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quilombo Des millions pour sauver la planète Les terres de la discorde Les parcs privés de Douglas Tompkins et de son ONG, Conservation Land Trust provoquent de violents débats. Reportage Au cflur de lÊIberá, la plus grande réserve dÊeau douce dÊArgentine magazine

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Les terres de la discorde - Les parcs privés de Douglas Tompkins et de son ONG Conservation Land Trust provoquent de violents débats. Une grande enquête de Charles Mathieu-Dessay - EFJ promo 2011 -

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Des millions poursauver la planète

Les terres de ladiscordeLes parcs privés de DouglasTompkins et de son ONG,Conservation Land Trust provoquent de violents débats.

ReportageAu cflur de lÊIberá, la plus granderéserve dÊeau douce dÊArgentine

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SommaireEditorialQuÊest-ce que la Deep Ecology ?Les terres de la discordeAu pays de l'eau qui brilleUn gringo qui vous veut du bienEntretien : Ignacio Jimenez, responsable du projet Ibera

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TTextes : Charles Mathieu-DessayCrédit Photos : Charles Mathieu-Dessay et CLT

Remerciements : Christian Pasquetpour son accompagnement danslÊécriture et ses conseils avisés ;

Florent Torchut pour la relectureet Valeria Sartori pour son aide

précieuse au montage.

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avoir préserver les ressources de notre pla-nète, est sans doute le défi majeur auqueldevra faire face lÊhumanité au cours duXXIème siècle. La préservation des réserves

dÊeau douces tout dÊabord, et la biodiversité en généralsont la clé qui permettra de le surmonter. CÊest dans legrand sud, en Argentine et au Chili, dans des territoiresen pleine fièvre de la monoculture de soja et du colzaquÊun milliardaire américain prend depuis vingt ans le parifou dÊacheter des milliers dÊhectares dans des zones stra-tégiques pour ensuite les remettre aux états afin de fonderdes parcs naturel nationaux.

Pour Douglas Tompkins et toute lÊéquipe de ConservationLand Trust, portés par leur philosophie de vie, lÊécologieprofonde, et une lucidité du monde globalisé qui les en-toure il faut faire face aux archaïsmes avec de grosmoyens. Fini le temps de lÊécologiste soixante-huitard can-dide, voici venu celui du capitaliste et ses billets verts pourvoler au secours de la nature.

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// Edito

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rne Naess, philosophe Norvégien utilise dès1973 le terme dÊEcologie profonde (DeepEcology), dans une revue intellectuelle an-glaise. Il lÊoppose à une écologie superficielle,

de surface. Pour lui, lÊécologie ÿ traditionnelle Ÿ metlÊhomme au centre de la nature, alors que selon lui,lÊhomme fait partie dÊun tout (bio centrisme). Naess nÊin-vente rien mais définit une idéologie qui transparaît depuislongtemps dans les écrits de certains philosophes (Tho-reau, Tocqueville ou encore John Muir). Le terme reste. Lemouvement sera celui de la deep ecology. En 85, le mou-vement est véritablement lancé lorsque les philosophesaméricains George Sessions et Bill Devans publient un ou-vrage éponyme du mouvement. Au travers de lÊfluvre deDevans, Sessions et dÊautres auteurs anglo-saxons, lÊéco-logie profonde commence à voir ses premières applica-tions au début des années 90 au travers dÊorganisationsenvironnementales telles que Foundation for Deep Eco-logy ou The Conservation Land Trust. Si le mouvement estdÊinspiration Scandinave et très largement connu dans lenord de lÊEurope, les grands projets de ces organisationsse trouvent dans les immensités de lÊAmérique : aux Etatsunis, en Argentine et au Chili.Sur le vieux continent, la bataille est avant tout idéologique.Les partisans de lÊanthropocentrisme* et du bio-centrismesÊentre déchirent. Peu connue en France, cette philosophieintrigue. En 1992, dans un livre intitulé Le nouvel ordre

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Qu’est-ce que laDeep Ecology ?

