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Revue de l'histoire des religions Recherches récentes sur l'ésotérisme juif, II (1954-1962) (troisième article) Georges Vajda Citer ce document / Cite this document : Vajda Georges. Recherches récentes sur l'ésotérisme juif, II (1954-1962) (troisième article). In: Revue de l'histoire des religions, tome 165, n°1, 1964. pp. 49-78; http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1964_num_165_1_7978 Document généré le 03/05/2016

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Revue de l'histoire des religions

Recherches récentes sur l'ésotérisme juif, II (1954-1962) (troisièmearticle)Georges Vajda

Citer ce document / Cite this document :

Vajda Georges. Recherches récentes sur l'ésotérisme juif, II (1954-1962) (troisième article). In: Revue de l'histoire des

religions, tome 165, n°1, 1964. pp. 49-78;

http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1964_num_165_1_7978

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Recherches récentes

sur l'ésotérisme juif

II

(1954-4962) (suite)1

VII. — Le sabbataïsme

Les recherches sur le mouvement messianique de Sab- bataï Zevi ont déjà réclamé une large place dans nos deux comptes rendus antérieurs2. Ces dernières années, les résultats acquis dans ce secteur, le nombre des travaux publiés et l'abondance des matériaux mis au jour (sans parler de ceux dont la découverte annoncée n'a pas encore fait l'objet de publications) remplissent de satisfaction l'observateur du progrès de l'investigation dans un domaine qui, sans être le sien, l'intéresse prodigieusement, mais l'écrasent aussi un peu sous leur poids. Nous sollicitons donc particulièrement ici l'indulgence de nos lecteurs et celle des chercheurs et éditeurs au labeur desquels nous n'avons pas toujours rendu l'hommage qu'il mérite.

Le tableau que nous avons à tracer est dominé par le grand ouvrage de M. G. Scholem. Sabbalaï Zevi cl le mouvement

1) Voir RIIR, CLXIV, 1963, р. 39-86 et 191-212. 2) Ш1Н. 1947-1948, pp. 1С1-1Г>Г> fia référence qui y est donnée ;ш tome Í.VII

■ le la RE.J intéresse les paires 191-2иж, et 195Г>, pp. И-*6.

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sabbataïste de son vivant1. Ces deux volumes ne forment que le premier volet d'un diptyque : la préhistoire du mouvement et ses péripéties jusqu'à la disparition des fondateurs, le « Messie » et son « prophète » Abraham Benjamin, fils d'Elisa' Aškenazi, dit Nathan de Gaza. Un deuxième ouvrage, qui prendra sans doute des proportions encore plus considérables en raison de l'accroissement à peine prévisible il y a sept ou huit ans de la documentation à mettre en œuvre, exposera les destins ultérieurs de l'hérésie définitivement constituée en secte distincte ou bien opérant clandestinement au sein du judaïsme officiel.

L'ouvrage contribue en un sens à « réhabiliter » le Messie de Smyrně et son prophète (cette manière de voir, inspirée par une conception dialectique de l'histoire religieuse du judaïsme capable de créer des valeurs auparavant inconnues et d'adapter de nouvelles croyances reçues du dehors, a attiré à l'auteur un certain nombre de reproches indignés). Non seulement justice y est faite des accusations trop simples, et trop simplistes, d'imposture, mais, par ses analyses idéologiques, l'auteur y met en lumière la cohérence, donc l'intelligibilité d'une pensée taxée jadis de confuse et même de délirante, sans que, du reste, elle ait été sérieusement explorée et méthodiquement analysée.

Par-delà l'histoire extérieure (et le livre marque sous cet aspect aussi un grand progrès tout en laissant subsister encore nombre de points obscurs), l'enquête devait affronter la recherche des causes. Pourquoi ce mouvement messianique au moment et à l'endroit que l'on sait ?

Certes, des causes générales, et par là même éloignées, s'offrent en foison à l'esprit. La précarité de la condition juive

1) En hébreu : Sabhalay Sèhhî weha-lënu'âh ha-Zabbulâ'ïl hïrney hayyuw, Tel- Aviv, 11)57, 2 volumes de «42 patres. Nous en avons rendu compte dans IŒJ, CXVI, 1957, pp. 118-121, M. Werblowsky dans J.IS, VIII, 1957, pp. 239-213, et M. S. Zeitlin (The Sabbatiaus and the Р1а<ше of Mysticism), dans ./О/?, XLIX, 1958-1'Jo'J, pp. 145-155. Ces résumés peuvent rendre service à qui n'a pas accès à l'orismial, mais la seule discussion vraiment pertinente et approfondie nous en a été donnée par M. Y. Tisiiby, On the Teaching of flershom Seholem in the Field of Sabbatian Studies, Tnrhiz, XXVIII, 195S-1959. pp. Ull-133.

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RECHERCHES RÉCENTES SUR l'ÉSOTERISME .JUIF f)l

mémo relativement favorisée par telle conjoncture politico- économique comme ce fut le cas dans l'Empire ottoman et aux Pays-Bas, la conviction profonde quant au caractère contraint, provisoire et révocable de la symbiose entre le judaïsme et la gentilité, le sentiment que la justification même de la survivance d'Israël résidait essentiellement dans l'attente messianique (nous considérons ce point comme particulièrement important), voilà autant de facteurs qui rendaient sensible le juif, quelle que fût sa situation dans le siècle, à toute annonce de la venue du Rédempteur. La catastrophe du judaïsme polono-ukrainien en 1648 et les années suivantes, l'ambiguïté tragique de la position des Marranes même revenus à la religion de leurs pères, constituaient, elles, des ferments d'agitation plus directement efficaces. Certains ont pensé, par surcroît, à une tension sociale, à l'intérieur des communautés juives, entre les masses économiquement faibles et les couches dominantes. Ces antécédents sont certes tous réels et leur liaison causale avec le mouvement sabbataïste n'est pas contestable ; ils ne sont cependant ni pris isolément ni réunis, entièrement déterminants à son égard. Les causes éloignées n'expliquent évidemment pas ce qu'un fait historique a de singulier dans son contexte propre (elles motivent pourtant, en l'occurrence, l'indulgence et la longanimité parfois étonnantes dont les milieux rabbiniques, même peu favorablement disposés, feront preuve en face de l'explosion messianique). Pour ce qui est des autres, il ne faut pas perdre de vue que le mouvement a pris naissance dans l'un des secteurs les plus calmes du judaïsme d'alors et que. tout au moins au début, il n'a pas affecté très particulièrement le judaïsme polonais, pas plus en tout cas que bien d'autres milieux, soit d'Achkenazim, soit de rfephardim. Le role des antagonismes sociaux et culturels (riches et pauvres, élite cultivée et masse superstitieuse et ignorante) apparaît bien réduit à l'examen des documents, qui révèlent (nonobstant les tentatives de brouiller les pistes consécutivement à l'apostasie du Messie} que les classes dirigeantes n'étaient pas moins

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atteintes de la fièvre messianique que le commun du peuple, ceci non seulement dans les régions proches du théâtre initial des événements, comme au Claire, à Alep, à Smyrně et à Constantinople, mais à Livourne, à Amsterdam et à Hambourg, donc en des lieux où les « nantis » avaient tout à perdre et rien à gagner matériellement en liquidant leurs situations pour courir après un mirage1.

Pour serrer la réalité de plus près, il faut dès lors ramener à ses justes proportions Faction des déterminismes économico- sociaux2 et en même temps se mettre en quête de motifs idéologiques et psychologiques plus rapprochés des données de fait : les prétentions messianiques d'un lettré juif moyen dont, à ses débuts, le comportement parfois singulier était regardé comme morbide par ses proches ; l'appui qu'il reçut d'un jeune rabbin, nettement supérieur à lui quant à l'intelligence et aux dons d'expression ; le succès foudroyant, après une; très brève période d'hésitation, de ses prétentions ; son apostasie pitoyable; au bout d'un peu plus d'un an de manifestation publique ; enfin, fait le plus paradoxal, la persistance non seulement de sa conscience messianique!, mais du mouvement' suscité par lui. en dépit d'une défection bien plus funeste que ne l'eût été la cessation d'une activité messianique suivie ou non de la suppression physique du prétendant.

