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Quelles réformes et transformations pour assurer croissance économique et cohésion sociale ? Madame le député, Monsieur le secrétaire général du gouvernement, Madame et Messieurs les Ambassadeurs, Monsieur le Chancelier de l’Institut de France, Monsieur le Secrétaire perpétuel, Chers confrères, Mesdames, Messieurs, Chers amis,

Quelles réformes et transformations pour assurer … · Web viewL’usage veut que le président fasse également un bilan des activités de l’Académie. Le nombre et la diversité

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Quelles réformes et transformations pour assurer croissance

économique et cohésion sociale ?

Madame le député,

Monsieur le secrétaire général du gouvernement,

Madame et Messieurs les Ambassadeurs,

Monsieur le Chancelier de l’Institut de France,

Monsieur le Secrétaire perpétuel,

Chers confrères,

Mesdames, Messieurs,

Chers amis,

Académie des sciences morales et politiquesDiscours du président pour la séance solennelle de rentrée (13 novembre 2017) - Version définitive

Après une année passée à étudier les réformes et transformations qui

permettront à notre pays de tenir son rang dans le monde au XXIe siècle,

l’Académie des sciences morales et politiques n’en mesure pas moins tout

le prix des traditions, par lesquelles notre présent est relié au passé dans

ce qu’il a de plus vivant. Celle qui ouvre notre séance solennelle de rentrée

nous rappelle que nous sommes avant tout, dans la vie académique, des

héritiers. Aussi est-ce avec gratitude que j’évoque la mémoire des

membres de notre Compagnie qui ont quitté cette terre dans l’année

écoulée : notre confrère le Professeur Lucien Israël, notre consœur Claude

Dulong-Sainteny et les membres correspondants Pierre Huet et Évelyne

Sullerot. Et puisque qu’il est de la nature de notre Académie de toujours

réparer les brèches que lui inflige le temps, je salue d’un même mouvement

l’arrivée dans nos rangs de nouveaux talents : Daniel Andler, élu au fauteuil

de Bernard d’Espagnat, et Pierre-André Chiappori, au fauteuil de Pierre

Bauchet, ainsi que Thomas Nagel et Yves Schwartz, élus correspondants

de notre section de Philosophie.

L’usage veut que le président fasse également un bilan des activités

de l’Académie. Le nombre et la diversité de celles-ci, manifestations

scientifiques, groupes de travail et publications confondus, sont tels qu’ils

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Académie des sciences morales et politiquesDiscours du président pour la séance solennelle de rentrée (13 novembre 2017) - Version définitive

m’interdisent de les présenter en détail. J’en citerai trois, qui s’inscrivent

dans un cadre pluriannuel : la recherche collective sur « La vie de l’esprit

dans l’Europe du Centre-Est depuis 1945 », financée par la Fondation

Del Duca et coordonnée par notre consœur Chantal Delsol ; l’achèvement

du cycle de conférences « Pour une éthique du libéralisme », proposé par

la Fondation Éthique et Économie et animé entre autres par notre confrère

Bertrand Collomb ; enfin, à l’initiative de notre section Économie politique,

statistique et finances, les deux colloques et le rapport sur l’enseignement

de l’économie au lycée, doublé par un avis de l’Académie en date du

20 mars. Nous y formulons des propositions concrètes pour que les élèves

français bénéficient d’une formation rigoureuse en sciences économiques,

qui leur permette d’en maîtriser les concepts et mécanismes de base. Cette

démarche est conforme à la mission – dévolue à l’Académie depuis ses

débuts – d’exercer une fonction de conseil auprès des pouvoirs publics.

C’est aussi la raison d’être des travaux que j’ai eu l’honneur de présider, et

dont il me revient de vous proposer à présent une synthèse.

***

Le thème des réformes et des transformations, que j’ai souhaité

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Académie des sciences morales et politiquesDiscours du président pour la séance solennelle de rentrée (13 novembre 2017) - Version définitive

soumettre, en cette année 2017, à la réflexion de l’Académie des sciences

morales et politiques, se situe au confluent de ses préoccupations

traditionnelles et des besoins les plus pressants de l’heure.

L’idée même de réforme préside aux origines de notre Compagnie.

Imprégnés de l’esprit des Lumières, les fondateurs de l’Institut se

considéraient comme les continuateurs de l’entreprise de « régénération »,

comme on disait alors, entamée en 1789. Les premières années de la

monarchie de Juillet, qui virent la naissance de notre Académie dans sa

forme définitive, furent elles aussi une période d’effervescence réformatrice.