écologique, Luc Ferry affirme que la deep ecology est unephilosophie ÿ inhumaniste Ÿ et va même jusquÊà faire lerapprochement entre les idées de Naess et celle des nazis(en référence à des lois de protection de la nature misesen application sous le IIIème Reich). Beaucoup comme Mi-chel Serres estiment cependant quÊil sÊagit dÊun grossierraccourci, même si certaines idées de lÊécologie profondepeuvent être communes, aujourdÊhui encore, à des écolo-gistes et des mouvements dÊinspiration nazie. Ce lien, facile,fait par Luc Ferry montre que lÊécologie profonde ne laissepas indifférent. LÊidée même quÊelle ne considère pas quelÊhomme tienne un droit dÊexploitation sur la nature etquÊelle prône un ralentissement de la production globale(décroissance) explique quÊaux balbutiements mêmes dumouvement, beaucoup de gens influents, se sont méfiés dela deep ecology. A lÊheure actuelle, cette philosophie nÊest que très peucitée par les partis écologistes traditionnels. Les actionsdes associations de protection de la nature ayant un dis-cours ÿ profond Ÿ entrent très souvent en conflit avec lespouvoirs publics des régions où elles agissent.

*Anthropocentrisme : concept philosophique qui met en place lÊhommecomme unité centrale de lÊunivers.*Bio-centrisme : à lÊinverse de lÊanthropocentrisme, le biocentrisme voitlÊensemble des êtres vivants comme lÊunité autour de la quelle doit gra-viter toute approche de la nature.

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l a sur le dos toute une kyrielle dÊaccusa-tions et, entre autres, celles dÊêtre un agentdouble de la CIA. On le soupçonne dÊaussi

dÊacheter des lagunes pour se lancer dans la guerre delÊeau, dÊessayer dÊimplanter des colonies dÊIsraël en Amé-rique, ou encore de vouloir monter de gros complexestouristiques là où il sÊinstalle⁄ Certaines critiques relèventdu plus profond délire, dÊautres, paraissent plus probables.Douglas Tompkins, acheteur de millions dÊhectares dansdes zones stratégiques, clame depuis le début de la fonda-tion de CLT que son but est de créer une série de parcsnationaux en Argentine et au Chili en protégeant la biodi-versité des régions. Mais, ses plans provoquent de violentsdébats dans les zones où il sÊimplante et donc dans les paysconcernés. CÊest dÊabord, le sentiment nationaliste qui pousse la plu-part de ses opposants à se battre contre lui. De part etdÊautre des Andes, les syndicats, lÊéglise et le pouvoir enplace se font entendre. Un projet de loi en cours en Ar-gentine cherche dÊailleurs à limiter la quantité de terresque peuvent acquérir les étrangers. ÿ Environ 7% desterres, cÊest-à-dire près de 20 millions d'hectares Ÿ sontentre les mains des étrangers, estime Omar Principe, quidirige la fédération Agraire Argentine. Acteur clé de ce pro-jet de loi, il mentionne pourtant régulièrement et spécifi-quement Tompkins en exemple, dans les débatsdÊapprobation du projet de loi.

ÿÿ Lois anti-Tompkins ŸDans la province de Corrientes, au nord du pays, lÊautoritéprovinciale soutenue par les militants locaux sur lÊhypo-thèse d'un complot américain pour prendre le contrôle devastes aquifères, amende sa constitution en 2007 afin debloquer l'achat de terres par des étrangers. Toutefois, lÊac-tuel gouverneur de la province Horacio Colombi ne faitpas appliquer cette loi. Il la juge contraire à la constitutionnationale. Il est pourtant personnellement opposé aux pra-tiques ÿ extrêmes Ÿ de lÊaméricain. Et pour Tompkins les

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Les terres dela discorde

conflits se multiplient et notamment avec les agriculteursqui travaillaient sur les domaines quÊil a rachetés. La rai-son ? Des actes dÊachats incomplets ou imprécis. De plus,de petits producteurs revendiquent la propriété de terres(achetées par CLT aux propriétaires fonciers) pour leurancienneté sur le sol. La loi argentine donne en effet droità la propriété lorsque lÊon occupe, durant vingt ans, un ter-rain et quÊil nÊa été réclamé par personne. Certains médiaslocaux ont aussi rapporté des abus - par la force - de lapolice locale, pour évacuer des personnes qui refusaientde quitter les terres du Californien à qui la justice avaitpourtant donné raison. LÊécologiste affronte dÊautre partde grands ÿ entrepreneurs Ÿ de la déforestation ou pro-priétaires de monoculture de soja comme Georges Sorosou Gilberte Beaux : lÊactivité de Tompkins constituant, àleurs yeux, un frein à leurs projets.

