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Le Romain et l’étranger : formes d’intégration des cultes étrangers dans les cités de l’Empire romain William VAN ANDRINGA & Françoise VAN HAEPEREN Les « cultes orientaux » n’existent plus. Ces cultes, enfermés depuis long- temps dans une catégorie restrictive, reprennent, grâce à ce colloque, leur indépendance pour se disperser dans le foisonnement divin propre au poly- théisme. Malgré la disparition de la catégorie des « cultes orientaux », il reste encore un critère permettant de rassembler ces cultes entre eux : Isis, Sabazios, Magna Mater, Mithra, il s’agit chaque fois de cultes d’origine étrangère, de sacra peregrina introduits à diverses époques à Rome et dans les cités du monde romain, que ces cultes aient été ou non reconnus officiellement lors de leur installation. L’Atelier organisé à la Villa Vigoni sur les pratiques religieuses a permis d’ex- plorer certaines caractéristiques de ces cultes d’origine étrangère installés à Rome ou dans les cités du monde méditerranéen 1 . Dans les dossiers archéolo- giques présentés, Isis s’est distinguée, de Délos à Mayence, par des pratiques cultuelles exotiques, mais de contenu comparable d’un lieu de culte à un autre : visiblement, ces dieux, comme l’a déjà remarqué Simon Price, avaient la capa- cité de transcender les lieux et les régions 2 . De même, avec Mithra, l’accent fut mis sur l’originalité de l’espace liturgique comme sur les rites célébrés qui démarquaient ce culte d’une lointaine origine iranienne des cultes tradition- 23 1 Atelier « Archéologie des pratiques religieuses », Villa Vigoni, 21 janvier 2005. 2 S. PRICE, « Homogénéité et diversité dans les religions à Rome », ARG, V, 1, 2003, pp. 180- 197 ; également M. BEARD, J. NORTH, S. PRICE, Religions de Rome, Paris, Picard, 2006, pp. 252 sq.

Religions Orientales

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Le Romain et l’étranger :formes d’intégration des cultes étrangers

dans les cités de l’Empire romain

William VAN ANDRINGA & Françoise VAN HAEPEREN

Les « cultes orientaux » n’existent plus. Ces cultes, enfermés depuis long-temps dans une catégorie restrictive, reprennent, grâce à ce colloque, leur indépendance pour se disperser dans le foisonnement divin propre au poly-théisme. Malgré la disparition de la catégorie des « cultes orientaux », il resteencore un critère permettant de rassembler ces cultes entre eux : Isis, Sabazios,Magna Mater, Mithra, il s’agit chaque fois de cultes d’origine étrangère, desacra peregrina introduits à diverses époques à Rome et dans les cités du monderomain, que ces cultes aient été ou non reconnus officiellement lors de leur installation.

L’Atelier organisé à la Villa Vigoni sur les pratiques religieuses a permis d’ex-plorer certaines caractéristiques de ces cultes d’origine étrangère installés àRome ou dans les cités du monde méditerranéen1. Dans les dossiers archéolo-giques présentés, Isis s’est distinguée, de Délos à Mayence, par des pratiquescultuelles exotiques, mais de contenu comparable d’un lieu de culte à un autre :visiblement, ces dieux, comme l’a déjà remarqué Simon Price, avaient la capa-cité de transcender les lieux et les régions2. De même, avec Mithra, l’accent futmis sur l’originalité de l’espace liturgique comme sur les rites célébrés quidémarquaient ce culte d’une lointaine origine iranienne des cultes tradition-

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1 Atelier « Archéologie des pratiques religieuses », Villa Vigoni, 21 janvier 2005.2 S. PRICE, « Homogénéité et diversité dans les religions à Rome », ARG, V, 1, 2003, pp. 180-197 ; également M. BEARD, J. NORTH, S. PRICE, Religions de Rome, Paris, Picard, 2006, pp. 252 sq.