C’est du reste pour canaliser et orienter cet élan quelque peu désordonné

que Guizot voulut disposer d’une institution consacrée aux sciences

morales et politiques. Un coup d’œil jeté à nos travaux prouverait que nous

n’avons jamais cessé depuis lors de susciter, promouvoir et accompagner

les mesures que nous jugions les plus bénéfiques pour notre pays. Certains

de leurs promoteurs ont d’ailleurs siégé parmi nous. Autant dire qu’avec le

thème de la réforme, notre Académie est en terrain familier.

À nulle époque cependant, il ne fut plus impérieux. Des indices

irrécusables attestent que notre pays est engagé dans un processus qui,

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Académie des sciences morales et politiquesDiscours du président pour la séance solennelle de rentrée (13 novembre 2017) - Version définitive

s’il n’est pas promptement corrigé, nous condamnera à échéance plus ou

moins proche au déclassement. Notre chômage structurel, de l’ordre de

9 % – presque le double des taux allemand et britannique – bride notre

croissance économique. Il affecte notre cohésion sociale et mine le moral

des familles. Notre balance des paiements courants est déficitaire depuis

une douzaine d’années. Du fait notamment du niveau de nos dépenses

publiques, nos exportations, notre économie et notre territoire sont

handicapés par un manque criant de compétitivité. Notre pays connaît

certes, depuis quelques mois, une légère reprise, mais elle est plus faible

que chez nos grands partenaires et notre croissance potentielle est très

limitée. Surtout, la France est un des rares pays européens à n’avoir pas

engagé des réformes de fond pour adapter son système public à la

nouvelle donne économique mondiale. La situation, sur ce dernier point, est

en train d’évoluer très favorablement ; encore faut-il que ce processus

prenne l’ampleur nécessaire. Cette aversion apparente au changement ne

laisse pas, en effet, d’inquiéter, alors même que se profilent à l’horizon de

nouveaux défis riches de risques mais aussi d’opportunités. Le

bouleversement de la répartition internationale du travail sous la pression

des pays émergents, la révolution digitale qui remet en cause les positions

acquises dans quasiment tous les domaines, les incertitudes géopolitiques

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Académie des sciences morales et politiquesDiscours du président pour la séance solennelle de rentrée (13 novembre 2017) - Version définitive

qui déstabilisent les relations internationales ou encore les déséquilibres

profonds qui résultent de l’augmentation massive des liquidités et des

endettements publics et privés sont autant de « lames de fond » qui se

rapprochent, pour reprendre le titre du vigoureux essai de notre confrère

Jacques de Larosière paru cette année.

L’objet des travaux qui nous ont occupés n’est pas le dénigrement

morose des maux qui accablent notre pays, mais la recherche raisonnée

des solutions grâce auxquelles, en se libérant des schémas obsolètes dans

lesquels il s’est enfermé, il recouvrera une place conforme à son histoire, à

ses atouts et à son génie. Les 29 communications qui composent notre

programme, sans rien céder sur la lucidité de leur analyse critique, nous

montrent que des avancées sont possibles dans tous les domaines. C’est

sur ce chemin que je vous propose de nous engager à leur suite, en

empruntant les pistes qu’ils ont ouvertes devant nous.

*

Le point de départ de cette entreprise de redressement national

consiste certainement à sortir de l’illusion selon laquelle la France pourrait

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Académie des sciences morales et politiquesDiscours du président pour la séance solennelle de rentrée (13 novembre 2017) - Version définitive

indéfiniment s’exonérer des règles de bonne gouvernance économique sur

lesquelles les sociétés développées ont assis leur prospérité. Telle est la

conviction que nous a partagée, avec sa fougue et son rationalisme

habituels, notre confrère Denis Kessler dans son intervention inaugurale.

Elle se résume ainsi : si nous voulons une économie qui profite

durablement à tous, la création de richesses doit redevenir une priorité.

L’ignorer reviendrait à bâtir sur le sable tout l’édifice de nos réformes.

*

Principal sujet de préoccupation nos concitoyens, le chômage est

devenu, depuis 35 ans, un handicap structurel de notre économie, en dépit

des moyens financiers et humains considérables déployés contre ce fléau

social. L’Allemagne et le Royaume-Uni, comme les États-Unis et le Japon,

ont pourtant fait la démonstration que revenir au plein emploi, y compris en

contexte de crise, n’avait rien d’une chimère, à condition de s’attaquer aux

racines du mal. Les six exposés que nous avons entendus sur cette

question nous en ont indiqué la voie. Elle suppose, ainsi que l’a mis en

évidence la communication de Pierre Cahuc, d’actionner trois leviers : le

coût du travail, son cadre juridique et le traitement social du chômage.

