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Recherches en art-thérapie Souffrance et temps du rituel en art-thérapie Martine Gendron endognosis : Revue numérique http://www.endognosis.fr Les articles publiés sur Endognosis sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer libre- ment cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. INTRODUCTION En tant qu’infirmière à domicile, et intervenant en unité de soins pal- liatifs, je suis souvent interpellée par la souffrance des personnes que je soigne. Je m’interroge sur cette forme de souffrance qui demeure, malgré toute médication, même intensive, parce qu’elle ne peut pas être dite, parce que la parole ne suffit pas. On est ici dans l’ordre de l’indicible, de l’inconcevable, de l’incompréhensible. J’entends régulièrement ceci : « pourquoi moi ? Pourquoi lui, plutôt que moi, il est si jeune ? Mais qu’est ce qui m’arrive ? Qu’est ce que j’ai fait pour que ça me tombe dessus ? » Avec toute la culpabilité qui sort de ces mots terribles. La souffrance c’est quelque chose que l’on refuse, que l’on ne com- prend pas, qui est insupportable, qui envahit. La souffrance est un « non sens ». Et pourtant, elle est demande de sens.

Recherches en art-thérapie - endognosis · les rites de passage ou rites initiatiques qui célèbrent le changement de sta- ... Les rites comme actes d’institution. 7 Victor Turner

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Page 1: Recherches en art-thérapie - endognosis · les rites de passage ou rites initiatiques qui célèbrent le changement de sta- ... Les rites comme actes d’institution. 7 Victor Turner

Recherches en art-thérapie Souffrance et temps du rituel en art-thérapie

Martine Gendron endognosis : Revue numérique

http://www.endognosis.fr

Les articles publiés sur Endognosis sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer libre-ment cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance.

INTRODUCTION

En tant qu’infirmière à domicile, et intervenant en unité de soins pal-

liatifs, je suis souvent interpellée par la souffrance des personnes que je soigne.

Je m’interroge sur cette forme de souffrance qui demeure, malgré toute médication, même intensive, parce qu’elle ne peut pas être dite, parce que la parole ne suffit pas. On est ici dans l’ordre de l’indicible, de l’inconcevable, de l’incompréhensible.

J’entends régulièrement ceci : « pourquoi moi ? Pourquoi lui, plutôt que moi, il est si jeune ? Mais qu’est ce qui m’arrive ? Qu’est ce que j’ai fait pour que ça me tombe dessus ? » Avec toute la culpabilité qui sort de ces mots terribles.

La souffrance c’est quelque chose que l’on refuse, que l’on ne com-

prend pas, qui est insupportable, qui envahit. La souffrance est un « non sens ». Et pourtant, elle est demande de sens.

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Pendant une période de cinq années, le temps d’une maladie, je me suis questionnée en me demandant comment ma souffrance peut devenir autre chose, par le simple fait de peindre, c'est-à-dire d’être en état de créa-tion. Comment cette création d’une œuvre peut transformer la souffrance au point d’en faire quelque chose de nourrissant pour la création et pour moi. Une possibilité de me prendre en main s’offre à moi par l’intermédiaire de la création.

Il m’a suffit d’en faire l’expérience pour me rendre compte de l’impact qu’elle a pu avoir, par la puissance des images qui se sont créées devant moi au fur et à mesure que j’avançais dans ma peinture.

En approchant l’art thérapie, j’ai pu voir à travers cette forme

d’accompagnement, un moyen d’apaiser et de soulager la souffrance qui est tue au fond de soi même. J’ai découvert par ce biais, une façon de la faire vivre autrement en utilisant un langage autre que la parole, car il y a des souffrances qui ne peuvent pas se dire tellement elles sont impensables. Je pense ici, aux malades atteints de cancers, mais également à l’endeuillé ayant perdu un être cher, ou au psychotique englouti par sa souffrance.

Autant de souffrances auxquelles je suis confrontée de par ma profes-sion et l’art thérapie. Ce qui me donne à penser qu’il y a là aussi à accompa-gner une souffrance, qui est celle de ne pas pouvoir dire par la parole.

Parler de la souffrance, c’est aussi parler d’un matériau à utiliser pour

sa création. Une manière de la mettre en dehors, à distance. « L’art thérapie rencontre forcément la souffrance mais c’est dans sa

transformation à laquelle procède l’œuvre que réside son action. Transfor-mation non recherchée activement mais atteinte souvent à l’insu de tous parce qu’on aura progressé dans une certaine pénombre »1.

Comment accueillir la souffrance des personnes qui arrivent dans

l’atelier d’art plastique ? Comment s’en servir ? Comment, progressivement, à l’insu de la per-

sonne, va-t-elle se transformer, prendre un autre visage, une autre significa-tion, retrouver du sens ?

Parler de la souffrance, c’est offrir un cadre suffisamment contenant,

pour qu’elle puisse évoluer, devenir moins envahissante pour la personne. Le cadre est un lieu symbolique bien distinct de la réalité, dans lequel

l’espace et le temps sont délimités. Le cadre, mis en place dans mon atelier est composé de plusieurs

temps ritualisés, bien distincts les uns des autres, chacun marqués par des horaires précis.

Ceux-ci, nous remémorent les rituels de passages : passages obligés, rythmés chacun par des temps, temps de cérémonie, qui annoncent la répéti-

1 J.P. Klein, « La création comme processus de transformation », Art et thérapie

56/57, p 5.

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tion de moments importants dans le développement et la transformation, par exemple, de l’enfant à l’adulte reconnu et intégré en temps que tel au sein d’une société.

Ces passages se présentent comme des fils conducteurs, comme des temps d’évolution et d’avancées successives qui conduisent la personne pas à pas, à construire et à réaliser une œuvre qui est en même temps création d’elle-même, à retrouver l’enfant en soi, avec par exemple les gribouillages sur le papier, à l’amener à grandir.

J’ai choisi de décrire, plus particulièrement, un temps d’atelier qui me

parait important à vivre pour les personnes. Il permet une prise de contact progressive avec le lieu et le groupe.

Je le nomme : « temps d’installation». Il est inclus dans le cadre que j’ai instauré dans mon atelier d’art plastique. Il est le premier temps à l’intérieur de ce cadre.

Un temps qui réunit toutes les conditions nécessaires pour amorcer un

processus de transformation dans la création. Le point de départ d’un chemi-nement artistique.

Un temps pendant lequel les personnes s’installent, choisissent leur endroit et en même temps créent leur propre cadre. Un cadre qui fait partie du cadre déjà mis en place.

Un temps de ritualisation qui se répète à chaque séance. Démarrer la séance à partir d’une salle neutre, non préparée à l’avance

est une intention de ma part. Je propose aux personnes une salle vide à amé-nager.

Une proposition née d’une réflexion personnelle en rapport avec mes multiples installations dans l’atelier, avant de commencer à peindre sur la toile.

Mon vécu de plasticienne dans lequel j’ai eu à franchir un certain nombre d’étapes obligées de la création, à connaître des passages périlleux, à côtoyer le vide, à me laisser surprendre par l’imprévisible, me donne la ca-pacité de me mettre en état d’aventure pour recevoir, dans cet espace de l’atelier, le travail de l’œuvre créatrice, pour le rencontrer dans le temps et la profondeur.

La mise en place du lieu est comme une préparation de soi même,

comme une mise en mouvement progressif pour s’accueillir avec sa souf-france et se préparer à la faire advenir, à la matérialiser, à la transformer.

L’art thérapeute observe comment ces corps en souffrance prennent

leur place, se mobilisent, pour devenir petit à petit des corps en création, à travers l’œuvre créée.

Il voit comment la souffrance s’apaise lorsqu’elle est contenue. Puis comment, dans le travail de création, elle va s’intérioriser dans un deuxième temps, temps de l’expression, pour pouvoir s’intégrer dans un troisième temps, temps de l’impression.

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J’utilise, en parallèle, les trois phases du rituel tribal qui me paraissent proches des trois temps mentionnés ci-dessus.

Je cite deux cas que j’ai pu observer au sein de mon atelier. Ils mon-

trent la souffrance comme une matière à transformer, comme une nourriture pour l’œuvre.

Le premier cas, analysé à partir d’un livre d’Antoine Percheron2,

montre comment une partie de la souffrance passe dans l’écriture pour y être transformée et transcendée.

En offrant à la personne en souffrance un cadre suffisamment conte-

nant, dans un « espace- temps » ritualisé, l’art thérapeute permet à la souf-france d’être contenue, ainsi, de devenir une nourriture pour l’œuvre créée et une matière à utiliser pour le travail de création. Une partie de la souffrance passe à l’extérieur pour être réintégrée à l’intérieur de quelque chose qui fait corps avec la personne et lui donne à voir sa souffrance comme la source d’une réalisation d’elle-même. Il s’agit, ici, d’une souffrance que la parole est incapable d’exprimer, et qui appelle à être. On la verra à l’œuvre dans le temps de l’impression.

« L’art thérapie ne programme pas un contenu mais un cadre rigou-

reusement pensé pour chaque personne ou chaque groupe de personnes, qui y déploie son contenu propre »3.

2 Antoine Percheron, Végétal 3 J.P Klein La création comme processus de transformation Art et Thérapie n°

56/57, p 4.

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PREMIERE PARTIE : TEMPS RITUALISE 1. Définir le rituel « Le rituel est un évènement qui sort du quotidien par des marques de

séparation et qui, par une action répétée et condensée, en faisant appel au mythe, met en acte les valeurs et axiomes d’une société ou d’un groupe, les réaffirme, tout en les questionnant et les redéfinissant »4.

« Conduite codifiée ayant un support corporel, à caractère répétitif et

à charge symbolique »5. J’ai retenu deux définitions qui donnent au rite son caractère excep-

tionnel d’événement venant séparer en le coupant, le temps du rituel du temps du quotidien.

Le rituel structure l’espace par ses actes répétitifs et par sa dimension spatio-temporelle, c’est-à-dire dans un lieu aménagé, défini à l’avance et dans un temps précis.

Il est réglé, fixé, codifié. Le respect de la règle garantit son efficacité. Par son action symbolique, qui le situe entre réel et imaginaire, il

opère des transformations aussi bien sur un plan individuel que collectif, avec ses renaissances, dans les rites d’initiation, et en questionnant et re-créant les valeurs et les représentations d’une société.

D’après Pierre Bourdieu (sociologue)6 le rite participe à la constitution

et à la consolidation du lien social. Pour Victor Turner, le rituel est avant tout : « un principe assurant la

cohésion sociale et agissant sur les statuts pour les transformer, afin de maintenir l’équilibre social souvent menacé par des conflits. Il insistera sur les rites de passage ou rites initiatiques qui célèbrent le changement de sta-tut d’un individu à travers l’activation de symboles qui stimulent les émo-tions et permettent la transmission d’informations de façon non verbale, afin de rejoindre l’inconscient et la psychologie de l’individu »7

Le rite fait appel au mythe. Pour V. Turner, le mythe est indissociable

du rituel. Il tend à réunir les contraires et le rituel tend à faire tomber les ten-sions, à faire du continu avec le discontinu.

« Le rite est un dispositif à fabriquer du sens à partir du non-sens, de

l’ordre à partir du désordre et de la nécessité à partir du hasard »8.

4 Adréanne Paquet (anthropologue et écrivain britannique), Un regard anthropolo-

gique sur le rituel de la salle obscure, Cahier du Gerse, n°5, automne 2003. 5 Jean Cazeneuve (sociologue et ethnologue), Cahier du Gerse, n°5, automne 2003. 6 Pierre Bourdieu, Les rites comme actes d’institution. 7 Victor Turner (anthropologue), Cahier du Gerse, n°5, automne 2003. 8 Evan Imbert-Black & Janine Roberts, Des rites pour notre temps.

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Il est initiatique. L’initiation désignait primitivement l’ensemble des

cérémonies par lesquelles les individus étaient admis à la connaissance de certains mystères.

L’initiation est un rite de passage qui prend place dans tout un en-

semble organisé, allant des rites de la naissance à ceux de la mort. Le passage est une transition, comme une rupture, un changement qui

trouve son sens à travers la continuité, les règles et les codes, assurant la sta-bilité du groupe et rassurant les individus dans les remous de la transition.

Les ethnologues distinguent plusieurs types d’initiations et retrouvent

à travers celles-ci toute une série de phénomènes de désintégration et de ré-intégration.

Dans l’antiquité gréco romaine et orientale, l’initiation plutôt de type religieux, se fait dans le secret du sanctuaire. Elle comprend différentes épreuves dont l’individu doit sortir vainqueur. Comme la lutte avec des monstres9, le passage à travers une porte étroite difficile à franchir, ou les fustigations

Ce type d’initiation symbolise l’admission de l’individu d’un groupe à un autre, comme par exemple, de passer du groupe des guerriers à celui de responsables politiques.

Un des rites d’initiation le plus courant est le rite de passage de

l’enfance à l’âge adulte. L’enfant ne devient homme que peu à peu, à travers plusieurs cérémonies d’initiation. Il change plusieurs fois de statut et passe par plusieurs rites et évènements marquants.

Ces rites de passage que l’on retrouve dans les initiations tribales sont au nombre de trois et sont évolutifs10.

2. Trois rites d’initiation - Le rite de séparation Rite dans lequel l’enfant est enlevé du groupe des femmes. Par

exemple, en Nouvelle-Guinée l’enfant est arraché violemment à sa mère qui se lamente comme s’il était mort. L’enfant est avalé par un monstre qui doit le dégorger ensuite. En fait, il s’agit d’une mort symbolique. La grotte où il est conduit est la bouche du monstre et la hutte où il sera initié dans la brousse ressemble au monstre mythique. Cet arrachement constitue l’événement marquant pour l’entrée de l’enfant dans le groupe des hommes.

- Le rite de marge Rite qui donne à l’enfant, à travers les différents sévices subis et souf-

frances vécues, une force lui permettant de prouver qu’il est plus fort que la

9 G. Dumézil (anthropologue), Horace et les Curiaces, Gallimard, Paris 1942. 10 En s’inspirant des travaux d’un précurseur de la « ritologie », Arnold Van Gennep,

les ethnologues ont mis à jour certaines structures propres aux pratiques rituelles. Ainsi les rites de passages sont caractérisés par un schéma tripartite : séparation / marge / agrégation.

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nature et une puissance magique capable de transcender le réel. Ainsi, l’enfant passe de l’autorité des femmes à celles des hommes.

- Le rite d’agrégation marque un changement important. Il symbolise

une renaissance. L’initiation crée un nouvel être qui doit se réintégrer dans une société avec son nouveau statut.

Le contenant des rites est différent d’un peuple à un autre. Par

exemple, dans certaines ethnies africaines, il s’agit de passer du domaine profane au domaine sacré et non de l’enfant à l’adulte.

Mais on parle toujours, d’une mort et d’une renaissance, d’une des-truction et d’une reconstruction.

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DEUXIEME PARTIE : MISE EN PLACE DU RITUEL DANS L’ATELIER

Mon travail au sein de l’atelier se déroule en plusieurs temps, venant

rythmer la séance. Ces temps sont comme des rites qui se répètent à chaque séance.

Le travail se développe à l’intérieur d’un rituel mis en place dans l’espace de création, et faisant partie du cadre instauré préalablement.

L’espace de l’atelier est avant tout un lieu séparé du quotidien qui éta-

blit une coupure d’avec le monde extérieur d’où l’on vient et demande d’entrer dans un espace clos où cohabitent à la fois intérieur et extérieur. Il est identifié à une activité précise, les arts plastiques, qui permettent d’accéder à l’imaginaire et en même temps de jouer avec la réalité. Ce que l’on retrouve dans l’histoire du rituel avec l’utilisation des mythes.

Si je reprends les trois phases du rituel d’initiation tribale décrite ci-dessus, je me situe ici à la phase de séparation, celle qui marque le début du cheminement, c’est à dire de l’initiation.

