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QU’EST-CE QUE LA POESIE ? étymologie : poésie vient du verbe grec poiein = créer. La poésie est, étymologiquement, la création par excellence. Or la création est un apanage divin. C’est pourquoi les fonctions de la poésie se placent traditionnellement sous le signe de trois personnages auxquels la mythologie attribue la naissance de la poésie. A. LES FONCTIONS DE LA POESIE Dans l’Antiquité, le poète était un intermédiaire entre les dieux et les hommes : c’était l’Inspiré (étymologiquement, l’inspiration est une insufflation divine), celui qui écrivait sous la dictée des Muses, à moins qu’il ne soit dieu lui -même : Apollon, le protecteur des poètes, ou Dionysos, à l’origine du théâtre (en vers). La valeur religieuse et magique de la poésie se voit également au personnage mythologique d’ Orphée, qui par la magie de sa lyre (instrument de musique) charme (au sens premier) hommes et animaux. Justement, la qualité de ses pleurs (lorsqu’il perdit Eurydice) chantés avec la lyre a fini par donner le nom de lyrique à une poésie entièrement dévouée aux sentiments, que l’on pourrait dire « sous le signe d’Orphée » >>faire partager ses émotions, ses états d’âme est en effet l’une des fonctions de la poésie. Le lyrisme heureux ou enthousiaste existe, mais il est vrai qu’ il est souvent élégiaque, càd mélancolique, triste (thématique de l’amour fini, du temps qui passe, du souvenir ou du regret, du sentiment d’étrangeté au monde, de solitude...) Si l’on peut placer la poésie du moi, du monde intérieur et des émotions sous l e signe d’Orphée, d’un autre côté, on pourrait placer la poésie qui cherche à sortir des normes, à se frayer de nouvelles voies, à expérimenter de nouveaux chemins, à s’enivrer du départ vers l’inconnu, sous le signe du délirant Dionysos (alias Bacchus), dieu de l’ivresse (symbole d’inspiration et de voyage vers un nouveau monde, un nouvel état : l’ivresse marque la révolte, la rage de la rupture, mais aussi le désir fou de connaissance - ou d’oubli, si la connaissance est douloureuse). Car le second sens du mot « inspiration » est « enthousiasme créateur qui entraîne le poète ». Enfin, le sage Apollon, dieu de la clarté (du soleil) et de la divination pourrait symboliser la 3e fonction poétique, celle qui essaie de percer le secret des choses, du moi comme du monde ou de l’homme. Le monde est mystère, mais la parole est le lien entre l’intelligence et la matière, clé « magique », qu’il faut savoir manier, découvrir, décaper et renouveler (cf le but central de la poésie pour Mallarmé : « donner un sens plus pur aux mots de la tribu »). La poésie devient donc pensée, connaissance, par un incessant jeu de questionnement et de dévoilement. Par ce lent et long travail sur les mots les poètes espèrent s’approcher quelque peu du Sens ultime ; cf la définition linguistique du mot : un signifiant (son ou écriture) + un signifié (sens) >>double face du dire et du sens. Ainsi les poètes vont jusqu’à une vision mystique de la langue : si le monde a été créé par une Parole, la parole doit contenir le sens du monde... et pouvoir le donner aux hommes... On finit donc par revenir à l’origine de la poésie.... ou à atteindre ses limites (cf Mallarmé, poète symboliste de la fin du XIX e s, angoissé par le vide de la page blanche...)

QU’EST-CE QUE LA POESIE · a fini par donner le nom de lyrique à une poésie entièrement dévouée aux sentiments ... LE PROPHETE FONCTION DU POETE Peuples ! écoutez le poète

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QU’EST-CE QUE LA POESIE ?

étymologie : poésie vient du verbe grec poiein = créer. La poésie est, étymologiquement, la création par excellence.

Or la création est un apanage divin. C’est pourquoi les fonctions de la poésie se placent traditionnellement sous le signe de trois personnages auxquels la mythologie attribue la naissance de la poésie.

A. LES FONCTIONS DE LA POESIE

Dans l’Antiquité, le poète était un intermédiaire entre les dieux et les hommes : c’était l’Inspiré (étymologiquement, l’inspiration est une insufflation divine), celui qui écrivait sous la dictée des Muses, à moins qu’il ne soit dieu lui-même : Apollon, le protecteur des poètes, ou Dionysos, à l’origine du théâtre (en vers). La valeur religieuse et magique de la poésie se voit également au personnage mythologique d’ Orphée, qui par la magie de sa lyre (instrument de musique) charme (au sens premier) hommes et animaux.

Justement, la qualité de ses pleurs (lorsqu’il perdit Eurydice) chantés avec la lyre a fini par donner le nom de lyrique à une poésie entièrement dévouée aux sentiments, que l’on pourrait dire « sous le signe d’Orphée » >>faire partager ses émotions, ses états d’âme est en effet l’une des fonctions de la poésie. Le lyrisme heureux ou enthousiaste existe, mais il est vrai qu’il est souvent élégiaque, càd mélancolique, triste (thématique de l’amour fini, du temps qui passe, du souvenir ou du regret, du sentiment d’étrangeté au monde, de solitude...)

Si l’on peut placer la poésie du moi, du monde intérieur et des émotions sous le signe d’Orphée, d’un autre côté, on pourrait placer la poésie qui cherche à sortir des normes, à se frayer de nouvelles voies, à expérimenter de nouveaux chemins, à s’enivrer du départ vers l’inconnu, sous le signe du délirant Dionysos (alias Bacchus), dieu de l’ivresse (symbole d’inspiration et de voyage vers un nouveau monde, un nouvel état : l’ivresse marque la révolte, la rage de la rupture, mais aussi le désir fou de connaissance - ou d’oubli, si la connaissance est douloureuse). Car le second sens du mot « inspiration » est « enthousiasme créateur qui entraîne le poète ».

Enfin, le sage Apollon, dieu de la clarté (du soleil) et de la divination pourrait symboliser la 3e fonction poétique, celle qui essaie de percer le secret des choses, du moi comme du monde ou de l’homme. Le monde est mystère, mais la parole est le lien entre l’intelligence et la matière, clé « magique », qu’il faut savoir manier, découvrir, décaper et renouveler (cf le but central de la poésie pour Mallarmé : « donner un sens plus pur aux mots de la tribu »). La poésie devient donc pensée, connaissance, par un incessant jeu de questionnement et de dévoilement. Par ce lent et long travail sur les mots les poètes espèrent s’approcher quelque peu du Sens ultime ; cf la définition linguistique du mot : un signifiant (son ou écriture) + un signifié (sens) >>double face du dire et du sens. Ainsi les poètes vont jusqu’à une vision mystique de la langue : si le monde a été créé par une Parole, la parole doit contenir le sens du monde... et pouvoir le donner aux hommes... On finit donc par revenir à l’origine de la poésie.... ou à atteindre ses limites (cf Mallarmé, poète symboliste de la fin du XIX e s, angoissé par le vide de la page blanche...)

LES FONCTIONS DE LA POESIE

1.SOUS LE SIGNE D’ APOLLON :

LA QUETE DU SENS / LA SAGESSE

a. L’inspiré au premier degré : le prophète

b. L’élu qui a un don de « voyance »

c. Le poète représentant de l’humanité raisonnable et dispensateur de la sagesse

2.SOUS LE SIGNE D’ORPHEE :

LA QUETE DU MOI / LA LYRE

a. Le moi personnel

b. Le moi social et politique

c. Le moi représentant de la condition humaine

3.SOUS LE SIGNE DE DIONYSOS :

LA QUETE DE L’INCONNU / LE DELIRE

a. La nouveauté des sujets

b. La nouveauté de l’écriture

c. L’expérience de nouvelles techniques

1) SOUS LE SIGNE D’APOLLON

POUSSIN

L’Inspiration du poète

vers 1630

(web / site du Louvre) commentaire du tableau :

Le jeune homme de droite écrivant sous l'inspiration d'Apollon est peut-être Virgile : la femme debout, à gauche, serait Calliope, muse de l'éloquence et de la poésie héroïque. Le tableau pourrait avoir été peint en l'honneur d'un poète contemporain ou récemment disparu.

Une poésie en couleur Un cadrage serré met en valeur trois personnages monumentaux accompagnés de deux putti. Au centre est assis Apollon, dieu de la Beauté, du Soleil, et des Arts. Il tient dans sa main une lyre sans corde, allusion à la musique et à la poésie. Il désigne de la main droite les écrits d’un poète qui se tient debout devant lui. Le jeune homme lève la tête et regarde le putto qui s’apprête à le couronner de laurier. Derrière le dieu, placée de façon symétrique au poète, se tient Calliope, muse de la poésie épique et de l’éloquence. Devant elle, un putto porte un livre et une couronne de laurier. Deux autres ouvrages sont posés au sol. Des inscriptions permettent d’identifier les écrits : Ilias (l’Iliade d'Homère), Odyssea (l’Odyssée d'Homère) et Aeneidos (l’Enéide de Virgile). Ces évocations poétiques et littéraires sont amplifiées par une lumière diffuse et dorée ainsi que par un coloris à dominante chaude (rouge et jaune). Une lumière de soleil couchant caresse les chairs et les drapés, et, par ses effets d’ombres, leur confère un volume ample et souple. Poussin crée ici un parallèle subtil entre la dignité de la peinture et celle de la poésie, entre la poétique du langage et celle des images.

Une poétique à l'antique Dans cette vision idyllique et allégorique du statut de l’artiste, le modèle absolu, c’est-à-dire l’Antiquité classique, est omniprésent. Un relief conservé au Louvre et montrant Jupiter, Junon et Thétis présente la même composition que le tableau de Poussin, mais inversée. C’est de ce type d’œuvres, que le peintre étudiait avec passion à Rome, que découle la mise en place des personnages et leur pose. La figure d’Apollon peut également être rapprochée de celle du Parnasse de Raphaël autre grand modèle classique. Enfin, la lumière et la couleur sont issues de l’étude des œuvres vénitiennes et surtout de Titien. En cela, le tableau se place au début des années 1630 à la suite d’une série d’œuvres du maître aux formes souples et à la lumière dorée qui marquent sa production des années 1625-1635, appelée période vénitienne de Poussin.

a)L’INSPIRE AU PREMIER DEGRE : LE PROPHETE

FONCTION DU POETE Peuples ! écoutez le poète ! Ecoutez le rêveur sacré ! Dans votre nuit, sans lui complète, Lui seul a le front éclairé !

5 Des temps futurs perçant les ombres Lui seul distingue en leurs flancs sombres Le germe qui n’est pas éclos. Homme, il est doux comme une femme. Dieu parle à voix basse à son âme

10 Comme aux forêts et comme aux flots ! C’est lui qui, malgré les épines, L’envie et la dérision, Marche courbé dans vos ruines, Ramassant la tradition.

