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LA GUERRE MALGRÉ JAURÈS à MADRID, avec les activistes casa si, banco no ! ÉTÉ 2014 9€ matteo renzi LE VALLS ITALIEN Y AURA-T-IL . UNE GAUCHE. DANS. LE FUTUR ?. C’EST PAS GAGNÉ...

Regards Été 2014

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Page 1: Regards Été 2014

LA GUERREMALGRÉ JAURÈS

à MADRID, avec les activistescasa si, banco no !

ÉTÉ 2014 9€

matteo renziLE VALLS ITALIEN

Y AURA-T-IL. UNE GAUCHE.

DANS. LE FUTUR ?. C’EST PAS

GAGNÉ...

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50 %

de la carte

Imagine R

remboursés

Les 18 parcs

départementaux

Un ordinateur pour tous

les collégiens Les 76 crèches départementales

La carte

de transport

Améthyste

Non à la suppression du département

Page 4: Regards Été 2014

CET ÉTÉAgenda politique, culturel et intellectuel

L’ÉDITOLe goût des autres

MADRIDCasa Si, Banco No !

MATTEO RENZILe nouveau héros de la gauche de droite

L’IMAGELe rural et l’urbain en Chine

LE MOTModerniste

L’OBJET POLITIQUELa banderole sportive

LUC DARDENNE« Sandra retrouve la voix grâce au faitde s’être battue »

Y AURA-T-IL UNE GAUCHEDANS LE FUTUR ?Plus faible que jamais, la gauche estaujourd’hui menacée de disparition.Entre les replis sur soi et les reniements,trouver une issue est difficile.

PORTFOLIOStéphanie Lacombe a photographiéun été dans une cité de Bastia. François Salvaing regarde et commente.

LES CITÉS DOUCESDE LA DROGUELe vieux Saint-Ouen : ses grands ensembles,ses bords de Seine, ses habitants soudés,ses associations fragiles… Et ses dealers.

EN FINIR AVEC LA PROPRIÉTÉTout se loue aujourd’hui. Remise en cause de la propriété ou invention d’un nouveau marché ? Enquête sur un modèle ambivalent.

LE FOOTBALL, TERRAINDE JEU DU LIBÉRALISMEL’industrie du football est devenue un territoire d’expression privilégié pour l’idéologie libérale

AOÛT 1914La guerre malgré Jaurès ?

DANS L’ATELIERDix musiciens français de fanfare ont emballé trombones et caisses claires pour retrouverà La Nouvelle-Orléans le sens de la musique.

EN LOCATION

LA FIN DE LA PROPRIÉTÉJAZZAU PAYS D’ARMSTRONG

LES OUVRIERSLUC DARDENNE LES FILME

06

10

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24

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42

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DANS CE NUMÉRO

DROGUELES DEALERS AU COEUR DE LA CITÉ

LES V.I.P.

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JAZZAU PAYS D’ARMSTRONG

DROGUELES DEALERS AU COEUR DE LA CITÉ

FOOTBALLTERRAIN DE JEU DU LIBÉRALISME

JAURÈSLA GUERRE MALGRÉ LUI

LUC DARDENNECinéaste, réalisateur avec Jean-Pierre Dardennedu film Deux jours, une nuit

PIERRE DARDOTET CHRISTIAN LAVALPhilosophe et sociologue, auteurs de Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle

DANIELLE TARTAKOWSKYHistorienne des mouvements sociaux

PAUL CHEMETOVArchitecte

MALTE MARTINGraphiste

PHILIPPE CORCUFFSociologue

ALAIN BERTHOAnthropologue

CORENTIN BERTHOGraphiste, illustrateur

MARIE-PIERRE VIEUPrésidente du groupe Front de gauchede la région Midi-Pyrénées

ÉRIC FASSINSociologue, auteur de Gauche : l’avenir d’une désillusion

YVES SINTOMERSociologue

JACQUES JOUETRomancier, auteur de Le Cocommuniste

ROMAIN DUCOULOMBIERSpécialiste de l’histoire du communisme et des gauches en général

GILLES CANDARDirecteur de la Société d’études jaurésiennes

LES V.I.P.

LES CHRONIQUES DE…Gustave Massiah 32Figure du mouvement altermondialiste,il a longtemps enseigné en école d’architecture

Rokhaya Diallo 120Militante, journaliste, fondatrice des Indivisibles,elle décerne chaque année les Y’a bon Awards

Arnaud Viviant 130Romancier et critique littéraire, il est chroniqueurà l’émission Le Masque et la plume

Bernard Hasquenoph 140Fondateur de louvrepourtous.fr

Clémentine Autain 142Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards

Page 6: Regards Été 2014

ESTIVALESGAUCHE EUROPÉENNE ET FRANÇAISELe Parti de la gauche européenne (PGE) et le réseau Transform ! s’associent cette année au parti allemand Die Linke pour organiser l’Université de la gauche européenne. Cette 9e édition se tiendra à Werbellinsee, à 60 km de Berlin, du 23 au 27 juillet. L’Université d’été européenne des mouvements sociaux, à l’initiative du réseau des Attac d’Europe, se déroulera quant à elle à Paris du 19 au 23 août à l’université Paris-VII Diderot.Au niveau national, la fin du mois d’août marque traditionnellement la période des universités d’été des formations politiques : EELV ouvrira le bal à Bordeaux les 21, 22 et 23 août, le PS enchaînera du 23 au 25 à La Rochelle, comme c’est de tradition depuis 1992. Le NPA se réunira à Port-Leucate dans l’Aude du 24 au 27, le Parti de gauche à Grenoble les 25 et 26.

Cet été,25, 26 ET 27 JUILLETLA BELLE ROUGECela fait trente ans que la compagnie de théâtre Jolie Môme enflamme les manifestations et les piquets de grève de ses chants révolutionnaires en brandissant des drapeaux rouges. Depuis 2006, la troupe mythique orga-nise un festival dans le petit village auvergnat de Saint-Amant-Roche Savine, où elle invite son public à décou-vrir aussi bien ses propres créations que des pièces de collectifs amis. Projections de films, débats, concerts et ateliers politiques sont également au programme. Pour préserver l’aspect chaleureux et convivial du rendez-vous, seulement 600 forfaits sont disponibles à la vente. Autant dire qu’il vaut mieux se dépêcher de réserver.

Page 7: Regards Été 2014

Festival Résistances 2014

-18e édition-

du 4 au 12 juillet 2014

FESTIVAL RÉSISTANCES

24, avenue du Général de Gaulle

09000 Foix05 61 65 44 23

[email protected]

http://festival-resistances.fr

Dossier De Presse

LESRECLUSIENNES

SAINTE

FOY

LA

GRANDE

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LESRECLUSIENNES

2 0

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2 0

1 3

DU 4 AU 12 JUILLET 2014RÉSISTANCES Le festival international Résistances de Foix, en Ariège, s’est donné comme objectif de «pro-mouvoir un cinéma rarement diffusé sur les écrans». Pour cette édition, quatre thèmes ont été retenus : quand le peuple se fâch(is)e, homme/animal, main basse sur le corps et éloge de la lenteur. Le zoom géographique sera consa-cré à la Chine. Au total, plus de cent films, docu-mentaires et fictions, seront diffusés et trente réalisateurs seront présents pour parler de leurs œuvres. «Party girl», qui a remporté le prix de la Caméra d’or à Cannes, sera projeté en ouverture.

DU 7 AU 13 JUILLETLES RECLUSIENNESChaque année Les Reclusiennes abordent l’une des questions sou-levées au XIXe siècle dans l’œuvre d’Élisée Reclus, anarchiste et précur-seur de la géographie sociale et poli-tique. Plusieurs centaines de respon-sables associatifs, d’universitaires, de militants, d’artistes, d’écrivains et de citoyens sont attendues dans la ville natale de l’écrivain engagé, à Sainte-Foy-la-Grande, en Gironde, pour une semaine d’échanges autour du thème « La terre dans son triple sens de terri-toire, d’outil de production et de subs-tance vivante ».

10 et 24 aoûtÉlections turquesC’est une première dans l’histoire de la Turquie. En vertu de la Constitution adoptée en 2007, le Président, dont le rôle exécutif sera considérablement renforcé, sera élu non plus au scrutin indirect par les députés mais au suffrage universel. Cette nouveauté institutionnelle ne va probablement pas, cependant, changer le visage du pouvoir turc. Car c’est le premier ministre Recep Tayyip Erdogan qui devrait briguer – et probablement rempor-ter -- le poste actuellement occupé par Abdullah Gül. De fait, ni la mauvaise gestion de l’accident minier meur-

trier de Soma, ni les graves accusations de corruption, ni son conflit avec les ex-alliés de la confrérie de l’imam Fethullah Gülen ne semblent fragiliser l’homme fort du Parti de la justice et du développement (AKP), qui n’hésite pas à répondre par la répression et l’adoption de lois liberticides. Une dérive autoritaire qui n’a nullement empêché son parti islamo-conservateur de remporter haut la main les élections municipales en mars. Pour l’instant, la mobilisation anti-gouvernementale massive de Taksim, qui avait vu trois millions de manifestants descendre dans la rue en juin 2013, ne semble pas trou-ver à s’exprimer dans l’arène politique.

CET ÉTÉ

- 400€Sur la période 2008-2011, les revenus des 10 % les plus pauvres ont baissé de 400 euros par an, révèle l’Observatoire des inéga-lités. Ce décrochage de la France d’en bas est une première. Jusqu’au milieu des années 2000, les iné-galités se creusaient par le haut, et les plus modestes continuaient à voir leurs revenus augmenter. Mais la forte hausse du chômage depuis 2008 a inversé la ten-dance. Pendant ce temps, les 10 % les plus aisés, qui ne cessent de se plaindre de la « matraque fiscale », ont vu leurs revenus croître de 1 800 euros par an.

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10ExposUnedited History - Iran 1960-2014. Jusqu’au 24 août, Musée d’art moderne de Paris. Un regard inédit sur l’art et la culture visuelle en Iran par des artistes confrontés à une histoire politique mouvementée. Great Black Music. Jusqu’au 24 août 2014, Cité de la Musique, Paris. Comment les artistes américains et africains ont marqué l’histoire des musiques populaires au XXe siècle. Rigueur et Sauvagerie. Jusqu’au 31 août 2014, Les Abattoirs, Toulouse. Un regard sur la donation Daniel Cordier, ancien secrétaire de Jean Moulin, marchand de tableaux et collectionneur. Architecture en uniforme - Projeter et construire pour la Seconde Guerre mondiale. Jusqu’au 8 septembre 2014, Cité de l’architecture & du patrimoine, Paris. Les conséquences que le second conflit mondial a eues sur l’environnement bâti. Des Artistes dans la cité - Passerelle artistique : étrange paradoxe. Jusqu’au 8 septembre 2014, MuCEM, Marseille. Richesse et

complexité de l’art contemporain marocain. Outrenoir en Europe. Musées et fondations. Jusqu’au 5 octobre 2014, Musée Soulages, Rodez. L’occasion de découvrir ce nouveau musée, ouvert du vivant de l’artiste âgé de 94 ans. Les désastres de la guerre 1800-2014. Jusqu’au 6 octobre 2014, Louvre-Lens. Le désenchantement des artistes face à la guerre, depuis les campagnes napoléoniennes jusqu’à nos jours. Tatoueurs, tatoués. Jusqu’au 18 octobre 2014, musée du quai Branly, Paris. Des sources du tatouage au renouveau du phénomène désormais permanent et mondialisé. La Chine à Versailles, art et diplomatie au XVIIIe siècle. Jusqu’au 26 octobre 2014, Château de Versailles. À l’occasion du 50e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre la France et la Chine. 1984-1999. La Décennie. Jusqu’au 2 mars 2015, Centre Pompidou-Metz. Retour sur l’esprit d’une époque, sur fond de crise des institutions et des idéologies.

MERCREDI 23 JUILLETÉPURE MUSICALEKamily Jubran, née de parents palestiniens, n’est pas seulement une joueuse d’oud hors pair ; elle contribue fortement à renouveler le répertoire de la musique savante arabe. Et d’en exploser tous les codes le temps d’une étrange rencontre avec la contrebassiste Sa-rah Murcia et le trompet-tiste Werner Hasler.Avignon - Cloître des Célestins - mercredi 23

juillet à 22 heures.

DU 18 AU24 JUILLETTROUBLANTEBRUTALITÉSCÉNIQUESculpteur ou metteur en scène, circassien ou cho-régraphe, tribun ou artiste sonore, qu’importe. Spec-tacle après spectacle, Pierre Meunier plante des univers troublants qui invitent à une rêverie sociale, politique, poétique.Buffet à Vif et Il se trouve que mes oreilles n’ont

pas de paupières. Avignon - Jardin de la vierge du

Lycée Saint Joseph. Du 18 au 24 juillet à 11 heures

(relâche lundi).

AVIGNONAu moment où nous bouclons Regards, les salariés du festival d’Avignon ont déclaré qu’ils se mettraient en grève si le gouvernement donnait son agrément aux accords concernant l’assurance chômage des intermittents du spectacle et des intérimaires. Si au contraire le gouvernement avait la bonne idée de rouvrir le dialogue social et si le festival d’Avignon n’était pas annulé, voici trois spectacles repérés par la rédaction.

SAMEDI26 JUILLETL’ÉLECTRONE MEURTJAMAISDJ depuis le début du siècle, ANTiCliMAX se présente comme le couteau suisse de la nuit sudiste. Rédacteur en chef de l’émis-sion hebdomadaire « Bienvenue au Club » sur Radio Grenouille, l’incontournable fréquence marseillaise, il est aussi journaliste pour le magazine Tsugi et concepteur rédac-teur pour ses copains de Kulte.Avignon - Espace Jeanne Laurent

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16Étienne Balibar, La philosophie de Marx, éd. La Découverte, 28 août Nicolas Bancel, Thomas David et Dominic Thomas, L’invention de la race. Des représentants scientifiques aux exhibitions populaires, éd. la Découverte, 28 août Norbert Campagna, Luigi Delia et Benoît Garnot (dir.), La torture, de quels droits ? Une pratique de pouvoir. XVIe-XXIe siècles, éd. Imago, avril Pierre Dardot et Christian Laval (coor.), Marx politique, revue Cités n° 59, éd. Puf, 27 août François Dosse, Castoriadis. Une vie, éd. La Découverte, 4 septembre Marguerite Duras, Le livre dit, Entretiens inédits, éd. Gallimard, mai Arlette Farge et Michel Foucault, Le désordre des familles. Lettres de cachet des archives de la Bastille, éd. Gallimard, mai Frédéric Jameson, Raymond Chandler. Les détections de la totalité, éd. Les Prairies ordinaires, 21 août

Bruno Latour, Cogitamus. Six lettres sur les humanités scientifiques, éd. La Découverte, 28 août Sandra Laugier et Albert Ogien, Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles pratiques sociales, la Découverte, 28 août Jade Lindgaard, Je crise climatique. La planète, ma chaudière et moi, la Découverte, 20 août Michael Lowy et Olivier Besancenot, Petite histoire des révolutions. Nos étoiles rouges et noires, éd. Fayard, mai Pierre Macherey, Le sujet des normes, éd. Amsterdam, 15 septembre Bernard Maris, Houellebecq économiste, éd. Flammarion, 3 septembre Dominique Méda, La mystique de la croissance. Comment s’en libérer, éd. Flammarion, 3 septembre Edgar Morin, Enseigner à vivre. Manifeste pour changer l’éducation, éd. Actes Sud, 3 septembre

Essais

LA COMMUNE CHINOISEVoici un essai qui revient sur un épisode historique méconnu, survenu peu après le début de la Révolution culturelle. En janvier 1967, des ouvriers « rebelles » et des étudiants se dressent contre ceux qui détiennent le pouvoir à Shanghai : le parti et la municipalité. L’auteur, un jeune chercheur chinois, raconte le déroulement de cette « révolution dans la révolution ».Hongsheng Jiang, La Commune de Shan-ghai et la Commune de Paris, La Fabrique, 15 septembre

LES CERCLESDU POUVOIRLe journaliste Michaël Moreau s’attaque avec un confrère, Raphaël Porier, aux arcanes d’un pouvoir particulier. Lequel ? Celui qui s’exerce dans les milieux culturels. Les deux auteurs ont enquêté sur les personnes qui tirent les ficelles et sur leurs réseaux.Michaël Moreau et Raphaël Porier, Main basse sur la culture. Argent, réseaux, pouvoir, éd. La Découverte, 25 septembre

CET ÉTÉ

LE GENRE DANS LA LOILes juristes français, contrairement à leurs homologues étrangers, se sont peu penchés sur la notion de genre qui agite l’actualité. La loi & et le genre se propose de réparer cette lacune en identifiant la place du droit dans la construction des rapports sociaux de sexe. Marc Pichard, Diane Roman et Sté-phanie Hennette-Vauchez, La loi & le genre. Etudes critiques du droit français, éd. CNRS, 4 septembre

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En énonçant que la gauche court le risque de disparaître, Manuel Valls joue au pompier pyromane. Il présente sous une forme prédictive, « La gauche va mourir », une intention performative : « La gauche doit mourir ». Mais la question demeure : Y aura-t-il une gauche dans le futur ? Le premier ministre fait de ce danger un chantage à l’égard de sa majorité. Nous en faisons une question inquiète.Car c’est un fait : cette majorité ne rassemble ni les catégories populaires, ni les jeunes. Elle afflige les intermittents et les cheminots. Et malgré la dérive droitière du pouvoir socialiste, les forces les plus à gauche ne parviennent pas à porter les déceptions, la colère et les attentes.Dans le numéro de Regards de l’été 2013, Jean-Luc Mélenchon livrait un long article dans lequel il analysait la fin de l’Internationale socialiste. Aujourd’hui, c’est l’existence du Parti socialiste qui est en jeu. Au sein du PS, des forces se rassemblent de part et d’autre pour une rupture. Ça va tanguer. Notre dossier commence par exposer ces rudes conflits qui vont agiter tous les partis de gauche.

Mais l’enjeu essentiel reste celui de l’invention d’une réponse pertinente et reconnue comme telle. Alors que des sauts conceptuels sont nécessaires, le concours des intellectuels est incontournable. Dans ce dossier sur l’avenir de la gauche, sociologues, historiens, architecte, graphistes, apportent leur part de réponse. Seront-ils enfin écoutés, lus, discutés, associés ? Les politiques ont interrompu le dialogue. Parfois simplement par négligence, happés qu’ils sont par d’autres activités. La rupture consommée entre le monde politique et le

monde des idées doit impérativement se surmonter. Il en va cette fois de la survie de l’alternative.Les chroniques de ce journal, numéro après numéro, témoignent pourtant de la créativité, de la radicalité des propositions artistiques et intellectuelles. Cette fois encore, l’entretien avec le réalisateur Luc Dardenne, le reportage de la photographe Stéphanie Lacombe sur une cité à Bastia et le texte de l’écrivain François Salvaing, témoignent d’une chose : si la politique a perdu le contact avec le monde populaire, des artistes et des intellectuels cherchent à comprendre celui-ci et à le représenter dans sa réalité contemporaine. Regards, avec d’autres revues, s’attache à faire le lien entre politique et créateurs d’idées et de formes. Une gauche qui s’en remet aux experts et aux notes de synthèse s’en moque. Mais qu’en fait la gauche de gauche ?

Parmi nos convictions, il y a celle de l’interdépendance et de l’importance croissante des débats et des luttes à l’échelle européenne. Nous vous proposons un reportage en Espagne pour prendre le pouls d’une société qui n’a jamais cessé d’être en ébullition depuis le mouvement des Indignés. Les luttes y prennent un caractère généralisé en faveur de la démocratie, des droits des femmes, des droits des chômeurs, pour les autonomies, voire les indépendances régionales. La journaliste Sophie Courval fait vivre le combat des Madrilènes pour leur logement contre le système bancaire. Cette effervescence espagnole s’est traduite dans les urnes par une poussée de la gauche de gauche, avec les bons résultats de l’alliance écologiste et communiste – Izquierda Unida – et les résultats étonnants de Podemos, le tout jeune mouvement L’

ÉD

ITO

L’insoutenable légèreté de la gauche

10 REGARDS ÉTÉ 2014

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politique né des Indignés. Leurs députés siégeront ensemble au Parlement européen, dans le groupe d’Alexis Tsipras. Parviendront-ils à trouver les bases d’une alliance, d’une régénérescence des discours et des pratiques ? Ce serait une première particulièrement heureuse pour la gauche française qui, depuis l’hiver 1995, est à la recherche d’une rencontre entre la politique et le mouvement social.

Les élections européennes ont également eu pour effet de cristalliser des options politiques. Elles sont aujourd’hui incarnées par quatre « quadras ». Nous avons déjà fait le portrait de la nationaliste Marine Le Pen, du libéral David Cameron et du radical Alexis Tsipras. Nous vous invitons cette fois à mieux connaître la trajectoire politique et le projet de la nouvelle figure du social-libéralisme européen, le premier ministre italien, Matteo Renzi.

On aurait aimé, pour l’été, un Regards plus léger. Jacques Jouet nous sauve avec sa jolie nouvelle qui clôt notre dossier.Profitez des beaux jours. Il y a plein d’énergie dans le soleil. r catherine tricot, rédactrice en chef

ÉTÉ 2014 REGARDS 11

Juin/juillet/août 2014 N°31

Regards c’estun site Internet regards.fr

un e-mensuelune publication trimestrielle

des Dvds, des livres…

Les Éditions Regards5, villa des Pyrénées, 75020 Paris

[email protected]

DirecteurRoger Martelli

Directeur de la publicationClémentine Autain

Rédactrice en chefCatherine Tricot

Directeur artistiqueSébastien Bergerat - [email protected]

Rédacteur photoCélia Pernot

Comité de rédactionThomas Bauder, Benoît Borrits, Juliette Cerf,

Emmanuelle Cosse, Sophie Courval,Rémi Douat, Marc Endeweld, Pierre Jacquemain,Nicolas Kssis, Jérôme Latta, Guillaume Liégard,

Roger Martelli, Martov, Bernard Marx, Aline Pénitot,Emmanuel Riondé, Marion Rousset, Arnaud Viviant

Administration et abonnementsKarine Boulet - [email protected]

Comptabilité[email protected]

Service des ventesKD. Tél. : 01-42-46-02-20

PublicitéComédiance - BP 229, 93523 Saint-Denis Cedex

ImpressionRivet - BP 1977, 87022 Limoges Cedex 9

N° de Commission paritaire : 0218 I 80757N° d’ISSN 1262-0092 - Prix au numéro : 9 €

Images de couverture : Laurent Hazgui,Olmo Calvo, Stéphanie Lacombe

REGARDS EST UNE SCOOP

Si la politique a perdu le contact avecle monde populaire, des artistes et des intellectuels cherchent à le comprendre et à le représenter dans sa réalité contemporaine.

BULLETIND’ABONNEMENT

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Page 12: Regards Été 2014

12 REGARDS ÉTÉ 2014

Page 13: Regards Été 2014

Expulsés de leur logement pour défaut de paiement, des locataires et des propriétaires se battent pour défendre leur toit. Réunis en association, ils mobilisent une large palette d’actions : manifestations devant le domicile de responsables de la crise immobilière, procédures judiciaires, ouverture de squats… Reportage à Madrid auprès des militants de la Plateforme des affectés de l’hypothèque.

par sophie courval, photos olmo calvo pour regards

À MADRID,CASA SI,BANCO NO !

GRAND REPORTAGE

ÉTÉ 2014 REGARDS 13

Le 15 mai dernier, les militants de la PAH sont repoussés par la police lors d’une manifestation devant la mairie de Madrid. Ils reprochent à la maire de vendre des logements sociaux à des investisseurs étrangers.

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M14 REGARDS ÉTÉ 2014

Madrid, 7 heures du matin. Alors que la capitale s’éveille doucement, dans les quartiers pauvres d’Entrevias, Jose et Raquel sont levés depuis longtemps. Postés sur leur balcon, ils guettent l’arrivée des militants de la Plateforme des affectés de l’hypothèque (PAH) venus leur prêter main-forte pour empêcher leur expulsion du logement où ils vivent avec leurs cinq enfants. Si la commission judiciaire a fixé l’opération à 10 h 30, les militants ont choisi d’arriver très tôt car il est fréquent dans ce genre de procédure que les forces de police installent des cordons de sécurité pour bloquer l’accès aux personnes extérieures. Tandis que le soleil de mai embrase peu à peu le ciel madrilène, les militants, les voisins, les amis, se tassent dans les coins du petit appartement de José et Raquel. Parmi eux, Manuel Sanpastor, avocat bénévole de la PAH. Portable vissé sur l’oreille, il compulse une dernière fois les éléments du dossier. Il faut dire que l’affaire est complexe. Le contrat de location rédigé par le soi-disant propriétaire des lieux est une arnaque, en réalité l’appartement appartient à la banque, qui entend bien le récupérer. Pour l’avocat militant, membre du Parti communiste, l’objectif du jour est d’empêcher l’expulsion pour gagner du temps et tenter à nouveau de négocier un loyer social, dont le montant correspondrait à 30 % des revenus du couple.Pour l’heure, il est encore très tôt. Calé sur une chaise ou sur un coin de canapé, chacun s’apprête à endurer l’attente. Repliée dans sa cuisine, Raquel, les traits tirés, prépare « un café con latte » à ses hôtes. Patiemment, elle remue les grains de café immergés dans une casserole d’eau bouillante. Puis, à l’aide une petite louche, verse avec précaution le breuvage dans des gobelets en plastique. Assis au bord d’une chaise, le genou secoué par des tremblements nerveux, Jose allume clope sur clope, semblant chercher dans la fumée du tabac quelques vertus apaisantes. Le temps passe. De plus en plus angoissé, il est contraint d’avaler un anxiolytique léger. Malgré la forte mobilisation, il n’est pas du tout confiant, échaudé

19 mai, dans l’appartement de José et Raquel. Les militants de la PAH se préparent à affronter

la police pour empêcher l’expulsion de Raquel et sa

famille. Avant de les rejoindre sur le seuil de l’immeuble, celle-

ci tente une dernière prière.

Page 15: Regards Été 2014

Tous les mardis, lors de la réunion hebdomadaire de la PAH, les militants victimes de l’hypothèque exposent leur cas et préparent les actions à venir. Ici, Manuel Sanpastor, avocat bénévole, aide une famille menacée d’expulsion.

GRAND REPORTAGE

Page 16: Regards Été 2014

par l’échec de la négociation avec sa banque le mois précédent. Déterminés à sauver leur toit, ils ont occupé l’agence bancaire pendant deux jours (sauf la nuit), mais le banquier est resté sourd à l’énoncé des difficultés rencontrées par cette famille dont quatre enfants sur cinq présentent des pathologies lourdes. Pour « compléter » la somme plus que modique allouée par l’aide sociale – 145 euros – Jose vend des babioles sur les marchés. Avant la crise, il travaillait avec des chevaux pour le cinéma et gagnait plutôt bien sa vie. Aujourd’hui il participe aux actions de la PAH, mais avant de se retrouver dans cette situation, il n’avait jamais milité nulle part.

SORTIR DE LA HONTELe temps passe. Raquel tient le coup. Il est bientôt l’heure de se mettre en place pour offrir un comité d’accueil à la commission judiciaire. Avant tout, il s’agit de faire du bruit pour alerter un maximum de voisins. « Il faut sortir de la honte », confie Ricardo, ingénieur mécanique, qui profite de ses horaires souples pour participer deux à trois fois par mois à ce type d’action. « Les créanciers comptent beaucoup sur la culpabilité des endettés. Ils ont d’ailleurs fait croire à Raquel et Jose que leurs voisins souhaitaient leur départ. Ce qui était tout à fait faux. Depuis, beaucoup d’entre eux ont signé une pétition pour empêcher leur expulsion. » Devant l’immeuble, un joyeux brouhaha s’organise, comme si la tension accumulée dans l’attente trouvait là son exutoire. Bientôt rejointe par des passants, habitants des autres immeubles, la mobilisation compte une bonne soixantaine de personnes. À l’heure dite, arrive l’équipe de la commission judiciaire encadrée par quelques policiers. La négociation s’engage. Pendant une petite demi-heure, Manuel et deux militantes de la PAH vont plaider la cause de Jose et Raquel. En vain. L’expulsion est ajournée faute de force de frappe et reportée. Elle aura effectivement lieu. Huit jours plus tard, les policiers débarqueront en masse à 6 heures du matin et bloqueront l’accès aux militants arrivés sur les lieux une heure trop tard…Avec 500 000 expulsions au compteur de la crise

immobilière, les raisons de la colère ne manquent pas. En ce jour de la San Isidro – saint patron de Madrid – elle fait entendre sa voix. « Verguenza ! Verguenza ! » (« Honte ! Honte ! ») Répartie de part et d’autre de la porte latérale de la mairie de Madrid, une centaine de manifestants forme une haie de déshonneur pour accueillir les « huiles » et autres personnalités attendues à la cérémonie de remise des médailles de la ville. Sourire crispé ou tête baissée, les invités, bien mis pour l’occasion, hâtent le pas, pressés d’échapper aux huées des militants de la PAH. Ces derniers – majoritairement des locataires ou des propriétaires expulsés de leur logement (ou en passe de l’être) pour défaut de paiement – sont réunis pour une action d’« escraches » (« scratch », en anglais). Le principe est simple. Dénoncer publiquement une personnalité (élu, banquier, etc.) ayant une responsabilité dans la crise immobilière en organisant une manifestation devant son domicile ou son lieu de travail. La cible du jour, c’est Ana Botella, membre du Parti populaire (droite) et maire des Madrilènes, et par extension ses « invités », avec une mention spéciale pour Ignacio Gonzales (également membre du PP), président de la communauté de Madrid. Ces deux-là sont accusés de revendre une partie des logements sociaux à de grands investisseurs étrangers comme Goldman Sachs. « Certains de ces logements avaient une option à l’achat. Les locataires pouvaient donc acheter leur appartement en décomptant de la somme totale les loyers qu’ils avaient déjà versés. Mais les collectivités territoriales ont préféré vendre au secteur privé à bas prix. Ensuite, ces investisseurs propriétaires ont fait grimper le montant des loyers pour se débarrasser des locataires en place. Ce sont des rapaces », raconte Lilès, militante à la PAH mais non-affectée par l’hypothèque. Pour parer à ce nouveau phénomène, une nouvelle antenne vient d’ailleurs d’être créée : la Plateforme des affectés du logement social (PALS).Devant la mairie, les Berlines noires jouent maintenant à touche-touche, stationnant au plus près de l’entrée pour permettre à leurs occupants de franchir rapidement le petit groupe de militants, limitant ainsi leur temps d’exposition aux flashs des

16 REGARDS ÉTÉ 2014

Page 17: Regards Été 2014

ÉTÉ 2014 REGARDS 17

GRAND REPORTAGE

28 mai, la commission judiciaire, escortée par la police nationale, expulse Raquel, Jose et leurs cinq enfants, Une voisine de la famille, une militante de la PAH qui a aussi été expulsée de son logement, les insulte.

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Les activistes de la PAH poursuivent la déléguée du gouvernementde Madrid, Cristina Cifuentes pour protester contre les expulsions.

Lilès, 52 ans, travailleuse sociale, milite à la PAH depuis 2013.