M. Scholern- analyse longuement les facteurs idéologiques qui ont préparé le terrain, dans le judaïsme du milieu du

1 Notons à ce propos que selon M. Tishby l'enthousiasme initial n'aurait pas г té aussi général qu'il le semblerait d'après l'exposé de M. Scholem. Ainsi, contrairement à ce dernier, qui n'est pas seul de cet avis, M. Tishby ne pense pas que le rabbin Jacob Sasportas, qui réunit un peu plus tard un dossier polémique écrasant contre le Messie apostat, ait cru en lui au début de sa manifestation dans l'été de 1665, ne fût-ce que pendant un court laps de temps. Rappelons ici l'excellente édition annotée que M. Tishby a procurée du recueil constitué par Sasportas, Séfer Sï,sat Nôbël Sëbï, Jérusalem, 1954 (compte, rendu dans REJ, CXIII, 1054, p. ** sq.%

'l: II convient toutefois de noter que l'Empire ottoman était touché au début du xvne siècle par une crise économique qui eut des incidences sérieuses sur Tune des fractions les plus actives de sa population juive. Voir à ce sujet l'article récent de M. S. SrjHWARZFL'CHs. La décadence de la Galilée juive du xvie siècle et la crise du textile au Proche-Orient, REJ, CXXI, 1962, pp. 169-179 voir également l'étude plus ample de. M. S. Avitsur, Safed-( 'enter of the Manufacture of Woven Woolens in the Fifteenth Century, Srfunol, VI, H)6'<>, pp. 11-694

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RECHERCHES RECENTES Sl'lt L ESOTERISME .Jl'IF .).>

xvue siècle, à l'éclosion de la théologie sabbataïste. avec son Messie campé en plein domaine du mal afin d'y faire œuvre de rédempteur mystique, sauveur occulte même durant sa carrière terrestre, masqué par des apparences qui avaient tout pour dérouter et scandaliser le croyant. Nous n'insisterons pas sur ces développements repris pour la plupart à des travaux antérieurs de l'auteur dont nous avons déjà eu l'occasion d'entretenir nos lecteurs. Notons cependant, puisque c'est M. Scholem qui nous l'apprend, que le moins attaché aux spéculations lourianistes desquelles рпм-ède la théologie mystique de Nathan de Gaza fut habbataï Zevi lui-même. Ce que nous savons do ses études kabbalistiques et de sa propre doctrine ésotérique, son « mystère de la Déité », suffît à montrer d'une part qu'il n'a fruère pratiqué la Kabbale de Louria, mais s'est borné au Zdhar et à (lordovero, d'autre part que sa doctrine personnelle dont les attestations rares mais sures témoignent d'une continuité certaine depuis la période antérieure à sa manifestation publique jusqu'aux dernières années de sa vie de captif, loin d'être axée sur la descente du Messie dans le domaine de l'impureté, se préoccupait plutôt des relations entre le Dieu inconnu et le Dieu manifesté ; s'il y a là une spéculation susceptible de servir ultérieurement d'amorce à la divinisation du Messie en tant qu'épiphanie de la scfïm Tifcrcl, Dieu manifesté, rien n'y sert d'explication ou justification, comme c'est au contraire le cas de la théologie de Nathan, dm « actes étranges », voire de l'apostasie du Messie.

Toute la carrière de Sabbataï Zevi fut rythmée, on Га dit bien souvent, par une alternance de périodes d'exaltation et de dépression, avec aussi des intervalles assez lon<rs de comportement normal. Et l'on sait également «nie les scandales provoqués par le personnage en raison de ses infractions bizarres aux lois et coutumes rabbiniques. puis ses manifestations messianiques ouvertes coïncidaient avec ses périodes d'exaltation.

(les faits, joints aux renseignements que l'on peut recueillir

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sur la vie intime de Sabbataï Zevi, inclinent à conclure qu'il était atteint de délire maniaco-dépressif, coupé de périodes de rémission. L'élément morbide de sa psychologie est pourtant loin d'épuiser sa personnalité tout entière. De belle prestance, doué d'une fine sensibilité musicale, d'un certain goût esthétique qui aimait à se manifester par l'organisation de cérémonies insolites, de capacités intellectuelles sinon extraordinaires du moins fort honorables (même ses ennemis ne l'ont jamais traité d'ignorant, accusation si facile à lancer dans un milieu où la culture rabbinique était pour ainsi dire le seul titre authentique de considération), il émanait aussi de sa personne un charme singulier qui le servit dans les circonstances les plus irraves de sa vie.

Sabbataï Zevi est né en 1626 et nous possédons quelques indications attestant que, dès les années 1648 à 1650, à Smyrně, puis en 1658 à Constantinople, une certaine agitation messianique s'était produite autour de lui. Al. Scholem, contredit sur ce point par M. Tishby, n'attribue pas une très grande importance à ces signes avant-coureurs. Il pense que les prétentions messianiques, qui avaient germé dans l'esprit plus ou moins malade de son héros, ne reçurent une impulsion déterminante à les manifester qu'à la suite do sa rencontre, en 1665, avec Benjamin Nathan, son cadet de près de vingt ans (il était né en 1643 ou 1644). C/est là, en effet, une thèse cardinale de M. Scholem : loin d'avoir été converti par Sabbataï Zevi, ce fut Nathan qui, convaincu par une vision datant des environs du 1er mars 1665 de la messianité de l'étrange rabbin pérégrinant pour lors en Egypte et en Palestine, lui força la main, le révéla non sans peine à lui-même et provoqua, une période d'exaltation aidant, « la reviviscence de l'esprit du Messie-Roi », le 17 siwan 5425/31 mai 1665.

M. Tishby voit les choses assez différemment. Il fait valoir divers faits qui prouvent que l'explosion de 1665 n'a pas été précédée d'une accalmie de cinq ans dans l'agitation messianique ; encore moins croit-il que, soit pendant la

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RECHERCHES RECENTES SUR L ESOTERISME JUIF Oi>

période; cruciale qui s'ensuivit, soit plus tard, Sabbataï Zevi ait été un instrument inerte entre les mains de celui qui s'érigea en son prophète ; dans les relations entre les deux chefs du mouvement, il ne met pas la passivité du coté du Messie et l'action entièrement sur le compte de son propagandiste soi- disant inspiré ; ils agissent chacun à leur façon et ils agissent réciproquement l'un sur l'autre, interaction qui entrava parfois le mouvement ou le conduisit en des sens divers.

Quoi qu'il en soit de cette controverse entre les deux savants qui connaissent le mieux la question, ce qui est certain, c'est que, pendant les quinze mois qui séparent la manifestation publique de Sabbataï Zevi puis son internement à Gallipoli de sa conversion à l'Islam en présence du Grand Turc (16 septembre 1066), Nathan déploya de son coté une activité fiévreuse de propagandiste et de théoricien, en même temps que l'on vit éclore, parmi la masse des « croyants », un prophétisme populaire accompagné de phénomènes d'enthousiasme collectif ; dès le premier moment, ils imprimèrent au mouvement ce caractère émotionnel qui demeurera le sien à travers tous ses avatars successifs1.

1} Postérieurement à son livre, M. Scholem a publié un nouveau document, une lettre, écrite à Alep en judéo-espagnol mêlé d'hébreu, qui relate rillumination de Nathan dans la nuit de Sâbû'ôt (Pentecôte; 166T), peu de jours avant la « reviviscence », et qui montre, entre autres choses, comment la légende s'est emparée immédiatement des premières manifestations extatiques : Un document nouveau du début du mouvement sabbataïste ien hébreu;, Kirjalh Sepher, XXXIII, 1957- 1958, pp. 532-540. ("est également à Alep qu'un capucin français fut témoin de l'effervescence causée par les nouvelles colportées sur le « Messie » : voir F. Secret, L'histoire de Sabbataï Zevi par un capucin de ses contemporains, REJ, (1XX, 1961, pp. 363-367. M. Simonsoiin a publié d'autre part un rapport concernant Sabbataï Zevi, rédigé en italien par un missionnaire jésuite de Constantinople : A Christian Report from Constantinople reirardinsr Shabbathai Zevi, JJS, XII, 1961, pp. 35-58.

■ D'après son éditeur, M. Moshe Attias, une biographie légendaire en vers judéo- espatmols de Sabbataï Zevi daterait aussi de cette période enthousiaste précédant la «rrande crise ; comme le texte, conservé par les rtônme, est incomplet ou inachevé, la date ancienne demeure contestable : Copias de Adonenu, Sefunol, III-IV, pp. 525-540. — A propos des récits contemporains, noter encore que l'un des principaux, Bašraihiinq fun Šablai (lvi, écrit en judéo-allemand par Leib be ri Ozer Hosenkranz, bedeau de la communauté achkenaze d'Amsterdam (les mémoires du personnage, mort en 1727, couvrent les années 1666-1718', plusieurs fois utilisé par les chercheurs dans le manuscrit (volé par Carmoly à la Bibliothèque Nationale de Paris , fera bientôt (si ce n'est déjà fait à l'heure où nous écrivons} l'objet d'une édition critique par M. Z. Shazar : voir Ben Zvi Institute, Studies and Reports, III, P.)6l), section anglaise, pp. 17-18.

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Sur cette année fatidique, les sources étaient en partie connues et les historiens n'ont pas manqué d'en tirer parti. Mais ici encore, M. Scholem a dû procéder à une revision approfondie et une mise au point des exposés antérieurs1. 11 décrit, région par région, la propagation du mouvement, le « réveil » éthico-religieux qu'il provoqua, conséquence directe des nouvelles toujours grossies et souvent controuvées qui se répandaient avec une rapidité surprenante du Maroc au Kurdistan et dans toute l'Europe, mais surtout des messages enflammés de Nathan, accompagnés de liturgies de pénitence composées et instamment recommandées par lui. Il n'est pas douteux que cet aspect piétiste du mouvement disposait, conjointement avec: les motifs d'ordre plus général rappelés plus haut, à la patience et à l'indulgence nombre de chefs spirituels, fussent-ils défavorables dès l'origine à l'agitation messianique ou revenus très vite de leur adhésion ou sympathie du début.