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Le coût unitaire du travail est en France un des plus élevés de l’Union

européenne. Notre salaire minimum, appliqué indistinctement à tous les

travailleurs depuis l’âge de 18 ans, pénalise l’embauche des moins qualifiés

et des plus jeunes, catégories qui sont précisément censées en bénéficier.

Il convient de le fixer en fonction de la réalité du marché du travail, en

laissant à d’autres outils, notamment budgétaires – prime pour l’emploi ou

impôt négatif – le soin de porter le revenu des ménages les plus modestes

au niveau adapté. Un deuxième facteur bien identifié de cherté du travail en

France est le poids de la fiscalité. Une baisse sensible des cotisations

sociales des employeurs changerait la donne et lèverait de surcroît un

verrou à l’attractivité de notre territoire pour la création d’emplois. Notre

gouvernement est en train d’y procéder. Reste enfin la question du temps

de travail. Le passage aux 35 heures hebdomadaires a mécaniquement

provoqué une hausse du salaire horaire ; la rémunération à la tâche, en

desserrant ce carcan, aurait un effet bénéfique sur l’emploi.

La réforme du Code du travail, sur laquelle nous avons bénéficié des

lumières de Gilbert Cette et qui est le premier des chantiers engagés par

l’actuelle équipe au pouvoir, a attiré l’attention de nos concitoyens sur le

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Académie des sciences morales et politiquesDiscours du président pour la séance solennelle de rentrée (13 novembre 2017) - Version définitive

problème de la rigidité du cadre juridique du travail, prisonnier de la dualité

entre un CDI surprotecteur et un CDD qui représente plus de 80 % des

créations d’emplois. Dans un contexte économique en permanente

évolution, nous avons besoin, plus que jamais, de flexibilité, dans l’esprit de

ce que défend depuis longtemps notre confrère Jean Tirole : c’est le salarié

qui doit être protégé, et non l’emploi. L’instauration d’un contrat unique

aurait l’avantage, sous ce rapport, de décongestionner le marché du travail,

à condition de responsabiliser les entreprises par un système de bonus

malus, en fonction du coût induit sur l’assurance chômage par leurs

licenciements.

Cette évolution du modèle juridique du contrat de travail s’impose

d’autant plus qu’émergent de nouvelles formes de travail indépendant qu’a

analysées pour nous Bertrand Martinot. Ces activités, qui ne se substituent

pas pour l’heure au travail salarié, participent d’un éclatement des formes

du travail, qui brouille les catégories classiques et révèle les aspirations des

travailleurs à des modes différents d’organisation et de relation de travail :

en particulier la faculté d’aménager les horaires, la diversification des

revenus et des expériences professionnelles et plus généralement tout ce

qui favorise l’autonomie. Le contrat de travail de l’avenir sera celui qui

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Académie des sciences morales et politiquesDiscours du président pour la séance solennelle de rentrée (13 novembre 2017) - Version définitive

saura satisfaire ces attentes. Il faudra, dans le même temps, garantir une

protection ad hoc aux « nouveaux indépendants » économiquement

dépendants, comme les travailleurs des plateformes. La généralisation d’un

statut intermédiaire entre le salariat et le non salariat, inspiré de celui des

agents d’assurance, ou l’institution de tiers de confiance, comme dans les

sociétés de portage salarial, offrent des solutions crédibles pour cela.

Il n’est d’ailleurs pas exclu, le progrès des technologies numériques

aidant, que le travail indépendant – notamment l’auto-entrepreneuriat –

explose dans les prochaines décennies. Nous tenons là, au minimum, un

gisement d’emplois, en particulier pour des travailleurs peu qualifiés, dont

nous serions inconséquents d’entraver le développement. Un autre

avantage que je vois au travail indépendant est son adaptabilité à l’inégale

productivité des individus, qui peuvent moduler en conséquence leurs

horaires ou leur rémunération. Dans un système très contraint, cet élément

de souplesse doit être encouragé.