Couper le Chili en deuxAu Chili, les conflits sont exacerbés avec les organismesde l'État. Ces derniers rejettent son approche environne-mentaliste radicale et affirment, contrairement à lui, que laprotection de l'environnement reste compatible avec desactivités économiques comme l'agriculture et l'élevage. EnPatagonie chilienne, Tompkins possède un parc privé de300 000 hectares. Le parc Pumalin coupait le pays en deux,de la frontière des Andes au Pacifique. Lorsque les autori-tés ont voulu construire la route australe (Carretera Aus-tral) pour relier les localités de Puerto Montt et Chaiten,Tompkins sÊoppose à ces travaux au beau milieu de cetteforêt primaire. Il est alors assigné en justice pour atteinte à lÊintégrité delÊétat. En mai 2008, lorsque le volcan Chaiten entre enéruption, lÊordre est donné de quitter urgemment la loca-lité de Chaiten par Puerto Montt. En lÊabsence de routedigne de ce nom, lÊévacuation est catastrophique : les ha-bitants doivent sÊenfuir par le sud, dans des territoires to-talement vides, par voie maritime ou encore par laCordillière⁄ en passant par lÊArgentine. Pour les politiques, lÊexistence de la route australe auraitpermis dÊévacuer plus sereinement les habitants de Chai-ten. Jaime Orpis, sénateur et président de lapuissante ÿ Commission des zones extrêmes Ÿ, prenddès lors le sujet en main et en fait même une affaire per-sonnelle. Bilan : après de longues années de bataille juri-dique, Tompkins est exproprié dÊune bande de terre, aumois dÊaout 2011. Les Etats craignent plus leur perte de souveraineté dansles zones que possède le milliardaire, que sa surface finan-cière. Lui cherche, sans cesse, à rassurer : chacun de sespassages dans lÊune de ses propriétés demeure lÊoccasiondÊune conférence publique dans le village le plus proche.

Alors qu’il dépense des millions de dollars en ache-tant des terres pour sauver la planète, DouglasTompkins et son organisation, CLT (ConservationLand Trust) sont sujets à de violentes controversesdans les zones où ils s’installent.

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l faut une bonne dose de motivation pour serendre à lÊEstancia del Socorro. CÊest là quese trouve le pied à terre de Douglas Tomp-

kins, sur les bords des marécages dÊIberá (province deCorrientes), au cflur de lÊArgentine. Il faut dÊabord rejoin-dre la ville de Mercedes. Au programme, douze heures debus à travers la Pampa. Mercedes, lieu de pèlerinage dédiéau gauchito Gil (un saint gaucho, le cow-boy argentin), estune ville typique de la province de Corrientes. Et de lÊaveude ses propres habitants ce nÊest pas la province la plus fa-cile de la république fédérale. Corrientes demeure la pluspauvre, lÊune des moins peuplées et lÊune des moins bienéquipées en matière de transport. Ici, au bord des lagunesde lÊIbera, une des plus grandes réserves dÊeau doucedÊAmérique latine, on se promène couteau à la ceinture eton se déplace en grosse jeep ou à cheval, de colonie encolonie. Un bout de Far West dans lÊhémisphère sud. Devant la gare routière baignée de soleil, un bus jaune, horsdÊâge, se prépare à partir.Ses passagers sÊapprêtent àêtre chahutés pendant130km sur des pistes malentretenues, pour rejoin-dre la colonie Carlos Pelle-grini, la bourgade la plus proche de la ferme du Socorroelle-même située 40km plus loin. LÊautocar fait le trajet uneseule fois par jour, sauf le dimanche et met trois bonnesheures pour atteindre le village. Si on le rate, reste à at-tendre le lendemain ou patienter sur le bord de la route,quÊun 4x4 veuille bien nous prendre. Il est à peine dix

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Au pays de l'eauqui brille

heures et déjà, la chaleur est étouffante. Des champs, pasun arbre à perte de vue. De temps à autre, on croise ungroupe dÊhommes qui boit le maté à lÊombre dÊénormesmoissonneuses. Petit à petit, à lÊapproche des bèra*, le pay-sage change : ÿ De lÊeau, il y en a plus quÊil en faudrait ici ! ŸsÊexclame Nahuel Martinez, agriculteur et propriétaire ter-rien, au volant de son pick-up. Il fait référence à lÊinterdic-tion dÊinonder les champs en déviant les cours dÊeau de lalagune pour faire des rizières. Nombreux sont les agricul-teurs, attirés par les sirènes de la monoculture qui, commelui, haïssent lÊexistence de la grande réserve écologique.Nahuel peut exploiter ses terres car il a toujours travailléces champs. Mais les grands propriétaires qui ont récem-ment acquis du terrain autour de la réserve se voient im-poser de lourdes restrictions : ÿ Cet entrepreneur, au nomallemand ( Il fait allusion à Georges Soros), qui veut inves-tir ; on lÊen empêche ! CÊest scandaleux, il donnerait dutravail à tellement de personnes Ÿ.