En même temps qu'il attisait l'enthousiasme des niasses par les moyens que nous venons de rappeler et aussi par la mise en circulation d'une Apocalypse de Zorobabel. à la manière1 des anciennes révélations eschatologiques du haut Moyen Age, Nathan procédait à l'élaboration théorique (h; la sotériologie nouvelle, (l'est à propos de cette activité du « prophète » qu'intervient la deuxième thèse cardinale de M. Scholem : la justification théorique des « actes étranges » du Messie en tant que combat porté dans le domaine des « écorces » est antérieure à Г apostasie. Celle-ci, forfait indiciblement repoussant pour la conscience juive, trouvera donc, une fois

1) Ou a pu lire ici-même i pp. Г>2-Г)6 de l'article. île (i. Scuoi.em, Le mouvement sabbataïste en Pologne, HIIR, 1952" la relation des entretiens orageux entre Sabhataï Zevi assigné à résidence à Gallipoli et l'illuminé polonais Néhémie Cohen, incident qui fut pour beaucoup dans l'ultime crise qui amena après la conversion à l'Islam du visiteur désappointé celle du Messie mis en demeure de choisir entre l'apostasie et la mort. A propos d'un passade des carnets intimes d'Abraham Hovilo 'voir ci-après;, le regretté Isaiah Sonne a proposé une interprétation nouvelle, qui ne m'a pas convaincu, de cet épisode : il y aurait eu entente clandestine entre Sabbataï et son visiteur en vue de créer un climat propice à la volte-face décidée dés ce moment par le premier (New Material on Sabbatai Zevi from a Notebook of П. Abraham Rovino, dans Sefunol, III-IV, I960, double volume ayant pour thème central le sabbataïsme, dédié à S. Z. Shazar liubaSov";, pp. ."ill-fllť.

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perpétrée dans le concret, un cadre idéologique tout préparé à l'intérieur duquel elle se purgera de son caractère scandaleux. D'autre part, Nathan a été amené à faire valoir au bout de très peu de temps l'exigence de foi pure en face de l'exigence de miracles soulevée par les sceptiques et motivée tant par sa prétention à la prophétie que par le contenu eschatolo<rique de son message : où sont les prodiges authentifiant la mission divine et les signes précurseurs de l'avènement messianique si souvent décrits dans uni; longue tradition apocalyptique ? La soumission inconditionnelle à une telle exigence (et ici peut se poser la question d'une inlluence chrétienne, fût-elle inconsciente, ou tout au moins d'une remarquable convergence phénoménologique) devait nécessairement contribuer à abolir dans beaucoup d'esprits les conséquences de l'échec temporel du Messie renégat, irrémédiablement rédhibitoire aux yeux de l'incroyant.

Les motifs de la clémence et de la longanimité des autorités ottomanes, pourtant fort bien renseignées, envers Sab- bataï Zevi dont la conversion ne pouvait [tasser pour sincère aux yeux de l'observateur le plus superficiel, n'apparaissent pas très clairement. Parmi diverses autres considérations, l'apparent laisser-faire adopté à l'é<rard d'un nouveau musulman qui continuait à pratiquer ouvertement son ancienne religion, fréquentait même les lieux de culte de ses ex-coreligionnaires et entretenait des relations étroites avec ses par- lisans non convertis, était probablement inspiré par un calcul qui ne s'est pas révélé entièrement faux, à la longue : Sab- bataï Zevi converti devait servir de pôle d'attraction au <:ros de la population juive de l'empire. Même quand les agissements du Messie devinrent intolérables dans une province centrale comme la Roumélie1. le «rouvernement se contenta

1) Voir à propos d'un emprisonnement que le ■■ Messie ■> eut à subir à Constantinople en 1672 (c'est l'année suivante qu'il lut relégué en Albanie!, K. IIkyd, A Turkish Document concerninji Sabbatai Zevi, Tnrbiz, XXV, 1 '.)">">- Г.)ов, pp. '.YM- '.V.VJ. Les progrès de l'explorai ion des immenses archives ottomanes permettront peut-être de jeter plus de lumière sur les rapports entre la secte pendant les dernières années de son fondateur et la bureaucratie de l'Empire.

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d'ime mesure d'éloignement à Dulcigno en Albanie, sans mettre d'entraves sérieuses, hors de l'assignation à la résidence, aux relations de l'exilé avec ses fidèles, islamisés ou restés juifs. La propagande et l'élaboration doctrinale se poursuivirent en se relevant et s'ajustant après chacun des démentis que leur militèrent les apparences du monde qui passe. La mort physique du Messie (16 ou 17 septembre 1676)1 ne put que l'exhausser davantage dans la sphère divine aux yeux de ses adeptes dont l'esprit était déjà travaillé par ses enseignements qui ont transpiré depuis son lieu de captivité, et encore plus par l'inlassable activité littéraire et missionnaire de Nathan : celui-ci (qui quittera ce monde quatre ans après le « Messie », en 1680) s'était même rendu incognito à Rome, afin de procéder au cœur de Г « éeorce d'Edom » à une opération théurgique qui devait amener à bref délai l'écroulement de l'Église2.

Ce- qui importe cependant plus que la déconfiture temporelle d'une carrière messianique aussi fulgurante que brève, est l'élaboration doctrinale qui fournira l'idéologie aux croyants, modérés ou extrémistes, qu'ils soient demeurés

1, Voir à ce sujet la note S. D. Goitiíim, On what (lav did Sabbataï Zevi die ?, Turhiz, XXVII, 1957-1958, р. 101.

'Z) Des renseignements précieux sur cette évolution dans les idées et les événements extérieurs se trouvent dans le document contemporain étudié par M. Tishhy, Documents concernimr Nathan of Gaza in the Writings of R. Joseph Hamis ■ Hamï§], Sefunot, I, 1956, pp. «0-117, ainsi que dans le travail déjà cité ď I. Sonne et dans trois autres contributions aux tomes III-IV de Sefunol : M. Benayahu, Snbhaiian Liturgical Compositions and other Documents from a Persian [provenant de Perse, non en langue persane! Manuscript 'p. 9-38, touchant les réactions provoquées par le mouvement messianique au sein des communautés juives de Perse, travaillées d'ailleurs par la propagande d'un émissaire qui pourrait être Matithyahu Bloeh Aškenazi, compagnon de la première heure de Nathan de Gaza, sur la carrière duquel M. Abraham Ya'ari devait ensuite apporter des précisions d'un trrand intérêt dans son article en hébreu : Qui était le prophète sabbataïste R. Matithyahu Hloch ?, dans Kirjalh Sepher, XXXV, 1960-1%!, pp. 525-534); I.Tishby, IL Meir Iiofe's Letters of 167Ô-80 to IL Abraham fíovigo (pp. 71-130) ; un autre témoin de l'effervescence prophétique suscitée par les premières manifestations publiques du nouveau Messie est Andrea Marmora, gentilhomme de Corfou, qui publia en 1672 une histoire de son île (voir H. Mizrahi, Evidence of Messianic Agitation on Corfu from a Christian Source, ibid., pp. 537-540) ; enfin c'est encore aux rêveries sabbataistes qui suivirent de peu la mort du Messie, toujours dans le cénacle du rabbin de Modène, que nous ramènent les pièces présentées par M. Tishby dans une autre publication, The First Sabbatian « Maggid » in the Bet- Midrash of Rabbi Abraham Rovino, Zion, XXII, 1957, pp. 21-55.

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dans le judaïsme ou qu'ils aient embrassé extérieurement une autre religion.

Elle peut se résumer ainsi : 1° La rédemption commencée n'est pas encore achevée

et ne le peut être que dans des conditions particulièrement pénibles ;

2° Le Messie a uni! nouvelle tâche à remplir ; elle est double : il doit souffrir passivement et combattre activement le mal, non pas comme le « Juste » de Louria, « en faisant monter les étincelles », mais en portant la guerre à l'intérieur de son royaume ;

3° Enfin, application tactique de la stratégie générale indiquée il y a un instant, il ne s'agit pas seulement de vider le mal du bien qu'il détient captif ; le bien doit « revêtir » le mal, tout au moins dans la personne du Messie.

Cette dernière idée ne comporte pas tout d'abord nécessairement la transformation du bien en mal ; elle n'en ouvre pas moins la voie à une conception effectivement formulée et parfois concrétisée au cours de l'évolution ultérieure de la secte : le bien doit se muer en mal afin de le faire éclater par l'intérieur.

La leçon qui se dégage du grand livre de M. Scholem porte, croyons-nous, très loin. Essayons de la formuler, à titre, évidemment, d'opinion personnelle.

(le qui distingue le mouvement messianique auquel Sab- bataï Zevi donna son nom de tous ceux qui l'ont précédé, c'est que, en plus de l'idéal eschatologique traditionnel, rassemblement des exilés, reprise en possession de la Terre promise, écroulement et asservissement des empires de la (íeritilité, règne du Messie-Roi davidique, il prétend réaliser, dans l'esprit de la Kabbale lourianiste, l'abolition intégrale du mal et par conséquent la définitive rédemption cosmique, réparation mystique du péché originel. Cette tache incombant au Messie sert à justifier les faits et gestes du personnage d'un type mental morbide à qui, concrètement, ce rôle a été

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dévolu ; elle légitime jusqu'à l'apostasie, en attendant d'ouvrir la porte à l'abrogation de la Loi valable pour l'éon présent, quand ce n'est pas à tous les débordements d'un immoralisme; anomiste. L'échec du mouvement mit, une fois de plus, brutalement en lumière l'impossibilité d'une solution par les voies traditionnelles du problème que pose la survie paradoxale du peuple d'Israël dans sa symbiose avec la Gentilité. L'intervention surnaturelle qui apporterait le retour à Sion est une illusion quotidiennement démentie ; la libération par la voie théosophique aboutit à saper le judaïsme de l'intérieur, à le vider de son contenu et à provoquer ainsi sa disparition, avec l'ethnie qui le porte. Ne serait-ce donc point cette accumulation de déconvenues, cette démonstration in vivo de l'insuffisance de l'armature institutionnelle du judaïsme et de l'équilibre des valeurs spirituelles en son sein qui formerait l'un des ressorts des trois grands mouvements qui modèleront par la suite, pendant près de trois siècles de gestation, son visage actuel : le has- sîdisme, la réforme et le sionisme politique.