Le traitement social du chômage a quant à lui surtout fait la preuve de

son caractère économiquement contre-productif. Les montants et la durée

d’indemnisation n’ont pas été conçus, en France, en vue d’accompagner

ceux qui en bénéficient dans un retour rapide à l’emploi. La générosité du

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système a même pour effet pervers d’alimenter un travail par intermittence

reposant sur l’enchaînement des contrats courts. Une remise à plat est

inévitable, dans le sens d’une meilleure articulation des droits et des

devoirs des chômeurs, afin que l’assurance chômage devienne un

instrument à part entière de la politique de l’emploi.

À l’arrière-plan de chacune ces réformes se pose la question des

relations sociales. Le paritarisme est-il encore d’actualité ? Non, a répondu

fermement Jean-Marc Daniel, qui a estimé que ce mode de gestion était

daté et voué à disparaître tôt ou tard. Son point de vue radical invite à

s’interroger sur ce que devrait être, en 2017, une représentation efficiente

des travailleurs. Nonobstant quelques nuances, il ressort de l’avis des

spécialistes que nous avons reçus que les négociations collectives doivent

être, autant que possible, décentralisées au niveau des entreprises, selon

une logique d’« inversion de la hiérarchie des normes », étant saufs les

principes généraux du droit du travail. Cette organisation serait le gage

d’une meilleure prise en compte de la situation propre à chaque entreprise,

ainsi que du point de vue de ses salariés. Les ordonnances du 22

septembre dernier réformant le Code du travail ont marqué un grand pas

vers la facilitation du dialogue au sein des entreprises de toute taille. Avec

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Académie des sciences morales et politiquesDiscours du président pour la séance solennelle de rentrée (13 novembre 2017) - Version définitive

d’autres de leurs dispositions qui vont dans le sens de la flexibilité et de la

simplification, elles témoignent d’une volonté d’affronter – enfin ! – les

véritables causes du chômage. Elles méritent, à ce titre, d’être saluées.

Un des drames du marché du travail français est la part considérable

de jeunes qu’il laisse sans emploi : un quart environ, ce qui s’explique entre

autres par les déficiences de notre système éducatif. 20 % des élèves

français terminent chaque année leur scolarité en situation d’échec lourd,

dont 15 % sans aucun diplôme. Les classements internationaux, tels PISA

(Program for International Student Assessment), mis en place par l’OCDE,

ou TIMSS (Trends in Mathematics and Science Study), attestent d’une

détérioration globale du niveau de formation, ce qui ne peut manquer

d’avoir des conséquences sur notre productivité. Les communications de

Christian Forestier sur la lutte contre l’échec scolaire et de Jean-Michel

Blanquer sur la filière professionnelle ont insisté sur le fait que ces

problèmes nécessiteraient un traitement dès le plus jeune âge et ne se

régleraient pas par des mesures uniformes, mais en laissant aux

établissements une plus grande liberté d’expérimentation. L’enjeu

spécifique des lycées professionnels est de généraliser l’apprentissage et

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Académie des sciences morales et politiquesDiscours du président pour la séance solennelle de rentrée (13 novembre 2017) - Version définitive

de s’intégrer au tissu économique local, à l’exemple de ce qui se pratique

en Allemagne ou en Suisse avec de très bons résultats en termes

d’insertion professionnelle. Les premières décisions de Jean-Michel

Blanquer, devenu entre temps ministre de l’Éducation nationale, laissent

présager qu’il saura réussir dans cette entreprise.

*

L’évocation de la question éducative m’amène à envisager, après les

moyens de libérer l’emploi, ceux de susciter l’innovation, qui sera demain le

moteur de notre croissance. La révolution des technologies bouleverse nos

modèles économiques, mais elle ouvre aussi des perspectives inédites de

progrès. Notre pays, en ce domaine, dispose de réels atouts. Six

communications nous ont exposé comment en user au mieux.

La clé de l’innovation, nous la trouverons d’abord dans notre système

d’enseignement supérieur et de recherche, pourvu que nous lui donnions

les moyens de soutenir la compétition internationale. Ainsi que le déclarait

en effet voici tout juste dix ans, depuis cette même tribune, notre regretté

secrétaire perpétuel Michel Albert, « dans ce monde concurrentiel […], c’est

le “savoir” qui fera la différence. […] Le “libre-échange” du XXIe siècle, c’est

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la compétition intellectuelle et scientifique1. » À partir d’enquêtes menées

en Europe et aux États-Unis, Philippe Aghion nous a montré qu’un bon

niveau d’innovation dans l’enseignement supérieur reposait toujours sur la

combinaison de trois facteurs : un investissement soutenu, l’autonomie des

établissements et l’incitation à une recherche de qualité, obtenue par la

répartition d’une partie du financement sur des critères scientifiques. Ce

sont là des éléments de l’indispensable réforme de nos universités.