IIl y a huit ans, il nÊy avait ni télé-vision, ni portable, ni bande FMLorsquÊon évoque la réserve, lesconversations glissent vite sur unautre personnage, cet étranger

fou venu protéger la faune et la flore correntine**. Cer-tains sÊinterrogent. DÊautres le détestent et dÊautres en-core lÊadulent comme le messie. A Carlos Pellegrini en toutcas, il ne laisse personne indifférent. La colonie est peupléepar un peu moins de cinq cent habitants et vit principale-ment du tourisme. Et justement la saison commence, ap-

A une journée de route de Buenos Aires, la réserve écologique des marais de l’Iberá est lelaboratoire du Conservation Land Trust en Argentine. Dans ce million et demi d’hectaresdivisé entre terre privée et publique les écologistes et les partisans d’une exploitation agri-cole s’affrontent pour défendre leur idée de développement de la zone.

De l’eau ici, il y en a plus qu’il en faudrait

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portant un peu de devises fraîches à la communauté. Il y aencore huit ans de cela, il nÊy avait ici ni télévision, ni télé-phone portable, et on ne recevait pas les ondes FM. Au-jourdÊhui, le village ne dispose toujours pas de téléphonefixe. Des soixante lagunes de lÊestuaire, celle de Carlos Pel-legrini est lÊune des deux seules exploitées pour le tou-risme. Le camping municipal, offert par lÊAméricain aumême titre que la place centrale de la colonie sert ausside port, pour les promenadesen barques dans les marais. Aucours des balades, on voit descaïmans yacares, des carpin-chos***, des singes ou encoredes boas constrictors à lÊétatsauvage. ÿ Nous sommes sur les terres de Tompkins Ÿ an-nonce Nicolas, qui conduit la barque. Grâce à lÊeffort deconservation, la faune a nettement réussi à se stabiliser sesdix dernières années, notamment sous lÊimpulsion duConservation Land Trust.

1150.000 hectares appartiennent à CLT tout autour de laréserve

A une heure de voiture, dans lÊEstancia Rincon del Socorro,Ignacio Jimenez et Jamil Dilanco sont satisfaits. Ils travaillentdepuis huit ans pour lÊun et cinq pour lÊautre pour le CLT.ÿ LÊorganisation nous permet vraiment de faire un travailformidable Ÿ sÊenorgueillit Ignacio, responsable de lÊensem-ble du projet Ibera. Avec près dÊune trentaine de scienti-fiques sous ses ordres (quarante-six personnes au totaltravaillent en permanence pour lÊorganisation en Argen-

tine), ils ont réussi à faire aug-menter de près de 50% lenombre de toutes les es-pèces en voie de disparitiondans la réserve. Certains ani-maux comme le yacare noir

sont aujourdÊhui considérés comme étant hors de danger.Pour concrétiser cette expérience unique au monde, Dou-glas Tompkins a acheté, petit à petit, par le biais de sa fon-dation, 150.000 hectares autour de la réserve provinciale.But de la manfluvre : protéger le parc écologique, en fai-sant de ces réserves privées une barrière de protection.LÊacquisition de ces grands espaces a permis, en plus desactions de préservation des espèces, dÊen réintroduire cer-

Grace à l’effort de conserva-tion, la faune a réussi à se sta-biliser ces dix derrière années.