* * *

Les dix dernières années de Sabbataï Zevi et surtout ses années de relégation constituent, nous l'avons déjà vu. pour sa secte, une période de mise au point doctrinale : justification de l'apostasie, explication de l'ajournement répété de la rédemption définitive tant de fois annoncée et si ardemment espérée. Mais la déchéance apparente puis son « occultation » posent un problème plus grave encore dans le climat théosophique où vit et respire le mouvement : le Messie qui vient de se manifester pendant un court laps de temps, qui est-il au juste ? Quelle est sa place dans l'économie de la rédemption telle que la font connaître l'Aggada et la littérature apocalyptique ? Où se situe-t-il dans le réseau des correspondances entre le monde visible de l'histoire humaine et le monde invisible des anges et des seflrôl? Dans

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RECHERCHES RÉCENTES SUR l'ÉSOTERISME .Il'IF Gl

quelle mesure enfin sa conduite durant sa carrière terrestre doit-elle servir fie modèle à ses disciples de rangs ontologiques inférieurs ? D'autre part, Sabbataï Zevi faisait problème, de nombreux faits sont là pour l'attester, même pour ceux qui considérèrent sa manifestation messianique comme une erreur ou un échec ne laissant lieu à aucun rassemblement ultérieur sous son nom, sans le regarder pour autant comme un imposteur, un scélérat ou simplement comme un dément. Il y eut donc du vivant même du Messie et encore davantage après sa mort des divergences et des scissions doctrinales et personnelles au sein de ses partisans et bien des consciences troublées ou divisées parmi ceux que l'on pourrait qualifier de « sympathisants » à divers degrés. La documentation, autrefois très réduite à cet égard, a pris pendant ces dernières années uni! ampleur insoupçonnée, faisant ainsi progresser grandement l'étude de toutes ces questions : divergences dans la secte naissante, crypto- sabbataïsme aux formes multiples, prétentions messianiques plus ou moins estompées de certaines personnalités, non sans quelque référence à Sabbataï Zevi, transformations parfois radicales de la doctrine et de la pratique dans les milieux de la secte extérieurement détachés du judaïsme (donme de Salonique et de Smyrně, et frankistes, une partie de ceux-ci étant cependant demeurée dans la communauté juive).

Parmi les théologiens sabbataïstes de la première période, une place éminente est tenue par l'étonnant Marrane Abraham Miguel Cardoso, dont la biographie comme les positions doctrinales deviennent de mieux en mieux connues, grâce aux documents et travaux publiés depuis une dizaine d'années1.

1) (If. RHU, 1'Ш>, p. 85, n. 2 (apologie, datée de 1669. de la conversion «le .Sabbataï Zevi). Le résumé qu'on lira ci-dessus est basé sur les travaux suivants : Meir Benayahu, A Document containing a Polemical Controversy with a Sabba- thean Sect on the Meaning: of Godship, Sefunot, I, 118-127 ; I. П. Molho et A. Амл- rilio. Autobiographical Letters of Abraham Cardozo, ibid., III-IV, pp. 183-241 ; G. Snnoi.F.M, Two New Theological Texts by Abraham Cardozo, ibid., pp. 'ii'.i-

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D'après les nouveaux textes présentés par M. Scholem, et qui datent de. 1682 à 1684, Cardoso se prenait à ce moment pour le Messie issu de la tribu d'Ephraïm, ce qu'il niera plus tard ; il a aussi sa conception personnelle sur le mystère de la Déité ; son système professé à ce moment-là est en quelque sorte un dualisme, non pas de principes hostiles, mais hiérarchisés et fonetionnellement différents ; de la Première Cause (dieu inconnu) émane l'Être suprême, qui est aussi le Dieu d'Israël ; cet Être suprême n'est donc pas, paradoxalement, le sommet de la hiérarchie divine ; il est néanmoins supérieur aux sefïrôt des systèmes kabbalistiques habituels. A l'intérieur de l'être divin, Cardoso maintient la distinction de la masculinité et de la féminité, de Dieu et de sa « Présence » ; ce dont il ne veut à aucun prix, c'est l'identification de la Première Cause avec le Dieu d'Israël. Fort de cette conception, Cardoso s'opposa farouchement à la divinisation du Messie à laquelle aboutirent les spéculations de Samuel Primo, partisan de la première heure et secrétaire de Sab- bataï Zevi, ce qui ne l'empêcha pas d'être par la suite grand rabbin de la très importante communauté juive d'Andri- nople ; de même Cardoso désapprouva-t-il, hormis le cas exceptionnel et unique du Messie, la conversion feinte à l'Islam. Ses vues particulières lui valurent ainsi à la fois l'hostilité des opposants du sabbataïsme (d'où par exemple les démêlés, éclaircis dans l'article de M. Benayahu. qu'il eut, peu d'années avant 1692, avec Y5m Tôb Roman, poète hébreu de Constantinople), et celle des autres groupes de « croyants ». Il passa donc sa vie mouvementée et jalonnée de conflits et de persécutions à lutter contre les doctrines et les personnes qu'il jugeait dangereuses et à justifier ses idées comme ses faits et gestes ; les pièces publiées par MM. Molho et Amarilio ne contribuent pas seulement à élucider maints problèmes obscurs de l'histoire de la secte depuis ses débuts jusqu'à 1702, mais constituent aussi des documents saisissants d'ordre personnel : la vie peuplée d'apparitions, de révélations et de miracles du médecin enthousiaste et de son cénacle

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mériterait d'attirer l'attention d'un psychanalyste compétent1. Un autre exemple de personnage sabbataïste ou fortement

sympathisant, devenu au cours de sa carrière rabbin parfaitement orthodoxe de grandes communautés, est celui de Salomon Ayllion (vers 1660-1728), formé à rialonique, plus tard rabbin des communautés portugaises de Londres et d'Amsterdam ; il n'en fut pas moins l'auteur d'un traité de kabbale hétérodoxe dont Mme Yael Nadav a donné une savante présentation2.

On sait que l'idéologie sabbataïste s'est infiltrée dans bon nombre de recueils liturgiques, livres de piété, traités d'édification de la fin du xvne et de la première moitié du xvine siècle3. L'un des exemples les plus frappants de cette contamination est le livre de piété, d'ailleurs très beau, Hemdat Yâmïm, publié sans nom d'auteur en 1731-1732, et qui devint fort populaire, ries accointances sabbataïstes sont cependant tellement prononcées que quelques années plus tard le fougueux polémiste antisabbataïste Jacob Emden l'attribua à Nathan de Gaza en personne. Si l'auteur ou compilateur véritable n'a pu être identifié, du moins est-il certain que l'ouvrage n'a pu être composé plus de vingt ans avant son impression, car il est avéré qu'il dépend, entre autres, d'un livre de piété paru en 17124.

1) Cardoso voyait d'un très mauvais <И1 le mouvement d'émigration messianique vers la Palestine organisé par Juda Hâsïd et Hayyim Mal'ak, sabbataïstes polonais, affiliés à la tendance de Samuel Primo (voir Scholem, HHR, 1У53, pp. УУ sq. et 214). Les développements et l'échec; pitoyable, irrave de conséquences pour la communauté achkenaze non hétérodoxe rie Jérusalem aussi, de cette agitation ont été réétudiés avec «rrand soin par M. M. Beisayahu, The Holy « Brotherhood » of R. Judah Hasid and their Settlement in Jerusalem, Spfunot, III- IV, pp. 121-182.

2) Л Kabbalistio Treatise of R. Solomon Ayllion, ibid., pp. .'50 1-347. 31 Voir l'étude citée de M. Scholem, dans ИПП, 1УГ>3. 1) Démonstration fournie par M. Tishby, The Sources of Ilemdath Yumim,

Tarbiz, XXIV, 1У54-1У5Г), pp. 441-4Г>Г>; XXV, 1УГ>Г>-П)Г,Г>, pp. «Г>-У2, 2O2-2:íO). Гп peu plus tôt (dans la revue hébraïque Behïnôt, 1У54-1УГ>Г), pp. 7У-*Г>"', M. Scholem avait déjà porté des coups sérieux à la thèse défendue par M. Abraham Ya'ari, selon laquelle l'auteur du livre aurait été le kabbaliste Benjamin Halévi, qui l'aurait composé deux ans avant sa mort survenue en lf>72 (M. Ya'ari vient de commencer une série d'articles sur les livres de piété inspirés par la Henulnl Yârnïm, dans Kirjath Sepher, XXXVIII, l'J62-l'Jt>3, pp. '.(7-112, en passant

d'ailleurs sous silence les travaux de Scholem et. de Tishby}.

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64 REVFE DE L'HISTOIRE DES RELICxIONS

Nous avons rappelé ri-dessus l'écho qu'avaient trouvé les événements et les spéculations messianiques de 1666 et leurs suites dans les milieux kabbalistiques d'Italie, où l'on rencontrait souvent aussi des agitateurs et des illuminés venus soit de l'Orient et de la péninsule balkanique, soit d'Europe centrale et orientale1. Cette effervescence messianique y subsistera pendant la génération suivante et jouera un role non négligeable dans la vie spirituelle et, malheureusement pour lui, même dans la vie publique du délicieux écrivain, moraliste et théologien Moïse Hayyim Luzzatto ( 1 707-1 746 1.

