononce Redjio Aprs quoi elle reprit, tout haut: Redjio 15 000 habitants...

Pniblement, elle continua:

Non loin de cette ville on voit les ruines du chteau de Tanossa...

Canossa, corrigea la dame grise.

La fillette dcontenance, hsita, rougit, puis reprit la phrase commence: non loin de cette ville... et acheva:

... dans la cour duquel lempereur Henri IV resta les pieds nus dans la neige, pendant trois jours, implorant le pape Grgoire VII de le relever de lexcommunication.

Puis, ayant achev, elle fit une rvrence, et alla sasseoir, en se disant:

Dieu, que tout cela est donc ennuyeux!...

Cependant ladite dame, dans le chignon de laquelle on entrevoyait des rouleaux de crin poussireux, prit une plume, et, aprs avoir longuement rflchi, crivit dans le cahier de notes:

Gographie assez bien. Elle attira, ensuite, le livre vers elle.

partir dici, dit-elle, du grand-duch de Toscane (lancienne trurie) jusqu...

Ella tourna deux feuillets.

Jusqu... fit dsormais partie du royaume dItalie.

Et, de son ongle rong, elle traa une croix lendroit dsign.

Puis elle toussa, et reprit dune voix douce:

Ton instruction laisse beaucoup dsirer, Anielka, et tu as dj treize ans. Il te faudra beaucoup travailler, pour arriver au point o en sont ordinairement les jeunes filles de ton ge.

Anielka ncoutait cette dmonstration que dune oreille. Un instant aprs, elle regarda furtivement les branches dun tilleul, entrant par la fentre ouverte, puis elle prit le livre pour le ranger.

Il nest pas encore lheure! observa la matresse.

La fillette, stant convaincue que laiguille de la pendule marquait cinq heures moins deux minutes, sassit: ses yeux redevinrent bleu fonc, puis bleu ple, ses lvres bien dessines reprirent leur forme habituelle. Chacun de ses muscles tremblait. Aprs de longues heures dtude, elle aurait tant voulu courir au jardin, il lui fallait attendre encore deux minutes!

Les gerbes de lumire, entrant dans la pice, communiquaient un reflet mtallique aux murs orange; le petit lit tout blanc dAnielka, dress dans un coin, blessait les yeux; son miroir, plac sur une petite table, scintillait comme une toile. Un parfum de miel venait du tilleul, et les cris perants des coqs montaient de la basse-cour. Le gazouillement des oiseaux se mlait au bourdonnement des abeilles et au sourd murmure des vieux arbres du jardin.

Mon Dieu, cette heure ne sonnera donc jamais! soupira Anielka, en sentant une chaude bouffe lui caresser le visage.

Mlle Valentine, appuye au dossier de son fauteuil, ses mains veineuses croises sur sa maigre poitrine, tenait les yeux machinalement fixs devant elle et rvait. Dans son imagination fatigue, dessche, elle se voyait directrice dun pensionnat compos dune centaine de jeunes filles habilles de gris, et quil lui fallait maintenir dans lordre jusquau premier coup de cloche.

Elle rvait aussi que ces jeunes cratures, voulant senfuir au jardin, la poussaient de tous les cts la fois, mais quelle rsistait la vague vivante, avec le calme et la force du granit. Cette lutte lnervait, mais la remplissait aussi dune immense fiert. Mlle Valentine sentait quen attendant le coup de cloche, malgr elle et malgr les cent fillettes, elle obissait la plus puissante de toutes les voix: celle du devoir.

Encore une minute!

On entendait, par la fentre ouverte, les gmissements du chien qui, cette heure, jouait habituellement avec Anielka. La jeune fille se tordait les mains dimpatience, tantt elle fixait lhorloge, tantt le rideau agit par le vent; mais elle nosait pas se lever.

Enfin lhorloge, enferme dans une haute armoire jaune fonc, sonna les quatre quarts, puis les cinq coups de cinq heures.

Tu peux ranger tes livres, dit alors linstitutrice; et, redressant sa taille lgrement courbe, elle se dirigea pas lourds vers une commode o tait pos un verre contenant du caf froid, et autour duquel bourdonnait un essaim de mouches affames.

En un clin dil, Anielka se transforma. Un sourire malicieux dcouvrit ses deux ranges de petites dents blanches, ses yeux prirent une teinte vert fonc et semblrent lancer des tincelles. Elle fit plusieurs fois le tour de la table, puis courut la chambre de sa mre, mais revint immdiatement ses livres, et, la tte lgrement incline dun ct, elle demanda, une prire dans la voix:

Puis-je laisser entrer Karo?

Comme tes parents te permettent de jouer avec lui, il ne mappartient pas de te le dfendre, rpondit la dame.

Sans mme couter la fin de la phrase, Anielka appela:

Karo, ici!...

Et, pour comble, elle siffla.

Cest grce une force de caractre peu commune que, en entendant siffler Anielka, Mlle Valentine ne laissa pas tomber le verre et son contenu. Une profonde indignation se peignit sur son visage. Mais avant quelle et aval la bouche de pain, afin de permettre aux organes de sa voix dentamer une leon sur les convenances, le chien, sans attendre quon lui ouvrt la porte, sauta par la fentre.

Tu es une enfant gte, tu es une sauvage! dclara la dame, dun ton solennel; et, en signe de grande amertume, elle avala une double dose de caf, avec un bruit pareil au glouglou dune bouteille.

Karo, petit fou... qui vous a permis dentrer dans les chambres par la fentre? gourmanda Anielka.

Mais le chien navait gure le temps dcouter des remontrances. Il sauta au visage de sa petite matresse, la tira par sa robe, lcha ses doigts tachs dencre, et enfin saisit un des boutons de ses hautes bottines. Cela faisant, il jappait et gmissait. Enfin il se coucha sur le ventre et se trana sur le plancher, en montrant la langue. Ctait un vif petit chien blanc, avec une tache noire au-dessus de lil gauche.

Mlle Valentine se taisait, tout occupe se rconforter et mditer amrement.

Ma vie, se disait la respectable demoiselle, ressemble ce caf. Le caf et la crme, le travail et la souffrance, voil le contenu; et de mme que ce vase de verre ne permet pas au liquide de schapper, de mme mon empire sur moi-mme retient les explosions de mon dsespoir. peine ai-je achev la leon, que jai subir le chien... Vilaine bte, qui apporte des puces dans toute la maison! Mais, allons, continuons traner notre fardeau de peines et de devoirs!

cet instant, la pense lui vint que, dans le caf, il y avait aussi du sucre. Est-ce que par hasard sa vie serait sucre, un jour? Par quoi le serait-elle? Par quelque chaude tendresse, certainement!

Dans limagination laborieuse de Mlle Valentine, cette chaude tendresse avait revtu maintes reprises diverses personnifications. Jadis (lorsque pour la premire fois elle tait alle demeurer la campagne), ctait un jeune et beau propritaire de biens fonciers. Lorsquelle revint en ville, le propritaire fit place un mdecin, laid, il est vrai, mais srieux. Plus tard la personnification changea bien des fois; aussi les principaux traits seffacrent-ils, et il ne resta leur place quune pure ide. Cette ide devait tre dge mr, avoir une assez longue barbe, une redingote correcte, et un col droit plein de dignit.

Pendant ce temps, Anielka, sa natte lui battant le dos, sa jupe rose envole, courait autour de la table, suivie de Karo. La fillette rangeait ses livres; le chien sautait et lui mordillait tantt la manche, tantt une bottine, comme pour rclamer les caresses qui lui taient dues.

Le grincement dun tiroir arracha linstitutrice sa rverie. Elle jeta un regard sur la table et scria:

Que fais-tu donc, Anielka?

Je range mes livres. Puis-je aller chez maman? demanda-t-elle quand tout fut en ordre.

Allons! dit Valentine en se levant du fauteuil.

III

Aprs avoir travers deux chambres: lune gris perle, ressemblant assez une chambre dhpital, et lautre, bleu-ple, qui avait d tre jadis la chambre coucher des jeunes poux, mais qui tait actuellement sans destination, Anielka et son gai compagnon, Karo, coururent vers une vranda que tapissait de tous cts une vigne vierge. L, un chtif petit garon, vtu dun habit de franciscain, tait assis sur une haute chaise et jouait la poupe; une dame entre deux ges lisait attentivement auprs dune table couverte de fioles et de verres. La dame tait vtue de blanc; elle avait des yeux bleus, des cheveux bruns; des plaques rouges marbraient son beau visage maigre.

Anielka se prcipita vers elle, et couvrit de baisers son cou, son visage, ses mains frles et diaphanes.

Ah! comme tu mas effraye, Anglique! scria la dame en fermant son livre et en baisant la petite fille sur ses lvres roses. Ainsi, tu as fini tes leons?... Il me semble que tu as un peu maigri depuis hier! Nes-tu pas malade? Ce chien va renverser la table. Joseph, mon enfant, est-ce que le chien ta fait peur?

Non, rpondit le petit franciscain en regardant sa sur dun air morne.

Comment vas-tu, Joseph?... Donne-moi un baiser! dit Anielka en jetant ses bras au cou de son frre.

Doucement! doucement!... tu sais quon ne peut pas me secouer! fit Joseph dune voix plaintive.

Puis, avanant les deux mains pour se garantir des baisers de sa sur, il allongea ses lvres ples et lembrassa lgrement.

Maman, comme vous avez bonne mine aujourdhui! Vous devez vous sentir beaucoup mieux! Regarde, Joseph, la veste de ton jockey sest releve! dit Anielka.

En vrit, je me sens mieux aujourdhui. Jai mme pris, dner, quelques cuilleres dextrait de malt et une tasse de lait. Ce chien fera du dgt partout, chasse-le, ma chrie!

Va-ten, Karo! cria Anielka en ouvrant la porte du jardin au chien qui, aprs avoir flair les pots fleurs et larrosoir dpos dans un coin, manifestait lintention de soccuper dune des pantoufles de la malade.