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photographes de presse convoqués pour l’occasion. À quelques jours des européennes et quelques mois des municipales, il ne fait pas bon être ainsi désigné par la vindicte populaire. Et sur les pancartes portées bien haut par les militants, on distingue des photos d’Ana Botella et d’Ignacio Gonzalès sur lesquelles s’étalent en lettres noires les mots : « Justice et châtiment ! » « L’État, les banques et les collectivités territoriales piétinent allègrement les droits inscrits dans le traité international des droits humains pourtant ratifié par le royaume d’Espagne. Parmi eux, on compte le droit au logement, qui est un droit fondamental, mais on pourrait y ajouter les droits sociaux tels que l’accès à la santé, à l’éducation. […] Toutes ces violations des droits humains sont le fruit de délits économiques graves », explique Rafael Mayoral, avocat bénévole à la PAH. De fait, en Espagne, la législation est telle qu’il ne suffit pas de céder son bien à la banque pour solder son hypothèque. En d’autres termes, les expulsés restent redevables de leur dette, qui augmente en même temps que les taux d’intérêt de leur prêt. Ensuite, c’est la dégringolade. Leur salaire est prélevé, tous leurs biens sont saisis. Idem pour les personnes qui se sont portées garantes pour eux. Inscrits au fichier des mauvais payeurs, ils ne peuvent plus contracter de crédit, ni même un abonnement téléphonique. Alors après avoir plaidé en argumentant contre la dette à vie et les expulsions sans alternative de relogement, les avocats de la PAH ont décidé de franchir un cap et réfléchissent à la possibilité de requalifier ces délits économiques en crimes contre l’humanité : « Le système financier bénéficie d’une impunité totale et de la prescription, ce qui ne serait plus le cas avec l’inculpation de crimes contre l’humanité. »

L’enjeu est de taille, le dossier bien épais. Mais ce n’est pas le seul : soutenue par Mayoral et ses collègues de la PAH, une cinquantaine d’affectados a porté plainte contre les principaux banquiers du pays pour escroquerie, délit contre les consommateurs et pour association illicite de bandes criminelles.

DE VICTIMES À MILITANTSEn attendant que justice soit faite, les militants continuent à s’organiser. Pour ce faire, ils se retrouvent toutes les semaines, au cœur du quartier de Vallecas, dans les locaux du centre social Seco pour leur assemblée collective. De construction récente, la salle de réunion bordée de baies vitrées jouxte une terrasse arborée. Idéale. Lilès est de la partie. Travailleuse sociale, elle participe trois demi-journées par semaine à la commission d’accueil. Elle renseigne les gens, les écoute et rédige les fiches de renseignements pour les avocats. « Avant de rejoindre la PAH, je n’ai jamais vraiment milité. Comme bon nombre d’Espagnols, c’est le mouvement des Indignés qui m’a réveillée. Depuis, nous nous sommes rendus compte que nous pouvions agir. » Si elle n’est pas elle-même victime de l’hypothèque, Lilès a tout de même choisi de militer à la PAH. « Des gens très proches de moi sont directement concernés. À un moment donné, il était plus facile de contracter une hypothèque que de signer un bail. Toutes les politiques du logement œuvraient en ce sens. » Discours également relayé dans les familles sur l’air bien connu de « c’est toujours mieux d’avoir un logement à soi ». Et patati et patatras ! À l’accueil de la PAH, « les affectés arrivent avec un énorme sentiment de culpabilité. Notre ligne militante est de les amener à prendre le pouvoir sur leur problème. De

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Quand on a épuisé tous les recours légaux, on désobéit. Au lieu de dormir sous le porche d’un immeuble vide, on dort dedans.

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La PAH continue d’occuper, actuellement, cinq immeubles à Madrid pour logerles familles délogées. Le 26 avril, la PAH a occupé un immeuble qu’il a appelé Las leonas (Les lionnes) pour loger exclusivement les femmes et les enfants expulsés.

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À travers un juda artisanal, Maguy surveille les entrées.

Maguy sur le balcon de l’immeuble Las leonas occupé par la PAH. Sur la banderole on peut lire : « Nous donnons le sein, nous réclamons un toit. Les mères unies pour une vie digne. »

passer de victimes à militants. Quand les gens transforment leur impuissance en lutte, leurs problèmes ne cessent pas mais leur manière d’envisager la vie change ». Et c’est tant mieux, car mieux vaut être un peu armé pour affronter les longues procédures d’expulsion. « La première des négociations à tenter, c’est la dation en paiement, à savoir la liquidation de la dette une fois le bien saisi. Mais pour négocier une dation, il faut encore être propriétaire de son appartement. Après, c’est foutu. » En 2012, la dation en paiement était la pierre angulaire de la loi d’initiative populaire portée par la PAH devant l’Assemblée qui, malgré plus d’un million de soutiens, n’a jamais été adoptée par les députés.Et lorsque l’on a épuisé tous les recours légaux, on désobéit. Au lieu de dormir sous le porche d’un immeuble vide, on dort dedans. Avis partagé par Carmen et Maguy, qui grâce à la PAH et aux associations de voisins, sont récemment devenues squatteuses du foyer Las Leonas (Les Lionnes), réservé en priorité aux femmes seules avec enfants, ici comme ailleurs premières victimes de la crise. Installée dans les lieux depuis deux semaines, Carmen commence enfin à se détendre. « J’ai apporté mes meubles avant-hier. On nous avait conseillé d’attendre de voir si un quelconque propriétaire se manifestait pour porter plainte. Mais rien ne s’est produit. » De fait, l’immeuble construit il y a 17 ans n’a jamais été terminé ! Ni occupé. Après un rapide tour des lieux, le contraste entre le luxe des matériaux, tel le marbre, et les nombreux fils qui pendouillent çà et là du plafond produit une impression d’étrangeté. Las Leonas ressemble ainsi à un squat de luxe, avec douches design garanties sans eau. Équipées de bidons, les femmes se relaient donc deux fois par jour à la fontaine d’eau potable la plus proche. À l’ancienne. Idem du côté électricité : on s’éclaire à la bougie et on cuisine sur de petits réchauds à gaz. Pas simple. Mais ça valait le coup de forcer la porte. Lorsque son mari entrepreneur s’est retrouvé au chômage, Carmen et ses trois enfants ont

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dû se résoudre à quitter l’appartement qu’ils louaient depuis 11 ans. Et comme malgré la grave maladie de sa fille, ses demandes auprès des organismes de logements sociaux n’ont jamais abouti, elle envisage aujourd’hui de s’installer durablement dans les lieux. Avec son mari. Une situation plutôt exceptionnelle au sein de ce foyer.

« CONTRAT POUBELLE »Pour Maguy, originaire de Bulgarie, l’errance a commencé il y a plus longtemps. Seule avec ses deux enfants et sa mère, elle n’en est pas à son premier squat : « Quand je me suis retrouvée à la rue, j’ai payé un type pour qu’il m’ouvre un logement vide. C’était un grand appart, avec deux salles de bain. Mais j’ai dû partir après que les voisins m’aient dénoncée. » En tant que migrante, Maguy n’a pas le droit de vote, mais participe aux luttes. À l’instar d’Aïda, figure militante historique de la PAH. Débarquée d’Équateur il y a environ 15 ans, Aïda a été arnaquée par une agence immobilière qui ciblait plus particulièrement les Équatoriens. « Au départ, je devais acheter un bel appartement de 90 mètres carrés. Mais au moment de la signature, l’agence m’a fait savoir que le propriétaire ne souhaitait plus vendre et m’a proposé un logement de 30 mètres carrés, très excentré. » Sous la pression de l’agence qui la menace de frais divers en cas de refus, elle signe. Et lorsqu’elle s’aperçoit que son contrat d’hypothèque est un « contrat poubelle », il est trop tard. Trop tard aussi, lorsqu’elle découvre que son nouvel appartement prend l’eau de toutes parts. Militante dans une association d’Équatoriens, elle se rend compte que ces compatriotes se sont fait

Aïda, porte-parole des migrants victimes de l’hypothèque, lors de la

réunion hebdomadaire de la PAH.

abuser de la même manière, c’est-à-dire qu’ils se sont fait refiler des appartements totalement délabrés à des prix prohibitifs. Le tout avec des cautions croisées, à savoir qu’ils bénéficiaient d’un garant totalement inconnu, choisi par la banque, si en échange ils acceptaient de se porter caution pour quelqu’un dont ils ignoraient tout. Pratique, lorsqu’on est un migrant fraîchement arrivé et qu’on ne connaît pas grand monde. À partir du moment où elle réalise que sa communauté est la cible privilégiée d’une escroquerie immobilière, elle engage la bataille. Épaulée par Rafael Mayoral, alors avocat bénévole dans la même association, elle fait de longues tournées en province pour informer les gens, et multiplie les actions pour réclamer la dation en paiement.Aujourd’hui porte-parole des migrants victimes de l’hypothèque, elle est de toutes les actions. On ne s’étonne donc pas de la croiser devant la mairie où les camions de police ont remplacé les Berlines. Et tandis que les policiers, de plus en plus nombreux, font place nette, repoussant avec efficacité les manifestants dans les rues adjacentes, dans les salons de la mairie, la cérémonie tant attendue va bientôt commencer. Champagne ! rsophie courval

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Le 14 mai 2014, conférence de presse de la PAH devant l’immeuble de la commission européenne à Madrid pour le lancement de la campagne d’ «escratchès», c’est-à-dire de dénonciation publique

des politiques coupables des expulsions.

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MATTEO RENZI,LE NOUVEAU HÉROS DE LA GAUCHE DE DROITEJeune et volontaire, le président du Conseil italien fascine les sociaux-libéraux européens. Matteo Renzi a construit son ascension fulgurante sur la « mise à la casse » de la vieille classe dirigeante, berlusconiens et ex-communistes confondus. En fait, il recycle le programme néolibéralle plus classique.

par jean-philippe martin

illustrations alexandra compain-tissier

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Depuis le 25 mai, tous les chemins mènent à Rome. On se presse au Palazzo Chigi, siège du président du Conseil des ministres. Chacun veut voir le phénomène. Celui qui, à la tête d’un exécutif d’union avec la droite, mais sous les cou-leurs du centre-gauche, a réa-lisé 40,8 % des voix aux élections européennes. Un score inédit. L’homme a écrasé les populistes Beppe Grillo (21,2 %) et Silvio Berlusconi (16,8 %), mais aussi le front commun de la gauche antili-bérale, l’Altra Europa con Tsipras (4 %). Chefs de gouvernements, dirigeants de partis politiques, représentants patronaux, édito-rialistes des grands quotidiens européens… Tous veulent leur selfie avec la star en jeans délavés et chemise blanche aux manches retroussées. À la une des gazettes, les directeurs artistiques multi-plient les photomontages : sous la tête du jeune premier, un torse bombé avec des pectoraux de super-héros. Il a les crocs. Cool,

smart, trendy, il pense positif. Il va prendre la présidence de l’Union européenne le 1er juillet. Quand il veut, il peut : il a trouvé le moyen d’offrir 80 euros aux bas salaires à la veille du scrutin. La gauche de droite s’est trouvé un nouveau champion. Enfoncé, Manuel Valls, voici Matteo Renzi !

ÉLEVÉ CHEZ LES SCOUTS« Je suis désolé pour vous, mais vous n’avez pas fini de me voir », rigole-t-il dans la presse, au lendemain des élections. Le président du Conseil des ministres italien n’a même pas 40 ans. Il est né en janvier 1975, au cœur de la Toscane « rouge », mais d’un père dirigeant d’une entreprise de marketing et élu de la Démocratie chrétienne (DC) au conseil municipal de Rignano sull’Arno, dans les environs de Florence. Du coup, c’est chez les scouts catholiques qu’il passe sa jeunesse, et non dans les cercles de l’Arci, vaste constellation d’associations et clubs de sport

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liée au parti communiste italien. Un héritage revendiqué sur sa page Web où l’injonction de Baden Powell, fondateur du scoutisme, figure en bonne place : « Il faut laisser le monde un peu meilleur que nous l’avons trouvé. » Plus tard, au milieu des années 1990, alors que Silvio Berlusconi vient de sauter sur le pays, Matteo Renzi s’engage dans les comités pour Romano Prodi. Très vite, il prend des responsabilités locales dans les petits partis centristes qui participent à la coalition de l’Olivier. En 2004, il est élu président de la province de Florence. Mais c’est en 2009 qu’il perce vraiment en « défiant l’immobilisme de l’establishment politique », selon les mots de sa propre légende, et en remportant « à la stupeur générale » la primaire du Parti démocrate (PD) pour l’élection municipale dans la capitale toscane. « Ou je change Florence, ou je change de métier et je retourne travailler », promet

l’effronté qui s’empare de la ville. Dans le journal Il Fatto quotidiano, un copain d’enfance admire la sincérité de Renzi : « C’est le seul politique qui admet qu’il a de l’ambition. Avec lui, on ne risque pas d’entendre dire qu’il fait de la politique par esprit de service. »

« ROTTAMAZIONE »Tout à son ambition, Matteo Renzi ne change finalement pas grand-chose dans la cité de Machia-vel. Indifférent à la périphérie, il limite le trafic automobile dans le centre historique… Cette ville lui sert avant tout de tremplin pour la suite. Dès 2010, le jeune loup lance des conventions annuelles. L’intitulé de la première est expli-cite : « Prochaine station, l’Italie ». Écrans géants, dj’s, retransmissions en direct sur les réseaux sociaux : rien du meeting, tout du show à l’américaine. Sur la scène défilent les « amis » de Renzi : des entrepre-neurs de la mode made in Italy ou du slow food, le romancier Alessandro

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Baricco, le directeur de MTV Italie, des économistes néolibéraux, un ancien conseiller de la Banque cen-trale européenne et Davide Serra, l’un de ses très proches, patron du fonds d’investissement Algebris, installé à la City. C’est au sein de cette écurie entièrement dédiée à sa réussite que Matteo Renzi lance son concept politique cardinal : face à une « classe dirigeante collée de-puis des décennies aux fauteuils du pou-voir », il est nécessaire de procéder à une vaste « mise à la casse » (« rotta-mazione »).Partisan d’une « révolution du bon sens » et d’un « big bang » permettant d’envoyer à la retraite Silvio Berlusconi, mais d’abord les ringards ex-communistes qui dirigent toujours le PD au début de l’année 2010, le maire de Florence se lance dans la course aux primaires du centre-gauche et sillonne la Péninsule dans un camping-car. En décembre 2012, il finit battu par Pier Luigi Bersani, un des caciques du Parti démocrate.

La gauche de droite s’est trouvé un nouveau champion. Enfoncé Manuel Valls, voici Matteo Renzi !

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« J’ai fait une chose de gauche, j’ai perdu », ricane Renzi. Trois mois plus tard, le PD sort vainqueur d’une courte tête aux élections législatives. Sauf qu’il ne parvient pas à trouver une majorité. Bersani est contraint de jeter l’éponge. Un gouvernement d’alliance entre le centre-gauche et la droite dirigé par Enrico Letta finit par être mis en place, mais l’Italie reste paralysée. À l’occasion d’une nouvelle primaire ouverte aux sympathisants, Matteo Renzi prend facilement la direction du PD en décembre 2013. Et dès la mi-février 2014, il réussit à pousser son camarade Letta à la démission. Le jour de sa nomination au Palazzo Chigi, il écrit à son million d’abonnés sur Twitter : « J’arrive, j’arrive » avec le hashtag #cettefoiscestlabonne. Sur la couverture de la version italienne de Vanity Fair, en novembre 2013, le « sauveur de l’Italie » pose en nouant une cravate : « Moi, au moins, je vais essayer ! Je ne dirai pas à mes enfants qu’on ne peut pas changer. On le peut, c’est maintenant ou jamais ! »

RECYCLAGEQu’ils s’en aillent tous… Voilà, c’est fait, en Italie, depuis le printemps de cette année. Mais pour changer quoi ? Vingt ans après l’irruption de Berlusconi,

l’Italie tient son nouvel homme providentiel, capable de catalyser les humeurs antipolitiques de ses concitoyens. « L’expérience berlusconienne est terminée, expliquait récemment Renzi en livrant un saisissant portrait en miroir, teinté de fascination. Je n’ai jamais compris, moi-même, comment cela avait pu être possible, mais je me suis fait une idée. Berlusconi a représenté pendant deux décennies une idée forte de nouveauté. Il a toujours été très fort, dans les campagnes électorales, pour se présenter toujours comme quelqu’un de neuf. » Derrière la scénographie de la « mise à la casse » de la classe dirigeante italienne, il y a, chez Matteo Renzi, beaucoup de recyclage. Ainsi, au premier rang des priorités du président du Conseil italien, figure l’attaque contre le fameux article 18 du statut des travailleurs qui prévoit la réintégration dans l’entreprise du salarié licencié sans cause réelle et sérieuse. En 2002, le Cavaliere avait tenté d’abroger ces dispositions avant d’y renoncer face à de gigantesques mobilisations syndicales. Et douze ans plus tard, le « Rottamatore » a bon espoir de réussir en jouant de l’argument éculé des néolibéraux sur la « guerre des générations » : « La gauche doit innover. Elle ne peut défendre les droits de ceux qui

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Qu’ils s’en aillent tous… Voilà, c’est fait en Italie, depuis le printemps de cette année. Mais pour changer quoi ? Vingt ans après l’irruption de Berlusconi, l’Italie tient son nouvel homme providentiel.

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entre gauche et droite. » Dans l’un de ses manifestes, Matteo Renzi propose de remplacer, pour définir son camp, la lutte pour l’égalité et contre les inégalités par la bataille « pour le mouvement » et « contre la stagnation ». « Est-ce que le schéma basé sur l’égalité comme étoile polaire de la gauche est encore valable ? Dans un système toujours plus individualisé, sous la pression des nouvelles technologies, des réseaux qui connectent et atomisent à la fois, créant et détruisant la communauté et l’identité ? Comment récupérer, après des années de défiance, même parmi les progressistes, des idées comme le "mérite " ou "l’ambition" ? »Son irrésistible ascension, Renzi, pourfendeur du « conservatisme », l’a construite en répétant sou-vent : « La gauche qui ne change jamais d’idées s’appelle la droite. » Pour que la gauche reste la gauche, il fau-drait qu’elle reprenne un à un les poncifs néolibéraux. En somme, qu’elle défende la compétitivité et la flexibilité plutôt que les services publics, les biens communs ou la justice sociale ! Le syllogisme est grossier. Au soir de son plébiscite électoral, le 25 mai, le président du Conseil italien, hilare, dit qu’il a reçu le message des Italiens : « Faire des réformes très dures et très fortes ». Le masque du super-héros ne va pas tarder à tomber.rjean-philippe martin

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« Est-ce que le schéma basé sur l’égalité comme étoile polaire de la gauche est encore valable ? (...) Comment récupérer, après des années de défiance, parmi les progressistes, des idées comme le mérite ou l’ambition ? »Matteo Renzi

sont protégés et laisser dehors ceux qui sont exclus. Je pense que s’intéresser aux trentenaires précaires ou aux quinquagénaires expulsés du marché du travail est plus de gauche que discuter de l’article 18 du statut des travailleurs. Il faut simplifier le marché du travail. Nous avons 2146 articles dans le code du travail. Il en faudrait 50, 60, 70 écrits clairement en anglais et en italien. Je connais des boîtes qui pourraient venir investir en Italie, mais elles ont peur du système, et à raison, à leur place, moi aussi, je serais effrayé. »

DÉPASSER LES CLIVAGESMatteo Renzi n’a pas un seul copain dans les mouvements sociaux. « Les syndicats volent leur avenir aux jeunes », râle souvent Davide Serra, son ami financier. Au fond, avec son programme de privatisations, d’abaissement des « charges » pour les entreprises, de casse de l’apprentissage, de libéralisation des contrats à durée déterminée, de réduction des « coûts » de la politique, de réforme électorale destinée à conforter le bipolarisme, le « renzisme » risque de n’être que le nouveau nom du blairisme. À l’issue d’une rencontre, début avril, entre les deux, Tony Blair a chaleureusement encouragé dans La Repubblica son héritier italien : « Le projet fondamental des réformistes peut encore fonctionner, en dépassant les vieux clivages idéologiques

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gustave massiah commente… une photo de Tim Franco,Cette image met en scène les rapports entre villes et campagnes, l’opposition entre le rural et l’urbain. Elle fait partie d’un reportage qui s’intitule Agritecture. Une manière de camper une nouvelle forme d’architecture. Il ne s’agit pas de la recherche d’une agriculture urbaine qui serait une reconquête dans le tissu urbain, une manière de réintroduire des plantations dans les vides et les interstices de la ville. Ce porteur de racines, enraciné au pied des tours, souligne le paradoxe et la brutalité d’une juxta-position de contraires. Les tours viennent d’atterrir sur une autre planète. Sans se soucier de ce qui vit à ras de terre, dans les herbes. Ou alors, les tours ont poussé dans les campagnes, dans les racines et dans les ronces ; comme de nouvelles plantations arrosées par des pluies de capitaux.Voilà un résumé d’un pan de l’histoire longue de la Chine, de ses permanences et de ses bouleversements. La Chine est lancée dans une transition contradictoire, aux mul-tiples facettes. La Chine manque cruellement de terres par rapport à sa population. Elle compte 22 % de la population mondiale mais moins de 10 % des terres arables sur la planète, dont 1/5 gravement polluées. La moitié de la population est encore rurale, la population urbaine devrait atteindre 70 % en 2030, dans quinze ans.Les communes populaires et la Chine urbaine sont deux faces de la transition chinoise. Ces tours hors-sol ne sont qu’une caricature de ville. La ville chinoise, ce sont les rues qui séparent et réunissent, ce sont les places qui campent l’espace public. La société chinoise est vivante et contradictoire. Plus de 100 000 manifestations, grèves et luttes en témoignent chaque année.Le capitalisme s’étend en Chine. Au début du XXe siècle, Max Weber liait l’émer-gence du capitalisme à une forme de rationalisation, à la bureaucratie et à la ville. David Harvey nous rappelle que l’espace urbain n’est pas un simple décor. Il modèle un ordre social, produit des modes de vie, nourrit les imaginaires politiques. La Chine cherche son avenir dans le capitalisme. Elle a choisi de se désengager de la quotidien-neté mais elle a accentué les inégalités sociales, les inégalités multiples. Va-t-elle suivre la pente ou, à partir d’un sursaut, explorer de nouvelles voies ?

Ferme urbaine, Chongqing, Chine 2013. Photo Tim Franco.

GUSTAVEMASSIAH

Figure du mouvementaltermondialiste

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Moderniste. Quelle que soit la question, les membres du gouvernement interpellés par les députés ont une réponse : l’alliance des modernistes. Réforme territoriale, réforme du système ferroviaire, rythmes scolaires… Les grands clivages de notre temps n’opposent pas libéraux et antilibéraux, mondialisateurs et altermondialistes, gauche et droite, mais modernistes (altruistes) et conservateurs (corporatistes).Moderniste : le thème a son histoire. Au milieu des années 1950, le premier mendésisme opposait la gauche « moderne » et la gauche « passéiste » du PCF et de la SFIO. Trente ans plus tard, au cœur du « cauchemar des années 1980 » décrit par l’historien des idées François Cusset, la modernité se nichait du côté de ceux qui s’extasiaient du « Vive la crise ! » ou s’émerveillaient du « consen-sus » réunissant une bonne partie de la gauche autour du marché et de la Ve République. Ressorti des placards, le concept a pourtant évolué. Ce changement est à la confluence de deux courants.Le premier est à dimension politique. La société est bloquée par la conjonction de tous les « popu-lismes » de gauche comme de droite. Contre cet archaïsme nostalgique, il faut rassembler les intel-ligences qui, quel que soit leur ancrage politique et idéologique, veulent avant tout faire triompher le mouvement. Rassembler les « modernistes », c’est une autre façon, indirecte, de dire qu’il faut regrouper au centre, ouvrir à droite. Le second courant est d’ampleur plus grande. Il s’entremêle avec les thèmes de la « gouvernance ». La démocratie classique est réputée trop « rigide » pour faire face à une situation mobile, voire instable. Il faut donc fluidifier ses mécanismes, autour d’une alliance des décideurs et des « compétences » issues de la « société civile ». Le modèle ? La « gouvernance d’entreprise ». Compétents de tous les bords, unissez-vous contre les « rigidités » ! Beau programme pour un gouvernement au centre. r roger martelli

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La banderolesportiveDans une manif, la banderole est à sa place. Elle s’aligne d’ailleurs sagement et parallèlement à ses homologues le long des cortèges. Le problème est qu’elle ne prêche que des convaincus en dehors des badauds, sauf à capter l’attention des médias. Et c’est bien pour obtenir cette attention que la banderole, ou le slogan qu’elle supporte, cherche à sortir du rang et à surgir là où on ne l’attend pas – mais précisément là où sont les médias.Pour y parvenir, les manifestations… sportives offrent des terrains privilégiés, même si elles sont âprement défendues par les organisateurs afin d’en bannir les expressions politiques et laisser toute la place aux sponsors. Le footballeur Robbie Fowler l’avait appris à ses dépens en 1997 quand il éco-pa d’une amende pour avoir exhibé en match, sur son tee-shirt, un slogan de soutien aux dockers de Liverpool alors en grève. Si les sportifs sont interdits de tout message de ce genre dans l’exercice de leur discipline, les supporters sont eux-mêmes sous surveillance et se voient censurés des banderoles revendicatives. Et quand un militant surgit sur la pelouse pour véhiculer un message susceptible de souiller le sanctuaire mercantilo-sportif, les télévisions prennent soin de braquer ailleurs leurs caméras. C’est exactement ce qui s’est produit lorsqu’un jeune Indien d’Amazonie, qui participait à la cérémonie d’ouverture de la Coupe du monde au Brésil, brandit une bannière pour défendre la « démarcation » des territoires indigènes, menacée par le gouvernement.Il reste cependant des événements plus difficiles à contrôler, en particulier ceux qui se déroulent à ciel ouvert comme le Tour de France. Le slogan se couche alors sur les routes, non pour empêcher le passage des coureurs, mais pour faire irruption dans le champ des caméras perchées sur les motos et les hélicoptères. C’est toujours ça de pris sur la caravane publicitaire.r jérôme latta, illustration anaïs bergerat

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LUC DARDENNE« SANDRA RETROUVELA VOIX GRÂCE AU FAITDE S’ÊTRE BATTUE »Deux jours, une nuit fait le portait d’un groupe d’ouvriers d’aujourd’hui. Le réalisateur Luc Dardenne revient sur le paysage social esquissé dans son film.

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iINTERVIEW

regards. Vous posez un diagnostic accablant sur la société d’aujourd’hui, dont sont absents les syndicats, les partis, les cadres collectifs. La lutte ne se joue-t-elle plus qu’à l’échelle individuelle ?

luc dardenne. Les syndicats sont absents parce qu’il s’agit d’une petite entreprise. En dessous de 50 travailleurs, il n’y a pas de délégation syndicale. Il existe d’ailleurs une stratégie patronale dans des domaines comme ceux de la distribution, du transport, du nettoyage, des nouvelles technologies, qui consiste à engager les travailleurs via plusieurs sociétés pour qu’ils n’atteignent pas le seuil des cinquante dans chacune d’entre elles. Concernant la lutte sociale, elle ne se joue pas au niveau individuel, il faut toujours un groupe, et c’est précisément ce groupe absent que reconstitue Sandra en allant voir ses collègues. Cette absence de collectif renvoie au fait que la solidarité est une pratique moins présente aujourd’hui parce que nous vivons dans des sociétés

qui mettent les gens en rivalité à propos de tous les objets, dont le travail. Et aussi parce que dans les entreprises, le travail lui-même est plus individualisé qu’auparavant. Aujourd’hui, on parle d’autonomie, de responsabilité individuelle, d’auto-management, de culture du résultat. Celle-ci concerne l’équipe, mais elle est soumise à des critères d’évaluation qui permettent de juger l’apport de chacun.

regards. La souffrance au travail est évoquée mais jamais montrée. On ne voit presque pas les ateliers. Pourquoi ne donner à voir que les marges de l’entreprise et les périphéries urbaines ?

luc dardenne. Tout simplement parce que nous voulions faire un film avec une femme, Sandra, qui irait voir ses collègues chez eux. Nous n’avons jamais pensé le faire sur les conditions de travail actuelles. D’ailleurs on ne fait pas un film sur quelque chose. Les films sur un « sujet » sont toujours mauvais.

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regards. La relation amoureuse entre Sandra et Manu est au cœur du film. Est-ce que cet amour met en jeu la notion de démocratie qui est fondée, pour vous, sur les relations humaines ?

luc dardenne. L’amour qui circule entre Sandra est Manu est une première forme de solidarité. Ce lien privé n’est pas contre le lien public. Le couple Manu/Sandra ne se constitue pas contre les autres travailleurs qui ne veulent pas renoncer à leur prime et permettre à leur collègue de garder son travail. Sandra, aidée par son mari, va les voir pour qu’ils changent d’avis mais pas pour les juger, les condamner. Elle n’est pas le bouc émissaire d’un groupe de persécuteurs. Elle est comme eux, elle sait que le marché proposé par le patron est dégueulasse, elle sait que 1 000 euros c’est beaucoup quand on en gagne 1 250 par mois. Ce que Manu espère, c’est que les collègues de Sandra changent d’avis face à elle et à sa demande. Il pense que le fait d’être solidaire est un choix moral qui sera facilité par le face-à-face. Je pense aussi cela de cet acte qui implique un sacrifice pour son auteur. Et dans nos sociétés, il y a de moins en moins d’éducation à cette morale et d’expérience de cette morale où l’autre passe avant moi ou avec moi. On est plutôt dans la morale du « moi d’abord », du « roi de son cul ». Heureusement il y a des gens qui se battent contre cela.

regards. La collègue de Sandra, qui s’oppose à son patron pour soutenir Sandra, entre du même coup en conflit avec son mari qu’elle décide de quitter. Faut-il penser ensemble l’intime et le social ?

luc dardenne. Oui, l’intime et le social sont liés, étroitement liés. L’expérience de la solidarité commence dans la vie conjugale, familiale, amicale, avec la tendance à maintenir cette solidarité aux limites du couple, des membres de la famille, des amis proches. Le mari d’Anne pense d’abord à lui et à sa femme, à leur maison, à l’enfant qu’ils voudraient avoir, tandis qu’Anne ne peut se résoudre à cette solidarité réservée à ceux du cercle étroit, elle se sent coupable de ne pas aider sa collègue qui pourtant n’est pas son amie. Dans nos sociétés, se développe l’insécurité sociale : comment vais-je finir le mois avec mon salaire ? Vais-je garder mon travail ? Vais-je pouvoir payer mes dettes ? Et aussi le sentiment de la peur des autres qui sont perçus comme des rivaux, des adversaires. Dès lors, il est normal que la solidarité, l’entraide, ne concerne plus que les « siens » et pas les « autres ». Anne est quelqu’un qui rompt avec cette peur pour devenir solidaire de Sandra et son geste implique un profond changement dans sa vie. Il est important que, dans une société, soient mises en valeur des pratiques de solidarité qui concernent des ensembles plus grands que la famille ou le cercle des amis. L’impôt est une de ces pratiques. On peut constater comment il est combattu aujourd’hui par le cynisme de certains politiciens, de certains financiers ou industriels et de différents représentants des nantis. Mais ce qui me désole le plus, c’est de voir que ce discours anti-impôts est partagé par un nombre de personnes de plus en plus important, y compris des gens aux revenus moyens. Et je ne pense pas que ce soit le manque de confiance dans la classe politique qui crée cela, c’est une vraie réduction de la mentalité citoyenne par l’idéologie de la réussite individuelle, du « gagner plus et toujours plus », par cette volonté de faire partie des gagnants…

regards. À un moment donné, surgit la possibilité du meurtre. Un père tombe à terre, frappé par son propre fils, qui repart dans une belle voiture. De quoi cette violence est-elle le symbole ?