Faisant partie d'un milieu de rabbins italiens imprégné des souvenirs de l'agitation sabbataïste, kabbaliste lui-même, enseigné à ses heures par un rnaggld, Luzzatto fut certes suspecté d'hérésie, inquiété, contraint de s'expatrier, mais ses ennuis étaient dus initialement aux indiscrétions de disciples aussi enthousiastes qu'imprudents, non pas à des manifestations extérieures ou à des prétentions rendues publiques. Au contraire, outre ses protestations d'orthodoxie adressées à ses censeurs, ses écrits théologiques et son " introduction à la vie dévote », le Mesillal Yesârïm (Le Sentier de Rcclilude), véritable perle de la littérature d'édification juive, ne laissent guère transparaître une idéologie messianique propre à inquiéter ou à heurter les gardiens vigilants de la tradition, rendus sensibles à tout écart par la dure1 leçon des événements récents et d'ailleurs point encore parvenus à leur terme2.

Tout cela ne tient plus guère à la lumière des récentes recherches de M. Tishbv3. Derrière le Luzzatto auteur de

1, Voir les travaux cités à la п. 2, p. T>S. 2: (Test la façon de voir que j'ai développée il y a peu d'années dans mon

introduction au Senlier de lleclilu.de, traduction d'Aron Wolf et de Jean Poliat- sciiek, Paris, 1956.

3) Moshe Hayyim Luzzatto Attitude to Sabbatian Doctrines, Tarbiz, XXVII, 1957-1958, pp. 334-357 ; The Messianic Ferment in the Circle of Moses Hayyim Luzzatto in the Litrht of a Marriage Contract and Messianic Poems, dans Yitzhak F. liner .Jubilee Volume, Jérusalem, I960, pp. .'574-397 ; à propos de cette étude, notes de Y. David dans Tarbiz, XXXI, 1961-11)62, pp. 102-104, et de J. Dan, ibid., 112-413.

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RECHERCHES RÉCENTES STR l'ÉSOTÉRISME .H'IF f')5

draines alléyruriques imités de l'italien, théologien assez routinier, auteur spirituel prolongeant urn; tradition constante depuis les Devoirs des Cœurs et qui plonire d'ailleurs ses racines dans la spiritualité du Talmud et du Midrnš, se dessine dorénavant non point un crypto-sabbataïste, ni même un prétendant messianique, au sens habituel du terme, mais une figure encore plus complexe et, partant, encore plus suspecte aux yeux des responsables de l'équilibre du judaïsme. Fondées sur le contrat fie mariage mystique (parallèle au mariage terrestre régulièrement contracté du jeune kabbaliste avec la fille d'un rabbin de Mantoue) et sur deux poèmes comparés avec les écrits kabbalistiques de Luzzatto. les analyses approfondies de M. Thisby démontrent que le personnage se prenait pour une réincarnation de Moïse ; cela signifie, dans la perspective de sa Kabbale, qu'il se considérait comme supérieur aux deux Messies, l'un fils de David, l'autre de Joseph ; à la suite du Zôliar, il leur associait, dans sa vision eschatologique, le commandant en chef des armées de ce dernier, Serayah de la tribu de Dan, et assignait les fonctions de Messie davidique et de grand capitaine des armées libé- ni trices d'Israël à deux de ses disciples et amis. Mais que pensait-il de Sabbataï Zevi et de l'idéologie sabbataïste ? Sans doute, il a écrit contre le sabbataïsme, mais l'examen de cette polémique et de ses autres œuvres ésotériques révèle une ambiguïté certaine dans sa pensée ; il montre que sur des points essentiels Luzzatto reprochait au Messie de Smyrně et à ses sectateurs leur échec et leurs excès, plutôt qu'il ne rejetait leurs positions fondamentales sous le rapport de la doctrine. Il reconnaissait avec Nathan de Gaza que l'âme du Messie devait souffrir par les forces de « l'autre côté » dans h; domaine duquel il lui incombait de porter le combat ; cependant, à son avis, tout ceci devait se passer dans le monde spirituel des âmes avant la naissance charnelle du Messie : l'erreur de Sabbataï Zevi avait été dès lors de prétendre réaliser dans le monde visible la « descente » du Messie parmi les « écorces ». D'autre part, même dans le monde invisible, l'in-

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66 REVTE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

vasion opérée par le Messie du royaume du mal n'implique aucune détérioration de son à me ; il n'a donc, pas besoin de faire « réparation » pour celle-ci, et lorsqu'il se manifestera, le processus du liqqun sera orienté tout entier vers la rédemption d'Israël. Il faut dire encore que la trafique aventure de Sabbataï Zevi a inspiré les réflexions de Luzzatto sur le Messie souffrant, fils de Joseph. Celui-ci est, dans la vision du monde du kabbaliste italien, une Ame imparfaite, maintes fois réincarnée, éprouvée par bien des souffrances et défaites, destinée à être profanée par l'idolâtrie, souillée dans le combat qu'elle livre dans l'abîme contre les « écorces » ; certes le Messie, fils de Joseph, sera finalement sauvé alors que Sabbataï Zevi succomba, mais leur parenté typologique est indéniable. Il n'est pas jusqu'à certaines infractions, surtout d'ordre sexuel, à la Loi, que Luzzatto n'admette pas, le cas échéant, dans l'intérêt supérieur du tiqqiln : la satisfaction concédée dans ce monde à « l'autre coté » peut servir parfois à le détourner de mettre obstacle dans l'invisible à l'essentielle « réparation » qui est l'union de la « Présence » au « Saint béni soit-il », à la syzygie de Tif'errl et de Malkilt garante de l'harmonie séfîrotique, donc de l'ordre cosmique. Cette vue a beau être purement théorique;, elle n'en manifeste pas moins une affinité troublante avec les tendances anomistes de l'hérésie sabbataïste. On peut alors se demander si, malgré tout. Luzzatto n'aurait pas intégré de quelque manière Sabbataï Zevi et son mouvement à sa propre; idéologie messianique. Dans l'état actuel de la recherche, il serait prématuré de se; prononcer sur ce problème1.

1) Dans l'ordre des recherches sur les crypto-sabbataïstes, il faut mentionner encore une brève note de M. M. Wilensky à propos d'un rabbin polonais de la seconde moitié du xvine siècle qui avait été l'objet d'accusations de ce genre : Л Note on the Sabbatian Afiiliations of H. Moses Lima, dans Spfunol, III-IV, p. 541 sq. — D'autre part, dans une contribution fort intéressante au volume collectif en hébreu publié à l'occasion du 150e anniversaire du décès de Hayyim Yôsëf David Azulay (172-4-1806], l'une des plus grandes autorités rabbiniques du xviiie siècle, M. Tishby a montré que l'attitude de ce pilier de l'orthodoxie à réjrurd des sabbataistes n'était pas systématiquement et irréductiblement hostile aux docteurs affiliés à la secte : ainsi ilfiarde beaucoup d'estime pour Samuel Primo, prédicateur, et le livre fie piété nettement hétérodoxe Hemrfal Yumlm ,voir ci-

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RECHERCHES RÉCENTES SFR l/ÉSOTÉRISME Jl'IF <)7

Vn petit nombre seulement de ses adeptes suivirent immédiatement Sabbataï Zevi dans son apostasie. Par la suite, les conversions feintes se firent plus fréquentes, mais ce n'est qu'en 16S3 qu'aura lieu à Salonique le passade à l'Islam d'un «roupe considérable de deux à trois cents familles. C'est de là que date la secte des dônme qui s'est maintenue à Sa Ionique jusqu'après la première guerre mondiale et dont les derniers représentants, plus attachés, quelques-uns exceptés, à des traditions de famille qu'à une croyance précise, existent encore en Turquie. Le regroupement d'une bonne partie ({(•> survivants du judaïsme balkanique en Israël, et aussi les bonnes relations entre le nouvel Etat et la république de Turquie, eurent pour heureux effet de mettre au jour une documentation incomparablement plus ample ''moins en hébreu de plus en plus altéré qu'en judéo-espagnol) sur ces clandestins que celle dont on disposait il y a un tiers de siècle.

Devant le Xe Congrès d'Histoire des Religions à Mar- bourg, septembre I960, M. Scholem fit un magistral exposé sur l'état actuel des recherches sur la secte. Le texte imprimé1 de sa communication contient de plus une bibliographie qui s'est déjà enrichie depuis par un article du même savant2 où est présentée une pièce donme, rédigée dans la dernière décennie du xvne siècle : avec une justification de l'apostasie

dessus, ri. Í, p. 63) était une de ses lectures préférées : Notes pour un portrait de Hayyim Yôsëf David Azulay, Se fer ha-HYD\ Jerusalem, 1957, pp. 45-50 le volume entier a été recensé par M. S. Schwarzfuchs dans ПЕ.1, (JXIX, 1961, pp. 18У-1У1). - II y aurait aussi beaucoup à dire sur l'attitude des Hussîdim envers le sabbataïsme ; ils le condamnent certes en tant que croyance messianique, erronée et les apostasies qu'il a provoquées ne leur paraissent pas moins abominables qu'à tout autre juif fidèle ; en revanche, pour ne donner qu'un exemple, le rédacteur de la légende du Ba'al Sêm ne cache pas l'admiration qu'il éprouve pour les effets spirituels, miracles, repentir, suscités par l'enthousiasme sabbataïste : voir J. G. Weiss, J.JS, VIII, 1957, p. 203, ri. 1U.

1) Die krypto-judische Sekte der Dônme Sahbatianer: in der Tiirkei, Xumrn. VII, I960, pp. 9.4-122.

2! The Sproutintr of the Horn of the Son of David ; a New Source from the. Ueirinninirs of the Doenme Sect, in Salonica, Turhiz, XXXII. l'.tO2-196'5. pp. 07-79.