15 De la tradition féconde Sort tout ce qui couvre le monde, Tout ce que le ciel peut bénir. Toute idée, humaine ou divine, Qui prend le passé pour racine

20 A pour feuillage l’avenir. Il rayonne ! il jette sa flamme Sur l’éternelle vérité ! Il la fait resplendir pour l’âme D’une merveilleuse clarté !

25 Il inonde de sa lumière Ville et déserts, Louvre et chaumière, Et les plaines et les hauteurs ; A tous d’en haut il la dévoile ; Car la poésie est l’étoile Qui mène à Dieu rois et pasteurs ! VICTOR HUGO, Les Rayons et les Ombres, v. 277-fin, 1839.

Quelle est la fonction du poète, selon HUGO ? Qui en est à l’origine ? Guider l’humanité vers la Lumière symbole du bien, de la paix, du bonheur (cf dernier vers). Le poète est directement inspiré par Dieu lui-même, il est « sacré » (v.2), il est le seul à savoir comment atteindre la Lumière (« lui seul a le front éclairé ») : « Dieu parle à voix basse à son âme ». On peut donc qualifier le poète de « Mage », de « Prophète ». C’est la vision romantique du poète : Elu par Dieu, il est rejeté et incompris par les Hommes, qui ne voient pas sa grandeur : « malgré les épines, / L’envie et la dérision » (cf encore le poème « L’Albratos » de Baudelaire plus loin, qui, bien qu’il soit symboliste, garde cette vision romantique du poète).

Devenue métaphorique depuis le Moyen-Age chrétien, l’inspiration du poète n’avait plus rien de divin et tenait surtout au travail du poète. Mais le grand siècle de la poésie, le XIX e s, remet cette notion à l’honneur par l’intermédiaire des romantiques, et en particulier par Victor Hugo, qui affirme avoir des visions, et se sentir missionné pour conduire l’humanité vers la lumière (cf son immense œuvre La Légende des siècles, qui raconte en vers l’histoire de l’humanité et se termine par la fin des ténèbres et la victoire de Dieu sur Satan). Cette immense fresque épique se construit à travers le regard d’un poète-prophète, qui voit le but final de l’Humanité. Par ailleurs, dans la même thématique, il a écrit les deux longs poèmes « Fin de Satan » et « Dieu ». En voici le début de la Légende des Siècles : LA VISION D’OU EST SORTI CE LIVRE J’eus un rêve : le mur des siècles m’apparut. C’était de la chair vive avec du granit brut, Une immobilité faite d’inquiétude, Un édifice ayant un bruit de multitude, Des trous noirs étoilés par de farouches yeux, Des évolutions de groupes monstrueux, De vastes bas-reliefs, des fresques colossales ; Parfois le mur s’ouvrait et laissait voir des salles, Des antres où siégeaient des heureux, des puissants, Des vainqueurs abrutis de crime, ivres d’encens, Des intérieurs d’or, de jaspe et de porphyre ; Et ce mur frissonnait comme un arbre au zéphyre ; Tous les siècles, le front ceint de tours ou d’épis, Etaient là, mornes sphinx sur l’énigme accroupis ; Chaque assise avait l’air vaguement animée ; Cela montait dans l’ombre, on eût dit une armée Pétrifiée avec le chef qui la conduit Au moment qu’elle osait escalader la Nuit ; Ce bloc flottait ainsi qu’un nuage qui roule ; C’était une muraille et c’était une foule ; Le marbre avait le sceptre et le glaive au poignet, La poussière pleurait et l’argile saignait, Les pierres qui tombaient avaient forme humaine. Tout l’homme, avec le souffle inconnu qui le mène, Eve ondoyante, Adam flottant, un et divers, Palpitaient sur ce mur, et l’être, et l’univers, Et le destin, fil noir que la tombe dévide. Parfois l’éclair faisait sur la paroi livide Luire des millions de faces tout à coup. Je voyais là ce Rien que nous appelons Tout ; Les rois, les dieux, la gloire et la loi, les passages Des générations à vau-l’au dans les âges ; Et devant mon regard se prolongeaient sans fin Les fléaux, les douleurs, l’ignorance, la faim, La superstition, la science, l’histoire,

Comme à perte de vue une façade noire. Et ce mur composé de tout ce qui croula, Se dressait, escarpé, triste, informe. Où cela ? Je ne sais. Dans un lieu quelconque des ténèbres. Il n’est pas de brouillard, comme il n’est point d’algèbre, Qui résistent, au fond des nombres et des cieux, A la fixité calme et profonde des yeux ; Je regardais ce mur d’abord confus et vague, Où la forme semblait flotter comme une vague, Où tout semblait vapeur, vertige, illusion ; Et, sous mon oeil pensif, l’étrange vision Devenait moins brumeuse et plus claire, à mesure Que ma prunelle était moins troublée et plus sûre. NOTES

farouche : sauvage, violent

colossal : d’une grandeur énorme (cf le fameux Colosse de Rhodes, une des merveilles du monde antique)

jaspe et porphyre : roches employées parfois par les orfèvres ; couleurs vives et mêlées pour la pierre de jaspe (rouge, vert, jaune, etc), couleur rouge ou verte pour la pierre de porphyre

zéphyre : vent doux et tiède

morne : maussade, abattu

ondoyant : vient de ondes, synonyme d’eau : qui bouge comme l’eau

dévider : dérouler

à vau-l’au (vau = aval) : au gré du courant de l’eau

escarpé : en pente raide, abrupt La Légende des siècles

dessin de Victor HUGO

Les poètes romantiques ont une vision panthéiste de l’univers (pan-theos : tout est dieu, il y a une étincelle divine en chaque chose, donc chaque élément de la nature peut parler au poète, qui comprend ce langage)

Les Châtiments - Livre 6,15 Stella

Je m'étais endormi la nuit près de la grève. Un vent frais m'éveilla, je sortis de mon rêve, J'ouvris les yeux, je vis l'étoile du matin. Elle resplendissait au fond du ciel lointain Dans sa blancheur molle, infinie et charmante. Aquilon s'enfuyait emportant la tourmente. L'astre éclatant changeait la nuée en duvet. C'était une clarté qui pensait, qui vivait Elle apaisait l'écueil où la vague déferle On croyait voir une âme à travers une perle. Il faisait nuit encor, l'ombre régnait en vain, Le ciel s'illuminait d'un sourire divin. La lueur argentait le haut du mât qui penche ; Le navire était noir, mais la voile était blanche Des goëlands debout sur un escarpement, Attentifs, contemplaient l'étoile gravement Comme un oiseau céleste et fait d'une étincelle L'océan, qui ressemble au peuple, allait vers elle, Et rugissant tout bas, la regardait briller, Et semblait avoir peur de la faire envoler. Un ineffable amour emplissait l'étendue. L'herbe verte à mes pieds frissonnait éperdue, Les oiseaux se parlaient dans les nids ; une fleur Qui s'éveillait me dit -. c'est l'étoile ma soeur. Et pendant qu'à longs plis l'ombre levait son voile, J'entendis une voix qui venait de l'étoile Et qui disait : - Je suis l'astre qui vient d'abord. Je suis celle qu'on croit dans la tombe et qui sort. J'ai lui sur le Sina, j'ai lui sur le Taygète ; Je suis le caillou d'or et de feu que Dieu jette, Comme avec une fronde, au front noir de la nuit. Je suis ce qui renaît quand un monde est détruit. Ô nations ! je suis la poésie ardente. J'ai brillé sur Moïse et j'ai brillé sur Dante. Le lion océan est amoureux de moi. J'arrive. Levez-vous, vertu, courage, foi ! Penseurs, esprits, montez sur la tour, sentinelles ! Paupières, ouvrez-vous, allumez-vous, prunelles, Terre, émeus le sillon, vie, éveille le bruit, Debout, vous qui dormez ! - car celui qui me suit, Car celui qui m'envoie en avant la première, C'est l'ange Liberté, c'est le géant Lumière !

31 août. Jersey.

Cf un autre romantique, Nerval :

VERS DORES Eh quoi ! tout est sensible ! PYTHAGORE. Homme, libre penseur ! te crois-tu seul pensant Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ? Des forces que tu tiens ta liberté dispose, Mais de tous tes conseils l’univers est absent.

5 Respecte dans la bête un esprit agissant : Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ; Un mystère d’amour dans le métal repose ; « Tout est sensible ! » Et tout sur ton être est puissant. Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t’épie :

10 A la matière même un verbe est attaché... Ne la fais pas servir à quelque usage impie ! Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ; Et comme un oeil naissant couvert par ses paupières, Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres ! GERARD DE NERVAL, Les Chimères, 1853.

b) L’ELU QUI A UN DON DE « VOYANCE » Au même siècle, certains symbolistes prennent le relai des romantiques dans le rôle de médiateurs de l’humanité : ils cherchent à déchiffrer l’univers et à en montrer l’harmonie aux hommes : BAUDELAIRE dans son poème « correspondances » décode pour nous le fonctionnement de l’univers. Car lui aussi comprend « le langage des fleurs et des choses muettes », comme il l’affirme dans son poème « Elévation », cf plus bas. CORRESPONDANCES

La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles; L’homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l’observent avec des regards familiers. Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, - Et d’autres, corrompus, riches et triomphants, Ayant l’expansion des choses infinies, Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens, Qui chantent les transports de l’esprit et des sens. BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal (Spleen et Idéal)

A quoi Baudelaire compare-t-il la nature ? A un temple, càd à un lieu contenant la présence divine (cf les « piliers » qui rappellent les cathédrales et qui sont ici les arbres). Cette nature est animée par le souffle divin (« les confuses paroles » du vent dans les arbres les rendent animés et les font ressembler à des sibylles, les prophétesses antiques qui prononçaient des paroles inintelligibles, à décoder par les prêtres). Et justement, cette nature est codée : « forêts de symboles ». La nature contient donc un sens (divin), à déchiffrer. Comment fonctionne le code de cette nature ? Il est double : au niveau « horizontal », càd au niveau de nos 5 sens (odorat, vue, ouïe, toucher, goût), il fonctionne comme une chaîne, un sens en appelant un autre (cf les deux tercets : un parfum frais connote un toucher frais, un son doux, une couleur fraîche, le vert…). Au niveau terrestre, nos sens fonctionnent donc en harmonie, et ces échos horizontaux sont appelés « correspondances horizontales » ou « synesthésies ». Au niveau « vertical », càd le rapport de la terre et du ciel, ou plus précisément de la matière au spirituel, il n’y a plus un fonctionnement d’écho, mais un fonctionnement de reflet, comme si la terre était l’ombre d’une Réalité Supérieure, d’un Ailleurs que Baudelaire appelle l’Idéal. Ce monde idéal est parfait : il y règne le Bien, la Justice, etc, alors que dans notre monde matériel il ne règne qu’un léger reflet de ce bien, de cette justice, etc. Notre monde terrestre est donc imparfait, et souvent en proie au mal : Baudelaire appelle le monde matériel le monde du Spleen, mot anglais pour désigner une « mélancolie » qui est un dégoût de vivre propre aux romantiques, mais repris par les symbolistes. Baudelaire est souvent en proie au spleen, et rêve alors de ce monde idéal dont notre monde n’est que le reflet imparfait ; mais ces maigres reflets permettent au moins de deviner qu’il existe un monde meilleurs ailleurs…