« L’expérience de la solidarité commencepar la vie conjugale, familiale, amicale. »

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LUC DARDENNECinéaste, réalisateur avec Jean-Pierre Dardenne

du film Deux jours, une nuit

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luc dardenne. Cette violence résulte de ce qui est passé et de ce qui n’est pas passé entre deux générations de la classe ouvrière. Face à Sandra, le père va changer d’avis, le fils refuse. Il préfère avoir sa prime. Sa colère est telle qu’il donne un coup de poing à son père. Si ce dernier avait réussi à transmettre à son enfant la valeur de la solidarité, il n’aurait pas été ainsi frappé. Pourquoi n’a-t-il pas réussi cette transmission ? Sans doute parce que lui-même n’y croyait plus. N’aurait-il pas voté dès le début pour Sandra s’il y avait encore cru ? Sans doute aussi parce que le discours individualisant, le « moi d’abord », le « chacun pour soi », est devenu très puissant. Sans doute enfin parce que son fils est accroché aux objets de consommation, comme la petite voiture de sport que polit sa copine et dans laquelle il part après avoir assommé son père. À propos de cette solidarité, je me surprends à dire que l’on y « croit » et je pense que l’éducation religieuse qui prône des valeurs de charité, de fraternité, d’égalité a joué un rôle important en la matière. Je ne dis pas qu’il faut revenir à plus de religion, je constate simplement. Je pense qu’il faut que la solidarité soit plus centrale dans l’éducation scolaire, non pas seulement en tant qu’objet d’étude mais de pratique, à l’école, dans les cours.

regards. L’image de l’asphyxie revient à plusieurs reprises. Que dit-elle de Sandra et de son rapport aux autres, au monde, à la société ? Comment revient-elle à la vie ?

luc dardenne. Sandra n’arrive plus à parler lorsqu’on lui dit qu’elle n’est pas performante et lorsqu’elle est devant son patron ou le chef de production. Elle perd sa voix, elle n’est plus personne, elle s’effondre à l’intérieur d’elle-même. Ce n’est pas une militante, c’est quelqu’un qui ne croit pas en elle, qui ne croit pas dans les autres, qui a peur d’exister. C’est ce que raconte le film : l’histoire d’une femme qui cesse d’avoir peur et qui, à la fin, dit qu’elle est heureuse de s’être battue. Elle revient à la vie, retrouve la voix, grâce à son combat et au fait d’avoir rencontré des collègues qui, en changeant d’avis, lui ont redonné confiance en elle

et en eux. C’est l’histoire de quelqu’un qui découvre qu’elle existe pour les autres, son mari bien sûr, mais cela ne suffit pas. Elle ne vit pas que dans la maison, elle existe aussi pour ceux du dehors, ceux de la société.

regards. Deux jours une nuit fait l’éloge d’une non-performante. Dans votre livre, Sur l’affaire humaine, vous prôniez une éthique de la « faiblesse partagée »…

luc dardenne. Deux jours, une nuit peut effectivement être vu comme l’éloge de la vulnérabilité, de l’être humain qui n’est pas né pour être le plus fort. Je pense aussi qu’un film peut créer un moment de faiblesse partagée avec le spectateur et entre les spectateurs, un moment qui nous fait sentir ce qui nous lie nous, les humains, ce qui émeut notre humanité.

regards. Cette éthique peut-elle tenir lieu de politique ? Quelle issue voyez-vous au désastre politique et social dont vous dressez le tableau ?

luc dardenne. L’éthique ne peut pas tenir lieu de politique. Elle maintient dans l’ouverture à certaines valeurs qui peuvent orienter les décisions du politique vers un État plus juste, mais c’est le politique qui organise la vie collective. La plus belle cause pour laquelle nous pouvons nous battre aujourd’hui me semble être l’Europe. L’Europe comme fédération de nations dont la révolution française et puis la déclaration des droits de l’homme et du citoyen nous ont donné les valeurs régulatrices.r propos recuellis par marion rousset

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ÉCOSSE, CATALOGNE, FLANDRE, BÉZIERS...

L’AFFIRMATIONIDENTITAIREPlus faible que jamais dans les urnes, la gauche est aujourd’hui menacée de disparition. La catastrophe était annoncée. Entre les replis sur soi et les reniements, trouver une issue est difficile. Le temps est compté. État des lieux (pas brillant) du Parti socialiste, du Front de gauche et d’Europe Écologie-les Verts. Des penseurs et des artistes se mouillent pour sauver la gauche. Et pour finir sur une note fantaisiste,une nouvelle de Jacques Jouet.dossier coordonné par catherine tricot

illustrations fred sochard

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LLa gauche de gauche ne va guère mieux que la gauche moins à gauche. Rien d’étonnant quand tantde rendez-vous ont été ratés (p. 45-46).Mais cette fois, la crise est telle que la notion même de gauche est en question (p. 47-48). Les responsables politiques gèrent l’urgence (p. 49), il n’empêche que le PS va peut-être disparaître (p. 50-51), que le Front de gauche hoquette (p. 52-57) et que les Verts ne savent plus très bien où ils habitent (p. 58-59).Quand le sens même de l’action collective est ébranlé, il faut solliciter l’intelligence et l’imagination. Le temps est venu du grand remue-méninges.Pierre Dardot et Christian Laval (p. 61-65),Gustave Massiah et Danielle Tartakowsky (p. 66-67),Roger Martelli (p. 68-69), Paul Chemetov et Malte Martin (p. 70-72), Philippe Corcuff (p. 74), Guillaume Liégard et Yves Sintomer (p. 75-77), Alain Bertho et Corentin Bertho (p. 78-79) livrent leurs réflexions.Et quand le sol se dérobe, la fiction peut aller plus loin. Jacques Jouet nous adresse une « Invitation rouge » (p. 80-85).

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Ce soir du dimanche 25 mai, Marine Le Pen est seule à parader. Sur les plateaux télé, se succèdent les respon-sables politiques pour commenter le résultat de l’élection au Parlement européen. Elle passe à l’offensive. Et, forte du quart des suffrages exprimés, réclame une dissolution de l’Assemblée nationale. Avec moins de 14 % des voix, l’exécutif est au fond du trou. Il faut remonter aux der-nières heures de la SFIO pour trouver un désastre élec-toral équivalent pour les socialistes. Manuel Valls joue encore les matamores. Quant à Jean-Luc Mélenchon, il étouffe des sanglots devant l’affaissement de la France des Lumières et de la République : le Front de gauche n’est pas parvenu à déloger le FN.Cette nuit-là et les jours qui suivent, on ne connaîtra pas l’effervescence d’un certain 21 avril. Il n’y aura pas de manifestations de rue. Nulle assemblée générale dans les rédactions. Pas de nouveaux comités citoyens pour contrer le Front national. Il faut dire que l’émotion qui avait gagné le pays il y a seulement douze ans n’a rien empêché. Cette fois, le coup de semonce n’est pas une surprise. Et c’est presque pire. Tous les sondages ont eu beau annoncer un score phénoménal pour l’extrême droite, les électeurs ne se sont guère mobilisés. Une telle atonie ressemble à de la résignation.Dès le lundi 26 mai, la droite revenait à ses petites affaires et continuait à se déchirer en interne. Et à gauche ? Ça ne va guère mieux. Deux ans après la dé-faite de Nicolas Sarkozy, la déroute du scrutin euro-péen succède au désastre des élections municipales. Avec un total de voix qui atteint péniblement le tiers

des suffrages, la gauche française est à terre, menacée de disparition.Les signes avant-coureurs ont pourtant été nombreux. Depuis ce mois d’avril 2002 qui a vu la gauche élimi-née du second tour de l’élection présidentielle, aucune des grandes mobilisations sociales n’a trouvé d’issue politique : ni les luttes contre les réformes du système de retraites et du régime des intermittents, ni celles contre le Traité européen et contre le Contrat première embauche, ni les révoltes des jeunes dans les banlieues n’ont débou-ché. La désillusion fut la même, malgré la diversité de ces combats et la variété des couches sociales mobilisées. L’élection de Nicolas Sarkozy à la présidentielle met un coup d’arrêt aux mobilisations. Désormais, c’est l’abs-tention et le refus populiste qui l’emportent.

DÉCLASSEMENTLa gauche a raté trop de rendez-vous. À force de perdre son sens et de s’étioler, elle ne convainc plus. Du côté du Parti socialiste, la conversion libérale opérée met à mal les repères les plus anciens. Au point que l’actualité du mot « gauche » est discuté. Du PS créé en 1971 par Fran-çois Mitterrand, il ne reste qu’une camarilla d’énarques sans vision du monde ni projet politique. Avec la bonne volonté des derniers convertis, la certitude que faire le « sale boulot » est nécessaire, le gouvernement socialiste organise un gigantesque transfert de richesses, sape les fondements de sa propre base sociale et ruine son assise idéologique. Qu’ils soient travaillistes, sociaux-démo-crates ou socialistes, qu’ils soient italien, français, anglais

TELLEMENTDE RENDEZ-VOUS RATÉSAucune des grandes mobilisations sociales n’a trouvé d’issue politique depuis le coup de semonce d’avril 2002. Le candidat socialiste était alors éliminé du deuxième tour de la présidentielle, au profit du Front national. La gauche va-t-elle enfin réagir ?

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ou allemand, partout en Europe les partis réformistes se sont engagés dans la mue libérale. La crise des sub-primes, qui a fait exploser les dettes publiques, accélère la conversion au néolibéralisme des derniers hésitants. La « politique de l’offre » se substitue désormais à « l’im-possible keynésianisme ». There is no alternative. L’excep-tion des Trente glorieuses - 30 ans à l’échelle des 200 ans du capitalisme - doit se clore ! D’autant plus vite que la nouvelle mondialisation met en cause la suprématie occidentale. Ce basculement du monde vers le Sud est un choc qui se lit au fond des urnes : les deux grandes puissances impérialistes que furent le Royaume-Uni et la France ont placé en tête deux partis populistes, l’UKIP et le Front national.Ce qui est vécu comme un déclassement national se conjugue avec un déclassement social : la prochaine gé-nération ne vivra pas mieux que la précédente. Comme dans le film des frères Dardenne, Deux jours, une nuit, les ouvriers font face, seuls, aux nouveaux chantages nés du néolibéralisme. L’ensemble du mouvement ouvrier est en voie de désintégration. Les forces traditionnelles de la gauche, partis et syndicats, sont en crise profonde et le mouvement associatif ne se porte guère mieux. Sans doute le problème est-il plus profond encore. Si le mou-vement ouvrier s’est posé la question de la répartition des richesses et de l’appropriation sociale des moyens de production, il reste prisonnier d’un modèle où la crois-sance est le moteur du développement et de l’émancipa-tion. À cela, s’ajoute une crise de suraccumulation des profits non surmontée depuis les années 1970, et la per-ception croissante de la crise écologique.En une génération, le panorama européen a profondé-ment changé. Tandis qu’un cycle se referme, le rappel des heures glorieuses du passé et l’évocation des grands anciens que furent par exemple les résistants ne suffi-ront pas pour faire face à ces bouleversements. Pour se tourner vers l’avenir, un peu d’humilité ne saurait nuire. Aujourd’hui, il n’existe plus de grande vision, de méta-récit, ayant la même force de propulsion qu’eurent le « socialisme » ou le « communisme » au XXe siècle.Il faut reconstruire. Des pistes existent. La mise bout à bout des exigences, des possibles et des dangers sup-

pose un grand chambardement. L’avènement d’autres logiques ne peut que résulter d’idées neuves, d’expéri-mentations, de terrains repris au marché. Mais la ques-tion du politique se pose. Avec inquiétude. Y aura-t-il une gauche non seulement à Noël, mais dans le futur ?

ROMPRE AVEC LA ROUTINEIl faut décaper les institutions politiques. Le PS, au pou-voir, peut-il exploser ? Comment les socialistes affligés de cette situation agiront-ils pour redresser la trajectoire ? Voilà des questions auxquelles ils devront répondre dans les prochains mois. Les écologistes, eux, ont quitté le gouvernement. Le sens de leur départ est encore incer-tain. Quel est leur but ? La relève d’une social-démocratie épuisée ? L’alternative radicale à un système ? Ces ques-tions aussi restent ouvertes et détermineront l’avenir de la gauche. Enfin, le Front de gauche est sérieusement en danger. Il rassemble un noyau dur d’opposants de gauche au néolibéralisme, mais il n’est pas parvenu à élargir sa dynamique. Lui aussi est devant ses responsabilités : per-sister et végéter ou se réinventer et s’élargir. Un défi dif-ficile pour ce cartel d’organisations. Il est désormais évi-dent qu’aucune des formations politiques qui composent le Front de gauche ne peut à elle seule devenir le creuset de l’ensemble de la gauche de transformation. Mais com-ment surmonter l’éclatement, la multiplication mortifère et infinie des chapelles ? Cela supposera sûrement de rompre avec la haute opinion que chacun a de son passé, de son avenir. De rompre aussi avec une certaine vision routinière de la politique pour s’engager vers des horizons nouveaux. Ce ne sera pas facile.p guillaume liégard, catherine tricot

Le rappel des heures glorieuses du passé ne suffira pas pour faire face aux bouleversements actuels.

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ÊTRE DE GAUCHEA-T-IL ENCORE DU SENS ?La référence à la « gauche » ne va plus de soi. Alors que le pouvoir socialiste rompt avec la tradition dont il est issu, cette notion peut-elle encore servir ? Analyse.

Le clivage même entre la droite et la gauche est aujourd’hui mis en question. La référence à la notion de « gauche » ne va pas de soi, en effet, quand son parti le plus in-fluent s’engage dans des voies qui ont si peu à voir avec l’histoire de ce courant. Dès lors, deux tentations se font jour. La première : invoquer l’existence de « deux gauches », puis se réclamer de la « vraie gauche » et finir par affirmer que seule la « vraie » gauche est « la » gauche. La seconde : conclure que la réfé-rence à la gauche n’a plus de sens et qu’il faut trouver d’autres repères. Les responsables de Podemos, parti issu du mouvement des indignés espagnols, n’y vont pas par quatre chemins (cf. l’interview de Pablo Iglesias sur Regard.fr) : ils ne veulent plus de l’unité de la gauche, mais visent l’unité populaire. En écho au slogan des « indignés de la planète » et de leurs « 99 % », la matrice so-ciale concrète vaudrait mieux que la référence politique abstraite.Ce raisonnement a pourtant des limites. Le « peuple » n’existe pas de façon constituée. Pour que les caté-gories populaires numériquement majoritaires deviennent peuple, il faut qu’elles agissent ensemble (dans une lutte de classes), que la

multiplicité de leurs combats fasse mouvement (comme hier le mou-vement ouvrier) et qu’elles se pro-jettent dans un avenir, celui d’une société dans laquelle les classes su-balternes ne seront plus en position dominée (à l’instar du mythe de la République « sociale »). Mais pour que les intérêts populaires s’im-posent dans toute la société, il faut aussi que la demande émanant du « peuple » apparaisse comme davan-tage que celle d’un groupe. Au-delà des intérêts des pauvres, des chô-meurs, des immigrés, des ouvriers, des employés ou des salariés, quand on veut mettre le peuple au centre il faut s’interroger sur la meilleure manière de « faire société ». Il est de « l’intérêt » du peuple sociologique que cette conviction devienne ma-joritaire.L’exigence de majorité réactive la polarité initiale. L’opposition de la gauche et de la droite, en 1789, n’était pas seulement une question de distribution des députés dans l’enceinte parlementaire. Qu’est-ce qui identifie alors le côté de la Révo-lution ? La conviction que le respect de l’égalité est la condition pour que les hommes naturellement bons et égaux puissent vivre en harmonie. Qu’est-ce qui identifie l’autre côté ?

La conviction que l’inégalité est constitutive de la nature humaine et que, de ce fait, l’autorité (celle des ordres, de l’Église et de l’État) est la seule qui puisse faire en sorte que la société ne soit pas une jungle. L’égalité dans la liberté est la base du credo de la gauche ; l’inégalité et l’autorité sont la base du credo de la droite.

REPÈRES COMMUNSLe mouvement ouvrier a été tenté plus d’une fois par l’abandon de la référence à la gauche. Mais il n’a jamais été aussi grand et fort que lorsque, au contraire, il s’est emparé du clivage pour lui donner un sens : ce fut la force de Jaurès, ce fut celle du PCF du milieu des années 1930. Cette force, il la tirait de ce que la vie sociale n’est pas faite que de rap-ports économiques et sociaux, mais qu’elle est tissée de représentations. Ne serait-ce que pour faire prévaloir des « intérêts de classe », le mouve-ment ouvrier d’alors s’appuya sur de grands repères communs capables d’être majoritaires. Pour une part, ces idées qui constituent la gauche sont « extérieures » au mouvement social. Mais cette extériorité est pro-pulsive : elle évite aux dominés de s’enfermer dans leur domination et

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de risquer ainsi l’isolement, et le res-sentiment.Le mot gauche recouvre deux pistes de définition possibles. Soit la gauche est une représentation politique (le peuple désigne des « représentants »), soit elle est une représentation idéologique, c’est-à-dire une grande idée. À l’évidence, la première variante doit bouger : la démocratie de représentation étant désormais infirme, le « peuple » doit agir directement, il ne doit pas seule-ment viser à être bien représenté. La seconde variante doit être adaptée, modernisée, mais conservée : l’idée du mariage de la liberté et de l’éga-

lité qui définit la gauche reste un parti pris pertinent pour chercher à devenir majoritaire dans l’espace politique, parce qu’il s’inscrit dans une grande histoire et qu’il peut se décliner sur le mode du renouveau et pas seulement de la répétition. Il reste donc raisonnable de se référer à la gauche. Mais sans oublier que, si la gauche existe, elle se définit et se redéfinit sans cesse, dans sa pluralité (à la fois de « la » gauche et « des » gauches). Unir la gauche telle qu’elle est, dans son étroitesse partisane ac-tuelle, n’est pas la bonne méthode : la vieille « union de la gauche » par-tisane est obsolète.

Il ne faut pas non plus confondre « gauche politique » et « mouve-ment populaire ». Et d’ailleurs, mieux vaut que les deux ne se confondent pas, ni dans un sens (le mouvement social recouvert par la gauche), ni dans l’autre (la gauche réduite à l’expression d’un mou-vement social). Si les deux entités restent distinctes, elles ne doivent pas être séparées. La gauche ne vit que par le mouvement populaire, le peuple ne s’impose que par la mé-diation d’une gauche bien à gauche. Autant assumer à la fois leur indé-pendance et leur interdépendance. p roger martelli

ON A BESOIN DE DIALOGUE

C’EST QUOI L’ORDRE DU JOUR ?

CETTE FOIS. ILS VONT.

M’ENTENDRE.

OÙ SONT. MES NOTES ?.

LE DIALOGUE

TU PARLES... TU VEUX EN PARLER ?

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LE DOSSIER

UNE SEMAINE ORDINAIREDANS LA VIE D’UNE POLITIQUELa politique tend à devenir une activité séparée, avec une vie à part pourses dirigeants. Marie-Pierre Vieu, responsable nationale et régionale du PCFnous raconte une semaine parmi d’autres.

Lundi 9 juin. Férié donc sport puis jardinage :-)Mardi 10 juin. 8 h 45. Je dépose Camille devant l’école. Puis courses avant lecture de la presse locale. Au-jourd’hui je me consacre à Tarbes ; je passe au local de l’opposition ré-cupérer mon courrier avant de rece-voir mes rendez-vous. Je récupère ma fille pour déjeuner car ce soir, je me rends à Paris par l’avion de 18 h 15. Elle dormira chez sa mamie.16 heures Réunion de l’exécutif départemental du PCF. Mon sac est fait. Sitôt fini, je m’en vais directe-ment à l’aéroport.Mercredi 11 juin. 10 h 30. Conseil régional d’Ile-de-France. Je fais par-tie de la délégation qui rencontre le mouvement « Ensemble ». À 13 heures nous enchaînons avec le PS à Solferino. Autre lieu, autre débat… 15 h 50. Orly, juste le temps d’embarquer. Ouf ! J’arrive à 17 h 30 et enchaîne sur une réu-nion. 20 h 30. Retour maison avec Cam et soirée lectures : d’abord celle d’un manuscrit sur la solidarité des

communistes haut-pyrénéens dans l’antifranquisme, puis polar suédois, le dernier Läckberg, le meilleur re-mède que j’ai trouvé pour les lende-mains d’élections qui font mal.Jeudi 12 juin, 8 h 45. Je dépose Cam devant l’école. Puis rendez-vous aux Robins des bois, l’école de musique associative qu’anime Dom qui est comme moi élu FdG à la mairie de Tarbes. Le local est à la gare et j’ai prévu dans la foulée de prendre un train pour Toulouse où j’ai réunion de groupe régional FdG à midi. Grève des cheminots ! Tant pis pour le Conseil régional, je vais en profi-ter pour parler de la réforme.Puis, vu que je viens de gagner une demi-journée, j’en profite pour faire quelques courses pour le week-end et régler un dossier auprès de la CAF. L’après-midi, ce sera lecture de manuscrits, l’heure est toujours à l’Espagne, puis rendez-vous à la fé-dération à 16 heures pour discuter avec mon secrétaire départemental de la situation politique. 21 heures, je couche Camille puis soirée « lec-

tures » à nouveau. J’ai pris du retard avec les européennes…Vendredi 13 juin. 8 h 45. École et dans la foulée, une heure de gym ! Ensuite revue de presse nationale question de peaufiner le climat post-électoral. Déjeuner rapide avec ma fille puis sac again. Ce soir ce sera de nouveau Paris pour le Conseil natio-nal du PCF.Samedi 14 juin. 9 h 30. Début d’un week-end politique. Au fond de mes bagages, j’ai mis deux Kundera. Chaque été je réattaque un « clas-sique » : cette année ce sera lui. Son rire est de circonstance.11 h 30. Je reçois un sms de la SNCF car mon train de 12 h 49 pour Avi-gnon où je devais faire un débat est annulé. Ce sera donc 100 % CN.Dimanche 15 juin. 13 heures Fin des travaux.Lundi 16 juin. 8h 30. Coordi-nation nationale du PCF. 10h30. Coordination nationale Front de gauche. 16 h 15. Avion pour Tarbes. 18 heures Je récupère Cam à la gar-derie. Ce soir ce sera fête. p

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LES FRONDEURS DU PSVEULENT SAUVER LE SOCIALISMEL’exercice du pouvoir accentue la tran-sition du PS vers un parti démocrate à l’américaine. Les différences internes s’exacerbent, les frondeurs se cabrent. Le Parti socialiste passera-t-il l’hiver?

« La gauche peut mourir », a déclaré le premier ministre Manuel Valls, estimant que le FN était désor-mais en mesure d’accéder au pou-voir. Le Parti socialiste tiendra-t-il jusqu’à la prochaine élection pré-sidentielle ? La question est dans la tête de nombreux membres du PS qui est censé tenir son pro-chain congrès à la fin de l’année 2015. Le temps de passer l’étape des élections régionales et dépar-tementales. Dans quelles condi-tions se déroulera cette échéance ? Pour tenter de désamorcer les crises, le nouveau patron du parti, Jean-Christophe Cambadélis, a annoncé des « états généraux » en décembre. Le cap est fixé : « gauche année zéro ».Du parti dont il a la charge, il dresse un portrait sombre : « La force pro-pulsive du congrès d’Épinay, en 1971, se trouve aujourd’hui arrivée à son terme et il est nécessaire, dans le moment que nous traversons que s’ouvre un nouveau cycle. » Ce cycle remonte à 1997, avec l’arri-vée à Matignon d’un Parti socialiste qui s’apprête à évoluer dans une voie réformiste inspirée des expé-

riences de Blair et Schröder. Le pre-mier secrétaire du Parti socialiste n’est autre, alors, que l’actuel prési-dent de la République.À la différence de ses homologues européens, l’évolution idéologique du PS français a lieu par touches successives, surtout lorsqu’il exerce le pouvoir. Ainsi, la période de la « gauche plurielle » a bien plus contribué à l’acceptation de l’économie libérale que la modi-fication de la déclaration de prin-cipes du PS en 2008, laquelle n’a fait qu’entériner ce changement

d’orientation. L’accession à Mati-gnon de Manuel Valls s’inscrit dans ce mouvement. Elle acte la mise en œuvre d’une vision politique fon-dée sur un corpus idéologique qui n’avait pourtant récolté le soutien exprimé que de 5,63 % des votants à la primaire socialiste de 2011. Rue de Solférino, l’hypothèse d’un « Bad Godesberg » français (du nom du congrès du SPD alle-mand lors duquel fut abandonnée toute référence au marxisme) est discrète et hors de la décision des militants. Jean-Christophe Camba-

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Y EN A QU’UN QUI CONDUIT C’EST PAS TRÈS DÉMOCRATIQUE

BON... SI JE. PRENDS À.GAUCHE,.

JE VAIS BIEN FINIR. PAR ARRIVER.

QUELQUE PART.

AH AH ! T’INQUIÈTE, IL CONNAÎT LE CHEMIN

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délis n’a pas tort d’être alarmiste. Depuis l’arrivée de François Hol-lande à l’Élysée, 25 000 adhérents ont quitté le PS ou n’ont pas repris leur carte. Soit environ un adhé-rent sur dix, selon les chiffres offi-ciels. Du jamais vu rue de Solfé-rino, à l’exception peut-être de la période noire qui a résulté de la déroute des législatives de 1993. « Oui, il y a des départs mais pas uni-quement au PS. C’est toute la gauche qui souffre de la même situation », s’ef-force de relativiser Tania Assou-line, membre du bureau national du PS au titre de la motion « Un monde d’avance » qui rassemble des proches de Benoît Hamon et d’Henri Emmanuelli.

DÉPARTS ET CRITIQUESCes départs touchent surtout les militants de l’aile gauche du parti. Mais ils concernent aussi des lea-ders du mouvement social. Ainsi, Caroline de Haas, cofondatrice d’Osez le féminisme !, a quitté le Parti socialiste le 10 avril dernier. Le 14 juin, c’est Sébastien Kinach, délégué de l’association Homo-sexualité et socialisme, qui annonce son départ. « En faisant des concessions à un électorat qui ne votera jamais pour lui, le gouvernement a perdu des voix à gauche. Par ailleurs, les défaites aux municipales et aux européennes n’ont pas fait réagir le parti », explique-t-il.

Contre les « concessions » du PS à la droite, des députés socialistes critiques ont lancé l’Appel des cent. En ligne de mire : le « Pacte de res-ponsabilité » et ses 50 milliards « d’économies ». Pascal Cherki, trublion de l’Assemblée nationale, juge ce « Pacte » contre-productif : « Cette politique produit de l’incompré-hension dans notre base. Pire encore, elle fracture la gauche. Le PCF est passé dans l’opposition où il sera peut-être bientôt rejoint par les Verts qui ont déjà quitté le gouvernement. »La grogne monte chaque jour. Parmi celles et ceux qui restent au PS, plusieurs autres groupes ont vu le jour. Avec la volonté d’élargir leur base, des membres de « Main-tenant la gauche », réunis autour de Gérard Filoche et d’Emmanuel Maurel, ont lancé « Les socialistes contre l’austérité ». Dans une dé-marche plus analytique et prospec-tive, l’économiste et ancien député européen Liêm Hoang Ngoc et le professeur de sciences politiques Philippe Marlière ont créé le club des « Socialistes affligés ».Tous ont en commun de contester l’orientation du gouvernement. Et de hausser le ton. Mais pas jusqu’à franchir le pas de la porte, pour le moment tout au moins. L’Appel des cent n’envisage pas de faire tomber le gouvernement Valls. Cette perspective reviendrait à

provoquer des élections antici-pées, avec la perspective d’une défaite que bon nombre pressent.

PAS DE SCISSION EN VUEDans l’immédiat, pas de scission politique majeure, comme lors du départ de Jean-Luc Mélenchon en novembre 2008. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les ap-pels de Gérard Filoche sur Face-book : « Adhérez ou réadhérez au PS, il va y avoir un congrès ; en jeu : blai-risme contre socialisme. » Pour lui et ses amis, il serait encore temps de réorienter le PS. Et de construire une alternative rouge-rose-verte.Las, l’espoir des gauches du PS s’étiole au regard de la base sociale de ce parti qui est de plus en plus circonscrite aux élus et salariés des élus. En outre, la bataille entre so-cialisme et blairisme a déjà eu lieu, dans le dos des militants. Elle s’est soldée par l’arrivée de Manuel Valls à Matignon. Les gauches du Parti socialiste sont plus que jamais dans l’impasse. Jusqu’où et jusqu’à quand ? p nathanaël uhl

LE DOSSIER

L’Appel des cent (députés socialistes critiques) n’envisage pas de faire tomber le gouvernement Valls.

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En perte de vitesse, le Front de gauche est fragilisé par ses mauvais résul-tats lors de la dernière séquence élec-torale. Ce mouvement récent est au pied du mur : changer ou périr. Retour vers le futur.

Le Front de gauche a fêté ses cinq ans cette année. Mais la quête dans laquelle il est engagé est bien plus ancienne. Née en 2009 de l’alliance entre le Parti communiste français, le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon et la Gauche unitaire issue du Nouveau parti anticapita-liste, emmenée par Christian Pic-quet, cette coalition s’inscrit dans une recherche d’unité à la gauche du Parti socialiste.

GENÈSELa dynamique du « non » de gauche au Traité constitutionnel européen en 2005 donne naissance aux col-lectifs antilibéraux. Mais en dépit d’un ancrage local et d’une forme organisationnelle innovante, plus horizontale que pyramidale, ces col-lectifs font long feu, périssant rapi-dement sur l’autel de la présiden-tielle de 2007. Les candidatures sont

alors éclatées et le résultat électoral calamiteux : Marie-George Buffet obtient 1,93 %, José Bové 1,32 % et Olivier Besancenot, 4,08 %. Fort du meilleur résultat, le facteur de l’extrême gauche lance le NPA. Avec les seules forces organisées de la LCR et les « héros du quotidien », cette nouvelle aventure politique a alors le vent en poupe. Beaucoup, militants et médias confondus ont tôt fait d’enterrer le PCF et les composantes de l’autre gauche : le NPA captera toute la gauche radi-cale, plus rien ne restera entre lui et le PS. Mais la dynamique ne dure pas. À peine créé, le Nouveau parti anticapitaliste en crise laisse la place à une autre construction politique : le Front de gauche. Ce dernier est rendu possible par la sortie toni-truante de Jean-Luc Mélenchon du Parti socialiste. Le PCF, traumatisé par son résultat à la présidentielle de 2007 et inquiet de l’attractivité du NPA, saisit la perche lancée par le leader du nouveau Parti de gauche pour créer avec un cartel d’organisations. Christian Picquet, dirigeant historique de la LCR, em-porte aussitôt les siens dans cette construction nouvelle. Le terrain

des européennes est le cadre idéal pour avancer ce rassemblement d’une gauche antilibérale.En 2009, lors de sa première ba-taille électorale, le Front de gauche obtient plus de 6 %, passant devant le NPA et ses 3,4 %. Cette réussite lui permet d’agréger de nouveaux groupes tels que la Fédération so-ciale et écologique (Fase) et d’envi-sager la présidentielle dans un esprit d’unité. Jean-Luc Mélenchon réussit à s’imposer comme le candidat du Front de gauche. La dynamique de la présidentielle de 2012 est incontestable. Du rassemblement de la Bastille au meeting du Prado à Marseille, l’« autre gauche » cris-tallise l’espoir, engrange des forces militantes, suscite de l’intérêt et de l’enthousiasme dans la société. La personnalité tribunicienne de Mé-lenchon alliée à un cadre unitaire en mouvement permet de décro-cher un score à deux chiffres qui en aurait fait rêver plus d’un cinq ans auparavant.

L’ÉLAN MANQUÉLe pari est gagné. Et pourtant. Le soir des résultats, les mines sont défaites sur la place de Stalingrad

FRONT DE GAUCHE,PRONOSTIC VITAL RÉSERVÉ

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ÉTÉ 2014 REGARDS 53

à Paris. Alors que 11 % est un ré-sultat prometteur pour la gauche d’alternative, la déception domine. Jean-Luc Mélenchon affichait une ambition supérieure, rendue cré-dible par les sondages. Mais c’était sans compter le souvenir du 21 avril 2002 et le fameux « vote utile » de dernière ligne droite. La préparation des législatives dans la foulée n’a pas permis de transformer l’essai de la

présidentielle. Le PCF représente tous ses députés sortants, laissant peu de place à des candidatures renouvelées qui auraient permis de représenter la diversité du Front de gauche. La pression exercée pour que François Hollande obtienne une majorité achève de tasser le résultat du Front de gauche. Qui perd la moitié de ses députés. Un grave échec. L’absence d’initiative

pour pérenniser le cadre issu de la présidentielle porte un coup fatal à cette coalition fragilisée. Aucune architecture organisationnelle ne vient conforter l’implication nou-velle des collectifs militants qui se sont constitués partout en France, rassemblant dans les meetings et réunions publiques de nouveaux sympathisants. À la place, le Front de gauche se replie sur son cartel

C’EST SÛR QUE LÀ, ON EST BIEN PLANTÉ…

LA GAUCHE «RADICALE »… ÇA DIT BIEN QU’ON TIENT À NOS RACINES

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LA GAUCHE, ÉTERNELLE?