Mlle Valentine fit alors son entre.

Bonjour, mademoiselle, dit la matresse de maison. La leon est-elle finie? Comment cela a-t-il march? Joseph, mon enfant, prendras-tu du lait?En cet instant, le chien se mit gmir plaintivement, et gratta la porte.

Je vois votre visage que vous lisez quelque chose dintressant, madame! Ne serait-ce pas le livre que je vous ai recommand, les Mditations de Goluchowski? interrogea Mlle Valentine.

Anglique, ouvre la porte cette pauvre bte: ses gmissements me dchirent le cur! Je lis quelque chose de mieux que les Mditations, je lis Raspail; le doyen a bien voulu me prter son Manuel de Mdecine, rpondit la malade. Anglique, laisse la porte ouverte, pour renouveler un peu lair! Vous ne sauriez croire, mademoiselle, quelles cures merveilleuses cet homme a accomplies avec sa mthode! Je suis enchante, et il me semble mme mieux me porter aprs avoir lu les deux premiers chapitres du livre. Que sera-ce quand je commencerai me soigner? Joseph, mon enfant, nas-tu pas froid?Non, maman.

Mais est-ce bien prudent de se soigner sans consulter le docteur? dit Mlle Valentine.

Joseph, veux-tu quon te conduise sur le balcon? demanda Anielka son frre. Tu y verrais des oiseaux, tu verrais aussi comme Karo fait la chasse aux papillons.

Tu vois bien que je ne puis pas sortir, je suis trop faible! rpliqua lenfant.

Cette malheureuse faiblesse tait une torture pour le pauvre enfant; il ne faisait quy penser. Cest cause de sa soi-disant dbilit quon lavait vou saint Franois, dont il portait lhabit; et on lui faisait, en outre, absorber un nombre infini de mdicaments.

La matresse de maison causait toujours mdecine avec linstitutrice.

Que savent les mdecins? que peuvent-ils? gmissait-elle. Depuis trois ans, ils me traitent sans aucun succs. Je suis maintenant dcide ne plus les consulter, mais me soigner moi-mme, moins que Jean consente me conduire chez Chalubinski. Je sens que, lui, il me gurirait. Mais Jean ny pense gure; il nest presque jamais ici, et, quand je veux aller Varsovie, il prtexte toujours des affaires qui lempchent de maccompagner. Tout finit par des promesses... Anglique, chasse ce chien: il est inconvenant...

Le chien, injustement souponn, fut de nouveau chass, et subit son sort avec une rsignation au-dessus de tout loge: ce qui ne lempcha pas, linstant daprs, de gmir et de gratter de nouveau la porte, et puis de se lancer la poursuite des coqs qui se promenaient, pas graves et mesurs, dans la cour.

Anielka installa plus commodment le petit Joseph, qui commenait faire la moue, apporta un chle sa mre, une grammaire anglaise son institutrice, puis courut la cuisine y commander une ctelette pour sa mre et du lait pour son frre; elle piqua, chemin faisant, une fleur dans ses cheveux, et revint sur la vranda, suivie de la grande et robuste Mme Kiwalska, la femme de charge.

Ctait une dame dge trs mr, vtue dune robe de laine raies rouges et noires. Un ample corsage son corsage des jours de fte faisait ressortir lopulence de sa gorge.

La femme de charge fit Mme Jean une gracieuse rvrence, et salua linstitutrice dun lger signe de tte. Mlle Valentine ne lhonora mme pas dun regard; elle avait pris en grippe Mme Kiwalska depuis le jour o, passant par hasard prs de la cuisine, elle lavait entendue affirmer que tant que Mlle Valentine naurait pas trouv mari, elle continuerait jaunir et se desscher.

Vous voil revenue, Kiwalska! Quy a-t-il de nouveau, en ville?... Le dentiste vous a-t-il soulage?

Il y a bien du nouveau, madame. La servante du doyen est gravement malade, ses pieds sont enfls, et elle a mme reu les derniers sacrements, rpondit Kiwalska, en sinclinant et en se frappant la poitrine ces derniers mots.

Qua-t-elle?

Je ne sais pas, madame, mais M. le Doyen est ple comme un linge; il ne ma mme pas adress la parole, et sest content de me faire un signe de la main. Mais ses yeux semblaient me dire: Ma chre Kiwalska, si tu voulais entrer en service chez moi, maintenant... Ma vieille sen va faire le mnage dans lautre monde, et ces vauriennes dici me laisseront mourir de faim si on ne les surveille pas...

Anielka! appela linstitutrice, que le bavardage de la servante et la navet de la matresse irritaient, prends lHistoire du Moyen Age et allons au jardin!

Lhistoire?... fit la petite fille effraye. Mais, habitue obir, elle courut sa chambre, et en revint, quelques instants aprs, avec un livre dans sa main, et quelques biscuits dans sa poche pour les oiseaux.

Allez, allez! dit la mre, je resterai ici avec Kiwalska. Nauriez-vous pas par hasard rencontr monsieur, en ville? Il devait assister une runion chez le commissaire rural. Joseph, mon enfant, veux-tu aller au jardin?

Non, rpondit le petit garon.

Mlle Valentine et Anglique sortirent. Kiwalska, stant assise sur un escabeau, continua de raconter les nouvelles du jour. Sa voix claironnante, quon entendait cent pas, baissa insensiblement, puis se tut tout fait.

Le jardin tait vieux et spacieux; il entourait la maison de trois cts, en fer cheval. L vivaient en paix des chtaigniers centenaires; des rables aux feuilles pareilles des pattes de canards; des acacias au feuillage dispos en forme de peigne, et dont les fleurs ressemblent des gueules ouvertes. Le long de la clture croissaient des tilleuls habits par des moineaux veillant aux champs et aux granges, de sveltes peupliers dItalie, et de tristes sapins. Les lilas italiens, couvert de panaches bleutres, les lilas mdicinaux, dont la fleur est employe pour provoquer la transpiration, les genvriers aims des grives, disperss par tout le jardin, occupaient les espaces rests libres entre les arbres, se faisaient une guerre sourde, mais acharne, pour les sucs de la terre et loxygne de lair.

Le milieu du jardin tait occup par un tang entour de saules fantastiques. Lhiver, ils ressemblaient des troncs malades, briss, dfaillants, et la nuit ils revtaient laspect de fantmes bossus, tts, aux jambes cartes, prenant, lapproche dun tre vivant, des poses ptrifies. Dans les mois dt, ces pouvantails se rvlaient de dlicates branches, de petites feuilles vertes par-dessus; et, dans leurs creux en forme de gueules, des oiseaux faisaient leurs nids.

Anielka et son institutrice suivaient un sentier raboteux, o les mauvaises herbes tendaient peu peu leur domaine. Le jardin, chaque instant, changeait de formes et de couleurs, bruissait, embaumait, brillait, donnait asile toute sorte de cratures ailes. Cet entourage enivrait la fillette. Elle respirait plus vite, plus profondment; elle aurait voulu examiner chaque branche, poursuivre chaque oiseau ou chaque papillon, serrer tout dans ses bras. Mlle Valentine, au contraire, demeurait froide. Elle allait petits pas, les yeux fixs sur le bout de ses bottines, serrant sa grammaire anglaise sur sa poitrine maigre.

Tu as appris, aujourdhui, dans la gographie, o est situe la ville de Canossa, dit-elle enfin Anielka. Tu vas pouvoir comprendre, maintenant, pourquoi Henri IV a d demander pardon au pape Grgoire VII. Tu liras tout cela dans le rgne de Grgoire VII, appel Hildebrand, aux chapitres intituls Allemagne, Italie.

La proposition de lire un tel livre, en un tel endroit, rvolta la fillette. Elle voulut protester; mais elle sen abstint aprs un instant de rflexion et se contenta de demander, non sans une intention malicieuse:

Et vous, mademoiselle, tudierez-vous langlais, au jardin?

Oui, je ltudierai!

Alors je lapprendrai aussi...

Tu dois connatre auparavant lallemand et le franais.

Ah!... Et quand je connatrai lallemand, le franais, et langlais, que... que ferai-je?

Tu pourras lire en ces langues.

Et quand jaurai tout lu?

Mlle Valentine leva les yeux sur la cime dun peuplier, et haussa les paules.

La vie humaine ne suffit pas pour lire la millime partie de ce qui a t crit en une seule langue; que dire donc des ouvrages des trois littratures les plus riches du monde!

Une dtresse infinie sempara dAnielka.

Alors, il faut toujours lire et tudier? murmura-t-elle involontairement.

Et que voudrais-tu faire, pendant ta vie? Pourrais-tu trouver une occupation plus noble que la lecture?

Ce que je voudrais faire? dit Anielka. Quand? maintenant, ou plus tard, quand je serai grande?...

Voyant que Mlle Valentine navait nullement lair dispos lui donner des explications, elle poursuivit:

Maintenant, je voudrais savoir ce que vous savez... Alors je ntudierais plus... plus jamais... Mais aprs, jaurais beaucoup faire. Je paierais les gages des charretiers, pour ne plus les voir froncer les sourcils en me saluant, comme aujourdhui; puis je ferais soigner les arbres, car le jardinier ma dit quavant peu tout desscherait et pourrirait dans le jardin; ensuite je chasserais immdiatement ce domestique qui tue les oiseaux, sur ltang, et brle les yeux aux rats... Quel vilain homme!...

Anielka frissonna.

Puis, je conduirais Joseph et maman Varsovie; non, je ferais cela dabord... Et vous, mademoiselle, je donnerais toute une chambre de livres... Hein?...

Et elle voulut embrasser Mlle Valentine, qui dtourna sa face, et, schement, rpondit:

Je te plains! Tu nas que treize ans, et tu babilles comme une petite actrice provinciale sur des choses que nul ne tenseigne, tandis que tu ngliges celles que tu devrais savoir. Tu en sais trop pour ton ge, et cest pourquoi, sans doute, tu oublieras toujours la gographie...