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taines disparues dans la région. Jamil, lui, sÊoccupe du ta-manoir. Chassé, à lÊinstar du carpincho ou du caïman poursa peau, il avait au cours des années 80 totalement disparude la région. AujourdÊhui, dix-huit de ses grands fourmiliersvivent officiellement dans lÊestuaire. ÿ Nous avons perdula trace de certains. Soit ils ont été tués, soit ils se sonttout simplement débarrassés de leur collier-radar Ÿ. Cetrentenaire est très reconnaissant envers lÊorganisation delÊAméricain. Dans un quincho (cabanon en paille doté dÊunecheminée destiné à faire des asados, sorte de barbecues)de la posada, il conte son expérience. Tous vivent danscette ferme ou dans dÊautres, achetées par CLT et réamé-nagée par le magnat vert qui y loge lui-même lors de sesséjours. Les maisons sont coquettes mais la décoration estsommaire : ici, il nÊy a pas dÊextravagance, on a essayé deconserver le style local en le combinant avec un certainstanding. Le patron ne se permet quÊun seul luxe : la pistedÊavion pour sÊéviter les in-terminables trajets en voi-ture. Deux dépendances sontlouées à des touristes étran-gers de passage, attirés par larenommée de lÊancien pa-tron de Northface. Un service complet leur est offert. Larusticité a un prix : 300 dollars la nuit. ÿ QuÊils soient Anglais, Espagnols, Norvégiens ou Argentinsla petite armée de biologistes, ornithologues et vétéri-naires soutiennent Tompkins et, comme lui, sont convain-cus que lÊagriculture et lÊélevage sont incompatibles aveclÊexistence de la réserve Ÿ, affirme Jamille. Pour CLT, cÊestlÊaugmentation de lÊafflux de visiteurs qui donnera le plusde travail au village. ÿ Le tourisme est en train de sauver la région Ÿ, assure

Jose Martin, guide touristique dans la réserve. Le soirtombe sur Carlos Pellegrini. A lÊhorizon, le soleil se perddans les eaux du lac qui reflète des lumières argentés.ÿ CÊest pour cela que les estuaires sÊappellent Ibera. A cer-tains moments de la journée, lÊeau brille. En guaraní (langueindigène locale) y veut dire ÿ eau qui brille Ÿ. Bien quÊilsoit descendant de colons, Martin parle couramment lalangue locale ce qui lui permet entre autres dÊavoir uncontact avec les indigènes qui vivent dans lÊestero. ÿ Cesont les seuls qui ont le droit de chasser dans la réserveselon la loi et il faut constamment avoir un lien avec euxpour éviter quÊils ne soient contactés par des acheteursde peau Ÿ confirme Don Leiva, ancien ranger du parc, lamémoire de Colonia Carlos Pellegrini. Dans le seul bar duvillage, les conversations vont bon train autour des agisse-ments du milliardaire. Les jeunes nÊont pas la convictionde José. Léo fait des petits boulots à droite à gauche et ba-

lade à cheval, les touristes seu-lement quelques semaines paran. ÿ On ne me fera jamaiscroire que cela va donner dutravail à tout le monde ettoute lÊannée. Quel étranger

viendrait mettre les pieds ici en plein hiver ? Ÿ. Récemment le jeune homme sÊest rapproché de lÊassocia-tion ÿ Ibera, patrimonio de los correntinos (Ibera patri-moine des habitants de Corrientes) Ÿ et qui sÊopposefarouchement à Tompkins. Basé à Mercedes le groupeproche politiquement du gouverneur local conteste farou-chement lÊambition de lÊécologiste. En juin dernier, une ma-nifestation sÊest organisée afin de dire ÿ non Ÿ à laconstruction dÊun nouvel hôpital dans la colonie. Un projetgracieusement offert par Kristine, seconde épouse du

Pour CLT, c'est l'aflux de visiteurs qui donnera le plus de travail au village.

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riche environnementaliste. Et pourtant⁄ Une partie de lacommunauté, par orgueil, a fait plier le maire et lÊa obligéà refuser le don. ÿ Une stupidité Ÿ, note lÊancien garde parcqui, bien quÊil ne se reconnaisse pas dans lÊidéologie delÊécologie profonde, ne comprend toujours pas le refusquÊont manifesté des jeunes comme Leo. Il a mené descombats aux côtés du ÿ gringo Ÿ et contre lui. Au débutde la création du parc provincial en 1983, jusquÊalors bra-connier, devient garde du parc. Son expérience dans lesmarais est précieuse. Il prend conscience de lÊimportancede la biodiversité dans lÊIbera, sans pour autant se conver-tir aux thèses écologistes. ÿ Mais je ne suis pas borné.LorsquÊils font quelque chose de bien je ne mÊy opposepas ! Au contraire, jÊaide à la réalisation du projet ! Ÿ