Elle commence par l’entrée dans une salle vide, neutre où il y a à s’installer individuellement ou en groupe, avec des matériaux à transposer, avec les tensions, les peurs et les craintes de chacun. L’initiation qui a lieu ici, prépare la personne à rentrer petit à petit dans son espace intime afin de construire avec le groupe en place un espace cohérent et en même temps in-dividualisé.

Marc Auget pose la question suivante : « participer à une activité ri-

tuelle, n’est ce pas pour un individu être intégré à une action qui met en branle tout un groupe et où chacun se trouve impliqué dans l’histoire de tous ? »11.

Je cite Marc Augé, parce que sa question me renvoie à l’espace de

l’atelier, qui est en même temps lieu commun et lieu individuel, l’endroit des interactions où chaque changement a une incidence sur l’espace et l’ensemble des personnes qui occupent l’espace.

Dans ce lieu de création, je propose un temps limité, donnant ainsi un

caractère d’événement qui marque chaque moment de la séance, et d’événement unique, ce qui permet une plus grande implication de la per-sonne.

La séance s’organise autour d’un rituel qui se scande en trois temps : - Un premier temps de vingt minutes appelé temps d’installation ou

phase de séparation.

11 Marc Augé, ethnologue, « D’un rite à l’autre », n° 8 Rituels contempo-

rains, avril 1987, p74.

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- Un deuxième temps, d’une demie heure, nommé temps d’expression ou phase de marge.

- Un troisième temps, de deux heures, appelé temps d’impression ou phase d’agrégation.

Dans l’« espace-temps » qui lui est offert, comme moment privilégié,

la personne ouvre et s’approprie peu à peu un lieu dans lequel elle va pou-voir construire une signification qui lui est propre.

1. Temps d’installation ou phase de séparation : d’une salle

neutre à un atelier d’art plastique Temps d’installation dans mon travail personnel de plasticienne Me mettre en condition me parait nécessaire avant d’aborder la toile.

Je ressens le besoin d’un temps de préparation, comme si je devais aller à la reconnaissance du lieu, l’habiter de ma présence, pour ensuite vraiment m’y installer. C’est dans ce temps là que je sens mon corps se mettre en mouve-ment et pouvoir répondre à l’appel de cette toile qui se présente devant moi, nue et brute, prête à être transformée, créée et recréée. Déjà là, il se passe quelque chose : ce quelque chose qui pousse à y aller, à occuper pleinement un espace, à se l’approprier et ainsi se sentir exister à l’intérieur de celui-ci. En disposant les matériaux : pinceaux, truelles, pigments, enduits, l’eau dans les pots en verre, les barquettes en guise de palettes, les chiffons, les toiles cirées au sol, la planche contre le mur, le drap blanc tendu, je me mets en route. Rien n’est prévu d’avance, tout est à inventer.

A chaque entrée dans l’atelier, c’est la même mise en scène. Pourtant

je sens mon regard différent, voir nouveau, nourri de l’expérience créatrice précédente. Ici, c’est mon corps tout entier qui est sollicité pour transporter la planche, pour tendre la toile, pour installer les protections au sol. C’est lui qui accepte de se laisser entraîner dans cette action, ce mouvement qui est d’installer son décor, son espace de jeu, et en même temps de laisser partir ses idées pour mieux accueillir ce qui arrive. Je sens mon mental se libérer petit à petit de l’emprise de toutes ses tensions accumulées avant mon arri-vée dans l’atelier.

Je ferme la porte. Je profite encore un peu de ce temps d’installation que je nomme aussi temps de recueillement, avant d’affronter le grand drap de lin.

Souvenirs d’atelier

Je me rappelle l’atelier d’art plastique de Marie Claude Joulia (inter-

venante à l’Inecat), de ce temps pendant lequel nous nous préparions, nous choisissions notre endroit. Nous étions à la recherche d’une place. Il était important ce temps là, car nous étions installés pour deux jours à la même place. Je revois les regards des uns et des autres se déplacer, se croiser, scru-ter la pièce. Il s’agissait de faire le bon choix. Même si le « bon choix » ne

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pouvait pas se faire parce que nous n’arrivions pas à temps, il fallait quand même nous adapter en fonction des autres et ainsi reconsidérer l’espace dans lequel nous allions vivre une expérience de naissance à soi même.

Temps d’installation dans mon travail professionnelle d’art théra-

peute Les temps de mise en place dans l’atelier sont nés d’une expérience

personnelle. Il me parait important de la signifier comme nourriture pour un travail professionnel en art thérapie.

La séance commence par une prise de contact du lieu, une sorte

d’occupation de ce lieu où la personne va progressivement s’installer, choisir son endroit, l’agencer à sa convenance avec le matériel mis à sa disposition. Par exemple, une grande planche de bois peut être posée contre le mur, une petite table à côté, prévue pour le petit matériel. De mon côté, j’apporte la grande table et un plateau contenant plusieurs pinceaux et autres outils de différentes tailles, puis un chariot rempli de pots de peintures.

Le sol est recouvert d’un grand plastique et tissu vert. D’une salle neutre au départ, nous passons à un atelier d’art plastique.

Je participe avec les personnes, à la mise en forme du lieu et à sa

transformation. J’installe certains matériaux, considérés comme faisant par-tie du processus créatif, et accompagne ce temps de mise en place.

Temps d’observation : prise de contact évolutive du lieu et des autres Ce temps d’aménagement comprend un temps d’observation, impor-

tant pour les personnes comme pour le thérapeute. Il permet d’entrer en con-tact et de faire connaissance avec ce qui les entoure. Elles accèdent petit à petit au personnage de celui qui peint.

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Il y a des moments d’effervescences, d’appréhensions, d’inter-rogations, avec une mise en place qui a parfois tendance à se prolonger.

Durant le temps d’observation, je m’éloigne, je scrute les attitudes de chaque personne. Je vois leurs différences, la façon dont les unes hésitent à prendre leur place, pendant que d’autres au contraire se précipitent dans un endroit. Certaines s’attardent à discuter, détournant ainsi la consigne et ou-bliant leur appartenance au groupe.

Est-ce une manière de retarder le plus possible l’instant où elles vont

se retrouver seules face au support plastique ? Déjà là, quelque chose de la personne se dévoile. Dans ce lieu où se mêlent à la fois lenteur et rapidité, hésitation et em-

pressement, éloignement et rapprochement, autant de contraires qui font que la vie est à l’œuvre, où une forme d’organisation se met en place, je constate l’importance d’un temps de préparation avant de se lancer dans une aventure telle que la création. Un temps qui est une mise en mouvement de tout le corps de la personne avec le corps des autres, avec les différences, avec la place à prendre ou à ne pas prendre, avec un lieu à concevoir ensemble ou séparément.

Un mouvement qui rassure, par lequel certaines personnes se laissent porter pour trouver une impulsion. En même temps, un mouvement qui fait peur, qui peut- être menaçant par trop de proximité. Il met en jeu la relation de la personne avec les autres, avec le groupe.

Pour la personne en séance individuelle, l’échange durant ce temps de

préparation, se fait avec le thérapeute. Il sert de guide dans le choix de la place, il aide à transporter les matériaux, il est présent dans les facilités comme dans les difficultés, tout au long de l’installation.

Là aussi, je sens les réticences, les appréhensions, les interrogations de la personne. Comment prendre une place et faire sa place dans ce lieu vide et assez spacieux, seul avec le thérapeute ?

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Toutes les possibilités peuvent être envisagées, car il n’y a pas ici, à partager ou à échanger avec les autres. Il y a à être avec soi, sa création, et le regard du thérapeute.

Les regards échangés au moment de la préparation, entre la personne et le thérapeute, participent, au même titre que les mots prononcés, à l’entrée en contact de l’un avec l’autre, à l’apprivoisement de chacun.

La personne préfère t-elle la pleine lumière au coin plus retiré et moins éclairé ? Prendra t-elle beaucoup de matériel ou au contraire une pe-tite quantité ? Est elle hésitante ou rapide ? A t-elle envie de parler d’elle ou de son travail plastique d’avant ? Les réponses à ces questions peuvent de-venir des indices pour le thérapeute et commencer à le guider dans son ac-compagnement.

Déjà là, dans les deux types de séance, en groupe et individuelle, des

difficultés se présentent et se retrouveront en état de création quand la per-sonne est devant sa production.

Le processus de création est amorcé. « La personne se met en mouve-

ment vers une création personnelle d’œuvres afin de mieux recréer ultérieu-rement sa propre vie12. »

Devant les différents empêchements qui se manifestent ici, à prendre

une place, sa place, je me rapproche du groupe et prononce ces quelques mots : « soyez à l’aise, il y a de la place pour vous tous ». Ainsi, je rappelle la consigne, celle de s’installer, et relance une nouvelle impulsion. Le groupe se redynamise. Les personnes qui se sont arrêtées à bavarder se re-mettent en mouvement, parce que la place à trouver est indispensable pour le bon déroulement de la séance. Bien sûr il y a un temps, entre ¼ h et ½ h.

Le temps passe ! Ceux qui n’ont pas encore de lieu le trouvent, soit

seul, soit par l’intermédiaire d’un membre du groupe. Chacun regarde sa place par rapport à celle des autres, s’inquiète de la

place qu’il occupe, propose même de partager son endroit. Je circule parmi le groupe, j’entends ce qui se dit au passage. Je laisse

venir les tensions, les craintes, les rigolades, les paroles un peu trop envahis-santes.

J’observe les passages répétés à la recherche de matériaux, les de-mandes de certains et les silences des autres. Je regarde comment, à partir d’une telle effervescence, d’une confusion, d’un certain désordre au départ, peut émerger un commencement d’organisation, d’installation pour la créa-tion d’un endroit intime, de « son lieu propre », qui, mêlé à toutes les autres installations devient une création commune, une création ensemble, dans la-quelle j’essaie d’intervenir le moins possible, ayant donné les règles du dé-part, c'est-à-dire : respecter le temps imparti, choisir un endroit à garder jusqu’à la fin de la séance, l’installer avec son matériel et celui qui est en commun, et s’y sentir le plus confortable possible.

12 1. J.P. Klein Revue Art et thérapie n° 56/ 57.

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Je m’adresse au groupe : « C’est comme si vous vous fabriquiez votre

abri. Un abri, confectionné avec tout un mélange de matériaux glanés dans l’atelier et recueillis avant votre arrivée ici ».

Temps du chaos et temps de confrontation : avec le groupe et les ma-

tériaux Temps du chaos Le désordre du départ me fait penser au moment du chaos : temps de

désorganisation où tout reste à créer, à construire. Ici, les éléments pour la construction sont à remanier, à réinstaller, dans un environnement qui n’a pas encore été apprivoisé, qui est lui aussi à inventer, avec des personnes qui circulent dans tous les sens, dont les paroles résonnent dans toute la pièce.

Les personnes se trouvent progressivement plongées dans le chaos,

dans le brouhaha, dans les va-et-vient. Les éléments entassés devant elles, tombent, sont ramassés et parfois entassés à nouveau. Les planches posées n’importe où attendent d’être transportées et de trouver une place appropriée.

Une vraie préparation qui demande un moment de vie ensemble dans une désorganisation, pour une organisation avec les autres, avec soi même, dans un espace choisi pour soi, pour sa création.

Les corps se frôlent, les regards se croisent, les visages se crispent ou se délient, les bruits s’amplifient. Les mains fouillent, cherchent dans un amas de barquettes et de pots à l’intérieur d’un tiroir contenant les chiffons, puis sur une table sur laquelle sont déposées pêle-mêle plusieurs feuilles de papier de différentes tailles.

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Il s’agit, là aussi, de partir de quelque chose d’extérieur à soi, pour al-ler vers son intérieur, son abri. De partir d’un ensemble chaotique pour aller vers une forme de construction d’une œuvre et en même temps de soi même. Au fur et à mesure que la personne extrait un élément lui paraissant impor-tant, et même indispensable, de l’ensemble des éléments mis à sa disposi-tion, elle se retire, s’éloigne, quitte de plus en plus la forme chaotique, dé-sordonnée, la façon d’agir du départ : celle, d’avoir dès son arrivée dans les lieux, à déplacer pour remettre en place à sa manière.

Ainsi la personne donne de soi même, avance et franchit une étape. On retrouvera plus loin ce temps du chaos dans l’analyse de cas

d’Antoine Percheron avec le commentaire de Binswanger à propos de la zone de danger où « rien encore n’existe et où l’être est mis en demeure de créer ».

Temps de confrontation Je respecte le moment de confrontation avec les autres et en même

temps avec les matériaux. Il permet le jeu des contraires, celui qui donne le mouvement, la vie, la force d’avancer malgré les difficultés. Il précède le temps où il s’agit de se retrouver soi même, seul dans son abri, en présence du groupe.

L’expérience vécue dans cet aller vers les autres et ce retour vers soi,

dans un mouvement « extérieur intérieur », prépare l’ouverture vers une nouvelle forme de création, vers un inconnu qui va faire cheminer la per-sonne d’une création à l’autre, pour une recréation d’elle- même.

« Je pense que je n’aurai pas besoin de tout cet espace. Tu peux

l’occuper, ça ne me dérange pas » dit Bérangère à Anne qui cherche un coin un peu en retrait.

« Je peux t’emprunter le tabouret ? », dit Gabrielle à Bruno qui essaie de protéger sa planche avec un morceau de plastique. « Je te le prête, à con-dition que tu me le ramènes, car il fait partie de mon installation. Je pose ma palette dessus », répond Bruno.

« Attends, je vais te tenir la planche pendant que tu passes de l’autre côté. Comme ça, tu n’y arriveras pas ! Penche là un peu plus ! Descends la encore un peu !» dit Françoise à Henriette.

Bérangère arrive à l’atelier avec ses deux paniers remplis de papiers de différentes textures, de tubes de peintures, de tissus à motifs. « Je ne sais pas si je vais m’en servir, j’en aurais peut-être pas besoin cette fois- ci. En tout cas, si quelqu’un désire du papier, je peux en prêter. »

Progressivement, le groupe s’organise, crée l’installation dans

l’espace, transforme le lieu, dans un travail ensemble qui va permettre une cohérence.

Comment la place va-t-elle se négocier ? Qu’elle place s’accorde la

personne ? Comment l’espace va-t-il être utilisé ? En fonction de quoi ? L’endroit que choisit la personne va-t-il être délimité, par exemple, par un

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tabouret ou une petite table destinée au matériel de peinture, ou par plusieurs palettes posées au sol ? Est-ce un lieu fermé ou au contraire un lieu ouvert ?

Les questions qui se posent ici, aussi bien au thérapeute qu’aux per-sonnes en thérapie me paraissent essentielles pour permettre à chacun de se définir dans ce lieu à la fois commun et personnel.

Par exemple dans l’atelier, Bérangère s’installe près de la fenêtre. La lumière y est très présente, par contre l’espace est réduit. Gabrielle choisit le grand mur du fond, en face de la porte d’entrée. Un espace assez spacieux qu’il faudra partager avec Henriette qui a tendance à s’étaler. Anne se place près du pilier, à côté de la sortie. Un endroit peu éclairé par la lumière du jour.

Je constate qu’un petit bout de l’histoire de chacun se raconte, dans ce temps de séance, faisant apparaître la singularité de chaque personne, son positionnement face au groupe.

Cette place est le territoire qui va accueillir la personne en création

avec son œuvre, et le cadre qu’elle s’est construite pour s’y mouvoir.

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Temps d’accompagnement à l’intérieur d’un cadre contenant L’Art-thérapeute va accompagner la personne à l’intérieur de son

cadre comme à l’extérieur, où se trouve le cadre dont il est garant. Il est dans un mouvement « avec » et « en dehors ». Il rappelle le

temps écoulé et le temps à venir. Quand je m’interroge sur la place que j’occupe dans l’atelier avec les

personnes que j’accompagne, je remarque que je suis à la fois celle qui ac-cueille, qui rassure, qui réconforte, et celle qui se distancie, qui délimite un temps et un espace, qui prononce des paroles qui bousculent et ne sont pas toujours celles qui sont attendues.