Par-delà l’excellence de la recherche publique, le soutien à

l’innovation passe par la mise en place d’un écosystème favorable à

l’éclosion et au développement d’initiatives privées. C’est à ce dessein que

travaille depuis 2013 la Commission Innovation 2030, à l’origine d’un

« concours mondial d’innovation » qui a sélectionné et soutenu plusieurs

dizaines de projets dans les domaines retenus comme les plus stratégiques

pour notre pays. Sa présidente, Anne Lauvergeon, nous en a dressé un

premier bilan. Le phénomène des start-up, depuis le début des années

2000, nous a révélé l’appétence des Français pour la création

d’entreprises. Tirons-en parti, plutôt que de leur compliquer la tâche !

Nous n’avions pas le loisir, dans un programme très dense,

1 Académie des sciences morales et politiques, Séance publique annuelle du lundi 12 novembre 2007. Discours du président et du secrétaire perpétuel, Paris, Palais de l’Institut, 2007, p. 23.

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d’examiner en détail les secteurs les plus innovants. Nous avons fait une

exception pour les technologies de l’information, dont la révolution

permanente a aujourd’hui un effet d’entraînement sur tous les autres. Après

avoir démontré leurs progrès, Thierry Breton a déployé sous nos yeux

émerveillés les perspectives vertigineuses ouvertes par l’application de la

physique quantique à l’informatique, qui pourrait doter nos ordinateurs, d’ici

une trentaine d’années, de capacités pratiquement illimitées d’analyse, de

protection et de stockage des données. Tout le monde s’accorde, dès à

présent, pour reconnaître que la collecte et l’exploitation des données

seront à l’avenir une source essentielle de richesse, en lien avec le

développement de l’intelligence artificielle et des objets connectés. D’où

l’inquiétude qui est revenue à plusieurs reprises dans nos séances de voir

les grands opérateurs américains – les désormais célèbres Gafa – et leurs

équivalents chinois régner en maîtres sur ce marché. Il est temps que nous

autres Européens nous mobilisions pour leur opposer une alternative.

Parmi les innovations du numérique, celle des plateformes nous est

apparue comme particulièrement prometteuse. Nous en avons retenu deux

applications concrètes. La première a révolutionné le secteur des services

à la personne, en simplifiant considérablement la mise en relation des

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particuliers et des prestataires, ce qui a ouvert le marché à de nouveaux

acteurs – chacun peut avoir en tête l’expérience d’Uber. Michèle

Debonneuil nous a toutefois indiqué comment nous pourrions aller plus loin

que cette économie de « petits boulots », en intégrant les objets connectés

à des chaînes de production qui requerront des emplois qualifiés. La

seconde, dont nous a entretenus Élisabeth Grosdhomme, est l’essor depuis

une petite dizaine d’années d’une économie dite collaborative, dans

laquelle des particuliers mettent à disposition, contre rémunération, leurs

biens ou leurs compétences. Son poids est encore modeste, mais elle est

déjà entrée dans nos habitudes de consommation. Pour ces deux

intervenantes, il ne fait pas de doute que l’économie des plateformes soit

porteuse de croissance pour notre pays, pourvu qu’elle fasse l’objet d’une

régulation équilibrée qui empêche à la fois les distorsions de concurrence

et la captation de la valeur créée entre les mains de quelques sociétés. Ce

cadre est à inventer ; espérons que les autorités françaises et européennes

s’y attèlent rapidement.

Notre recherche des atouts productifs français aurait été incomplète si

nous avions fait l’impasse sur les domaines dans lesquels notre pays

occupe traditionnellement des positions fortes, mais qui ont aujourd’hui

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besoin d’être réanimés. C’est le cas de la production d’énergie. Notre

électricité est moins chère et plus propre que celle de la plupart de nos

voisins et elle garantit notre indépendance énergétique à 55 % ; cependant,

les bases de cette réussite sont fragilisées depuis une vingtaine d’années

faute d’un pilotage à long terme, ainsi que nous l’a expliqué Jean-Paul

Bouttes. Hiérarchiser les priorités, bâtir une stratégie européenne, jouer de

la complémentarité des modes de production et investir dans les

technologies décarbonées (où nous avons laissé le champ libre aux

Américains et aux Chinois) nous permettrait de rester dans le jeu, tout en

intégrant la contrainte environnementale.