(N.B : cette vision du monde baudelairienne est fortement inspirée par Platon, un philosophe grec antique, célèbre pour son apologue connu sous le titre « mythe de la caverne »). Comment atteindre sur notre terre ce monde idéal ? Encore par l’intermédiaire de nos sens, qui parfois nous font entrevoir un monde de beauté pure, d’infini, de bonheur (cf les deux tercets : « des parfums… /Ayant l’expansion des choses infinies…/ Qui chantent les transports de l’esprit et des sens »). Dernière remarque : ce monde idéal dont rêve Baudelaire n’est pas binaire, comme le nôtre, qui sépare le sens et l’esprit en les opposant : il réconcilie les deux en étant tout à la fois sensuel et spirituel, cf le dernier vers). Ces reflets entre les sens terrestres et un ailleurs céleste sont appelés « correspondances verticales ». Quelle est la fonction du poète, pour Baudelaire ? Comme pour Hugo, il s’agit de servir de médiateur entre le monde terrestre et le monde céleste, non plus pour guider l’Humanité vers un monde meilleur (cf Hugo), mais pour déchiffrer le sens du monde et l’offrir aux hommes, qui n’y comprennent rien (cf vers 3, les « symboles » sont fermés aux hommes, qui « passent » dans le monde sans les voir). Dans ce poème Baudelaire veut montrer qu’il existe « ailleurs » un monde parfait, l’Idéal, dont notre monde imparfait et souffrant (le monde du spleen) est le reflet, et le poète, l’élu, peut voir aussi loin : ELEVATION

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, Par-delà le soleil, par-delà les éthers, Par-delà les confins des sphères étoilées, Mon esprit, tu te meus avec agilité, Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde, Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde Avec une indicible et mâle volupté. Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ; Va te purifier dans l’air supérieur, Et bois, comme une pure et divine liqueur, Le feu clair qui remplit les espaces limpides. Derrière les ennuis et les vastes chagrins Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse, Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse S’élancer vers les champs lumineux et sereins ; Celui dont les pensers, comme des alouettes, Vers les cieux le matin prennent un libre essor, -Qui plane sur la vie, et comprend sans effort Le langage des fleurs et des choses muettes ! BAUDELAIRE, Les Fleurs du mal, « Spleen et Idéal », 1857.

Un autre symboliste, RIMBAUD, transcrit sa quête de l’absolu sous forme symbolique : AUBE J’ai embrassé l’aube d’été. Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit. La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom. Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse. Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. A la grand’ville, elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et, courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais. En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois. Au réveil il était midi. Arthur, RIMBAUD, Illuminations (1886). NOTES : le front = le fronton, partie antérieure de la façade.

Rosée de MILLAIS

En dehors de l’art du récit et du registre merveilleux, comment décoderiez-vous ce poème symboliste ?

Le héros du récit est un enfant (or le poète doit avoir le regard neuf et pur d’un enfant pour comprendre le monde fermé aux adultes qui ne savent plus voir). Cet enfant pourchasse la lumière du matin, la plus pure et la plus forte, l’ « aube d’été », comme un « mendiant » : c’est la quête de l’absolu, de la Lumière qui donne sens à tout. Il finit par l’atteindre, comme un amoureux – un peu… : l’Homme ne pourra connaître la lumière intégrale dans le monde du spleen… Pourquoi employer le mot allemand « wasserfall » à la place de sa traduction française « chute d’eau » ? Pour des raisons de sonorités : le mot de 3 syllabes sonores grâce aux voyelles contrastées « a, e, a » et aux consonnes à la fois douces (w, f, l) et sifflantes (s) traduit admirablement le son et le mouvement d’une chute d’eau, ce que l’expression française ne pouvait pas : c’est cela, être poète ! Dans sa lettre à son ami Paul Demeny, Rimbaud affirme même que la « voyance » doit être provoquée par un entraînement systématique à un regard neuf sur le monde : Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de

tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant ! - Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! (...)

Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir,

palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ;

- Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! Il faut être académicien - plus mort qu’un fossile -, pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! - Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons,

couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle : il donnerait plus - que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Enormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès ! (…)

L’art éternel aurait ses fonctions, comme les poètes sont citoyens. La poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant.

Ces poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable, - lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? – Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.

En attendant, demandons aux poètes du nouveau, - idées et formes. (Lettre de RIMBAUD à son ami Paul Demeny, datée du 15 mai 1871, quelques jours avant la « Semaine sanglante » de la Commune de Paris).

Comment le poète pense-t-il arriver à ce regard neuf qu’il qualifie de « voyant » ? Rimbaud fait partie de ces poètes « aventuriers » qui ont risqué leur santé, sinon leur vie, par des expériences diverses, notamment la drogue et la rupture avec tous les tabous sociaux. Il a vécu en marginal avec le poète Verlaine, un autre symboliste. Il a pensé que c’était sa mission de voir s’il y avait du nouveau (« l’inconnu ») dans ce qui était une transgression des habitudes sociales (le poète se dit « voleur de feu », comme le dieu Prométhée) ; en quelque sorte, il se sacrifiait pour l’humanité. Cela lui a coûté son don poétique lui-même : après 5 années de ces pratiques, il n’était plus capable d’écrire… Ceci dit, il pratiquait parfois des manières moins dangereuses de voir le monde à neuf : se coucher dans l’herbe et regarder un soleil levant en refusant d’utiliser la raison : cela donne le poème « Mystique ». Cherchez-le. Quelle sera la conséquence de cette éducation systématique à un regard neuf ? On ne peut exprimer du nouveau avec les mots et les habitudes anciennes : cela entraîne la création d’un nouveau langage poétique, exprimant toutes les correspondances baudelairiennes à la fois (« cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant »). A votre avis, quelle sera la conséquence d’une telle écriture ? Rimbaud inaugure une nouvelle ère poétique, où les poèmes ne sont plus destinés à être compris par la raison, mais s’adressent à tout notre être, en éveillant autant nos sens que notre imagination. C’est le début des poèmes ésotériques (càd mystérieux, incompréhensibles, ayant un sens caché, à découvrir par le lecteur). Mais c’est également le début d’une utilisation systématique du poème en prose, parce que le vers ne suffit plus : il n’y aura bientôt plus de règles en poésie voire de phrase correcte, et le lecteur devient un co-créateur du poème, puisqu’il doit projeter son décodage sur un poème qui devient une énigme. C’est le début de la poésie moderne.

c) LE POETE REPRESENTANT DE L’HUMANITE RAISONNABLE ET DISPENSATEUR DE LA SAGESSE :

En dehors du romantisme et du symbolisme au XIX e s, le poète n’a pas besoin de faire appel à une inspiration ou un don particulier, si ce n’est sa raison : du XVI e au XVIII e s le poète est souvent celui qui veut rendre l’Homme raisonnable par ses paroles de sagesse. Il dispense donc une morale sociale. Il est « inspiré » car dispensateur de sagesse (d’où le tableau de Poussin, L’inspiration du poète, XVII e s œuvre du classicisme : or ce courant artistique voulait former « l’honnête homme », càd un homme qui sait trouver la juste mesure dans sa vie comme dans la société, ce qui suppose des qualités morales et un comportement que maîtrise la raison).

LA FONTAINE en est le plus illustre représentant avec ses Fables. LA FONTAINE, Fables, Vi ,10 : « Le lièvre et la tortue » Rien ne sert de courir ; il faut partir à point : Le Lièvre et la Tortue en sont un témoignage. « Gageons, dit celle-ci, que vous n’atteindrez point Sitôt que moi ce but. – Sitôt ? Etes-vous sage ? Repartit l’animal léger : Ma commère, il vous faut purger Avec quatre grains d’ellébore. -Sage ou non, je parie encore. » Ainsi fut fait ; et de tous deux On mit près du but les enjeux : Savoir quoi, ce n’est pas l’affaire, Ni de quel juge l’on convint. Notre Lièvre n’avait que quatre pas à faire, J’entends de ceux qu’il fait lorsque, prêt d’être atteint, Il s’éloigne des chiens, les renvoie aux calendes, Et leur fait arpenter les landes. Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter,

Pour dormir et pour écouter D’où vient le vent, il laisse la Tortue Aller son train de sénateur. Elle part, elle s’évertue, Elle se hâte avec lenteur. Lui cependant méprise une telle victoire, Tient la gageure à peu de gloire, Croit qu’il y va de son honneur De partir tard. Il broute, il se repose, Il s’amuse à toute autre chose Qu’à la gageure. A la fin, quand il vit Que l’autre touchait presque au bout de la carrière, Il partit comme un trait ; mais les élans qu’il fit Furent vains : la Tortue arriva la première. « Eh bien ! lui cria-t-elle, avais-je pas raison ? De quoi vous sert votre vitesse ? Moi l’emporter ! et que serait-ce Si vous portiez une maison ? »

Au XVIII e s, VOLTAIRE connu pour d’autres œuvres a cependant écrit un poème devenu célèbre où il vante le progrès social contre tous ceux qui regardent vers le passé. En tant que Philosophe des Lumières, il se doit de montrer le chemin à l’Humanité, ce qui signifie à son époque se battre pour le Progrès dans tous les domaines : politique, social et ici plus particulièrement du commerce international qui permettra de relever le niveau de vie des Français, et leur apportera même le luxe, décrié comme « immonde » par les anciens moralisateurs, qui fustigent la vie « mondaine » trop superficielle : VOLTAIRE LE MONDAIN Regrettera qui veut le bon vieux temps Et l’âge d’or, et le règne d’Astrée, Et les beaux jours de Saturne et de Rhée, Et le jardin de nos premiers parents; Moi je rends grâce à la nature sage Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge Tant décrié par nos tristes frondeurs : Ce temps profane est tout fait pour mes moeurs. J’aime le luxe, et même la mollesse, Tous les plaisirs, les arts de toute espèce, La propreté, le goût, les ornements : Tout honnête homme a de tels sentiments. Il est bien doux pour mon coeur très immonde De voir ici l’abondance à la ronde, Mère des arts et des heureux travaux, Nous apporter, de sa source féconde, Et des besoins et des plaisirs nouveaux. L’or de la terre et les trésors de l’onde, Leurs habitants et les peuples de l’air, Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde. Oh ! le bon temps que ce siècle de fer ! Le superflu, chose très nécessaire, A réuni l’un et l’autre hémisphère. Saturne et Rhée = détrônés par leurs fils Jupiter, avaient fait régner l’âge d’or. Astrée déesse

de la Justice, quitta la terre à la fin de l’âge d’or; ce dernier sera suivi par un âge d’argent,

puis d’airain, et enfin de fer; le jardin de nos premiers parents = le jardin d’Eden; la

propreté = l’élégance; l’honnête homme = au sens classique

Par ailleurs, dans une période historique troublée, la poésie veut dispenser la sagesse dans « un monde de brutes » : Aragon, résistant durant la Seconde guerre mondiale, souhaite réunifier les réseaux de la Résistance française déchirée entre la résistance catholique et croyante (le réséda), et la résistance communiste athée (la rose) :