J’accueille les personnes en leur offrant un lieu, en leur proposant de choisir une place, en mettant à leur disposition des matériaux, en essayant d’être en ouverture, à l’écoute de leurs difficultés matérielles, physiques et émotionnelles.

Je leur offre un peu de chaleur par un comportement enveloppant

lorsque je me préoccupe de leur confort matériel, en vérifiant que l’éclairage soit adapté, en m’assurant qu’il y ait suffisamment de feuilles et de pein-tures. A ce propos, les peintures sont fabriquées à l’avance au sein de l’atelier avec un mélange de bases et de pigments. Les personnes devront apprivoiser les couleurs, différentes de celles qui sont contenues dans les tubes, moins uniformes, plus soutenues. Ainsi, je propose une nouvelle ap-proche de la matière peinture, elle me parait intéressante car elle déstabilise en changeant les habitudes.

Je suis rassurante par quelques paroles que j’insuffle, qui redynami-

sent, et par le confort présent dans l’atelier.

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Je suis distante lorsque je m’éloigne, en quittant la pièce volontaire-ment, ou lorsque je suis près des personnes, occupée par exemple, à préparer du matériel ou à prendre des photos, à noter des paroles échappées. Je suis là sans être là, et reste présente à ce qui se déroule.

Les aller-retour me semblent nécessaires pour mieux se détacher et

laisser aux personnes un temps de face à face avec elles mêmes ; le temps de faire seules un bout de chemin.

Je suis celle qui dérange, qui pousse, qui bouscule, qui ne laisse pas

s’installer une routine, un savoir faire qui enferme et qui permet de se com-plaire dans l’immobilisme, dans l’évitement, au risque de changer quelque chose dans sa technique, son attitude, son trait. Au risque de se perdre, de transformer et de ne plus retrouver.

Les paysages qui se bouchent, les installations qui n’arrivent pas à te-nir debout, sont autant de lumières qui se cachent dans l’horizon. Encore faut- il les voir, faut-il accepter d’éclaircir, d’enlever, de faire une trouée, de suspendre, ou au contraire d’alourdir, de donner de l’épaisseur.

Le thérapeute crée son cadre de travail ou espace symbolique, dans le-

quel tout va se jouer et se rejouer de la personne. Il est nécessaire pour la personne de trouver à la fois la proximité et

l’éloignement pour entrer en confiance, pour pouvoir évoluer correctement à l’intérieur du cadre.

C’est de ces mouvements contraires que naît la vie. La manière de pénétrer dans l’atelier, de s’y introduire en choisissant

un petit ou un grand espace plus ou moins lumineux, un espace vide ou déjà habité, un lieu de passage ou un endroit éloigné, est déjà le commencement du travail, de quelque chose qui est en train de se mettre en route, un mou-vement en avant de soi.

Toute cette préparation du lieu, dont la durée est d’un quart d’heure,

correspond déjà à une transformation. La pièce que nous installons devient petit à petit le lieu approprié de l’activité artistique, là ou il est permis de s’exprimer ; par exemple avec la peinture, le collage, le graphisme, et de donner à cette expression un visage nouveau : en quelque sorte, un lieu de mise en confiance pour une renaissance.

C’est aussi une façon d’être accueilli et de se préparer à accueillir ce qui vient. Une sorte de mise en condition.

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Le cadre ainsi proposé, le fait de ne pas offrir à la personne une salle

déjà prête, est une intention, car pour moi, toute la démarche qui consiste à se préparer, permet une mise en route comme une mise en mouvement, comme déjà mettre de la vie quelque part, aussi bien dans le lieu qu’en soi. C’est aussi se préparer au jeu de la création, à cette relation à trois (le théra-peute, la personne et sa création) qui permet le risque d’être à découvert. En même temps, ce temps de préparation du lieu, mais préparation de soi aussi, devient également un temps d’échange entre les différentes personnes pré-sentes, comme une façon de se dire bonjour.

Ce sera d’ailleurs, à peu près le seul moment où un échange de ce type peut avoir lieu. Quelque chose de l’ordre du partage se crée ici. Les per-sonnes commencent ensemble avant de se retrouver seules, d’emblée face à la feuille blanche. Un temps de partage qui participe à la mise en confiance de la personne.

Bérangère se rappelle la séance précédente et sa peur d’aller plus loin,

de ne plus savoir quoi faire. Ainsi, elle entre en résonance avec Gabrielle qui parle de ses lettres peintes qui partent dans tout les sens. Elle dit : « c’est n’importe quoi ! » Puis Lise se remémore le film qu’elle a vu la semaine dernière au cinéma. Il lui fait penser aux paroles de Gabrielle lorsque l’acteur, dans le rôle du peintre Pollock, balançait de la peinture sur une toile au sol. Elle aussi aurait eu envie de dire : « mais il fait n’importe quoi ! » Et

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pourtant, elle s’aperçoit que dans toute cette gestuelle, il se dit quelque chose d’important.

Un temps de mise en place qui permet, par ce qui se vit à l’intérieur,

de quitter les préoccupations de la vie quotidienne, d’être là pour soi, d’entrer dans un autre monde, entre réel et imaginaire, de passer à autre chose toujours en rapport, bien sûr, avec l’histoire de la personne et avec celle des autres, réelle ou inventée. Une façon de sortir de soi pour mieux y retourner par la suite.

En même temps que la salle se prépare, le corps de la personne se pré-pare aussi à accueillir l’état de création, un état entre le jubilatoire et l’inquiétant. Une aventure qui ne mène pas forcément là où on veut aller. Un risque à prendre.

Le corps oscille entre détente et crispations. Une détente marquée par des bâillements successifs dus à des changements de rythme, par le plaisir d’être là. J’entends Corinne dire : « ça me fais du bien d’être là. Je me sens vivre ». Des crispations engendrées par les résistances et les peurs de chacun. J’entends Anne dire : « ce n’est pas toujours facile de venir ici, certaines fois je me force ».

La personne cherche et trouve son équilibre dans ses oscillations.

Ce moment là, je le vois comme un rituel en tant que repère du lieu,

d’un temps donné, des autres et de soi. Quelque chose de prévu dans le temps de la séance (3h), qui se répète à chaque séance. A chacune d’elles nous installons le même décor, celui qui marque l’entrée en scène, le mo-ment où il faut se lancer, où il va falloir « y aller ».

Un décor qui rappelle le pourquoi de sa venue ici, son intention de faire de l’art plastique et peut-être l’envie de vivre une expérience à travers le processus de création.

« Alors, on peut y aller maintenant » (Sous entendu le ¼ h

d’installation se termine). Un temps compté dont la fin est signalée par ces mots : « allez on y

va ! » Ils annoncent un temps nouveau et le moment de rejoindre sa place et d’entendre de nouvelles consignes.

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C’est le moment. C’est important de saisir ce moment où on doit s’arrêter.

Ce moment existe dans l’œuvre, quand l’artiste sait qu’il n’apportera

rien de plus en continuant. La touche finale, il l’a déjà posée. Il a à décider de terminer là.

L’art thérapeute en tant qu’artiste sent lui aussi, le moment opportun

pour s’arrêter et passer à autre chose. Bien souvent, son intuition le guide dans ses prises de décisions.

A cet instant précis, j’amène le tas de feuilles blanches, format A4,

comme pour marquer un autre départ. Les personnes sont seules avec elles mêmes, responsables de leurs feuilles et de ce qui s’y inscrit.

Comme une salle d’accouchement J’ai l’impression de parler d’une salle d’accouchement et de nais-

sance. Ce qui me vient en écrivant, c’est le mot « matrice symbolique ». Ef-fectivement, c’est aussi de cela que je parle ici. Nous pénétrons, nous nous introduisons dans un endroit que nous apprivoisons petit à petit, nous y évo-luons tranquillement, à notre rythme en fonction de ce que nous rencontrons sur notre route, nous donnons naissance à des formes, des couleurs, qui en se transformant nous font aussi naître à autre chose. Nous sommes dans un lieu délimité par des murs, faisant penser à des parois, lieu contenant dans lequel la vie et la mort sont à l’œuvre, où des forces contraires s’affrontent parce qu’il s’agit d’une rencontre entre ténèbres et lumière, entre merveilleux et ef-frayant, où les liens se nouent et se dénouent, où nous parlons aussi bien de fermeture que d’ouverture et de délivrance.

Nous avons à composer avec des places étroites ou au contraire spa-cieuses, avec des lieux lumineux, ensoleillés ou au contraire sombres et froids. Nous avons à partager notre place, à donner notre consentement. Nous entendons le souffle de chacun et sommes portés par lui dans une res-piration commune. Nous nous engouffrons dans ce lieu pour vivre une expé-rience singulière, ensemble. L’alternance du bruit et du silence définit l’ambiance dans laquelle nous nous trouvons et nous sommes bercés, comme l’enfant dans le ventre de sa mère.

Le « nous » représente les personnes et le thérapeute, car celui-ci est

également à l’œuvre à l’intérieur de ce cadre où il accompagne - à la bonne distance, ni trop loin, ni trop près.

Le « nous » c’est aussi l’artiste et les personnes en thérapie. Le travail artistique personnel est indispensable pour l’art thérapeute

et pour l’aide qu’il apporte aux personnes. Dans son travail de création il fait lui aussi l’expérience du processus de transformation.

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2. Temps de l’expression ou « lâcher prise » ou phase de marge Au temps d’installation, lieu de préparation pour accueillir la souf-

france, succède le temps de l’expression avec un nouvel espace, celui de la feuille blanche qui marque le passage d’un temps à un autre, d’un espace à un autre et d’une création à une autre.

Dans ce temps de création, je propose un travail du geste comme temps d’expression, que je nomme aussi temps de « lâcher prise ». C’est un petit rituel d’une 1/2h, dans lequel la personne commence à exister, lieu in-termédiaire, à la marge, au seuil, appelé par V. Turner période liminale.

Le silence s’instaure dans la pièce, et le travail du lâcher prise peut

avoir lieu. La gestuelle de chacune des personnes se dessine sur les feuilles,

montre la force ou la faiblesse du trait, la concentration ou l’agitation dans le mouvement. Elle s’amplifie ou se rétracte sur le support papier.

Il y a déjà dans ce temps d’expression des projections de la personne. « Le geste est le véhicule de l’inconscient de l’homme, mû par un dé-

sir immédiat alimenté par la sensibilité indéterminée13 ». Le geste est immédiat. Il permet de libérer des tensions, de

s’extérioriser et d’exister. « Le geste est la manifestation d’un état primitif d’être, état de désé-

quilibre, de tension et de désordre qui ne tient pas compte du monde exté-rieur. Il renvoie à l’être sa figure chaotique et anonyme telle qu’elle existe dans les profondeurs de l’inconscient14 ».

J’accompagne les personnes dans leurs gestes et leur demande de les

laisser advenir sur les feuilles blanches, en laissant leur poignet souple. Je leur propose de fermer les yeux pour mieux se laisser guider par l’instantané du geste, de laisser faire leur corps en mouvement.

La variété des outils proposés permet d’expérimenter plusieurs tracés de manières différentes.

Il y a des tracés appuyés, épais, fins, fluides. Le temps du tracé peut être rapide, lent, sous forme d’ondulations, de courbes, de lignes droites con-tinues ou discontinues.

Les traces laissées sur le papier ressemblent à des écritures archaïques rappelant les lettres calligraphiées, comme si le corps gardait en lui la mé-moire des temps anciens.

13 Margit Rowell, La peinture, le geste, l’action, éd. Klincksieck 14 M. .Joulia, Art thérapie. L’artiste compagnon de voyage, L’Harmattan, 2003, p 16.

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Dans le temps du gestuel, il n’y a pas ceux qui savent et ceux qui ne savent pas dessiner, les personnes sont ramenées au même niveau de con-naissances. Leurs traits sont crées par leurs gestes en fonction de leurs mou-vements qui se déploient dans l’immédiateté du moment.

Les personnes peuvent se sentir redevenir enfant en voyant les grif-fonnages sur le papier. Des souvenirs peuvent apparaître et amener un sen-timent d’insécurité rappelant par exemple les dessins scolaires bien ordon-nancés.

Entrer dans le jeu des gestes et des tracés demande de quitter le connu

pour aller vers l’inconnu, de se laisser surprendre par une nouvelle manière d’être en tant qu’être innovant.

A cette étape de la création les personnes peuvent être interpellées par

plusieurs formes en gestation qu’elles peuvent faire évoluer dans le temps de l’impression.

Entre le premier et le troisième temps de la séance, un début de che-

minement s’opère qui permet à la personne d’entrer en contact avec l’espace, puis progressivement avec soi-même dans le lâcher prise et ensuite dans l’élaboration d’une production.

La personne se découvre et se redécouvre à l’intérieur des différents passages qu’elle traverse et qu’elle retraversera à sa prochaine séance.

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3. Temps de l’impression ou phase d’agrégation Dans le temps de l’expression, la personne commence à faire connais-

sance avec elle-même pour atteindre progressivement, dans le temps de l’impression, une plus grande maturité à travers les gestes qu’elle répète plu-sieurs fois, et à travers sa création en lui donnant plus de force et de cohé-rence. Les traits paraissent plus affirmés, les couleurs plus profondes, les éléments s’harmonisent à l’intérieur d’une vraie composition, les formes semblent jouer entre elles et révéler une histoire.

Le travail se continue dans d’élaboration d’une œuvre, véritable tra-vail d’intégration, dans lequel les personnes sont amenées à chercher et pousser plus loin leur trait, leur geste, leur forme et leur peinture.

C’est à l’intérieur de ce temps de l’impression que la souffrance est

véritablement à l’œuvre. Elle va trouver un langage qui lui convient et les étapes nécessaires à

sa métamorphose. Avant de l’aborder à travers des analyses de cas, il me semble impor-

tant de la définir avec le regard des philosophes et de l’art thérapeute.

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TROISIEME PARTIE : SOUFFRANCE ET RITUEL 1. Définir la souffrance Du côté des philosophes : P. Ricœur et E. Levinas Le philosophe P. Ricœur parle également d’un processus de trans-

formation qui s’opère lorsque de ce trop de souffrance monte l’appel, avec cette persévérance du désir d’être et de l’effort d’exister. De l’impuissance et de la passivité, états que l’on retrouve dans la souffrance, qui font de la per-sonne une victime, on passe ici, à l’action de sortir d’un enfermement. Il s’agit de l’ « agir- pâtir » dont parle P. Ricœur.

« Une déchirure s’ouvre entre le vouloir dire et l’impuissance à dire.

C’est dans cette faille que le vouloir dire se forge le chemin de la plainte. La plainte est adressée à l’autre comme demande » 15.

Le corps souffrant et le corps agissant reforment un nouveau corps

dans lequel la souffrance peut avoir un autre visage. Elle est ambivalente parce qu’elle est à la fois isolement par un repli

sur soi et une séparation d’avec autrui, et en même temps demande d’aide, appel au secours.

Elle demande d’être entendue car elle questionne. Elle est, mais ne devrait pas être. D’où la question : pourquoi ce qui ne devrait pas être existe t-il ?

Elle interroge : pourquoi moi ? Pourquoi lui ? Jusqu’à quand ? Elle hors compréhension. Elle est « non sens. » « C’est l’amour de l’autre, la compassion qui, en ne faisant pas dispa-

raître la douleur, la modifie lui enlève dans le vécu ce non-sens, ce refus de signification dans lequel est le sujet qui souffre, isolé. Dans l’appel à l’autre le fait qu’autrui soit extérieur semble être la promesse d’un salut. L’altérité semble être une ouverture vers une solution. Il n’y a pas de complaisance dans la souffrance mais seulement la tentative de tirer d’elle quelque chose de positif »16.

Du côté de l’art thérapeute La souffrance est une déchirure. C’est la faille, l’endroit où l’on bute.

Elle devient un point de repère pour la création. C’est l’endroit où la per-sonne s’arrête, où elle a peur. C’est là que le changement est possible.

15 P. Ricœur n° spécial de Psychiatrie française, Juin 1992. 16 E. Levinas, entretien dans le cadre d’une recherche universitaire.

