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1 Soutenu en juillet 2015 Note obtenue : 17/20

Quand "jouer c'est faire" : ce que les jeux font à la science

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Ce mémoire explore les mécanismes et enjeux au sein du récent développement des Serious games dans la communication scientifique : quel apport pour la communauté de recherche, quel support de communication, quelle réception, quels retours ?

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    Soutenu en juillet 2015

    Note obtenue : 17/20

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    Remerciements

    Au Docteur Debalina Dutta, et Gulizar Haciyakupoglu pour m'avoir inspir cette ide et aid sa

    ralisation

    A Julian Alvarez pour les droits sur son livre Introduction au Serious Game

    A Arthur Guillme pour ses avis et sa veille

    A Shekha Harith pour son apport anglophone et singapourien

    A mes camarades du cours de communication scientifique pour leurs conseils

    A Carrefour Numrique pour leur rponses mes questions

    A Jacqueline Chervin pour son soutien et ses prcieux conseils bibliographiques

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    Quand jouer c'est faire Ce que les jeux font la science

    En 1989, Jacques Henriot crit dans Sous couleur de jouer : Le monde o je vis est un

    monde o il est de plus en plus question de jeu : non seulement parce qu'il me semble que l'on y

    joue chaque jour davantage, mais surtout parce que l'ide mme du jeu s'applique constamment

    de nouvelles situations, des formes de conduite et de pense auxquelles il eut paru, rcemment

    encore, inconvenant de l'appliquer. On ne saurait mieux dire l'actualit de ce constat prophtique

    en observant l'mergence rcente de termes tels que gamification ludicisation Serious

    games et autres tentant de dlimiter et dfinir une ralit suppose nouvelle.

    D'aprs Julien Rueff1, les Game Studies , soit l'tude des jeux vidos, sont jeunes :

    sans se risquer dterminer prcisment le moment de sa naissance, [ce domaine] a

    commenc acqurir une vritable visibilit au tournant du XXe sicle. Son institutionnalisation

    croissante au dbut du XXIe sicle confirme dailleurs cette interprtation, comme en tmoignent la

    cration de revues acadmiques, telles que Game studie en 2001 ou Games and Culture en 2006,

    le droulement de confrences internationales ddies la recherche sur les jeux vido, linstar

    des vnements proposs par la DIGRA2 (Digital Games Research Association) ds 2002, mais

    galement la mise en place de programmes consacrs ces mdias dans les facults de sciences

    humaines et de communication de plusieurs universits .

    Elles sont, de plus, majoritairement anglophones et pluridisciplinaires, car, n'tant pas

    institutionnalises comme discipline, elles sont approches par diffrents acteurs.

    Il est intressant de noter que ce domaine se nomme Game Studies et non Video

    Game Studies et pourtant ne traite que de jeux vidos. Cela laisse penser que le jeu a du

    attendre le jeu vido pour tre construit et pens comme objet de recherche. Et effectivement, le

    jeu semble avoir t nglig, ou du moins peu tudi par les universitaires. Si l'on peut le retrouver

    voqu voire envisag par de nombreux intellectuels et philosophes qui ont marqu l'histoire de la

    pense (Sartre dans l'Etre et le nant, Hannah Arendt dans Juger, La crise de la culture et La vie

    de l'esprit, Spinoza dans l'Ethique, etc.), il n'est jamais conu comme objet part entire pouvant

    tre le seul sujet d'un livre. Il faut probablement attendre Jacques Henriot et Le jeu (PUF, 1969)

    pour commencer de l'crire dans un cadre thorique spcifique.

    Ce dernier s'inscrit en faux contre les dfinitions du jeu en tant que modle canonique. Il

    propose une thorisation plus mme d'envisager les transformations actuelles selon Sbastien

    Genvo2. Plus qu'un objet contenant des qualits intrinsques, le jeu serait avant tout un

    1 Julien Rueff, O en sont les game studies ? , Rseaux, 2008/5 n 151, p. 139-166. DOI : 10.3166/rseaux.151.139-166 2 Sbastien Genvo, Penser les phnomnes de ludicisation partir de Jacques Henriot ,

    Journe d'tude Hommage Jacques Henriot, Paris 4 mai 2012

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    agencement socioculturel 3 L'attitude ludique, ou imaginaire en acte , dans les termes de

    Jacques Henriot prcde l'apparition du jeu. Pour qu'il y ait jeu, le joueur doit adopter un certain

    comportement, et entrer dans un certain lieu de signes, que Genvo qualifie, en reprenant la

    dfinition de Donald W. Winnicott4, d'aire intermdiaire d'exprience : cette aire o l'on joue n'est

    pas la ralit psychique interne. Elle est en dehors de l'individu, mais elle n'appartient pas non plus

    au monde extrieur. L'individu qui joue s'abstrait certes du monde sensible qui l'entoure en

    entrant dans un espace norm dont il doit s'approprier les rgles pour pouvoir voluer. Pour autant,

    la prsence de nouvelles rgles n'annule pas celles de la vie courante, elles s'y additionnent. Il

    serait donc quelque peu naf et simplificateur de considrer le jeu comme dispositif autonome,

    indpendant de non seulement de contraintes techniques mais aussi de contingences, qu'elles

    soient de l'ordre du milieu, de l'poque, ou des imaginaires par exemple. Ces rgles, indiquant

    comment jouer, participent de ce que Genvo propose de nommer les structures de jeu et peuvent

    faire l'objet d'une reprsentation publique indpendante du joueur. En s'appuyant sur les termes

    anglais rules of games et rules of play Genvo les diffrencie des structure du jeu, qui sont

    l' ensemble des schmes, des rgles informelles et formelles que suivent les joueurs lorsqu'ils

    jouent un jeu et qui peuvent diffrer de celles pralablement tablies par le jeu. . Cela nous

    permet de comprendre que concevoir un jeu comporte alors une dimension fondamentalement

    communicationnelle, il implique de comprendre les modalits de transmission d'une signification

    partage de jeu pour inciter adopter une attitude ludique. Le jeu est un produit culturel qui

    circule et que les utilisateurs s'approprient et modifient de faon parfois spectaculaire, car la

    jouabilit - ce qui, sur le plan purement structural, fait d'une situation un jeu potentiel (Henriot,

    1989) - dpendra de l'individu qui l'actualise . Le jeu n'est jamais jeu en soi, il n'a d'existence

    qu'en acte et son statut est donc contingent et fluctuant.

    Ds lors, que se passe-t-il quand le jeu dpasse le seul divertissement pour vouloir se faire

    mdiateur de connaissances ? Autrement dit, quand le jeu devient srieux ? Quelles nouvelles

    problmatiques ce changement de paradigme appelle-t-il ?

    Ici, il convient de prciser et nuancer le caractre rcent de cette vise. Il apparat vident que le

    jeu n'a pas attendu d'tre dclin sur un cran ou une console pour tre porteur de vertus

    ducatives ou autres que nous dvelopperons plus loin. Malgr sa charge smiotique

    discriminante, le jeu, tymologiquement jocus, signifiant plaisanterie ou badinage, a t considr

    comme propice la transmission de savoirs et savoirs faire ds l'Antiquit, avec Platon. Le

    crateur de l'Acadmie affirme en effet que pour devenir en quoi que ce soit un homme de

    mrite, on doit ce dont il peut s'agir s'exercer ds lenfance, aussi bien en samusant que dune

    manire srieuse [] Ainsi, par exemple, pour devenir un bon constructeur de maisons, on doit [...]

    3 Ibid

    4 Donald W. Winnicott, Jeu et ralit, l'espace potentiel, 1975

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    samuser construire quelque construction enfantine. (Lois, 643 b-d). Nanmoins, la

    conceptualisation et dfinition des jeux srieux, ou Serious games apparat bien plus tard pour

    Julian Alvarez et Damien Djaouti5. L'expression serait formule pour la premire fois par Clark Abt

    dans un ouvrage ponyme, publi en 1970. Ce type de jeu serait vu comme apport aux cursus

    scolaires, aussi bien scientifiques que politiques ou sociaux, en ce qu'il rduirait la frontire entre

    apprentissage scolaire et informel. Le jeu peut tre vido mais aussi de rle ou en plein air. La

    dfinition du Serious game reste encore vague : Aujourd'hui, ce lien avec le support informatique

    semble tre une constante dans l'industrie du Serious game. Nanmoins, les professionnels ne se

    rassemblent pas autour d'une mme dfinition de l'objet. Le grand nombre de termes utiliss pour

    dsigner un Serious game en tmoignent : Education games, Simulation, Virtual Reality,

    Alternative Purpose games, Edutainment, Digital Game-Based Learning, Immersive Leaning

    Simulations, Social Impact games, Persuasives games, Games for Change, Games for Good,

    Synthetic Learning Environments, Games with an Agenda... . Julian Alavez et Damien Djaouti font

    une synthse des dfinitions et proposent la leur : Application informatique, dont lintention

    initiale est de combiner, avec cohrence, la fois des aspects utilitaires (Serious) tels, de manire

    non exhaustive et non exclusive, lenseignement, lapprentissage, la communication, ou encore

    linformation, avec des ressorts ludiques issus du jeu vido (Game). Une telle association, qui

    sopre par limplmentation dun scnario utilitaire, qui, sur le plan informatique correspond

    implmenter un habillage (sonore et graphique), une histoire et des rgles idoines, a donc pour but

    de scarter du simple divertissement. Le Serious game doit imprativement combiner ces deux

    dimensions de faon quilibre, et ce dans le but de provoquer le flow , selon l'ide du

    psychologue Mihaly Csikszentmihalyi qu'une tche sera plus facilement ralise si l'individu

    prouve du plaisir en la faisant.