UNE ORIGINE RÉVOLUTIONNAIRE

Le 28 août 1789, après s’être accordée sur la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen,

l’Assemblée nationale discute pour savoir si le roi peut suspendre une décision de l’Assemblée (droit de veto)

ou si la décision de l’Assemblée est souveraine. Ce jour-là, dit-on, les députés hostiles au veto royal se regroupent à la gauche du président de séance, les partisans du roi se placent à sa droite. Mais la localisation à droite et à

gauche n’a pas été la seule. En 1793-1794, les députés les plus proches des « sans-culottes » parisiens se mettent en haut des travées, près des tribunes où les militants

révolutionnaires viennent suivre les travaux de l’Assemblée. Ceux-là sont les « Montagnards »,

les plus radicaux. Les modérés occupent les rangées du bas : ils forment la « Plaine »

ou le « Marais ».

LES MOTS« Droite » et « gauche » sont des

termes qui existent depuis 1789. Mais les mots usités n’ont pas toujours été ceux-là. En

1789, les partisans de la révolution se désignent comme les « patriotes ». La « gauche » ne s’est pas

toujours revendiquée de la gauche. On s’est dit « libéral » au début du XIXe siècle, « démocrate-socialiste » en 1848. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, on est du « parti

républicain ». À la fin du siècle, on est « dreyfusard » ou « antidreyfusard ». Dans les années 1930, on est « antifasciste » et, par ailleurs, on est communiste, socialiste, radical, anarchiste, etc. Mais l’habitude se prend de parler de la gauche ou, plutôt, « des

gauches ». Quand on veut rassembler de ce côté-là, on ne parle pas « d’union de la gauche » mais

de « concentration républicaine » ou de « cartel des gauches ».

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EST ET OUESTIl est des moments où le

clivage s’estompe. À partir de 1947, la guerre froide fait passer au premier plan

la dichotomie de l’Est et de l’Ouest. On est du côté des USA ou du côté de l’URSS. Pour

les socialistes, le PCF « n’est pas à gauche mais à l’Est » ; pour les communistes, le Parti socialiste

de l’époque (la SFIO) n’est pas à gauche mais dans « le parti américain ». Il faut attendre la victoire du gaullisme, le scrutin majoritaire et l’élection

du Président au suffrage universel pour que, en période de « détente » des relations

internationales, la dichotomie de la gauche et de la droite retrouve de

sa force.

L’HÉSITATION DU MOUVEMENT

OUVRIERLe mouvement ouvrier a du mal à se

situer face à « la gauche ». Parfois, il la refuse, en même temps que tout le système politique

« bourgeois ». C’est la pente de l’anarchisme, du syndicalisme révolutionnaire et même de la gauche marxiste de Paul Lafargue (le gendre de Marx) et de Jules Guesde. Plus tard, le PCF de la période « classe contre classe » (1927-1933) adoptera la même attitude de refus : l’alternative n’est pas entre droite et gauche, mais entre capitalisme et communisme, entre capital

et travail. C’est Jaurès qui pousse à raccorder, sans les confondre, l’idéal socialiste et l’idéal

républicain. Après 1934, au temps du Front populaire, le PCF de Maurice

Thorez reprendra cette démarche.

ET AILLEURS ?La polarisation duale des

comportements politiques n’est pas une exception française. En fait, l’extension de

la démocratie parlementaire et l’exigence de majorité pousse à opposer deux grandes fractions de

l’opinion. Dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, le clivage oppose les partisans des pouvoirs du Parlement (les

« whigs ») et ceux de la suprématie royale (les « tories »). Au début de XXe siècle, le parti ouvrier (Labour) vient

perturber ce tête-à-tête et imposer la thématique de classe : le Labour Party prend la relève des whigs. En Amérique, c’est le face-à-face des Démocrates et des

Républicains. Face-à-face très évolutif : au milieu du XIXe siècle, les Républicains (le parti de

Lincoln) seraient classés plutôt à gauche et les Démocrates à droite.

ÉTÉ 2014 REGARDS 55

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d’organisations qui confine rapide-ment à un tête-à-tête entre le PCF et le PG. Les collectifs locaux, le Conseil national ou les fronts thé-matiques, autant de poumons du Front de gauche, n’ont aucun pro-longement pérenne – faute de statut, de moyens, de volonté poli-tique. Pendant des mois, cette for-mation politique vit sur les reliquats d’un fonctionnement issu de la campagne électorale. Deux propo-sitions sont récusées : la possibilité d’adhérer directement sans passer par les organisations existantes et la refonte des cadres de vie communs. On mesurera bien vite le coût de cette étape manquée.

L’ÉPINE DES ÉLECTIONS MUNICIPALESLe PCF fait le choix, qui ne va pas de soi, de ne pas participer au gouvernement. Cette rupture avec la traditionnelle « union de la gauche » permet néanmoins de consolider le Front de gauche. Mais ce préalable n’annule pas le débat qui existe entre des sensibilités qui expriment des points de vue diffé-rents sur le rapport à avoir au PS. La voix du président du groupe à l’Assemblée nationale, André Chas-saigne, tranche par rapport à celle de Jean-Luc Mélenchon. L’un va-lorise la volonté de faire réussir le gouvernement, l’autre insiste sur les écueils inévitables d’une majorité au cap libéral. Les élections muni-

cipales sont l’occasion de mesurer ces divergences d’approche. Le PCF fait le choix de ne pas choisir : Pierre Laurent assume d’emblée des alliances à la carte. Le PG, pour qui l’autonomie totale vis-à-vis du PS est la condition sine qua non de la progression de l’« autre gauche », donne de la voix pour dire son refus de toute alliance avec le PS. La tension monte. Ces dissensions minent le Front de gauche pendant des mois, nationalement et loca-lement. À Marseille ou Montreuil, l’unité de cette coalition est de mise, mais à Paris, Grenoble et ail-leurs, elle avance en ordre dispersé. La lisibilité de la stratégie commune est en cause. Au moment même où la politique gouvernementale se révèle plus libérale et impopulaire, en rupture avec les valeurs de la gauche, le flou stratégique ne per-met pas de prendre l’avantage. Les listes autonomes emmenées par le PG et Ensemble, nouveau-né à l’in-térieur du Front de gauche, ne font pas la démonstration attendue : le salut ne viendra pas de la rupture avec le PS. La coalition sort affai-blie de ce scrutin, tant par ses résul-tats électoraux que par les divisions qui sont désormais perceptibles à grande échelle.

LE « PARLER CRU ET DRU »Depuis la présidentielle, Jean-Luc Mélenchon n’est pas, formelle-ment, le porte-parole du Front

de gauche. Donc il peut dire ce qu’il veut. Dans les faits, il incarne l’ensemble du mouvement, mais ses choix, ses mots, son style ne sont pas élaborés collectivement. En décidant de rechercher le cli-vage, de « parler cru et dru », il s’attire les foudres du PCF, mais pas seulement. Progressivement, le leader prend ses distances avec le commun pour affirmer une stratégie de rupture et afficher son volontarisme. Il annonce le Front de gauche devant le FN ou le PS à court terme. Jean-Luc Melenchon avance sans hésiter… mais pro-voque le décrochage d’une partie de la gauche d’alternative qui ne se reconnaît pas plus dans son rapport au PS que dans ses rela-tions avec les journalistes et dans sa vision de la République comme de la place de la France dans le monde. La critique s’élargit jusqu’à englober sa conception même de l’organisation politique : le Parti de gauche est désormais mis en cause pour son fonctionnement trop vertical et autoritaire. Tous les ingrédients sont réunis pour une belle empoignade : flou stra-tégique, désaccord de contenus, tension sur l’organisation du Front de gauche et sur la conception de l’organisation politique.Dans ce contexte de tension interne, l’accord pour les euro-péennes tarde à voir le jour. Ce n’est qu’après les municipales et

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à l’issue de rudes négociations internes que se fait l’entrée en campagne. Tandis que le débat public est atone sur l’Europe, le parti n’a que quelques semaines pour faire ses preuves. Et malgré une extrême gauche en ruines, le résultat est sans appel pour Jean-Luc Mélenchon qui espérait passer devant le PS : il parvient tout juste à retrouver ses 6 % de 2009, arri-vant loin derrière un Parti socia-liste au plus bas. Au sortir de ce scrutin consternant, l’ensemble de la gauche est défait. Et le Front de gauche s’interroge. Peut-il – et à quelle condition – servir d’outil pour la constitution d’une gauche de transformation sociale et éco-logique à vocation majoritaire ? La perplexité domine.

PLUS D’AUTRE CHOIX,SORTIR DE SOIC’est l’heure des introspections. Le Front de gauche n’a pas su ou-vrir une alternative. Aujourd’hui, il doit balayer devant sa porte et tirer quelques enseignements de sa courte expérience. Premier chantier : son organisation. Quelle architecture est nécessaire pour rassembler des forces plus larges que celles constituées par les par-tis existants ? Comment faire une place à tous ceux, nombreux, qui veulent prêter main-forte et re-partent bredouilles, faute de cadre commun plus large que le « club

des colleurs d’affiches », pour le dire abruptement. Comment in-venter une organisation plus hori-zontale que verticale, à même de permettre l’implication de chacun et de faire vivre le pluralisme ? Deu-xième chantier, plus compliqué : la gestion des différends politiques. Au Front de gauche, on sait que si l’une des cultures de la gauche d’al-ternative prend le pas sur les autres et domine de façon écrasante l’es-pace commun, le risque est grand de voir ledit espace se rétrécir. Comment faire vivre des lieux poli-tiques respectueux de la diversité ? Comment favoriser l’émergence de porte-paroles divers ? Autre tâche, donner envie. Vaste programme. La force propulsive du Front de gauche tient dans sa capacité à par-ler en positif, et non seulement à énoncer ce que le PS ne sait pas faire. Autrement dit, la gauche cri-tique ne peut progresser que si elle bâtit un nouvel imaginaire et ex-prime une perspective qui projette dans l’avenir. Le FdG apparaît trop souvent comme porteur de recettes anciennes, défenseur de droits et protections existantes. Comment être plus en phase avec des pro-positions, des formes politiques, des mots neufs, à même de susci-ter l’espoir ? Ce travail ne peut se faire sans l’apport du monde social, intellectuel et culturel. En tissant de nouveaux liens avec les espaces critiques existant dans la société, le

Front de gauche peut trouver des forces pour construire ce nouvel imaginaire. L’élargissement de son cadre à des sensibilités politiques constituées – gauche du PS et d’EELV, NPA, Nouvelle Donne… – est indispensable. Mais pour pro-duire du neuf, encore faut-il s’ou-vrir à ce qui s’invente en dehors du champ proprement politique.En dépit de la paralysie que les grandes défaites produisent sou-vent, les potentialités d’une re-lance et d’un dépassement du Front de gauche existent. À condi-tion de regarder de façon lucide et critique ce qui n’a pas fonctionné et de trouver des ressources sup-plémentaires à l’extérieur de soi. Sinon, le risque est grand de le voir persévérer dans son être et poursuivre son déclin. « Oser ou reculer », disait Aimé Césaire. Le Front de gauche en est là. p clémentine autain

LE DOSSIER

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C’est l’heure des introspections. Le Front de gauche n’a pas su ouvrir une alternative. Il doit balayer devant sa porte et tirer quelques enseignements de sa courte expérience.

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Tout se complique chez les écolo-gistes. Les militants se positionnent à la gauche du socialisme de gouverne-ment. Les parlementaires à sa droite. La direction, elle, hésite. Quel sera le centre de gravité d’EELV ? Le futur visage de la gauche en dépend.

La sortie à grand fracas du gou-vernement de Cécile Duflot et de Pascal Canfin, le vote de la majorité des députés contre le plan d’écono-mies du nouveau premier ministre sont des gestes forts d’affirma-tion d’Europe Écologie-les Verts. Le tacle de sa secrétaire nationale, Emmanuelle Cosse, rappelant au premier ministre que « pour faire vivre la gauche, il faut une politique de gauche », a enfoncé le clou de la cri-tique. Faut-il en conclure que les écologistes vont camper à gauche ?

ANCRAGE MOUVANTLe politologue Daniel Boy, spécia-liste des Verts, rappelle que depuis ses origines, « le parti écologiste fran-çais aspire à représenter la relève de la social-démocratie, considérée comme obso-lète parce que ne prenant pas en compte la question de la nature ». Cette idée était encore présente dans la motion « Pour un cap écologiste », pré-

sentée par Cécile Duflot en 2013, qui définit l’écologie comme « une alternative globale à la social-démocratie comme à l’étatisme et au néolibéralisme ». Tout comme la « social-démocra-tie » a pu se référer au marxisme à la fin du XIXe siècle, au libéralisme depuis les années 1990, « l’alterna-tive » écologiste qui prétend lui suc-

céder est plus ou moins réformiste selon les courants qui traversent le mouvement.Son ancrage politique est mou-vant. Il se lit dans ses stratégies d’alliance. De 1986 à 1993, le parti dirigé par Antoine Waechter avait opté pour l’autonomie sans al-liance. La gauche étant jugée aussi

LE VIEUX RÊVE DES VERTS

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AH NON ! LES ANCIENS ÇA SUFFIT AVEC 1981 !

ET DIEU DANS TOUT ÇA ?

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productiviste que la droite, l’éco-logie devait rassembler à elle toute seule une « majorité culturelle ». Avec Dominique Voynet, le parti change son fusil d’épaule, assume son ancrage à gauche et entérine, à partir de 1997, l’idée d’un par-tenariat avec les socialistes. Cette position permet aux Verts de faire élire pour la première fois des dé-putés au parlement. En 2012, c’est encore sur le porte-bagages du PS que les écologistes envoient dix-sept des leurs au Palais Bourbon.

PARTIR OU RESTERLa radicalisation récente de l’ex-ministre du Logement est en phase avec la grande majorité des adhé-rents, mais se heurte aux logiques institutionnelles. « Même si du point de vue idéologique les militants Verts sont à gauche du PS, du point de vue stratégique les candidats Verts ne peuvent pas, eux, se passer de l’alliance avec le PS, du moins pour l’échelon national, commente Daniel Boy. Autant ils arrivent souvent à atteindre les 10 % au niveau local, autant ils ne dépassent ja-mais les 4 ou 5 % aux législatives quand le candidat vert est en concurrence avec un candidat PS. » C’est bien cette réalité qu’ont en tête sénateurs et députés qui se sont cabrés contre

la sortie des ministres écolos du gouvernement et qui aujourd’hui encore réaffirment leur apparte-nance à la majorité présidentielle.

DIVISIONSLes Verts ne semblent pas épar-gnés par la vague désintégratrice qui touche tous les partis. Cécile Duflot a perdu le ferme contrôle d’EELV qui est plus divisé que jamais. Et des trois courants qui animent les Verts, c’est parado-xalement le plus droitier qui a le vent en poupe, d’après Patrick Farbiaz, l’attaché parlementaire de Noël Mamère : « La motion la plus à gauche a du mal à construire son orien-tation d’écologie populaire et à répondre aux attentes de la base sociale des Verts qui sont, pour simplifier, les bobos des centres-villes qui alternent entre bulletins Verts, Front de gauche, PS et Modem. »Les tenants du maintien dans le giron de la majorité gouverne-mentale ont pour eux la cohérence des intérêts de parti. Emmanuelle Cosse les épaule. Ne vient-elle pas de lancer une invitation aux forces de gauche et au Modem ? C’est la menace Bleu Marine qui incite Jean-Vincent Placé à se déclarer favorable à un rappro-chement avec le centre, rejoignant

le député François de Rugy et le sénateur Jean Desessard. Long-temps théoricien d’une relève de la social-démocratie par les Verts, Alain Lipietz est même allé jusqu’à nouer une alliance avec le candidat UMP contre la candidate com-muniste à Villejuif. La victoire du Front national aux européennes a conforté l’ex-eurodéputé dans son choix : « Faire reculer le FN ? La constitution de la liste Union citoyenne pour Villejuif en a donné une recette, en le faisant passer de 10,4 à 7,7 % du premier au second tour aux municipales, alors qu’aux européennes il remonte à son niveau de 17 % », écrit-il sur son blog.

LES AMBITIONS DE DUFLOTReste le choix de Cécile Duflot. Elle semble déterminée à inves-tir l’espace à gauche du PS, aux côtés des « frondeurs » et autres « socialistes affligés ». Elle a pour elle d’être compatible avec une démarche modérée et de présen-ter une option politique renou-velée. Parviendra-t-elle à entraî-ner le reste du paquebot écolo avec elle ? Alors, elle relancerait le vieux rêve de constituer une alternative à la social-démocratie. Elle en a l’ambition. p laura raïm

LE DOSSIER

La radicalisation de Cécile Duflot est en phase avecles adhérents, mais se heurte aux logiques institutionnelles.

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DES IDÉES, PLEASELA GAUCHE EN MANQUELa situation critique de la gauche inquiète le monde de la pensée et de la création. Philosophe, sociologues, historiens, architecte, graphiste, écrivain… Ils avancentdes pistes pour changer la donne.

L’ESPOIR DE GAUCHE EST NOTRE GRAAL. NOUS SOMMES DE NOUVEAUX CHEVALIERS DE LA TABLE RONDE IL VA FALLOIR.

SONGER À. ARRONDIR. LES ANGLES.

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ÉTÉ 2014 REGARDS 61

Pour le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval, le commun est « le » principe po-litique du XXIe siècle. Le communisme est mort, vive le commonisme ?

regards. L’absence de renouvellement des concepts au sein de la gauche radicale participe-t-elle de son blocage ?

christian laval. Nous avons depuis longtemps repé-ré et souligné cette pauvreté des concepts, aussi bien dans l’analyse de la situation que dans les perspectives politiques. L’intérêt que nous portons à cette question explique notre démarche, depuis la création de notre groupe d’études et de recherches « Question Marx ». Nous avons commencé à travailler sur notre livre La Nouvelle Raison du monde avec l’ambition de renouveler la pensée critique. Il nous semblait que l’analyse du néolibéralisme était mutilée, partielle, voire carrément erronée dans certains de ses aspects. Il y a aujourd’hui comme un empêchement de toute pensée d’ave-nir. Cet interdit n’est pas seulement lié au poids, aux contraintes, au corset du néolibéralisme. Sans parler de la désagrégation de la social-démocratie, l’effon-drement du communisme d’État et l’usure des vieux concepts nous amènent à un énorme vide politique, à une espèce d’anomie. Nous avons voulu faire redé-marrer cette faculté essentielle à la gauche critique qui est celle de l’imagination politique.

pierre dardot. La gauche critique ou radicale tourne en rond. Elle ne se renouvelle pas, reprend d’anciens concepts en essayant de les mettre au goût du jour, mais on sent que c’est complètement artificiel. Des étatistes ou des souverainistes furieux considèrent que le re-tour à la souveraineté nationale est aujourd’hui la seule manière de répondre aux défis contemporains. Cette tendance très présente nous apparaît désastreuse, car c’est une façon de ne pas tirer les leçons de l’histoire. Certains idéalisent le programme du Conseil national de la résistance, d’autres adulent Keynes, d’autres pré-fèrent Roosevelt… L’appel à ces références témoigne d’un assèchement complet de la pensée politique, d’un défaut d’imagination dramatique. Tant qu’elle se contentera de ressasser ce genre de choses, la gauche n’avancera pas.

PIERRE DARDOT & CHRISTIAN LAVAL« LE COMMUN TOURNE LE DOSAU COMMUNISME D’ÉTAT »

PIERRE DARDOTCHRISTIAN LAVAL

Le philosophe et le sociologue sont les auteurs de Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, éd. La

Découverte, mars 2014

LE DOSSIER

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regards. Quelles sont les relations entre le prin-cipe du commun, que vous défendez, et le com-munisme ?

christian laval. Le mouvement du commun tourne le dos au communisme d’État dont la caractéristique est l’appropriation par l’État des moyens de production. Il ouvre de nouvelles voies et de nouvelles pratiques qui récusent l’idée d’un parti dirigeant les masses et détenteur d’une science – laquelle sert idéalement de mode d’emploi pour la construction du socialisme. Tout cela, c’est fini. Même si le commun n’est évidem-ment pas sans rapport avec des luttes et des discours qui ont occupé une place dans l’histoire : le socialisme associationniste au XIXe siècle, le communisme des conseils et l’autogestion dans les années 1970.

pierre dardot. Le commun est pour nous un principe politique qui implique qu’il n’y a d’obligation poli-tique que celle qui est fondée sur la participation à une activité commune. Entendu dans ce sens, il est difficilement conciliable avec le socle du commu-nisme d’État. En effet, ce dernier s’est construit sur une confusion et une identification entre le commun et la propriété d’État. Nous distinguons trois mo-dèles de communisme. Le premier trouve sa source d’inspiration chez Platon, un héritage dont beaucoup se réclament au XIXe siècle. C’est un communisme très fusionnel, qui repose sur l’idée d’une unité de vie extrêmement profonde et comporte une forte di-mension morale. Le deuxième, c’est le communisme d’État tel qu’il s’est construit dans certains pays à par-tir de la révolution de 1917. Le troisième, forgé à par-tir du travail de Marx, est plus hybride. Cette matrice recèle une tension entre une logique évolutionniste dont il faut se défaire qui consiste à déduire l’avenir des sociétés de leur présent, et une logique plus poli-tique méritant d’être reconsidérée qui insiste sur la nécessité d’introduire la démocratie dans la sphère de l’économie. Il est important pour la gauche critique de tirer le bilan, de solder l’héritage, plutôt que de

faire comme si rien ne s’était passé. Pour comprendre le défi à relever aujourd’hui, une bonne partie de la gauche radicale doit notamment se libérer du carcan que fait peser l’étatisme. Sinon elle se condamne à piétiner, à ressasser les mêmes recettes, revisitées de façon new-look. La valorisation récurrente de l’appar-tenance à l’État-nation ou des appartenances locales et régionales à la manière de Jean-Claude Michéa, est une impasse très dangereuse. Elle est incompatible avec le principe du commun.

regards. Sans cette notion d’appartenance, com-ment se crée le ciment qui fait le lien entre tous ?

christian laval. Par l’activité. Nous opposons aux pensées de l’appartenance, de l’essence et de la nature, une pensée de l’agir, de la pratique, ou si voulez, de la praxis. C’est dans l’agir, par l’agir, qu’on crée du com-mun. Aux participants de coélaborer et codéterminer des choix. Le seul principe qui puisse obliger à obéir à des lois, des règles, c’est la participation à leur éla-boration. Cette démocratie trouve à s’exprimer dans des expériences concrètes comme les coopératives, formes classiques bien connues dans le mouvement ouvrier. Mais elle est aussi mise en œuvre dans certains collectifs de défense de l’environnement : banques de semences, groupes d’agriculteurs ou de villageois qui décident de produire en commun, paysans andalous qui se mettent à cultiver les terres ensemble…

pierre dardot. Nous ne voyons pas de coupure entre ces expériences et le commun comme principe poli-tique. Celui-ci doit valoir aussi bien pour la sphère socio-économique que pour la sphère politique stricto sensu.

christian laval. Ces modes de réflexion que l’on re-trouve dans des textes du XIXe et début du XXe siècle ont disparu quand l’État est apparu comme le pilote, le directeur, l’instance de commandement incontour-nable et indiscutable. On a alors perdu de vue l’es-

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sentiel : l’auto-institution de la société par elle-même, bien décrite par Cornelius Castoriadis. Ce qui nous amène à un autre travers de la gauche radicale : le refus de l’institution, assimilée à l’État, qui est hérité d’une tendance spontanéiste ou gauchiste prégnante dans les années 1970. Il existe donc un jeu de miroir entre le spontanéisme anti-institution d’un côté et l’étatisme de l’autre – deux tendances qui se nour-rissent l’une l’autre.

regards. Où se situe Jean-Luc Mélenchon ?

christian laval. C’est un étatiste pur jus ! Il exprime parfois des positions très souverainistes, voire fran-chement nationalistes. Et lorsqu’il se réfère à Jaurès, il fait un contresens total en l’assimilant à un étatiste jacobin alors qu’il était partisan de la décentralisation et de l’autogestion des entreprises publiques.

pierre dardot. Jean Jaurès a beaucoup réfléchi à l’im-portance du droit comme terrain de lutte pour les op-primés. Il ne considérait pas le droit comme une sorte d’illusion ou d’instrument pur et simple au service de la classe dominante. L’étatisme fait perdre de vue cette relative autonomie du droit par rapport à l’État.

regards. En quoi le commun est-il pour vous non seulement un principe, mais « le » principe poli-tique ?

pierre dardot. Cela veut dire que c’est celui qui com-mande tout le reste. Pour nous, la politique n’est pas une instance régie par des hommes et des femmes qui se sont spécialisés dans cette chose, pour qui c’est une affaire de métier. Si le commun en est « le » principe, c’est parce que la politique est une activité de délibéra-tion, de décision et d’action collectives.

christian laval. Il y a de la politique à partir du mo-ment où des gens se mettent ensemble et peuvent donner des règles à leur propre agir. La politique est

partout, elle traverse toutes les sphères, car de l’écono-mie au social, toutes sont concernées par la coactivité. Cette définition permet de renouer avec des formes de pensée très anciennes, comme les enseignements philosophiques qu’en a tirés Aristote qui arrive après l’expérience démocratique grecque. Ce principe du commun, nous ne l’inventons pas. Il a émergé dans l’action même qui est menée au sein des courants écologiques et altermondialistes, du « mouvement des places », chez les Stanbouliotes qui tentent de sauver le parc Gezy de la destruction à Istanbul…

regards. Ces expériences peuvent-elles s’articuler avec l’action menée par les partis politiques ?

pierre dardot. La formation des partis modernes est en lien direct avec l’émergence et l’affirmation du cadre de l’État-nation. Hannah Arendt l’avait bien analysé. Ce cadre étant aujourd’hui en crise, il est dif-ficile d’imaginer que ces organisations puissent jouer exactement le même rôle que celui qui était le leur depuis la fin du XIXe siècle. Si les partis continuent de tendre vers l’objectif de la conquête du pouvoir d’État, alors cette forme nous semble complètement dépassée. Le bolchevisme était un parti de révolu-tionnaires professionnels construit sur le modèle de l’organisation étatique alors même que l’État était considéré comme un appareil autoritaire. L’ironie de l’histoire, c’est qu’aujourd’hui, l’UMP comporte un comité central ! Le cadre de l’État-nation impose aux partis d’entrer en compétition pour la conquête du pouvoir. L’élément de blocage est là. Ceci dit, on

Le principe du commun, nous ne l’inventons pas. Il a émergé dans l’action des altermondialistesou dans le « mouvementdes places ».

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pourrait envisager des organisations qui n’aient plus pour but d’accéder aux leviers de commande grâce à un putsch ou aux élections. Il faudrait que l’on puisse voir émerger des formations politiques construites sur une tout autre logique.

Quel rôle pourrait jouer ces partis qui ne s’inscri-raient plus dans le jeu institutionnel ?

christian laval. Ils pourraient aider à la révolution telle que nous l’entendons : une reprise en main par une population de son propre destin. C’est ce pro-cessus par lequel une société se ressaisit elle-même, et refonde ses institutions centrales, qui nous inté-resse. Il y a quelque chose de contradictoire dans le fait de croire que le parti représente l’avant-garde des masses qu’il guide pour construire un nouvel État. L’idée proprement révolutionnaire qui était déjà celle du XIXe siècle veut au contraire que le peuple soit en mesure de se gouverner lui-même. La notion d’auto-gouvernement est pour nous un synonyme du prin-cipe du commun. Les organisations politiques sont utiles dans la mesure où elles inscrivent leur propre dissolution dans leurs objectifs.

Quelle place occupe la conflictualité dans cette vision de la démocratie ?

christian laval. On ne pense pas du tout que la démo-cratie, ce soit la recherche de l’unanimité. En réalité, c’est une confrontation d’idées représentées par des courants qui doivent pouvoir s’organiser et s’instituer.

pierre dardot. Il faut renoncer à l’idée qu’une société puisse s’auto-instituer politiquement dans l’harmonie et la paix. Au nom de tels préceptes, on fait souvent passer des choses dangereuses voire criminelles. Je ne dirais pas que la paix civile, c’est le souverain bien. La conflictualité doit prévaloir pendant, avant et après le changement de société. Cette réalité du conflit peut être non pas annulée mais assumée, surmontée par une coproduction de règles de droit.

Le commun peut-il devenir pour le Front de gauche ou le NPA ce que le « care » aurait pu être pour le Parti socialiste ?

pierre dardot. L’analogie ne peut pas prévaloir ! À un moment donné, la gauche de gouvernement, en panne par rapport à sa propre tradition, a accueilli cette for-mule assez creuse et fumeuse, le « care », qui est avant tout rhétorique. Ce que nous formulons, c’est un principe politique dont nous souhaitons, bien sûr, que les formations politiques s’emparent pour mettre en œuvre ce à quoi nous n’avons pas nous-même pensé.

christian laval. Contrairement aux tenants du « care », nous ne nous adressons pas à la technocratie. Et nous ne ressemblons en rien à des conseillers du prince ! Nos réflexions sont destinées à être reprises, prolongées, combattues par des acteurs divers : des partis et des syn-dicats, mais aussi des praticiens engagés dans l’économie sociale et solidaire, dans les services publics ou l’entre-prise privée. Le principe du commun regarde donc bien au-delà de la gauche radicale. La responsabilité des intel-lectuels, c’est de tirer les conséquences d’un travail théo-rique sur le plan pratique, non pas en livrant un mode d’emploi, mais en dessinant des possibles.p recueilli par marion rousset

Nos réflexions sont destinéesà être reprises par des partis,des syndicats, des praticiens…Le principe du commun regarde au-delà de la gauche radicale.

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DANS SON PASSÉ ?

FAUT QU’ON SE RÉVEILLE LÀ ! IL EST OÙ L’AVENIR DE LA GAUCHE ?

LE DOSSIER

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Le projet reste celui de l’émancipation des couches populaires. C’est cet objectif qui sert de référence à la définition de ce que l’on peut continuer à appeler la gauche. De ce point de vue, la situation actuelle est profondément contradictoire. Je n’ose dire « le » meil-leur, mais au moins « du » meilleur comme « du » pire peuvent émerger. Rien n’est joué. Les années 1930 permettent de réfléchir de façon analogique. En 1933, plusieurs futurs sont présents en même temps : le fas-cisme bien sûr, mais aussi le New Deal qui redéfinit le cadre du capitalisme, le Front populaire, la révolu-tion russe et la révolution chinoise, la décolonisation. Je pense que tout est là en même temps, comme dans ces années de grande crise, et qu’aucune situation ne va l’emporter et annuler les autres futurs. Mais ici ou là, cela peut aller très vite.La première chose à faire est évidemment de résister et de lutter. Sans oublier la proposition de Deleuze relayée par Miguel Benasayag : « Résister, c’est créer. » Il faut aussi s’attaquer aux grandes contradictions. Il y a les contradictions sociales avec la place première que prennent les inégalités (inégalités sociales, discrimina-tions, notamment de genre, racisme…) La seconde contradiction est liée à la crise écologique. Elle met en

cause le mode de production capitaliste et producti-viste et conduit à la déconstruction de la modernité occidentale et à la co-construction d’un autre chemin. Il y a bien sûr les contradictions géopolitiques. Et il ne s’agit pas seulement des enjeux de la guerre. Il y a aussi tout ce qui se joue autour d’Internet dont on voit qu’il peut être à la fois un outil de contrôle et de libération. Enfin, j’identifie le bloc des contradictions idéologiques avec la question double de la démocra-tie et de la corruption. Les mouvements qui se dé-ploient depuis 2011 sur plusieurs points de la planète ne contestent pas seulement l’idéologie sécuritaire, mais aussi le développement de la corruption née de la fusion de la classe financière et de la classe poli-tique qui réduit l’autonomie du politique et le champ de la démocratie. On peut comprendre ainsi la dé-fiance à l’égard des institutions politiques et de tout ce qui apparaît comme le moyen pour l’oligarchie de construire son pouvoir.La prise de conscience de ces enjeux s’accompagne de grandes interrogations sur ce que l’on peut faire et sur la stratégie en termes d’ouvertures et d’alliances possibles. Je distingue clairement trois avenirs pos-

GUSTAVE MASSIAH« LE MEILLEUR COMME LE PIRE PEUVENT ÉMERGER »

GUSTAVE MASSIAHMembre du conseil scientifique d’Attac,

représentant du CRID au Conseil International du Forum social mondial

Comme dans les années 1930, tous les possibles sont là en même temps et aucune situation ne va l’emporter et annuler les autres futurs.