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« D’objet de sa pathologie elle va devenir sujet d’une production is-sue d’elle-même et qui se nourrira forcément entre autres de cette patholo-gie qui dès lors n’est plus uniquement la source d’une souffrance »17.

Les personnes qui arrivent dans l’atelier arrivent avec leur souffrance

et demandent d’être entendues autrement que par la parole, car il y a des souffrances qui ne peuvent pas être dites, mais qui sont de l’ordre du dire18.

L’art thérapie va offrir un lieu dans lequel on traite de la souffrance

indirectement, d’une façon détournée. Elle est prise comme un matériau. L’accompagnement se fait à travers les productions artistiques.

L’art thérapeute propose un cadre dans lequel, la souffrance va être

contenue, va pouvoir évoluer, prendre un nouveau visage et peut-être ainsi s’apaiser et être soulagée.

Qu’elle soit physique, psychologique ou spirituelle, la souffrance

existe et demande de devoir faire avec. La réalisation d’une production plastique, puisqu’il s’agit ici d’un ate-

lier d’art plastique, met en jeu la souffrance, la met en œuvre et en fait une nourriture d’inspiration pour l’œuvre.

Les peintres comme par exemple F. Bacon, F. Kahlo, Egon Schiele,

De Kooning et bien d’autres encore nous la montrent à l’œuvre, en faisant d’elle une originalité picturale qui fut une avancée dans le monde de l’art. On peut dire qu’ils l’ont transformée en la transcendant, en lui redonnant du sens.

A travers les trois analyses de cas, on peut voir comment s’exprime la

souffrance. Elle est matérialisée. Elle est découpée, coupée, déchirée, arra-chée, tiraillée, recollée, enduite, peinte et repeinte. Elle passe de la destruc-tion à la reconstitution, à la construction, de la disparition à l’apparition, de l’informe à la forme. Elle s’élabore et se construit progressivement, par poussées successives. Tout se passe à l’intérieur du cadre prévu à cet effet, dans lequel les personnes se sont préparées, pour accueillir dans l’intimité une expression plastique, qui est aussi expression d’elles-mêmes. Ici, la souf-france est mise à l’extérieur pour être remaniée, pétrie, métamorphosée, puis replacée à l’intérieur d’un ensemble cohérent, harmonieux.

J.P Klein parle d’expression et d’impression, d’intériorité et

d’intériorisation. Il écrit : « Le processus peut alors continuer par expression, accom-

pagnement, création, impression pour une succession de créations de plus en plus fortes dont on pourrait dire que l’évolution sert de modèle identifica-

17 J. P. Klein, « La création comme processus de transformation », Revue Art et thé-

rapie N° 56/57. 18 J. Oury, Création et schizophrénie, Galilée, 1989.

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toire au mouvement de la personne qui passe du cercle vicieux de sa patho-logie à une spirale ascendante19 »

2. La souffrance dans le temps du rituel Le rite offre une sécurité par ses répétitions, ses rythmes, son caractère

contenant. Il rassure dans sa progression. Mais il peut également enfermer dans la répétition sécurisante. L’introduction de nouveaux matériaux, sup-ports, outils, matières, peut faire bouger d’une façon indirecte quelque chose resté immobile, en amenant un nouvel éclairage , un jeu différent avec les formes, un regard neuf sur les couleurs. Autant de petits changements qui nourrissent le travail plastique et le font évoluer à travers les étapes succes-sives.

Dans ces temps ritualisés, dans la continuité et la discontinuité, dans

ces passages de l’un à l’autre temps dans un ordre défini à l’avance, la souf-france est mise progressivement à l’extérieur pour passer à l’intérieur de l’œuvre, pour y être transformée et se donner à voir autrement en saisissant la personne.

Il y a là une mutation qui soulage. La personne n’est plus objet de sa

douleur, mais sujet de sa création. Elle passe ainsi de l’état de souffrance du départ à l’état de créateur responsable de son œuvre.

En parcourant le livre de Tobie Nathan, je me rend compte que

l’explication qu’il donne du processus de métamorphose de la souffrance, nommée « le mal » dans des cultures africaines, réunionnaises ou maghré-bines, n’est pas éloignée de celle que je décris avec l’art thérapie.

Il parle d’un phénomène d’inversion du mal par l’intermédiaire de tout

un ensemble d’éléments mis en scène par le sorcier ou le magnétiseur qui fait le lien entre le dedans du corps de la personne souffrante et le dehors.

Le sorcier est un lieu de passage entre les puissances du bien et le

monde infesté de malveillance, il est à la fois l’agent par lequel se purifie le monde et l’illustration vivante du mécanisme par lequel il est possible d’inverser la pénétration sorcière. Rien dans ces actes n’est magique ou fol-klorique, tout révèle d’une procédure technique, d’une entreprise cohérente et même d’une rare homogénéité20.

Pour définir le dedans et le dehors, le sorcier, à l’insu de la personne,

se sert de métaphores, appelées par Tobie Nathan oppositions théoriques donnant une conception de l’intérieur du corps comme espace subtil léger et aérien et l’extérieur plein d’impuretés. Ces oppositions nécessitent des relais concrets pour prendre corps. Ces relais, substances manipulées et sensations

19 J.P. Klein, document « Proposition d’une définition de l’art thérapie ». 20 Tobie Nathan, L’influence qui guérit, Odile Jacob p 42, 46.

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de la part du sorcier (picotements, enflures…) vont transformer les opposi-tions théoriques en opérateurs thérapeutiques.

Il s’agit d’un rituel de purification en trois temps : le temps de la mise en scène, avec le discours tout en métaphores et ses oppositions « dedans dehors », le moment des manipulations de substances ou opérateurs théra-peutiques et la phase finale qui est la sortie de l’individu guéri.

L’individu reprend à son compte le discours du sorcier. Il dit : « je me sens léger dans mon corps. Je n’ai plus mal ». On retrouve à nouveau l’inversion du départ, le mal est hors de lui, ayant été transformé à travers les paroles, les sensations et les substances du sorcier.

En art thérapie, la toile ou n’importe quel support plastique, est le lien

entre le dedans de la personne et le dehors, par phénomène de projection. Elle permet de faire passer la souffrance de la personne à l’extérieur, de la transformer en autre chose, de telle manière qu’elle soit vue autrement par elle. C’est là que se situe l’inversion, par l’intermédiaire du support plastique qui renvoie à la personne une image différente d’elle-même, plus valori-sante, celle du créateur créant. Ainsi, la personne passe d’un état de mal être, au mieux être, de la passivité – en tant que prisonnière de sa douleur, à l’action de créer.

L’accompagnateur met en place le rituel et crée des espaces de jeux

avec soi même et avec tout un tas d’images symboliques, porteuses de sens. Dans le cas de Gabrielle que je décris plus loin, on peut voir comment

la souffrance qui est, ici, un engorgement dans lequel les mots s’agglutinent et ne sortent pas, dans un corps meurtri, divisé, essoufflé, va trouver une place dans plusieurs séries de créations, à travers toute une succession de passages plus ou moins périlleux, de répétitions, de rythmes, de poussées vers l’avant, d’oscillations d’avant en arrière ; va se mettre à mieux respirer, à occuper l’espace du carton de plus en plus largement, à changer de tonalité, de forme, de couleur, pour donner vie dans un cheminement plastique, à une œuvre picturale.

Par cette métamorphose de sa souffrance, Gabrielle arrive progressi-vement à dénouer les enchevêtrements qui se présentent sur son trajet, à ac-quérir de l’assurance, à regarder sa production avec jubilation.

Dans le cas d’Alain, on remarque comment il s’installe à l’intérieur

d’un groupe, occupe l’espace à travers une installation éphémère, s’organise dans ce voyage initiatique.

Alain se met en marche, met en marche son imagination en dépassant son angoisse de ne pas pouvoir sortir des mots.

On verra également, comment il s’implique avec son histoire dans un ensemble d’histoires lorsque les installations de chaque personne sont mises en commun pour ne former qu’une seule installation commune à chacun.

Dans le cas d’Antoine Percheron, pour être supportable, elle se love

dans le tronc d’un arbre, image symbolique capable de la faire muter et de lui donner du sens. Antoine utilise l’écriture et transcende ainsi sa souf-

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france, en racontant une histoire à partir de l’évolution d’un pin, très proche du mythe de Daphnée dans les métamorphoses d’Ovide.

Dans ces trois cas, on se rend compte que la souffrance évolue et se

métamorphose à l’intérieur d’un rituel dans un temps, un espace, un mythe, une initiation.

3. La souffrance à l’œuvre dans trois temps de création : analyse

de cas a. Première analyse de cas : la métamorphose d’Antoine Percheron J’ai réalisé l’analyse qui va suivre en prenant comme support le livre

d’Antoine Percheron Végétal. A la lecture de ce livre, j’ai été saisie par la manière dont l’auteur parle de sa souffrance, la met en scène à travers l’écriture et se laisse conduire par l’histoire mythique qu’il invente pour sur-vivre. Il montre comment l’écriture comme langage, quand la parole échoue, peut percer le silence et faire sortir les mots qui ne peuvent pas être dits.

Le mythe va s’emparer de la souffrance, lui donner un sens, la méta-

morphoser en la faisant évoluer étape par étapes. Ici, le cadre de travail s’organise avec l’écriture, dans la construction

d’un mythe, autour d’une souffrance emprisonnée dans le silence. La présence de l’art thérapeute n’est pas toujours nécessaire, l’écriture

à elle seule a suffit à ouvrir un monde de l’œuvre et à recréer du sens. L’auteur est âgé de 25 ans quand la maladie commence à le faire souf-

frir. C’est à cette période de sa vie, au terme de ses études, alors qu’il est

en pleine recherche, qu’il apprend qu’il est atteint d’une tumeur au cerveau : Une tumeur écrit- il : « informe, tentaculaire, méchante nommée : oligoden-drogliome ».

A l’annonce de cette mauvaise nouvelle, il décide de passer les quatre derniers mois dans la maison de son beau-père. Pendant cette période où son état empire (confusion – perte de mémoire immédiate – lenteur), mystérieu-sement, il demande à consulter un livre sur les parasites du bois. Ce sera le dernier qu’il consultera et qui restera ouvert à la page du capricorne jusqu’à sa mort. Aux périodes de calme, pendant lesquelles l’œdème rétrécit avec les médicaments, succèdent des périodes plus tendues, marquées par des opposi-tions brutales comme son refus de partir à l’hôpital. La veille de sa mort, alors qu’il ne peut plus écrire, il prend un immense plaisir à regarder un film d’Agnès Varda « les glaneurs ». Il meurt à l’Unité de Soins Palliatifs de l’hôpital Jeanne Garnier, le lendemain matin.

L’écriture s’est imposée à Antoine Percheron comme une nécessité face à l’impensable de sa maladie.

L. Binswanger décrit le rêveur comme : « celui à qui tout arrive » et

lui oppose « l’homme vigile qui est celui qui fait quelque chose21 ». 21 L. Binswanger Revue Art et thérapie, 50/51, « La peinture au devant de soi », p 2.

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Le créateur est entre les deux : le « pur pâtir » et le « faire œuvre ». « C’est la zone de grand danger où rien encore n’existe et où en somme l’être est mis en demeure de créer, de se situer à l’origine de tout pour ne pas sombrer dans le néant. Moment d’autoconstitution de soi et de recons-truction du monde 22

Dans la création on peut observer deux moments importants : le mo-

ment d’immersion, comme une plongée intérieure, où le peintre ne fait plus qu’un avec son tableau, au risque de s’y perdre ; c’est aussi le moment in-supportable dans lequel est plongé Antoine Percheron ne faisant plus qu’un avec sa souffrance. C’est là que tout est à faire, à créer, à organiser dans cet espace de désorganisation, de chaos, pouvant devenir un lieu de perdition, si rien ne se passe.

Puis il y a le moment d’émergence : celle ci se faisant à partir d’un point d’accroche. Pour le peintre ce sera une tache ou une couleur, pour An-toine Percheron c’est l’image de l’arbre - dans le travail d’écriture.

Ce point d’accroche permet la distance entre le tableau et son créateur,

entre Antoine et sa souffrance. A partir de là, une reconstruction est possible parce qu’une nouvelle voie de communication s’est ouverte. Par l’écriture l’auteur a choisi sa manière d’être au monde.

Avec elle il fait acte d’existence. Par cet acte il s’agrandit, s’intensifie et se métamorphose. L’écriture, telle une présence, va l’accueillir en conte-nant sa souffrance et tous les mots qu’il ne peut pas dire.

Le simple geste d’écrire du départ est déjà un éveil à quelque chose.

Le geste participe à sa sortie hors de lui. Tout son corps s’engage dans cet acte de faire, venant comme une nécessité.

C’est déjà un geste libérateur qui ouvre vers un ailleurs et insuffle la

vie. Il est aussi le premier mouvement où s’élabore la rencontre avec le sup-port créatif, ici l’écriture. L’écriture lui permet de passer d’un lieu de souf-france où il s’agit de parler en direct de ce qui fait mal au risque de s’enfermer, à un lieu de création fictionnelle où il la représente comme sujet de son inspiration.

Antoine Percheron a pris la décision d’écrire, c'est-à-dire de mettre en forme au dehors ce qu’il taisait à l’intérieur de lui. L’écriture s’est imposée à lui afin qu’il puisse dire ce qu’il endure avec sa solitude, son exil et sa des-truction. Il y a des choses qui ne peuvent pas être nommées. L’écriture nous rapproche de l’innommable, de cette part de l’inconscient restée dans l’ombre. Elle nous pousse à chercher des mots au plus près de notre corps et de nos éprouvés, faisant remonter des émotions et des images qui parlent, bougent et font agir en nous ouvrant une nouvelle voie.

Dans : « qu’est ce qu’un texte ? »23 Paul Ricœur écrit que ce que l’on

montre en parlant réduit le monde de l’imaginaire. Le texte est mis à la place du dialogue pour éviter la relation avec

l’autre, c’est une relation de soi à soi. Les mots écrits sont des mots pour eux 22 Idem. 23 P. Ricœur « Qu’est ce qu’un texte ?», in Du texte à l’action, éd du seuil p. 137-158.

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mêmes, que l’on peut ne pas montrer. En parlant on montre quelque chose à l’autre.

Quand on entre sur la scène de l’écriture, on entre dans la profondeur. On retrouve « la langue qui rêve et qui crée en nous », selon la formule de Binswanger

Lorsqu’ Antoine Percheron se sent aux prises avec la maladie et la peur de la dégradation physique et psychique, il se trouve face à l’impuissance de ses paroles à changer l’inéluctable.

Le livre d’Antoine Percheron raconte sa métamorphose progressive en arbre - une transformation qui a lieu comme un processus qui se fait en fonction de l’évolution de la maladie.

Antoine Percheron nous fait entrer petit à petit dans ce corps malade qu’il voit se dégrader, se décomposer : quand il perd son sang, son odeur na-turelle ; quand il s’éloigne de l’humain, pour nous faire pénétrer dans ce corps-arbre dont il prend la sève, l’odeur, la texture, la couleur.

« Un jour, j’ai changé d’odeur. Je me suis mis à sentir le végétal.

D’un coup…. plus de traces de sueur, plus de cette odeur naturelle qui me collait si bien à la peau…. … est-ce que mon sang deviendrait sève ? Le rouge qui coule dans mes veines me quittera, et le blanc m’envahira… »24

Puis, quand le capricorne fait des trous, l’écriture les récupère en lais-

sant des blancs : comme des ruptures de rythme, comme des moments de conscience et d’inconscience.

Voici un exemple : « Un pin pour finir en armoire, un hêtre pour de-

venir une table mais j’étais fin, grand, avec peu d’équilibre 2…. » Je donne ici mon interprétation. Mais il se peut qu’Antoine ait laissé

des blancs en vue d’une révision qu’il n’a pas pu faire avant de mourir. Pour décrire son corps malade, il le décompose partie par partie

comme s’il s’agissait de le déconstruire pour pouvoir le reconstruire autre-ment. C’est aussi le travail de l’écriture de mettre en forme une histoire.