Anielka resta toute confuse. Est-ce que vraiment elle en savait trop long pour son ge, ou est-ce que Mlle Valentine?...

gauche du jardin, dans un coin, slevait un petit tertre sur lequel croissait un gros chtaignier, abritant de son ombre un banc de pierre. Anielka et son institutrice taient arrives en cet endroit; elles sassirent.

Donne-moi le livre, je te trouverai lhistoire de Grgoire VII. Ah! voici de nouveau une visite de ce chien!...

En effet Karo accourait, lair satisfait. Il tenait encore, dans sa gueule entrouverte, quelques plumes arraches sans doute la queue des coqs de la basse-cour.

Vous naimez pas les chiens, mademoiselle? questionna Anielka tout en caressant Karo.

Non, je ne les aime pas.

Ni les oiseaux?

Non, rpondit linstitutrice agace.

Ni le jardin?... Vous prfrez lire, au lieu de vous promener sous les arbres, nest-ce pas? Dans votre chambre, on ne voit ni fleurs ni oiseaux; autrefois un moineau y entrait toujours, et nous lui donnions manger. Karo courait aussi dans lescalier, quoiquil ft encore tout petit, alors, et trs gros. Je lui donnais du pain envelopp dans un chiffon et tremp dans du lait. Il le mangeait avec le chat de linstitutrice qui tait ici avant vous. Mon Dieu, comme ils jouaient... comme ils couraient aprs le papier, attach un fil, que jagitais devant eux!... Mais vous, mademoiselle, vous naimez ni les chats, ni Karo, ni...

Anielka se tut en voyant Mlle Valentine se lever brusquement du banc. La demoiselle regarda la petite fille dun air hautain, et scria, irrite;

Quelles questions passent par ta folle tte?... Que timporte ce que jaime ou ce que je naime pas?... Naturellement, je naime rien... Je naime pas les chats parce que, quand jen avais, on les pendait ou on les tuait; ni les chiens, parce quils mordent; ni les oiseaux, parce quon ne me permettait pas den avoir... Est-ce quil y a quelque part un petit coin qui mappartienne?... Je ne descends pas de puissants seigneurs, moi... Les promenades mennuient aussi, cest vrai: mais parce que je dois y tre la gardienne et lesclave denfants de mchants enfants! comme...

Cette explosion inattendue de sensibilit ou de mchancet mut Anielka. Elle saisit la main maigre et toute tremblante de son institutrice, et voulut la porter ses lvres; mais Mlle Valentine la retira vivement et fit un pas en arrire.

Vous tes fche? demanda timidement la fillette, toute trouble.

Ce nest pas ta faute si lon ta mal leve, rpondit linstitutrice; et elle regagna la maison grands pas.

Anielka, trs affecte, sassit sur le banc, lombre du chtaignier; Karo se coucha ses pieds.

Elle est vraiment tonnante, Mlle Valentine! Elle se fche pour tout... Elle naime rien et ne veut pas que ce soit joli, chez nous! Quest-ce que cela lui ferait, si le jardin tait plus beau encore?... Ou si les charretiers ne fronaient pas les sourcils?... Nest-ce pas le bon Dieu qui a ordonn daimer tout le monde? Il ny a pas longtemps que M. le Doyen disait encore que mieux valait planter un arbre ou consoler un malheureux que de possder toutes les sciences du monde!

Et puis elle se rappela que, deux ans auparavant, tout allait mieux chez eux. Les gens taient plus gais et le btail mieux nourri, et le jardin mieux entretenu.

Anielka en tait l de ses rflexions quand elle entendit une voix enfantine appelant:

Petit!... petit!... petit!...

quoi rpondit un joyeux grognement de goret.

Karo dressa les oreilles, et Anielka, qui avait dj oubli ses rflexions, monta sur le banc et regarda autour delle.

Le chemin menant la ville voisine longeait le parc. Dans le lointain, on apercevait un chariot au milieu dun nuage de poussire o se jouaient les rayons du soleil. Plus prs, cheminaient deux vagabonds juifs. Lun portait un gros paquet envelopp dans une toile gristre, lautre des bottes, se balanant au bout dun bton. Plus prs encore, entre la ramure des arbres et les feuilles tremblantes, juste en face des chemines blanches du chteau, on apercevait la chaumire du paysan Gada; une petite fille, assise sur le seuil, donnait des miettes de pain un cochon dassez belle taille. Quand elle lui eut tout donn, elle le prit sur ses genoux et joua avec lui comme avec un chien.

Ce groupe fit sur Anielka le mme effet que laimant sur le fer. Elle sauta du banc et descendit le tertre en courant; mais tout coup elle sarrta.

Gada, le propritaire de la chaumire, naimait pas le pre dAnielka. Autrefois, il avait t valet de ferme au chteau; il habitait alors la maisonnette dont il tait devenu, dans la suite, lillgitime propritaire, ce quassurait son ancien matre. Aussi ne lemployait-on plus jamais la ferme; et comme il ne possdait que quelques lopins de terre, il commettait souvent des abus sur les proprits du chteau. Depuis quelques annes, le chtelain et lancien domestique luttaient sourdement entre eux. Le propritaire, bout de patience, aurait voulu acheter les terres de Gada pour se dbarrasser de lincommode voisin; mais le paysan faisait la sourde oreille toutes les propositions. Il ne se passait gure de mois quon ne mit en fourrire, au chteau, soit une vache, soit un cheval, pris en flagrant dlit. Gada allait alors porter plainte devant le tribunal de la commune; on ordonnait de lui rendre son btail, ou bien il le dgageait moyennant une certaine somme, et le propritaire assurait que largent quil versait cette intention provenait de la vente de bois vol dans les forts du chteau.

Anielka avait entendu parler maintes fois de ces relations (de quoi navait-elle pas entendu parler?) Aussi elle craignait Gada et naimait pas sa chaumire. Mais, ce jour-l, elle se sentait attire par la vue de la petite fille jouant avec son goret. Il lui paraissait que lenfant devait tre bonne, et quelque chose lentranait vers elle...

Elle carta les branches des buissons et savana lentement jusqu une clture en forme de palissade, toute vieille, couverte de mousse vert fonc et de lichen gris. De distance en distance, de gros pieux fichs en terre retenaient, laide de barres horizontales, des ranges de lattes pointues qui, fatigues dun long service, se penchaient en avant ou se renversaient en arrire. Par-ci par-l, il manquait des lattes; certains endroits, la teinte plus claire du bois et un travail moins soign semblaient raconter que la clture venait dtre rpare rcemment, mais moins de frais.

Oubliant ses treize ans et son rang de jeune chtelaine, Anielka se glissa entre deux lattes demi dtaches et courut vers la fillette.

Celle-ci resta tout interdite en voyant prs delle la jolie demoiselle du chteau. Elle ouvrit la bouche toute grande, se leva, et fit mine de senfuir; mais Anielka tira de sa poche un biscuit quelle montra lenfant en disant:

Naie pas peur, je ne te ferai pas de mal. Vois ce que je tapporte! Gote!

Et elle mit un morceau de gteau dans la bouche de la petite fille qui le mangea sans dtacher ses yeux de la demoiselle.

En voici encore... Cest bon?...

Cest bon! rpondit lenfant.

Anielka sassit sur un tronc darbre renvers; la fillette saccroupit prs delle sur le sable.

Comment tappelles-tu? demanda Anielka, en caressant les cheveux blonds graisseux de sa compagne.

Magda.

Tiens, Magda, voici encore un biscuit! Et ce cochon, est-il toi? ajouta-t-elle en regardant le petit porc que Karo cherchait saisir par la queue, mais qui montrait le groin au chien, avec un grognement de mauvaise humeur.

Il est papa, rpondit la fillette, dj un peu enhardie. Pourvu que le chien ne le morde pas!...

Karo, ici!... Et tu joues toujours avec ce cochon?

Je crois bien. Jalochka est grande, et Kochka est morte lan dernier... Petit... petit... Et lui aussi, il prfre rester avec moi: car lui non plus na pas dautre compagnie. Le monsieur du chteau a ordonn de tuer la mre avec un fusil, et papa a vendu les autres petits cochons, et maintenant Petit est tout seul.

Mais pourquoi a-t-on tu la mre?

Le monsieur a dit quil lavait vue dans son champ.

Et vous naviez que cette truie-l?

Et do en aurions-nous davantage? Mon papa est un paysan; nous ne pouvons pas avoir beaucoup de btail...

Tout en parlant, elle caressait le cochon, qui stait courb prs delle.

Et tu regrettes beaucoup cette truie?

Oh! bien sr!... je lai surtout regrette quand papa ma battue.

Il ta battue?

Il ne ma pas battue, comme a, mais il ma prise par les cheveux et ma donn quelques coups de pied.

Lenfant racontait cela dun air trs calme. Anielka plit. Il lui sembla que Karo venait dtre tu et quon la traitait elle-mme de cette cruelle manire. Elle sentit le besoin de rparer linjustice faite la petite fille. Mais comment? Avec quoi? Si elle avait t riche, elle lui aurait fait cadeau dune autre truie, dune belle robe; mais, aujourdhui, que lui donner?

Elle saperut alors que Magda jetait des regards avides sur le ruban bleu quelle avait au cou; sans plus rflchir, elle le dtacha rapidement et le noua la chemise de la fillette.

Te voil habille comme moi, maintenant! dit-elle.

Magda clata de rire, simaginant sans doute quelle possdait dj non seulement un ruban bleu, mais une robe rose, des bas blancs et de hautes bottines.

Et puis, mange encore ceci! ajouta Anielka en lui donnant un autre biscuit.

Je le mangerai demain... cest si sucr!

Et voici encore, pour les coups que tu as reus!

Et elle lembrassa.