Louis ARAGON, La Diane française, 1945 : « La rose et le réséda. »

LA ROSE ET LE RESEDA A Gabriel Péri et d’Estienne d’Orves comme à Guy Moquet et Gilbert Dru. Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas Tous deux adorait la belle Prisonnière des soldats Lequel montait à l’échelle Et lequel guettait en bas Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas Qu’importe comment s’appelle Cette clarté sous leur pas Que l’un fût de la chapelle Et l’autre s’y dérobât Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas Tous les deux étaient fidèles Des lèvres du cœur des bras Et tous les deux disaient qu’elle Vive et qui vivra verra Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas Quand les blés sont sous la grêle Fou qui fait le délicat Fou qui songe à ses querelles Au cœur du commun combat Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas Du haut de la citadelle La sentinelle tira Par deux fois et l’un chancelle L’autre tombe qui mourra Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas Ils sont en prison Lequel A le plus triste grabat Lequel plus que l’autre gèle Lequel préfèrent les rats Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas Un rebelle est un rebelle Nos sanglots font un seul glas Et quand vient l’aube cruelle Passent de vie à trépas

Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas Répétant le nom de celle Qu’aucun des deux ne trompa Et leur sang rouge ruisselle Même couleur même éclat Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas Il coule il coule et se mêle A la terre qu’il aima Pour qu’à la saison nouvelle Mûrisse un raisin muscat Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas L’un court et l’autre a des ailes De Bretagne ou du Jura Et framboise ou mirabelle Le grillon rechantera Dîtes flûte ou violoncelle Le double amour qui brûla L’alouette et l’hirondelle La rose et le réséda.

rose réséda A quel genre littéraire appartient ce poème ? A un apologue qui ressemblerait à un conte de fée traditionnel, s’il n’était tragique (délivrance d’une princesse enfermée dans une tour, allégorie de la France occupée). Résumez-en les étapes. Quels sont les deux personnages qui s’opposent ? pourquoi ? Comment Aragon fait-il le lien entre les deux héros, tout en marquant leur différence ? Les deux personnages sont les chevaliers qui viennent au secours de la princesse ; ils s’opposent par leurs convictions religieuses, l’un est croyant, l’autre athée. Et il y avait en effet des réseaux distincts de résistants, réseaux catholiques et communistes. Or Aragon pense que l’urgence n’est pas les querelles religieuses, mais l’union pour la France : chaque résistant qui meurt a la même valeur. Refrain avec anaphore du présentatif « celui qui » ; les deux ont le même but dans l’histoire, et la même fin : aucune différence dans la mort : « leur sang… même couleur, même éclat ». Remarquer que même dans la morale le croyant et l’incroyant restent liés, ils sont à chaque fois les deux variantes d’un même élément : « rose, réséda », deux fleurs, « flûte, violoncelle », deux instruments de musique, « alouette, hirondelle », deux oiseaux, « framboise, mirabelle », deux fruits, et leur devenir après la mort est présenté de manière humoristique comme ailé (l’âme du croyant s’envole) ou comme un champ de course (« l’un court »), allusion aux champs élyséens antiques, càd le « paradis » des héros guerriers. Ce poème est-il pessimiste ?

Sa morale est au contraire optimiste : le « sang » « coule » dans la terre pour la féconder : il devient « raisin muscat » (cà raisin rouge), puis « framboise » ; il contribue au renouveau de la nature célébrée par un concert d’animaux et d’orchestre (« grillon », oiseaux, « flûte ou violoncelle »). Ce renouveau de la nature est l’allégorie de la délivrance de la France permise grâce à leur sacrifice.

2) SOUS LE SIGNE D’ORPHEE

mosaïque antique représentant

ORPHEE charmant les animaux

avec sa lyre

Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur

Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète, Que ta voix ici-bas doive rester muette. Les plus désespérés sont les chants les plus beaux, Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.

MUSSET, LES NUITS, « La Nuit de Mai », XIX e s

a) LE MOI PERSONNEL

Même si le lyrisme apparaît à toutes les époques, les représentants principaux du lyrisme poétique sont les romantiques au XIX e s : jamais on n’a tant pleuré (lyrisme élégiaque), jamais on n’a rempli autant de pages pour exprimer ses sentiments. Victor Hugo s’adresse à sa fille Léopoldine morte à 18 ans, pour lui annoncer qu’il visitera sa tombe : Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends. J’irai par la forêt, j’irai par la montagne. Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps. Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées, Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit, Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées, Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit. Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe, Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur, Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. VICTOR HUGO, Les Contemplations, 4 octobre 1847.

Lamartine, quant à lui, vrai père de la poésie romantique - son recueil paru en 1820, Les Méditations poétiques, en est en quelque sorte le manifeste – pleure dans son poème « Le lac » sur l’absence de Julie Charles, une femme aimée qu’il a connue au bord du lac du Bourget, en Suisse, lors d’une cure thermale. Mais la mort de Julie a empêché le rendez-vous fixé à l’année suivante. Lamartine se retrouve donc seul devant le lac, avec le souvenir des promenades en bateau avec une Julie qui se savait malade. La longueur du poème et ses effets de rythme traduisent le bouleversement intérieur du poète. LAMARTINE, Méditations poétiques, « Le Lac » Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages, Dans la nuit éternelle emportés sans retour, Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges Jeter l’ancre un seul jour ? Ô lac ! l’année à peine a fini sa carrière, Et près des flots chéris qu’elle devait revoir, Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierre Où tu la vis s’asseoir ! Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes, Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés, Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondes Sur ses pieds adorés. Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ; On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux, Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence Tes flots harmonieux. Tout à coup des accents inconnus à la terre Du rivage charmé frappèrent les échos ; Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chère Laissa tomber ces mots : "Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ! Suspendez votre cours : Laissez-nous savourer les rapides délices Des plus beaux de nos jours ! "Assez de malheureux ici-bas vous implorent, Coulez, coulez pour eux ; Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ; Oubliez les heureux. "Mais je demande en vain quelques moments encore, Le temps m’échappe et fuit ;

Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l’aurore Va dissiper la nuit. "Aimons donc, aimons donc ! de l’heure fugitive, Hâtons-nous, jouissons ! L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ; Il coule, et nous passons !" Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse, Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur, S’envolent loin de nous de la même vitesse Que les jours de malheur ? Eh quoi ! n’en pourrons-nous fixer au moins la trace ? Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus ! Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface, Ne nous les rendra plus ! Éternité, néant, passé, sombres abîmes, Que faites-vous des jours que vous engloutissez ? Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes Que vous nous ravissez ? Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure ! Vous, que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir, Gardez de cette nuit, gardez, belle nature, Au moins le souvenir ! Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages, Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux, Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages Qui pendent sur tes eaux. Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe, Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés, Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface De ses molles clartés. Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire, Que les parfums légers de ton air embaumé, Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire, Tout dise : Ils ont aimé !

Relisez le passage entre guillemets : il s’agit de la prière de Julie au temps. Quel en est le contenu ? résumez-le. Julie Charles demande au temps de s’arrêter (métaphore de l’oiseau qui passe, puis du fleuve qui coule). Elle veut bien qu’il passe pour les malheureux, qui ne souhaitent plus vivre, mais qu’il s’arrête pour les heureux. Cependant elle se rend compte de l’inutilité de sa prière, et en tire une conclusion épicurienne (dernière strophe entre guillemets) : comme la vie est trop courte, il faut profiter du moment présent (« Aimons-donc » répété avec insistance). Cette philosophie est celle du « carpe diem » (= « cueille le jour »), traduction latine d’Epicure, un philosophe grec antique. Quant à Lamartine, que demande-t-il au lac ? Cf la fin du poème : le lac, comme tous les éléments naturels, vit éternellement ; il peut donc être le témoin et le gardien des souvenirs humains, même après leur mort.

Analyse de procédés poétiques : a)la première partie du poème rappelle les moments heureux passés sur le lac, dans une promenade au clair de lune . Analysez le rythme des alexandrins de la strophe 4. b) que remarquez-vous dans le mot « harmonieux » ? pourquoi ? quel est le mètre de ce vers ? l’effet obtenu ? a)la strophe 4 imite le mouvement des rameurs ; on trouve donc les coupes suivantes : 2/4//3/3 ; 4/2//2/4 (mise en route) ; 3/3//3/3 (tétramètre dont la régularité correspond avec l’harmonie de la promenade, les rameurs ayant trouvé leur rythme de croisière) b)diérèse : « harmoni/eux », pour rendre ce mot plus sonore et le souligner ; le vers est un hémistiche (demi-alexandrin), comme chaque fin de strophe. Cela évoque le temps qui passe et coule rapidement, et qui semble accélérer à chaque fin de strophe ; les trois premiers vers de chaque strophe, au contraire, permettent, par l’alexandrin, de rendre plus majestueuse et plus touchante la douleur du poète. CE POEME FAIT PARTIE DES POEMES ROMANTIQUES LES PLUS CELEBRES. LA PREUVE dans l’album « Tintin » :

Le trésor de Rackham le Rouge

b. LE MOI SOCIAL ET POLITIQUE Mais le « moi » lyrique peut ne pas penser qu’à soi. Parfois il s’indigne pour des causes collectives, sociales ou politiques. Le poète devient alors engagé, càd qu’il se bat pour une cause, et souvent avec toute la force de ses sentiments.. Victor Hugo est encore une fois le représentant le plus célèbre de l’engagement politique et social au XIX e s : il se bat contre la misère, et notamment contre le travail des enfants : VICTOR HUGO, Les Contemplations (1856) Melancholia (v.113-128) Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? Ces doux être pensifs que la fièvre maigrit ? Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ? Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules ; Ils vont, de l’aube au soir, faire éternellement Dans la même prison le même mouvement, Accroupis sous les dents d’une machine sombre, Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l’ombre, Innocents dans un bagne, anges dans un enfer, Ils travaillent. Tout est d’airain, tout est de fer. Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue. Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las. Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas ! Ils semblent dire à Dieu : Petits comme nous sommes, Notre père, voyez ce que nous font les hommes !