« Je me décomposais…. de bras en bûches, de mains en branches, de

doigts en feuilles…. Une nouvelle peau…. »25 L’arbre en tant qu’archétype est à la fois la création et la destruction

d’Antoine Percheron. C’est l’intrus qui va prendre progressivement toute la place, jusqu’à le faire disparaître. Mais c’est aussi celui qui le nourrit et nourrit son œuvre. C’est celui que le lecteur voit grandir, celui qui l’enveloppe en lui offrant une nouvelle peau, son écorce. C’est aussi celui qui le représente jeune et robuste à la fin du livre. « Je tenais sur ma base, sur mon tronc encore jeune, 25 ans pour mon âge d’arbre, une peccadille ».

On voit ici la force du symbole à calmer l’angoisse, mais encore bien plus que ça, à ouvrir un monde imaginaire qui sera nécessaire à Antoine Per-cheron pour accéder à une voie essentielle pour mourir.

24 Antoine Percheron, Végétal, L’escampette, 2001. 25 Idem.

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L’écriture est cet espace symbolique qui fait advenir les images au travers du récit et permet ainsi la rencontre entre le dedans et le dehors. An-toine Percheron nous plonge à la fois dans sa réalité de souffrance avec des mots presque terrifiants et dans son monde de fiction avec des mots qui nous rappellent d’où l’on vient, comme « terre », « humus ».

« Mon corps nu sent l’humus….mon torse soudain recouvert de mousse… .je mange de la terre à pleines dents tous les soirs….mon nez ava-lait de pleine bouffées de terre ».

La terre est symbole de fécondité et de régénération : le contact avec

les forces telluriques a le pouvoir de recréer, faire naître à nouveau. En parlant ainsi de la terre, Antoine Percheron réanime son corps et

lui redonne de la consistance. Les mots écrits dans le texte parlent le langage de la nature. Ils nous renvoient à une odeur, à une matière vivante. Antoine Percheron va s’imprégner de ces mots pour pouvoir passer d’un corps hu-main, détruit par la maladie, à un corps végétal vigoureux.

C’est dans ce mouvement entre mort et vie que sa métamorphose à lieu. Il va passer d’une décomposition, à une recomposition, puis à une com-position de lui-même : lorsqu’il se prolonge dans le pin et qu’il est reconnu dans « l’ordre des pins ». Ce qu’il nous révèle à la dernière phrase du texte : « un jour, initiation, Admis dans le grand ordre des pins ».

Ici il n’est plus question d’intrusion, mais bien d’une admission. Il n’y

a plus de lutte comme au départ, mais une réconciliation. Dans le texte, Antoine Percheron met en scène deux formes : l’une qui

lutte tout au long de la première partie, pour ne pas se laisser envahir par une forme étrangère (l’arbre) survenue alors qu’il n’avait rien demandé à per-sonne, pendant que l’autre s’allonge, s’étale, se fortifie, donnant l’impression que plus l’une avance, plus l’autre s’éloigne jusqu’à finir par disparaître avec son fond de souffrance.

« Sous mon buste, les poils et les brindilles s’entremêlaient, des

pousses de je ne sais quelle fleur commençaient à voir le jour, un lichen re-couvrait mon corps et j’appréciais cette fourrure : ma nouvelle texture ! Je m’étais fait à mon odeur…. Quoi de plus beau qu’une légère brise qui agite un feuillage sous lequel on sommeille ».

Je constate que l’écriture, elle aussi se transforme et devient poétique. C’est à la moitié du texte que tout bascule. Les mots s’emplissent de la

profondeur de l’auteur et le détachent de sa souffrance. Il passe ailleurs, il franchit le vide qui le sépare de son arbre et de lui-même.

Il découvre une autre mutation : il va se mettre à penser arbre. Là, il prend conscience qu’il ne peut pas changer l’inéluctable. Et là, il consent à devenir pleinement arbre, corps et âme.

« Tiraillé par mon rapprochement de forme, ma nature qui reconnais-

sait avec ses sens les futurs siens, comme un chien renifle ses congénères,

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l’appel de la forêt, j’avais des affinités verdoyantes au bout de ma sensibili-té ».

Il passe d’une phase d’expression où il reste encore attaché à son

corps souffrant, à une phase d’intériorité. Lorsqu’il se trouve face à face avec l’arbre, qu’il contourne et éclaire

des phares de sa voiture, il a les larmes aux yeux. Il commence par l’insulter, puis il hurle : «regardez moi ! Est-ce que j’ai la même gueule que vous ? » Puis il lui lance des cailloux. Par cette confrontation avec le végétal, il va pouvoir se déprendre de l’arbre pour mieux le prendre ensuite.

« Puis j’ai enlacé l’arbre, mon visage de peau et de bois contre son

tronc mon corps chaud collé contre sa froideur. J’ai posé ma main sur son tronc, j’ai tâté sa chair, délicatement à la façon d’un père sur le ventre en-ceint de la future maman. En sueur j’ai contracté mes muscles, j’ai retenu ma respiration et je l’ai serré comme une brute, très fort, jusqu’à ce que mes bouts de doigts saignent, jusqu’à ce que mes mains deviennent brûlantes…. Que tout mon corps ressente la douleur de ce contact. Je dégoulinais et lui restait de marbre ».

A ce propos, Jung parle d’archétypes vécus à la fois comme des

images et des émotions, et leur effet 2 est particulièrement remarquable dans des situations humaines typiques et significatives telles la naissance et la mort, le danger extrême ou l’expérience de la terreur26.

On prend conscience du chemin parcouru par Antoine Percheron dans

l’écriture. Il nous amène progressivement d’une séparation à une forme de ré-

conciliation, lorsque les deux formes s’embrassent. On peut parler d’une ré-vélation de sens.

L’expérience du soi d’après Jung est représentée par des images ar-

chétypales : contenus de l’inconscient collectif ou symboles. Le soi apporte un sentiment d’unicité et de réconciliation avec la vie. Ce qui a lieu ici, me fait penser à une citation de Claude Lefort : « ce

premier émerveillement qui naît du seul fait de voir, de sentir et de surgir, soi, là du fait de cette double rencontre et du monde et du corps, à la source de tout savoir et qui excède le concevable » 27.

Il quitte ainsi l’espace de la maladie, pour rejoindre un lieu dans le-

quel il se reconnaît et il est reconnu dans sa singularité, dans l’histoire méta-phorique qu’il invente, et dans l’écriture qui révèle l’écrivain.

En décidant de nouer ses racines quelque part, il s’implante. Ce mou-

vement vers la terre signifie une véritable ascension ouvrant une voie vers la lumière.

26 F. Fordham, Introduction à la psychologie de Jung, Ed Imago. 27 M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, préface Claude Lefort, éd. Gallimard.

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Le symbole « arbre » permet l’ouverture de la vie individuelle à la vie universelle28.

A ce propos Pascal Dupond a écrit : « à l’issue de la psychothérapie,

la vie universelle n’est plus seulement côtoyée comme une grandeur étran-gère et hostile, elle est accueillie comme l’élément d’une vie dans la lumière du sens et de la joie d’exister »29.

« J’étais sans doute le seul arbre à pouvoir choisir son emplacement

et ses partenaires de longue vie… un jour initiation et admis dans le grand ordre des pins30 »

Le texte d’Antoine Percheron s’arrête ici. Il sera publié après sa mort

par son beau-père. Par son livre Antoine Percheron fait de sa souffrance une expérience

communicable ; une façon de transmettre quelque chose de soi aux autres. L’écriture s’empare de la parole comme d’un discours qu’elle inscrit

et fixe dans le texte pouvant ainsi laisser une trace et en même temps une ar-chive disponible pour la mémoire collective et individuelle31.

L’esprit mythique A travers cette histoire de mort et de renaissance, Antoine Percheron

nous fait découvrir l’esprit du mythe. « On trouve l’expression la plus directe de l’inconscient collectif,

quand les archétypes apparaissent, en tant qu’images primordiales. Ces images nous entraînent à agir d’une façon contraire à notre intention cons-ciente. Elles sont le trésor enfoui dans lequel l’humanité a puisé depuis tou-jours, d’où elle a tiré ses dieux et ses démons et toutes ses pensées qui sont d’une force et d’une puissance supérieures et sans lesquelles l’homme cesse d’être un homme » 32.

« Les arbres ont joué un grand rôle dans le culte et le mythe. L’arbre

mythique type est l’arbre du paradis ou arbre de vie. L’arbre de vie est un arbre généalogique portant des fruits. Une sorte de mère des générations33

28 Nadia Julien Grand dictionnaire des symboles et des mythes. 29 Voir sur ce site dans la rubrique « Questions pour aujourd’hui » la contribution inti-

tulée : « Le psychothérapeute devant la souffrance et la tentation du nihilisme ». 30 Antoine Percheron, Végétal, p 37. 31 P. Ricœur , « Qu’est ce qu’un texte ? », op. cit. 32 F. Fordham, Introduction à la psychologie de Jung, éd. Imago, p 124. 33 C.G. Jung, Les métamorphoses de l’âme et ses symboles, Georg éd. p 38.

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J’ai choisi un cours passage du mythe de Daphné 2 pour montrer à quel point la métamorphose d’Antoine Percheron se rapproche de l’esprit du mythe.

Daphné fuit Phœbus qui l’aime et veut l’épouser. Au cours d’une

poursuite infernale, à bout de force, elle succombe à la fatigue de cette fuite et, tournant les yeux vers les eaux du Pénée (dont elle est la fille), elle de-mande à son père de la secourir : « si vous, les fleuves, vous avez un pouvoir divin, fais moi perdre en la transformant cette apparence qui m’a valu de trop plaire! A peine sa prière achevée, une mince torpeur envahit ses membres ; sa poitrine est enveloppée d’une mince écorce, ses cheveux s’allongent en feuillage, ses bras en rameaux, son pied…. Elle est retenue au sol, par d’immenses racines ; son visage à la cime disparaît à la frondaison. Seul subsiste l’éclat de son charme ». Phœbus proclame : « puisque tu ne peux pas être mon épouse, tu seras mon arbre ». Daphné prend la forme d’un laurier d’où se mettent à pousser des branches, et dont la cime, telle une tête, se met à remuer en signe d’assentiment.

b. La reconstruction de Gabrielle à travers l’art plastique : deuxième

analyse de cas Je décris ici, un temps particulier du cheminement artistique de Ga-

brielle, arrivée à l’atelier en octobre 2004. Elle est âgée de 64 ans. Elle vient pour se remettre à peindre, ce qu’elle a arrêté de faire depuis

plusieurs années et n’arrive plus à reprendre seule. Elle pense que ça lui fe-rait du bien de recommencer.

Je lui parle du travail plastique qui est proposé dans l’atelier, du cadre qui est mis en place avec les heures des séances et les tarifs. Elle me dit que « ça lui convient ». Nous prenons donc un rendez-vous pour le Jeudi suivant.

Un peu plus tard, lors d’une séance, où elle s’est retrouvée prisonnière

à l’intérieur de sa toile, elle me dit ceci : « un jour, j’ai fait de grosses bê-tises, c’était n’importe quoi. Depuis, je vais chez un psychiatre qui me donne

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des médicaments. Maintenant, je voudrais bien les arrêter, mais il n’est pas d’accord. Il dit que ce n’est pas encore le moment, qu’on en reparlera plus tard.» Je lui réponds ceci : « eh vous qu’en pensez vous ? » Elle : « moi, j’aimerai arrêter, mais en même temps ça me fait peur, je ne voudrais pas recommencer mes bêtises. Vous savez, il m’encourage à continuer la pein-ture ».

Au cours du travail, elle aura souvent l’impression de faire n’importe

quoi : des formes qui ne ressemblent à rien, qui ne veulent rien dire ou qui sont trop lourdes, qui plombent, elle parle de surcharge, qu’elle voudrait ef-facer, mais ne peut pas.

Un jour, elle arrive à l’atelier et dit ceci : « l’énergie est différente sui-

vant le temps ». Nous étions en Septembre, la journée était chaude. Je lui demande de

quelle énergie il s’agit ? Elle me répond : « de la lourdeur. » Je lui propose de s’installer, puis de prendre plusieurs feuilles de for-

mat A4 pour commencer le travail de gestuel de chaque début de séance. Je lui demande de laisser faire son poignet, de se laisser guider par lui sur le support, yeux fermés ou yeux ouverts, d’accueillir ce qui vient : un geste, un tracé avec l’encre. Je la convie à s’imprégner de cette sensation de lourdeur en elle, à l’amener avec le geste jusqu’au bout du pinceau ; ne pas la retenir afin qu’elle advienne.

Dans les premières productions, elle peint des personnages, mi

hommes, mi monstres, divisés, coupés, sans tronc ou sans jambes, ou en

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deux parties séparées. Toutes ces parties de corps morcelées et cloisonnées intriguent par leurs côtés disharmonieux. Sans pieds, ils semblent être en suspension dans l’espace du support, qui est souvent du carton, choisi pour sa solidité et son épaisseur (dit-elle).

Dans ces formes de personnages, je constate qu’il n’y a pas d’espace

entre la tête et le tronc. La forme du cou n’est pas représentée.

Dans la production ci-dessus, je lui propose de découper un morceau

de visage dans un journal et de poursuivre en peinture. Elle prend le visage entier. Je la laisse faire. Elle le colle sur un support carton et l’habille de formes imposantes, peintes de plusieurs couleurs. Encore une fois, l’espace du cou est absent. Toutes ces formes massives qui semblent envahir le sup-

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port cernent le visage, le repoussent vers le haut et l’empêchent de s’agrandir, en prenant presque toute la place sur le carton.

Je mentionne, à plusieurs reprises l’absence de cou, parce qu’il a été

souvent question de cette partie du corps lors des séances d’art thérapie avec Gabrielle. L’endroit où se trouve la gorge, d’où sortent les sons. Un lieu meurtri, chez elle, un lieu de souffrance, un lieu de division.

Souffrance qu’elle a exprimée à travers plusieurs de ses productions.

A la suite de ces travaux, qui lui renvoient une image négative d’elle-même, celle de ne jamais faire léger, d’être toujours dans la lourdeur, de faire grossier, en mettre partout, faire n’importe quoi, je décide de lui faire découvrir une nouvelle matière, de la faire passer de la matière peinture à la matière argile. Une matière qui ramène à la terre, cet élément premier qui nous constitue, une matière qui nous propose de nous découvrir différem-ment ; et s’y ancrer c’est retrouver le réel de nôtre corps (le réel étant de la réalité qui nous échappe)1. Elle connaît peu l’argile et l’appréhende. Elle dit : «c’est sale ».

Je pose une bassine remplie de terre d’argile, une bouteille d’eau sur la table et l’invite à fabriquer une pâte onctueuse, de manière à pouvoir, par la suite, l’étaler facilement. Je lui signale qu’elle a la possibilité d’utiliser des gants et une spatule en bois si le contact est trop difficile pour elle. Elle hé-site, puis accepte d’entrer en contact avec cette terre inconnue.

Elle écrit : « je la regarde, je l’évite, je l’approche, je l’effleure, je la sens. J’hésite à la toucher, à plonger mes mains dans la boue. Je la sens sécher sur mes mains et mes doigts sont englués par elle. Une fois accepté, le contact est agréable. Je ressens de la douceur ».

Elle a du mal à toucher la terre. C’est sale, ça glisse entre les doigts, on en met partout, ça rappelle la boue.

Je lui propose de se laisser faire par l’argile en la pétrissant, de laisser venir les images qui peuvent émerger de cette nouvelle rencontre entre elle et la matière.

Dans un deuxième temps, je l’invite progressivement à se décoller de

la matière, ce qu’elle fait facilement, pour aller choisir un carton de grande taille, le poser au sol, circuler dessus avec ses mains et la terre molle impré-gnée d’eau, puis observer ce qui se passe.

Elle dit : « je me suis laissée emporter par l’espace et le geste. Ce qui est venu, c’est une forme arrondie ». Elle rajoute : « l’argile redonne une ex-trême douceur à ma peau ».