Cette caresse, qui pour Anielka semblait la plus haute rcompense, laissa Magda trs indiffrente. Elle serrait fortement le biscuit entre ses doigts et regardait chaque instant le ruban bleu, se croyant dj mise comme une grande dame. Au mme instant, une voiture parut au tournant du chemin, soulevant un nuage de poussire. Une lgante calche arrivait grand train, avant quAnielka et le temps de sorienter, la voiture sarrta devant la chaumire.

Papa! scria Anielka en se prcipitant vers la voiture.

Mais son pre, qui lavait aperue le premier, ne lembrassa pas et lui dit svrement;

Mademoiselle Anielka se promne sur la grand route! Mes flicitations!... Que fais-tu ici?

Anielka, toute dcontenance, ne sut que rpondre.

Allons, tu es bien surveille... et tu te conduis merveille... cest vraiment admirable!... Tu cours les chemins, tu te tranes sur le sable avec un sale pourceau et une mendiante dguenille... Va la maison... Jy serai dans quelques instants, alors nous causerons! Jamais je naurais cru que tu pusses me causer une telle peine!...

Il fit un signe au cocher, et la voiture repartit, laissant Anielka plonge dans la stupeur.

Nous causerons... Mon Dieu! quest-ce que cela pouvait signifier?...

Magda stait rfugie sur le seuil, les yeux anxieusement fixs sur la voiture qui sloignait. Suivie de Karo, Anielka se tourna vers elle et lui tendit la main.

Au revoir, Magda. Jaurai sans doute bien des ennuis pour tre venue jusquici!

Elle courut vers une ouverture pratique dans la haie, et disparut dans le taillis; Karo la suivit, Magda aussi.

Elle comprenait, la petite paysanne, ce que signifiait jaurai bien des ennuis; et elle aurait voulu au moins savoir ce quil adviendrait sa nouvelle amie. Elle sapprocha de la palissade, mit un doigt sur ses lvres et resta l couter et regarder ce qui se passait dans le jardin. Le courage lui manquait dy pntrer.

Le cur dAnielka battait bien fort, quand elle arriva devant le chteau. Deux choses, surtout, lui causaient de la peine. Elle avait contrari son pre, quelle voyait si rarement! Et elle avait irrit son institutrice.

Quadviendrait-il quand son pre causerait avec elle? Mlle Valentine se joindrait certainement lui... Sa mre se sentirait encore plus malade...

Et une torturante angoisse lenvahit; elle trouva le jardin laid, la maison horrible. Comment prparer sa mre lorage qui menaait?...

Elle se cacha derrire un arbre, proximit du chteau, et se mit observer ce qui se passait.

Grce ses excellents yeux, elle vit que la vranda tait dserte; son frre et sa mre taient rentrs dans leurs appartements, Mlle Valentine, dans sa chambre. Le jardin tait dsert aussi, et de la basse-cour, situe de lautre ct de la maison, arrivaient jusqu elle la voix criarde de la Kiwalska, le caquetage des poules, et les cris aigus des paons.

Que cest triste!... triste!...

Linstitutrice se montra une fentre.

Elle mappelle, sans doute! se dit Anielka.

Mais Mlle Valentine ne songeait nullement lappeler: appuye sur le rebord de la fentre, elle regardait le jardin; bientt, elle disparut dans le fond de la chambre, puis revint la fentre et mietta du pain quelle jeta sur labat-vent.

Quelques minutes aprs, un oiseau accourut, puis dautres, et ils se mirent becqueter ces miettes tout en se trmoussant joyeusement. Ctait la premire fois de sa vie que la vieille fille songeait nourrir des oiseaux. partir de ce moment, elle le fit chaque jour, mais seulement vers le soir, comme si elle eut craint dtre remarque des fentres voisines.

Cet incident, trs simple, du reste, rendit courage Anielka. Elle se dit, on ne sait pourquoi, que, aprs une telle preuve de sensibilit de la part de Mlle Valentine, son pre serait moins svre... trange logique de jeune fille! aurait dit linstitutrice.

IV

Une demi-heure plus tard, le matre du chteau arrivait la maison, ramenant avec lui Samuel, le tenancier du cabaret, qui tait en mme temps quelque chose comme son homme daffaires.

Le chtelain tait distrait et avait lair embarrass. Il entra chez sa femme, lui souhaita rapidement le bonjour, embrassa Anielka, demi morte de peur, caressa les cheveux de Joseph, et parut avoir oubli compltement la rencontre sur la grandroute.

Comment te portes-tu? demanda-t-il sa femme, sans mme sasseoir.

Moi, mais comme lordinaire! rpondit-elle. Je nai plus de forces, mes jambes tremblent, le cur me bat, jai peur de tout, je nai plus dapptit et je ne vis que dextrait de malt...

Et Joseph? interrompit le pre.

Pauvre enfant! il est toujours faible, quoiquil prenne tous les matins des pilules ferrugineuses.

Cest une vritable calamit que cette faiblesse, que ne font quaccrotre encore tes mdicaments! repartit le pre tout en gagnant la porte. Et Anielka, tudie-t-elle bien? est-elle bien portante? Tu lui as peut-tre dj dcouvert une maladie, elle aussi?...

Tu me quittes dj aprs une absence de dix jours! scria la mre; jai tant de choses te conter. Je voudrais absolument aller consulter Chalubinski en juillet ou en aot: je sens que lui seul...

Chalubinski ne revient Varsovie que vers la fin de septembre. Du reste, nous en reparlerons plus tard; maintenant jai rgler quelques affaires, rpondit le pre impatient; et il sortit de la chambre.

Toujours le mme! soupira la mre. Depuis six ans, il passe des semaines entires rgler des affaires, sans pouvoir jamais les terminer. Et moi, je suis malade, Joseph est malade, la culture est nglige, des inconnus viennent visiter le domaine, Dieu sait dans quel but!... Que je suis donc malheureuse! Avant peu je naurai mme plus de larmes... Joseph, mon enfant, veux-tu dormir?...Non, rpondit lenfant, demi endormi. Anielka tait si habitue aux dolances de sa mre que celles-ci ne diminurent en rien son adoration pour son pre. Au contraire, son affection pour lui saccrut encore quand elle se dit que, sans doute, il voulait la punir sans tmoin, pour son escapade de tantt, et que ctait l, probablement, la raison pour laquelle il lavait embrasse tout naturellement avant de se rendre dans son cabinet.

Il mappellera quand Samuel sera parti, se dit-elle, mais jirai plutt moi-mme le trouver avant quil me fasse demander: de cette faon, maman ne saura rien!

Cette rsolution une fois prise, elle se dirigea pas de loup vers le jardin, afin dtre plus prs du cabinet paternel. Elle passa et repassa sous les fentres, mais vainement, car ni Samuel ni son pre ne la remarqurent. Elle dcida donc dattendre; et, toute tremblante de crainte, elle sassit sur une pierre, contre le mur. Son pre, cependant, avait allum un cigare, et stait confortablement install dans son fauteuil. Samuel avait pris place sur une chaise en bois, place expressment pour lui prs de la porte.

Tu dis donc, fit M. Jean, que ce nest pas la terre qui tourne autour du soleil, mais le soleil autour de la terre?...

Cest crit dans nos livres, repartit Samuel. Mais, sauf votre respect, je ne crois pas que monsieur mait amen ici pour parler de ces choses-l!

Ah... ah... tu as raison... et jen viens droit au fait! Tu dois me procurer trois cents roubles avant demain midi!

Samuel passa ses mains dans sa ceinture, fit un signe de tte, et sourit. Pendant quelques secondes ils restrent muets, se regardant fixement. On aurait cru que le matre voulait voir si rien navait chang dans le visage ple, dans les yeux noirs et vifs, dans la figure maigre et lgrement courbe du Juif. Le Juif, lui, semblait admirer la belle barbe blonde, les formes sculpturales, les mouvements souples et les traits rguliers du matre. Chacun deux, du reste, avait dj pu se convaincre mille reprises quils taient, lan et lautre, un type modle de leur race, ce qui ne facilitait gure toutefois larrangement de leurs affaires.

Et quas-tu rpondre cela! reprit enfin le matre.

Je crois, sans vouloir offenser monsieur, quon pcherait plutt des esturgeons dans ltang du parc quun billet de cent roubles dans les environs. Nous avons tout pch, dj; celui qui voudrait les donner ne les a pas, et celui qui les a ne les donnera pas.

Comment, je nai plus de crdit chez personne?

Je demande pardon monsieur. Nous avons toujours du crdit: seulement, comme nous navons pas de caution, personne ne nous prtera.

Que diable! dit M. Jean, comme se parlant lui-mme, tout le monde sait quun de ces jours je vendrai ma fort et toucherai au moins dix mille roubles...

Tout le monde sait que monsieur a dj touch deux mille roubles, et on sait aussi que laffaire des servitudes va mal avec les paysans.

Et cependant elle sera termine ces jours-ci!

Dieu seul le sait.

Le chtelain parut inquiet.

As-tu entendu quelque chose de nouveau?

Jai entendu dire que les paysans veulent avoir maintenant quatre arpents chacun.

Le chtelain sursauta dans son fauteuil.

Quelquun les excite! scria-t-il.

Peut-tre.

Cest sans doute Gada?

Peut-tre est-ce Gada, et peut-tre est-ce quelquun de plus malin encore?

Le chtelain haletait, comme un lion irrit.

Ah! nimporte, dit-il enfin. Dans ce cas, je vendrai ma proprit; elle vaut cent mille roubles...

Les dettes dpassent ce chiffre, interrompit le Juif, et elles doivent tre payes immdiatement.

Alors je madresserai ma tante, et la prierai de me prter une certaine somme...

Madame la prsidente ne donnera plus rien maintenant... Elle ne touchera jamais son capital... quant aux intrts, elle prfre les dpenser elle-mme...

Alors aprs sa mort...