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sibles. La première possibilité est celle d’une finan-ciarisation accrue de la nature et du vivant. Il s’agirait d’aller plus loin dans le néolibéralisme. Cela implique la liquidation des résistances et cela pousse aux tota-litarismes. La seconde voie qui émerge au sein même de l’establishment est celle d’un green new deal. Cette voie est portée par des personnes aussi différentes qu’Amartya Sen, Thomas Piketty, Joseph Stiglitz, Paul Krugman. C’est une nouvelle proposition de régulation et de redistribution. Leur influence peut prendre du temps. Il ne faut pas perdre de vue que le New Deal a été proposé en 1933 et ne s’est imposé qu’en 1945, après une guerre mondiale… Enfin, il y a la proposition qui correspond à l’émancipation et qui

se formule autour de la réinvention de la démocratie, des biens communs, du « buen vivir ». Cela passe par des luttes et des pratiques alternatives d’émancipation, par des mobilisations pour des politiques publiques d’accès au droit pour tous et par l’expérimentation de nouvelles formes de démocratie. Les enjeux de la période se redéfinissent autour de la convergence entre la révolution sociale et la révolution écologique, l’exigence démocratique et une nouvelle phase de la décolonisation.J’aime cette phrase d’Hölderlin souvent citée par Ed-gar Morin : « Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve. » Il faut être conscient des dangers et y rechercher les possibles qui essayent de se frayer un chemin.p

DANIELLE TARTAKOWSKY« IL N’Y A PLUS DE LIEU UNIQUEDE DÉCISION POLITIQUE »« Les dernières grandes luttes que nous avons connues en France possèdent un caractère défensif. Il s’agit d’essayer de sauver ce qui reste de l’État social, un mo-dèle né de l’articulation entre une mobilisation antifas-ciste et le Front populaire, mis en place sur des bases très larges. Aujourd’hui, l’échelle nationale n’est plus exclusive de la reconstruction d’une forme de compro-mis social. Il n’y a plus de lieu unique de la décision politique. Les dimensions internationale, européenne, nationale et régionale attestent d’une échelle variable qui complique la situation au regard du cadre national qui présidait dans les années 1930. En outre, le mo-ment politique est différent. La crise majeure qui avait ébranlé le pays entre les deux guerres n’appelait pas les mêmes réponses que le phénomène de délitement de la réponse keynésienne auquel nous assistons depuis plus

de quarante ans. Les réponses des années 1930 étaient violentes – pour le meilleur – au regard des forces de régulation antérieures. Je ne sais pas si la longue durée qui caractérise l’évolution néolibérale actuelle autorise des cassures de même nature. Nous sommes un peu tétanisés devant ce qu’on sent être la fin d’un monde. Dès qu’une piste de transformation est avancée, on craint qu’elle ne participe d’une reconstruction du néo-libéralisme. Malheureusement, je ne suis pas sûre que l’imagination suffise. » p recueilli par m.r.

DANIELLE TARTAKOWSKY

Historienne des mouvements sociaux

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La gauche vient d’enregistrer, en pourcentage d’expri-més, le plus mauvais résultat de tout l’après-guerre. Toutes élections confondues. Aux européennes de 1979, 30 % des ouvriers s’étaient abstenus et les deux tiers des ouvriers votants avaient donné leur voix à la gauche. Aux européennes de 2014, les deux tiers des ouvriers se sont abstenus et un quart seulement du tiers restant a voté pour une liste de gauche. Mais la gauche de gauche n’a pas bénéficié de cette situation : elle réalise l’un des deux ou trois pires scores de son histoire électorale.Entre 2009 et 2012, le Front de gauche a mangé son pain blanc. Maintenant il est au pain gris. Il ne peut pas se dire que le revers est conjoncturel et que le balan-cier reviendra. Après la déculottée socialiste de 1993, Michel Rocard avait énoncé la nécessité d’un « big bang ». Le problème est que l’explosion n’a pas porté le PS dans la bonne direction. Disons clairement les choses : la gauche critique, toutes tendances confon-dues, a besoin de refondation. Et la refondation n’est ni l’immobilisme ni le reniement ; ce n’est ni la répéti-

tion ni la disparition. Si la gauche critique n’est qu’une gauche qui dit non, elle nourrit moins le mécontente-ment que l’amertume et le ressentiment – ce qui fait les beaux jours de l’abstention et du Front national. Pour prospérer, elle doit être une gauche d’alternative, c’est-à-dire d’imaginaire, d’espérance, de projet. Pas de programme, mais de projet…Une condition préalable est nécessaire pour y parve-nir : intérioriser que le monde et ses sociétés ne sont plus ce qu’ils étaient. Il y a toujours des catégories populaires (les dominés sont les plus nombreux), mais il n’y a plus un groupe central, prolétaire, immigré, ou discriminé, autour duquel la plèbe peut espérer deve-nir peuple. La créativité n’a pas déserté l’usine, mais elle la déborde en s’étendant à la ville et à ses rapports sociaux. Avec la polarité qui est au cœur de la mondia-lisation, il n’y a plus « le » centre et « la » périphérie. La République n’est plus le modèle qui faisait de la redis-tribution publique le moyen pour corriger les inégalités réelles, pour compléter l’égalité en droit. Il n’y a plus de soviétisme ni de tiers-mondisme pour conforter l’idée que l’on peut faire vivre des sociétés sans le primat du capital. Et on sait qu’il ne suffit pas de « prendre le pouvoir » pour que l’exploitation disparaisse et que les dominations reculent.Il faut de la cohérence, mais pas de la centralisation ; du commun, mais pas de l’unique ; du public, mais pas de l’étatique. Autant dire que, s’il est un ennemi principal du côté de la gauche de gauche, c’est la nostalgie. Si

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ROGER MARTELLI« RIEN NE SERT DE CHERCHERUNE DOCTRINE CENTRALE »

ROGER MARTELLIHistorien, codirecteur de Regards

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l’on ne s’en débarrasse pas, on ne réduira pas, à gauche, la marque du social-libéralisme.Le rapport à la nation cristallise souvent ce débat. Je respecte ceux qui, à gauche, disent que le national est plus facile à maîtriser que le mondial. J’ai pensé dans les mêmes termes qu’eux, naguère. La nation dont ils se réclament n’a rien de commun avec le nationa-lisme d’exclusion qui refleurit de nos jours. Mais leur démarche est une impasse. Que cela plaise ou non, le monde est plus concrètement interpénétré qu’il ne l’a été dans le passé. Renoncer à maîtriser cette inter-pénétration, au profit du développement sobre des capacités humaines, c’est se vouer à l’impuissance. Le « socialisme dans un seul pays » a été un échec ; l’éman-cipation dans un seul pays est une illusion, la source de débâcles futures. En outre, pourquoi le cadre national serait-il en lui-même plus favorable pour des avancées de civilisation ? N’est-ce pas chez nous que nous avons été battus, depuis plus de trente ans ?Le plus stratégique est de constituer l’espace européen en communauté citoyenne de destin ; mais tant qu’il ne sera pas institué, détruire le cadre national de politisa-tion est une absurdité. Un mouvement d’alternative se doit d’assumer une mixité évolutive. Je ne méprise pas la nation, je discute sa centralité. Je pense qu’il faut dés-tructurer la mondialisation actuelle, mais je ne crois pas que le contraire de la mondialisation soit la démondia-lisation. L’opposé de la mondialisation du capital, c’est la mondialité du bien commun. Si l’on ne s’en empare

pas, on laisse la mondialité aux forces dominantes et, de fait, la nation au Front national. S’ancrer dans le verbe du national n’est pas efficace pour arracher la nation à la droite extrême d’exclusion. Assumons les contradictions, au lieu de les contourner.S’il n’y a plus de centralité, rien ne sert de chercher un paradigme central, une méthode centrale, un corps de doctrine central. Il ne suffit pas de remplacer le « pa-radigme » marxiste par un « paradigme écologique », de substituer Proudhon à Marx, Foucault à Bourdieu, etc. Il n’y a pas une entrée unique à la lutte contre l’aliénation. Alors pourquoi voudrions-nous qu’il y ait, à l’arrivée, une figure unique de l’émancipation ?On a l’habitude, dans la culture de la critique sociale, de confondre polarité et lutte des camps. Parce que la gauche est polarisée, il y aurait « deux gauches ». Et dans la « bonne » gauche, il y aurait des clivages irréductibles : les étatistes et les autogestionnaires, les productivistes et les écologistes, les laïcs et les communautaristes, les gauchistes et les réalistes… N’arrêtons pas de discuter, et parfois même de nous disputer, mais cessons de dresser entre nous des fron-tières. Je sais bien que la culture de l’alternative est une culture de la lutte. Mais elle oublie trop souvent que le principe de la lutte (« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est une histoire de lutte des classes », disait Karl Marx) est d’abord une dynamique des contradic-tions. Apprécier les contradictions : on a décidément toujours du mal.p

N’arrêtons pas de discuter, et même de nous disputer, mais cessons de dresser des frontières.

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« Parlez-moi d’amour/Redites-moi des choses tendres/Votre beau discours/Mon cœur n’est pas las de l’entendre », chan-tait Lucienne Boyer en 1924, l’année du Cartel des gauches. Disait-elle autre chose que Pierre Khalfa analysant l’échec du Front de gauche aux élections européennes, pour conclure que cet échec tenait avant tout au FdG lui-même ? Pierre Khalfa ajoutait : « Nous n’avons pas été capables d’avancer quelques mesures d’urgence, reliées à un imaginaire de transformation sociale, pour donner une visibilité politique au Front de gauche. »1

En effet, « L’humain d’abord », slogan des affiches électorales, fleurait son Bernard Kouchner. Ou pire encore, « Tout ce qui est humain est nôtre », qui pour-rait sous-titrer une séquence de Miracle à Milan (1951), film de Vittorio De Sica et Cesare Zavattini où le puis-sant fait constater aux démunis qu’ils ont cinq doigts tous les deux et sont donc semblables et faits pour s’entendre. Brecht, dans Puntilla et son valet Matti, mon-trait en une autre parabole que l’ivrognerie abolissait les barrières sociales. La guerre aussi. Est-ce une rai-son pour y chercher l’humain d’abord ?Depuis Gramsci, on sait que la guerre des mots, la rhétorique, la sémantique, l’invention constante de la parole et du discours sont les conditions de l’hégé-monie idéologique. Que veut dire « gauche », dans le présent ou le futur ? Maladroit, sinistre en latin, à la gauche du président de l’Assemblée dans une enceinte parlementaire. Mais dans un stade ? Un wagon de mé-tro ? La foule des trottoirs est-elle du côté gauche, du bon côté, on the sunny side of the street ? Jaurès était-il de

1. Entretien de Pierre Khalfa dans le journal Le Monde, 3 juin 2014

gauche ? Il se disait socialiste. Relisons ses discours, ses articles. La puissance imagée de sa parole, l’aigu de sa plume, ont été remplacés par un discours comp-table, gestionnaire, énarchique et choc.Que veut dire « compétitivité » ? De toute façon, ça commence mal et ensuite ça hoquette. Promettre que seule la croissance – salut les corbeaux – permettra l’emploi, c’est se moquer du monde. Le monde est fini, instinctivement tous le ressentent et les milliards d’humains vont se partager quoi ? Le gaz de schiste, les algues vertes, le CO² en spray ! Sur ce point, la Nouvelle Donne est plus socialiste que le parti qui porte encore ce nom.Comparons mot à mot les appellations « Front de gauche », « Front national » et « Front populaire ». Ce dernier est plus clair, car il renvoie le second à n’être que « national » comme la révolution prônée par Philippe Pétain. Et s’il est populaire, c’est qu’il est en libre accès pour le peuple, et non un cartel (des gauches) d’organisations.Laissons le Parti de gauche n’être qu’une partie de la gauche et ouvrons les portes du Front populaire au peuple, aux mots, aux idées, à l’invention. Est-il un texte aujourd’hui capable de rivaliser sur ces points avec le Manifeste du Parti Communiste ? p

PAUL CHÉMÉTOV« LA PAROLE DE JAURÈS REMPLACÉEPAR UN DISCOURS ÉNARCHIQUE ET CHOC »

PAUL CHÉMÉTOVArchitecte

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La fresque réalisée pour le collège Auguste-Delaune à Bobigny s’appelle « La galaxie des mouvements ». Quand j’attendais les mômes qui m’accompagnaient dans cette résidence artistique, je voyais un tourbillon d’énergie dans la cour où ils jouaient, se chamaillaient, déployaient leurs mouvements. Cette image interroge l’avenir de la gauche. Toutes les flèches qui tournent dans cette direction sont-elles animées par une énergie à même de porter un nouveau projet de société ou ce mouvement tourne-t-il sur lui-même ?Poser la question en termes de « gauche » et de « droite » renvoie à l’usure ou l’usurpation des mots, plus qu’à l’épuisement d’un concept, d’une idée, d’un besoin vital. Jean-Luc Mélenchon a pointé à juste titre dans sa conférence de presse après les élections euro-péennes « que la responsabilité échoit d’abord à ceux qui nous ont volé les mots pour les penser. Lorsqu’on ose appeler gauche une politique économique de droite, il est difficile de penser le futur ». J’ajouterai que dans un mouvement combiné, l’« autre gauche » s’est fait voler plusieurs notions par le Front national Bleu Marine : la contestation de la mondialisation libérale, la protection sociale, la laïci-té. Mais j’aurais envie de répondre avec Godard dans Adieu au langage : « On a mélangé la droite et la gauche, mais pas le haut et le bas. » La gauche future s’appellera-t-elle gauche ? Je ne le sais pas, et je m’en fiche presque. Au-ra-t-on le besoin vital d’une force qui exprime le projet d’une société plus juste, plus humaine, pour ceux d’en bas ? Oui. C’est cette aspiration émancipatrice qui sert de moteur à la recherche d’outils capables de créer les conditions d’une vie meilleure. Et qu’importe son nom dans le futur. p

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MALTE MARTINLE DESSIN

D’UN TOURBILLON D’ÉNERGIE

MALTE MARTINGraphiste

Malte Martin photographie Éric Garault Dans le cadre d’une résidence d’artiste In Situ du CG93 au Collège-Auguste Delaune à Bobigny

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regards. Le 6 mai, nous fêtons les deux ans de la victoire de François Hollande. À vous lire, ce n’est pas un anniversaire, mais un enterrement de la gauche et de la social-démocratie…

éric fassin. Le moment où le président s’assume social-démocrate coïncide avec celui où il renonce à l’être. Mais il le fait sur le mode de la dénégation. Car c’est en même temps qu’il offre au Medef son « pacte de responsabili-té ». En réalité, il n’est plus question de compromis entre des intérêts contradictoires, entre syndicats et patronats. Il n’est plus question de réduire les inégalités. La social-démocratie, aujourd’hui, ce n’est pas le Parti socialiste ; c’est plutôt le Parti communiste !Certes, Hollande ne dit pas : « L’État ne peut rien » ; il revendique au contraire : « L’État prend l’initiative ». Mais dans le néolibéralisme qu’il promeut, l’interven-tionnisme d’État est au service des marchés. Dès lors, quelle différence avec la politique de Nicolas Sarkozy ? Restera le mariage pour tous, mais c’est tout : désormais, avec l’enterrement de la PMA, le progrès des mœurs, c’est fini.Si le PS mène une politique de droite, c’est qu’il accepte les termes de la droite. Comme l’adversaire définit les questions, opposition ou majorité, les réponses sont les mêmes. Les mots sont la clé de la bataille idéologique. Le discours politique façonne le débat public. L’enjeu central est de reconquérir l’hégémonie culturelle.Par exemple, l’idée que l’immigration est un problème fait partie du langage du PS. Or un discours de gauche devrait affirmer la distinction entre être et avoir. Pour la droite, l’immigration est un problème ; en revanche, la gauche devrait dire qu’il y a des problèmes avec l’im-migration. Un autre terme marque pareillement l’effa-cement de la distinction entre droite et gauche : tout le monde parle d’intégration. Pour la droite, il s’agit de s’in-tégrer ; mais la gauche devrait parler d’intégrer. Passer du

verbe pronominal au verbe transitif, ça change tout ! Car dans le premier cas, c’est la responsabilité des immigrés ; dans le second, c’est celle de la société. Bref, la gauche emprunte les mots de la droite.C’est cela qui affaiblit la démocratie : tout le monde fi-nit par dire la même chose. Or la démocratie suppose que s’affrontent des visions du monde différentes. Le consensus, c’est donc la négation du débat démocra-tique. Conséquence : c’est le triomphe de l’abstention et du vote Front national ! Car, si la majorité et l’opposition disent la même chose, le résultat n’est pas symétrique. On assiste en effet à une droitisation généralisée de l’échiquier politique.

regards. Dans votre livre, vous défendez l’idée que cette droitisation de l’échiquier politique ne signi-fie pas une droitisation de la société…

éric fassin. Ce que disent les politiques, d’ordinaire, c’est qu’ils ne font que répondre à la demande des « vraies gens » (par exemple, des « riverains », comme nous l’avons montré dans notre analyse de la « question rom »1). Or cette vision est proprement populiste. Le sens que je donne au mot n’a rien à voir avec le peuple ; il a tout à voir avec les politiques. En effet, il s’agit de la représentation politique du peuple. Il y a deux manières opposées de concevoir le travail politique : d’un côté, le populisme prétend seulement refléter ce que pense le peuple ; de l’autre, la politique contribue à produire des représentations qu’elle soumet au vote du peuple.Ce populisme revient à nier la politique. Quand on dit : « Je fais ce que les gens demandent », on finit par re-fléter, non pas le peuple, mais les sondages d’opinion. Le populisme revient à dire au peuple : « Voilà ce que vous pensez. » En revanche, la politique démocratique

1. Roms & riverains. Une politique municipale de la race, éd. La Fabrique, 2014

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ÉRIC FASSIN« CHOISIR SON LEXIQUE AU LIEU DE LE SUBIR »

ÉRIC FASSINSociologue, auteur de Gauche : l’avenir d’une

désillusion, éd. Textuel, mai 2014.

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consiste à lui dire : « Voilà ce que je vous propose. » En démocratie, les représentants du peuple proposent au peuple des représentations du monde – de la société, et du peuple lui-même. Ainsi, le peuple n’est pas une don-née brute : il se constitue en peuple dans le jeu politique.Le populisme s’imagine, et nous fait imaginer, un peuple nécessairement raciste, sexiste, homophobe : c’est une version très condescendante d’un peuple de « beaufs », en miroir des supposés « bobos » qu’on méprise sy-métriquement pour leur angélisme supposé (taxé de « droit-de-l’hommisme »). C’est la raison pour laquelle je me méfie du mot « démagogie » : on nous dit que les démagogues flattent les viles passions du peuple. Mais pourquoi supposer toujours que le peuple est bas ?

regards. Vous récusez l’opposition classique entre social et sociétal. Pour quelles raisons ?

éric fassin. Tout est social ! Il faut partir de cette pro-position tautologique : la société est sociale ! Opposer classe et race, ou classe et genre, n’a pas de sens. Les retraites ? C’est social, nous dit-on. Mais les femmes sont les premières victimes des réformes des régimes de retraite. Les discriminations ? C’est sociétal, paraît-il. Pourtant, elles touchent d’abord des minorités visibles qui appartiennent aux classes populaires. Je récuse cette opposition, non seulement parce qu’elle est empirique-ment fausse, mais aussi parce que, politiquement, elle est dangereuse. Il y aurait des sujets sérieux, d’autres futiles ; des questions majeures, d’autres mineures. Mais une politique qui privilégie la classe au détriment du sexe et de la race, en pratique, c’est une politique de l’homme blanc. Il ne faut pas accepter l’alternative entre la vision de Terra Nova et celle de la Gauche populaire2. Les deux s’opposent en apparence, mais se rejoignent sur un même partage du monde : d’un côté, le peuple, de l’autre, les minorités. Il faut proposer une image du peuple qui inclue les minorités, et non opposer une par-tie du peuple à une autre.

2. Terra Nova est un think tank du PS et la Gauche populaire un réseau d’élus socialistes et d’intellectuels.

regards. Dans votre livre, comment se fait-il que vous ne parliez quasiment pas de la gauche de la gauche ?

éric fassin. La gauche de gauche n’a pas tiré les béné-fices électoraux de la droitisation du Parti socialiste. Loin d’ouvrir un espace à gauche, cette dérive semble l’avoir fermé – d’autant plus que l’espace médiatique est clos. C’est en ce sens qu’on peut parler d’une hégémonie de la droite. L’enjeu, c’est d’arriver à faire entendre ce qui reste inaudible aujourd’hui.

regards. Comment faire ?

éric fassin. On l’a vu, reprendre la main, c’est parler une langue de gauche, choisir son lexique au lieu de le subir ; et changer le peuple, c’est passer du reflet à la proposition.Mais il faut aussi changer de peuple. Je m’explique. Il n’y a pas que la politique gouvernementale qui se joue dans les élections. Il existe une politique non gouvernemen-tale – nous qui ne sommes pas élus, nous qui ne nous résignons pas. Comment nous faire entendre, voire comment nous imposer, alors que nous ne sommes pas majoritaires ? Car dans les élections, c’est la majorité qui compte ! Réponse : il faut essayer de peser plus que notre poids. Il faut devenir des minorités agissantes. Prenons exemple sur la droite religieuse aux États-Unis, sur les tenants du mariage pour tous en France, ou encore sur Farida Belghoul dans son combat contre la prétendue « théorie du genre » avec Égalité et réconciliation. Bref, il faut constituer ce que j’appelle des « publics ». Un public, ce sont des gens mobilisés pour une cause. Si nous sommes très déterminés, nous pouvons faire avan-cer une cause minoritaire. Il faut donc des causes, mais aussi des méthodes de mobilisation, tel le crowdfunding, ou financement participatif. Mettons des intérêts privés

En démocratie, les représentants du peuple proposent au peuple des représentations du monde – de la société, et du peuple lui-même.

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au service du public ! Je pense par exemple à Mediapart : des gens s’y abonnent même sans le lire, juste parce que ce média est un contre-pouvoir et qu’il nous paraît im-portant qu’il existe.On ne peut pas compter seulement sur l’État pour faire vivre l’espace public. Nous avons besoin aussi d’une po-litique non gouvernementale. Il faut trouver les moyens

de n’être pas démobilisés par des rapports de force défa-vorables ! Nos politiques ne cessent de nous répéter : « Il n’y a pas d’alternative ! » Il faut donc leur répondre : « Si, il y a toujours un plan B ». Le désespoir n’est pas de la lucidité, puisqu’il fait le jeu du cynisme. Aucune partie n’est perdue d’avance.p propos recueillis par clémentine autain

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PHILIPPE CORCUFFSociologue, auteur de La gauche est-elleen état de mort cérébrale ? (éd. Textuel)

« La gauche radicale patine depuis une vingtaine d’an-nées, enfermée dans le couple présentisme/nostal-gisme. Aujourd’hui, c’est l’immédiat qui donne souvent le « la » à l’ensemble des activités militantes : on zappe d’une lutte à l’autre sans projection claire dans l’avenir, ni évaluation critique du passé. À d’autres moments, on considère au contraire que « c’était mieux avant », dans un rapport fantasmatique au passé dont le pré-sent et l’avenir ne peuvent être que dégradations. Pour sortir des rails intellectuels routiniers, l’idée pourrait être de constituer des espaces déconnectés des enjeux électoraux et des problématiques d’alliances qui pol-luent le rapport à la politique. En réunissant des mili-tants de différentes organisations, des associatifs, des artistes, des intellectuels professionnels, des syndica-listes, ces lieux hybrides permettraient de produire de nouvelles idées. Il pourrait s’agir en même temps de forums de mutualisation des expériences alternatives. Il faut sortir de la logique technocratique d’expertise qui est celle des think tank pour repenser les catégo-ries politiques. Les solutions viendront après. Une des contradictions de Jean-Luc Mélenchon ou de Pierre Larrouturou (Nouvelle Donne), par exemple, c’est qu’ils sont censés porter un projet de démocratisation et de critique de la représentation politique et qu’ils le font à travers la figure d’un homme providentiel qui

apporte les solutions. La question de la concentration du pouvoir, qui hante depuis deux siècles les combats socialistes, reste un impensé. Pour ne pas faire de la politique comme avant, il ne suffit pas de toiletter les institutions des régimes représentatifs, il faut affronter cette tension qui est au cœur des pratiques des orga-nisations de la gauche radicale. Par ailleurs, les logi-ciels de la croissance et du collectivisme doivent être réinterrogés. On ne peut pas repenser la protection sociale, si on ne fait pas de la question de l’individu un des éléments centraux. Aujourd’hui, les cadres col-lectifs doivent permettre le déploiement des indivi-dualités dans la coopération et la solidarité. On pour-rait notamment imaginer des logements sociaux qui laissent une grande part à l’appropriation personnelle de l’espace. Face à l’émergence d’une nouvelle idéo-logie conservatrice à tonalité xénophobe, la gauche radicale doit certes répondre à l’urgence sociale. Mais le moyen terme, qui vise à reconstituer un projet, ne doit pas être sacrifié. »p propos recueillis par m.r.

PHILIPPE CORCUFF« IL FAUT SORTIR DE LA LOGIQUETECHNOCRATIQUE D’EXPERTISE »

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Comment débloquer la situation pour trouver le che-min contemporain d’un projet émancipateur crédible ? Au regard de l’ampleur de la tâche, une certaine mo-destie s’impose. Les défis à relever sont nombreux : crise de projet historique du mouvement ouvrier, intégration du paradigme écologiste, inadaptation des modes d’organisation, etc. Je n’aborderai ici qu’un seul aspect dont l’opportunité fait débat au sein même de la gauche radicale : celui de renouer avec une tradition universaliste qui seule peut permettre d’unifier les ex-ploités contre le capitalisme globalisé.Les classes dominantes ne se contentent pas de construire le consentement des opprimés autour de leurs valeurs à travers de multiples mécanismes, notamment médiatiques. Elles organisent et instru-mentalisent aussi les rivalités entre les diverses op-pressions. Diviser pour mieux régner n’est guère une idée nouvelle mais elle demeure terriblement efficace. Opposer les Français et les immigrés, la fonction pu-blique au privé, les salariés à statut et les précaires permet une atomisation des luttes et des résistances qui nourrit une accumulation de défaites et accentue désespoir et ressentiment.Retrouver les voies du rassemblement suppose donc d’en finir avec cette fragmentation à l’infini. La dif-ficulté réside en ce que la gauche radicale elle-même participe de cet éparpillement. Sous l’impulsion d’une pensée académique anglo-saxonne, la fin honteuse du socialisme existant a laissé place à la profusion des « post » : poststructuralisme, postmodernisme, post-

marxisme, postféminisme, postcolonialisme. Cette abondante littérature, souvent peu traduite pour le lec-teur francophone, est pour partie la réponse à l’effon-drement d’un « socialisme » qui avait épuisé sa force propulsive. Pensées nées de la défaite, elles ont su rani-mer une critique du sexisme, de l’impérialisme, de la colonisation et d’un racisme solidement ancrés dans les anciennes métropoles. En ce sens, elles constituent une réponse argumentée à un universalisme abstrait et dévoyé au profit de la pérennisation de l’ordre existant. Le mouvement ouvrier s’est souvent polarisé unique-ment sur la question sociale. Toute autre question a été considérée au mieux comme secondaire, au pire comme une diversion obscurcissant le seul enjeu qui vaille, celui de la lutte de classes.Reste que la question demeure : s’il faut critiquer l’uni-versalisme abstrait, existe-t-il des valeurs universelles ? Prenons un seul exemple : l’intégrité du corps des femmes et le rejet absolu de toute forme de mutilation est-il, pour nous, universel ou doit-il être appréhendé et jaugé à l’aune de contextes géographiques ou culturels ? La satisfaction de besoins fondamentaux (se nourrir, se loger), l’aspiration à la liberté, à la dignité dépassent très largement les barrières culturelles. À l’heure de la domination sans partage du capital sur l’ensemble de la planète, la fascination qui saisit une partie de la pensée critique pour les marges, les spécificités géographiques ou culturelles, désarment les opprimés contre le rou-leau compresseur néolibéral. L’exploitation capitaliste ne peut englober l’ensemble des oppressions, mais

GUILLAUME LIÉGARDRENOUER AVEC L’UNIVERSALISME

GUILLAUME LIÉGARDEnseignant, militant

Le cadre pyramidal et centralisé du parti n’est plus adapté à la société des réseaux sociaux.

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PORTFOLIOUN ÉTÉAU QUARTIERStéphanie Lacombe a photographiéun été dans une cité de Bastia.De ce travail nous avons retenu9 photos que François Salvaing regarde et commente.

L’été. Mais sans plage ni parasols. Sans surf ni yachts. L’été en appartements. L’été quand même, sa lumière. Dans certains encadrements la promesse de la mer. Robes légères, shorts, slips, certains torses sont nus, et les fenêtres grand ouvertes. Mais parfois le volet fermé. Pour repousser la chaleur – et les regards. Affalée sur un canapé à fleurs, une jambe sur un rebord, l’autre en l’air, et la robe retroussée jusqu’aux genoux, une coquette senior à lunettes se donne de l’éventail. Fraîcheur à tous les étages et à tous les sens du terme.

photos Stéphanie Lacombe/picturetankC’est dans le cadre de la mission dite de lien social “Escales de mémoires” que le Centre Méditerranéen de la Photographie a confié en 2010 à Stéphanie Lacombe une commande photographique sur la mémoire des quartiers sud de Bastia à Lupino avec comme thème : “un été au quartier” dans l’espace privé. »

Texte François Salvaing, RomancierRomans à paraître cet automne: 818 jours (éd. du Sirocco)et La Crèche (éd. A plus d’un titre)

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Trois personnages, plus un chat roux, fixent un espace sur notre gauche auxquels ils font face. Un écran – comment en douter ? On peut imaginer une leçon de gymnastique télévisée ou un cours de danse. Tous les trois, une femme et deux enfants, cherchent manifestement à reproduire un mouvement, une attitude qu’à un ou plusieurs exemplaires l’écran leur expose. De ce mouvement ou de cette attitude, les trois corps, de corpulence et d’âge divers, n’offrent pas exactement la même interprétation. La petite fille au premier plan saute en levant jusqu’à la hauteur des épaules ses poings serrés ; la femme, les jambes bien plantées au sol, ne monte les siens que jusqu’à la poitrine ; et l’adolescente à l’arrière-plan n’ose tout à fait ni une posture ni l’autre.

Lisa et ses deux filles. Lisa : « Avec nos enfants, nous ne partons pas en vacances l’été ; alors nous allons nous baigner à l’entrée du tunnel, à côté du lavoir, Plage des Galets. Très tôt le matin, il n’y a que des Bastiais et c’est sympa. La semaine prochaine nous partirons au Lac, une heure et demie de marche. Comme il est interdit de s’y baigner, nous irons nous rafraîchir dans les ruisseaux. »

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Juliana, Manu et Lorenzo. Juliana : « Je suis née à Montesoro, juste à côté, mais ce n’est pas Lupino, tout le monde vous le dira ! L’été nous restons ici ; je suis malheureuse quand je ne vois pas en même temps la mer et la montagne. De temps en temps, nous prenons le bateau, et partons une journée à Marseille faire les magasins. Ici la mode a deux ans de retard. »

L’écran. Quand on ne le voit pas, on le devine, dans tous ces intérieurs photographiés par Stéphanie Lacombe. Il crève, littéralement, les yeux. L’écran dont nous ne savons que trop combien il modélise. Ces photos le confirment, jusque dans ces décors où justement s’inscrit souvent, en majesté, l’écran. Mais elles témoignent aussi de l’irréductible humanité de chaque individu, et de chaque cellule familiale.