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mise dans la bouche de Sabbataï Zevi lui-même, ce document nous apporte le texte hébreu des « dix-huit commandements » réplant la vie juive clandestine des faux convertis ; ces préceptes n'étaient connus jusqu'à présent quVn ladino.

Au premier quart du xvine siècle s'était constituée à Salonique la sous-secte dontne organisée par Berukhyah Russo (mort en 1720), de son nom musulman Osman Baba, considéré par Jacob Frank comme l'un de ses deux précurseurs, l'autre étant Sabbataï Zevi. Après les recherches fondamentales de M. Scholem1. M. I. Ben-Zvi a publié l'original ladino, accompagné d'une version hébraïque annotée, des textes composés vers 1720 dans l'entourage de cet hérésiarque2, (les documents confirment pleinement ce que l'on savait déjà des tendances extrémistes du groupe : abolition de la Loi de Moïse, libertinisme moral, incarnations successives du Messie divinisé.

D'autre part cependant, au cours de l'évolution ultérieure de la secte fractionnée en trois groupes au recrutement social pendant longtemps nettement diversifié, certaines divergences doctrinales du début en vinrent à être estompées au point de tomber dans l'oubli. Ainsi rencontrons-nous un amalgame des spéculations radicalement incompatibles de Nathan de fîaza et d'Abraham Miguel (lardoso chez un « théologien » sectaire que nous ont révélé les découvertes de ces dernières armées, il s'agit d'un personnage nommé Juda Levi Toba. que. contrairement à M. Molho et à Mme Schatz qui le situent dans la première génération des dônrne, vers 1700, M. Scholem identifie avec Dervich Efendi, chef spirituel de l'une des fractions dans le dernier quart du xvine siècle3.

1; Voir l'aperçu donné dans REJ, <Л'П i rappelé ci-dessus, BIIR, CLXIV, n. 1, p. 59) ; sur l'identité de Berukhyah, voir I. R. Molho, dans Mahberei, revue hébraïque de l'Alliance israélite universelle, II, Jérusalem, 1953, pp. 86, 97-99.

2) Kabbalistic Tracts from Barukhiah's Circle, Sefunut, III- IV, pp. 349-394. 3) Voir M. Attias. A Liturgie Hymn and Prayer for Simhat Torah by the

Sabatthean Hymnist H. Judah Levi Tobah, Sefunol, I, 128-140; I. H. Molho, A Sabbatian Commentary on Lekh-Lekha, ibid., III-IV, pp. 433-521 ; il s'agit non pas d'une édition, mais de la traduction en hébreu moderne d'un original ladino ; la partie doctrinale de l'annotation est due à Mme Rivka Schatz-Uffen-

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Ouoi qu'il en soit de son identité et de sa chronologie, « Juda Levi Toba » enseignait une doctrine conforme à celle de Cardoso en tant qu'elle ne considère pas Sabbataï Zevi comme une incarnation divine, mais extrémiste en éthique., car elle préconise, aux fins du combat contre les forces du mal, h; libertinage rituel effectivement pratiqué jusque dans le XXe siècle par les crypto-sabbataïsfes de Salonique.

La documentation de première main sur le mouvement frankiste n'était guère plus accessible jusqu'à ces derniers temps que celle provenant des dônmc : ni les familles fran- kistes demeurées dans le judaïsme ni, à plus forte raison, celles converties au catholicisme et de plus en plus assimilées à la bourgeoisie polonaise « de souche » ne se montraient particulièrement désireuses de révéler cet aspect de leur passé parfois prolongé d'une manière ou d'une autre dans leur présent iau début du xxe siècle il y eut encore des contacts entre les donme de Salonique et des familles de Varsovie alors catholiques depuis quatre ou cinq générations). Л la faveur du regroupement à Jérusalem de matériaux manuscrits de toute provenance et d'un certain « dégel » des relations de la Pologne d'aujourd'hui avec l'Occident, il y a du nouveau dans ce secteur aussi, mais quelque temps s'écoulera encore avant qu'il se traduise, par des publications.

A l'heure où nous rédigeons ces pages, nous n'avons connaissance que d'un article de M. Scholem1 qui nous introduit dans le milieu frankiste de Prague, déjà germanisé, au moins superficiellement, usant comme moyen d'expression de l'allemand littéraire, langue de la traduction de la Bible par Moïse .Mendelssohn ; cette adaptation, ne disons pas

и i-л mer qui a tracé de plus, sur la base de ce document, un excellent tableau de la sous-secte dont il reflète les croyances : Portrait of a Sabbatian Sect \ihid., pp. 395-431). Je tiens à préciser ici que le qualificatif de « smyrniote » dont j'ai usé en rendant compte de ces travaux dans HEJ, 1961, p. 188, rend bien le turc izmirli, mais ne signifie pas « résidant à Smyrně » ; les sectaires ainsi désignés prétendaient maintenir dans sa pureté la foi des premiers adhérents du Messie à Smyrně.

Г; Л Frankist Commentary to Halle], /. F. Baer Jubilee Yulume^ l'.inii, pp. ld'.i-

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assimilation, à l'entourage ne change rien au fait que ce groupe adhère encore tenacement à l'idéologie messianique hétérodoxe dans sa version frankiste île texte étudié, postérieur à 1805, fut rédigé du vivant d'Eva Frank, décéder en 1816) ; si ses adeptes sont demeurés dans le judaïsme, ils reconnaissent la valeur mystique de la conversion feinte au christianisme dont le but est de saper par l'intérieur la religion abhorrée ď « Edom », le fond de leur croyance propre étant la foi en l'incarnation du Dieu d'Israël dans un monde qui le rejette.

VIII. — Le hassidisme

Le public cultivé, surtout de langue allemande, a le privilège d'avoir accès au hassîdisme à travers quelques-uns des écrits d'un homme de lettres très brillant qui jouit aussi d'une réputation de philosophe : nous avons nommé M. Martin Buber. Sous sa plume habile, guidée par une connaissance incontestable des livres hassîdiques et par une non moins incontestable maîtrise de la prose d'art dans sa langue de formation, les matériaux bruts se métamorphosent en une légende dorée qu'émaillent des maximes spirituelles d'une réelle beauté. Ce qui manque en revanche, et de parti pris, à ces éblouissantes transpositions dont la perfection stylistique ne laisse pas d'inquiéter un peu ceux qui ont pratiqué les textes originaux, c'est la perspective historique et la référence aux doctrines théologiques et mystiques qui forment, qu'on le veuille ou non, la charpente de l'enseignement et de la spiritualité des rabbis. A l'encontre de cette conception esthétique du hassîdisme, M. Scholem a été amené à formuler récemment des réserves et des critiques, certes empreintes de courtoisie et d'estime à l'égard du littérateur et du penseur, mais fermes et, croyons-nous, justes et pertinentes1. Le message spirituel qui se dégage de la légende

!'• Martin Bubers Deutun»1 des Chassidismus, dans Neue Ziïrcher Zeilumj du 20 et 27 mai 1962 (nous n'avons pas vu le texte anglais, Martin Buber' s ilasidism, publié antérieurement dans Commentary, octobre 1961, pp. .305-316'!.

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RECHERCHES RÉCENTES SPR l'ÉSOTÉRISME .Il'IF 71

hassîdique si personnellement redite par Buber est beaucoup plus le sien que celui des maîtres qu'il met en scène, et si le mérite do l'écrivain contemporain demeure insigne d'avoir rapproché du public occidental au moins un aspect du hassîdisme, il faudra repartir sur de nouveaux frais si l'on désire parvenir à une compréhension authentique du phénomène religieux désigné de ce nom.

Dans notre précédent rapport, nous avons pu faire état d'un travail de M. Scholem sur les antécédents immédiats et les débuts du hassîdisme1. Une contribution plus récente à ce problème est un article de M. J. G. Weiss2 qui jette quelques lumières sur un conventicule « préhassîdique. » dont la personnalité le plus en vue fut un certain Nahman de Kossov. En dépit des traits qui apparentent ce troupe aux Hassîdim, les différences entre eux n'en sont pas moins marquées, surtout en ce qu'il s'agit dans le premier cas d'un groupe dont les membres sont à égalité et nul d'entre eux ne. peut se targuer d'être un chef spirituel charismatique.

A l'occasion du 200e anniversaire de la mort d'Israël Ba'al-Sëm (21 mai 1760), M. Scholem a publié une brève mise au point de ce que la recherche historique permet de savoir aujourd'hui de la vie et de la doctrine du personnage3.

1) Voir RHR, 1955, p. 8<3 sq. 2) A Circle of Pneumatics in Pre-IIasidism, ./.AS, VIII, 1957, pp. 199-213.

Cette contribution fort substantielle que nous regrettons de ne pas pouvoir analyser plus amplement ici laisse cependant quelque, inquiétude dans l'esprit du lecteur. M. Weiss y fait en effet grand usage de la Légende du Ba'al Šém (Šibheij ha-Be'st), « biographie » dont personne n'avait entendu parler antérieurement à son impression en 1815, cinquante-cinq ans après la mort de son héros, et dont on peut se demander dans quelle mesure elle a été fabriquée purement et simplement en vue de son lancement et dans quelle mesure elle reflète, peut-être (de toute faro ri elle est hagiographique, non « historique »), des traditions dignes de foi ou tout au moins l'atmosphère authentique de l'époque du fondateur. — La même question >e pose à propos d'un livre intitulé Ketônet Passim, attribué à Jacob Joseph de Polennoyé, mais publié seulement en 1866. M. J. G. Weiss en défend l'authenticité «•outre Dubnow, Is the Hasidic Book « Kethonet Passim » a Literary Forgery, ././.S, IX, 1958, p. 81-83.