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nels. La présentation du sanctuaire de Magna Mater à Rome et des sanctuairesdes dieux syriens en Dacie complétait le tableau en montrant que la natureétrangère des dieux et des rites n’était finalement pas incompatible avec l’inté-gration des cultes en question dans la communauté : ces pratiques étrangèress’accommodaient parfaitement des traditions et cultes locaux. Des points decontact divers existaient avec les cultes « officiels » ou déjà installés, en partiesans doute parce que les dévots d’Isis ou de Mithra étaient eux-mêmes des pratiquants de la religion « traditionnelle » : à Pompéi par exemple, les dévotsd’Isis étaient aussi des dévots assidus de Jupiter et de Vénus. Sans oublier que l’accueil favorable manifesté à l’égard de la plupart des dieux étrangers n’étaitpas seulement le fait des hommes, il concernait également les divinités, biensouvent associées d’une façon ou d’une autre aux nouveaux cultes. À Septeuil,en Gaule Lyonnaise, un mithraeum fut installé au milieu du IVe siècle dans unsanctuaire de source (Fig. 1) : une chapelle consacrée à la nymphe de la résur-gence fut alors aménagée dans le sanctuaire de Mithra. De même, à Rome, surle Janicule, les dédicaces réunissant les divinités syriennes aux Nymphes de lasource du lieu (en rapport avec Furina) indiquent bien que les forces divineshabitant le lieu étaient elles aussi concernées par la nouveauté de ces religions.

Ces quelques exemples suffisent à montrer qu’il est désormais important deréétudier ces cultes non pas en les opposant systématiquement à la religion offi-cielle, mais en insistant sur les multiples points de contact qui existaient avecles cultes locaux. Autrement dit, il s’agit de privilégier les modalités d’intégra-tion des cultes étrangers dans les communautés et d’évaluer les conséquences,sur les systèmes religieux existants, de l’introduction d’autres conceptionsrituelles et cosmologiques. Quelle définition nous donne finalement l’organisa-tion rituelle des sanctuaires d’Isis, de Magna Mater ou de Mithra de la démar-cation fluctuante qui existait entre les cultes romains et les cultes d’origineétrangère ? Est-ce que l’originalité des rituels documentés dans les sanctuaires etle caractère électif de certains cultes étrangers (on pense évidemment aux cul-tes à mystère) renvoient à une religiosité différente ou à des mécanismes habi-tuels du polythéisme ? L’intérêt désormais est de pouvoir poser ces questionsfondamentales hors du cadre restrictif des « religions orientales » et de leur « dif-fusion », mais dans le cadre de l’intégration ou de l’agrégation des sacra pere-grina aux différents cultes communautaires célébrés par la cité, les collèges et lasphère familiale.

La déconstruction du concept de « religions orientales » a, au fond, unimmense avantage : elle permet de réexaminer et de réinterpréter des dossiersdocumentaires largement sollicités comme en témoigne le très long « rayon

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vert » des EPRO3. Ce réexamen des sources est particulièrement prometteurdans le domaine de l’archéologie des sanctuaires qui a beaucoup progressé cesdernières années et qui offre de nouveaux champs d’étude, notamment sur lesquestions essentielles des rituels et de l’histoire des cultes. La question des ritespeut être désormais réévaluée à la lumière des études archéozoologiques etpaléobotaniques, plus généralement à la lumière d’études privilégiant les activi-tés religieuses mises en évidence sur les sites. Cela passe notamment par un exa-men coordonné des structures, du mobilier et du contexte taphonomique desvestiges découverts4. Quant à l’histoire des cultes, elle peut être mieux étudiéegrâce à un phasage précis des structures archéologiques. Or, on sait que lesréaménagements touchant un lieu de culte sont autant de témoignages de l’évo-lution du culte et de ses liens avec la communauté. À partir du moment où l’onappréhende mieux les différentes phases d’un site, on a une prise directe avecl’évolution même du culte et le sens des transformations observées sur le ter-rain, ce qui peut être essentiel pour mettre en évidence l’éventuel changementdu statut d’un culte. À ce propos, on peut reprendre l’exemple du mithraeumde Septeuil fouillé par Marie-Agnès Gaidon-Bunuel qui suffit à montrer l’im-portance de l’archéologie dans l’étude des modalités d’installation des cultesétrangers5 : non seulement, la fouille soigneuse du foyer de cuisine a établi quel’activité essentielle des dévots de Mithra était de banqueter dans la chapelle,mais le phasage précis du site a également donné des informations précises surle contexte de l’installation du mithraeum dans un sanctuaire de source, celadans la deuxième moitié du IVe siècle ap. J.-C.