Plus critique apparaît l’état de notre agriculture, tel que l’a décrit

Lionel Fontagné. Elle n’a cessé, depuis vingt-cinq ans, de perdre des parts

de marché à l’exportation, malgré l’importance des aides publiques. Cette

situation appelle une remise en cause de notre politique agricole, qui revoie

l’allocation des soutiens et rende des marges de manœuvre au monde

agricole, en soutenant par exemple l’organisation de filières compétitives,

dans le respect des règles sanitaires qui garantissent à l’étranger la qualité

et la traçabilité de nos produits.

*

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Académie des sciences morales et politiquesDiscours du président pour la séance solennelle de rentrée (13 novembre 2017) - Version définitive

Le cas de l’agriculture, comme celui du chômage nous rappellent que

la dépense publique n’est pas toujours facteur d’efficacité. Du fait de sa

dérive, qui l’a hissée au niveau record de 57 % du PIB, elle est devenue un

handicap qui pèse lourdement sur la compétitivité de notre économie et de

notre territoire et hypothèque le patrimoine des Français. Malgré le niveau

exorbitant de nos prélèvements obligatoires, elle alimente depuis trente-

cinq ans des déficits qui viennent gonfler notre dette publique. Notre

Parlement a voté pendant des années des budgets en déficit de plus de

3 % du PIB, en violation des traités signés par notre pays. Quant à la dette

publique, elle dépasse désormais 2200 milliards d’euros et avoisine ainsi

100 % du PIB. Une remontée significative des taux d’intérêt – aujourd’hui

exceptionnellement bas – pourrait poser des problèmes de soutenabilité.

Comment échapper à cette perspective, tout en améliorant la gestion de

nos comptes publics ? C’est ce que nous ont enseigné cinq

communications.

Nous avions demandé à François Ecalle comment ramener

rapidement et durablement nos dépenses publiques en deçà de 50 % du

PIB. Il a déterminé à cette fin, pour chacun de nos grands postes

budgétaires, une « valeur cible », tenant compte à la fois des besoins du

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Académie des sciences morales et politiquesDiscours du président pour la séance solennelle de rentrée (13 novembre 2017) - Version définitive

pays – qui justifient par exemple que soient actuellement renforcés nos

moyens de sécurité et de défense – et des économies qui peuvent être

raisonnablement dégagées, en s’inspirant le cas échéant de ce qui se

pratique chez nos voisins. Il a insisté pour que ces efforts soient opérés de

manière globale et dans la durée. Donner un caractère contraignant à la loi

de programmation des dépenses publiques y contribuerait, à condition

qu’elle s’applique aussi aux collectivités locales et aux régimes sociaux.

Un vaste champ de réformes qui s’ouvre devant nous est la

modernisation de notre fonction publique. Elle implique en premier lieu une

gestion optimisée des ressources humaines – un bon point de départ serait

de veiller au respect par tous les agents de leurs obligations en termes de

durée du travail. Par-delà l’indispensable réduction des effectifs, corollaire

d’une rationalisation des services et de la généralisation de l’outil que sont

les nouvelles technologies de l’information, il s’agira d’aller vers une plus

grande souplesse, en facilitant la mobilité des fonctionnaires et en

recourant plus volontiers aux engagements contractuels. Cela irait de pair

avec une révision du statut de la fonction publique. L’autre volet de la

réforme de notre administration porte sur la refonte de ses structures. C’est

l’exercice auquel s’est livrée Agnès Verdier-Molinié à propos des

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collectivités territoriales. Elle a conclu que l’architecture la plus pertinente

tant du point de vue de l’efficacité administrative que du contrôle

démocratique serait de ne laisser subsister que les actuelles

intercommunalités et les régions, tout en procédant à une véritable

décentralisation, y compris sur le plan fiscal. Le débat est ouvert, mais la

réponse ne pourra être indéfiniment différée.

La réforme de notre protection sociale n’est pas moins impérative, si

nous voulons préserver les principes de cohésion et de solidarité qui en

constituent la base sans mettre en péril son financement, aujourd’hui

fâcheusement assis, pour partie, sur la dette. J’ai dit plus haut un mot de

l’assurance chômage, mais comment ne pas penser à notre système de

santé, un des plus chers au monde et en déficit permanent ? Du moins,

ajoute-t-on généralement, assure-t-il au plus grand nombre l’accès à des

soins de qualité. Tel n’est pas l’avis du Professeur Guy Vallancien, qui

estime que nous pourrions faire beaucoup mieux, tout en ramenant les

comptes à l’équilibre. La révolution médicale qui s’annonce, basée sur la

télémédecine, donne l’occasion de redessiner en profondeur le paysage

médical, pour une prise en charge adaptée à chaque pathologie, et de

réduire ainsi les frais.