Ce poème a une visée argumentative : il faut convaincre le lecteur de la nécessité de mettre fin au travail des enfants. Quelle en est la stratégie ? Le poète utilise plusieurs registres : réaliste (« fièvre maigrit , quinze heures sous des meules… »), pathétique (« pas un ne rit », supplication finale à Dieu et cri de souffrance), fantastique : la machine (de tissage) est un « monstre hideux qui mâche »), les enfants sont « des anges dans un enfer ». L’ emploi des registres relève de la persuasion, que soulignent encore des procédés rhétoriques : antithèses, anaphores, qui relèvent des registres lyrique et polémique (« bagne », « petits comme nous sommes », « enfer » : appel aux droits de l’enfant). Il se bat également contre Napoléon III, le despote qui gouverne la France à son époque. Il écrit contre lui les Châtiments du lieu de son exil forcé, dans les îles anglaises ; dans cet extrait rédigé au moment où Louis-Napoléon Bonaparte se fait sacrer empereur sous le nom de Napoléon III, il imagine le châtiment que pourraient lui infliger les abeilles brodées sur le manteau impérial, si elles s’en détachaient… HUGO, Châtiments, « Le manteau impérial », 1853. Oh ! vous dont le travail est joie, Vous qui n’avez pas d’autre proie Que les parfums, souffles du ciel, Vous qui fuyez quand vient décembre, Vous qui dérobez aux fleurs l’ambre Pour donner aux hommes le miel, (…) Ruez-vous sur l’homme, guerrières ! O généreuses ouvrières, Vous le devoir, vous la vertu, Ailes d’or et flèches de flamme, Tourbillonnez sur cet infâme ! Dites-lui : - « pour qui nous prends-tu ? (…) Et percez-le toutes ensemble, Faites honte au peuple qui tremble, Aveuglez l’immonde trompeur, Acharnez-vous sur lui, farouches, Et qu’il soit chassé par les mouches Puisque les hommes en ont peur !

RIMBAUD, au même siècle, rappelle les guerres qui ne cessent d’ébranler l’Europe (il a vécu sans y participer parce qu’adolescent, la guerre de 1870) RIMBAUD , Poésies : « Le dormeur du val » C’est un trou de verdure où chante une rivière Accrochant follement aux herbes des haillons D’argent ; où le soleil de la montagne fière, Luit ; c’est un petit val qui mousse de rayons. Un soldat jeune bouche ouverte, tête nue, Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue, Pâle dans son lit vert où la lumière pleut. Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant Comme sourirait un enfant malade, il fait un somme : Nature, berce-le chaudement : il a froid. Les parfums ne font plus frissonner sa narine; Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine Tranquille. Il a deux trous rouges au coté droit.

c. LE MOI REPRESENTANT DE LA CONDITION HUMAINE Mais à travers tous les âges, les poètes s’intéressent tout simplement à l’Homme, et à sa condition terrestre. C’est l’occasion de regretter de manière lyrique son destin mortel . Hugo, encore lui, nous prodigue sa vision de la mort, en insistant avec pitié sur l’angoisse humaine et sur le deuil d’un être cher, qu’il a vécu personnellement ; mais à la fin, il reprend son rôle de poète inspiré :

Victor HUGO, Contemplations, 1856. Mors

1. Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ. 2. Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant, 3. Noir squelette laissant passer le crépuscule. 4. Dans l’ombre où l’on dirait que tout tremble et recule, 5. L’homme suivait des yeux les lueurs de sa faulx. 6. Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux 7. Tombaient ; elle changeait en désert Babylone, 8. Le trône en échafaud et l’échafaud en trône, 9. Les roses en fumier, les enfants en oiseaux, 10. L’or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux. 11. Et les femmes criaient : Rends-nous ce petit être. 12. Pour le faire mourir, pourquoi l’avoir fait naître ? 13. Ce n’était qu’un sanglot sur terre, en haut, en bas ; 14. Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats ; 15. Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre ; 16. Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre 17. Un troupeau frissonnant qui dans l’ombre s’enfuit ; 18. Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit. 19. Derrière elle, le front baigné de douces flammes, 20. Un ange souriant portait la gerbe d’âmes.

Sur quelle figure de style et quel registre dominant le poème repose-t-il ? Sur une allégorie : la mort sous forme de squelette portant une faux. Nous sommes donc dans le registre fantastique (surnaturel inquiétant). Ce registre dure-t-il jusqu’à la fin ? Quel est le rôle du poète ? Non, les deux derniers vers relèvent du registre merveileux (surnaturel rassurant) : « douces flammes, ange souriant ». La mort paraît inquiétante, mais elle ne l’est pas vraiment, car de l’autre côté (« derrière elle ») le monde est merveilleux. Hugo joue donc son rôle de guide de l’humanité pour la rassurer quant à son destin. L’autre trait distinctif de l’Homme est sa notion du bien et du mal. Hugo, en reprenant l’histoire biblique de Caïn meurtrier de son frère Abel, le premier crime de l’humanité, évoque ici le fonctionnement de la conscience et la notion de culpabilité. Après son meurtre, Caïn fuit le lieu du crime avec sa famille, espérant échapper à Dieu et à sa conscience. Victor Hugo, La Légende des Siècles La conscience Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes, Échevelé, livide au milieu des tempêtes, Caïn se fut enfui de devant Jéhovah, Comme le soir tombait, l'homme sombre arriva Au bas d'une montagne en une grande plaine; Sa femme fatiguée et ses fils hors d'haleine Lui dirent: - Couchons-nous sur la terre, et dormons. - Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts. Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres Il vit un oeil, tout grand ouvert dans les ténèbres, Et qui le regardait dans l'ombre fixement. - Je suis trop près, dit-il avec un tremblement. Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse, Et se remit à fuir sinistre dans l'espace. Il marcha trente jours, il marcha trente nuits. Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits, Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve, Sans repos, sans sommeil. Il atteignit la grève Des mers dans le pays qui fut depuis Assur. - Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr. Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. - Et, comme il s'asseyait, il vit dans les cieux mornes L’oeil à la même place au fond de l'horizon. Alors il tressaillit en proie au noir frisson. - Cachez-moi, cria-t-il; et, le doigt sur la bouche, Tous ses fils regardaient trembler l'aïeul farouche. Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont Sous des tentes de poil dans le désert profond: - Etends de ce côté la toile de la tente. - Et l'on développa la muraille flottante; Et, quand on l'eut fixée avec des poids de plomb Vous ne voyez plus rien? dit Tsilla, l'enfant blond,

La fille de ses fils, douce comme l'aurore; Et Caïn répondit: - Je vois cet oeil encore! - Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs Soufflant dans des clairons et frappant des tambours, Cria: - Je saurai bien construire une barrière. - Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière. Et Caïn dit: - Cet oeil me regarde toujours! Hénoch dit: - Il faut faire une enceinte de tours Si terrible, que rien ne puisse approcher d'elle. Bâtissons une ville avec sa citadelle Bâtissons une ville, et nous la fermerons. - Alors Tubalcaïn, père des forgerons, Construisit une ville énorme et surhumaine. Pendant qu'il travaillait, ses frères, dans la plaine, Chassaient les fils d'Enos et les enfants de Seth; Et l'on crevait les yeux à quiconque passait; Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles. Le granit remplaça la tente aux murs de toiles, On lia chaque bloc avec des noeuds de fer, Et la ville semblait une ville d'enfer; L'ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes; Ils donnèrent aux murs l'épaisseur des montagnes; Sur la porte on grava: "Défense à Dieu d'entrer. Quand ils eurent fini de clore et de murer, On mit l'aïeul au centre en une tour de pierre. Et lui restait lugubre et hagard. - O mon père! L’oeil a-t-il disparu? dit en tremblant Tsilla. Et Caïn répondit: - Non, il est toujours là. Alors il dit: Je veux habiter sous la terre Comme dans son sépulcre un homme solitaire; Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. - On fit donc une fosse, et Caïn dit: C'est bien! Puis il descendit seul sous cette voûte sombre. Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre Et qu'on eut sur son front fermé le souterrain, L’oeil était dans la tombe et regardait Caïn.

Quelle est l’allégorie qui traduit la notion de conscience du bien et du mal ? Cf le dernier vers, « l’œil ».

On v

On voit donc que les poètes sous le signe d’Orphée ont soit une relation « je-tu », soit une relation « je-nous » avec leur destinataire ou les lecteurs. IlIls transmettent leurs émotions le plus souvent sous forme lyrique, mais ils peuvent utiliser d’autres registres ou procédés.

3) SOUS LE SIGNE DE DIONYSOS

masque en bronze de Dionysos

o

Bacchantes ou Ménades 2e moitié du Ier siècle, bas-relief en marbre exposé au musée du Bardo de Tunis

ENIVREZ-VOUS

Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. » BAUDELAIRE, Le Spleen de Paris, 1869 Comme je descendais des Fleuves impassibles, Je ne me sentis plus guidé par les haleurs : Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles, Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs. J’étais insoucieux de tous les équipages, Porteur de blés flamands ou de cotons anglais. Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages, Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais. (...) Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème De la Mer, infusé d’astres, et lactescent, Dévorant les azurs verts où, flottaison blême Et ravie, un noyé pensif parfois descend ; Où, teignant tout à coup les bleuités, délires Et rythmes lents sous les rutilements du jour, Plus fortes que l’alcool, plus vastes que vos lyres, Fermentent les rousseurs amères de l’amour ! Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes Et les ressacs et les courants : je sais le soir, L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes, Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ! RIMBAUD, Poésies, 1871, « Le Bateau ivre », extr.

Tourmente de neige en mer, TURNER

BAUDELAIRE : De quelle attitude l’ « ivresse » devient-elle le symbole ? quel est le rapport avec la poésie ? L’ivresse fait oublier la condition humaine et sa souffrance (« l’horrible fardeau du Temps qui… vous penche vers la terre »). Mais sans la prendre au premier degré (on peut aussi s’enivrer « de poésie ou de vertu »), l’ivresse symbolise un état d’esprit qui permet de supporter le destin de l’ Homme. Pour le poète, c’est la recherche de la Beauté qui provoque l’oubli des souffrances terrestres. Ne pas oublier que le dieu du vin, Dionysos ou Bacchus, était aussi le dieu du théâtre, et de l’inspiration. Lorsqu’on est inspiré, on est dans un état créatif, et ll’enthousiasme de cette création (poétique, littéraire) nous fait tout oublier et donne un sens à la vie– comme le ferait l’engagement dans une juste cause (« vertu »). RIMBAUD : Faites le lien entre cet appel à l’ « ivresse » poétique de Baudelaire et le célèbre poème de Rimbaud, « Le bateau ivre ». Le thème est le même, et l’allégorie du bateau non seulement rappelle le « tangage » des hommes ivres, mais connote l’évasion, l’aventure – poétique (« je me suis baigné dans le Poème / De la mer »). Pour atteindre l’ivresse poétique (cf l’étymologie : poeien = créer), il faut rompre avec toutes les habitudes du regard et de l’écriture – relisez la Lettre du voyant de Rimbaud. Cette rupture se traduit de manière humoristique par la mention exotique des « Peaux-Rouges faisant mourir la création ancienne sur un poteau d’exécution. Le bateau-poème a rompu avec tous ses guides (« hâleurs ») et s’est élancé, libre, dans la vaste mer…

a.LA NOUVEAUTE DES SUJETS

Les poLes poètes du XIX e s commencent à briser certains tabous. La laideur était bannie de la poésie : Baudelaire la met en scène de manière presque obscène dans un poème des Fleurs du Mal, qui illustre bien le titre du recueil (faire de la poésie de tout, y compris de ce qui a jusqu’à présent été rejeté) Une Charogne

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d'été si doux: Au détour d'un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux,

Le ventre en l'air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture, Comme afin de la cuire à point, Et de rendre au centuple à la grande Nature Tout ce qu'ensemble elle avait joint;

Et le ciel regardait la carcasse superbe Comme une fleur s'épanouir. La puanteur était si forte, que sur l'herbe Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D'où sortaient de noirs bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague Ou s'élançait en pétillant On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague, Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique, Comme l'eau courante et le vent, Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique Agite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve, Une ébauche lente à venir Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète Nous regardait d'un oeil fâché, Epiant le moment de reprendre au squelette Le morceau qu'elle avait lâché.