Je demande pardon monsieur, mais... si elle ne laisse rien monsieur?

Le chtelain se mit arpenter fivreusement la chambre. Le Juif se leva.

Conseille-moi donc! scria enfin le chtelain en sarrtant devant lui.

Je sais trs bien que monsieur ne sen portera pas plus mal si mme cet Allemand achte le domaine; monsieur nen vivra pas moins parmi des seigneurs; et quand (ici Samuel baissa la voix) quand madame... alors monsieur se remariera...

Tu nes quun sot, Samuel! dit le chtelain.

Cest vrai, mais Mme Weiss a deux millions en bel argent, et tant dargenterie, tant de bijoux!...

Le chtelain le saisit par lpaule.

Tais-toi! dit-il dun ton rude. Jai besoin de trois cents roubles, pense me les trouver...

a peut se faire, rpliqua tranquillement le Juif.

De quelle manire?

Nous les demanderons Mme Weiss.

Jamais!

Alors monsieur doit me donner une garantie, et je tirerai largent de quelque Juif.

Le matre du chteau se rassrna; il sassit et alluma un cigare. Aprs un instant de silence, le Juif reprit:

Si, au moins, monsieur avait construit ce moulin, dont je parle depuis tant dannes...

Je navais pas dargent.

Monsieur en a eu, et plus dune fois encore. Il ny a pas si longtemps que monsieur a touch trois mille roubles. Mais monsieur a prfr acheter une voiture, et faire tapisser ses appartements... Et moi, malheureux, je suis toujours dans lincertitude...

Mais tu as gagn cinq cents roubles!

Peut-tre que je les ai gagns, peut-tre que je les ai perdus, mais jaurais prfr le moulin. Ce qui est bti sur la terre a toujours son prix, tandis que largent ne donne que des embarras, et il faut encore le cacher des voleurs.

coute un peu, interrompit le matre, attends ici; et, pendant ce temps, jirai essayer de te procurer une garantie!

Pendant le temps que dura lentretien de son pre avec Samuel, Anielka resta plonge dans ce dsagrable et chaotique tat moral quengendre toujours la crainte. Son imagination, surexcite, essayait inconsciemment de rsoudre cette question: Que lui dirait son pre? Et pour toute rponse elle se crait, de ses souvenirs passs et de ses impressions prsentes, des tableaux tristes et confus.

La fillette, cependant, avait entendu distinctement la conversation de son pre avec Samuel, sans toutefois en comprendre le sens; mais un nom de femme, accol celui de son pre, lui resta dans lesprit, ml lternel sourire, triste et rus, de Samuel.

Mon Dieu! mon Dieu! quel mchant homme que ce Samuel!... Qua-t-il dit papa?... Qui est cette Mme Weiss?... se demandait-elle, toute tremblante.

Elle ne put tenir en place et senfuit dans sa chambre. Elle y resta longtemps, silencieuse, pouvante, attendant que son pre la fit demander.

Mais on ne lappela point. Le souper fut mme servi en retard, car son pre sentretint trs longuement avec sa mre.

Le chtelain tait de fort belle humeur en retournant la vranda.

Il fit son entre en fredonnant, et arriv prs de sa femme, assise l dans son fauteuil, il murmura, dune voix caressante:

Embrasse-moi, veux-tu?

Enfin! aprs dix jours... soupira sa femme. Je suis charme de voir que tu te rappelles mon existence. Jen suis si dshabitue! La maladie, labandon, les sombres penses, voil mes compagnons. Et, vrai dire, en te voyant si gai dans cette pice si triste jen prouve mme une impression dsagrable.

Fais trve de caprices, Mathilde! Ton abandon et ta maladie auront bientt une fin; il ne faut que patienter encore un peu. Je suis en train de conclure une excellente affaire; et pourvu que je trouve les fonds suffisants...

Assez, assez, je ne veux pas couter cela. De nouveau des affaires, de nouveau de largent! Ah! mon Dieu! mon Dieu! je nen dormirai pas cette nuit...

Mais coute donc, que je te conte la grande nouvelle! Figure-toi que Ladislas est fianc Mme Gabrielle. La bonne veuve lui a prt cinq mille roubles, et il se monte comme un prince. Si tu voyais son chteau restaur, ses meubles, ses voitures!...

Je ne puis croire, interrompit-elle, que Gabrielle pouse cet cervel qui, en quelques annes, a dissip une telle fortune...

Pardon! Il ne la pas dissipe, mais il sest endett, rien de plus, et avec le capital de sa femme il va se tirer de l. Nous vivons dans une poque de transition, o les plus grandes fortunes sont branles...

Oui, oui, par les cartes et les paris aux courses!

Ne sois pas si mchante! Sois-le dautant moins que cet inapprciable Ladislas ma rendu un grand service dans une affaire, et que, si javais de largent...

De nouveau des affaires, et de largent...

Mais vraiment je ne te reconnais plus, ma chre Mathilde! scria le mari indign. Tu sais trs bien que je naime pas moccuper de bagatelles, encore moins ten ennuyer, mais actuellement il sagit de la question des servitudes, de notre fortune, de notre position, de lavenir de nos enfants. Est-ce que tout cela peut scrouler pour quelques malheureuses centaines de roubles?

Alors il te faut de nouveau de largent?

Oui, et jai rsolu de te demander ton aide pour...

Madame se couvrit les yeux, de son mouchoir, et reprit, dune voix gmissante:

moi? Et en quoi puis-je taider? Toute ma dot est dpense, la moiti de mes bijoux sont en gage, et je nai pas mme largent ncessaire pour aller consulter Chalubinski, qui, je le sens, me rendrait la sant. Je ne parle dj plus de ce malheureux petit Joseph, des domestiques qui nont pas t pays depuis longtemps, ni de ce que tout, prsent, sachte crdit... Oh! malheureuse que je suis, bientt il ne me restera mme plus de larmes...

Mathilde, je ten supplie, calme-toi! implora le mari. Tu ne veux pas comprendre que la proprit en gnral subit en ce moment une crise, qui finira pour nous dici quelques jours. Lorsque jaurai rgl la question des servitudes, je toucherai immdiatement dix mille roubles que jemploierai amliorer mes terres: nous ferons alors de meilleures rcoltes, et nous paierons nos dettes; en attendant, nous vendrons une seconde coupe de fort et nous partirons pour ltranger. L, tu recouvreras la sant, tu tamuseras de nouveau, et tu redeviendras la brillante Mathilde dautrefois.

Oui, je sais! murmura madame. Tu me rptes cela chaque fois quil te faut ma signature.

Je nai nullement besoin de ta signature aujourdhui, Mathilde. Prte-moi seulement ton collier de perles pour une semaine ou deux. Avant un mois, tous tes bijoux te seront rendus.

Avant peu je naurai plus de larmes...

Je te mnerai Varsovie dans les premiers jours doctobre et tu pourras mme, jespre, y passer tout lhiver...

Je ne voudrais seulement que me rtablir!

Et aussi un peu te distraire, nest-ce pas? fit le mari avec un sourire. Le thtre, les concerts, et mme quelques soires intimes ne sauraient tempcher de gurir?

La dame baissa la tte: puis, aprs avoir rflchi quelques instants, elle dit:

Prends ce collier, dans mon bureau. Mon Dieu! je sens que je mourrais de dsespoir linstant mme, si je le regardais!

Mais tu nen auras que plus de plaisir le porter un jour! En le mettant, tu te diras chaque fois que pas un seul instant tu nas hsit accomplir ton devoir envers tes enfants, envers ta position...

Tout en parlant, il se dirigea vers le bureau et poursuivit, en fouillant les tiroirs:

Un moment dsagrable nous fait mieux apprcier les heures heureuses qui suivent; et un simple bijou, mme, acquiert de la valeur sil a t ml quelque grand vnement. Pense aussi ce que vaudront ces perles pour ta fille lorsque, len parant, tu lui diras: Ce collier a sauv notre position, notre existence, dans un moment dcisif de crise sociale!

Prenant dans le tiroir un crin en maroquin, il lenfouit vivement dans sa poche, puis sapprocha de sa femme et lui chuchota loreille:

Encore un baiser!...

Comme je serais heureuse si seulement je pouvais te croire!

Allons, encore des extravagances! fit-il dune voix impatiente. Aprs quoi il se hta daller retrouver Samuel, qui lattendait dans son cabinet.

Madame resta seule. La vue du beau visage de son mari, leur conversation, la reportrent dix annes en arrire, suscita, dans son esprit, des rflexions qui la remplissaient la fois de plaisir et dinquitude.

Un domestique entra:

Madame est servie.

Monsieur est l?

Non, madame, mais jai prvenu monsieur.

Prie Mlle Anielka de descendre, et dis linstitutrice que le souper est servi.

Le domestique sortit.

Joseph, mon enfant, veux-tu prendre du th? Il dort, le pauvre chri!

Elle traversa la chambre bleu-ple et gagna la salle manger; la longue trane de sa robe de chambre de laine blanche se droulait derrire elle.

Anielka, toujours tremblante, entra bientt avec son institutrice silencieuse; son pre les suivait. Il offrit poliment le bras linstitutrice, dont le cou et les joues se couvrirent dune teinte rouge-brique. Elle sassit en face de lui, et baissa les yeux.

Le matre de la maison posa nonchalamment ses mains sur la table, et, regardant Mlle Valentine (dune manire impertinente, selon elle), il dit au domestique:

Dis quon me prpare un petit bifteck, mais langlaise...

Il ny a pas de viande, monsieur!

Comment, en juin on ne peut dj plus avoir de viande?

On peut en avoir, monsieur, mais madame na pas envoy chez le boucher.

La mre et la fille rougirent. Toutes les deux savaient que ctait par conomie quon navait pas envoy chez le boucher.

Dis quon me serve deux ufs la coque! reprit monsieur, en jetant un regard mlancolique du ct de linstitutrice.