Ce qui lui est apparu hostile, inconfortable au départ, devient envelop-pant et doux.

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La matière argile se transforme devant elle en une figure ronde, conte-nante qui l’aidera à se reconstruire dans les mois qui suivront, en lui servant d’enveloppe protectrice.

Elle parle d’une forme sécurisante et exprime sur le support sa peur

d’en sortir parce que dit elle : « je ne sais pas où je vais, tandis que là je m’y reconnais ».

Dans les tribus primitives, le cercle protège, sert d’abri face aux dan-

gers de la nature et des maléfices magiques. Il sert de protection entre ce qui est clos et l’infini qui nous entoure. Il

protège du vide. La terre l’amène plus en profondeur et vers plus de justesse dans la

forme. Elle lui permet de quitter ses personnages informes du départ.

La consistance de la matière a-t-elle une influence sur la forme repré-sentée ? Ici, Gabrielle parle d’une pâte molle, glissante, difficile à saisir avec les mains. Parallèlement son geste est souple, courbé, voire arrondi. Il est porté par la matière et sa consistance. Dans son élan, il engage le corps tout entier dans une sensation de bien-être.

Gabrielle n’est plus dans quelque chose qui sépare mais au contraire dans quelque chose qui rassemble, comme nous le montre la figure récep-tacle ci dessus.

A une séance, elle travaille l’intérieur d’une forme arrondie avec

acharnement, désirant lui donner de la profondeur. Elle peint sur un drap, et se confronte à la texture tissu qui boit la peinture et demande plusieurs épais-seurs de cette matière pour lui rendre sa vigueur.

La forme prend de plus en plus de place sur le support, elle s’agrandit, s’épaissit et finit par le recouvrir.

Elle a le sentiment de ne pas faire ce qu’il faut, n’y arrive pas ; je la vois lutter avec la peinture. Elle superpose plusieurs couches, passe et re-passe de la couleur. La forme a tendance à s’écraser. Elle cherche une éven-tuelle sortie qu’elle espère trouver en prolongeant les traits noirs vers l’extérieur. Au contraire, ils l’enferment un peu plus en la cloisonnant et renvoient à l’image du filet dans lequel on se prend aux mailles. Je lui pro-pose de revenir au centre et d’essayer de créer un espace, comme une ouver-ture possible, une lueur dans la pénombre.

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Elle n’arrivera pas à sortir totalement cette fois ci, mais trouvera le

moyen d’élargir le passage en éclaircissant avec la peinture une partie du ta-bleau. Cette trouée dans l’œuvre amène une respiration qui lui permet de quitter sa production, plus apaisée.

En lui proposant de rejoindre le centre, je me réfère au mandala, figure

circulaire centrée, utilisée par les hommes médecines dans le rituel de guéri-son et reprise par C.G.Jung34.

Il s’agit d’atteindre le centre du cercle et d’en repartir. Ces mouve-ments de va et vient du centre à la périphérie entraînent une mise en ordre des images venues de l’inconscient.

Dans les rituels, les figures centrées jouent un rôle d’équilibration des contraires avec par exemple le bonheur et la souffrance, la naissance et la mort dont il est question précédemment dans l’initiation tribale.

A la séance suivante, ne jugeant pas nécessaire de reprendre la séance

précédente, je l’invite à s’asseoir confortablement dans un fauteuil et lui propose de feuilleter un livre de photos en rapport avec le souvenir. Il s’agit de voir quelles images l’interpellent. Quel souvenir va pouvoir en émerger.

Elle se souvient du temps de son enfance lorsque ses parents s’inquiétaient parce qu’elle ne pouvait pas prononcer certains mots, les sons ne sortant pas de sa gorge.

34 C.G. Jung, « Mandala Ouverture ou enfermement ? », Revue Art et thérapie,

62/63.

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A la suite d’un travail de collage à partir de journaux, elle va réussir à reconstituer une partie de son histoire, à retrouver les lettres manquantes pour faire les mots.

Elle se sent envahie par les lettres. Je lui suggère de faire un choix

parmi toutes ces lettres découpées, et dis : « est ce qu’il y a des lettres avec lesquelles vous aimeriez produire des sons ? » Immédiatement, elle regroupe plusieurs lettres par deux et les intègre d’une manière ludique dans sa com-position plastique. Elle rit en se remémorant les mots qui ne venaient pas.

A la séance suivante, je lui propose un jeu en lien avec le travail pré-

cédent qui consiste à inventer un langage et à le faire exister à travers une histoire sur l’espace cartonné.

Elle crée un fond, fait de feuilles de papier journal collé sur lequel est déjà inscrit une écriture. Par-dessus celle-ci, elle dessine ses propres lettres et se fabrique un langage qui est un mélange de passé avec des écritures rappe-lant les hiéroglyphes et de présent par des mots actuels. Le tout est contenu à l’intérieur d’une forme qu’elle nommera « instrument de musique ». On peut voir apparaître, en haut à gauche, le manche d’un violon.

Je constate une forme séparée en deux par deux masses, une noire et une verte empêchant toute communication. La première partie a la forme d’un entonnoir qui déborde de mots parce qu’ils ne peuvent pas être déver-

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sés. La deuxième partie à la forme d’une grande mâchoire ouverte remplie, elle aussi, des mêmes mots incompréhensibles.

En bas du tableau, plusieurs visages sont collés. Ils sont dans l’ombre et donnent l’impression d’observer la scène.

Il y a ici, une accumulation comme un engorgement qui obstrue le passage.

Gabrielle montre, à travers sa création, avec son propre langage plas-tique, comment à partir d’une véritable souffrance, celle de contenir sans pouvoir laisser échapper, elle a réussit à mettre au dehors, sur le support plastique, le contenu de son mal être, en utilisant l’instrument de musique censé dégager, faire sortir les sons, ouvrir une voie, comme objet transition-nel aidant à la transformation de sa souffrance.

Elle reste plusieurs semaines sans séance.

Au cours de la séance suivante, je lui propose à nouveau le travail de

l’argile. Je la sens nerveuse et contractée. Durant le temps de l’installation, elle

est venue buter contre le mur en transportant sa planche de travail trop brus-quement. Elle s’est ouvert légèrement le coude.

Dans le rituel de départ, travail de gestuel, je remarque dans ses traits une certaine tension qui persiste. Ses mains tremblent, ses paroles sont ra-pides. Elle dit avoir eu encore des mauvaises pensées.

En circulant sur le carton, plus spacieux que d’ordinaire, elle dessine

une grande forme arrondie, puis une autre forme ronde à l’intérieur. A un moment du travail, elle se retrouve en face de deux surfaces, l’une claire et l’autre sombre. Elle désire créer une ouverture, comme lieu de communica-tion entre les deux surfaces. Devant sa difficulté et devant sa peur de « se re-trouver comme avant » dit elle, je lui rappelle qu’elle peut utiliser une autre matière comme par exemple, la peinture. Elle choisit la couleur jaune vou-lant faire entrer de la lumière dans la partie sombre.

Ainsi, elle trouve le lien en osant élargir le cercle pour laisser passer la

lumière. Même si l’ouverture reste encore timide et fragile, elle a su, cette fois ci, dans l’affrontement de ses deux formes, construire un espace de communication, créer du lien en ajoutant une nouvelle matière et découvrir ainsi trois nouvelles formes reliées entre elles.

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A la séance suivante, je lui prépare trois petits pots avec des encres de différentes couleurs et lui propose un travail sur les coulures. Je mets à sa disposition plusieurs outils afin qu’elle puisse projeter l’encre sur le support, et sors quelques rouleaux de tapisserie, servant de support plastique. Je choi-sis ce papier parce qu’il se marie bien avec les coulures, ayant un grain qui donne du relief

Le travail consiste à suivre les trajets imprévisibles de l’encre déver-sée sur le papier, en orientant sa feuille de différentes façons afin de créer des formes surprenantes et inconnues.

Par le biais de cette proposition, je l’amène à découvrir l’existence de nouvelles formes et d’une nouvelle manière de créer à partir d’une tâche et de son évolution.

Je la fais passer d’une forme ronde qu’elle connaît à une série de formes inattendues qui vont servir à alimenter sa création en lui donnant plus de souffle, en l’aidant à se sortir de son enfermement.

La séance suivante, je l’invite à revoir une dernière fois, ses produc-

tions précédentes. A partir de ces trois figures (chiffre choisi par Gabrielle), je lui de-

mande d’en réaliser une seule, qui est l’ensemble des trois. La forme ronde réapparaît. Elle est largement ouverte, laissant sortir à

l’extérieur son trop plein, dans un éclatement d’éléments qui se dispersent sur toute la surface du papier.

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Je saisis l’occasion que nous offre cette explosion de formes pour pro-

poser une reconstruction comme une remise en forme de tous ces éléments épars. C'est-à-dire de se servir des éclats ayant des formes géométriques pour créer une nouvelle œuvre qui permet de rassembler en reliant.

Je reviens ici, au moment du chaos où tout s’écroule, où tout est à re-

commencer, entre déconstruction et reconstruction. Comme pour le travail précédent sur les lettres, je propose un jeu de

figures comme un jeu de construction à partir de ce qui existe déjà et qui est de la personne. C’est avec ce matériau qui est peut-être l’expression d’une souffrance, que Gabrielle va jouer et construire en même temps, en passant d’un état d’éclatement à un état de consolidation, ce que montre le travail de série ci-dessus et ci-dessous.

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Gabrielle passe d’une forme ronde dans laquelle tout est indifférencié, à un véritable ordonnancement, agencement des formes.

Elle décide de tracer une courbe car dit elle : « il y a trop de formes rectilignes et ça me gêne. » Cette courbe, effectivement, est la bienvenue. Elle crée du lien, donne une direction et équilibre l’ensemble de la composi-tion.

Auparavant, elle n’a jamais utilisé la couleur violette dans ses produc-tions. Pour la première fois, elle a osé introduire une couleur vive, qu’elle va placer à côté d’un rouge et d’un orange. Elle pense au gris et au bleu pour adoucir.

On retrouve une petite forme noire dans le fond, la petite part d’ombre qui se cache derrière la construction. On la retrouve dans certaines peintures précédentes. Comme s’il y avait lieu de laisser sa marque en tant que repère de quelque chose, peut-être d’une partie de son histoire.

Là, Gabrielle semble savoir où elle va et ne se perd pas. A la suite, je lui propose une construction en trois dimensions qui rap-

pelle les trois triangles sur la toile ; une façon différente d’occuper plus lar-gement l’espace. Une manière d’extraire au dehors le contenu de la toile, de faire l’expérience de l’équilibre et du déséquilibre par le système de la sus-pension, dans un lieu différent, ouvert, où toutes les faces de la construction sont représentées. On peut tourner autour.

Par ce biais de mise en espace, j’accompagne Gabrielle en la poussant à avancer toujours un peu plus loin dans sa création, pour l’amener à s’en saisir et à la conduire jusqu’au bout du possible, en réalisant une œuvre aboutie qui relève de sa personne et de ses capacités créatrices. Elle est sur-prise par la force que peut produire sa suspension sur toute sa composition. Elle lui permet également de mettre en forme l’informe qu’elle nomme : « le n’importe quoi », de trouver un équilibre dans le déséquilibre.

Quelques semaines plus tard, je lui propose de partir d’une lettre de

son choix et de laisser venir à elle les images, les formes, les mots que lui inspire cette lettre. Puis de l’inscrire en l’intégrant dans le paysage imaginé et d’aller jusqu’au bout de cette lettre.

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Elle choisit la lettre « C ». Elle reprend une forme arrondie et ou-verte qu’elle va utiliser, faire évoluer et transformer en moyen de communi-cation. Elle part de la couleur rouge pour aller vers le rose, couleur fabri-quée par elle : « plus reposante, qui équilibre » dit elle. Elle cherche une communication possible entre ces deux espaces, et installe plusieurs petits « c » dans ces lieux colorés. Les mots qui arrivent à la suite de ce travail de passage d’une couleur à une autre, d’une lettre « c » à une autre lettre « c » sont : sens, langage, communication, échange.

Je suis saisie par la facilité avec laquelle elle utilise ses lettres pour en-

trer et sortir de la forme rose. Elle trouve à travers sa création un moyen pour communiquer. Elle n’éprouve aucune difficulté, au contraire elle a du plaisir à jouer avec ses lettres. Sa composition montre de la légèreté, une ai-sance avec les diverses formes, et une harmonisation de celles ci.

Il n’est plus question, ici, de lourdeur, d’enfermement, d’engorgement, mais d’une liberté d’action qui ouvre le passage vers une nouvelle voie.

A ce stade de la production, avec l’accord de Gabrielle, et devant une

telle avancée, j’ai contacté le psychiatre, un homme ouvert à l’art thérapie. Ensemble, en confrontant nos écrits, nous avons constaté une amélioration de l’état de Gabrielle à la même période. « Effectivement, je me suis rendu compte qu’elle allait moins souvent chez sa sœur. Elle arrive à mettre de la distance entre elle et sa famille » me dit il.

Une famille étouffante, composée uniquement de femmes dont, appa-remment, elle a du mal à se détacher. Sa mère est décédée depuis six, sept ans environ et sa sœur occupe la maison familiale avec une de ses tantes. Gabrielle vit seule dans un appartement situé à 60 km de l’habitation de sa sœur.

Le psychiatre a diagnostiqué une psychose. Les bêtises dont elle fait allusion à l’atelier sont des pensées suicidaires.

Actuellement, deux mois après ses dernières productions avec les

lettres, elle dit : « je ne me sens plus pareille. Il me semble que j’ai compris. Je ne pourrai plus faire de bêtises comme avant ».

Puis quelques semaines passent, elle revient à l’atelier et me dit ceci, à la suite d’un travail de collage qui lui rappelle un voyage dans les gorges du Verdon : « J’ai pris de la distance. Je peux entrer et sortir, et je m’aperçois que ce n’est pas douloureux ».

Sa réalisation, ce jour là, une véritable construction en relief, un vrai

parcours, montre une sortie à l’extérieur, impressionnante. Elle se compose de plusieurs formes fabriquées en papier journal collé, donnant l’impression du relief, et installées comme si elles se déversaient sur le carton en deux parties : une partie reposant au sol, l’autre partie tenue en hauteur. Le tout ressemble à une bouche grande ouverte laissant apercevoir effectivement, le fond d’une gorge d’où coule une cascade bleutée. Elle a séparé le carton au milieu en bas, pour créer (dit elle) une ouverture. Elle ressent le besoin pres-sant d’ouvrir au moment où une image la saisit, celle de l’enfermement. Elle voit sa création se rétrécir, par le dessin d’un trait bleu autour de deux

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formes, comme un lien qui serre avec la sensation d’étranglement. Elle dit : « Je bidouille, je vais encore me perdre. J’aurai pas dû utiliser la couleur.» Je réponds : « avec le trait bleu vous formez une ligne qui sépare et qui re-tient. » Elle : « oui, j’ai séparé. » Moi : « Voulez vous garder vôtre bleu ? » Elle : « non, mais maintenant que je l’ai mis. »

Moi : « vous avez la possibilité de revenir au collage avec le papier. » Elle repart et décide d’effacer son trait en collant du papier par-dessus.

En la ramenant au collage, je la reconduis à l’intérieur de son paysage et l’aide par l’intermédiaire d’une technique différente, le collage, à traverser les difficultés du moment.

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Elle dit : « je redonne du volume à mon paysage ». De cette façon, son

paysage prend plus de place, il s’étale, respire. C’est à ce moment là, qu’apparaît la cascade bleutée. C’est dans ce temps où je suis proche et ce temps où je m’éloigne que quelque chose surgit. De ces mouvements con-traires naît une cascade, source de vie. Celle qui lui permet de se délier pour se relier différemment. Gabrielle a transformé son lien bleu en forme de cas-cade.