ÿÿ Dans le doute, il faudrait lui mettre une balle ŸLui aussi toutefois avoue quÊil peine à lire entre les lignes.Bien que ÿ lÊétranger fou Ÿ ne cesse de clamer quÊil agituniquement pour la nature, ses objectifs ne sont pas clairset des doutes planent sur sa sincérité. De fait, il nÊy a au-cune garantie quÊil donnera, comme il lÊa promis, ses terrespour la création dÊun parc national et quÊil ne fera pas unebase touristique à son profit. Des rumeurs sur le fait quÊilait fait expulser des natifs vivants sur des terres quÊil a ac-quises font froid dans le dos à un bon quart des famillesde paysans habitant la zone. Ils craignent en effet dÊêtre dé-logés du jour au lendemain. Cette accusation, Marian La-bourt, chargée de communication de CLT la réfute. ÿ Nousavons fait nous-mêmes une étude cadastrale très appro-fondie qui nÊexistait pas, en respectant le droit de la terrede ceux qui étaient là depuis plusieurs générations Ÿ. Pourles pros-Tompkins, il sÊagit dÊune propagande du gouver-

nement de la province ou du journal Clarin dans lequelSoros possède de nombreuses parts. Personne, sans doute,nÊaura jamais le fin mot de lÊhistoire. ÿ Dans le doute, ilfaudrait lui mettre une balle Ÿ, lâche un jeune du village. Aumilieu des marais, dans ce coin perdu du milieu de lÊAr-gentine, on parle jusque tard dans la nuit de celui qui, avecson argent, venait de lÊautre bout du monde. Nul neconnaît ses véritables intentions. On a posé la question àmaintes reprises. Personne ne connaît la réponse. A part,bien sûr⁄ Mister Tompkins.

*Esteros : Ensemble formé de lagunes et terres inondées périodiquement.**Correntine : de la province de Corrientes***Carpincho : Gros rongeur vivant en Amérique du sud le carpincho est plusconnu en français sous le nom de capybara. Il vit dans les estuaires et les zonesmarécageuses. Adulte, il peut peser jusquÊà 80kg et mesurer 1,40m de long.

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Douglas Tompkins, le milliardaire vert, a gardé son physique dÊalpiniste malgré ses cheveux blancs. Grandet maigre comme lorsquÊil découvre lÊAmérique du sud dans les années soixante alors quÊil revient dela guerre du Vietnam. Il sÊamourache des fjords du pacifique Chilien et de la pampa Argentine. Dès lors,il y vient régulièrement en vacances. Alors que dans lÊhémisphère nord il fait fortune avec ses marquesde vêtements, le capitaliste se rapproche de plus en plus des thèses de lÊécologie profonde. Sa jeunesseest bercée par le mouvement hippie des années soixante et soixante-dix. Il deviendra plus tard intimedÊAme Naess, le père de la deep ecology. LÊentrepreneur se décrit comme un rebelle, ÿ trahissant saclasse Ÿ en allant à lÊencontre des principes dÊune mondialisation qui est en train de faire de lui lÊun deshommes les plus riches du monde. Cet ennemi juré de lÊextraction minière et de la monoculture estchaque fois plus effaré de voir les dégâts de lÊexploitation à outrance des ressources naturelles dans lecône sud. Il décide de passer le pas en vendant ses actions Northface, sa première marque fondée en1968 pour monter un projet dÊélevage biologique de bovins à Laguna Blanca, dans le sud de lÊArgentine.

PPour protéger les écosystèmes, il les achèteQuelques mois plus tard alors quÊil se sépare de sa première femme il vend Esprit, dont il était copro-priétaire avec elle. Nous sommes en 1989 et ÿ Doug Ÿ a trouvé son astuce pour ne pas assister à la des-truction de ces écosystèmes gigantesques quÊil admire tant : il les achète. Il sÊinstalle du côté de Puerto Montt, au Chili ou il va progressivement acheter les 325000 hectares quiforment aujourdÊhui le parc Pumalin. Faute de voie légale pour obtenir la résidence permanente dansaucun des deux pays quÊil fréquente, lÊAméricain vit avec un visa touristique et faire des allers retoursde part et dÊautres de la frontière (tous les trois mois) et jouer avec les délais de séjours par an autorisés.Sa plus grande préoccupation, cÊest de rassurer sur ses intentions et pouvoir contrer ses détracteurs.Après plus de 20 ans passés dans des pays hispanophones, il a acquis un certain verbe pour se défendre,même sÊil nÊa jamais pu se défaire dÊun fort accent gringo. ÿ Je ne suis pas de la CIA Ÿ répète-t-il souventlors de ses apparitions en public. Promis, il ne cèdera pas devant les autorités qui doutant de sa bonnefoi, ÿ multiplient les moyens de lui mettre des batons dans les roues Ÿ. ÿ Ils finiront par comprendre : aubout du compte quel homme politique refuserait 250.000 hectares ? Ÿ a-t-il lÊhabitude de philosopher.