    5 Julian Alvarez, Damien Djaouti, Introduction au Serious game, 2010

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    Le Serious game a des frontires poreuses avec le jeu vido classique et le logiciel utilitaire. Selon

    la sensibilit des utilisateurs, un jeu vido ou une application pourront tre vus comme Serious

    game. Il est galement possible d'utiliser un jeu vido classique des fins ducatives, comme l'ont

    fait certains professeurs de gographie avec Sim City6.

    C'est pourquoi J. Alvarez et D. Djaouti proposent un outil taxinomique : le modle G/P/S ,

    dtaillant trois critres :

    Gameplay. Ce critre renseigne sur la dimension ludique en donnant des informations sur le

    type de structure ludique utilise.

    Permet de. Ce critre renseigne sur la ou les fonctions dpassant le simple divertissement

    souhaites par le concepteur.

    Secteur. Ce critre informe sur le type de public (march, ge) que le concepteur cherche

    atteindre.

    Ces bases poses une fois poses, l'analyse des Serious game devient possible. A ce jour, le site

    http://serious.gameclassification.com/ en compte 2995. Le domaine qui nous intresse est celui

    des sciences, de la physique la biologie, en passant par l'exploration spatiale... soit les sciences

    de la nature.

    La raison de ce choix prend d'abord racine dans un constat : la reprsentation des sciences

    est intimement lie un imaginaire ludique. Il suffit de passer dans un rayon de libraire et de

    regarder la tranche des livres de vulgarisation scientifique pour s'apercevoir de l'omniprsence de

    6 Hovig Ter Minassian et Samuel Rufat, Et si les jeux vido servaient comprendre la

    gographie ? , 2006-2008

    J. Alvarez, D. Djaouti, Introduction au Serious game

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    termes appartenant aux registres de l'humour, du jeu, du divertissement et autres. Ce phnomne

    est encore plus frappant dans les pays anglophones o l'on rencontre rgulirement des mots

    comme fun , awesome ou cool . Une importante partie de la communication scientifique

    dont nous identifierons les acteurs dans le dveloppement de ce travail travaille l'ide de

    lgret et de douce folie. En tmoigne l'image d'Albert Einstein, gnie qui aime s'amuser

    avant tout, chrit la diffrence et est tout sauf austre combien de reproductions du portrait o il

    tire la langue avons-nous vues ? Que l'on se rappelle galement de tous les jeux de socits pour

    enfants fonds sur un imaginaire scientifique, de la bote du petit chimiste la trousse de docteur

    ou mme le jeu de plateau Docteur Maboul, en passant par les autocollants d'toiles et les petits

    tlescopes en plastique.

    D'autre part, par ses caractristiques intrinsques et les choix communicationnels de ses

    acteurs, la science appelle une participation du public croissante. Une volont de

    dmocratisation en amont est en partie initie par la Royal Society de Grande Bretagne, qui en

    1985 crit dans un rapport improving the public understanding of science is an investment in the

    futur7 et lance le modle PUS, le Public Understanding of Science.8 Mieux communiquer la

    science est vu comme un impratif dmocratique permettant aux citoyens d'tre mieux clairs et

    de comprendre voire discuter les choix politiques qui y sont lis, en particulier aprs le scandale de

    l'pidmie de la vache folle, ou pour faire face au rejet de la vaccination. Ce modle, appel le

    modle du dficit (deficit model) est vite critiqu en ce qu'il s'appuie sur une conception simpliste

    de la communication s'approchant du traditionnel schma metteur - message - rcepteur de

    Shannon et Weaver : le public est vu comme une entit vide remplir de savoir ; ses savoirs

    prexistants, ses attentes, sa culture, ses sentiments, l'individualit de son mode rception ne sont

    pas pris en compte. L'ensemble de la socit scientifique reconnat la ncessit d'un changement

    de paradigme, prononc par la House of Lords en 2000 dans son rapport intitul Science and

    Technology 9 Ce dernier appelle plus de dialogue entre les acteurs et de participation du public

    en amont. Dans cet optique, de nombreux scientifiques ou communicants scientifiques dsirent se

    dtacher du modle traditionnel de la confrence avec questions rponses la fin pour privilgier

    des approches plus personnelles. Ainsi, Sarah Davies dans son article Learning to engage;

    7 Public Understanding of Science , 1985, disponible en libre accs ici :

    http://royalsociety.org/uploadedFiles/Royal_Society_Content/policy/publications/1985/10700.pdf

    8 Richard Holliman, Elizabeth Whitelegg, Eileen Scanlor, Sam Smidt, Jeff Thomas,

    Investigating Science Communication in the Information Age: Implications for Public Engagement

    and Popular Media (Communicating Science in the Information Age)

    9 http://www.publications.parliament.uk/pa/ld199900/ldselect/ldsctech/38/3801.htm

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    engaging to learn: the purposes of informal science-public dialogue 10 observe les activits du

    Dana Centre11, un centre destin discuter des innovations scientifiques, qui se dfinit lui-mme

    comme a space for debate and dialogue where you can challenge leading experts face to face .

    S. Davies conclut ses observations en remarquant que les cadres, tels que dfinis par Erving

    Goffman dans Les Cadres de l'exprience, ne sont pas clairement dfinis, de mme que les buts

    des interactions, amenant donc quelques checs, voire ce qu'Irwin nomme discursive

    struggle , o ce que l'on dit et ce que l'on fait sont deux choses diffrentes. Cela se retrouve

    d'ailleurs plus grande chelle selon tous les auteurs d'Investigating Science Communication in

    the Information Age: Implications for Public Engagement and Popular Media (Communicating

    Science in the Information Age), o chaque article finit invariablement sur le constat que malgr

    des efforts embryonnaires, le modle de dficit est encore ancr dans les esprits, tel point qu'un

    pan de la communication scientifique se voulant dialogique continue d'y faire appel sans s'en

    rendre compte. Davies, pour sa part, insiste sur l'importance de la communication scientifique par

    des voies informelles. Est formel, selon elle, ce qui aura un impact sur la politique

    gouvernementale, et informel ce qui ne se donne pas ce but, ni celui d'avoir un impact sur quelque

    chose grande chelle, dpassant le seul vnement. Un exemple de communication informelle

    serait un dbat entre scientifiques et public dans un caf, un muse, un centre. Pour la

    chercheuse, il est important de se dbarrasser de la notion de feedback, de retour d'information.

    L'interaction informelle a un temps et un lieu dfini et ne devrait pas chercher dborder.

    Lvnement n'aura d'impact que sur ses participants, aussi recommande-t-elle que son nombre

    soit rduit, idalement entre 5 et 10. Dans son analyse, Davies recueille des tmoignages de tous

    les publics se rendant ce genre d'vnements, et scientifiques comme grand public donnent

    comme premire raison le divertissement : Fun is very important. It's about entertaining. .

    Robin Meisner et Jonathan Osborne, se concentrant sur les centres scientifiques et les muses

    dans leur article Engaging with interactive science exhibits: a study of children's activity and the

    value of experience for communicating science arrivent aux mmes conclusions, cette fois-ci du

    ct des organisateurs des vnements : museums are capitalizing on visitor enjoyment to

    encourage engagement, seen as a necessary pre-requisite to learning. 12 L'apprentissage, ou

    plutt l'aptitude propice l'apprentissage se prpare donc par le jeu.