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, A cette horrible infection, Etoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion!

Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces, Apres les derniers sacrements, Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses, Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté! dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j'ai gardé la forme et l'essence divine De mes amours décomposés!

Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire

BAUDELAIRE avait déjà intitulé son recueil Les Fleurs du Mal, provoquant par là le scandale : peut-on aborder cette notion taboue en poésie ? Au même siècle, un auteur utilisant comme nom de plume LAUTREAMONT rejette toute foi et morale dans une poésie en prose, les Chants de Maldoror (bien nommés) par l’intermédiaire d’un personnage voué au mal qui voit les humains comme des créatures monstrueuses. Ses délires qui l’ont peut-être tué (il est mort mystérieusement en pleine jeunesse) en font le précurseur des surréalistes qui y verront le surgissement des pulsions refoulées de l’inconscient.

Un jour, avec des yeux vitreux, ma mère me dit: "Lorsque tu seras dans ton lit, que tu entendras les aboiements des chiens dans la campagne, cache-toi dans ta couverture, ne tourne pas en dérision ce qu'ils font: ils ont soif insatiable de l'infini, comme toi, comme moi, comme le reste des humains, à la figure pâle et longue. Même, je te permets de te mettre devant la fenêtre pour contempler ce spectacle, qui est assez sublime." Depuis ce temps, je respecte le voeu de la morte. Moi, comme les chiens, j'éprouve le besoin de l'infini... Je ne puis, je ne puis contenter ce besoin! Je suis fils de l'homme et de la femme, d'après ce qu'on m'a dit. Ça m'étonne... je croyais être davantage! Au reste, que m'importe d'où je viens? Moi, si cela avait pu dépendre de ma volonté, j'aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue: je ne serais pas si méchant. Vous, qui me regardez, éloignez-vous de moi, car mon haleine exhale un souffle empoisonné. Nul n'a encore vu les rides vertes de mon front; ni les os en saillie de ma figure maigre, pareils aux arêtes de quelque grand poisson, ou aux rochers couvrant les rivages de la mer, ou aux abruptes montagnes alpestres, que je parcourus souvent, quand j'avais sur ma tête des cheveux d'une autre couleur. Et, quand je rôde autour des habitations des hommes, pendant les nuits orageuses, les yeux ardents, les cheveux flagellés par le vent des tempêtes, isolé comme une pierre au milieu du chemin, je couvre ma face flétrie, avec un morceau de velours, noir comme la suie qui remplit l'intérieur des cheminées : il ne faut pas que les yeux soient témoins de la laideur que l'Etre suprême, avec un sourire de haine puissante, a mise sur moi.

LAUTREAMONT, Les chants de Maldoror.

On voit donc qu’être sous le signe de Dionysos est être sous le signe de la transgression (cf la fin blasphématoire). Mais la transgression peut tout simplement être celle de la modernité, bannie de la poésie traditionnelle.

Au XX e s, les poètes ouvrent une nouvelle brèche dans la tradition en tournant résolument le dos au passé et en introduisant la réalité quotidienne et moderne dans leurs poèmes.

Nous découvrons donc les objets les plus banals, revisités d’un regard neuf par Francis PONGE dans Le Parti pris des choses (encore un titre explicite) :

LE PAIN

La surface du pain est merveilleuse d’abord à cause de cette impression quasi panoramique qu’elle donne : comme si l’on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes. Ainsi donc une masse amorphe en train d’éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s’est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses... Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux, - sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente. Ce lâche et froid sous-sol que l’on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des soeurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois. Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable... Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation. Francis PONGE, Le Parti pris des choses.

Donnez un titre pour chaque §. Cf les passages soulignés. Montrez que l’objet-pain est transfiguré par différents champs lexicaux : que devient cet objet ? Tantôt massif montagneux (croûte), tantôt monde sous-marin ou parterre de fleurs (mie), et sa création ressemble à celle des galaxies (« four stellaire »). L’humour intervient aux côtés de la poésie des images : la mie par ses dentelures collées les unes aux autres rappelle une rareté humaine (« sœurs siamoises »). Sur quoi repose l’humour du dernier § ? Jeu de mots : « brisons-la » = brisons la masse du pain… pour le manger, mais « brisons-là » signifie « arrêtons-en là », passons à autre chose, ce qui est d’ailleurs le cas, si l’on passe à la consommation… La fin redonne au pain sa qualité normale, objet de consommation… que le poète affirme n’avoir jamais contestée…. Comment appelle-t-on ce type de poème ? quelles en sont les caractéristiques ? Il s’agit d’un poème en prose, càd que le poème est disposé comme un texte normal, sans vers. Cependant les paragraphes sont courts, comme les strophes, et le contenu reste poétique, càd beau par le rythme des phrases, les sonorités (cf phrase de la création du pain, de la pâte au four : il finit par « craquer »), les nombreuses images, le regard neuf, qui transfigure un objet banal en croûte terrestre couvrant le magma de la création. Le pain est ainsi recréé par l’écriture poétique, qui ne manque pas d’humour…

Nous y découvrons également le paysage de la modernité, à savoir la ville, dans sa beauté moderne, dans Alcools d’APOLLINAIRE (quel titre dionysiaque !). Il y évoque un pont moderne de Paris, entièrement construit en métal, et en fait un symbole d’une relation amoureuse qui part à la dérive :

Le pont Mirabeau à Paris LE PONT MIRABEAU Sous le pont Mirabeau coule la Seine Et nos amours Faut-il qu’il m’en souvienne La joie venait toujours après la peine Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure Les mains dans les mains restons face à face Tandis que sous Le pont de nos bras passe Des éternels regards l’onde si lasse Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure L’amour s’en va comme cette eau courante L’amour s’en va Comme la vie est lente Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure Passent les jours et passent les semaines Ni temps passé Ni les amours reviennent Sous le pont Mirabeau coule la Seine Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure APOLLINAIRE, Alcools, 1913. Dans la chanson du Mal Aimé (càd lui), il évoque des « paysages » urbains, chantant pour la première fois la beauté technique de la ville (l’électricité et les tramways étaient des inventions récentes)

Boulevard de la Madeleine à Paris de Antoine Blanchard

LA CHANSON DU MAL AIME (fin : vers 271-295) (...) Juin ton soleil ardente lyre Brûle mes doigts endoloris Triste et mélodieux délire J’erre à travers mon beau Paris Sans avoir le coeur d’y mourir Les dimanches s’y éternisent Et les orgues de Barbarie Y sanglotent dans les cours grises Les fleurs aux balcons de Paris Penchent comme la tour de Pise Soirs de Paris ivres du gin Flambant de l’électricité Les tramways feux verts sur l’échine Musiquent au long des portées De rails leur folie de machines Les cafés gonflés de fumée Crient tout l’amour de leurs tziganes De tous leurs siphons enrhumés De leurs garçons vêtus d’un pagne Vers toi toi que j’ai tant aimée Moi qui sais des lais pour les reines Les complaintes de mes années Des hymnes d’esclave aux murènes La romance du mal-aimé Et des chansons pour les sirènes Guillaume APOLLINAIRE, Alcools, 1913.

b.LA NOUVEAUTE DE L’ECRITURE ou LA PETITE HISTOIRE DE L’ECRITURE POETIQUE A TRAVERS LES AGES

Voilà la conception traditionnelle de l’écriture poétique, à l’époque de BOILEAU (classicisme, XVII e s), qui transcrit (en vers !) les règles classiques : Et les mots pour le dire arrivent aisément. (....) J’aime mieux un ruisseau, qui, sur la molle arène, Dans un pré plein de fleurs lentement se promène, Qu’un torrent débordé qui, d’un cours orageux, Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux. Hâtez-vous lentement ; et, sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : Polissez sans cesse et repolissez : Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. (...) Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement

BOILEAU, L’ART POETIQUE, I, XVII e s

METAPHORE DE LA POESIE CLASSIQUE

METAPHORE DE LA POESIE BAROQUE (et convient aussi à la POESIE ROMANTIQUE)

Résumez les règles classiques d’après Boileau. Il ne faut pas s’épancher, se laisser aller, sous la poussée créative ou l’émotion : au contraire, l’état de création doit être maîtrisé, et les vers repris dix ou vingt fois par des corrections (« polir et repolir ») jusqu’à ce que chaque vers soit parfait : il vaut mieux écrire peu, lentement et bien (« ruisseau ») que trop et trop vite (« torrent débordé »). Et le poème doit être facile à comprendre (cf dernier vers). Pour tenter l’expérience de la nouveauté, il ne suffit pas de s’attaquer au fond, il faut aussi renouveler la forme. Ce sont les romantiques, au XIX e s qui commencent à ébranler sérieusement la tradition d’écriture poétique : après avoir libéré les sentiments dans toute leur force, voire leur fureur, ils ont besoin d’un vers qui s’adapte à leur violence. Or le vers classique par excellence, l’alexandrin, cherche à atteindre la majesté par sa régularité et sa longueur (césure traditionnelle à l’hémistiche : 6//6, et reste des coupes régulière, cf le tétramètre : 3X4)). Pour traduire la force des sentiments, il faut donc désarticuler l’alexandrin, càd rompre sa régularité par des coupes audacieuses. Parallèlement, il faut s’attaquer au vocabulaire, qui est trop noble et soutenu, et ne peut donc transcrire l’authenticité du vécu intérieur. Or parler avec les mots et les pauses habituelles du langage courant revient à désacraliser la poésie et à la rapprocher de la prose ; mais cela permet de rendre l’expression naturelle. C’est ce que se propose Victor Hugo, qui se présente en révolutionnaire de la poésie :

Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes ; (…) Alors, brigand, je vins ; je m’écriai : Pourquoi Ceux-ci sont toujours devant, ceux-là toujours derrière ? (…) Et sur les bataillons d’alexandrins carrés, Je fis souffler un vent révolutionnaire. Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire (…) Et déclarai les mots égaux, libres, majeurs. Tous les envahisseurs et tous les ravageurs, Tous ces tigres, les Huns, les Scythes et les Daces, N’étaient que des toutous auprès de mes audaces ; Je bondis hors du cercle et brisai le compas. Je nommai le cochon par son nom ; pourquoi pas ? (…) Oui, je suis ce Danton ! je suis ce Robespierre ! La langue était en ordre, auguste, époussetée. Je l’ai troublée, et j’ai, dans ce salon illustre, Même un peu cassé tout ; le mot propre, ce rustre, N’était que caporal, je l’ai fait colonel ; (…) J’ai dit à la narine : Eh mais ! tu n’es qu’un nez ! J’ai dit au long fruit d’or : Mais tu n’es qu’une poire ! (…) J’ai dit aux mots : Soyez république ! soyez La fourmilière immense, et travaillez ! Croyez, Aimez, vivez ! - J’ai mis tout en branle, et, morose, J’ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la prose. Victor HUGO, LES CONTEMPLATIONS, « Réponse à un acte d’accusation », XIX e s [Note : reum confitentem : l’accusé qui avoue ses fautes (Hugo cite Cicéron, un orateur romain)]

PS : noter l’opposition passé/présent ; les métaphores révolutionnaires, le mélange des registres (lyrique, polémique, épique, comique), le mélange de lexique soutenu et familier ; le rythme déstructuré (déconstruction de l’alexandrin) ; le portrait du poète : brigand qui lance un défi à l’autorité >>un art poétique révolutionnaire, et qui plus est, en action ! Repérez les mots qui ne seraient pas admis dans la poésie traditionnelle et les vers qui désarticulent le rythme traditionnel de l’alexandrin.