Mlle Valentine crut convenable de dire, son tour:

Il ny a sans doute pas dufs, car nous en avons eu dner, et, en outre, on men sert un cru tous les matins.

Je vois, Mathilde, que ta Kiwalska nest gure bonne mnagre!

Elle ne peut dpenser que largent quon lui donne! dit linstitutrice, prenant la dfense de la femme de charge, quelle dtestait, pour taquiner le chtelain.

Ces paroles aiguillonnrent le matre de la maison.

Es-tu donc si faible, Mathilde, que tu doives encore encombrer Mlle Valentine des fonctions de caissire?... demanda-t-il.

La vieille fille devint furieuse.

Et quy aurait-il de mal cela? fit-elle avec un sourire. Samuel est le caissier de monsieur, je pourrais bien remplir le mme emploi auprs de madame!

Certainement, rpliqua le matre, en fronant lgrement le sourcil, quoique je ne suppose pas que cela puisse se faire sans causer un grand dtriment Anielka!

La cuiller dAnielka faillit lui tomber des mains.

Aujourdhui, par exemple, poursuivit-il, jai trouv cette enfant sur la voie publique!

Anielka? demandrent, dune seule voix, la mre et linstitutrice.

Oui Anielka! Heureusement, elle ntait pas seule, elle tait en compagnie de la fille de ce vaurien de Gada, et dun goret.

Anielka! balbutia la mre.

Vous voyez, mademoiselle, continua-t-il en regardant toujours linstitutrice, quoi est expose ma fille alors mme que vous navez pas encore vous occuper de la caisse! Elle cherche des amis parmi les porchres et les cochons de lait!

En lcoutant, Mlle Valentine tait devenue bleu fonc.

Qui sait, dit-elle enfin avec une froideur feinte, si ces relations ne lui seront pas utiles un jour?

Des relations avec les porcs?

Avec les enfants du peuple. Jusqu prsent la mode voulait que les seigneurs ne fussent en relation quavec les Juifs. O cette mode les a conduits, nous en avons un exemple de temps autre. Peut-tre la nouvelle gnration devra-t-elle se rapprocher des paysans...

Les lvres du chtelain tremblaient. Mais il songea quon devait trois mois dappointements linstitutrice, et il prfra ne pas lui rpondre. Il se tourna donc vers sa fille:

Anielka!...

La fillette se leva et sapprocha en tremblant de son pre, croyant enfin arriv le terrible moment. La table, la bouilloire, tout dansait devant ses yeux.

Je vous coute, papa!

Viens ici, plus prs...

Elle faillit tomber.

Que je ne te trouve jamais plus sur la route! dit lentement le pre, en embrassant sa fille sur le front. Et maintenant, va prendre ton th!

Anielka se crut ravie dans un autre monde. Dieu, que son pre tait donc bon... et que ce Gada, qui battait sa fille... tait donc mchant! Mais aussitt le souvenir de la mystrieuse Mme Weiss revint lesprit de la petite fille, et elle retomba dans lincertitude.

Une semaine stait coule. Le soleil devenait de plus en plus ardent, les nuits taient courtes et tides. Parfois des nuages gros de pluie passaient au dessus des bls; mais le vent ne tardait pas les disperser, afin quils ne causassent pas de dgts aux moissons. Des arbres se couvraient de fleurs, dautres taient chargs de fruits.

Lair tait embaum. Prs de ltang, des cigognes coutaient le coassement des grenouilles. Les nids semplissaient doiseaux. Tout croissait et vivait, ou se prparait vivre et crotre. Plus le soleil montait lhorizon, plus tout dbordait de vie.

Pendant tout ce temps, le pre dAnielka navait pas quitt la maison. Le plus souvent, il se tenait dans son cabinet et fumait des cigares. Il lisait un peu et fumait; il causait avec Samuel et fumait de nouveau.

Parfois il sortait sur le perron, et l, les mains dans les poches, la tte leve, il interrogeait lhorizon, comme sil guettait des vnements attendus. Mais ces vnements tardaient se produire, et ses yeux napercevaient que des champs en friche ou couverts dune maigre rcolte. Alors une ide, rapide comme lclair, lui traversait lesprit: il se disait que sa situation tait sans issue. Aussitt il rentrait dans son cabinet de travail et marchait, marchait, pendant des heures entires.

Le lendemain, le surlendemain, dans huit jours au plus tard, devait enfin se rsoudre la question des servitudes. Deux mois auparavant, les paysans avaient dcid de renoncer leurs droits, moyennant labandon fait chacun de trois arpents de terre; si donc ils consentaient signer le contrat, la fort pourrait tre dfinitivement vendue, M. Jean toucherait quelques milliers de roubles, et paierait immdiatement les dettes les plus criardes. Mais sils allaient refuser de consentir?... Il lui faudrait alors vendre son domaine. Et ensuite?...

La question, ainsi pose, tourmentait fort le pre dAnielka. Il avait perdu sa belle humeur, son assurance habituelle et jusqu son got des voyages. Depuis quelque temps, le bruit courait que les paysans, ayant rflchi, avaient rsolu dexiger une plus grande compensation ou de maintenir leurs droits sur la fort. Cela le consternait.

Il appartenait cette catgorie de gens qui veulent que chaque affaire se conclue au gr de leurs dsirs, sans toutefois quils aient sen occuper eux-mmes. Ayant consenti accorder les trois arpents demands, il avait la complte certitude que cette question tait arrange; et il avait vendu la fort, dpens largent touch davance, et ne stait plus souci de cette affaire, ne supposant mme pas que quelque complication pt survenir. Il savait que larrangement dfinitif devait tre sign la Saint-Jean et il renvoyait tout cette date.

Quand Samuel vint lui annoncer que les mtayers parlaient de quatre arpents, il sentit scrouler le bel difice de ses esprances. Linquitude le prit. Mais il tait si bien habitu laisser les vnements suivre leur cours, il avait une telle peur des dsillusions, quil nosa mme pas senqurir de la vracit de ces on-dit. Encore moins essaya-t-il darranger laffaire.

Ce sont peut-tre de faux bruits, disait-il.

Mais alors, il faudrait voir les paysans...

Non, car ils pourraient me croire dispos leur cder...

Mais l ntait pas la vraie raison: il avait peur dentendre la fatale vrit. Sil allait apprendre, tout de suite, que les pourparlers navaient pas abouti, ses illusions bases sur la vente de la fort svanouiraient, et il voulait sen bercer encore pendant une semaine, pendant trois jours... pendant un jour mme.

Il ninterrogeait donc personne, ne parlait personne; il avait mme dfendu Samuel de souffler mot de cette question, et il attendait. Cette manire dagir lui semblait trs diplomatique; et il se donnait pour excuse que, si personne nentendait un mot de lui sur cette affaire, les paysans noseraient pas changer leurs conditions.

Mais il nen tait pas moins forc de se demander, sans cesse, lui-mme: Que ferai-je aprs quon aura vendu notre proprit? Que deviendra ma femme?... Par quoi lui remplacerai-je sa dot dissipe, ses bijoux, le confort relatif dont elle jouit ici?...

Lhumeur du matre semblait peser sur toute la maison. Les charretiers sen venaient, lun aprs lautre, demander leur cong et ngligeaient leur besogne. Les uns sen allaient pendant des journes entires la recherche dun autre service; dautres emportaient ou des ustensiles ou des cordes, pour se payer, en partie du moins, larrir de leurs gages. Dautres encore devenaient arrogants, et se plaignaient de la mauvaise nourriture.

La femme de charge du doyen tant morte dans la semaine, Kiwalska vint, les larmes aux yeux, adjurer Madame de lui donner son cong. Elle assura quelle adorait toute la maison, quelle mourrait certainement dennui loin deux, mais que son devoir, ses sentiments religieux lui ordonnaient dentrer chez M. le Doyen, que dindignes servantes laisseraient mourir de faim si elle ntait pas l. Elle ajouta, en terminant, quelle nosait pas rclamer son d, mais quelle croyait, comme au Saint vangile, que monsieur et madame ne voudraient pas lui porter prjudice.

Un changement se produisit aussi dans la manire dtre de Mlle Valentine. Quand elle vit que tous partaient, elle assura bien haut navoir nullement lintention de quitter Anielka, laquelle elle stait beaucoup attache; mais elle dclara, toutefois, ne pas pouvoir vivre sous le mme toit que Monsieur.

En lentendant. Mme Jean haussa lgrement les paules.

Elle lui rpondit donc que, avant peu, toutes deux partiraient pour Varsovie, avec les enfants, et que, du reste, Monsieur tant rarement la maison, Mlle Valentine pouvait se rassurer de ce ct-l.

Les choses restrent donc en suspens, ce qui nempcha pas Mlle Valentine de ranger longuement son linge dans sa malle, et, plus mauvais signe encore, de consacrer plus de temps garder sa vertu qu instruire Anielka.

Celle-ci, cependant, tait plus occupe que jamais: car si les leons et les explications duraient peu, les narrations, les versions et les problmes taient donns triple dose. Pressentant son prochain dpart, Mlle Valentine semblait vouloir verser des torrents de lumire dans la tte de son lve, afin quils lui suffisent pour longtemps. Aussi la pauvre enfant, qui lair et le mouvement taient indispensables, maigrit et perdit toute sa bonne mine. On la voyait rarement descendre au jardin, encore moins se hasarder du ct de la route. Toute sa consolation tait Karo, qui ne la quittait gure. Il restait avec elle sous la vranda, mangeait les restes de son dner, quelle lui apportait dans sa poche, coutait ses douces remontrances, et faisait de son mieux pour tudier avec elle.

Cette distraction tait dautant plus ncessaire Anielka que la fillette tait peut-tre la seule comprendre combien la situation de sa famille tait prcaire. Son cur tait mis forte preuve. Quelle horrible chose, pour elle, de voir chaque jour les yeux de sa mre se cerner davantage! Quel coup dut lui porter cette exclamation de la pauvre femme: Jai achev ma dernire bouteille dextrait de malt, et qui sait quand je pourrai men procurer une autre!