    10 Richard Holliman, Elizabeth Whitelegg, Eileen Scanlor, Sam Smidt, Jeff Thomas,

    Investigating Science Communication in the Information Age: Implications for Public Engagement

    and Popular Media (Communicating Science in the Information Age), p. 78

    11 http://www.danacentre.org.uk/

    12 Investigating Science Communication in the Information Age: Implications for Public

    Engagement and Popular Media (Communicating Science in the Information Age), Richard

    Holliman, Elizabeth Whitelegg, Eileen Scanlor, Sam Smidt, Jeff Thomas, p. 82

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    Comment le jeu peut-il aider apprendre ? Pour le philosophe et psychologue Rom Harr,

    les thories scientifiques se forment au niveau macroscopique et observable. Quand le

    phnomne devient plus complexe, abstrait, ou trop grand ou petit pour tre facilement

    observable, les individus s'appuient sur les connaissances acquises par leurs expriences

    quotidiennes pour construire des mtaphores, des reprsentations ou des modles de ces

    phnomnes. Les mtaphores sont ainsi des moyens de connecter les ides du monde

    microscopique aux ides du monde macroscopique. Ce sont donc nos expriences qui sont

    dterminantes dans notre comprhension du monde. Mais il ne suffit pas d'accumuler une

    collection d'expriences, encore faut-il savoir les utiliser pour en extraire la valeur. Le psychologue,

    biologiste et logicien Jean Piaget affirme ainsi qu' on ne connat un objet quen agissant sur lui et

    en le transformant. 13 Lacquisition dune information se traduit par une "perturbation" qui va

    entraner chez lindividu un "dsquilibre" du champ cognitif et exiger un travail de synthse pour

    assimiler, intgrer, critiquer, admettre, ajouter cette nouvelle dans un champ cognitif alors

    enrichi. . Il faut donc manipuler un objet pour le connatre. C'est ce que permet le jeu : 'play' is

    an essential and effective mode of providing the experiences that can lead to learning and assist

    communication (R. Meisner, J. Osborne). Pour les deux chercheurs, le jeu engendre des

    comportements pistmiques (que peut faire cet objet ?), stimule l'activit (que puis-je faire avec

    cet objet ?), facilite l'acquisition de savoirs, encourage le dveloppement de modles mentaux,

    favorise la crativit, et cre des opportunits d'interactions sociales.

    Parce que le jeu cre un terrain de possibles, une modalit de l' 'tre joueur' se tissant au

    sein d'une exprience spcifique du monde, ce qui apparat comme heuristique d'un point de vue

    phnomnologique 14, il semble se prter l'apprentissage des sciences, minemment

    empirique.

    Cependant, ne serait-il pas rducteur et simpliste de considrer le jeu comme seul mdia

    unilatral, qui n'a d'impact que sur le joueur, autrement dit le rcepteur ? Il nous apparat

    dangereux de ngliger la source, le concepteur du jeu, ainsi que le canal, l'aspect technique, et les

    contingences entropiques ainsi que la rappropriation dont nous avons parl prcdemment, dans

    l'analyse des jeux scientifiques. Cela est d'autant plus pertinent que la dfinition des jeux,

    constamment mouvante, est investie de nouveaux critres et reprsentations avec le

    dveloppement de valeurs et imaginaires lis Internet. Des ides telles que la participation, la

    collaboration, le crowdsourcing ou utilisation de la crativit, de l'intelligence et du savoir-

    faire d'un grand nombre de personnes, en sous-traitance, pour raliser certaines tches

    traditionnellement effectues par un employ ou un entrepreneur 15 donnent une autre dimension

    13 Jean Piaget, Psychologie et pistmologie, Paris, Denol, 1970, p. 85

    14 Olivier Robert, Phnomnologie du plaisir vidoludique, 2012

    15 http://fr.wikipedia.org/wiki/Crowdsourcing, Wikipdia

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    aux jeux vidos. Il ne devient dsormais plus possible de le cantonner un mdia facilitant la

    transmission de connaissance et l'apprentissage, car certains jeux utilisent les donnes des

    joueurs des fins prcises. Les datagames, jeux sur les donnes peuvent par exemple

    contribuer la recherche scientifique. C'est le cas que nous dvelopperons de Foldit, un jeu

    qui utilise l'intelligence des humains pour comprendre comment fonctionnent les protines et

    trouver des solutions nouvelles pour les plier, tche qu'un ordinateur ne peut pas raliser, ou alors

    imparfaitement et trs lentement. Les chercheurs ont cr une interface ressemblant un puzzle,

    avec diffrents niveaux, et la possibilit de rejoindre des quipes de joueurs en lignes. Un chat est

    aussi disponible, o chacun peut poster une image de son problme et recevoir de l'aide. Ce jeu,

    cr en 2008 a eu des retombes spectaculaires, puisque les joueurs ont russi dmler la

    structure d'une protine en lien direct avec les recherches sur le SIDA en 10 jours, alors que les

    scientifiques travaillaient dessus depuis 10 ans.16 De tels dispositifs sont galement trs utiliss

    dans le domaine de l'exploration spatiale. Ainsi, PlanetHunters par exemple, un site cr par

    Zooniverse et Yale, encourage les internautes dcouvrir de nouvelles exoplantes en utilisant les

    donnes obtenues par la mission Kepler de la NASA.17

    Tout se passe comme si l'impratif de dmocratisation formul par la Royal Society en

    1985 venait de faire un bond en avant, en intgrant dsormais l'action mme des citoyens dans le

    processus de recherche. Mais, le seul fait que l'individu agisse signifie-t-il automatiquement,

    comme on le lit souvent, que la science est dsormais plus accessible , plus libre , plus

    transparente ? Imaginaire d'autant plus fort qu'il est soutenu par un critre inhrent au jeu, le

    monde des possibles : le propre du jeu est de s'laborer, de se poursuivre, d'aller jusqu' son

    point d'achvement dans un climat de constante incertitude 18, le joueur a toujours l'illusion d'tre

    libre, d'o son plaisir jouer : ds qu'un homme se saisit comme libre et veut user de sa libert,

    [] son activit est le jeu dclare Sartre la fin de l'Etre et le nant. Mais le jeu ne se dfinit-il

    pas avant tout par sa circonscription dans des rgles ?

    Le jeu est un objet paradoxal car il peut tre investi de deux imaginaires, celui de la libert

    et celui de la restriction, tous deux pouvant tre justifis et cohabiter. Utilis dans le domaine

    scientifique non seulement pour communiquer un savoir, mais aussi pour en co-crer, il modifie

    ncessairement la reprsentation des sciences que chacun des scientifiques au grand public

    porte en soi.

    16 Scientists pleasantly 'shocked' by skills of Foldit gamers. How gamers devised state-of-

    the-art algorithms playing Foldit, a protein-folding game that has advanced HIV, cancer, and

    Alzheimer's research. http://news.cnet.com/8301-27083_3-57320078-247/scientists-pleasantly-

    shocked-by-skills-of-foldit-gamers/

    17 http://www.planethunters.org/who_we_are

    18 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer, p. 236

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    A ce titre, il convient de s'interroger sur ce que les jeux font la science, comment ils la

    travaillent, non seulement dans sa forme mais aussi dans sa matire.

    Nous poserons comme premire hypothse que les jeux vido sont insparables d'un

    systme de valeurs qui leur est propre, et apportent quelque chose de nouveau dans les

    reprsentations de la science. Puis, nous tcherons de vrifier si les jeux vidos rendent

    vritablement la science plus accessible et dmocratique. Enfin, nous verrons si les scientifiques

    ont perdu la main mise sur la production scientifique.

    Pour ce faire, il nous faudra naviguer entre plusieurs domaines de connaissances et

    plusieurs acteurs : se documenter dans une bibliographie mlant les Game studies aux livres crits

    par et souvent pour les scientifiques, afin de confronter des points de vues que nous supposons

    diffrents. Nous emprunterons bien videmment galement des notions appartenant des

    disciplines telles que la psychologie, la sociologie, et la communication afin d'inscrire notre objet

    dans un cadre thorique cohrent. Cependant, il nous apparat galement important d'adopter une

    dmarche d'observation participative, de jouer quelques jeux pour comprendre leur

    fonctionnement, et de regarder comment les joueurs jouent et interagissent. Enfin, nous

    essaierons de nous placer du point de vue de diffrents acteurs des concepteurs de jeux aux

    chercheurs, en passant par le cur de march pour clairer nos recherches de prismes varis.

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    I. Ce que le jeu peut faire la science

    A) Qu'est-ce qu'un jeu ?