Quelque chose se rejoue ici, rappelant une des productions précé-

dentes avec l’instrument de musique. Elle recommence l’expérience de se perdre pour se retrouver en poussant sa composition un peu plus loin. Elle crée l’ouverture nécessaire pour faire passer à l’extérieur ce qui est contenu, coincé à l’intérieur. Sa forme restant ouverte, lui permet de voir et de regar-der. Elle se retrouve en face de la scène et contemple. Elle passe d’objet, aux prises avec ses peurs, à sujet dépris de ses angoisses.

L’œuvre, restitue en transformant. Elle relie le sujet à son histoire en la métamorphosant.

Elle réalise ce travail de construction à la suite d’une proposition que

je lui suggère. C'est-à-dire, reprendre une forme déjà peinte à la séance pré-cédente, pour en faire une construction avec les matériaux de son choix.

Il me parait important de retravailler avec la construction la forme

marron ci-dessous afin de la porter à l’extérieur, de la sortir de son contexte pour la découvrir autrement.

La construction permet de travailler à l’extérieur comme à l’intérieur.

.

Cette forme marron semble retenue prisonnière, coincée derrière des piliers. La reprendre ailleurs me semble important.

C’est dans une succession de temps, d’événements, de mutations que

Gabrielle donne une consistance à sa souffrance en l’amenant progressive-ment hors d’elle.

C’est aussi au rythme des séances, qu’elle avance pas à pas dans sa création pour se distancier de sa souffrance, entrer plus librement dans sa peinture et mieux la saisir sans avoir à l’appréhender.

Le passage par la ritualité implique des moments de rupture à travers la transition et la continuité. C’est peut-être dans cette confrontation entre continu et discontinu que Gabrielle a trouvé au sein de l’atelier, l’équilibre

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nécessaire pour faire évoluer ses peintures et libérer petit à petit en elle une souffrance restée dans l’ombre.

Un mois plus tard, elle m’apprend que le psychiatre lui a diminué son

traitement. c. L’ouverture d’Alain à travers l’installation éphémère Alain, âgé de 55 ans, peintre en bâtiment, vit avec ses deux enfants,

âgés eux mêmes de 14 et 17 ans. Sa femme est décédée d’un cancer du pou-mon il y a un an.

Lorsqu’il arrive à l’atelier pour la première fois il se sent très seul et assez désemparé. Il s’est laissé petit à petit envahir par la solitude. Il n’arrive plus à trouver un sens à son existence et a perdu le goût de vivre. La mort de sa femme est ressentie comme une perte cruelle et injuste qui l’éloigne un peu plus du reste du monde et réactive une ancienne peur : celle d’ avoir à communiquer avec l’extérieur.

Un an après l’événement, poussé par un « insupportable » à vivre,

Alain prend la décision de venir participer aux ateliers d’art plastique et d’art thérapie que j’anime. Ils se déroulent en groupe sur trois jours durant les-quels les personnes peuvent évoluer à leur rythme à travers l’histoire légen-daire qu’elles inventent.

Alain parle du groupe comme quelque chose qui l’attire et en même

temps lui fait très peur. Cependant il a choisi cet atelier pour la présence du groupe. Il me confie ses craintes du regard de l’autre qui le terrifie et de la mort qui le taraude.

Lui proposer l’art plastique permet d’introduire une distance et de pas-

ser du discours en « je » à une production en « il » dans un langage plas-tique. L’utilisation d’un autre langage que celui de la parole le conduit à sor-tir d’un enfermement : celui de ne pas pouvoir dire à l’autre.

Dans ce cadre respectueux de l’atelier, hors de tout jugement sur ce

qui se crée et porté par le groupe, il peut élaborer une nouvelle forme d’expression, rejoindre et libérer tout un monde intérieur prisonnier d’une réalité envahissante.

Alain découvre pour la première fois les arts plastiques avec une ins-

tallation éphémère dans l’espace de l’atelier. Là, la personne part d’une proposition de l’art thérapeute. Proposition

qui le laisse suffisamment autonome pour pouvoir créer à partir de son ima-ginaire.

L’installation se construit à partir d’éléments minéraux et végétaux glanés au cours d’une promenade dans la nature environnante.

Débuter l’atelier par une promenade permet aux personnes de

s’oublier, de se décentrer, de se frotter au monde. Là, le corps est sollicité. Il

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doit se contorsionner pour attraper les matériaux logés dans des endroits dif-ficiles d’accès. Les mains se salissent pour les saisir et plongent dans la terre pour en récupérer un peu.

L’énergie du corps rencontre l’énergie de la matière. On rejoint ici un mouvement artistique actuel : le « land art » dans le-

quel la nature est au centre du processus créatif, où les lieux mythologiques et symboliques sont représentés comme centraux entre l’homme et la nature.

Jacques Stitelmann parle du glanage d’objets naturels comme « une

sorte de ponction immédiate d’éléments bruts, crus ou pauvres, non cultura-lisés qui incitent à se mettre en contact intime avec l’immédiateté de la pré-sence du monde à soi ou de soi au monde, dans une sorte de rapport qu’il nomme préhistorique.

« Comme glaner sa nourriture au bord du chemin d’itinérance ?35 » Le fait de se trouver dans un lieu inconnu, sans idée préconçue, ra-

mène la personne dans son expression enfantine, dans sa façon de regarder les éléments, de les découvrir, de jouer avec eux. Les émotions qu’elle res-sent sont provoquées par des souvenirs, mais aussi par la beauté de certains objets naturels. Elle entre ici en communication avec la nature afin d’en ré-véler les beautés cachées. Une transmutation s’opère entre l’objet regardé et celui qui regarde. C’est un moment d’intériorité.

La promenade rapproche Alain de la vie dont il s’est séparé en

s’isolant. Elle le réanime, lorsqu’il contemple une écorce, une pierre, une branche, une fleur posée là ; lorsque des images surgissent et font même l’objet d’un début d’histoire.

Dans un deuxième temps, le groupe rejoint l’atelier et chacun choisit

un espace dans ce lieu. Il s’agit là de revenir à soi. Mais un soi enrichi si possible du décen-

trement. Alain se retrouve face à lui-même dans un espace qu’il a choisi et

qu’il va habiter du sol au plafond avec ses morceaux de nature récupérés. Il va déconstruire et reconstruire à l’intérieur d’un paysage imaginaire.

35 J. Stitelmann « Nature, corps et création » Revue Art et thérapie 66/67, p 90.

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J’entre avec lui dans l’aventure à la découverte d’un parcours épineux

dans lequel chacune de ses avancées est marquée par un long temps d’arrêt. Est-ce la peur d’aller plus loin ? De se confronter au vide ? Du manque d’inspiration s’exprimant dans son « je ne sais pas quoi faire. » Je l’accompagne dans ces passages difficiles où il a du mal à respirer, où une toux persistante le surprend, où il faut quitter le connu pour aller vers l’inconnu.

Il commence par installer un chemin, fabriqué dans du carton, qui sera

son fil conducteur : celui qui lui permettra de passer de paysage en paysage. Sur son chemin il déambule, il va et vient, installe des objets qui l’empêchent de passer, qui bouchent l’horizon, qui ont du mal à tenir debout, aussi bien par leur légèreté que par leur poids. De cette façon il expérimente les matériaux, il entre en communication avec les matières en les manipulant et en composant avec elles. Il joue avec les formes qu’il crée en leur donnant une consistance vivante. Il les installe et les réinstalle dans l’espace pour leur donner une place, en tenant compte de ce qui est déjà posé au sol. A u mo-ment où Alain est arrêté et semble perdu, nous nous attardons ensemble sur la forme du chemin, sur sa texture, son volume.

Le sentier nous amène à un autre paysage, celui du marais, fabriqué à

l’aide d’un papier journal et d’un mélange de sable et d’argile, donnant l’impression d’un sol boueux et incertain « dans lequel on peut s’enfoncer au risque de se perdre », dit il. Mais le sentier continue en le traversant.

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Le dernier obstacle incontournable est le mur blanc après le marais, là où le chemin ne peut plus se continuer. Alain se rappelle les bambous der-rière chez lui, arbustes que sa femme aimait bien (me confie t-il).Le lende-main il tapisse le mur de feuilles de bambous. Le vert des feuilles rajoute une note de gaieté dans sa construction et le feuillage lui donne de la profondeur.

De cette façon là, Alain introduit du vivant dans son installation par

l’acte d’habiter et d’harmoniser le lieu. Un lieu où sont réunis des émotions, des fantasmes, et des matériaux. Il dit : « j’ai installé la mort. » En installant la mort il se découvre vivant dans sa création.

« Ca me permet de voir où j’en suis dans ma vie » dit il. Il a fait de la mort un espace de création. En même temps avec son œuvre il a pu cheminer dans le deuil de sa femme et faire l’expérience de se perdre, de perdre, de trouver, de se retrouver.

Chaque étape de la création amène à aller plus loin à chaque fois, à

agrandir l’espace de jeu et à être « davantage » avec ses potentialités. Pour donner une touche finale à son installation, il refait le chemin en

sens inverse, construit une forme allongée qu’il pose sur le côté et qui s’élève jusqu’au plafond. Il la nomme : « autre état ».

Le travail d’installation se fait en deux temps : un temps pour soi et un

temps avec le groupe : temps de mise à distance où il s’agit de considérer l’ensemble des installations et de voir comment elles vont fonctionner en-semble, de faire de plusieurs installations une seule. Des chemins peuvent se rejoindre, où être détournés, des objets peuvent être ajoutés. Il est demandé auparavant de ne pas intervenir dans l’espace de l’autre sans son accord.

Ici, Alain découvre une nouvelle forme de communication. En per-mettant à l’autre de pénétrer dans son espace, ce qu’il lui était impossible de faire auparavant, il peut, lui aussi pénétrer dans l’espace de l’autre. A travers ce mouvement entre soi et l’autre, il se crée une ouverture et de nouvelles possibilités qui vont enrichir et nourrir l’installation individuelle et com-mune.

Au fur et à mesure qu’Alain avance dans sa création, il se révèle un

peu plus à lui-même et aux autres. Jung36 parle d’étapes qui aboutissent à l’émergence du soi, lieu où les

contraires se confrontent et se soudent en un ensemble qui constitue la per-sonnalité.

Quelques mois plus tard, je revoie Alain. Il désire participer au pro-

chain atelier de trois jours, toujours en groupe. Cette fois ci il utilise l’acrylique et peint sur un grand carton. On dis-

tingue deux parties dans sa peinture, comme deux mondes différents : un monde imaginaire, peuplé de formes humaines et animales semblant voler dans les airs et un monde réel peu habité. Les deux parties sont séparées par un mur et une porte sur le côté. Il pense avoir peint une porte fermée, il

36 C.G. Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient, Folio, Gallimard, p 214.

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s’aperçoit qu’elle est entrouverte. Il laisse ainsi une possibilité de communi-quer.

Je le revoie à nouveau trois mois plus tard pour un autre atelier. Il uti-lise la peinture, le collage et la construction. Il se sert d’un carton comme support. On retrouve encore deux parties : une partie sombre et une partie claire et lumineuse, qui sont le visage de la mort et le visage de la vie (dit-il). Il travaille longuement ses deux parties avec la peinture qu’il passe et re-passe pour obtenir une matière consistante et des couleurs contrastées. Avec le graphisme il cherche à établir une communication entre ces deux con-traires.

Dans le mouvement de va et vient qui le porte, il découvre le moyen de les faire se rencontrer.

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Il fabrique une forme ovale à l’aide de papier collé et de fil de fer qu’il accroche solidement, créant un lien entre la mort et la vie représentées sur le support carton et nommées ainsi par lui.

A ce moment là de sa création il jubile, il a le visage de l’enfant qui

s’émerveille. Le passé surgit à son insu par la force d’une image déjà inscrite dans les fibres de son corps. « Je m’appelle bien Alain » dit-il. Il se remé-more un moment important de son enfance avec son père.

A la fin de l’atelier, il sort dehors et se met à courir. En revenant de sa

course, il confie au groupe : « je me sens léger, il me semble que j’ai des ailes ».

Le poids de sa souffrance est il moins lourd ? Les créations d’Alain sont de plus en plus fortes, de plus en plus

riches de couleurs, de graphismes et de matières à chaque atelier. Par le mouvement qu’il impulse, il les fait évoluer et les regarde vivre. La personne « devient alors sujet de ce qui la traverse, la parcourt et

la terrifie, sans pour autant en être la maîtresse absolue. Elle a en effet pu en faire l’expérience dans le phénomène mystérieux de l’inspiration qui est saisissement de la personne par quelque chose qui semble venir d’ailleurs, suivi du saisissement par la personne de cette « chose » afin de l’objectiver,

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mouvement suivi lui-même par un travail secondaire sur cette expression immédiate37 ».

Une mise à distance Le chemin parcouru entre le temps de l’installation et le temps de

l’impression est une mise à distance progressive de la souffrance dans des mouvements d’aller, retour, dedans, dehors. Par le rythme qu’ils imposent, entre vie et mort, une rencontre s’élabore, celle de la personne avec son œuvre. Le paysage surgi de cet affrontement, raconte une histoire fictive, empreinte de l’histoire de la personne et redonne du sens.

Les productions sont comme des paysages inscrits sur les supports plastiques et comme des enveloppes symboliques, à l’intérieur desquelles la souffrance est vouée aux répétitions de gestes et de formes, aux flux et aux reflux d’une vie qui bouillonne et reprend son cours.

L’œuvre révèle de la personne. Par elle, la souffrance s’apaise en

s’éloignant. Le temps nécessaire au soulagement de la souffrance dépend du che-

minement propre à chaque personne. La mise à distance arrive dans une répétition de temps indispensables

pour créer un processus de transformation.

« L’évolution sert de modèle identificatoire au mouvement de la per-sonne qui passe du cercle vicieux de sa pathologie à une spirale ascen-dante38 ».

`

37 J.P. Klein Revue Art et thérapie, n° 56/57, p7. 38 J.P. Klein dans un « Document sur une proposition de définition de l’art thérapie ».

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CONCLUSION

« La peinture est susceptible de provoquer des effets que le langage

est impuissant à produire; elle va traduire plus intensément les émotions de l’âme ; toucher au cœur de l’être »39 »

Le langage plastique parle de la souffrance de la personne à son insu.

Elle est bien là. Elle existe sous une autre forme, elle prend un nouveau vi-sage. Dans le lieu qui l’accueille, elle devient une nourriture qui alimente l’œuvre. Elle se donne à voir à l’intérieur du chemin parcouru dans l’espace créatif qui est celui d’une initiation. Un trajet qui offre à la fois la perma-nence et la rupture et permet de trouver dans ces mouvements contraires, un équilibre, une harmonie, un sens.

A travers le langage plastique, quelque chose se dit de la souffrance,

elle transparaît dans l’œuvre. Si j’ai choisi de parler ici, de la souffrance comme d’un langage qui

vient enrichir l’œuvre dans le temps de la création, c’est parce que j’ai fait l’expérience de cette métamorphose à travers le chemin initiatique de la création.

Il m’a fallu un certain temps pour faire évoluer ma création, pour lui

donner du sens, une orientation, afin qu’elle me révèle une nouvelle manière de vivre avec elle en me montrant un chemin de possibles insoupçonnés au-paravant.

Plus j’avançais sur le trajet de la création et plus je sentais un apaise-ment en moi avec l’impression d’être rassurée, comme si j’étais en train de remplacer un mal par un bien, un mal être par un bien être. Elle m’a entraî-née à refaire le chemin à l’envers, à revenir aux racines du mal, au commen-cement.

Je m’aperçois au fur et à mesure de mes avancées qu’il est nécessaire

de permettre au temps de faire évoluer et grandir une œuvre comme une création de soi même. Un temps avec ses noirceurs et ses clartés. Un temps interrompu et repris. Un temps qui presse d’aller là où il faut aller, même au risque de se perdre. Un temps de vide, qui est en même temps « lieu de res-sourcement 3». Un temps ritualisé dans lequel la personne trouve ses forces pour renaître.

Toutes ces étapes passent par le chemin de la création et sont le trajet

obligé pour qu’un événement advienne et « ouvre un monde en vous trans-formant40

39 Annie Gutmann La force du vide, Revue Autrement. 40 Henry Maldiney, « La peinture au devant de soi », Revue Art et thérapie, n° 50/51

p 45.