3) Dans la revue israélienne Molad, septembre-octobre I960 ; ne disposant pas de l'oritrinal hébreu, nous avons dû recourir à la version française de (Juy et Rachel Cvsaril (Le Besht hors de sa légende, Evidences, novembre-décembre 196", pp. 15-24), traduction qui n'inspire qu'une confiance mitigée, sans parler des coquilles grossières dont les traducteurs ne sauraient être tenus responsables 'ce n'est malheureusement pas le cas pour une bévue comme « Dinauer » pour Dinur,

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ri REVT'Ë DE L HISTOIRE DES RELIGIONS

On sait que le hassîdisme eut du mal à se tailler une place à l'intérieur du judaïsme. L'accent qu'il mettait sur le facteur affectif de la religion, le comportement extérieur produit par ce déplacement d'idéal religieux orienté ailleurs vers l'étude de la Loi, le caractère « charismatique » surtout de ses guides spirituels générateur d'un « culte de la personnalité » et de rivalités souvent déplaisantes et parfois odieuses entre les rabbis, provoquèrent des hostilités, des attaques, des polémiques et des ripostes théoriques et concrètes que les historiens ont maintes fois étudiées. A cet égard aussi notre documentation s'est beaucoup accrut; ou précisée depuis quelques années ; nous n'insisterons pas sur les détails qui mettent en jeu des événements et des notions trop éloignés de la sphère d'intérêt des lecteurs de cette Revue, nous contentant de signaler en note les travaux sur ce thème qui sont venus à notre connaissance1.

num hébraïsé du Pr Benzion Dinaburgj. — Dès les premières années du mouvement hassîdique, il y eut en Palestine des immigrés originaires de. Pologne liés «l'une fagon ou d'une autre au Ba'al Sëm et à son entourage ; voir à ce sujet fi. Scholk.m, Two Letters from Palestine, 1760-1764, Tarbiz, XXV, 1955-1956, pp. 429-lin. et la note complémentaire d'A. Ya'ari, ibid., XVI, 1956-11)57, pp. 190-112. Sitmalons ici une étude richement documentée, mais peu clairement construite, de M. .1. Finkel, A link between Ilasidism and Hellenistic and Patristic Literature, dans Proceedings of Ihe American Academy for Jewish /ře.s-fwrft, XXVI, 1957, pp. 1-24; XXVII. 1958, pp. 19-41.

1: M. Scholem a écrit sur La polémique au sujet de hassîdisme et de ses coutumes dans le livre Nezed ha-dema' (il s'agit d'un écrit d'Israël Zamosc. juif polonais, touché par la culture occidentale, ami et pour certaines matières maître tle Moïse Mendelssohn), dans Zion, XX, 1955-1956, pp. 73-81 (il s'y inscrit en faux contre un article du bibliographe hassîdique Hayyim Liberman dans la revue hébréo-américaine Bitzaron de la même année, t. XVI, pp. 113-120. que nous n'avons pas vu). Dans le même tome de ce périodique ipp. 153-162), le même auteur apporte une contribution à la polémique anti-hassîdique (vers la lin du XVIIIe siècle) d'Israël Loebel, dont les écrits révèlent d'ailleurs deux attitudes, sympathique et hostile, en conflit dans l'âme de l'auteur. M. Mordecai L. Wilensky a apporté beaucoup de neuf sur la polémique impitoyable contre le hassîdisme à laquelle se livra au tournant du xvine et du xixe siècle Rabbi David de Makow, The Polemic of Habbi David of Makow against Hasidism, dans Proceedings of Ihe American Academy for Jewish Research, XXV, 1956, pp. 137-156. Un document conservé dans Tun des écrits de ce polémiste a conduit M. Wilensky à des découvertes concernant la lutte contre les Hassîdim en Lithuanie dans les années 1772 et suivantes : A Mitnaggedic Document concerning the Burning of « Zemir Arizim Weharvot Zurim », Tarbiz, XXVII, 1957-1958, pp. 550-555; Testimony Against the Hasidim in the Polemic Literature of the Mitnaggedim, dans Yitzhak F. Baer Jubilee Volume, pp. 398- 10* ice document a été ensuite l'objet d'une importante analyse, de M. Abraham Htrinstein, Notes on a (Collection of Testimonies airainst ílasidism, Tarbiz, XXXII, 1962-1963, pp. xO-97 ;

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RECHERCHES RECENTES SIR I, ESOTERISM E .ICIF /.i

Sur les aspects doctrinaux du hassîdisme. la plupart des apports neufs sont dus à M. J. (т. Weiss. L'un de ces aspects, très peu étudie jusqu'à présent, bien qu'il ait été relevé dès 179*2 dans l'autobiographie de Salomon Maimon, est la « voie passive », l'anéantissement de soi, menant à l'extase. M. Weiss examine spécialement sous ce rapport les enseignements du « grand maygid » (prédicateur) Dob Baer de Mçdzyrzeczy (Mezritch), disciple direct du Ba'al Sëm (vers 177О)1. Le même Dob Baer professait sur les pouvoirs du « Juste » une théorie dont la hardiesse serait atténuée par les corrections qu'y apportèrent déjà les maîtres hassi- diques, ou du moins un maître hassîdique de la génération suivante. Tout changement, enseignait-il, suppose un instant, si bref soit-il, pendant lequel l'objet changeant est anéanti. (!e moment du « néant » est, sur le plan métaphysique, la seconde (et non comme dans la Kabbale ancienne la première) sefîra, la Sagesse, lieu de la cuincidenlia oppo- silorum. Or la contemplation capable de voir les choses à ce niveau ontologique est apte à provoquer la rencontre du point zéro dans l'ordre physique et de l'instant d'indétermination totale au plan séfîrotique. Là réside le pouvoir thaumaturgique du Snddîq dont la contemplation a valeur théurgique, car elle réalise nécessairement, conformément à sa volonté propre, les changements tenus communément pour miraculeux. Là contre, un disciple du Maguid comme Fîabbi Elimélek de Lisensk, et plus encore les disciples de celui-ci, soutiennent que le » Juste » ne saurait contraindre Dieu ; il ne dispose d'aucune technique magique garantissant le

Hemarks concerning the controversy between the Ilasidim and Ни» Mitna<íire<Iim, Tarhiz, XXX, 11)60-1961, pp. 3'JG-lOi. ~- A propos de la polémique littrrnii^ menée contre les Hassîdim dans les milieux juifs éclairés de (řalicie depuis la lin île la seconde décennie du xixe siècle, voir l'étude de M. S. Wi-.rses, Studies in the Structure of .. Metralle Temiiïn » and « Bohen Zaddiq », Turhiz, XXXI, 1961-1%2. pp. :377-411.

1) Via Passiva in Early Hasidism, J.IS, XI, l'.ttjd (paru en juin I'jW;, pp. i:!7- !.">. Voir aussi, du même, H. Abraham Kalisker's concept of Communion with (1ml and Men, ibid., VI, 1'.)Г>Г>, pp. x'.M)'.». - - Sur un autre enseiirnenient du « vrand Matriml » reflété dans l'autobiographie de Maimon, voir la brève note du même «•avant dans Zi'm, XX, 1«.1лГ)-Г|Р., p. Hi7-l(ix.

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résultat eh-* l'opération : homme do prière, il peut être exaucé ou non" par Dieu et il est le premier émerveillé du succès de son intervention1.

Dans un autre article2, le même auteur montre comment les maîtres spirituels du hassîdisme ont dépouillé, peut-être dès le Ba'al Sëm et certainement depuis Dob Baer, la méthode d'oraison lourianique de son caractère théosophique (ou gnostique, selon l'expression préférée par M. Weiss) : de moyen d'action etïicace sur les syzygies séfirotiques que seule une élite peu nombreuse d'initiés est capable de mettre en œuvre, la kawwánáh est transformée en un état affectif de l'orant ; il y a tendance à la ramener à la debëqûl dont on sait la place comme; vertu générale et accessible à tous dans la spiritualité hassîdique ; émotionnelle, la kawwánáh ne doit pas, du moins selon l'enseignement théorique de certains maîtres, donner lieu à l'enthousiasme sans frein ni à aucune agitation désordonnée : le courant émotionnel est canalisé par l'obligation faite à l'orant de se régler sur le texte arrêté de la liturgie et de prier en conjoignant, comme cela doit se faire lors de l'accomplissement de tout commandement divin, l'amour et la crainte.

M. Weiss a également poursuivi ses études sur Nahman de Braslav3. Cette fois-ci4, il cherche à montrer comment les célèbres apologues de ce Rabbi traduisent en réalité les conllits internes, la lutte de forces contraires dans la conscience de leur auteur.

Гп autre travail encore5 est consacré à l'un des « enfants terribles » du hassîdisme, Rabbi Abraham Kalisker (mort en 1810 après avoir vécu depuis 1777 en Palestine) : comme le trrand Maggid, il considère la communion avec Dieu

1) .1. G. Weiss, The Great Madrid's Theory of Contemplative Magic, Hebrew Union College Annual, XXXI, 1960, pp. 137-147.

2) The Kavvanoth of Prayer in Early Hasidism, JJS, IX, 1958, pp. 163-192. 3) Voir RHR, 1955, pp. 98-91. I) Some Aspects of the R. Nahman of Braslav's Allegorical Self-Interpretation,

Tarbiz, XXVII, 1957-1958, pp. 358-371. Ti) Reference ci-dessus, n. 1, p. 73.