    Avant de nous intresser la relation entre communication scientifique et jeu, et pour

    mieux apprhender comment le jeu transforme cette dernire, nous avons tch d'esquisser les

    contours de l'objet jeu et de cerner son essence. Le jeu, selon Jacques Henriot, est d'abord

    un fait de langage. Le seul moyen d'aborder la question du jeu d'une faon objective est de le

    prendre tel qu'il se donne ; sur le plan du langage et par consquent sur le plan de la pense. 19

    Nous l'avons not dans notre introduction, cette donne n'est gure innocente, car elle a une

    influence sur l'ide que l'on se fait du jeu : la conception du jeu est toujours vivace, qui met

    encore au premier plan des notions comme celles d'amusement et de duplicit : jouer c'est ne rien

    faire qui pse ni qui vaille ; c'est aussi, dans bien des cas, mentir et tricher, jouer la comdie. 20

    Ce qui nous fait penser l'essai de dfinition form par Sigmund Freud dans l'tude du

    comportement des enfants, et synthtise sous la clbre citation Le contraire du jeu n'est pas le

    srieux [] mais la ralit. 21

    Le jeu, continue Henriot, c'est l'ide du jeu 22. Le jeu est jeu en fonction du contexte et de la

    subjectivit. Un adulte regarde un enfant et juge qu'il joue. Les jeux sont donc littralement des

    produits de ce que l'on dit et de la manire de le dire dans des contextes donns. Ce qui fait jeu

    ou non est donc trivial : comme l'crit Yves Jeanneret23 la pertinence des messages est trs

    fortement lie l'existence de tel ou tel cadre de communication, et la nature de l'auditoire []

    que cet espace institue et lgitime. Ainsi, pour quune structure ludique qui nose pas encore

    dire son nom puisse faire lobjet dune approche et dune apprhension conceptuelle qui conduise

    lui attribuer ce nom, il faut et il suffit que lon adopte envers elle lattitude que lon adopte envers

    ce que lon appelle habituellement un jeu. Ce qui sattnue au point de disparatre parfois quand

    on passe dun objet lautre, cest lensemble des connotations traditionnellement attaches au

    terme de jeu 24 Par l mme, comme nous l'avons dit prcdemment mais l'on se saurait trop

    souligner ce point crucial pour la suite de nos recherches, la conception du jeu est toujours sujette

    au changement. C'est pourquoi, note Genvo, pour comprendre les phnomnes de contagion et

    de mutation du jeu, il est donc ncessaire de ne pas tenir pour inhrentes les caractristiques et la

    19 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer, p 12

    20 Ibid, p 40

    21 Freud, La Cration littraire et le rve veill

    22 Ibid, p 16

    23 Yves Jeanneret, L'affaire Sokal, comprendre la trivialit

    24 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer, p 45

  • 13

    dimension ludique dun objet, mais au contraire de les questionner pour dcrire comment certains

    objets qui ntaient pas encore considrs comme des jeux en viennent progressivement tre

    qualifis de la sorte et comment se faisant les conceptions que lon se faisait de ce quest un jeu

    sont amenes changer. , phnomnes qu'il propose d'appeler processus de ludicisation.

    Cependant, il nous apparat ncessaire de dessiner les contours de l'objet pour l'inscrire

    dans un cadre thorique. Nous proposons donc de mettre en lumire quelques caractristiques qui

    permettent une relative taxinomie du jeu.

    Pour Johan Huizinga, le jeu est une action ou une activit volontaire, accomplie dans certaines

    limites fixes de temps et de lieu, suivant une rgle librement consentie, mais compltement

    imprieuse pourvue d'une fin en soi, accompagne d'un sentiment de tension et de joie, et d'tre

    autrement que la vie courante 25, dfinition qu'il complte en ajoutant que le jeu est une action

    dnue de tout intrt matriel et de toute utilit. 26

    Selon Henri Wallon maintenant, le jeu est une ralisation qui ne tend rien raliser que soi. Ds

    qu'une activit devient utilitaire et se subordonne comme moyen un but, elle perd l'attrait et les

    caractres du jeu. 27

    Enfin, Jacquard dfinit le jeu comme une activit gratuite dont l'objectif premier est de procurer

    du plaisir.

    Que remarque-t-on si l'on tente de synthtiser ces dfinitions et d'en dgager des lois?

    Que le jeu, avant tout, doit tre dsintress et par l mme faire merger une sensation de

    plaisir. Nous rutilisons le mot plaisir malgr sa rptition, car nous l'avons inlassablement

    rencontr durant nos recherches, dans des articles aussi bien prcdant l'informatique que

    d'autres plus contemporains, la question du plaisir est au centre de celle du jeu en tmoigne le

    travail trs intressant d'Olivier Robert sur la phnomnologie du plaisir vidoludique (2012).

    Le plaisir comme premier critre permettant d'identifier un jeu, donc. En second vient, toujours

    d'aprs ces dfinitions, sa gratuit, sa contingence ou non ncessit au sens philosophique du

    terme.

    Le jeu est aussi rendu possible par un cadre et des rgles, comme le souligne Huizinga. Ces

    rgles sont rattaches une histoire, qui elle-mme est tisse autour d'un but. Cependant, ces

    deux notions d'histoire et de but seront nuancer, en ce qu'elle ne recouvrent pas tout l'ensemble

    de jeux.

    Nous ajouterons cet ensemble de critres un dernier que nous n'avons pas rencontr dans nos

    25 Johan Huizinga, Homo Ludens : essai sur la fonction sociale du jeu, 1988, p 58

    26 Ibid, p 35

    27 Henri Wallon, L'Evolution psychologique de l'enfant, 1968, p 59

  • 14

    recherches de dfinition mais qui nous parat pourtant essentiel : le jeu a galement une

    matrialit. L'on entend par l que ce sont les plateaux, pour le jeu de l'oie par exemple, les cartes,

    les crans et manettes, ou mme les objets, virtuels ou non, dont les enfants se saisissent et

    auxquels ils donnent une autre signification lorsqu'ils prononcent la phrase on dira que a

    c'est... , que c'est ce tissu vari de matrialit qui rend le jeu, sa circulation, son appropriation, sa

    mallabilit et son appropriation possible.

    Pour rsumer, malgr son ineffable dfinition, qui se meut sans cesse selon les faits, les dires et

    les cadres, nous pouvons tout de mme dgager certains critres qui, s'il ne suffisent pas faire

    jeu , peuvent aider les reconnatre. Ces critres sont la gratuit, la contingence, les rgles,

    l'histoire, le but, et la matrialit.

    Cependant, nous sommes en droit de questionner la pertinence de ces critres lorsque l'on

    les applique aux Serious games. En effet, comme nous l'avons prcdemment not, le Serious

    game a certes une histoire et un but, mais est tout sauf gratuit et inutile, car son principal trait

    est de rpondre un problme situ hors du jeu, et de se servir du jeu comme canal de

    communication. Le Serious game dpasse la seule vise de procurer du plaisir. Il nous faudra

    alors tre vigilant et tudier, plus que des thories de jeu, un jeu srieux en soi, afin de rpondre

    pleinement notre problmatique.

    B) Un formatage ncessaire ?

    Ces premiers repres poss, nous pouvons dsormais travailler la relation entre nos deux

    objets de recherche, et tcher d'entrevoir comment l'un le jeu transforme l'autre la

    communication et vulgarisation scientifique, ou plus prcisment, le message. Plus

    spcifiquement, nous nous demanderons : qu'est-ce que le jeu peut apporter la science ?

    Commenons par nous intresser ce critre essentiel que nous avons cit prcdemment : le

    plaisir vido ludique. Nous n'aurons pas assez de temps ni d'espace dans ce travail de recherche

    pour l'approfondir en tant que tel, mais nous pouvons affirmer son existence28 et voir en quoi elle

    profite la transmission du message scientifique.

    Si l'on s'appuie sur la thorie de Marshall McLuhan, synthtise par la clbre phrase le

    message c'est le mdia 29, l'objet jeu vido et ses caractristiques sont mme de modifier le

    formatage, la transmission mais aussi la rception du message. Nous l'avons dit, la communication

    et vulgarisation scientifique a toujours privilgi un aspect ludique pour sduire le grand public.

    Mais nous posons ici l'hypothse que le jeu vido, en tant qu'objet ncessairement ludique et

    28 Nous nous rfrons ici au travail, prcdemment mention, d'Olivier Robert dans

    Phnomnologie du plaisir vidoludique , Ludivia 2013

    29 Marshall McLuhan, Pour comprendre les mdias, trad. de 1968

  • 15

    gnrateur de plaisir, offre une possibilit d'avance considrable. Car, en procurant du plaisir par

    sa matrialit, son objet mme, il permet de s'affranchir du choix du sujet. La diffrence qu'amne

    le jeu vido dans la communication scientifique est de taille. Les vulgarisateurs scientifique auront

    moins simplifier le sujet mthode qui d'ailleurs s'est rvle peu fructueuse, comme montre

    l'chec du modle de dficit mis en lumire par Baudoin Jurdant dans sa thse30 - qu'

    complexifier les mcanismes du jeu afin d'attirer et de garder les joueurs. Et ainsi, il devient

    possible de faire jouer un public qui n'avait jamais entendu parler de tel aspect scientifique trop

    complexe et spcialis pour appartenir la culture commune, et ce public jouera plus ou moins

    longtemps non tant selon qu'il apprcie le sujet mais plutt selon que la structure du jeu l'absorbe.