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Académie des sciences morales et politiquesDiscours du président pour la séance solennelle de rentrée (13 novembre 2017) - Version définitive

Autre sujet de préoccupation, la question des retraites a été traitée

par Philippe Trainar. Celui-ci a établi avec rigueur que notre système par

répartition était incapable en l’état actuel de faire face au vieillissement de

la population, et que le seul paramètre sur lequel nous pouvions jouer était

l’allongement du temps de cotisation, ce que justifie du reste l’allongement

de l’espérance de vie. Il a défendu en outre l’instauration d’un système de

retraite par points et l’alignement des régimes particuliers sur le régime

général, pour une plus grande équité.

Bien que distincte de la protection sociale, la politique du logement

s’inscrit elle aussi dans notre tradition d’un État-Providence. Les

40 milliards d’euros d’aides publiques qu’elle mobilise chaque année sont-

ils pour autant employés à bon escient ? Étienne Wasmer nous dira, dans

quelques semaines, comment nous pourrions assurer un toit à tous les

jeunes ménages, en faisant un meilleur usage de ces concours.

*

L’urgence de réduire nos dettes est telle que j’avais demandé à

plusieurs intervenants de raisonner à pression fiscale constante. Cela

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n’interdit pas, dès maintenant, de la répartir différemment, afin que les

prélèvements obligatoires ne soient pas un frein à la croissance, voire qu’ils

la stimulent.

Henri de Castries et Michel Didier nous ont décrit le système fiscal

français comme un monstre de complexité, obéissant davantage aux

besoins financiers du moment ou à des considérations idéologiques qu’à

une logique économique, pour un rendement très médiocre. Les assiettes

retenues passent à côté des vrais flux de richesses et des taux de

prélèvement pratiquement confiscatoires découragent l’activité ou poussent

à l’exil fiscal. Cette situation a conduit à multiplier les régimes dérogatoires

qui renforcent encore le caractère inéquitable et illisible de l’ensemble.

Neutralité, modération et stabilité sont les principes que les deux

intervenants retiennent pour une réforme de la fiscalité. Pour Henri

de Castries, celle-ci doit baisser en priorité la taxation du travail et du

capital, qui a les effets les plus dommageables sur l’emploi et l’économie,

quitte à augmenter la taxe sur la valeur ajoutée, dont nous n’utilisons pas

assez les avantages. Sur le point particulier de la fiscalité sur le capital,

Michel Didier a préconisé de remplacer les trois impôts existants par un

prélèvement unique proportionnel au revenu de l’épargne, afin qu’il soit de

nouveau avantageux de réinvestir celui-ci dans l’économie productive. On

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a vu depuis que c’était la solution retenue par le gouvernement. L’un et

l’autre n’ont pas caché qu’une baisse de la fiscalité serait à désirer sans

attendre, pour dynamiser notre économie. Il faut au moins qu’à terme, celle-

ci soit ramenée au niveau européen, ce qui est une condition élémentaire

de compétitivité dans une économie ouverte.

Cette compétitivité s’éprouve aussi au niveau du droit. L’activité

économique est corsetée, en France, par tout un ensemble de

réglementations, en inflation constante. La stabilité du système juridique

français, dont les définitions existent en soi, est sans doute un héritage à

préserver, ainsi que nous l’a rappelé Marie-Anne Frison-Roche. Une

simplification de notre droit, pour autant, est possible, du moment qu’elle

suit une méthodologie appropriée, que nous a exposée Maryvonne de

Saint-Pulgent. Elle repose, entre autres, sur la limitation de la production

normative et sur la systématisation des études d’impact, afin que soient

mieux prises en compte les contraintes finales sur les agents économiques.

Le Royaume-Uni et l’Allemagne nous offrent, là encore, des exemples

concluants.

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Je n’ai considéré, jusqu’ici, la réforme qu’à l’intérieur des frontières

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françaises (où il y a, on l’admettra, de quoi faire). Mais nous ne pouvons

pas nous abstraire de notre environnement européen et international, qui

influe très sensiblement sur notre destin. Trois enjeux, dans ce domaine,

ont été examinés : relancer la construction européenne, garantir la stabilité

financière et assurer la sécurité nationale et collective.