Elle devinait de mme tout ce qui se cachait derrire les visages sombres et larrogance des domestiques, et ce que signifiait le dpart de Kiwalska. Elle comprenait le sens dune phrase dite par un valet de ferme, et entendue par hasard:

Comment travailler, quand nous avons faim, que les boeufs ont faim, et que la terre nest pas nourrie?

Les gens, les bufs et mme la terre avaient faim! Les gens, au moins, pouvaient sen aller: mais les bufs? Il ne leur resterait qu prir! Et quadviendrait-il de la terre?... Elle aussi aurait prir de faim!... Est-ce quelle allait cesser tout coup de faire germer du bl et des plantes, de nourrir les arbres et les oiseaux?...

Leur terre prirait!... Quelle horrible pense!...

la tombe de la nuit, quand un ple rayon lumineux se dessinait loccident, rayon aussi ple que sa petite me angoisse, Anielka se rfugiait dans le coin le plus sombre du jardin, sous un grand tilleul, dans les branches duquel un oiseau endormi poussait en rve de petits cris aigus, et, l, elle versait de chaudes larmes. Elle demandait Dieu davoir piti de ses parents, de Joseph, des domestiques, des bufs et de la terre. Parfois un nouveau doute slevait en elle. Peut-tre, en ce moment, Dieu tait-il ailleurs?... Peut-tre nentendait-il pas ses sanglots?...

Ainsi les jours scoulaient, le soleil se levait et se couchait. Elle avanait, avanait, avanait toujours, laiguille entranant aprs elle le temps qui prcipite les jours dans un abme sans fond. Elle avanait, avanait, avanait toujours, sapprochant du jour o devait se dcider enfin le sort de toute la famille.

Un matin, M. Jean, mari et pre de deux enfants, sveilla avec la rsolution bien arrte dcrire sa tante, la riche prsidente, qui, malheureusement, se trouvait alors ltranger. Il crivit donc, avoua ses fautes, reconnut ses torts, sexcusa davoir trop abus dj des bonts de sa tante, mais la supplia de lui prter pour la dernire fois les quinze mille roubles dont il avait besoin pour payer ses dettes les plus pressantes. Ds quil aurait rgl cette affaire, il changerait son genre de vie, se mettrait courageusement au travail, et serait tout la fois son rgisseur, son comptable et son grangier. Il rduirait ses dpenses; et, avant deux ou trois ans, non seulement il rembourserait sa tante largent emprunt, mais encore il doublerait le revenu de ses terres, quil reconnaissait avoir quelque peu ngliges.

Nayant quune mdiocre confiance dans le succs de sa dmarche, il pria sa femme dcrire, de son ct, leur parente, leur situation critique, et de la supplier de leur venir en aide.

Madame crivit une lettre de huit pages. Elle y parla de sa maladie, du docteur Chalubinski, quelle rvait de consulter depuis tant dannes, de Joseph souffrant dun affaiblissement chronique, de Raspail, de lextrait de malt, de robes dmodes, du dpart de Kiwalska et de toutes les choses qui pouvaient, selon elle, veiller la piti de la vieille tante. Et enfin, comme garantie pour largent prt, elle offrit dhypothquer la dernire ferme qui lui restt de sa dot. Cette ferme tait situe quelques lieues de leur domaine, et se composait dune chaumire et dune centaine darpents de terre, le tout confi la garde dun surveillant. Cela navait t ni hypothqu ni vendu jusquici, pour la simple raison quaucun amateur ne stait prsent.

Mais lattaque ne sembla pas assez dcisive encore au chtelain. Il fit venir Anielka dans son cabinet et lui enjoignit dcrire, elle aussi, sa tante.

Comment le pourrais-je? balbutia la fillette, tout interdite. Je nai jamais vu cette tante, et puis, je ne sais pourquoi, mais elle me fait peur!

Le pre se rappela alors que la source de ces craintes ntait rien moins que ses propres conversations, tenues avec sa femme en prsence dAnielka: mais trouvant la chose de peu dimportance, il rpliqua:

Comment, tu ne peux pas crire une lettre?

Ce nest pas a, je ne saurais qucrire!

Parle de tout! Parle de la maladie de maman, dis que papa est triste, que tu voudrais bien tudier, mais que nous navons pas les moyens de...

Anielka baissa les yeux.

Mais cest que... je voudrais bien... ne pas tudier, balbutia-t-elle. Je prfrerais que largent donn Mlle Valentine ft dpens pour la maison...

Son pre, malgr ses soucis, partit dun clat de rire.

Tu es vraiment impayable de franchise! scria-t-il. Si tu ne veux pas tudier pour ne pas me causer de dpenses inutiles, tu dois dautant plus demander ta tante largent ncessaire pour ton ducation.

Mais je ne sais pas demander...

Son pre la regarda, moiti satisfait, moiti mcontent; mcontent de ce que sa fille ne ft pas assez adroite pour lui rendre service en pareil cas, satisfait de navoir pas prch dans le dsert. Car combien de fois navait-il pas rpt sa fille que les personnes de son rang pouvaient ou ordonner ou exiger, mais que les pauvres, seuls, devaient demander.

Vois-tu, mon enfant, expliqua-t-il Anielka, nous, nous pouvons demander notre tante: premirement, parce quelle est notre tante, presque une mre pour moi; secondement, parce quelle est de notre rang; troisimement, cest une vieille personne; et, quatrimement, nous lui rendrons cet argent. Au reste, sa fortune est comme si elle tait nous: car nous en hriterons un jour!

Malgr sa foi en son pre, ces arguments ne convainquirent pas Anielka. Elle les croyait justes et raisonnables; mais ils veillaient cependant en elle la mme rpugnance quelle aurait prouve la vue dun crapaud, crature du bon Dieu, trs utile mme, mais quon ne saurait caresser comme on caresse un chien ou un oiseau.

Alors, tu criras la tante, nest-ce pas? insista le pre.

Cher papa, je voudrais bien lui crire, mais je ne sais vraiment que dire...

Dis-lui que tu laimes, que tu voudrais la voir... fit le pre impatient. Au reste, je te dicterai la lettre...

Vers deux heures, le couvert tait mis, et Joseph, Anielka, le pre et la mre taient assis sous la vranda, quand un chariot banne sarrta devant le perron; une petite femme vive, et doue dun certain embonpoint, en descendit. Bientt aprs le domestique vint annoncer que la visiteuse dsirait voir monsieur et madame.

Quest-ce que cette femme? demanda madame.

Une femme de charge, une parente de madame, ce quelle dit!

Qui la amene?

Cest Gada qui la amene... elle, ses malles et sa literie.

En voil un vaurien! murmura M. Jean. Fais entrer! reprit-il tout haut.

Le domestique sortit. On entendit, dans lantichambre, une voix sonore qui disait, avec beaucoup de volubilit:

En attendant, lami, dpose tous ces objets sur le plancher; je vais demander quon tenvoie dix copecks, car je nai plus un liard. Regarde: tu vois que ma bourse est vide! Jai tout dpens en chemin...

M. Jean et sa femme se regardrent, comme pour se dire quils connaissaient cette voix. Madame rougit lgrement, monsieur frona les sourcils. Au mme moment, la nouvelle venue se montra dans lembrasure de la porte. Elle tait vtue, la manire des gens de petite ville, dun manteau de drap, et coiffe dun chapeau passablement dmod. Elle sarrta sur le seuil, et scria:

Comment vous portez-vous? comment vas-tu, Mathilde?... Ce sont l vos enfants? Dieu soit lou!

Elle savana et fit mine de vouloir se jeter au cou de sa cousine. M. Jean savana sa rencontre.

Pardon, dit-il, qui ai-je lhonneur?... La femme resta toute stupfaite.

Comment, vous ne me reconnaissez pas, monsieur Jean? Je suis la cousine germaine de Mathilde, Anna Stokowlska... Cest vrai, ajouta-t-elle aprs un moment, nous ne nous sommes pas vues depuis quinze ans... Jai chang, depuis ce temps-l; jai perdu ce que javais, je me suis tue travailler, et jai, naturellement, vieilli.

Cest Anna, Jean! dit la chtelaine.

Asseyez-vous, je vous en prie! dit enfin M. Jean dun ton trs mcontent, en dsignant une chaise la visiteuse.

Avec le plus grand plaisir... rpondit-elle, mais avant, je dois tembrasser, Mathilde...

Celle-ci, fort embarrasse, lui tendit la main gauche.

Je suis malade... Voici une chaise...

Et cest ta fille, cette charmante enfant?... Embrasse-moi, fillette, embrasse ta cousine!

Cette petite femme loquace plut tout de suite Anielka. Lenfant se leva, et courut vers elle, le sourire aux lvres.

Anielka, salue madame! dit le pre dun ton svre, en larrtant. Anielka fit une rvrence et, tout tonne, elle regarda son pre et sa cousine: sur le visage mobile de celle-ci on lisait la confusion et le chagrin.

Je sais, reprit la cousine, que je vous cause de lembarras... Mais Dieu mest tmoin que ce nest pas ma faute. Je suis venue ici, ayant appris que la femme de charge du doyen tait morte. Depuis que je suis reste sans fortune, je ne pense qu une place comme celle-l, ne serait-ce que pour ne pas me perdre les yeux avec mon aiguille. Chez un brave prtre (et il parat que le doyen est un si brave homme!) jaurais, du moins, un peu de confort, de lair frais et un travail facile. Aussi, quand jai entendu parler de cette place (mais je vous ennuie, peut-tre?) jai vendu ma machine coudre, mon fer repasser, et je suis accourue. En arrivant au presbytre, jai donn mon dernier copeck au juif qui my a amene. Jai demand le doyen une servante, qui ma rpondu: Le voici, en me montrant un vieillard tout blanc. Vite jai couru lui baiser la main. M. le Doyen, lui ai-je dit, prenez-moi comme mnagre! Je suis de bonne famille, je travaillerai et ne ferai point de dpenses inutiles. Ah! ma bonne femme, ma rpondu le doyen, je vous prendrais volontiers, car vous me paraissez honnte; mais je ne le puis, jai donn ma parole de prtre une femme dici, qui sest jete mes pieds en massurant que, si je ne la prenais pas mon service, elle mourrait de faim...