    Nous prouverons cette ide dans notre deuxime partie en analysant de prs le jeu le plus

    reprsentatif ce jour, FoldIt.

    Autre caractristique du jeu amenant un tournant dans la communication scientifique : sa

    dure. Un jeu, par l'histoire qu'il dveloppe et/ou le but qu'il offre atteindre, dpasse par son

    temps de consommation, celui d'un article, livre ou d'un film. Il est galement plus complexe dans

    sa structure, car contrairement aux objets prcdemment cits bien que nous sommes

    conscients de l'cart entre l'usage propos et les usages raliss il offre plus de facettes qui ne

    demandent pas toujours toutes d'tre creuses. Certes, il est possible de sauter les pages d'un

    livre, ou les chapitres d'un DVD. Mais le jeu fait de cette possibilit une donne essentielle de son

    utilisation. Le jeu, quand il dveloppe une histoire, offre un menu la carte , o le joueur choisit

    le scnario qu'il veut dvelopper. Nous n'entendons pas affirmer par l que les jeux srieux

    destins la communication scientifique exploitent tous cette donne, mais seulement qu'elle est

    possible. Ces deux aspects, la temporalit et la personnalisation , permettent d'amorcer une

    communication plus puissante car mieux adapte aux besoins des individus - chose qui manquait

    cruellement au modle du dficit - et qui dure dans le temps.

    A cela s'ajoute videmment un lment de taille : l'empirisme. Nous dvelopperons cette notion

    plus tard dans notre travail, aussi ne noterons-nous ici simplement que le fait que le joueur soit

    acteur et modifie, avec ses clics, le paysage qui l'environne, est encore un avantage pour la

    communication scientifique, car manipuler un objet permet de mieux se l'approprier.31

    Enfin, il ne faut pas ngliger un dernier effet, plus critique peut-tre, du dploiement des jeux

    vidos srieux scientifiques : une sorte d'talage de technicit. Les Serious games peuvent

    galement tre vu comme artefacts pour faire la publicit de la science, appuyer sa crdibilit,

    justifier ses choix, enfin, montrer qu'elle est la pointe . Cette hypothse nous est suggre par

    30 Baudoin Jurdant, Les problmes thoriques de la vulgarisation scientifique ,1973

    31 Comme nous l'avons dit dans notre introduction avec Jean Piaget on ne connat un objet

    quen agissant sur lui et en le transformant.

  • 16

    le travail de recherche sur les origines du Serious Game effectu dans Introduction aux Serious

    Games, et particulirement l'anecdote relate dans la partie 2.3, Le jeu vido comme outil de

    communication (p 103). Le jeu dont il est question se nomme Tennis for Two, il ne peut tre jou

    qu' deux et figure un court de tennis avec un filet et une balle en l'air. Le premier joueur doit servir

    en ajustant l'angle l'aide d'un potentiomtre, et le deuxime de mme, tout en tant conscient

    que la balle rpond aux lois de la gravit donc peut tomber ou sortir du terrain. Le jeu n'a pas de

    score mais sduit quand mme un grand public. Son crateur, William A. Higinbotham, est

    chercheur en physique nuclaire aux tats-Unis, et chef du dpartement des instruments du

    Brookhaven National Laboratory. En 1958, ce laboratoire organise des visites pour rassurer le

    public au sujet du nuclaire, mais elle manquent de vies aux yeux d'Higinbotham. Il dcide ainsi

    d'illustrer l'ide de la balle qui rebondit avec ce jeu qu'il construit en deux heures et achve en

    une semaine. Le succs est immdiat, David Potter, un de ses collgues, se rappelle les lycens

    adoraient ce jeu. Vous ne pouviez pas les en dcrocher. Le jeu est ensuite amlior en 1959,

    avec la possibilit de changer la gravit pour celle de la Lune ou de Jupiter. Le jeu est cependant

    abandonn deux ans aprs car le gouvernement, qui finanait le laboratoire, n'y voit pas d'intrt.

    Mais il faut retenir de cette histoire que l' inventeur ne cherche [pas] crer une industrie

    vidoludique, pas plus qu'il ne destine sa cration au simple divertissement. [] Tennis for Two

    [est] un moyen de communication sur la valeur sociale de la recherche scientifique. 32

    Quelques annes plus tard, un autre cas nous fait supposer de la valeur publicitaire du jeu vido :

    Spacewar!. Ce jeu, cr en 1962 par des tudiants du MIT, est un combat spatial conu pour

    illustrer la puissance de l'ordinateur PDP-1 qui vient d'tre install au laboratoire. Les

    constructeurs du PDP-1 rcuprent mme leur travail pour se servir de dmonstration de leur

    technique aux clients.

    Ici, le jeu vido dpasse encore une fois la seule question de son sujet, pour devenir une entit

    part entire par sa seule existence matrielle. C'est le jeu vido en tant que soi, parce qu'il est jeu

    vido, parce que par l il expose une matrise de la technique, qu'il supporte la communication

    scientifique et devient message en soi. C'est en montrant qu'ils sont capables de construire un jeu

    vido performant que les scientifiques renforcent la confiance du public en leur travail, ou du moins

    tchent de le justifier et d'impressionner. Le jeu vido devient objet de communication et de

    publicit, dans le premier sens du terme.

    C) De l'intrt des imaginaires

    Dans un dernier mouvement, nous avons choisi de renverser nos points de vue prcdents

    pour cette fois-ci nous dtacher de la matrialit de l'objet jeu vido pour s'intresser aux

    multitudes de codes et d'imaginaires qui l'entourent.

    32 Julian Alvarez, Damien Djaouti, Introduction au Serious game, 2010, p 107

  • 17

    Ici, nous nous pencherons plus particulirement sur le jeu vido en ligne, o l'exprience est

    partage par plusieurs joueurs. C'est l'imaginaire de la communaut qui prvaut, avec cette ide,

    que dtaille Patrice Flichy33 en citant un article de Licklider et Taylor34 : ce seront des

    communauts reposant non pas sur une localisation commune mais sur un intrt commun. ,

    permettant aux responsables du dpartement informatique de l'Arpa d'en dduire que l'effet de

    cet lment sera important, tant sur les individus que sur la socit. Tout d'abord, les individus en

    ligne seront plus heureux car les gens avec lesquels ils interagiront le plus fortrement auront t

    choisis selon leurs intrts et leurs objectifs communs, plutt qu'en fonction des hasards de la

    proximit gographique. Ensuite, la communication sera plus effective et productive, et donc plus

    agrable. Il existe une littrature universitaire nourrie sur les communauts virtuelles, faisant

    usage, pour dcrire ce nouveau phnomne, de nombreuses mtaphores gographiques

    (carte, territoire, rseau...) que nous ne pouvons dtailler ici, mais nous retiendrons au passage

    l'intervention au colloque Ecritures en ligne : pratiques et communauts , prononc par

    Alexandre Serres35, comme reprsentatif de l'analyse de ces imaginaires.

    A cet imaginaire de la communaut qui re-lie les individus en les abstrayant d'un dterminisme

    social, gographique et culturel pour n'exister que sur le seul plan des gots et intrts, s'ajoute un

    plus rcent qui nous intresse particulirement, et est celui du crowdsourcing que nous avons

    dfini dans notre introduction. Il est cette ide que les individus, les internautes, seraient comme

    des fourmis36 qui, par leur travail, apporteraient tous une micro contribution la co-cration de

    quelque chose d'immense, qui ne pourrait pas tre cr par un mode de production

    traditionnel .