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RECHERCHES RECENTES SFR L ESOTERISME JT'IF /.)

(debëqul) comme une vertu passive ; mais cette vertu a de plus chez lui une valeur humaine pour ne pas dire sociale : elle exprime la fraternelle solidarité qui doit unir les membres du eonventicule hassîdique, devant lequel chaque membre a, entre autres, le devoir de confesser ses péchés, à la différence d'autres groupes de Hassidîm dans lesquels seul le saddîq est habilité à recevoir des confessions individuelles. La debëqul est d'autre part liée avec, ce passage par le néant divin dont nous parlions tout à l'heure ; seulement ici, l'anéantissement de, soi signifie se faire néant vis-à-vis du prochain, idéal d'humilité parfaite, communion dans l'abaissement de soi (qalnill) avec le frère humain : la communion directe avec Dieu n'étant pas toujours possible, c'est à travers la communion humaine ainsi conçue qu'est assurée la liaison entre l'homme et son Créateur.

Dans l'enseignement d'un Rabbi un peu plus récent (Joseph Mardochée Lerner d'Izbica, mort en 18i>4), M. Weiss analyse1 ses réflexions sur le libre arbitre. Chose étonnante, celui-ci est tenu par ce Rabbi pour complètement illusoire, même quand il s'agit de l'option de foi, « la crainte du ciel » qu'une maxime bien connue du Talmud laisse, seule, à la libre disposition de l'homme. Pour notre Rabbi, vue d'en haut, la liberté humaine ne serait qu'une feinte destinée à l'entraîner au service de Dieu.

Un monographie2, riche en renseignements divers, mais insuiïisamment approfondie tant en ce qui concerne l'histoire extérieure que du point de vue idéologique, traite d'un groupe hassîdique qui avait pris naissance peu après 1770 dans la

1) The Religious Determinism of Joseph Mordecai of Izbicu, dans Yitzhak F. liaer Jubilee Volume, pp. 447-153.

2) Ze'eb (Wolf) Rabinowitsch, Lithuanian lla.ssidism fmrn Ike Beginnings In the Present Day 'en hébreu!, Jérusalem, Foundation Bialik, 1961 ; voir notre compte rendu dans fíE,J, 1962, pp. 4Г)6-4Г>Я. — Л ce milieu était lié pendant quelque temps le fameux Rabbi Lévi Yi§haq de Berditchev (ville d'I'kraine où il n'élut résidence qu'après avoir dû quitter la « Lithuanie » peu hospitalière pour lui) ; voir sur un épisode, d'ailleurs obscur, de sa vie publique, I. Hai.pern, Habbi Levi Yïzhaq of Berdichew and the Edicts of his Times, Tarbiz, XXVIII, 195*- 1959. pi». 90-9*.

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region de Pinsk 'qui faisait alors partie de la « Lithuanie » dans la Pologne encore indivisée) et qui compte encore un certain nombre d'adhérents, mais n'a plus de Rabhi reconnu, en Israël et aux Ktats-l'nis, après la catastrophe du judaïsme polonais.

IX. ■— La Kabbale chrétienne

Dès la fin du xve siècle et d'abord sous l'impulsion de convertis juifs, puis <rràce à l'intérêt qu'y prirent des humanistes chrétiens, des textes de la Kabbale, parfois trop habilement « adaptés » ou même falsifiés, avaient été rendus accessibles aux lettrés chrétiens en traductions latines. Cet apport était destiné non point à satisfaire des curiosités exotiques, mais à faire témoigner les documents ésotériques réputés antiques du judaïsme en faveur des mystères de la foi chrétienne1. Avec diverses fortunes, ce transvasement de la théo- sophie juive en un moule peu fait pour la recevoir durera jusque dans le xixe siècle avec le converti P. L. Drach et même, si l'on veut, jusque dans le nôtre, avec Jean de Pauly et Paul Vulliaud. D'autre part, la « Kabbale » christianisée devait alimenter les spéculations de « philosophie naturelle », surtout dans l'Angleterre du xvne siècle2, ainsi que la théo- sophie et l'occultisme qui refleuriront en France à partir de la seconde moitié du xixe siècle.

Ces courants d'idées n'ont naturellement pas échappé à l'attention des historiens, qui n'y ont cependant touché qu'en

1/ Au sujet du rôle de la Kabbale dans la conversion d'Abner de Burgos, cf. h- travail de M. Baer indiqué ci-dessus, llllfí, CLXIV, n. 3, p. -2f)5. M. J. Ma Mill.vs Vallicrosa s'est, attaché à démontrer dans plusieurs travaux les derniers en date sont Aljrunas relaciones entre la doctrina luliana y la Cabala, Sefarad, 195k, pp. 211-253, et The Doctrine of the « Lullian Dignities » and the Sefiroth, dans Y. F. Baer Jubilee Volume, pp. 186-190) une influence directe de la Kabbale sur la théologie de Raymond Lulle ; j'avoue que ses rapprochements ne m'ont pas (•(invaincu, pas plus qu'ils n'ont emporté l'adhésion de M. Werblowsky [compte rendu de l'édition par Millas de El « Liber Predicationes contra Judeos » de Hamon Lull, Madrid, 1957 [notre note bibliographique ÎŒJ, CXVIII, 1959-1960, p. 167], dans Tarhiz, XXXII, 1962-1963, pp. 207-211;.

2) Sur ce point, voir l'article aussi clair (pie bien documenté de M. Ver- hlowsky, Milton and the Conjectura Cnbbalistica, dans Journal nf Ihe Warburg and Courtnuld Inslitul.es, XVIII, 19Г>Г>, pp. 90-113.

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RECHERCHES RECENTES SUR LESOTERISME .JUIF //

passant, n'ayant ru ni le loisir ni les moyens de rassembler et de trier une documentation très vaste, et encore moins d'en entreprendre une exploration méthodique. Même un ouvrage qui se présente comme une monographie, tel celui de AI. .1. L. Blau, The Cíuislian Interpretation <>f the Cabala, New York, 1944, demeure incomplet et ne fait qu'elïleurer, qu'il s'agisse de bibliographie ou d'étude de fond, les problèmes nombreux et complexes qui se posent à l'enquêteur soigneux. Heureusement, depuis moins de dix ans, un grand progrès a été accompli dans ce domaine, principalement grâce aux travaux de M. François Secret, chercheur infatigable dont les découvertes ne se comptent plus. En attendant qu'il nous donne la véritable biographie critique, dont il a déjà posé de nombreux jalons, de l'étonnant Guillaume Postel, M. Secret a publié deux ouvrages de première importance1 auxquels nous devons nous borner ici sans pouvoir analyser une à une ses autres contributions de moindre étendue dispersées dans un nombre respectable de périodiques.

Dans le premier, il commence par exposer, avec autant de précision que d'érudition, Г « état des études sur la Kabbale chrétienne ». Puis, dans une quinzaine de sections, il présente une galerie d'auteurs dans l'œuvre desquels le Zôhar a laissé des traces, sans qu'ils l'aient tous consulté dans l'original ; mais il y en eut quelques-uns qui s'essayèrent à le traduire, ainsi Gilles de Viterbe (le travail de base était sans doute fait par des informateurs juifs) et Guillaume Postel dont M. Secret publie la curieuse préface à sa traduction. Les doutes sur l'antiquité du Zohar ont eilleuré et même envahi plus d'un esprit dès le xvie siècle, bien avant que Jean Morin l'ait compromise dans l'édition de 16f>0 de ses

1) Le Zôhar chez les kahhulisles chrétiens de la Renaissance ( Mémoires de lu Société des Etudes juives, ПГ, Paris, l'JoS ; E<;idio <Ia Vitekho, Scechina e Libellus de Lilleris Hebraicis inediti. Edizione Nazionale dei Classici del Pensiero Italiano, řérie II, 10-11 ; 'Z vol., Home, 1'.)~Л) (notre compte rondu, REJ , CXIX, p. 183 щЛ. Rappelons également ici l'article de M. Scholem, Zur (ieschichte der Alliance der christlichen Kabbala, dans Essays presented lu Len Baeck, Londres, l'Jó4, pp. 15H-I1K?, dont M. Secret [Le Zôhar..., p. 13 sq.) souligne justement l'importance.

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Exercilalionum biblicarum libri duo. Et encore, en 1766, une censure officielle du Zôhar fut rédigée à Rome par le converti Gio. Antonio Costanzi et contresignée par G. S. Asse- mani. M. Secret imprime ce document avec une savante introduction et des notes qui appellent encore quelques précisions de détail.

Le second ouvrage nous restitue « l'effort le plus remarquable pour présenter aux chrétiens une image fidèle, compte tenu de l'interprétation chrétienne, de l'univers de pensée [des..." kabbalistes ». Quant à sa forme littéraire, la Scechina de Gilles de Viterbe est une longue prosopopée de la Présence divine ; le cardinal use de ce procédé pour donner à Gharles- Quint, au lendemain du sac de Rome, des avis politiques et des suggestions quant à la réforme de l'Eglise. Mais par-delà les problèmes d'actualité, l'auteur vise plus haut : telle qu'il l'interprète, avec une grande science et une remarquable habileté dans le maniement des symboles, la Kabbale, conjointement avec l'Antiquité depuis les Étrusques jusqu'à Virgile et plus tard encore, apporte son témoignage et sa caution à la foi chrétienne, en particulier touchant les dogmes de la Trinité et de l'Incarnation.

Georges Vajda.