La même révolution se poursuit au théâtre toujours encore écrit en vers au XIX e s, en particulier les tragédies : même sans le texte, on se rendait compte que les acteurs parlaient en vers, par la lenteur des réparties qui maintenaient le rythme de l’alexandrin. Mais le drame romantique inventé par Hugo se rapproche de la prose : Comparez à ce sujet un dialogue théâtral de Corneille (extrait de Cinna) et le début d’Hernani de Hugo :

AUGUSTE Je suis maître de moi comme de l’univers ; (…) Apprends sur mon exemple à vaincre ta colère : Te rendant un époux, je te rends plus qu’un père. EMILIE Et je me rends, seigneur, à ces hautes bontés ; Je recouvre la vue auprès de leurs clartés (…)

DONA JOSEPHA Serait-ce déjà lui ? (On frappe) C’est bien à l’escalier Dérobé. (on frappe) Vite, ouvrons (Elle ouvre) Bonjour, beau cavalier. P.S : seule la mise en page permet ici – au lecteur – de reconnaître le début d’un nouveau vers.

Combien y a-t-il de vers dans le texte de Hugo, avec quel mètre ? Il y a 2 alexandrins (le second commence à « Dérobé », rejet brutal suivi d’un contre-rejet : « Vite, ouvrons »). Comme un seul vers est non seulement haché par les rejets et contre-rejets ou encore coupes (« bonjour / beau cavalier »), mais encore partagé entre plusieurs interlocuteurs, on ne reconnaît rien de l’alexandrin (v.2 : 3/1/2//2/4), et l’on croit que les personnages parlent en prose – seule la rime peut encore rappeler les vers. Il n’est donc pas étonnant qu’au même siècle un autre romantique, Aloysius BERTRAND, invente le poème en prose, càd un poème sans vers ni rimes écrit en langage courant sous forme de petits paragraphes, comme un récit. Le poème en prose garde toutefois le statut de poème par son caractère bref et sa beauté.

ALOYSIUS BERTRAND, GASPARD DE LA NUIT, III, IX

ONDINE

I. - Ecoute ! - Ecoute ! - C’est moi, c’est Ondine qui frôle de ces gouttes d’eau les losanges sonores de ta fenêtre illuminée par les mornes rayons de la lune ; et voici, en robe de moire, la dame châtelaine qui contemple à son balcon la belle nuit étoilée et le beau lac endormi. II. « Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant, chaque courant est un sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais est bâti fluide, au fond du lac, dans le triangle du feu, de la terre et de l’air. III. « Ecoute ! - Ecoute ! - Mon père bat l’eau coassante d’une branche d’aulne verte, et mes soeurs caressent de leurs bras d’écume les fraîches îles d’herbes, de nénuphars et de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc et barbu qui pêche à la ligne ! » IV. Sa chanson murmurée, elle me supplia de recevoir son anneau à mon doigt pour être l’époux d’une Ondine, et de visiter avec elle son palais pour être le roi des lacs. V. Et comme je lui répondais que j’aimais une mortelle, boudeuse et dépitée, elle pleura quelques larmes, poussa un éclat de rire, et s’évanouit en giboulées qui ruisselèrent blanches le long de mes vitraux bleus. NOTES

losanges : souvenir des vitraux des châteaux de la Renaissance

moire : étoffe à reflet changeant, obtenu en écrasant et en déviant le grain du tissu avec un calendre

triangle : les alchimistes symbolisaient les éléments par des triangles. Selon Platon déjà, les éléments se constituaient de corpuscules aux faces triangulaires

aulne : arbre au bord de l’eau

Pourquoi s’agit-il malgré tout d’un poème ?

Un poème en prose est reconnaissable à sa beauté, ou au regard neuf qu’il porte sur les choses. Ici le regard neuf concerne les « giboulées blanches », sorte de pluie neigeuse qui sont transfigurés en Ondine (nymphe des eaux ici proche de la sirène qui veut attirer le voyageur dans l’eau pour le noyer). L’imagination poétique transforme la météorologie en conte fantastique, où une ondine déguisée en châtelaine propose un mariage à un jeune homme qui semble le poète (narrateur « je »), afin de l’attirer sous l’eau : devant son refus, elle se dissout et retourne à son élément. Mais à la beauté du récit (cadre, éclairage, histoire) s’ajoute la beauté de l’écriture : nombreux adjectifs mélioratifs, phrases majestueusement rythmées ou au contraire calculées pour leur chute (cf la dernière et le feu d’artifice de couleurs qui la termine), sonorités envoûtantes (assonances en [ou], éclat de rire final ponctué par les « i », insistance sonore des anaphores ou répétitions…). Tous ces éléments, avec les nombreuses personnifications et images, dépassent largement le cadre d’un récit fantastique, et atteignent la poésie. RIMBAUD au même siècle, exploite cette découverte en allant encore plus loin : si l’on peut créer de la beauté sans vers ni rimes, on peut aussi la créer en l’absence de sens, du moins de sens évident. Le poème devient ésotérique, càd incompréhensible au premier niveau.

FLEURS

D’un gradin d’or - parmi les cordons de soie, les gazes grises, les velours verts et les disques de cristal qui noircissent comme du bronze au soleil, - je vois la digitale s’ouvrir sur un tapis de filigrane d’argent, d’yeux et de chevelures. Des pièces d’or jaune semé sur l’agate, des piliers d’acajou supportant un dôme d’émeraude, des bouquets de satin blanc et de fines verges de rubis entourent la rose d’eau. Tels qu’un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses.

RIMBAUD ILLUMINATIONS

Si tout le monde ne va pas si loin, d’autres s’attaquent à la syntaxe (structure grammaticale de la phrase), d’abord dans la présentation des vers :

CHANSON D’AUTOMNE Les sanglots longs Des violons De l’automne Blessent mon cœur

5 D’une langueur Monotone. Tout suffocant Et blême, quand Sonne l’heure,

10 Je me souviens Des jours anciens Et je pleure. Et je m’en vais Au vent mauvais

15 Qui m’emporte Deçà, delà, Pareil à la Feuille morte. VERLAINE, Poèmes saturniens, in Paysages Tristes, 1866.

Illustration de Chanson d’automne, Hubert PAUGET

Remarquez le vers formé d’un seul mot, et la brièveté inhabituelle des vers dans l’ensemble (4 ou 3 syllabes : la légèreté d’une feuille qui virevolte au vent avant de mourir). Les audaces syntaxiques sont mises en gras à la fin de deux vers : a-t-on jamais vu un vers coupé ainsi ? ces ruptures brutales (car la voix s’arrête en fin de vers) traduisent cet état de mélancolie, où l’on entend sonner l’heure de sa mort : période de rupture avec la vie, comme la feuille d’automne qui bascule. Puis dans la construction de la phrase elle-même (absence de verbe principal, ou construction difficile à repérer à la première lecture voire rupture de construction). Ceci est rendu plus facile par l’invention d’Apollinaire au début du XX e s : il supprime la ponctuation, obligeant ainsi le lecteur à hésiter entre différentes solutions pour reconstruire une phrase et un sens et à choisir entre différentes interprétations. Et dans certains poèmes il n’utilise plus de mètre -càd que les vers n’obéissent plus à un nombre déterminé de syllabes (=vers libre)- et abandonne la rime (= vers blanc). Guillaume APOLLINAIRE, Calligrammes, 1918. OMBRE Vous voilà de nouveau près de moi Souvenirs de mes compagnons morts à la guerre L’olive du temps Souvenirs qui n’en faites plus qu’un Comme cent fourrures ne font qu’un manteau Comme ces milliers de blessures ne font qu’un article de journal Apparence impalpable et sombre qui avez pris La forme changeante de mon ombre Un Indien à l’affût pendant l’éternité Ombre vous rampez près de moi Mais vous ne m’entendez plus Vous ne connaîtrez plus les poèmes divins que je chante Tandis que moi je vous entends je vous vois encore Destinées Ombre multiple que le soleil vous garde Vous qui m’aimez assez pour ne jamais me quitter Et qui dansez au soleil sans faire de poussière Ombre encre du soleil Ecriture de ma lumière Caisson de regrets Un dieu qui s’humilie

Pour comprendre le poème : -Apollinaire rappelle Apollon, le dieu de la poésie (cf fin du poème) -le poète est torturé par les souvenirs de ses camarades morts à la guerre >>cherchez les images qui peuvent traduire la notion de souvenir, de mort, de peine, et de transposition poétique du souvenir. Essayez de les expliquer. On remarque qu’en même temps l’image traditionnelle (comparaison ou métaphore) évolue, ce qui annonce le mouvement du surréalisme au XX e s : les images deviennent surprenantes, audacieuses. En comparant le poème de Ronsard (XVI e s) et « Ombre » d’APOLLINAIRE puis le poème d’ELUARD qui suit, dégagez la différence entre image traditionnelle et moderne.