Il nous faut, avant tout, inaugurer une nouvelle étape dans la

construction européenne. Le processus d’intégration économique des pays

membres de la zone euro a certes connu d’importantes avancées depuis la

crise des dettes souveraines, mais l’heure est désormais à son

accélération, au profit d’une gouvernance plus efficace. Ce sera l’objet, au

mois de décembre, d’une intervention de l’ancien président du Conseil

européen Herman Van Rompuy. On suivra particulièrement, sur ce point,

les initiatives que vient de prendre le président de la République pour

relancer ce processus par l’intermédiaire du couple franco-allemand.

La crise financière de 2007-2008 a conduit la mise en place d’un

encadrement plus strict des activités bancaires. C’était nécessaire. Mais il

convient de s’assurer qu’il reste compatible avec le financement de la

croissance, notamment en Europe, comme il est indispensable de se

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pencher sur la condition essentielle de la stabilité financière. Jacques de

Larosière nous entretiendra des risques que font courir, au niveau mondial,

le surendettement et la création massive de liquidités. Le gouverneur de la

Banque de France, François Villeroy de Galhau, nous a expliqué de son

côté pourquoi il était primordial, dans ce contexte, de persévérer dans la

voie de la régulation indiquée par le Comité de Bâle.

Un défi non moins pressant est celui de la montée des périls dans un

environnement international déstabilisé par la dissémination du terrorisme

et de la criminalité et le regain de puissance des régimes autoritaires. Les

attentats qui nous ont frappés ces dernières années nous ont montré que

notre territoire n’était pas à l’abri des menaces. Hakim El Karoui nous dira,

dans quelques semaines, comment faire régresser l’ennemi intérieur qu’est

devenu le fondamentalisme musulman. Mais cela ne suffira pas : c’est toute

notre stratégie de défense et de sécurité qui doit être repensée en fonction

de nos intérêts et de nos moyens, nous a prévenu Nicolas Baverez, alors

que notre armée montre qu’elle a atteint ses limites opérationnelles. La

réponse, a-t-il ajouté, sera à trouver au niveau européen, par la prise de

conscience de ce que la sécurité a un coût et que la défense de nos

démocraties ne peut être déléguée à d’autres puissances.

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Arrivé au terme de ce propos, je ne suis pas sans éprouver quelque

scrupule. Je ne doute pas de la pertinence des analyses et des

préconisations qui nous ont été présentées. Mais avoir raison, ici, n’est pas

tout : seule comptera, aux yeux de la postérité, la mise en œuvre.

Quelles que soient les appréciations que l’on porte sur son action,

force est de reconnaître que l’exécutif qui a pris ses fonctions au mois de

mai dernier est animé d’un vrai projet de transformation et se donne les

moyens de l’appliquer. On le créditera également de traiter les problèmes

de front, méthode que la plupart de nos intervenants ont indiquée comme la

plus appropriée, plutôt que de diviser les efforts. On peut ainsi espérer,

dans un délai raisonnable, engranger quelques résultats, qui nous feront

voir le bien-fondé des premiers changements entrepris.

Car nous le savons depuis Michel Crozier : « On ne change pas la

société par décret. » Ou, pour le dire avec Renan : « De nos jours (et cela

rend la tâche des réformateurs difficile), ce sont les peuples qui doivent

comprendre2. » En dernier ressort, c’est de l’adhésion des Français que 2 Ernest Renan, La réforme intellectuelle et morale, Paris, Michel Lévy, 1871, p. 4.

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dépendra le succès des réformes engagées. Comment faire comprendre à

nos concitoyens les enjeux qui déterminent l’avenir de notre pays ? C’est la

question que j’ai demandé à notre confrère Jean Tirole de traiter pour

l’ultime séance annuelle, consacrée aux « Français et l’économie ». Je suis

certain qu’il saura utilement nous éclairer.

Aussi est-ce sur une note optimiste que je conclus. C’est sous l’égide

de Minerve, déesse de la sagesse, et non de Cassandre, la devineresse

incomprise, que sont placées nos Académies. Si je n’avais pas confiance

dans le bon sens de nos compatriotes, dans leur capacité à se mobiliser

collectivement et à se dépasser, comme ils l’ont montré au cours de notre

histoire, jamais je n’aurais proposé un tel sujet. Je suis sûr de n’être pas

déçu.

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