    Cet imaginaire, largement employ par les communicants scientifiques, leur permet de combattre

    l'ide trs ancre dans les esprits ou du moins, l'ide que cette ide est ancre dans les esprits -

    que la science est inaccessible et faite par des hommes en blouse blanche dans leur laboratoire,

    qui ensuite transmettront leur dcouverte au public.37

    33 Patrice Flichy, Internet ou la communaut scientifique idale , Rseaux, 1999, volume 17

    n97, p 77-120

    34 Joseph Carl Robnett Licklider, Robert Taylor, The Computer as a Communication Device

    35 Alexandre Serres, Regard sur les origines des communauts virtuelles : les communauts

    en ligne et le temps partag. Un exemple d'hybride socio-technique. , prononc lors du

    colloque l'Universit Rennes 2, CERCOR, 27 septembre 2002

    36 Cette compaison nous est suggre par le concept de anternet travaill dans l'article de

    Rmi Sussan, Des fourmis, des robots et des hommes , InternetActu, 14/05/2014

    37 Voir ce propos le discours de Jolle le Marec et Igor Babou, Sciences et mdias : le champ

    STS lpreuve de la banalit prononc lors du colloque Sciences, Mdias et Socit

    l'ENS LSH Lyon du 15 au 17 juin 2004

  • 18

    Le fantasme de la runion d'individus fonde sur leurs intrts, et qui non seulement est mais agit,

    participe , produit et transforme les objets et les connaissance, bien qu'il reste tre approfondi

    et tudi de plus prt, nous semble tre au cur des changements que le jeu vido peut apporter

    la communication scientifique.

    II. Quand jouer c'est faire : tude de cas de Foldit

    C'est pourquoi nous avons essay dans une deuxime partie de l'observer en acte , en

    analysant un jeu vido prcis : FoldIt. Pour ce faire, nous avons fait une synthse des articles de

    presse qui en relatent le succs, ainsi que des rcits de bloggeurs scientifiques, mais nous nous

    sommes aussi penchs sur une parole plus informelle, celle des commentaires, des forums, bien

    que nous sommes conscients qu'il ne refltent qu'une partie des opinions. Citons parmi nos sites

    de rfrence le site web communautaire de partage de signets Reddit, o chaque utilisateur

    peut partager un lien qui remontera au dbut de la page selon l'action des autres redditors

    (chaque utilisateur peut cliquer sur une flche pointant vers le haut et une pointant vers le bas, ce

    qui dtermine la position du lien dans l'ensemble du site). Ce site nous a paru pertinent car il n'est

    pas dynamis par un travail d'ditorialisation journalistique, mais aussi, et surtout en ce qu'il runi

    un grand nombre d'acteurs diffrents : joueurs, politiciens, scientifiques...38

    Nous avons galement jou ce jeu pendant deux mois et plus de 15 heures, et avons observ

    les participants parler entre eux en utilisant le canal de communication propos (un chat ).

    Nous nous contenterons ici d'une analyse smiotique sommaire de l'interface et du gameplay

    dploy par le jeu.

    Rappelons d'abord son objectif et histoire : Foldit est un jeu dvelopp par des chercheurs et le

    dpartement d'informatique et de biochimie de l'Universit de Washigton pour les aider

    comprendre le fonctionnement des protines, et plus exactement leur repliement. Cette tche ne

    peut pour le moment tre effectue par des ordinateurs car elle ncessite des critres propres

    l'intelligence humaine.

    Le processus par lequel les tres vivants crent la structure primaire des protines, la synthse

    des protines, est assez bien compris. Cependant, dterminer comment la structure primaire d'une

    protine se transforme en une structure tridimensionnelle, c'est--dire comment la molcule se

    "plie" est plus difficile. Le processus gnral est connu, mais la prdiction des structures

    protiques est un calcul compliqu. Foldit tente d'utiliser les capacits naturelles du cerveau

    38 Rechercher FoldIt dans le moteur nous amne vers des sous forums aussi varis que la

    science, la technologie, les jeux vido et la vulgarisation des connaissances

    http://www.reddit.com/r/science/search?q=foldit

  • 19

    humain pour rsoudre ces problmes. Les puzzles actuels sont bass sur des protines qui sont

    dj comprises ; c'est en analysant la faon dont les humains abordent ces puzzles que les

    chercheurs esprent amliorer les algorithmes employs par les logiciels de pliage des

    protines. [] Bloqus depuis plus de 10 ans par la complexit de la protase rtrovirale du

    virus M-PMV (Mason-Pfizer monkey virus), les chercheurs n'arrivaient pas trouver sa structure

    tridimensionnelle. Cette structure est essentielle pour identifier des "sites" potentiels que pourraient

    cibler des protines-mdicament. Ils ont alors dcid de passer par Fold-it et au bout de 3

    semaines seulement, la revue Nature Structural & Molecular Biology publie la structure 3D de

    l'enzyme, citant au passage les "joueurs" ayant particip sa dcouverte comme coauteurs.

    Maintenant les biologistes peuvent commencer chercher des molcules (protines) capables

    d'inhiber cette protase. Si une telle molcule est trouve, la reproduction du VIH serait empche

    et l'infection stoppe. 39

    Cela explique que l'icne de Foldit soit une rfrence au ruban rouge (ici, vert) du sida.

    Quant la plaquette, elle est compose du nom du jeu avec une protine la place du l et un

    slogan proposant au public de rsoudre des puzzles pour la science .

    Le jeu

    commen

    ce par

    un

    tutoriel,

    relative

    ment

    long

    puisqu'il

    contient

    39 Foldit, Wikipdia

    Icne du jeu Foldit

  • 20

    huit niveaux, dtaills sur le wiki cr pour le jeu40 (nous noterons au passage la pertinence d'un

    portail wikipdia nourri par les utilisateurs et crateurs, qui rpond bien l'imaginaire de la

    collaboration et de la co-cration) ; bien que le joueur soit invit le consulter le moins possible et

    apprendre plutt prendre en main le logiciel en jouant. Certains utilisateurs ont galement

    dcid de faire, de leur propre gr, les vidos explicatives.41

    Le jeu n'est pas disponible en ligne (c'est--dire jouable depuis le navigateur) mais se tlcharge,

    gratuitement, sur le site du constructeur et s'installe, puis est lanc en cliquant sur l'icne

    prcdemment mentionne ou par le menu dmarrer. Il fonctionne sur les trois systmes

    d'exploitation les plus utiliss : Windows, Mac OS X et Linux.

    Le jeu prsente une interface trs simple : une protine qui ressemble aux visuels d'ADN que nous

    rencontrons souvent dans la culture populaire (films, journaux, publicits) est dispose sur un fond

    neutre, jaune clair. Au premier dmarrage, l'utilisateur est invit dbuter une partie en suivant les

    tutoriels, ceux qui suivent, reprendre son jeu en cours ou commencer une nouvelle partie.

    Les parties se jouent seules il n'y a pas de possibilit d'tre en comptition avec un autre joueur

    ni de partager son cran avec un joueur physiquement ou non prsent ct de l'utilisateur. En

    revanche, et ce ds le tutoriel, le joueur est automatiquement connect internet si du moins

    son ordinateur l'est et rejoint automatiquement la communaut de joueurs. Il est alors

    mme de dialoguer avec eux sous le nom d'utilisateur qu'il a choisi lors de la cration de la

    premire partie.

    Le chat est situ sur la droite et est divis en deux : un chat global et un chat concernant le niveau

    actuellement jou ce pour faciliter l'entre aide trs active sur le canal.

    A gauche, le joueur est face trois menus droulants. Le premier en partant de la gauche

    reprsente les actions, soit l'ensemble des choses qu'il peut faire un l'objet. Plus il avance dans le

    jeu, et plus il disposera de fonctionnalits. Au milieu est propos un bouton permettant d'annuler

    ses actions, et enfin, droite, le cadre menu lui permet de mettre en pause, quitter et

    sauvegarder le jeu. Le joueur peut galement rejoindre une quipe et peut voir son score en haut

    de l'cran. On retrouve ici des fonctions trs basiques que tout utilisateur de jeu vido a infra-

    ordanis selon le terme d'Emmanuel Souchier. Rien de surprenant ou droutant. Pour preuve

    une comparaison avec un jeu qui n'a aucun rapport : le FPS (First Person Shooter ou jeu de tir en

    vue subjective) en ligne Wolfenstein: Enemy Territory, jeu de guerre qui n'a pour but que le seul

    divertissement, mais qui lui aussi, comme tant d'autres, prsente la mme structure de jeu avec

    chat, score (ici, barre de vie), mesure de temps, etc. (cf Annexes 2 et 3)

    C'est justement grce ces repres, ces discours communs qui circulent, que n'importe qui peut

    40 http://foldit.wikia.com/wiki/Tutorial_Puzzles

    41 Foldit, Level 1-1 http://www.youtube.com/watch?v=UGQ-UQovSZs par tom091178

  • 21

    jouer sans avoir aucune connaissance pralable du sujet, qui est pourtant complexe. Le joueur est

    guid dans le tutoriel et apprend faire des liaisons d'hydrogne par exemple, mais il n'a besoin,

    pour effectuer cette action, que de cliquer sur un bouton et de choisir l'outil, et non de connatre le

    fonctionnement scientifique de celles-ci. Cependant, les termes utiliss sont bien ceux des

    sciences, et il amasse alors, inconsciemment, un nouveau savoir qu'il peut utiliser hors du jeu. En

    parallle du jeu version bureau, Foldit est dploy sur plusieurs autres plates-formes : le wiki dont

    nous avons parl, mais aussi un forum. Le site quant lui propose un blog qu'il dcrit comme the

    place where we will describe some of the outcomes and results of your folding work, provide a

    glimpse of future challenges and developments, and in general give you a better sense of where

    we are and where foldit hopes to go in the future. , ainsi qu'une possibilit de Feedback, ce qui,

    au contraire de ce que nous avons dit prcdemment, est cette fois-ci moins commun l'ensemble

    des jeux vidos non srieux . Un espace est aussi ddi au classement des joueurs, mais

    galement au partage de scripts , petit programmes qu'eux-mmes ont dvelopps pour faire

    avancer le jeu.