IMAGES TRADITIONNELLES

IMAGES MODERNES

RONSARD

APOLLINAIRE

ELUARD

RONSARD, Odes I, 17 : A Cassandre

Mignonne, allons voir si la rose Qui ce matin avait déclose Sa robe de pourpre au soleil, A point perdu, cette vêprée, Les plis de sa robe pourprée Et son teint au vôtre pareil. Las ! voyez comme en peu d’espace, Mignonne, elle a dessus la place, Las, las ! ses beautés laissé choir ; O vraiment marâtre Nature, Puisqu’une telle fleur ne dure Que du matin jusqu’au soir ! Donc, si m’en croyez, mignonne, Tandis que votre âge fleuronne En sa plus verte nouveauté, Cueillez, cueillez votre jeunesse : Comme à cette fleur, la vieillesse Fera ternir votre beauté. NOTES Rose : emprunté à l’Orient par les Grecs, la « rose » désigne le calice de la fleur, une jeune abeille et une jeune fille vierge. C’est aussi, en français, l’anagramme d’Eros, le dieu de l’Amour piqué par une abeille

ELUARD, L’Amour la poésie (1929) : « La terre est bleue... »

La terre est bleue comme une orange Jamais une erreur les mots ne mentent pas Ils ne vous donnent plus à chanter Au tour des baisers de s’entendre Les fous et les amours Elle sa bouche d’alliance Tous les secrets tous les sourires Et quels vêtements d’indulgence A la croire toute nue. Les guêpes fleurissent vert L’aube se passe autour du cou Un collier de fenêtres Des ailes couvrent les feuilles Tu as toutes les joies solaires Tout le soleil sur la terre Sur les chemins de ta beauté

dissimulée dans une rose. Déclose : ouvert, déplié Pourpre : rouge foncé, rouge sang ; pourprée : de couleur pourpre Vêprée : soirée Teint : couleur du visage Las : hélas ! Espace : temps Choir : tomber O vraiment marâtre Nature : une marâtre est une belle-mère (considérée traditionnellement comme une mauvaise mère) = ô vraiment, tu es une mauvaise mère, Nature Fleuronne : fleurit En sa plus verte nouveauté : en sa plus pure jeunesse Ternir : ôter la fraîcheur, l’éclat, la couleur

IMAGE CLASSIQUE : comparé et comparant sont en rapport compréhensible et habituel

Image surréaliste : comparé et comparant forment une image « détonante », surprenante parce qu’on n’est pas habitué à les mettre en rapport

Notez à présent la définition de l’image surréaliste : Alors qu’une image traditionnelle est facilement compréhensible car la raison fait le lien entre le comparant et le comparé (femme= rose), l’image surréaliste rompt ce lien, et crée ainsi à la fois surprise et choc poétique. Dans l’image surréaliste, le comparant n’a donc pas de rapport logique avec le comparé, soit qu’il réunisse deux champs lexicaux éloignés (terre/orange), soit qu’il rapproche concret et abstrait (« bouche d’alliance, joies solaires »). Rappel : est abstrait tout ce qui ne peut relever d’un de nos 5 sens, càd tout ce qui est de l’ordre du sentiment ou de la pensée.

c.L’EXPERIENCE DE NOUVELLES TECHNIQUES

En plus de tous ces nouveaux procédés, les poètes essaient également de nouvelles techniques pour provoquer une nouvelle écriture. Les surréalistes ont commencé par l’écriture automatique (même si la plupart de leurs textes sont retravaillés par la suite), càd un texte produit dans un temps chronométré si réduit que l’on ne peut réfléchir à ce que l’on écrit, ni à la syntaxe : ainsi la raison est absente, et seul l’inconscient avec ses associations d’idées dicte les mots.

BRETON, CLAIR DE TERRE (1923), Le Soleil en laisse

Le Soleil en laisse

Le grand frigorifique blanc dans la nuit des temps Qui distribue les frissons à la ville Chante pour lui seul Et le fond de sa chanson ressemble à la nuit Qui fait bien ce qu’elle fait et pleure de le savoir Une nuit où j’étais de quart sur un volcan J’ouvris sans bruit la porte d’une cabine et me jetai aux pieds de la lenteur Tant je la trouvai belle et prête à m’obéir Ce n’était qu’un rayon de la roue voilée Au passage des morts elle s’appuyait sur moi Jamais les vins braisés ne nous éclairèrent Mon amie était trop loin des aurores qui font cercle autour d’une lampe arctique Au temps de ma millième jeunesse J’ai charmé cette torpille qui brille Nous regardons l’incroyable et nous y croyons malgré nous Comme je pris un jour la femme que j’aimais Nous rendons les lumières heureuses Elles se piquent à la cuisse devant moi Posséder est un trèfle auquel j’ai ajouté artificiellement la quatrième feuille Les canicules me frôlent Comme les oiseaux qui tombent Sous l’ombre il y a une lumière et sous cette lumière il y a deux ombres Le fumeur met la dernière main à son travail Il cherche l’unité de lui-même avec le paysage Il est un des frissons du grand frigorifique P.S : comme notre inconscient fonctionne de manière codée (cf les rêves), cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de sens. Mais ce sens reste à décoder… selon l’inconscient du lecteur… Relisez les passages en gras et faites le lien avec le thème baroque puis romantique de la fuite du temps, de la mort qui nous attend malgré la fulgurance de la vie/de l’amour – traité avec des images surréalistes…

Voici comment DALI, proche des surréalistes, traduit en images la fuite du temps :

DALI La persistance de la mémoire

APOLLINAIRE, qui a été le précurseur du surréalisme, , s’inspire également des peintures de son époque (naissance du cubisme) pour écrire des poèmes cubistes.

PICASSO, Portrait de femme.

Pratiquant le procédé de l’énumération à surprise, le poète compose l’image complète d’un

instant vécu : visions de combats, souvenir d’une femme aimée repartie pour l’Algérie sur la

mer menacée, conscience du monde entier qui vit à la même heure, en imitation des tableaux

cubistes qui essaient de rendre les trois dimensions sur un tableau qui n’en comporte que

deux, càd de saisir simultanément tous les côtés d’un même sujet

Apollinaire utilise la même technique pour retranscrire un instant vécu de la

guerre de 14-18 dans une tranchée …

Il y a Il y a un vaisseau qui a emporté ma bien-aimée Il y a dans le ciel six saucisses et la nuit venue on dirait des asticots dont naîtraient les étoiles Il y a un sous-marin ennemi qui en voulait à mon amour Il y a mille petits sapins brisés par les éclats d’obus autour de moi Il y a un fantassin qui passe aveuglé par les gaz asphyxiants Il y a que nous avons tout haché dans les boyaux de Nietszche de Goethe et de Cologne Il y a que je languis après une lettre qui tarde Il y a dans mon porte-cartes plusieurs photos de mon amour Il y a les prisonniers qui passent la mine inquiète Il y a une batterie dont les servants s’agitent autour des pièces Il y a le vaguemestre qui arrive au trot par le chemin de l’Arbre isolé Il y a dit-on un espion qui rôde par ici invisible comme l’horizon dont il s’est indignement revêtu et avec quoi il se confond Il y a dressé comme un lys le buste de mon amour Il y a un capitaine qui attend avec anxiété les communications de la TSF sur l’Atlantique Il y a à minuit des soldats qui scient des branches pour les cercueils Il y a des femmes qui demandent du maïs à grands cris devant un Christ sanglant à Mexico Il y a le Gulf Stream qui est si tiède et si bienfaisant Il y a un cimetière plein de croix à 5 kilomètres Il y a des croix partout de ci de là Il y a des figues de Barbarie sur ces cactus en Algérie Il y a les longues mains souples de mon amour (...) Il y a des hommes dans le monde qui n’ont jamais été à la guerre Il y a des Hindous qui regardent avec étonnement les campagnes occidentales Ils pensent avec mélancolie à ceux dont ils se demandent s’ils les reverront Car on a poussé très loin durant cette guerre l’art de l’invisibilité

Guillaume APOLLINAIRE. Mais il reprend également une technique qui lie langage et peinture et la transfère en poésie : la technique du calligramme (« belle écriture ou beau dessin, selon les deux sens du mot « gramma » en grec). En voici le plus célèbre, tiré justement des Calligrammes d’APOLLINAIRE :

Sans forcément aboutir au calligramme, beaucoup de poètes modernes jouent sur la mise en page et la dactylographie (forme, taille, épaisseur et disposition des lettres).

Iles

Iles

Iles Iles où l'on ne prendra jamais terre

Iles où l’on ne descendra jamais

Iles couvertes de végétation

Iles tapies comme des jaguars

Iles muettes

Iles immobiles

Iles inoubliables et sans nom

Je lance mes chaussures par dessus bord

Car je voudrais bien aller jusqu’à vous

Blaise Cendrars, Poésies.

Qu’essaie d’imiter la mise en page de ce poème de Cendrars, un adorateur des voyages lointains ? Cf titre.

Blaise Cendrars, pseudonyme de Frédéric-Louis Sauser (1er septembre 1887 — 21 janvier

1961), est un écrivain d'origine suisse, naturalisé français en 1916. Très tôt, il a placé son

oeuvre sous le signe du voyage et de l'aventure. Dans sa poésie comme dans ses oeuvres en

prose (romans, reportages, mémoires), l'exaltation du monde moderne se mêle chez lui à la

volonté de se créer une légende où l'imaginaire se mêle au réel de façon inextricable. Engagé

dans l'armée française comme volontaire étranger, il participe à la Première Guerre mondiale.

Le 28 septembre 1915, il perd au combat sa main droite, sa main d'écrivain, amputée au-

dessus du coude. Cette blessure marque profondément l'oeuvre de Cendrars. En lui faisant

découvrir son identité de gaucher, elle a bouleversé son rapport à l'écriture.

Il a bien connu le Brésil, l’Afrique. Quelques explications (net).

Il convient d'observer que pour Cendrars, le terme "îles" participe de la mythologie d'un cadre paradisiaque préservé. Le vocable est d'abord mis en relief par la simple reprise anaphorique du titre sur deux unités rythmiques. Il est ensuite répété au début des sept unités suivantes qui en développent successivement l'image par l'adjonction de segments identiques du point de vue de leur valeur syntaxique (on peut tous les assimiler à des épithètes). Ces répétitions qui interviennent sous la forme vocative sont significatives de l'exaltation du poète et la structure du poème ainsi déterminée figure la structuration de l'espace marin parsemé d'îles et d'îlots. Leur similitude est mise en relief par le recours à un substantif pluriel indéterminé et soulignée par le parallélisme des unités 3 et 4 :

"(...)

Iles où l'on ne prendra jamais terre

Iles où l'on ne descendra jamais"

La réduction obtenue par la substitution synonymique de la locution "prendra (...) terre" qui devient "descendra"permet le soulignement de l'adverbe "jamais" répété dans les deux unités et par lequel s'exprime le caractère inaccessible d'un lieu mythique issu de l'imaginaire. La dimension de lieu paradisiaque préservé est par ailleurs rendue par la simplicité du syntagme "couvertes de végétation" avec lequel contraste vivement la riche série d'épithètes "tapies", "muettes", "immobiles", "inoubliables". Ces épithètes sont significatives de mystère et d'une fascination qui tient presque de l'envoûtement ce qu'exprime l'alliance de mots "Iles inoubliables et sans nom". L'image des jaguars nous semble, dans ce contexte, rappeler le dernier et très célèbre tableau d'Henri Rousseau : Le Rêve.

L'ingénuité par laquelle est exprimée l'émotion du poète dans le dernier verset confirme la spontanéité primitive retrouvée d'une perception et de l'expression d'une émotion libérée de tout esthétisme.