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Marie-Lucie : « Comme j’ai une maladie des bronches, je fais le ménage chez moi chaque jour, été comme hiver. La grande Barre m’a détruite parce qu’il y avait de l’amiante dedans, pourtant je la regrette… Je regrette l’entourage : nous descen-dions dans la rue, rigolions tous ensemble, parlions de tout et de rien, nous confiions les uns aux autres. L’été, je descends à la plage pour retrouver mes amis. »

Dans ces photos, quelques garçonnets, aucun homme d’âge adulte. Il en figure quelques-uns sur d’autres photos. Mais à la marge. Assistant au changement des couches du bébé, ou faisant le clown pour la marmaille. Ces appartements sont occupés et régis, qu’elles l’aient voulu ou non, par les femmes. Celle-ci dans sa cuisine, et elle vient de confier à sa fille plutôt qu’aux garçons, ces godiches, la mission de porter dans la salle à manger la pizza maison. Celle-là dans son salon, téléphonant, souveraine, une main sur un fauteuil, les jambes nues croisées. Ces autres encore… Telle perplexe devant son ordinateur, telle à dorloter le petit dernier tout en surveillant les jeux à leur console de trois jeunes mâles.

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Pascal, Sébastien et Océane. Dominique (la maman) : « Mon mari et moi sommes de Ghisonaccia, un petit village en Haute Corse. Nous habitions avec la mémé qui est partie se reposer au ciel. Nous avions l’habitude d’y passer les vacances d’été. Nous partons les week-ends en camping sauvage, avec une canne à pêche. Si tu n’attrapes pas de poisson, tu ne manges pas, parce qu’on emmène que de l’eau ! »

Unanime propreté des lieux. Est-ce seulement pour la photo ? Sans doute pas. Au dehors (dans la rue, sur la façade de l’immeuble, dans l’escalier et sur le palier même), peuvent régner – qui sait ? – la crasse, le désordre, l’abandon. Dehors, l’au dehors ! Dans ces appartements, pas trace de poussière et de dégradations, et pas non plus de la lutte contre la poussière et les dégradations. On se situe au-delà – dans un ordre voulu impeccable, à la recherche de la beauté. Recherche sobre parfois, et qui se limite au mobilier, à un soleil (d’osier ou de fer forgé ?) sur un mur, à des agrandissements encadrés de photos de famille, à un miroir, ou à un paysage peint qui sent la brocante ou le vide grenier. D’autres fois, vases et fleurs, jusqu’à l’exubérance. Ou déclinaisons de rouges dans la cuisine-salon-salle à manger, des murs aux rideaux et aux bibelots.

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Il faut insister sur le mobilier. Stéphanie Lacombe l’a rencontré dans des appartements de Bastia. Aussi bien, on le trouverait dans des cités de Villeneuve d’Asq ou du Mirail, dans des pavillons à Plougastel ou Pézenas. Nous le reconnaissons. Nous avons, nous aussi, errant dans des galeries marchandes et des show-rooms à la recherche de l’appartement de nos rêves, ouvert ces placards, testé ces sièges, caressé ces plans de travail, ces tables basses. Un mobilier dont nous n’avons pas hérité, et dont personne peut-être ne souhaitera hériter. Un mobilier qui nous classe à notre place, hors de la misère et loin du luxe.

Monika : « Tous mes souvenirs sont à Bastia car malheureusement je n’en ai plus du Maroc. Je suis arrivée très jeune avec mes parents à Lupino. Je me sens bien ici avec mes enfants. Le soir, nous passons à table au moment du feuilleton « Plus belle la vie ». Ce sont des gens un peu comme nous, ils vivent le racisme, le mal, le bien, les fêtes. Je me vois comme Blanche : c’est une maman au foyer, elle travaille, son mari l’a quittée, elle a 3 enfants. C’est la femme qui veut régler les problèmes de tout le monde. Et moi j’aime aider les autres, j’aime partager ce que j’ai. »

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Une paix moite baigne les photographies de Stéphanie Lacombe. Paix à robes, à rideaux et à tissus fleuris, que nous devinons chèrement conquise et que nous craignons sacrément précaire. Et ces canapés, ces armoires, ces buffets, si bien entretenus, où s’entrevoient, même modestes, l’ambition, la jouissance et le crédit, on peut d’un autre angle, pessimiste, par temps d’austérité, les qualifier de meubles à saisie, comme on parle, par temps de guerre, de chairs à canon.

Betty et Lilou. Betty : « Je suis née et j’ai grandi à Bastia. Mais aujourd’hui, j’apprécie de vivre dans les quartiers sud, particulièrement ici, à Lupino : j’ai tout à proximité : école, salle polyvalente, bibliothèque. L’été, avec Lilou nous allons à la plage ou au ruisseau et pratiquons différentes activités comme la lecture, la peinture, la cuisine ou des jeux de société. » Lilou : « Les princesses habitent dans les châteaux et pas des maisons comme la mienne. Mais moi, je la trouve très jolie ma maison. J’ai un petit chat noir. La couleur, ça n’a pas d’importance : qu’il soit noir, roux, bleu, vert. Il est tout petit et j’espère que je vais le garder toute la vie ! »

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Dans un seul des neuf documents apparaissent des livres. Ils occupent tout au plus la moitié ou le tiers des étagères d’une bibliothèque en kit. Sur les photos, la proportion est encore inférieure : une sur seize. Nous ne prétendrons pas être surpris. Mais nous ne nierons pas notre inquiétude.

Corinne et ses enfants. Corinne : « Je suis née à Lupino en 1982. L’été, j’aime rester chez moi ou aller au parc. J’aime être seule. D’ailleurs ici il n’y a rien ; le quartier, ça fait 32 ans que je le connais par cœur. Je ne bouge nulle part sauf en Algérie où mon mari habite. Je l’ai rencontré sur Internet, il y a un an. Quand j’y suis allée, j’étais bien ».

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Sur une table à toile cirée, sont posés un chevalet et une toile. Quelques arbres pour donner de l’ombre sous la violence du ciel bleu, une étendue de sable blanc, et la montagne qui s’incline jusqu’à la mer pour la border. Ce qu’on nommait naguère un chromo. Qui est en train de le peindre ? Est-ce, proche et lointaine de ce paysage de carte postale, la femme mûre à l’arrière-plan qui s’est levée pour regarder, au-delà de son balcon, on ne sait quoi dans l’identique immeuble qui, de l’autre côté de la rue, fait face au sien ? rfrançois salvaing

Françoise : « Je suis arrivée en 1991 en Corse, partager la vie de mon amoureux et j’y suis restée. Je suis bien ici même si je vis seule aujourd’hui. Comme je suis curieuse, je me suis inscrite au club de Questions pour un Champion, à Borgo. Autrement, quand je suis à la maison, je peins, je tricote, je lis. J’ai des livres sur les hommes préhistoriques ; ça m’intéresse pour le côté poétique, parce que la science n’est pas assez avancée pour raconter tout ce qui se passait à cette époque. »

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Les cités douces de la drogue Le vieux Saint-Ouen, au nord de la ville. Ce quartier de Seine-Saint-Denis a tout : son petit marché, sa vieille église, son métro, ses grands ensembles, ses bords de Seine, ses habitants soudés, ses associations fragiles, sa teinturerie, sa pharmacie. Et ses dealers.par aline pénitot

REPORTAGE

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Chaise vide de guetteur, avant l’ouverture du terrain de deal.

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Au tout petit matin, ce sont les cantonniers qui ouvrent le bal-let. Nombreux, ils débarrassent la rue des reliques laissées la nuit par les dealers qui sont encore sous la couette. Çà et là, des amas de clopes, de joints, de canettes, des traces de pisses. Autant de pièces à conviction qui délimitent le ter-rain de vente. Lorsque les habitants s’éveillent, le quartier est net, les étals du marché pleins, l’ambiance sympathique. Tout le monde se connaît, on prend des nouvelles de la famille, on discute des attaques du nouveau maire de droite et on commente l’évolution du deal – ou plutôt du « trafic » en langage local. Les revendeurs ? Une à deux semaines après les municipales, ceux qu’on appelle ici les « jeunes » avaient déserté les rues qu’ils oc-cupent d’habitude. Fausse alerte. Depuis, ils sont revenus. Intaris-sable, la population s’enorgueillit de connaître les mécanismes bien huilés d’un commerce local im-planté depuis des décennies. Tous sont formels : « Il n’y a pas de came, ici. C’est strictement interdit. » Pas de drogue dure, donc. Seule la vente de cannabis et d’herbe est tolérée,

si tant est qu’elle soit de très bonne qualité. Un habitant de préciser : « Avec cette réputation, tout le monde vient se fournir à Saint-Ouen. Des pau-més, des médecins, des jeunes, des couples, des gens bien… Ici, la vente se fait en gros, demi-gros et au détail. »

UN MONDE SOUSSURVEILLANCE13 heures, fin de marché. La « boutique » de shit du Vieux Saint-Ouen vient d’ouvrir, elle fermera aux alentours de minuit. Les guetteurs sont descendus des tours pour prendre place dans le quartier. Chevilles ouvrières de la chaîne du deal, ils ont deux mis-sions : avertir les autres de l’arrivée de la police et indiquer aux clients « les salles d’attentes » situées dans les halls d’immeubles ou des appartements en rez-de-chaussée abandonnés. Quand il fait beau, un canapé est installé dehors ainsi qu’une petite table pour prendre les commandes. Souvent des dis-cussions s’engagent entre consom-mateurs pour échanger les bons plans. Une fois que les guetteurs sont sûrs que le quartier est vierge de toute présence policière, ils les

conduisent aux revendeurs – les-quels opèrent dans la cage d’esca-lier d’un autre immeuble. Si en revanche ils aperçoivent un véhi-cule de police, ils crient « Artena ! » (« Laisse tomber ! », en arabe) ou « À l’affût ! » si ça chauffe trop. Et les clients se retrouvent comme deux ronds de flan.Pénétrer en début d’après-midi cet espace méthodiquement quadrillé, c’est d’abord sentir le regard des guetteurs dont l’attitude indique clairement que, sauf pour y faire des courses, on n’a rien à faire là. Nombre de plombiers ou d’amis de passage se retrouvent interpel-lés et parfois même fouillés. Ra-chid, jeune papa, se rappelle avoir été intimidé par un ado recruté dans la cité d’à côté, qui ne l’avait pas encore identifié : « Ça m’a éner-vé de ne pas me sentir chez moi, dans ma propre ville. » Ailleurs, les guet-teurs seraient juchés en haut des tours. Ici, consigne leur est don-née de montrer que le quartier est à eux, que l’espace public leur ap-partient. Une habitante évoque le sentiment de « brouillard » qu’elle ressent à chaque fois qu’elle entre dans le Vieux Saint-Ouen : « Il

Photo Challot

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s’installe insidieusement. Je m’en rends particulièrement compte quand je rentre de vacances. »14 h 30. Amadou Ba et Nasser Ben-garaali, gardiens d’immeuble HLM, sont en pause. En attendant la réouverture de la loge, ils prennent tranquillement le café à la terrasse du bistrot. Trois guetteurs s’ins-tallent aussitôt à la table voisine. Ils ne doutent pas de la discrétion des deux hommes qui sont pourtant en train d’accepter une interview. La publicité est bonne pour le com-merce. En maintenant la pression, ils sont simplement dans leur rôle. Alors Amadou et Nasser racontent d’autres violences dont la liste est longue : la désindustrialisation de Saint-Ouen, la montée en flèche du chômage (23 % toutes géné-rations confondues selon l’Insee), les familles qui partent en vrille, la concentration de populations qui ne parlent pas le français et avec lesquelles il est difficile d’échan-ger. Des entreprises symboles du CAC 40 sont arrivées dans la ville : Danone, Loréal, Alstom… Mais aucune d’entre elles ne s’attarde sur les CV marqués du sceau du 9-3. Les deux gardiens, militants

de terrain, travaillent au déve-loppement de l’aide aux devoirs pour les lycéens. Seulement voilà, le nouveau maire, William Delan-noy, vient d’annoncer une réduc-tion par deux des subventions aux associations. Résultat, l’embauche d’un jeune pour le soutien en ma-th-physique est reportée, peut-être même abandonnée.

LE BLEU DE TRAVAIL DU GUETTEURLes guetteurs installés au café sont très jeunes. Ils sont dans le « métier » depuis l’âge de 10 et 12 ans. Cette période fragile de l’ado-lescence, les recruteurs locaux la connaissent bien. Ils ont mis en place une technique d’embauche extrêmement efficace. Demander au gamin d’aller leur chercher une cannette à l’épicerie du coin en échange d’un euro. À la fin de la semaine, il a de quoi acheter une petite barrette de shit, pour faire comme les grands et crâner devant les filles. Le mois suivant, il doit se montrer digne d’un service un peu plus conséquent. Il découvre alors un monde de règles et de sanctions, fondé sur un code d’honneur. Les

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familles qui voient leurs enfants tomber dans le deal peinent à de-mander de l’aide. La loi sur l’absen-téisme scolaire a été abrogée, mais la crainte de perdre leurs allocations perdure. Nadir Ouacine, animateur de quartier, raconte : « Quand je de-mande aux enfants ce qu’ils veulent faire plus tard, « guetteur » est une réponse qui revient souvent. » La première paie va de 8 à 10 euros de l’heure. Jusque-là, pas de quoi faire concurrence à Mac Do. Pour grimper les éche-lons, il faut se former auprès des caïds. De 13 à 25 ans, il est possible de devenir livreur ou revendeur pour un salaire payé à la commis-sion. Quelques gardes-à-vue plus tard et le point de non-retour est franchi. Les petites peines de pri-son et les interdictions de territoire ne sont pas vraiment un souci : le système de reclassement dans une ville voisine fonctionne bien mieux que Pôle Emploi.Comment lutter contre l’attrait d’une carrière lucrative, contre l’admiration du grand frère, contre le désir d’aider une famille souvent monoparentale, contre l’appren-tissage de la « relation client » est digne des bonnes écoles de com-

Quand il fait beau, un canapé est installé dehors et une petite table pour prendre les

commandes des consommateurs.

REPORTAGE

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Guetteur en plein travail devant le «41» (Rue Albert Dhalenne).

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de compte entre bandes ou de bavures policières. « Dans les années 1980, on sortait le canif. Aujourd’hui, on sort le chrome pour un rien », affirme un jeune parent. La lutte est certes inégale, mais nombreux sont ceux qui ne baissent pas les bras dans cette ville où les traces d’un siècle de communisme municipal sont tenaces et la quantité d’association impressionnante. La victoire de Madame Andrade, une ancienne soixante-huitarde, est d’avoir squatté un appartement au rez-de-chaussée pour y organiser un point d’aide aux devoirs : « Je demande aux parents d’être là à 16 h 45 pétantes. J’attends un quart d’heure avant d’ouvrir le local. Et voilà comment j’impose une petite présence sur le terrain de deal. Oh bien sûr, il y a eu des intimidations, le local saccagé, les insultes, mais j’ai tenu bon ! » Aujourd’hui, elle s’inquiète surtout de l’absence des femmes sur l’espace public et tente d’orga-niser des marches avec ses copines pour reprendre place dehors. « Le pire, ce sont les « bars à moustachus » de la place de la Mairie. Dans cette ambiance ultra-masculine, il n’y a plus de place pour nous », déplore-t-elle. Et de décrire la vie de ces femmes pour qui les fins de mois sont trop dures et qui deviennent « nourrices ».

Contre l’assurance d’un loyer payé, elles stockent la drogue chez elles et offrent un refuge aux guetteurs en cas de descentes de police.

UN TROISIÈMESOUS-SOL PAISIBLEPeu à peu, les pilotis sur lesquels reposaient les barres de la cité ont été comblés. Les issues du quar-tier se sont faites rares. La cité s’est refermée sur elle-même, dans un ultime combat sécuritaire. Les adresses ont disparu : « La tour du Landy », la « Cité Soubise » ou le « 41 » n’existent plus que dans le jargon des habitants. Rémi Church, animateur, raconte : « Nous sommes devenus éducateurs comme ça, c’est sûr, nous ne sortirons pas du quartier. » L’entrée du parking du « 41 », la barre la plus imposante, est plan-quée derrière une station Total. Il est 20 heures, la nuit tombe, Rémi Church descend à « 20 000 lieues sous le bitume ». L’escalier qui plonge dans le parking n’est pas éclairé, mais les images de caves pourries et d’atroces tournantes s’évaporent avec l’arrivée dans un paisible local. D’un studio lointain s’échappe une jolie « instru » jouée par un rappeur, elle semble emprunter sa mélodie à la musique ancienne

REPORTAGE

Peu à peu, la cité s’est refermée sur elle-même, les

issues se sont faites rares, les adresses ont disparu.

merce ? Pour Nadir Ouacine, « si tu envoies un gamin d’ici en Hollande, il devient vite patron de boîte. » Le mo-dèle ouvrier a été pulvérisé par le capitalisme, celui du commerce de la drogue est ici devenu la norme. Le bleu de travail du guetteur : une large casquette, un bandana sur le nez s’il trimballe du shit, et des Nike reluisantes. Peu importe l’ins-tallation annoncée de caméras de surveillance, les gamins ne sont pas reconnaissables.16 heures. La pharmacienne range des paquets de couches discount. « Il n’y a pas de tarés ici. Avant, je travaillais dans une pharmacie du 16e, les gens se sentent seuls là-bas. Je ven-dais plus d’anxiolytiques. » Est-ce le cannabis qui rend le quartier si tranquille ? Le fait est que le Vieux Saint-Ouen conserve encore une « ambiance village » à laquelle Jacques Marchand, responsable de la section foot du club local, tient beaucoup. « On se réfère toujours à une époque où la socialisation à Saint-Ouen était de qualité. Tout le monde se connaissait, on s’organisait en cas de coup dur », se souvient-il. Mais les temps changent. « La drogue évo-lue et cela modifie les rapports entre les gens. » On commence à compter les morts, victimes de règlements

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grégorienne. Le « 3SS », troisième sous-sol, est sans aucun doute un des endroits les plus calmes du quartier. Une bande d’amis « auto-gère » ce gigantesque espace depuis plus de 20 ans. « Pour nous, l’amitié, c’est le ciment du quartier. Dehors, on ne cesse de construire, l’horizon est bouché, ici, il y a des mètres carrés à n’en plus finir », raconte Rémi Church. « On a connu une seule perquisition. Évidem-ment, ils n’ont rien trouvé. Et lorsqu’ils ont vu comment le lieu était organisé, les flics se sont arrêtés d’eux-mêmes. Ça a été la descente la plus courte de toute l’histoire de Saint-Ouen ! » S’il est un endroit qui, l’air de rien, résiste au trafic, c’est bien le Troisième sous-sol. « Au moins, cela nous a sauvés d’autre chose. Ce lieu, il nous a permis d’expérimenter. » Car ici, les jeunes font du graff, du rap, de la séri-graphie, du sport, mais surtout, ils réinventent ensemble des règles de vie communes.

LA POLITIQUE DE« TOLÉRANCE ZÉRO »Trois étages au-dessus, à la surface, la signalétique « 41 » a été tracée à la bombe de peinture sur la façade par les dealers eux-mêmes. Le hall fut l’un des meilleurs points

de vente du Vieux Saint-Ouen. Sachant qu’un bon « terrain » rapporte 6 000 à 10 000 euros par jour, soit 180 000 à 300 000 euros par mois, les relations avec le quartier étaient soignées. Les guet-teurs montaient les courses des résidents. L’été, ils installaient des tables de ping-pong et de piscines en plastique pour les enfants. Mais ça, c’était avant. Avant la répres-sion policière survenue sous Nico-las Sarkozy en 2007. Calquée sur le modèle américain, la politique de « tolérance zéro » a eu des effets pervers avec une stigmatisation des jeunes désormais traités de « racaille », une augmentation du nombre de consommateurs, des dealers de plus en plus armés…En novembre 2013, un puissant coup de filet a tenté de déstabili-ser l’organisation du deal dans ce quartier. En fin de nuit, de nom-breuses portes d’appartements ont été forcées, des jeunes se sont re-trouvés en garde-à-vue, des nour-rices menottées. Mais le trésor de guerre fut bien faible. Quelques kilos d’herbes et de cannabis, quelques armes sont étalées sur une table basse par les policiers, pour la photo. L’éparpillement

organisé de la came chez les uns et les autres les protège des lourdes peines. À Saint-Ouen, les habi-tants redoutent ces perquisitions musclées après lesquelles le trafic redouble. Il y a aussi la peur des balles perdues. Dans les cours de récréation, des enfants débousso-lés rejouent les portes défoncées et les menottages. Une chape de plomb s’abat, les semaines sui-vantes, sur l’ensemble du quartier en proie à une guerre de territoires pour la reprise des points de deals. Les guetteurs sortent vite de pri-son mais ils sont souvent interdits de territoire. Des bandes d’autres villes déboulent alors pour re-prendre le contrôle du marché. Habillées à la « ninja », munies d’armes et de gilets pare-balles, ces petites armées font des démons-trations de force dans les halls, les rues, le supermarché. Et les habitants doivent montrer patte blanche pour monter chez eux.La solution est ailleurs. Où ? En Californie ou en Espagne, peut-être, où des associations d’usagers inventent des Cannabis social clubs. Leurs expériences se diffusent ac-tuellement via Internet. Prenons-on en de la graine. r aline pénitot

Les habitants redoutent les perquisitions musclées après lesquelles le trafic redouble.

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Le vitrage, aujourd’hui dépoli, empêche les guetteursde travailler depuis les entrées d’immeubles.

À 20 000 lieux sous le bitume,l¹Âme de fond,

production : Nautlylus lab, VSO : 3e sous terrain

Drogue : sortir de l’impasse, expérimenterdes alternatives à la prohibition,

Anne Coppel, Olivier Dourbe,La Découverte, 2012

La drogue est-elle un problème,usages trafics et politiques publiques,

Michel Kokoreff,Petite bibliothèque Payot, 2010.

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C’est la nouvelle vogue : louer un service plutôt qu’acheter un bien matériel. Révolution écologique ou cache-sexe d’une société toujours plus consommatrice de ressources naturelles ? Remise en cause de la propriété ou invention d’un nouveau marché ? Enquête sur un modèle ambivalent.par benoît borrits

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EN FINIR AVEC LA PROPRIÉTÉ ?

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EN FINIR AVEC LA PROPRIÉTÉ ?

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Posséder « sa » maison, « sa » voi-ture, « ses » équipements électro-ménagers… Cet idéal des Trente glorieuses a vécu. Et avec lui, le rêve d’acquérir une panoplie de biens matériels à soi. Il correspon-dait à une époque marquée par deux guerres au lendemain des-quelles apparurent les prémisses de la société de consommation, après des années de privation. Aujourd’hui, certains vantent un nouveau modèle économique fon-dé non plus sur la vente de biens, mais sur la prestation de services.Plus besoin de posséder un pro-duit, l’important est maintenant d’y accéder. Pour preuve, l’attrait de la location de biens immo-biliers haut de gamme pour les particuliers, la création des socié-tés d’autopartage qui mettent un véhicule à la disposition de leurs clients, l’émergence de la licence logicielle, l’importance prise par le leasing [location avec promesse de vente, ndlr] dans les entre-

prises… En 2000, le célèbre es-sayiste américain Jérémy Rifkin décrivait cette tendance naissante dans L’âge de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme. Aujourd’hui, le développement d’Internet et de ses applications semble confirmer ces évolutions. Ainsi les offres sur le Web de Vidéos à la demande (VOD) tendent à se substituer à l’achat de DVD et de CD.

FACE À L’OBSOLESCENCE PROGRAMMÉECe nouveau modèle est apprécié de certains écologistes. Il apparaît, en effet, comme une réponse à l’obso-lescence programmée des produits qui ne se réparent plus et que l’on doit jeter dès qu’ils tombent en panne. Cette « planned obsolescence », évoquée pour la première fois en 1932 par un agent immobilier new-yorkais, Bernard London, prend forme dans les années 1970-1980. Face à un marché saturé, les fabri-

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cants d’électroménager ne peuvent plus s’adresser exclusivement aux primo-accédants, leur clientèle s’élargit donc à ceux qui renou-vellent leurs équipements. D’où la tentation insidieuse de donner à ces derniers une durée de vie limi-tée. Un fléau pour l’environnement que des esprits chagrins remettent en cause depuis longtemps.En mars 1972, le Club de Rome, groupe de réflexion composé de scientifiques, d’économistes et d’industriels, publiait un rapport baptisé « Halte à la croissance ! ». Et deux ans plus tard, la candida-ture de René Dumont à la prési-dentielle de 1974 introduisait l’éco-logie sur la scène politique. « Je bois devant vous un verre d’eau précieuse », déclarait-il à la télévision, vêtu de son éternel pull-over rouge, pour sensibiliser les téléspectateurs à la rareté d’une ressource indispen-sable. Depuis quelques années, le scepticisme des années 1970 a lais-sé la place à un discours qui se veut

plus positif. Aujourd’hui, l’écono-mie dite « de la fonctionnalité », qui repose sur la prestation de services, est présentée comme une solution contre le gaspillage.

DES PNEUSPLUS RÉSISTANTSDans un article paru en 2005 dans la revue Futuribles, le philosophe Dominique Bourg, animateur de la Fondation Nicolas Hulot, prend l’exemple de deux entreprises qui se sont converties à ce nouveau modèle économique. Michelin, d’abord. Au lieu de vendre des pneus à sa clientèle de transpor-teurs routiers, cette multinationale propose un service de mise à dis-position de pneumatiques facturé au kilomètre parcouru. Plutôt que de multiplier ses ventes de pneus, elle produit des pneus résistants, régulièrement rechapés pour être toujours performants, procu-rant à la fois une consommation plus faible de carburants et une

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moindre usure des pneus. In fine, Michelin aurait multiplié par 2,5 la durée de vie des pneus tout en augmentant son chiffre d’affaires et ses bénéfices.Autre exemple, l’entreprise Xerox. Cette société ne vend pas de pho-tocopieurs, mais propose à ses clients une facturation à l’usage. Résultat, elle a tout intérêt à fabri-quer des produits durables qu’elle pourra amortir sur le long terme. « Le plus tard possible deviendra le mieux, alors qu’aujourd’hui la logique économique incite à ce que le renouvelle-ment de l’acte d’achat soit le plus rapide possible et que les produits durent par conséquent le moins possible », explique Dominique Bourg. En dehors des expériences ratées qu’il mentionne, cette « économie de la fonction-nalité » est présentée comme une stratégie « gagnant-gagnant », capable de répondre à la fois à la motivation mercantile des entre-prises et aux défis écologiques de notre époque.

Un nouveau modèle économique se développe, fondé non plus sur la vente de biens mais sur

la prestation de services.

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eux-mêmes liés aux stratégies du "zéro stock", du "just in time", de la mobilité des capitaux, engendrant des délocalisa-tions qui provoquent de plus en plus des transports croisés de marchandises iden-tiques. » C’est pourquoi Geneviève Azam avance une piste inverse : le retour à la matière. Car sans recon-naissance de cette « base matérielle des sociétés […] les individus ne peuvent éprouver la possibilité d’avoir un monde en commun durable ».

POUVOIR DES USAGERSL’économie de la fonctionnalité ne serait donc qu’une étape dans l’évolution du capitalisme ? Pas si vite. Le philosophe Dominique Pelbois fonde le dépassement du capitalisme sur la remise en cause de la notion de vente. Au début des années 2000, il préconise d’exi-ger « que l’ensemble des biens ne soient jamais achetés ni vendus, ni par les mé-nages, ni par les entreprises, mais qu’ils soient loués ou fassent l’objet d’abonne-ments. Qu’est-ce à dire sinon que la pro-priété privée est abolie et que les apports de capitaux ou les emprunts deviennent

superflus ? ». Le principe est simple : interdire le transfert de propriété au profit de la location de pro-duits crée un lien permanent entre l’usager – qu’il n’hésite pas à appe-ler « client » – et l’entreprise. Cette relation permet aux utilisateurs de décider du contenu des services, à tous les niveaux de la chaîne de production, créant ainsi ce que Do-minique Pelbois appelle une « plani-fication spontanée ».Ce pouvoir nouveau s’inscrit dans la logique des coopératives de consommation promues à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle par l’École de Nîmes. « Qu’est-ce que le consommateur, disent-ils ? Rien ; que doit-il être ? Tout… L’ordre social actuel est organisé en vue de la production et nullement en vue de la consommation ou si vous aimez mieux, en vue du gain individuel et nullement en vue des besoins sociaux, déclarait Charles Gide, l’inspirateur d’un tel modèle. La pyramide qui était posée sur la pointe, ce qui donnait un équilibre instable, sera retournée sens dessus dessous et assise désormais sur sa base, ce qui donnera un

Voilà pour la vision optimiste. Mais Geneviève Azam, membre du Conseil scientifique d’Attac, est plus circonspecte. Ces thèses cen-sées lutter contrer l’obsolescence programmée oublient, selon elle, un aspect important : « L’accéléra-tion de l’obsolescence des produits du fait d’une innovation permanente, davantage destructrice de la durabilité que l’usure de produits de mauvaise qualité », écrit-elle dans Le Temps du monde fini.Impuissante à freiner la proliféra-tion de produits inutiles, la géné-ralisation de la location serait en outre moins subversive qu’il n’y paraît. Elle traduirait « la nécessité de s’alléger du poids des choses à l’heure où la mobilité et la fluidité sont devenues des impératifs absolus, des motifs supplémen-taires de concurrence, et à l’heure où le no-madisme des biens et des personnes s’ac-corde avec le nomadisme des capitaux ». Compatible avec le capitalisme, ce modèle a des limites internes : « Ce que ne peut résoudre l’économie de la fonctionnalité ni aucun procédé technique nouveau, c’est la croissance exponentielle des transports routiers de marchandises,

Le pouvoir nouveau des usagers s’inscrit dans la logique des coopératives de consommation

promues à la fin du XIXe siècle.

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À Paris, on voit des majors de la location de voitures s’installer sur le créneau

de l’autopartage. Ce concept représentedonc un nouveau marché.

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équilibre stable. La production, au lieu d’être maîtresse du marché, redeviendra ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être, servante, obéissant docilement aux ordres de la consommation. »1 Au tournant des années 1930, ce mouvement des coopératives de consommation a cessé de se positionner comme al-ternative au capitalisme pour péri-cliter ensuite. Aujourd’hui, le retour des coopératives d’usagers, avec la mise en place de l’autopartage par exemple, semble préfigurer une revanche de la valeur d’usage. Et pourquoi pas, dessiner en creux un possible communisme ?