    Cette analyse de Foldit est bien videmment sommaire et mrite d'tre approfondie pour

    mieux mettre en valeur les enjeux qui y sont lis. On peut toutefois dj constater la mise en

    pratique des imaginaires supposs dans notre premier mouvement, c'est--dire ceux de l'entre

    aide, la co cration, le travail de la foule intelligente reprsents ici par une invitation au

    dploiement de la prise de parole publique, qu'elle se mette en place dans les chats ou dans les

    forums, et par une prise en compte importante du travail des utilisateurs non que les crateurs

    n'aient cess de produire des contenus (les mises jours sont rgulires comme le montre le

    blog) ou dlgu la tche, mais qu'il y a une volont du moins elle est affiche de procder sur

    un mode de production diffrent ou l'individualit de chaque joueur compte.

    Nous avons choisi le cas de Foldit car c'est celui, ce jour, qui nous est apparu le plus dvelopp.

    D'autres, plus embryonnaires, existent et sont nombreux : citons ce titre

    - Planet Hunters, un jeu qui invite le public dcouvrir de nouvelles exoplantes en examinant un

    jeu de donne de la NASA42, galement mentionn pour son discours d'accompagnement trs

    riche : The Kepler team developed computer programs to sift through light curve data because it

    is not possible for them to visually inspect every light curve. Planet Hunters are betting that there

    will be a number of surprises in the data that the computer algorithms will miss; that that there will

    be planets which can only be found via the remarkable human ability for pattern recognition. The

    human brain is particularly good at discerning patterns or aberrations and experiments have shown

    that when many people work together, the collective wisdom of the crowds can be better than an

    42 En juillet 2012, dj trente quatre plantes avaient t trouves selon Wikipdia

    http://en.wikipedia.org/wiki/Planet_Hunters

  • 22

    expert. Planet Hunters is an online experiment that taps into the power of human pattern

    recognition. Participants are partners with our science team, who will analyze group assessments,

    obtain follow up observations at the telescope to understand the new classification schemes for

    different families of light curves, identify oddities, and verify transit signals. 43 On retrouve ici le

    terme d'intelligence collective de la foule, et l'ide de collaboration entre scientifiques et public.

    - Eye Wire, un jeu qui aide les scientifiques comprendre le fonctionnement des connexions des

    neurones de la rtine et a permis de comprendre comment l'humain dtecte le mouvement44 :

    EyeWire is a game to map the brain from Seung Lab at MIT. Anyone can play and you need no

    scientific background. Over 100,000 people from 130 countries already do. Together we are

    mapping the 3D structure of neurons; advancing our quest to understand ourselves. [] By joining

    EyeWire, you can help map the connectome, starting with connections between retinal neurons.

    EyeWire gameplay advances neuroscience by helping researchers discover how neurons connect

    and network to process information. You also help the EyeWire team, based at MIT, develop

    advanced artificial intelligence and computational technologies for mapping the connectome. 45

    - EteRNA, un jeu propose une communaut de joueurs de participer aux recherches sur la

    biochimie molculaire en apprenant former des molcules. By playing EteRNA, you will

    participate in creating the first large-scale library of synthetic RNA designs. Your efforts will help

    reveal new principles for designing RNA-based switches and nanomachines -- new systems for

    seeking and eventually controlling living cells and disease-causing viruses. By interacting with

    thousands of players and learning from real experimental feedback, you will be pioneering a

    completely new way to do science. Join the global laboratory!

    Il existe videmment d'autres jeux, que l'on peut retrouver classs sous le terme de citizen

    science 46 et sur le site de Zooniverse qui en est l'un des plus gros producteurs.

    Le point commun entre ces jeux n'est pas une interface certains se jouent en ligne, d'autres non,

    leur niveau de complexit et la richesse de leur scnario est extrmement variable mais bien, il

    nous semble, les discours dont ils sont envelopps. Tous insistent sur ce qui pourrait en fait

    contredire le mot de Freud que nous avons cit prcdemment : le contraire du jeu n'est pas le

    srieux [] mais la ralit. Ici, la ralit est mise au cur du jeu. En plus d'tre srieux, le jeu

    veut se prsenter comme rel, c'est--dire comme propre changer, transformer notre monde et

    nos connaissances, par le biais de nos actions. C'est en jouant que l'on dcouvrira, rsoudra des

    problme, et ce on est gnral, ce pouvoir dmiurgique est la porte de tous.

    43 http://kepler.nasa.gov/education/planethunters/

    44 Mo Costandi, Wiring of retina reveals how eyes sense motion , Nature, 04/05/2014

    45 http://blog.eyewire.org/about/

    46 http://en.wikipedia.org/wiki/List_of_citizen_science_projects

  • 23

    III. Entre discours d'accompagnement et usages : les limites du jeu vido

    scientifique

    A) A qui profitent les jeux ?

    Cela nous a amens questionner non les ralits effectives de cette promesse, mais

    l'impact de ces discours dans la comprhension de ces objets. En d'autres termes, qu'est-ce que

    cela signifie pour la communication scientifique ? Les scientifiques ont-ils perdus la main sur leur

    contenu ?

    En un mot, nous tchons ici de prendre une distance critique vis--vis de notre objet d'tude.

    Distance qui nous a instinctivement t dicte en lisant les discours d'accompagnement des jeux,

    et particulirement celle d'EteRNA, qui nous a tout de suite, par son style et ses injections, rappel

    le format d'une annonce de travail. Nous avions commenc nos recherches avec un regard plutt

    positif sur quelque chose que nous voyions, non comme une rvolution ou une innovation

    mais du moins comme une pratique intressante et pouvant modifier certaines conceptions

    surannes des sciences. Nous n'avons pas remis pas en question cette possibilit, ou du moins

    rejet, mais notre axe d'analyse s'est peu peu dplac. Ce qui nous tait apparu comme une

    redfiniton de l'espace de travail et de l'espace de cration des connaissances nous a au fur et

    mesures de nos recherches et jeux sembl tre au contraire, re-dfinition, c'est--dire une

    raffirmation d'un rapport de force prcdemment tabli. Nous nous sommes d'autant plus orients

    vers cette piste que nous avons dcouvert l'histoire de la communication scientifique qui a de

    nombreuses particularits que nous avons tch d'exposer brivement dans notre introduction.

    B) L'illusion participative

    D'autre part, sans pour autant tomber dans l'exagration et la rduction tout problme par

    un seul point de vue conomique, il faut galement poser la question des acteurs. Si les jeux

    srieux de crowdsourcing promettent vraiment une collaboration, main dans la main, entre

    scientifique et public, la conception mme du jeu ne devrait-elle pas prendre place hors du

    laboratoire ou du dpartement informatique de telle grande universit amricaine et tre tre co-

    crite, en open source, par les deux acteurs ? Ces procds ne sont pas irralisables, comme le

    prouvent mme si certains sont sujets critique les hackathons, ces vnements physiques o

    le public dveloppe et exprimente des programmes - et mme la co-cration de programmes que

    l'on observe dans la communaut de Linux par exemple.

    Au lieu de cela, le public se voit offrir un logiciel tout prt avec des mcanismes qu'il n'a plus qu'

    activer, sans rflchir. Suivre les rgles mme si elles sont amusantes pour, la fin, produire

  • 24

    du contenu. Cela ne diffre finalement peu de la dfinition du travail. Le seul changement apport

    est peut-tre que ce travail est ludique. Mais la chane du travail n'est en rien bouleverse, le

    scientifique, il nous semble, reste toujours en haut en col blanc, et rcupre les donnes comme il

    l'a toujours fait, mais cette fois-ci d'une source diffrente. Il n'est en rien questionn sur son travail,

    il n'y a pas de retour, de discussion sur les enjeux thiques, politiques ou socitaux.