Cest Kiwalska, notre femme de charge, murmura la mre dAnielka.

Vaurienne de femme! grogna M. Jean.

Les yeux de la cousine brillrent.

Alors, mes chers cousins, scria-t-elle, si votre femme de charge vous quitte, permettez-moi de la remplacer! Je ne vous servirai pas comme une parente, mais comme un chien, pourvu que jaie un coin et quelque chose manger... Quirai-je faire en ville, malheureuse que je suis? Je nai plus de logement, plus de machine coudre, plus de fer repasser; en un mot, je nai plus rien!

Et elle joignit les mains et jeta un regard suppliant au chtelain, qui lui rpondit dun ton revche:

Nous naurons plus de femme de charge, une simple femme de journe nous suffira.

Ne suis-je pas une femme? rpliqua la cousine. Que dsirez-vous?... Je puis balayer les chambres, faire les lits, donner manger aux cochons...

Je vous crois, mais jai quelquun dautre en vue, interrompit M. Jean. Et il caressa sa barbe dune telle manire que la cousine nosa plus insister.

Allons! que la volont de Dieu saccomplisse! dit-elle. Faites-moi au moins la grce de me donner des chevaux pour men retourner, et de payer dix copecks lhomme qui ma amene, car je nai rien...

Monsieur fit une grimace, donna les dix copecks au domestique pour Gada, et promit de la faire reconduire le soir mme.

Le dner est servi, annona le domestique.

Prviens Mlle Valentine! dit M. Jean.

Je le lui ai dj dit, mais elle veut quon la serve chez elle!

Eh bien! si vous voulez vous mettre table! fit M. Jean en sadressant la malencontreuse cousine.

Je ne veux point vous causer dembarras, rpondit celle-ci, timidement, et, si vous le permettez, je dnerai avec linstitutrice, car il me semble que cest Mlle Valentine qui est chez vous! Elle est de notre ville, je la connais bien!

Comme vous le dsirez...

Grgoire, dit-il au domestique, conduit madame chez Mlle Valentine!

Lorsque la cousine fut sortie, la mre dAnielka se tourna vers son mari:

Jean, est-ce que nous navons pas reu Anna un peu trop brusquement? Cest une si bonne personne!

Le mari fit un geste de la main.

Quai-je faire de sa bont? Les parents pauvres, ma chre, sont toujours le flau dune maison; et, plus forte raison, cette cousine-ci, qui nous compromet affreusement.

En quoi?

Comment, en quoi? Na-t-elle voulu entrer comme femme de charge chez le doyen? A-t-elle hsit, nayant pas un copeck en poche, prendre Gada, quil me faut payer, maintenant? Crois-tu quen ce moment tout le village ne sait pas dj quelle est notre parente? Elle sen est certainement vante devant tous...

Quest-ce que cela peut nous faire?

Cela fait beaucoup, rpliqua-t-il dune voix irrite. Son arrive ici peut dcider de notre sort. Si, par exemple, notre tante la prsidente, notre oncle le gnral ou mon cousin Alphonse taient arrivs en voiture de matre, les paysans se seraient dit: Cest le seigneur des seigneurs; ne marchandons plus avec lui, car laffaire ne pourrait se terminer notre dsavantage! Mais quand ils la verront toute crotte, dguenille, que diront-ils? Ils ne valent gure plus que nous; marchandons, il cdera...

Tu exagres, Jean, fit la chtelaine.

Non, pas le moins du monde, cria-t-il, agac; et tu acquerras bientt la preuve que la visite de cette aventurire peut nous coter cher! Elle a bien choisi son moment! Les parents pauvres de ma femme viennent me rendre visite, et ne paient pas leur voiturier, juste lheure o je dois me prsenter devant les paysans comme un chevalier sans peur et sans reproche... Cest dsesprant!...

Aprs cette explication, ils allrent se mettre table avec leurs enfants. Le dner fut trs triste. Quand on se leva, le pre, pourtant, se rassrna lgrement; il prit Anielka, et la conduisit dans son cabinet de travail pour lui dicter la lettre la vieille tante. L, il sinstalla confortablement sur une chaise longue, alluma un cigare, et se laissa aller la rverie.

Anielka resta tranquillement assise, pendant un certain temps, puis elle appela:

Papa!

Que me veux-tu, mon enfant?

Pourquoi ne mavez-vous pas permis dembrasser notre cousine?

Le pre parut rflchir.

Tu ne las jamais vue... tu ne la connais pas...

Et il reprit sa rverie.

Anielka vint sasseoir plus prs de lui.

Pourquoi ne voulez-vous pas quelle demeure chez nous? demanda-t-elle.

Tu mennuies, mon enfant! Ma maison nest pas un hospice pour que les pauvres accourent sy rfugier de toutes les parties du monde.

Et il frona le sourcil, comme sil essayait de ressaisir le mince fil de ses rves interrompus; puis, y tant parvenu, sans doute, il parut rflchir profondment, les yeux au plafond, et tout en fumant un cigare.

Il me semble, continua Anielka aprs quelques minutes, que la cousine doit tre trs pauvre!

Le pre haussa les paules.

La pauvret nautorise personne tomber sur le dos des autres! rpliqua-t-il schement. Quelle travaille...

Soudain, il sursauta comme quelquun quon veille, sassit sur le canap, passa la main sur son front et jeta un regard pntrant sa fille.

Elle aussi fixa sur son pre, non pas des yeux denfant, mais des yeux de personne mre, comme si elle et voulu lui demander quelque explication sur une chose trs grave.

Que veux-tu encore? lui demanda-t-il.

Nous devions crire ma tante!

Le pre fit un geste de la main.

Va, lui dit-il, tu ncriras pas aujourdhui!

Et il dtourna son visage, sentant le rouge de la honte lui monter au front. Chose singulire, pas une seule fois jusquici il ne stait dit que ses enfants cesseraient un jour dtre enfants et jugeraient alors les actes et les opinions de leur pre. Et de nouvelles souffrances vinrent sajouter celles qui le torturaient depuis quelques jours dj. Que pensait Anielka de sa conduite? car il venait de deviner quelle pensait dj. Lopinion de sa femme sur son compte lui importait peu: ntait-il habitu la tromper et surtout la voir toujours aveuglment soumise? Mais, aujourdhui, une nouvelle personne tait en jeu: une personne aimante et aime dont lesprit clair et naf demandait involontairement une rponse cette question: Pourquoi son pre avait-il tant de principe diffrents? Pourquoi lui-mme demandait-il du secours, alors quil ne voulait pas en accorder autrui? Pourquoi recommandait-il une personne malheureuse de travailler, quand lui-mme restait oisif?

Ces suppositions ne laissaient pas, toutefois, dtre un peu exagres, car Anielka ne comprenait pas encore ce que cest quun principe, et ne critiquait nullement les contradictions de son pre. Elle sentait seulement que, pour elle, il ressemblait un homme portant deux masques, mais ne montrant jamais son vrai visage. Le pre quelle connaissait depuis linstant o elle avait vu le jour, ctait le premier masque. Elle venait dentrevoir lautre le jour mme, et ses yeux staient ouverts.

Lequel tait son pre? Qutait son pre? tait-ce celui que aimait sa vieille tante, la prsidente, ou bien celui qui chassait de sa maison une parente pauvre? celui qui prouvait de laversion pour une cousine ne pouvant payer dix copecks un voiturier, ou bien celui qui contractait si gaiement de grosses dettes? celui qui se fchait contre Gada quand il lui causait des dommages dans ses champs, ou bien celui dont les serviteurs, la terre, et les bufs avaient faim?... celui qui embrassait sa mre... ou bien celui devant lequel Samuel osait parler de la mort de sa femme?...

Qui tait donc son pre? lequel des deux laimait, elle, Anielka, aimait Joseph?

Pendant ce temps, la cousine Anna renouvelait connaissance avec Mlle Valentine. Oubliant laccueil glacial quon lui avait fait, et ne songeant nullement que son arrive pt avoir quelque rapport avec la question des servitudes, elle causait gaiement. La tristesse ni lenvie navaient rien de commun avec le cur ingnu de cette excellente femme.

En vrit, disait-elle, il faut croire aux pressentiments... Moi, par exemple, jai reu deux avertissements en une semaine. Une fois, jai rv pardon que jtais couverte de vermine. Oh! oh! pensai-je, lheure o mon sort va se dcider a enfin sonn (quoique vrai dire, je ne croie pas aux songes). La vermine signifie russite, et comme jai toujours demand Dieu dentrer comme femme de charge chez un bon prtre, jai immdiatement devin quun tel emploi se prsenterait sous peu. Et je vous dirai mme plus: aussitt jai averti M. Saturnin, et rsolu de vendre ma machine coudre, ma table, mon fer repasser et quelques vieilleries...

Mais vous navez point rv quune autre prendrait cette place? demanda linstitutrice avec un sourire ironique.

Attendez... Donc, jai dit M. Saturnin quun de ces beaux matins je men irais pour quelque presbytre, car javais eu un songe (lui-mme ny croit pas beaucoup); et il ma rpondu, en se moquant de moi:

Un songe peut tromper quelquefois; consultez encore les cartes!

Et moi de lui dire: Moquez-vous si vous voulez, mais je consulterai les cartes... Et jai pri une vieille de me faire le jeu... elle la fait trois fois et chaque fois elle avait: bonne nouvelle dun blond, et se garder dune brune...

Qui est ce blond?