UN NOUVEAU MARCHÉSauf que la concurrence des groupes capitalistiques domine ces expériences concrètes et ne permet guère d’envisager, de ce fait, une transformation de la société. Dans le cas de l’Internet, les géants de l’accès comme du stockage de don-nées ont très vite distancé les ini-tiatives militantes de coopératives d’usagers. Il existe certes quelques initiatives comme ouvaton.org et riseup.net, qui fournissent des services garantissant la neutra-lité du net et la confidentialité des échanges, mais elles concurrencent difficilement le secteur lucratif et privé. Du côté de l’autopartage, le paysage est plus prometteur. De nombreuses Sociétés coopératives

1. Extraits de « La coopération, Des trans-formations que la Coopération est appelée à réaliser dans l’ordre économique ».

d’intérêt collectif (SCIC), fédérées dans le réseau Citiz, se sont consti-tuées dans les principales métro-poles de région. Mais peut-être plus pour longtemps… À Paris, on voit déjà des majors de la location de voitures s’installer sur ce créneau. Et aux États-Unis, la société privée Zipcar présente dans une soixan-taine de villes, qui avait racheté Streetcar à Londres en 2010, a elle-même été rachetée par Avis en 2013. Ce concept d’autopartage re-présente donc un nouveau marché investi par les sociétés de location de voiture. Reste l’argument écolo-gique : a priori, ce type d’expériences réduit le nombre de voitures pro-duites. Mais rien n’indique que les personnes qui font appel à ce ser-vice auraient acheté une voiture si elles n’y avaient pas eu accès.Au-delà de l’alibi écologique, l’« économie de la fonctionnalité » masque donc le rôle de celui qui délivre l’accès aux biens et en tire des bénéfices. Et sous couvert de substituer un système à un autre, elle participe d’une économie de la dépendance au travers d’offres multiples et variées, telles que la musique en ligne, les Vidéos à la demande, les abonnements illimi-tés… Autant de nouvelles formules de vente plus prédatrices qu’éman-cipatrices. Pour dépasser la pro-priété, encore faut-il que ce modèle économique s’appuie sur un pou-voir réel, commun aux producteurs et aux usagers.r benoît borrits

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Charles Gide 1847-1932,l’esprit critique,Marc Pénin,

L’Harmattan, 1998

Le temps du monde fini. Vers l’après-capitalisme,

de Geneviève Azam, éd. Les Liens qui Libèrent,

2010

L’âge de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme, de

Jeremy Rifkin,éd. La Découverte, 2000

« L’économie de la fonction-nalité. Changer la consom-

mation dans le sens du développement durable », de

Dominique Bourg et Nico-las Budet, Futuribles, n° 313,

novembre 2005

Pour un communisme libéral. Projet de démocratie économique,

de Dominique Pelbois,éd. L’Harmattan, 2005

ENQUÊTE INTELLECTUELLE

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Lancée depuis un quart de siècle dans une folle croissance, l’industrie du football est devenue un territoire d’expression privilégié pour l’idéologie libérale, sans avoir rencontré de résistance. La victoire est totale.jérôme latta, illustrations nicolas andré

ANALYSE

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Le football, terrain de jeudu libéralisme

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Très tôt et très longtemps instru-mentalisé par une grande variété d’idéologies, en particulier totali-taires, le football a aussi été assi-milé à un vecteur du capitalisme : métaphore d’une société indivi-dualiste et méritocratique, outil hygiéniste participant à la fois à la reproduction de la force de travail et au divertissement des masses. Et quand il n’a pas été diabolisé à la façon des tenants du Mouve-ment critique du sport1, le football a été durablement disqualifié en tant que culture populaire (c’est-à-dire pauvre et vulgaire). Mais il s’est aussi vu dénier, de la part des intellectuels de gauche, un statut de terrain légitime de luttes poli-tiques. « Vingt-deux crétins cou-rant derrière un ballon » devant quelques milliers d’aliénés : le cas était trop désespéré.Alors, au tournant des années 1990, tandis que le nationalisme le cède à un chauvinisme plus bénin et que les antagonismes idéologiques s’es-tompent en apparence, le football est moins que jamais un espace de mobilisation. Si sa médiatisation croissante incite les personnali-

1. Parmi eux, des auteurs comme Michel Caillat, Patrick Vassort, Marc Perelman et Jean-Marie Brohm, ces deux derniers étant les auteurs de Le Football, une peste émotionnelle (éd. de la Passion, 1998).

tés politiques à s’afficher avec les vainqueurs ou en tribune, et si des groupuscules d’extrême droite en profitent pour s’offrir une visibi-lité, l’idée culmine que le stade doit rester un sanctuaire protégé de sa « politisation ». Le terrain est tota-lement dégagé.Bien sûr, aucun aréopage d’ultra-libéraux ne décide pas de faire de ce sport un laboratoire d’expéri-mentation ni un espace de prosé-lytisme : la conquête – celle d’un marché à investir – se fera tout naturellement et à la faveur d’un vaste mouvement de libéralisation et de dérégulation, suivant l’évo-lution de l’industrie du football vers ce que l’on qualifiera vite de foot-business.

CONCENTRATIONDES RICHESSESSi plusieurs facteurs sont à l’œuvre, en particulier l’inflation exponen-tielle des droits de retransmission, le principal tournant réside dans l’Arrêt Bosman, pris en 1995 par la Cour de justice des communau-tés européennes, devant laquelle un obscur footballeur belge, Marc Bosman, obtient la levée des res-trictions à la libre circulation des footballeurs (les quotas de footbal-leurs étrangers dans les équipes) au sein de l’UE. L’impact de cette dé-

Photo Challot

JÉRÔME LATTArédacteur en chef des Cahiers du Football

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régulation du marché des joueurs sera celui d’une déflagration : les clubs les plus riches peuvent concentrer les meilleurs footbal-leurs dans leurs effectifs, de plus en plus cosmopolites. Ils y perdent de leur identité locale et les joueurs – dont les montants de transfert, les rémunérations et celles de leurs agents augmentent radicalement – sont accusés de mercenariat, mais le grand show du foot-spectacle prend le dessus. Cette croissance n’a rien d’anarchique et le marché organise la redistribution de la manne des droits de télévision. En 1998, les plus « grands » clubs menacent l’UEFA (confédération européenne de football) de la création d’une « Superligue » privée et fermée. La manœuvre débouche sur la réforme de la Ligue des champions, qui fait désormais la part belle à cette élite autoproclamée, par son format et surtout par sa clé de répartition des immenses revenus générés, en partie indexée sur les montants des droits réglés par les diffuseurs nationaux.Ce principe d’enrichissement des plus riches va se systématiser. Les résultats sportifs sont de plus en plus liés à la puissance financière : la logique économique s’impose à la logique sportive, dont les aléas

deviennent intolérables aux inves-tisseurs. Tout est fait pour ver-rouiller les positions dominantes et pérenniser une oligarchie de clubs, maximisant en retour leurs revenus issus du sponsoring, du marketing ou de la billetterie. Au terme de ce cercle « vertueux », les écarts de moyens se creusent, deviennent rédhibitoires sur les terrains.

« DES ENTREPRISES COMME LES AUTRES »Cette fuite en avant profite de l’in-différence des médias généralistes en même temps que de la passivité des médias sportifs, dont la capa-cité critique n’a jamais été le fort – pourquoi déprécier un produit qui se vend de mieux en mieux ? Au début des années 2000, dans les émissions spécialisées, on reçoit en les écoutant religieusement Jean-Claude Darmon, self-made-man du marketing sportif immanquable-ment présenté comme « le grand argentier du football français » ou Jean-Michel Aulas, président si moderne de l’Olympique lyonnais.Leur mot d’ordre : « Les clubs sont des entreprises comme les autres. » Il s’agit de les détacher de leur structure associative ou de militer pour leur introduction en bourse, de laisser les chefs d’entreprise gé-rer la ligue professionnelle, d’obte-

nir plus de droits télé pour « ceux qui investissent », d’exiger des pou-voirs publics des mesures d’exemp-tion fiscale. À l’échelon européen, le G14, lobby des clubs riches, harcèle l’UEFA et la FIFA (confé-dération mondiale) pour réduire le calendrier des équipes nationales et exiger l’indemnisation des interna-tionaux mis à disposition de celles-ci (encore un levier d’inégalité). Ils ont presque toujours gain de cause.Du côté des pouvoirs publics, la ministre des Sports Marie-George Buffet et son homologue italienne Giovanna Melandri se mobi-lisent pour obtenir de l’Union une « exception sportive » inspirée de l’exception culturelle. Finalement annexée au traité de Lisbonne, elle ne permettra pas de réintroduire efficacement des quotas de joueurs, ni de servir de base à un encadre-ment réglementaire plus strict du sport professionnel. Mais si le dog-matisme libéral de Bruxelles a été décisif, il n’exonère pas l’UEFA et la FIFA de leur propre capitulation devant des dérives qui contribuent aussi à les enrichir.

GENTRIFICATIONDES TRIBUNESEn bonne logique capitalistique, les actionnaires des clubs veulent les posséder entièrement. C’est

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ANALYSE

Les résultats sportifs sont de plus en plus liés à la puissance financière : la logique économique

s’impose à la logique sportive.

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aussi tout un patrimoine historique qu’ils annexent, constitutif de la valeur économique de leur actif. On a récemment vu en Angleterre des propriétaires changer les cou-leurs du club, quand ce n’était pas son nom, ou encore le délocaliser à des dizaines de kilomètres. À seules fins de marketing et d’aug-mentation des revenus. Mais la principale évolution est à la fois moins spectaculaire et plus pro-fonde, et c’est justement l’Angle-terre qui l’illustre le mieux.Au motif d’une légitime lutte contre un hooliganisme dont les ravages ont culminé avec la catas-trophe du Heysel2, la sécurisation des stades engagée par les autori-tés s’accompagne d’une politique de remplacement du public popu-laire par une audience plus aisée, plus familiale, plus docile et plus consommatrice. Les prix des places et des abonnements vont augmenter continûment, tandis que le championnat, rebaptisé Pre-mier League, génère des profits en croissance constante.Ses principaux clubs deviennent

2. Le 29 mai 1985, à Bruxelles, une bous-culade provoquée par des supporters de Liverpool fait 39 victimes parmi ceux de la Juventus Turin.

des entreprises de spectacle mon-dialisées, rachetées par des fonds de pension, des milliardaires américains ou asiatiques, des oli-garques russes, des pétromonar-chies arabes… Leur endettement est souvent faramineux, mais la course aux armements se poursuit, et les nouveaux stades deviennent des centres de profit rationalisés à l’extrême. Beaucoup de suppor-ters ne s’y retrouvent plus, littéra-lement, repoussés dans les pubs ou devant leur télévision – s’ils parviennent à s’offrir les abonne-ments aux chaînes payantes.

DES SUPPORTERSDÉPOSSÉDÉSLe public anglais ne reste pas ce-pendant complètement inerte. Ici et là, la résistance s’organise contre des propriétaires qui ignorent royalement les supporters, réduits à l’état de consommateurs. Parfois, les fans font même dissidence, lorsqu’à Manchester ils créent le FC United ou à Wimbledon le Wimbledon AFC (le nouvel action-naire avait décidé de réimplanter le club originel à 90 kilomètres de la ville). Tandis qu’en Allemagne, la très prospère Bundesliga ménage ses spectateurs avec des politiques

de prix modiques et un réel souci de gérer les relations avec eux, en France, les pouvoirs publics (sans aucune différence entre les gou-vernements de droite et de gauche) et la Ligue professionnelle mènent une politique répressive qui frappe dans l’indifférence générale les supporters « ultras », stigmatisés et assimilés aux hooligans, privés de droits élémentaires et criminalisés au travers d’interdictions adminis-tratives de stades parfaitement ar-bitraires, de restrictions de dépla-cement ubuesques, de harcèlement policier ou de fichage illégal…Le Paris Saint-Germain, racheté en 2011 par le fonds d’investisse-ment Qatar Sports Investments est en pointe de cette politique, avec le bannissement pur et simple des Ultras, corollaire d’une transfor-mation du club en vitrine inter-nationale de l’émirat. Au Parc des princes comme ailleurs, on n’a pas du tout envie d’entendre les slo-gans trouble-fête des supporters contre le foot-business. Lorsqu’à l’automne 2013, le ministère des Sports organise un « groupe de travail Football durable », les sup-porters, spectateurs et téléspecta-teurs ne sont mentionnés nulle part : en bonne logique entrepreneuriale,

ANALYSE

La sécurisation des stades s’accompagne d’une politique de remplacement du public

populaire par une audience plus aisée.

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Le « naming » consiste à vendre à une marque le nom d’un stade, expression ultime de la prolifération publicitaire.

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il s’agit avant tout de préserver la « compétitivité » des clubs français3.

PRIVATISATIONDES PROFITSLa haine de la fiscalité et des « charges » est un autre marqueur de l’idéologie libérale appliquée au football. La règle d’or de la mutua-lisation des dépenses et de la priva-tisation des bénéfices est particu-lièrement observée au moment de la construction ou de la rénovation des stades – des opérations relan-cées en France par la perspective de l’organisation du championnat d’Europe 2016. Après l’obtention de celle-ci, on eut notamment droit à l’apologie du « naming », consis-tant à vendre à une marque le nom d’un stade, expression ultime de la prolifération publicitaire et de la colonisation de l’espace public.Mais le principal effort de propagande concerna les Partenariats public-privé (PPP), présentés comme la panacée pour assurer le financement de ces infrastructures. Quelques années plus tard, les rapports parlementaires s’accumulent, s’alarmant de leur coût réel pour les collectivités, l’unique certitude

3. Certains de ses oubliés ont organisé les Assises nationales des supporters, appelant à leur représentation au sein des instances, ainsi qu’à un actionnariat populaire des clubs.

étant que les consortiums du BTP sont seuls assurés d’en sortir gagnants. Entre-temps, le désastre du MMArena au Mans, un stade financé en PPP qui porte le nom d’une mutuelle, a en effet calmé les ardeurs. D’autres fiascos concernent des stades construits sur fonds publics, comme le Stade des Alpes à Grenoble. Dans ces deux cas, la collectivité s’est engagée dans une opération dont le succès dépendrait in fine… de la réussite sportive du club résident. Et lorsqu’à Lyon, le président Aulas vante un futur stade « 100 % privé », il occulte complètement les investissements publics sur les infrastructures (routes, transports) sans lesquels il ne pourrait jamais encaisser les bénéfices de l’enceinte.

RÉGULER, ENATTENDANT UN KRACHCette course folle a fini par alarmer les autorités sportives et étatiques. Les clubs les plus riches sont aussi les plus endettés, la bulle financière a plusieurs fois menacé d’éclater, l’indécence de ce brassage d’argent devient plus criante en temps de crise. Surtout, la concentration des richesses menace l’incertitude spor-tive, qui fait la valeur des compéti-tions, mais aussi l’équité de celles-ci. De crainte que les acteurs écono-miques en arrivent à tuer la poule

aux œufs d’or, plusieurs démarches en faveur d’une « re-régulation » ont été mises en œuvre.Ainsi l’UEFA a-t-elle mis en place le Fair-play financier, un disposi-tif visant à encadrer les dépenses somptuaires de certains proprié-taires de clubs, en particulier chez les « nouveaux riches » comme Man-chester City et le PSG, dont le com-portement des actionnaires n’a plus aucune rationalité économique. Une intention louable, mais qui, à l’heure des premières sanctions, ne se tra-duit pas par une remise en cause du système : il ne s’agit que d’en limiter les dérives les plus criantes, tout en figeant les positions acquises.Insuffisant pour enrayer une mar-chandisation du football qui altère pourtant gravement la dimension culturelle de ce sport, les liens so-ciaux qu’il supporte, le patrimoine commun qu’il représente. Cette évo-lution a pris la teneur d’une fatalité – un discours très classique chez les tenants du libéralisme. Une évidence mérite pourtant d’être rappelée : si les puissances financières qui l’ont investi ont besoin du football, le football en tant que sport n’a pas besoin d’elles. Tout ce qui fonde la passion qu’il suscite survivrait par-faitement à un effondrement écono-mique. Effondrement aujourd’hui hypothétique, mais qu’on en vient à désirer ardemment. r jérôme latta

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Ces personnages ont émergé du-rant des périodes marquées par une inquiétude diffuse et croissante. En ces temps d’incertitudes les lecteurs étaient à la recherche de repères solides et de figures protectrices pour lutter contre le « Mal » vécu comme une entité monolithique et d’une certaine manière rassurante parce qu’identifiable dans sa sim-plification.Dans ces histoires, les super héros deviennent les détenteurs d’une force sans légitimité légale, sau-vant une population désespérée au point de s’en remettre à une entité qui surplombe les cadres institu-tionnels.Durant les décennies suivantes, l’ennemi change de forme, il ne s’incarne plus seulement dans l’adversaire physique mais dans ses moyens de combattre. Tandis que les avancées scientifiques sont spectaculaires, les années 1960 connaissent de nouveaux motifs d’inquiétude avec la bombe ato-mique.Les nouveaux super héros sont désormais les conséquences de cette escalade technologique, dont ils portent une part en eux : Hulk créé par un accident scientifique,

rokhaya dialloFondatrice des Indivisibles

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erQUI SERONTLES SUPER HÉROSDU XXIÈME SIÈCLE?Cette saison les super héros amé-ricains étaient omniprésents. Outre les sorties de blockbusters hol-lywoodiens qui s’enchaînent sur nos écrans, l’art de fabriquer des héros hors du commun s’est invité dans plusieurs musées. On a pu ainsi voir le musée des arts ludiques à Paris célébrer « l’art des super hé-ros « Marvel » » pendant plusieurs mois, dressant un panorama com-plet des créations du petit label de bande dessinée devenu un incon-tournable mastodonte.Les super héros, nés dans les

comics des années 1930 ont tou-jours été les émanations de pé-riodes troubles. Dans des sociétés inquiètes, ils ont été les symboles d’une alternative, l’espoir de voir le triomphe des valeurs perçues comme justes.Dans les années 1930, alors que les Etats-Unis plongés dans la pau-vreté de l’après Grande Dépression observent avec inquiétude la mon-tée du nazisme en Europe, deux fils d’immigrés juifs, Jerry Siegel et Joe Shuster, donnent naissance à Superman, le surhomme absolu.Quelques années plus tard, alors que la Deuxième Guerre Mondiale Joe Simon et Jack Kirby, juifs éga-lement créent la figure patriotique de Captain America, incarnant les valeurs d’une Amérique qui se vit comme défenseuse du monde libre. Son premier ennemi sera... Hitler lui-même.Si les auteurs phares de ces his-toires appartiennent à des mino-rités opprimées ce n’est pas un hasard, la création de ces figures surpuissantes, réminiscences des messies issus des religions mono-théistes, est un moyen de répondre aux menaces systémiques dont ils font l’objet.

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les X-Men fruits de mutations gé-nétiques ou encore les Quatre Fan-tastiques qui en pleine conquête spatiale sont exposés à des rayons cosmiques. Cette appréhension du fait scientifique dans leur chair, les rend capables de conjurer le sen-timent d’impuissance qui pèse sur les masses dépassées par les suren-chères technologiques.Depuis lors, peu de super héros em-blématiques ont marqué l’opinion aussi fortement que ces icônes. Les histoires ont su évoluer avec les grands changements sociaux, avec l’apparition de super héroïnes telles que Wonder Woman, l’arrivée du successeur de Spider-Man noir et latino ou encore le nouvel acolyte de Batman, un jeune musulman.Pourtant à notre époque où les peurs sont omniprésentes, aucune nouvelle figure emblématique n’a fait son apparition. Entre la crise économique, les bouleversements géopolitiques, la multiplication des actes terroristes et les craintes iden-titaires, tous les éléments semblent réunis pour justifier la naissance d’une sauveuse ou d’un sauveur. Quels super héros nous réservent les années à venir ?.

CHRONIQUE

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Août 1914La guerremalgré Jaurès ?Jean Jaurès, icône pacifiste, vient d’être assassiné. Divisés, les socialistes acceptent les crédits de guerre. Réflexion sur l’échec du socialisme à conjurer la guerre. Débat d’historiens sur le sens de l’engagement de Jaurès.dossier coordonné par roger martelli

HISTOIRE

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À l’été 1914, beaucoup en Europe poussent au conflit, quelques-uns agissent pour l’empêcher et la plu-part, indécis, suivent sans mesurer pleinement la portée des choix qui se tissent alors. Ceux qui veulent la guerre savent ce qu’ils font, conservateurs ou modernisateurs, nationalistes impatients d’en dé-coudre, impérialistes ivres d’hégé-monie mondiale ou aristocrates de la terre et de la guerre, sur le déclin mais actifs. Ceux qui veulent la paix savent aussi quels sont leurs mobiles, négociants qui préfèrent la paix des échanges, antimilita-ristes de conviction ou socialistes persuadés que l’émancipation ouvrière transcende les frontières. Si les premiers l’emportent, c’est qu’ils ont le vent en poupe, dans des sociétés bouleversées par un siècle d’industrialisation et de sou-bresauts sociaux. Le nationalisme a pour lui d’être simple, transclassiste et chargé d’affectivité. Le socia-lisme pouvait être une alternative.

En 1914, il est même en ascension. Pas assez, toutefois, pour enrayer la marche à la guerre…Août 1914 fut ainsi une grande bi-furcation dans l’histoire du mouve-ment ouvrier. En quelques années, le socialisme subit une double dé-faite : face à la guerre en août 1914, qu’il ne parvient pas à conjurer et auquel il se rallie massivement, sitôt qu’elle est enclenchée ; face à la paix, entre 1917 et 1919, une paix dont il ne peut pas empêcher qu’elle soit une paix de vainqueurs, humiliante pour les vaincus, source d’amer-tume et de ressentiment. De cette double défaite est née la séparation, en organisations distinctes et rivales, du socialisme et du communisme.L’assassinat de Jaurès, le 31 juillet 1914, est la métaphore inattendue de cet échec. Après sa mort, les socialistes français renoncent à la lutte pacifiste, acceptent les crédits de guerre, puis s’engagent dans l’union sacrée. Pour une part, ce choix est inscrit dans la palette des

positionnements internes au Parti socialiste d’avant 1914. Charles Andler, professeur de langue et de littérature germanique à la Sorbonne, incarne la méfiance à l’égard d’une social-démocratie allemande suspecte de vouloir pactiser avec l’État impérial. Mar-cel Sembat, journaliste et homme politique, incarne la masse, paci-fiste de conviction mais persuadée qu’une fois la guerre déclenchée, il n’y aura plus de marge de ma-nœuvre pour le socialisme. Enfin, Albert Thomas, homme politique, incarne la sensibilité, minoritaire mais cohérente, d’un réformisme assumé : une fois la guerre déclen-chée, les socialistes devront mon-trer qu’ils sont les meilleurs pour la conduire.Jusqu’à sa mort, Jaurès est l’homme d’une réelle mais fragile synthèse. Il n’est pas antimilita-riste, mais il est pacifiste, passion-nément. Lucide, il mesure les dif-ficultés, mais jusqu’au bout il joue

L’ÉCHEC TRAGIQUEDU SOCIALISMEL’assassinat de Jaurès, le 31 juillet 1914, marque un tournant dans l’histoire du mouvement ouvrier. Le socialisme n’aura pas su conjurer la guerre, ni donner une place aux vaincus dans la paix qui s’ensuivit. Récit d’une défaite.

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la carte de l’optimisme. Il n’est pas contre la guerre en général. Comme les révolutionnaires du siècle précédent, il distingue les guerres offensives et les guerres défensives : quand la patrie est menacée, les socialistes doivent se dresser pour la défendre. Mais comment décider si une guerre est défensive ou ne l’est pas ?Qu’aurait fait Jaurès au début du mois d’août ? Aurait-il main-tenu son hostilité, contre vents et marées, comme la minorité de gauche de l’Internationale ? Se se-rait-il rallié à la stratégie « défen-siste », au nom de la patrie mena-cée ? Voilà une question à laquelle l’historien ne peut répondre. Mais

rien n’interdit d’imaginer. Ainsi, jusqu’au 30 juillet, Jaurès garde l’optimisme chevillé au corps, confiant dans l’attitude d’un gou-vernement français qu’il croit acquis au parti pris pacifiste. Le 30 juillet, il se rend compte que son optimisme était démesuré et que, d’une certaine manière, il a été lui-même floué. Tout laisse entendre qu’il se prépare à dénon-cer, dans l’Humanité, des « fauteurs de guerre » parmi lesquels, cette fois, les responsables de la France prendraient leur place.Jaurès pouvait-il ranger le gouver-nement français parmi les fauteurs de guerre le 31 juillet et, quelques jours plus tard, estimer que la

guerre était pour la France une « guerre défensive » ? La logique n’est pas évidente. Aurait-il, in fine, voté les crédits de guerre ? Peut-être se serait-il, en août, trouvé plus proche de la distance prise par les socialistes indépendants anglais que de l’engagement belliciste des sociaux-démocrates allemands. Mais, en tout état de cause, quand bien même il aurait voté l’effort de guerre, il aurait a minima donné, à la participation socialiste, une autre tonalité que celle qui accompagna l’union sacrée.Le destin du socialisme français en aurait-il été modifié ? À chacun d’en décider, en toute liberté.rroger martelli

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HISTOIRE

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ROMAIN DUCOLOMBIER« LES SOCIALISTES VONT"SE SALIR LES MAINS" »

En août 1914, les socialistes votent les crédits de guerre.Une rupture avec les pratiques de la SFIO depuis 1905qui leur coûtera cher.

regards. Le socialisme est unifié depuis 1905. Peut-on pour autant considérer que tous les res-ponsables sont sur la même longueur d’ondes à la veille du conflit ? Le refus de la guerre a-t-il la même signification chez tous ?

romain ducoulombier. Jaurès veut mener une double bataille : faire pression sur le gouvernement français pour l’amener à l’arbitrage international, et en cas d’échec, à la fois ménager la possibilité d’un rallie-ment conditionnel à la défense nationale et dégager les responsabilités socialistes dans la guerre qui vient. Jaurès entend aussi clairement réclamer l’arbitrage après le déclenchement du conflit. Il ne faut donc pas voir la stratégie de Jaurès comme une opposition simple à la guerre, même si elle est franche et nette, ou comme une stratégie « équivoque » parce qu’elle n’a pas connu sa conclusion historique en raison de son assassinat. S’il y a un refus principiel, il y a aussi la nécessité de se préparer aux pires éventualités. Cela dit, des nuances et des tensions existent au sein de la SFIO, qui vont pleinement se révéler pendant le conflit. En 1913, le député Marcel Sembat, futur ministre pendant la guerre et ténor du parti, sou-

ligne les progrès d’une frange acquise à la fermeté contre l’Allemagne. En 1912, la parution de Socia-lisme impérialiste dans l’Allemagne contemporaine de Charles Andler, qui provoque une vive polémique avec Jaurès, est révélatrice de ce courant dont on peine à quantifier l’influence. Enfin, il y a ceux qui, comme Jules Guesde, multiplient les préventions et les critiques contre le choix de la grève générale comme tactique d’action internationale simultanée contre la guerre. Je dirais donc que si la SFIO est unanime dans le refus de principe de la guerre, Jaurès est celui qui estime que ce refus doit être actif, et qui se dote des moyens pour le mettre en œuvre. Sa mort est donc une vraie catastrophe.

regards. Le choix d’août 1914 de voter des cré-dits de guerre puis de participer à l’Union sa-crée constitue-t-il une rupture avec les positions adoptées en 1913-1914 ? Qu’est-ce qui a nourri le thème de la « trahison » ?

r.d. La guerre est une rupture d’abord avec l’anti-ministérialisme de principe de la SFIO depuis 1905. Les socialistes vont « se salir les mains » au pouvoir, et cela leur coûte cher. L’attitude de la majorité pro-gouvernementale qui participe au musèlement de l’opposition interne dans la SFIO et dans la CGT nourrit des haines qui vont s’exprimer pleinement pendant la lutte pour l’adhésion à la IIIe Internatio-nale en 1919-1920. Mais l’accusation de trahison se nourrit surtout à deux sources. La première : les cri-

ROMAIN DUCOULOMBIER Spécialiste de l’histoire du communisme

et des gauches en général

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tiques dans la SFIO et la CGT de la gauche « zim-merwaldienne » qui revendique son extériorité abso-lue vis-à-vis de cette guerre bourgeoise (« cette guerre n’est pas notre guerre ») et dénonce le renoncement aux principes des congrès d’avant-guerre et plus encore, à tout effort ne serait-ce que pour discuter de la paix. Deuxième source : le procès rétroactif instruit contre le « social-patriotisme » par Lénine et les bolcheviks dont l’influence croît en 1919-1920. Le PC, fondé en décembre 1920, se constitue comme un reproche vivant au souvenir des années de guerre et se pré-sente comme une organisation socialiste régénérée, libérée de son passé honteux par le ralliement à la IIIe Internationale. Évidemment, gagner la bataille de la scission et fonder un grand parti en 1920 sup-pose de faire le silence autour de certaines attitudes personnelles pendant le conflit comme celle de Mar-cel Cachin, ancien ministrable rallié à l’adhésion à la IIIe Internationale en août 1920 : l’attitude pendant la « guerre impérialiste » ne sera pas un critère détermi-nant en matière de recrutement militant dans le Parti communiste français dans l’entre-deux-guerres. Elle ne protégera pas non plus les hommes qui rompent avec lui dans les années 1920, comme Fernand Loriot ou Boris Souvarine. La minorité pacifiste « zimme-rwaldienne » que ces derniers ont dirigée est encore perçue aujourd’hui comme le symbole de la moralité préservée du mouvement ouvrier français pendant la guerre. Là aussi, l’idée de « trahison » survit.

regards. Que sait-on des réactions socialistes à la base, en 1914 ? Y a-t-il alors une opposition au choix de la direction ?

r.d. Comme toujours, c’est « à la base » qu’il est le plus difficile de scruter les attitudes. Je dirais, pour ce qu’on en sait, qu’elle épouse l’attitude générale de la population face au conflit : la résignation, la conster-nation et le sentiment du devoir, cultivé par un effort séculaire de l’État moderne qui a pour caractéristique, en France, de lier profondément la Nation à la Répu-blique. Ce ressort jacobin impressionne les étrangers comme l’écrivain allemand Thomas Mann, d’ailleurs

activement engagé dans la justification de la guerre menée par son pays. Beaucoup de socialistes semblent prisonniers de cette rhétorique de la « guerre à la guerre » : on peut faire cette guerre-là aussi les armes à la main ! C’est, je crois, l’explication du retourne-ment de certains socialistes antipatriotes du temps de paix. D’autres, et je les crois nombreux, partent résignés, abattus par la déroute de 1914. La recompo-sition d’une opposition à la guerre, qui commence à se manifester publiquement à la fin de 1914 et surtout en 1915, est un signal pour ceux qui survivent, dans un pays cloisonné par la censure, où l’information, a fortiori pacifiste, circule mal ou en contrebande. Les citoyens méconnaissent ordinairement la puissance de l’État qui se rappelle à eux dans certaines circons-tances exceptionnelles, comme c’est le cas pendant la mobilisation en 1914. Et puis très vite, il n’est plus question d’abandonner les « copains », la guerre est un « métier » aux règles qu’ignorent les hommes en temps de paix. Certains s’y feront très bien. Mais le chemin est long jusqu’à la paix, qui sera celle de la victoire et non de la paix « blanche » ou « révolution-naire » tant espérée. rpropos recueillis par r.m.

Romain Ducoulombier a publié en 2010 un livre remarqué sur les ori-

gines du PCF Camarades ! La naissance du Parti communiste en France, éd.

Perrin). Commissaire de l’exposition « Jaurès » des Archives nationales,

il a participé à la rédaction de son catalogue, avec Magali Lacousse et

Gilles Candar (Jaurès. Une vie pour l’humanité, Beaux Arts éditions, 2014).

HISTOIRE

« À la SFIO, la majorité pro-gouvernementale muselle l’opposition interne et nourrit des haines qui vont s’exprimer lors de la créationdu PCF en 1920. »

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regards. Où en est Jaurès, au moment où se dé-clenche la crise décisive de l’été 1914 ? Quelle est sa place dans le Parti socialiste français et dans la Seconde Internationale ?

gilles candar. En 1914, l’autorité politique de Jaurès est à son maximum. Alors qu’il ne dispose pas d’une tendance interne aussi forte que celle de Jules Guesde, il est considéré de fait, au congrès d’Amiens de 1914, comme le chef incontesté du parti. À l’échelle interna-tionale, la situation est bien sûr plus compliquée, mais le poids de Jaurès est considérable. Stricto sensu, il est du côté de la minorité. En 1910, au congrès de Copen-hague de l’Internationale ouvrière, il soutient la motion déposée par Édouard Vaillant et James Keir Hardie, qui prévoit une grève générale en cas de mobilisation. Or le vote de la motion est ajourné par le congrès. Sur les questions de la guerre et de la paix, Jaurès est plus proche des positions de la gauche socialiste internatio-nale et il se trouve ainsi minoritaire. Cela ne l’empêche pas de peser fortement. En 1912, il obtient des mee-tings communs au moment des guerres balkaniques et il impressionne le congrès de Bâle de novembre 1912, qui marque l’apogée du pacifisme socialiste d’avant 1914. Au fond, quand il s’engage dans le combat ul-time pour la paix, il a des raisons d’être optimiste. La campagne contre la loi des trois ans marque des points et les radicaux, avec Joseph Caillaux, penchent de son côté. Ajoutons qu’en mai 1913, il a été au centre de

la rencontre interparlementaire franco-allemande de Berne, à laquelle participent à la fois des socialistes, des radicaux et des libéraux. Cette rencontre se pro-nonce contre le recours aux armes et pour l’arbitrage et décide de constituer un comité restreint permanent. Or ce comité se réunit encore les 30 et 31 mai 1914 à Bâle et, cette fois, s’y adjoignent même des députés allemands du Zentrum et des nationaux-libéraux. Jau-rès sait que son combat est difficile, que les sociaux-dé-mocrates allemands sont bien incertains. Mais il pense que les socialistes sont alors en pointe, qu’il peut peser aussi bien en France qu’en dehors et qu’une majorité pacifiste peut encore se dégager. Il y croira au moins jusqu’au 30 juillet 1914.

regards. Comment caractériser le combat mené alors par Jaurès ?

g.c. Le but de Jaurès est d’apaiser les tensions, de rap-procher la France et l’Allemagne et de refuser toute logique de rapport des forces. Il n’est pas antimilita-riste, il aime l’armée. Il veut à tout prix participer à la commission parlementaire de la guerre et c’est pour cela qu’il écrit L’Armée nouvelle en 1911. Ce qu’il cri-tique n’est pas l’armée en général mais l’armée de pro-fessionnels. Ce qu’il veut, c’est l’armement du peuple. Au sein de la SFIO, Jaurès est dans une position déli-cate de synthèse. Marcel Sembat est officiellement sur une stratégie pacifiste mais il n’y croit pas. Charles

GILLES CANDAR« JAURÈS N’EST PAS ANTIMILITARISTE, IL AIME L’ARMÉE »

Jean Jaurès est considéré, juste avant sa mort, comme le chef incontesté du Parti socialiste. Retour sur son combat contre la guerre.