    Ces critiques ne sont pas nouvelles et ne nous appartiennent pas. Il apparat que de plus en plus,

    les imaginaires d'Internet sont dnoncs en ce qu'ils sont utiliss par les grandes entreprises pour

    exploiter le public47. Le fameux commentaire anonyme si vous ne payez pas pour le produit,

    c'est que vous tes le produit parle de lui-mme48, et de plus en plus d'intellectuels s'insurgent

    contre les grandes entreprises qui fondent leur valeur sur la production de contenu de leurs

    utilisateurs.

    C) L'impossible rflxivit

    Cependant, il nous a paru pertinent de les mettre en parallle avec celles adresses la

    communication et vulgarisation scientifique. Nous l'avons vu, la principale critique faite la science

    quand elle essaie de (se) communiquer est de ne pas savoir tablir de dialogue mais plutt de

    transmettre une masse de connaissance un public qu'elle ne connat pas. Les jeux vidos, par

    leur personnalisation, auraient pu apporter un lment de rponse ce problme. Mais en

    pratique, nous remarquons qu'ils sont construits de manire simple et uniforme : pas de tissus et

    d'entrecroisement de scnarios et choix mais rarement plus qu'un puzzle, qu'un jeu de logique

    rsoudre. Les capacits qu'ils offrent ne sont pas encore suffisamment utilises pour servir la

    communication.

    Mais plus dangereux encore est ce que les jeux peuvent faire la science, de faon rtrospective.

    Jurdant souligne intelligemment une dimension trop souvent oublie de la vulgarisation

    scientifique. La plupart du temps, celle-ci est dcrite comme ncessaire pour rpondre un

    impratif dmocratique (les citoyens ont le droit de savoir et de dcider), pour duquer le public, et

    mme pour donner le got la science et recruter les futurs scientifiques. Mais qu'en est-il de

    l'effet sur la science ? Pour lui, la vulgarisation est le lieu o la science cherche un sens, un

    savoir et un sujet 49. La vulgarisation est essentielle en ce qu'elle amne de la rflexivit la

    science, qu'elle ne peut trouver elle-mme.

    Or, quel est le risque des jeux vidos cet gard ? Tout simplement de supprimer le dialogue. Les

    jeux vidos sont livrs tels quels, formats, et comme nous l'avons vu en dfinissant le jeu, il ne

    47 Voir ce propos le site Digital Labor http://digitallabor.org/ et Hubert Guillaud, Comment le

    numrique redistribue la puissance conomique , InternetActu, 16/04/2014

    48 http://lifehacker.com/5697167/if-youre-not-paying-for-it-youre-the-product

    49 Baudouin Jurdant, Les problmes thoriques de la vulgarisation scientifique , 1973, p 175

  • 25

    reste plus qu' suivre les rgles. Ils circulent certes, mais ncessitent, s'il sont trop verrouills, une

    connaissance avance de leurs mcanismes pour tre transforms. Comment alors apporter un

    regard diffrent ? Le jeu vido ne risque-t-il pas de devenir un touffement de la parole, voire un

    gatekeeper, c'est--dire un gardien ? Il est d'ailleurs intressant, note Jurdant au passage, de voir

    que c'est ainsi que la littrature anglophone nomme les vulgarisateurs scientifiques.

    Plus encore, le jeu vido, si on le prend comme mdium de communication scientifique, ne

    porterait-il pas en lui la possibilit d'un hiatus thique entre science citoyenne et dmocratie ?

    Prenons pour exemple un sujet : celui, problmatique, des OGM. Imaginons maintenant qu'un

    excellent jeu est dvelopp autour du sujet, et utilise le travail des joueurs pour l'laboration d'un

    projet quelconque. Le jeu ne pourrait-il pas tre utilis, en exploitant son seul aspect ludique et

    l'on sait depuis des analyses de jeux apparemment trs simples comme Candy Crush ou Ruzzle,

    quel point un jeu peut tre addictif comme vecteur pour gagner la sympathie du public ? Ou plus

    simplement, en jouant Foldit ou autre, quel point savons-nous ce que nous faisons ? La

    question de l'ditorialisation qui rejoint celle des acteurs est encore trop rarement pose dans

    ce cadre.

    Contrairement notre principale ide de dpart, il nous semble dsormais que les jeux

    vidos, dans l'tat ou ils sont actuellement dvelopps, ne se suffisent pas pour communiquer la

    science. Nous avons volontairement laiss de ct dans cette rflexion la question de l'ducation,

    mais c'est peut-tre celle qui nous a pos le plus de problme. Il apparat en effet trs difficile de

    se dbarrasser de l'ide que le jeu srieux peut-tre autre qu'ducatif, mais aussi que la

    vulgarisation de la science peut avoir un autre fonction que celle d'duquer. Il nous a sembl

    percevoir deux polarits : les jeux peuvent soit servir duquer, soit aider les chercheurs. Peu

    de jeux tentent de concilier les deux, et encore moins de communiquer alors que la lecture de

    l'Introduction au Serious Game montre que bien d'autres domaines n'ont aucun mal utiliser les

    jeux dans cette vise. Nous avions pourtant pos l'hypothse que le jeu vido pourrait apporter

    une texture plus riche la communication scientifique, que nous avons vrifie en examinant et

    comparant les caractristiques propres ces deux domaines. Ici nous nous permettrons de

  • 26

    signaler un autre obstacle rencontr : celui de la dfinition de la science. Malgr nos efforts pour

    cerner le sujet en le rduisant aux sciences naturelles, nous nous sommes rendus compte de son

    tendue et des logiques diffrentes qu'il dploie, rendant ainsi difficile une synthse dgageant des

    grands axes. La science ne communique pas de la mme faon sur la biologie et sant et sur

    l'espace par exemple. Le ton, le message mais aussi parfois la cible sont diffrents.

    Nous nous demandions galement si les jeux vidos rendaient la science plus accessible et

    dmocratique. Cette assertion est nuancer. Certes, les jeux permettent d' agir , en ce que le

    fait de jouer produit un jeu de donne qui sera analys par les scientifiques. Le jeu est alors un

    travail, effectu par les joueurs pour les chercheurs, avec comme compensation un divertissement

    et un sentiment de contribuer l'laboration de quelque chose de plus grand. Mais ce sentiment

    est bien illusoire. Nous voulions galement savoir si les scientifiques avaient perdu la main mise

    comme on se l'imagine avec presque toute profession et figure d'autorit quand parle de

    rvolution apporte par Internet sur la science. Certes, la production est en partie dlgue.

    Mais la promesse de participation, la promesse de co-cration et de collaboration qui sous-tend

    tout discours d'accompagnement de jeu n'est pas tenue. Tout au plus l'utilisateur peut-il proposer

    des amliorations et donner son avis, mais sur l'aspect purement technique du jeu. Jamais un

    dialogue entre scientifique et joueur n'est engag, ce qui nous apparat d'autant plus ncessaire

    maintenant que le joueur est en partie responsable de l'avance des recherches, puisqu'il y

    contribue crant du contenu. Peut-on alors rellement parler de communication ? Cela nous

    apparat trop ambitieux pour qualifier les balbutiements fascinants cependant luvre dans

    ce domaine trs rcent et qui manque de documentation. Beaucoup reste faire, il faudrait par

    exemple une analyse plus systmatique et pousse des diffrents jeux, et une confrontation des

    points de vue des diffrents acteurs. Il faudrait galement voir si les jeux ne sont pas parfois

    dtourns, et observer de plus prs qui joue et comment. Quoiqu'il en soit, il nous apparat trop

    htif de conclure que les jeux vidos changent vritablement la science, sa communication et son

    image pour le moment, car ils nous semblent trop pars, provenant de trop d'acteurs diffrents et

    rpondant trop de besoins et logiques dissemblables pour former un corpus cohrent.

    Cependant, leur nombre ne cesse d'augmenter et leur rception est la plupart du temps bonne, et

    nous ne pouvons qu'esprer la formation d'une discipline et d'une rigueur qui les mettrait en

    lumire et librerait leur entier potentiel.

  • 27

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    Wallon, H., L'Evolution psychologique de l'enfant, 1968

    Winnicott, D. W., Jeu et ralit, l'espace potentiel, 1975

  • 28

    Annexe 1 : premier tutorial de Foldit

  • 29

    Annexe 2 : comparaison : capture d'cran d'une de mes parties de Foldit

    Annexe

    3 :

    capture

    d'cran

    d'une

    partie

    anonym

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