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Annexe : présentation de l’auteure et de son mémoire Je m’appelle Martine Arthuys41. Je suis infirmière à domicile depuis

une trentaine d’années et pratique l’art thérapie en libérale depuis sept ans dans mon atelier d’art plastique situé au centre ville de Toulouse.

Mon mémoire s’est construit progressivement au fil du temps, de mes

avancées et de mes réflexions. Il a été interrompu durant deux ans, période nécessaire, au cours de laquelle j’ai pu entrer plus profondément dans le monde de la souffrance avec les soins palliatifs et ainsi encore mieux com-prendre le sens du mot art thérapie dans l’accompagnement de la souffrance et comment celle-ci pouvait s’apaiser en devenant une œuvre à l’intérieur d’un processus de transformation dans la création.

Ce temps d’interruption, que l’on pourrait nommer temps de germina-tion, vient, aujourd’hui, nourrir et enrichir mon mémoire en me donnant le recul indispensable pour pouvoir regarder et parler de ce lieu de l’atelier qui va accueillir les personnes en souffrance. Comment il s’organise autour de temps ritualisés à l’intérieur desquels la souffrance est contenue et comment elle évolue, elle s’extériorise, puis s’intériorise dans des temps de perma-nence et de rupture.

J’ai choisi de vous présenter mon mémoire en vous parlant du travail

de Gabrielle au sein de l’atelier. Pour conserver l’idée du rituel que je déve-loppe dans le mémoire, j’avancerai étape par étape en me référant aux phases initiatiques du rituel tribal, qui sont comme des passages obligés con-duisant vers une transformation, voir une renaissance. Je vous montrerai, à travers quelques photos, la souffrance à l’œuvre. Vous pourrez voir com-ment elle évolue et se métamorphose à l’intérieur de ces temps de séance ri-tualisés durant deux ans consécutifs, à raison d’une séance tous les quinze jours.

Avant de commencer, je vous fais part d’un échange que nous avons

eu, Gabrielle et moi, il y a une semaine, un échange qui s’est présenté comme une réponse à ma conclusion écrite les trois jours précédents.

Je concluais mon mémoire en constatant la nécessité de permettre au

temps de faire évoluer et grandir une œuvre comme une création de soi- même. Mais pas n’importe quel temps, le temps du rituel, celui que le rituel structure dans sa continuité et sa discontinuité.

Dans cet échange, Gabrielle, a évoqué une récente séance

d’ostéopathie. Quand l’ostéopathe lui demande si elle consulte un psycho-thérapeute, elle le lui répond : « non, je suis allée en voir un il y a quelques années et ça n’a pas marché. Ca a été trop rapide pour moi. J’ai été sub-mergée par mes mots et mes émotions et c’est à ce moment là, que je me suis mise à vraiment perdre la tête. Je n’ai pas pu intégrer tout ça. J’ai du arrê-ter. Maintenant, je fais de l’art thérapie ».

41 Martine est décédée le 27 juin 2015.

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Dans les paroles qu’elle me confiait, je voyais une concordance avec ce temps nécessaire et structuré dont je parle, pour que quelque chose ait lieu. Tout est allé trop vite pour Gabrielle et elle n’a pas pu trouver dans le temps, le bon mouvement pour elle dans l’aller retour. Les mots l’ont at-teinte directement et l’ont envahie. Ils n’ont pas eu le temps de faire leur chemin.

Au sein de l’atelier, elle a trouvé un rythme et un temps qui lui con-vient dans lequel elle évolue progressivement. Et avec l’art thérapie, elle parle indirectement de sa souffrance par l’intermédiaire du support plastique.

Je précise qu’actuellement, Gabrielle est suivie médicalement par un

psychiatre pour état psychotique. Elle est venue à l’atelier pour se remettre à peindre. Elle avait aban-

donné la peinture depuis plusieurs années et ne pouvait pas la reprendre seule.

Nous allons donc voir maintenant, ce processus de transformation

dans la création de Gabrielle. Son travail s’est organisé et construit dans un ordre préétabli qui est celui du rituel et du cadre mis en place à l’atelier.

La séance commence par un temps d’installation durant lequel les

personnes choisissent et aménagent leur endroit pour pouvoir peindre. Elles arrivent dans une salle neutre au départ pour aller vers un atelier d’art plas-tique.

Cette mise en place est la première étape d’une séance de trois heures

en groupe ou en individuel. Elle dure ¼ d’heure, vingt minutes. Je la com-pare à la première phase du rituel tribal, nommée phase de séparation dans laquelle l’enfant est arraché à sa mère. Ici, les personnes se séparent d’avec le quotidien pour entrer dans un lieu clos, symbolique, dans lequel elles ac-cèdent à l’imaginaire avec l’art plastique et en même temps jouent avec la réalité.

L’installation permet une prise de contact progressive et évolutive du

lieu et des personnes entre elles. C’est le lieu des confrontations, car il y a à trouver sa place pour peindre en fonction de la place des autres. Il se raconte déjà ici un bout de l’histoire de chacun.

Je me suis attardée sur ce temps qui me parait important pour bien marquer la transition entre le monde extérieur d’où l’on vient et le monde dans lequel on entre où il y a à s’installer, à se mettre en mouvement pour pouvoir vivre les transformations de la création.

Ici, Gabrielle a choisi son endroit et prépare son espace de création.

Elle installe une planche contre le mur en guise de chevalet, ayant aupara-vant, protégé le sol de toiles plastifiées. Je l’aide à disposer les différents ma-tériaux sur la table : peintures, pinceaux, papiers, pots et barquettes. Petit à petit, elle habite l’espace et l’espace se transforme en un véritable lieu d’art plastique.

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A cette étape de la séance j’apporte un tas de feuilles blanches A4 et marque ainsi, le passage d’un temps à un autre, d’un espace à un autre, celui de la feuille blanche.

Gabrielle enfile sa blouse et se prépare à déposer l’encre et les pein-tures dans les barquettes.

Voici venu, le temps de l’expression ou temps du « lâcher prise »,

correspondant à la phase de marge dans le rituel tribal, phase où l’enfant va trouver une force à travers différentes épreuves, qui lui permettra de passer de l’autorité maternelle à l’autorité paternelle.

Dans l’atelier, la personne va commencer à entrer en contact avec elle-même dans le « lâcher prise ». Elle commence à se surprendre et à se dépas-ser dans sa gestuelle.

Dans ce temps de l’expression, alors que le silence s’instaure, je pro-

pose un travail de gestuel dans lequel le geste est immédiat et permet de libé-rer des tensions, de s’extérioriser et d’exister. C’est un rituel d’une ½ h qui fait partie du cheminement de la personne au sein de l’atelier.

Je mets à disposition plusieurs outils permettant d’expérimenter divers tracés de modalités différentes.

Ici, Gabrielle ferme les yeux pour mieux se laisser porter par son mouvement. Je lui demande de laisser faire son poignet, de se laisser guider par lui sur le support et d’accueillir ce qui vient. Le temps du tracé peut-être rapide, lent, sous forme d’ondulations, de courbes, de lignes droites conti-nues ou discontinues.

Puis, progressivement, je l’amène à saisir le moment où elle pourra s’arrêter là et passer à autre chose.

Il y a déjà, dans ce temps de l’expression, des projections de la per-

sonne. Nous arrivons au temps de l’impression. Temps d’agrégation dans le

rituel tribal, marquant un changement important car il symbolise une renais-sance.

Au sein de l’atelier, les personnes sont amenées à chercher et pousser plus loin leurs gestes, leurs formes, leurs peintures. Le travail se continue dans l’élaboration d’une œuvre, véritable travail d’intégration.

C’est dans ce temps d’élaboration que la souffrance est véritablement

à l’œuvre, qu’elle est mise à distance pour être ensuite intégrée. Voici, les premières productions de Gabrielle. Ses peintures représentent des personnages, informes, déformés, divi-

sés, coupés, sans tronc ou sans jambes, ou en deux parties séparées. Dans ces formes de personnages, je constate qu’il n’y a pas d’espace entre la tête et le tronc. La forme du cou n’est pas représentée. Il a souvent été question de cette partie du corps lors des séances d’art thérapie. C’est l’endroit d’où sor-tent les sons, lieu meurtri, lieu de division et lieu de souffrance pour Ga-brielle. Une souffrance qu’elle va exprimer à travers plusieurs de ses produc-tions.

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Au cours du travail, elle aura souvent l’impression de faire n’importe

quoi. Des formes trop lourdes qu’elles voudraient effacer sans y arriver ou des formes qui ne ressemblent à rien. Elle aimerait de la légèreté.

En lui proposant l’argile, je l’amène vers une nouvelle matière avec

laquelle elle va faire connaissance. Elle va s’en éloigner au début pour s’en rapprocher de plus en plus, pour en trouver le contact plutôt agréable et res-sentir de la douceur.

En circulant sur un support carton avec cette matière devenue une pâte onctueuse, en se laissant emportée par l’espace et par son geste, elle trace une forme arrondie qui sera le début d’une série de formes rondes qui vont la contenir, lui servir d’enveloppe protectrice et l’aider à se reconstruire dans les mois qui vont suivre. Elle n’est plus dans quelque chose qui sépare, mais au contraire qui rassemble.

Elle dira : « je ne sais pas où je vais, mais là je me reconnais. » Je vous montre ici, une série de peintures, collages à partir d’un tra-

vail sur les lettres de l’alphabet, dans lequel elle va se retrouver envahie par les lettres (dans la première production).

On voit, ici, un instrument de musique à l’intérieur duquel les lettres rentrent et restent coincées, donnant l’impression d’un engorgement. L’instrument est censé dégager en faisant sortir les sons. Par l’intermédiaire de l’instrument, elle donne à voir sa souffrance en l’extériorisant. Souf-france qui est celle de contenir sans pouvoir laisser échapper.

Plus tard, je reprendrai ce travail sous une forme différente qui l’aidera à reconstruire une partie de son histoire et à retrouver les lettres manquantes pour faire des mots.

Ici, je lui propose à nouveau l’argile et l’accompagne dans un travail

d’ouverture et de communication avec le monde extérieur. Je l’aide à trouver un lien comme lieu de communication entre deux parties, l’une intérieure et l’autre extérieure.

Face à ses difficultés et ses peurs de sortir de la forme ronde, je la

convie à la séance suivante, à découvrir un travail sur les coulures. Les trajets imprévisibles de l’encre déversée sur le papier créent des

formes surprenantes et inconnues qui vont venir nourrir sa création et l’amèneront à une forme déconstruite, voir éclatée.

A partir de là, il y a une reconstruction possible. C’est de cette réorga-nisation qu’il va s’agir pendant plusieurs séances. Elle va se servir de l’éclatement des formes pour réaliser une composition plastique dans la-quelle seront rassemblés la plupart des morceaux pour ensuite être organisés dans un ensemble cohérent. Elle met de cette manière, l’informe en forme.

On remarquera l’introduction d’une nouvelle couleur : le violet. Puis, je lui proposerai, toujours à partir des mêmes éléments, une ins-

tallation dans l’espace, dans laquelle elle travaillera l’équilibre et autour de laquelle elle pourra tourner et ainsi communiquer et se relier avec l’extérieur.

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Quelques semaines plus tard, en réintroduisant les lettres dans une

proposition de travail plastique, je suis saisie par la facilité avec laquelle elle passe, par l’intermédiaire de la lettre C, de l’intérieur à l’extérieur de sa forme.

On sent ici une jubilation de pouvoir jouer et créer en même temps, avec les lettres. Elles paraissent légères. Les couleurs aussi ont changé. Elles sont plus osées, plus vives et plus lumineuses.

Je pense que Gabrielle a pu faire évoluer sa souffrance, à travers

l’œuvre plastique, en l’amenant progressivement hors d’elle, parce qu’il y a eu toute une succession de temps, d’événements, de mutations qui lui ont permis dans la continuité sécurisante et la discontinuité, où on ne sait pas, de trouver le rythme qui lui convienne dans les mouvements de la permanence et de la rupture, indispensables pour aller de l’avant.

Rejoindre sa toile sur les marais salants Je rejoins là, un chemin initiatique que j’ai déjà parcouru personnel-

lement à travers une série de toiles qui représentent un paysage, celui des marais salants. Paysage qui m’a amenée aujourd’hui à vous parler de la souf-france qui s’apaise dans le temps du rituel.

Durant plusieurs années, j’ai essayé de reconstituer plastiquement le

marais salant à travers la création de paysages à la fois réels et inventés. Plus j’avançais sur le chemin de la création, et mieux je percevais le lien qui m’unissait à cette terre natale.

En travaillant ensemble la peinture et la terre d’argile, j’avais l’impression de pénétrer dans les profondeurs du marais et de vivre avec lui une histoire imaginaire toute imprégnée de mon histoire personnelle.

Avec lui, j’ai compris l’importance d’un temps aussi long, parfois

suspendu, puis repris. La nécessité des périodes de sédimentation, de perma-nence et de rupture, de ces mouvements de flux et de reflux, de cette vie qui bouillonne et reprend son cours.

Pour qu’apparaisse le sel, symbole de l’énergie vitale, le marais doit

subir plusieurs transformations ayant lieu à l’intérieur de petites aires, en fonction des saisons et dans un temps donné. Chaque année, le saunier répète les mêmes gestes pour reconstituer les aires et les cloisonnements du marais.

L’importance, aussi, de ces passages difficiles dans lesquels on ne sait

plus où aller, où on se demande si on doit s’engager ici ou là, au risque de ne pas trouver le bon sentier.

L’importance de se sentir relié à une terre dont on est issu,

d’appartenir à une culture, à des coutumes, de sentir vibrer en nous, les par-fums, les couleurs de ses paysages.

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L’art nous offre un espace d’enracinement possible, en faisant ressur-gir dans cet espace nos sensations et nos émotions pour leur donner un sens à l’intérieur d’une création.

Cette rencontre de l’art plastique avec ma terre natale m’a conduit à

faire l’expérience du processus de transformation dans la création et plus tard à réfléchir sur l’agencement du temps de la séance au sein de l’atelier, en rapport avec un rituel que je retrouve dans le marais.

Et par le travail de reconstitution avec les matières plastiques j’ai pu voir et regarder mon mal être se transformer en mieux être.

A la suite de cette première réflexion sur la souffrance et le rituel, je

propose une deuxième réflexion sur l’influence des matériaux, utilisés en art plastique, et la reconstruction possible de la personne à travers son paysage intérieur et extérieur.

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Table des matières INTRODUCTION PREMIERE PARTIE : TEMPS RITUALISE. Définition et initia-

tion 1. Définir le rituel

2. Trois phases d’initiation . Phase de séparation . Phase de marge . Phase d’agrégation DEUXIEME PARTIE : MISE EN PLACE DU RITUEL dans

l’atelier 1. Temps d’installation ou phase de séparation : D’une salle

neutre à un atelier d’art plastique: . Temps d’installation dans mon travail personnel de plasti-

cienne - Souvenir d’atelier . Temps d’installation dans mon travail professionnel d’art

thérapeute - Temps d’observation : prise de contact progressive et évolutive

du lieu et des autres - Temps de confrontation et temps du chaos: avec les matériaux

et le groupe - Temps d’accompagnement à l’intérieur d’un cadre contenant . Comme une salle d’accouchement 2. Temps de l’expression ou « lâcher prise » ou phase de marge 3. Temps de l’impression ou phase d’agrégation TROISIEME PARTIE : SOUFFRANCE RITUEL

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1. Définir la souffrance . Du côté des philosophes . Du côté de l’art thérapeute 2. La souffrance dans le temps du rituel

. La souffrance à l’œuvre dans trois temps de création : ana-

lyses de cas - La métamorphose d’Antoine à travers l’écriture et l’esprit

du mythe - La reconstruction de Gabrielle à travers l’art - L’ouverture d’Alain à travers l’installation éphémère

. Une mise à distance

CONCLUSION ANNEXE BIBLIOGAPHIE TABLE DES MATIÈRES