GILLES CANDARDirecteur de la Société d’études jaurésiennes

depuis 2005.

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HISTOIRE

Andler, une gloire universitaire de l’époque, se méfie de la social-démocratie allemande. Jaurès voit bien qu’il y a un problème avec les socialistes allemands, mais il décide de prendre au mot, jusqu’au bout, le discours pacifiste de la social-démocratie d’Outre-Rhin. À par-tir du 23 juillet et de l’ultimatum autrichien à la Ser-bie, son inquiétude grandit, bien sûr. Mais il veut faire confiance au gouvernement français. Il ne se méfie pas assez du président français Raymond Poincaré et du président du Conseil René Viviani. Poincaré a eu plu-tôt une bonne attitude en 1912 et Viviani a été un ami personnel. Quand il se rend compte, le 31 juillet, que la France joue un rôle pour le moins ambigu, il entre dans une colère noire.

regards. Qu’aurait dit Jaurès dans l’article qu’il se propose d’écrire le soir de son assassinat ?

g.c. Il aurait sans nul doute chargé le gouvernement français, dans une sorte de J’Accuse. Je ne crois pas qu’il serait allé au-delà. Il aurait accepté l’état de fait de la guerre, une fois qu’elle serait devenue inévitable. Mais il aurait fait deux choses, qui auraient peut-être infléchi le cours ultérieur de l’histoire. Il aurait déga-gé les responsabilités du parti, pour lui permettre de parler plus tard aux uns et aux autres, un peu comme Romain Rolland à la fin de 1914. Et il aurait fait un grand appel à la démocratie américaine et au président Wilson, comme il l’avait déjà fait en 1911, au Palais-Bourbon. La SFIO aurait accepté de contribuer à la guerre, mais dans un état d’esprit sans doute différent. rpropos recueillis par r.m.

Gilles Candar a publié en 2014 avec Vincent Duclert, une volumineuse

et passionnante biographie (Jean Jaurès, éd. Fayard) et il est un des au-

teurs de Jaurès. Une vie pour l’humanité (Beaux Arts éditions, 2014).

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La nuit a ses ennemis ; et notre sommeil aussi. On n’a peut-être pas encore, hélas, complètement oublié ce président de la République qui célébrait « la France qui se lève tôt ». Et pour peu qu’elle se couchât tard également, cette France-là n’était plus très loin de ce que l’essayiste américain Jonathan Crary appelle, dans un essai percutant, le 24/7, soit le travail 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le combat quasi permanent depuis quelques années pour obliger les gens à travailler le dimanche. La grasse matinée est antilibérale ; le droit à la paresse, tel que le revendiquait le gendre de Karl Marx, n’en parlons même pas. Comme l’explique Jonathan Crary, aujourd’hui « le capitalisme est à l’assaut du sommeil ». Dans le fameux « métro, boulot, dodo » des années 1970, il y avait un terme non ren-table, et pour les libéraux c’est in-supportable…Certes, on ne peut pas faire grand-

chose contre la nuit. Quoique. L’au-teur raconte comment un consor-tium russo-européen annonça à la fin des années 1990 son intention de lancer des satellites capables de capter la lumière du soleil pour la rediriger vers la terre. Avec ce slo-gan publicitaire : « La lumière du jour, toute la nuit. » De belles économies d’énergie en perspective, mais fort heureusement le projet capota. Il n’empêche que le Capital que rien ne doit arrêter, en veut à ce que la nuit porte en elle d’improductif, de romantique, de libertaire (« La nuit, seul territoire libéré », écrivait Étienne Roda-Gil, le parolier de Julien Clerc, dans un de ses romans) et de poé-tique. On se souvient de ce poète qui, lorsqu’il faisait la sieste, affi-chait sur sa porte : « Ne pas déranger. Le poète travaille. » On ne peut pas grand-chose contre la nuit, mais en revanche on peut lutter contre le sommeil. Le Pentagone, rapporte l’auteur, travaille ainsi sur des subs-tances chimiques qui permettraient

à des soldats d’être opérationnels pendant sept jours sans sommeil. « Comme l’histoire l’a montré, des inno-vations nées dans la guerre tendent néces-sairement ensuite à être transposées à une sphère plus large : le soldat sans sommeil apparaît ainsi comme le précurseur du travailleur ou du consommateur sans som-meil », écrit-il. Le fait est que ceux qui consomment des somnifères achètent déjà leur sommeil. Alors pourquoi pas l’inverse dans une société où l’activité, bouger, ne pas rester sans rien faire, est sans cesse valorisée ? Déjà, note justement Crary, les machines ne dorment plus : elles sont en « mode veille », dans un fonctionnement de basse inten-sité. C’est que le capitalisme attend maintenant des humains. Et cela me rappelle un documentaire télévisé sur la presse numérique où le rédac-teur en chef d’un grand quotidien américain racontait qu’aujourd’hui ses journalistes lisaient leurs mails en se réveillant, avant même de prendre leur petit-déjeuner ou de se

ABOLIR LA NUIT

arnaud viviantRomancier et critique littéraire

Illustration Alexandra C

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130 REGARDS ÉTÉ 2014

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brosser les dents. « Dans le paradigme néolibéral mondialisé, le sommeil est fonda-mentalement un truc de losers. »Lorsqu’on dort, on ferme en effet les yeux, et cela l’hypercapitalisme, comme le nomme le philosophe Jean-Paul Galibert dans son essai Les Chronophages, à la réflexion assez proche de celui de Jonathan Crary, ne peut guère le supporter. Crary rapporte qu’Éric Schmidt, PDG de Google, « déclarait que le XXIe siècle serait synonyme de ce qu’il appelait l’éco-nomie de l’attention, et que les firmes domi-nantes à l’échelle mondiale seraient celles qui parviendraient à maximiser le nombre de globes oculaires qu’elles parviendraient à capter et à contrôler en permanence ».En attendant d’abolir la nuit, cette fâcheuse, on cherche à la faire entrer vaille que vaille dans l’économie. C’est ainsi qu’une certaine École de guerre économique (EGE) fon-dée par Christian Harbulot vient de publier son rapport sur « la compétiti-vité nocturne de Paris » face à Londres, Amsterdam, Barcelone ou Berlin,

sous le titre : Pourquoi les nuits pari-siennes sont nulles (et ne créent pas d’em-ploi). De la même manière, dans son livre Les Secrets de la nuit, fort intéres-sant au demeurant, la journaliste Vé-ronique Willemin consacre un long chapitre aux états généraux de la nuit initiés par le conseiller commu-niste à la Ville de Paris, Ian Brossat. On peut y lire : « La nuit n’est pas du tout négative, mais bien porteuse de réelles valeurs économiques prometteuses. Un vrai gisement de créativité, d’emplois, et l’occa-sion de développer le tourisme et l’hospita-lité. » Voilà ce qu’est devenue la nuit dans l’hypercapitalisme : un gisement d’emplois. Pourtant, comme l’écrit Jonathan Crary en conclusion de son essai, « la restauration de l’inertie du sommeil fait obstacle à tous les processus mortels d’accumulation, de financiarisation et de gaspillage qui ont dévasté tout ce qui avait autrefois pu avoir le statut de bien commun ». À quoi l’on pourrait ajou-ter, avec le situationniste Gil Wol-man (1929-1995) : « C’est fini le temps des poètes, aujourd’hui je dors. »

CHRONIQUE

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24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, de Jonathan Crary, éd. Zones, 139 p., 15 €

Les Chronophages, de Jean-Paul Galibert, éd.

Lignes, 104 p., 13 €

Les Secrets de la nuit, de Véronique Willemin, éd. Flammarion, 608

p., 21, 90 €

Pourquoi les nuits parisiennes sont nulles,

École de guerre économique, éd.

Nouvelles éditions François Bourrin, 80

p., 10 €

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NEW ORLEANS,LA MUSIQUEEN PARTAGE

Sur la scène du Chickie Wah Wah, les musiciens Grayson Capps et Cary Hudson ont demandé aux Français de les accompagner

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Dix musiciens français de fanfare ont emballé trombones et caisses claires pour retrouver à La Nouvelle-Orléans le sens de la musique. Venus apprendre des techniques dans la ville qui a vu naître Louis Armstrong, ils sont aussi repartis avec une leçon de vie.par anne-laure pineau

photos clara monsallier

ÉTÉ 2014 REGARDS 133

DANS L’ATELIER

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« New Orleans, c’est un endroit où la musique est aussi naturelle que l’air. On l’y attend, comme le soleil ou la pluie. » Nul doute qu’en débarquant sur le chétif tarmac du Louis Armstrong International Airport, cette phrase du compositeur Sidney Bechet est venue à l’esprit de Simon, Anthony, Tristan et les autres. Pour ces musiciens de fanfares, la Nouvelle-Orléans, c’était d’abord un style musical. Mais en ce mois d’avril humide et doux, c’est une ville bien vivante : les sirènes du Mississippi accompagnent les musiciens de rue et les clubs de Frenchmen Street crachent des notes enfiévrées. Les artistes sont arrivés en terre sainte.L’association nantaise Trempolino a créé voilà quinze ans des stages internationaux à destination des musiciens professionnels. Pour approfondir les bases de la fanfare à New Orleans, jouer de la salsa à La Havane, arranger du rock à Liverpool… Ces séjours, les intermittents peuvent se les faire financer par l’Assurance formation des activités du spectacle. (Afdas). À l’origine, il y a l’enthousiasme d’un homme, Philippe Audubert, responsable des formations à l’association. Cet ancien bassiste veut susciter chez les artistes un électrochoc culturel : « À la Nouvelle-Orléans comme à La Havane ou Bamako, les

gens jouent pour vivre », explique-t-il. « Il faut souffler fort, chanter fort, taper fort sur les caisses, parce qu’il faut ramener de l’argent à la maison. En France, les musiciens répètent, jouent dans la nuance, font des variations, là-bas ils n’ont pas ce luxe. »

MASTER CLASS LE JOUR, CONCERTSLA NUITLe premier matin, sur la scène de bric et de broc de l’India House où ils partageront pendant une semaine un dortoir de douze, c’est l’heure des présentations. Chacun raconte, embrumé par le jetlag, le chemin qui l’a mené ici, à deux pas de Congo Square, berceau du jazz. Leurs motivations sont diverses : « Rattraper, par le vécu, le niveau des musiciens du conservatoire », pour le Lillois Hoel, tromboniste à la coiffure rasta. « Revenir aux origines, à La Mecque, pour en prendre ses vibrations », pour Cyril, trompettiste venu de Lannion, en Bretagne.Citadins et campagnards, ils ont été sélectionnés pour former un parfait brass band [fanfare, ndlr] néo-orléanais. « Quand ils arrivent ici, les artistes n’ont jamais joué ensemble, ils ont quelques jours pour s’adapter les uns aux autres. Et tous les ans, la magie fonctionne », affirme Jérôme Bossard, ancien stagiaire devenu coordinateur pédagogique. Pour lui, les professionnels confirmés ont tous ce petit je-ne-sais-quoi qui « matche avec New Orleans ». Une ville épicurienne où festivals et bœufs se montent à l’improviste, à l’abri d’un club ou au coin d’une rue.Au n° 2828 de Canal Street, le long d’un trottoir défoncé par les racines, Dale Triguero prête chaque année à la formation Trempolino les murs de son club, Le Chickie Wah Wah, dont le bar accueille dès 16 heures ses clients habituels venus partager bières locales, barbecue fumé et bonne musique. Sur cette scène intime et mal éclairée, les master class

TrempolinoAssociation nantaise

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Le trompettiste Kevin Louis donnesa leçon, tout en décontraction.

Au milieu du Washington Park,les musiciens apprennent l’art dela danse de la Second Line avec Darryl.

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Sous la direction de Seva Venet, les frenchiesapprennent les paroles de la Second Linede Paul Barbarin.

Au « souza », Kirk Joseph (du Dirty Dozen Brass Band)fait travailler les trombones en rythme.

Tullia, au sax, a été invitée par le fameuxTreme Brass Band à jouer sur la scènedu Candelight Loundge.

Tullia s’entraîne, à la pause, dans les couloirsdu Chickie Wah Wah.

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se tiennent le jour, à la bonne franquette. L’autre partie du programme, ce sont les concerts qui durent jusqu’au bout de la nuit. Le tout, c’est de garder la forme. Car le rythme est intensif. Et pour les oreilles non exercées aux hurlements des cuivres de Louisiane, le bouchon est de mise. Tous les matins, les musiciens invités arrivent avec dégaines dépenaillées. « Ici c’est New Orleans, faut pas être trop pressé ni trop tatillon », s’amuse Jérôme. Les intervenants jouent dans quelques-uns des meilleurs groupes de la ville : le Treme Brass Band, le Rebirth Brass Band, le Dirty Dozen Brass Band… Ils offrent aux stagiaires les clés d’un répertoire traditionnel qu’ils ont fini par s’approprier à force de le jouer.

JOUER EN COLLECTIFSeva Venet, fringuant banjo du Treme Brass Band, lance les hostilités avec un Happy Birthday à la sauce new-orléanaise. La langue de Shakespeare est loin d’être un problème : chacun trouve sa place dans le groupe sous les conseils de ce Louisianais d’adoption. Le brass band est pour lui une conversation : « Plus vous jouez en collectif, plus c’est compliqué et plus c’est génial. » En quelques minutes, on passe de la fête d’anniversaire au concert sur Bourbon Street. Installée à une table, Caroline Baudry s’occupe de la logistique pendant le stage. Cette énergique lady fait déjà des plans sur la comète. « Ça m’émeut toujours de voir les gens changer, les personnalités musicales se détacher », sourit-elle.Dix jours. C’est le temps que passeront les frenchies à travailler des morceaux classiques et des compositions inédites. Les intervenants n’hésitent pas à les asticoter en se moquant de leurs prises de notes. La musique, c’est être right here, right now. D’abord timide sur les pistons de sa trompette, Simon finit par leader les morceaux, lançant les solos de Tullia ou de Tristan, ou indiquant un bis repetita d’une tape sur la tête. À la fin du séjour, lors d’un concert chez Kermitt Ruffin, star de la trompette, poussé par son audace, il tend son instrument à la tête d’affiche. « Je ne la laverai plus jamais ! », crâne-t-il.

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Les Social Aidand Pleasure ClubsÀ la Nouvelle-Orléans, des dizaines de Social Aid & Pleasure Clubs (Zulu, Divine Ladies, Uptown Singers…) fédèrent les communautés depuis des siècles autour des célébrations de Mardi Gras et des parades funéraires. Appa-rues à la fin du XIXe siècle dans les faubourgs afro-américains, ces associations bénévoles réjouissaient les foules grâce aux défilés ou aux fêtes populaires, mais apportaient sur-tout aide et appui aux habitants des quartiers désœuvrés. Chacun avait un bal où aller et un « king » à qui demander conseil (Louis Arms-trong lui-même a été « king » des Zulu en 1949). Avec les années, les compagnies d’assu-rances et les organismes de crédit se sont peu à peu substitués à ce système collaboratif. Mais les Clubs continuent aujourd’hui à dis-tribuer des bourses d’études et à soutenir la culture populaire en sponsorisant les musi-ciens et leurs fanfares, délaissés du système américain. En 2005, quand l’ouragan Katrina a frappé, ces clubs ont eu une grande impor-tance dans la reconstruction psychologique de la ville, organisant l’entraide et en offrant aux habitants abandonnés des services publics l’occasion d’exprimer colère et tristesse. Et de retrouver l’envie de préparer le Mardi Gras suivant. Preuve qu’à la Nouvelle-Orléans, plai-sir et aide sociale sont inextricables !r a.-l.p.

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Emmenés par Jérôme qui connaît les bons plans, les musiciens courent les gigs. Deux jours après son arrivée, Tullia passe les portes du Candelight Lounge, un club mythique, son sax en sacoche. Sous les encouragements, elle est invitée à participer. Et n’en revient toujours pas : « Les échanges se font naturellement. Les gens sont positifs, accueillants, collectifs. » Ce soir-là, elle a senti combien les morceaux du répertoire brass band puisent leurs racines dans l’ADN d’une ville qui est aussi « le plus grand quartier du monde », selon la chanteuse Charmaine Neville.

MUSIC EVERYWHEREApprendre à jouer et chanter la Second Line de Paul Barbarin, un morceau qui remonte au XIXe siècle et traîne sur toutes les lèvres de la ville, est un passage obligé. Les musiciens ont eu droit à un petit cours d’histoire. « Avant, à l’époque de Congo Square, c’était illégal pour les Noirs de se regrouper librement. Jouer ce morceau, c’est célébrer la possibilité d’être ensemble », explique Seva. Depuis, l’esclavage a été aboli, les droits civiques redistribués. Et aujourd’hui, les Second Lines rassemblent tout le monde : ce dimanche d’avril, à Central City, le quartier le plus pauvre de la ville, une de ces gigantesques parades se lance à la sortie de la

messe. La marche rapide qui peut durer quatre heures est le rendez-vous d’une communauté éprouvée par la pauvreté et les ouragans. En ce jour du Seigneur, des dames endimanchées, des enfants et des messieurs ventripotents marchent et dansent une bière à la main. « C’est dingue, on a l’impression que tout le monde est sous MDMA ! C’est comme une manif, mais en transe », s’étonne Simon. C’est surtout une forme de spiritualité humaine que les stagiaires ont unanimement ressentie. D’autant plus que, grâce à la formation, des « Indiens de Mardi Gras » leur ont conté les origines de leur culture de plumes et de tambours. Et sur la pelouse du Washington Square, Darryl – dancing man et fils de – leur a appris à danser avec leurs instruments. « Que dire d’une ville avec une telle énergie ? Comment partager les émotions d’une Second line ? » Wilfried, doyen de la formation, en reste bouche bée. Il est 22 heures ce mercredi. Avant de reprendre l’avion le surlendemain, les Français montent une dernière fois sur la scène du Chickie Wah Wah. La foule applaudit, le pot commun se remplit. Ils mettent l’ambiance comme jamais. Dans la salle, Kirk et Seva sont venus les saluer. Ils reviendront, c’est sûr. Car Trempolino a gagné son pari : La Mecque du jazz compte dix citoyens de plus. r anne-laure pineau

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Les morceaux du répertoire Brasse Band puisent leurs racines dans l’ADN de la ville.

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Le groupe des Français, où le Crawling Butterflies Brass Band ! (du nom de leur chanson) à Washington Park

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Ce pourrait être le scénario d’un film catastrophe : un ferry en surcharge qui coule faisant 300 morts dont une majorité d’ados, un équipage incompétent dont le capitaine abandonne le na-vire, une mauvaise gestion des secours, un directeur d’école désespéré qui se pend, un gou-vernement sur la sellette pour sa déréglementation de la sécu-rité, une compagnie maritime véreuse derrière laquelle se ca-cherait une secte, une célèbre actrice proche d’un gourou invi-sible. Un pays bouleversé, un drame national.

Hélas, ceci n’est pas une fiction. C’est la tragique affaire du Sewol qui a coulé le 16 avril 2014 au large de la Corée du Sud. Avec, en France, des ramifications inatten-dues, puisque l’un des personnages clé du drame n’est autre qu’Yoo Byung-eun alias Ahae, mécène de quelques-unes de nos importantes institutions culturelles qui lui ont déroulé le tapis rouge et ont ex-posé ses photos d’amateur comme s’il était un grand artiste. Cerné par la justice sud-coréenne qui dit détenir des preuves de son impli-cation dans la compagnie maritime fautive, ce qui le rendrait pénale-ment responsable du drame, il est interdit de sortie de territoire. La presse coréenne a exhumé des pans fétides de son passé : suicide col-lectif d’une trentaine de membres d’une secte proche de lui dans les années 1980, condamnation à 4 ans de prison pour raisons fiscales dans le cadre de ce fait divers sordide… Aujourd’hui, une instruction judi-ciaire le vise lui et sa famille, pour soupçons d’évasion fiscale, détour-nement de fonds et corruption à travers ses multiples sociétés. À la mi-mai, recherché par la police, on

le pensait terré dans son domaine, les adeptes de son Église le proté-geant, prêts au martyr. Il n’y était pas. Un mandat d’arrêt a été délivré contre lui. Ses enfants sont en fuite à l’étranger.Le nom d’Ahae surgit dans les médias français en 2012 quand une société acheta en son nom 520 000 euros un village abandon-né en Haute-Vienne pour mener un projet « environnemental, artistique et culturel ». Depuis, il ne s’y est rien passé. On nous présenta ce milliardaire sud-coréen que per-sonne n’avait jamais vu comme un photographe célèbre parce qu’il exposait au même moment dans le Jardin des Tuileries dépendant du Louvre. Un lieu prestigieux pour une exposition gratuite de photos naturalistes, certes jolies mais ba-nales, présentées dans un pavillon construit exprès pour lui par un scénographe de renom. Le Louvre ne se contenta pas d’accueillir cette expo-privatisation, son président encensa l’artiste dans un ouvrage luxueux, acceptant par ailleurs un don de 1,1 million d’euros pour son musée. L’année suivante, même scénario, cette fois au Château de

AHAE,LE NAUFRAGE DU MÉCÉNAT

bernard hasquenophFondateur de louvrepourtous.fr

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Versailles : expo d’Ahae fastueuse, gratuite et autoproduite dans l’Orangerie, lieu rarement ouvert au public ; une présidente d’Éta-blissement public en extase devant l’artiste qui fit don de 1,4 million d’euros pour financer la recréation d’un bosquet qui sera inauguré cet été. Un croisement d’intérêts à la légalité douteuse, le mécénat étant censé être un acte désintéressé.Mais qui était-il vraiment ? Et d’où venait son argent ? Visiblement nos grands patrons de musées ne s’en sont guère souciés. Les médias relayèrent sa biographie officielle, décrivant un inventeur-homme d’affaires génial, philanthrope et écologiste, sans rien vérifier non plus, puisque son identité restait inconnue. La caution de lieux pres-tigieux ayant « accueilli » dans le monde son exposition suffisait à lui conférer une crédibilité artistique, même s’il n’avait ni cote sur le mar-ché, ni agent, ni galeriste puisque c’est son fils qui gérait tout et s’ex-primait publiquement.Pour avoir découvert et révélé en 2013 l’identité d’Ahae et son curieux profil - en exclusivité mon-diale mais dans une totale confiden-

tialité - et dénoncé les compromis-sions de nos si respectables musées, je me suis retrouvé propulsé, avec la triste affaire du Sewol, dans les médias sud-coréens, tandis qu’ici régnait une incompréhensible omerta. Les Coréens étaient très choqués que la France, symbole de culture, ait pu ouvrir ses portes à un tel personnage. D’autant qu’une nouvelle exposition Ahae, autopro-duite et gratuite, était annoncée en 2015, à la Philharmonie de Paris, Établissement public soutenu par le ministère de la Culture, la Ville de Paris et la région Ile-de-France. Alors que l’horizon judiciaire s’as-sombrissait chaque jour un peu plus pour Ahae et que les vidéos louan-geuses des présidents du Louvre et de Versailles ressurgissaient sur la toile, le président de la Philharmo-nie lui adressa une lettre de soutien, au message très inspiré : « La Corée du Sud peut être fière d’un artiste comme Ahae. » Les Coréens ont apprécié. La recherche effrénée d’argent de nos grands établissements cultu-rels, sur fond de désengagement progressif de l’État, peut-elle se faire au détriment de toute morale ? Visiblement oui.

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Faute de perspective tangible, les crises multiples que nous tra-versons nous mettent la « tête au chaos ». Si la sidération et la para-lysie l’emportent pour l’instant sur la colère combative, les artistes prennent l’espace pour raconter les désordres du monde capita-liste. « Dire, c’est faire », affirmait le philosophe John Austin. Nous y sommes. Choisis subjectivement parmi la production remarquée de notre saison culturelle, trois

artistes réussissent cette perfor-mance en donnant à voir un réel intenable, insupportable, mor-tifère. En le racontant, ils nous invitent à le transformer.Dans une exposition sur « L’état du ciel » au Palais de Tokyo (jusqu’au 7 septembre), Hiroshi Sugimoto a imaginé les pires scénarios sur l’avenir de l’humanité. Dans une atmosphère épurée et délétère, l’ar-tiste japonais a essaimé les lettres des derniers survivants. Elles com-mencent toutes par « Aujourd’hui, le monde est mort. Ou peut-être hier, je ne sais plus ». L’un des personnages, un responsable d’association pour l’euthanasie, laisse ces mots : « Une fois le capitalisme insatiable parvenu à son paroxysme, le monde s’est divisé entre une infime minorité de gagnants et une grande majorité de perdants. » Un autre survivant raconte que les armes chimiques les plus performantes inventées au XXIe siècle devaient bien servir, un autre explique que l’écosystème devait bien s’effon-drer, une autre encore, une poupée, que le monde fait de Ken et de Bar-bie devait bien devenir stérile, un autre enfin que les tripatouillages de l’ADN devaient bien empor-ter la créativité et l’imagination,

mettant un terme à la civilisation. Hiroshi Sugimoto invente le pire pour mieux prévenir : « Il revient aux jeunes générations de prendre toutes les mesures pour que cela n’arrive pas. » En attendant, l’artiste livre un parfum d’époque, le vertige de la fin d’un monde.Ici et maintenant, Bruno Kerjen est entraîné dans la chute. Cet antihé-ros contemporain brossé par Nina Bouraoui dans son dernier roman, Standard (Flammarion), travaillait dans une entreprise de composants électroniques. Sa vie ressemble à un cercle, sans début et sans fin : « Le passé embrassait l’avenir. » À trente-cinq ans, Bruno Kerjen avait une vie mécanique, sans désirs, sans autre attente que de tenir le plus longtemps possible entre sa table de travail à l’usine et le canapé de son petit appartement de ban-lieue où la voix standardisée d’une inconnue lui permettait quelques plaisirs masturbatoires par télé-phone. Comme pétrifié par un monde dont il n’avait pas les codes, les clés, il n’espérait rien de plus. Il avait la certitude que « le monde réel était fait d’hommes et de femmes à son image, qui pouvaient être remplacés sans que personne ne remarque la diffé-

LE NOIR & LE ROUGE

clémentine autainFéministe, éditorialiste et codirectrice de Regards

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rence de l’un, l’absence de l’autre ». Mû ou plutôt figé par la peur, Bruno Kerjen restait enfermé chez lui et inapte à saisir l’opportunité d’une promotion professionnelle. Broyé par les codes d’un néolibéralisme destructeur et déshumanisant, il n’avait d’autre projet que de per-sévérer dans son être. Un jour, il se décide pourtant à aimer. Une ancienne copine de lycée, son fan-tasme de toujours, réapparaît dans sa vie. Bruno Kerjen lâche tout pour Marlène. Kerjen avait enfin un rêve mais celui-ci s’écroula sur l’autel d’un profond malentendu. L’argent tient une fois de plus la corde. Raide. L’homme est perdu. Dans ce roman hyperréaliste et tragique, Nina Bouraoui décrit le repli, la peur, l’oppression du désir par temps néolibéraux. Ce huis clos n’offre pas de sursaut mais les lecteurs sont amenés à chercher les portes et les fenêtres.Sur grand écran, c’est Sandra qui suffoque des désordres écono-miques et sociaux. Deux jours, une nuit, le film réalisé par les talentueux frères Dardenne, nous emmène dans le gouffre du réel. Marion Co-tillard incarne une ouvrière, mère de deux enfants, qui se bat pour

garder son emploi. L’histoire est une hyperbole des rapports sociaux sous tension capitaliste, de la vio-lence dans l’entreprise. À l’instant où elle retire une tarte du four pour ses enfants, Sandra reçoit un coup de fil de son amie Juliette qui lui apprend que ses collègues viennent de voter pour son licenciement. La direction de l’entreprise a mis en balance son éviction contre une prime de 1.000 euros pour chacun d’entre eux. Pourquoi elle ? Parce qu’elle revient d’un long congé maladie, pour dépression. Devant cette alternative perverse, les collè-gues ont largement choisi la prime. Sandra et Juliette réussissent à ob-tenir une deuxième consultation, deux jours plus tard, arguant du trucage du vote par le contremaître qui aurait fait pression sur les sala-riés, en racontant que, de toute fa-çon, si la prime n’était pas choisie, il y aurait des licenciements. Sandra a donc deux jours pour persuader ses seize collègues de se prononcer en faveur du maintien de son emploi. Fragile et solide à la fois, elle frappe aux portes des uns et des autres pour les convaincre de visu. Toutes les configurations se présentent à elle : celle qui n’ouvre pas la porte,

celui qui pleure dans ses bras tant il a honte d’avoir opté pour sa prime, celle qui subit la pression de son mari déterminé à utiliser cet argent pour les travaux de leur terrasse, celui qui juge indécente la demande de Sandra car la prime lui est due, c’est le fruit de son travail, celui en-core qui, visiblement sous tension pour joindre les deux bouts, af-firme ne pas pouvoir se passer des 1 000 euros, celui enfin qui change d’avis face au regard de Sandra. Opposés les uns aux autres par la perversion patronale, la dureté de la vie, la menace du chômage, les salariés sont gagnés par la peur. À la fin du film, le cynisme de l’ordre capitaliste est à son comble, tout près du réel. Et pourtant, la der-nière réplique de Sandra télépho-nant à son mari est bouleversante : « On s’est bien battu. Je suis heureuse. » Lutter pour retrouver sa fierté, oser dire non pour se sentir digne et vivante : la démonstration cinéma-tographique est remarquable. Oui, dans la combativité, il y a de la vie, il y a de l’espoir. Et dans la création culturelle d’aujourd’hui, aussi noire soit-elle, il y a de quoi puiser pour résister et inventer, passer du noir au rouge.

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À VENIR DANSLE NUMÉRO D’AUTOMNE

POUR NE PAS LE RATERTOURNEZ LA PAGE

145 REGARDS ÉTÉ 2014

Les régionscontre la nation ?

Alors que l’Écosse s’apprête à voter pour ou contre son indépendance, que le débat fait rage en

Catalogne et que la France redécoupe ses régions…l’État national vit-il ses derniers moments ?

Portrait deMichel Pouzol

Il fait partie des frondeurs du PS. Portrait d’un député socialiste pas banal. Même pas riche !

Crise du PC1984

Après une dégelée historique, les communistes hésitent. Changer ou continuer ?Récit d’une occasion manquée.

Un livre cadeau pour les abonnés.

Dans l’atelierde Gilles Clément

Le paysagiste nous reçoit dans son laboratoire-observatoire d’une fragile nature…

Au restauLes lanceurs d’alerte

Ils donnent l’alerte sur la santé, les libertés publiques, les nanotechnologies, les malversations de leurs entre-

prises… ils agissent à toutes les échelles.Ils racontent leur combat.

Reportage à Athènesavec les militants de Syriza

Le jeune mouvement d’Alexis Tsipras vientde remporter les élections européennes et régionales en Grèce. Comment les militants préparent la sortie

de l’étau ?

Qu’est-ce que fairela guerre en 2014 ?

Comment les drones redessinent le visagedes conflits armés.

Dangereux automnel’UMP et l’UDI tiendront leur congrès en novemebre.

Sauront-ils enfin comment sortir de la nasseet du piège FN ?

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