Un gringo qui vous veut du bienThe conservation Land Trust, c’est lui. Au travers de l’ONG, dont il est président ou à titre personnel, le multimillardaire Douglas Tompkins consacre tout son argentdans la protection d’écosystèmes dans le but de créer des réserves écologiques.

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PPourquoi êtes-vous entré dans CLT ?Je suis arrivé ici un peu par hasard. JÊétais en voyage et avaisdéjà entendu parler du projet. Je suis allé les voir, et ilsavaient justement besoin de quelquÊun. JÊai tout de suiteété fasciné par le travail quÊils faisaient. Ce quÊa fait DouglasTompkins, en vendant ses entreprises Esprit et Northface,est unique au monde. Le projet Ibera est le seul quÊà CLTen Argentine mais, nous administrons tout de même150 000 hectares avec des expérimentations jamais faitesen Amérique Latine. Avec, par exemple, la réintroductionde mammifères comme le grand fourmilier ou le jaguar.Pourquoi pensez-vous donner les terres de CLT pour lacréation dÊun parc national et pas à la province de Cor-rientes qui a déjà son parc dans la réserve ?En donnant ce que nous avons pour la création dÊun parcnational avons la garantie quÊil sera bien entretenu. Cet es-pace a besoin dÊun budget et dÊune attention de la hauteurdÊun parc national. Si lÊétat crée un parc, les terres ne pour-ront pas être exploitées à dÊautres fins que de laisser uneréserve écologique. Quand à ce qui est de la province,nous avons trop de doutes sur les intentions du gouver-nement provincial pour lui offrir les terres. De plus nousserons surs que le parc aura une visibilité au niveau natio-nal et international. Il nÊy a pas de meilleure option pourdynamiser le tourisme.Sur place, à Colonia Carlos Pellegrini les gens doutent

« Ce qu’a faitTompkins estunique aumonde »beaucoup de votre projet. Personne ne croit que le villageva vivre grâce au tourisme⁄ Faire vivre la zone unique-ment de cette activité est-ce vraiment possible ?Bien évidemment. Regardez Yellowstone aux États-Unis. Leparc fait neuf cent mille hectares et accueille plus de troismillions de visiteurs par an. La totalité des Esteros fait unmillion trois cent mille hectares et nÊa accueilli que vingt-sept mille personnes lÊannée dernière. Avec une bonne in-frastructure on pourra accueillir tranquillement un millionde personnes par an sans aucun impact sur la faune et laflore. Depuis que le tourisme existe dans la colonie Pelle-grini, les habitants nÊont cessé de voir leur qualité de vieaugmenter. Ils nÊont pas à sÊinquiéter. Comment expliquez-vous ces méfiances à lÊencontre deDouglas Tompkins et de CLT qui sÊexprime, notamment autravers de lÊassociation Ibera patrimonio de los correnti-nos ?Il faut que vous compreniez que nous sommes en Amé-rique latine. La philanthropie, ici, ça nÊexiste pas. Alors siquelquÊun, qui plus est riche et américain vient acheter desterres pour ne pas les exploiter et dit quÊil va les offrir àlÊétat on trouve ça louche. On croit que le débat est violentsur les esteros mais en vérité il ne lÊest pas. A chaque créa-tion dÊun parc national ou que ce soit dans le monde, onobserve une résistance des populations locales dans unpremier temps. Cette association défend des valeurs du18ème siècle. Ils veulent pouvoir faire de lÊagriculture in-tensive et chasser des espèces en voie de disparition dansla réserve écologique parce quÊils sont propriétaires deterres à lÊinterieur. Tout ce que nous voulons, cÊest que leslois soient appliquées et ils ne le supportent pas. Au-jourdÊhui on ne peut pas faire nÊimporte quoi dans sa pro-priété, lÊétat doit contrôler les particuliers.

Le biologiste espagnol Ignacio Jimenez, responsa-ble du projet Ibera défend bec et ongles le Conser-vation Land Trust. Pour lui, le pari de DouglasTompkins est l’histoire classique de la création d’unparc national.

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