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3 Je reprends là une formule de J.-M. PAILLER, « Les religions orientales, troisième époque »,Pallas, XXXV, 1989, pp. 95-113.4 Même s’il ne concerne pas un sanctuaire abritant un culte « oriental », l’étude exemplaire dusanctuaire de Uley montre les enjeux d’une recherche privilégiant la reconnaissance des activi-tés à l’intérieur d’un sanctuaire de l’époque romaine, cf. A. WOODWARD, P. LEACH, The Uleyshrines. Excavation of a ritual complex on West Hill, Uley, Gloucestershire : 1977-79, EnglishHeritage, 1993. Le culte de Mithra offre également quelques résultats probants, cf. M.MARTENS, G. DE BOE (éd.), Roman Mithraism : the Evidence of the Small Finds, Bruxelles,2004.5 M.-A. GAIDON-BUNUEL, « Mutation des espaces sacrés : sanctuaire de source et mithraeum àSepteuil », in W. VAN ANDRINGA (dir.), Archéologie des sanctuaires en Gaule romaine,Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2000, pp. 193-210.

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Ainsi l’examen des dossiers archéologiques présentés dans le cadre de l’atelierde Villa Vigoni a-t-il permis de travailler sur les mécanismes subtils et extrême-ment divers de l’enrichissement des expériences religieuses propre au poly-théisme. Quatre axes de réflexion ont été privilégiés qui concernaient :

(1) La place physique des sacra peregrina dans la cité, leur « visibilité » enquelque sorte, susceptible de nous renseigner sur leur degré de marginalité dansles espaces urbains et sur la fréquentation réelle de ces cultes.

(2) Le contenu des rituels. Est en jeu ici la capacité des populations des citésdu monde méditerranéen à étendre leur culture religieuse en fonction de l’arri-vée de cultes nouveaux véhiculant des cosmologies nouvelles et des façons defaire inédites. On pouvait célébrer dans les sanctuaires d’Isis ou de Mithra« d’autres sacrifices » dont l’originalité est confirmée par les équipements retrou-vés dans les fouilles et par les vestiges rituels. On remarque également que cesrites particuliers pouvaient adopter des formes analogues d’un sanctuaire à unautre, ce qui permet de réfléchir à l’homogénéité relative de ces cultes, d’un lieuà un autre.

(3) Les dossiers archéologiques donnent également quelques indices sur lepassage de ces cultes d’un statut marginal à un statut officiel qui s’est effectuéprogressivement. Il va de soi que le culte d’Isis à Pompéi n’a pas le même senslors de son installation au IIe siècle av. J.-C. et au Ier siècle de notre ère : à cetteépoque, malgré le maintien de cérémonies exotiques, le culte est public et estconsidéré par les Pompéiens comme faisant partie de leur héritage religieux : en79 ap. J.-C., Isis est bien chez elle et on peut acheter des sistres dans toutes lesbonnes boutiques de la ville6.

(4) Concernant les acteurs de ces cultes, les inscriptions permettent d’iden-tifier les dévots ou la présence de clergés spécifiques, alors que l’archéologieapporte parfois dans ce domaine des précisions inattendues : à Tirlemont, lafouille d’un mithraeum a montré les vestiges d’un grand banquet ayant réuniplusieurs centaines de personnes7. L’audience dépasse ici le seul groupe des ini-tiés qui prenaient place dans la chapelle pour intéresser un cercle plus large,vraisemblablement la communauté des vicani dans laquelle le culte a pris place.Ce qui renouvelle notre perception de cultes considérés comme électifs et réser-vés à des groupes restreints.

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6 W. VAN ANDRINGA, Quotidien des dieux et des hommes. La vie religieuse dans les cités du Vésuve,Rome, 2009, (BEFAR, 337).7 Cf. M. MARTENS dans ce volume, pp. 215-232.

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1. Situation des sacra peregrina dans les cités

L’archéologie des sanctuaires nous renseigne d’abord sur l’emplacement descultes étrangers dans les cités, permettant de « replacer la religion dans le tissude la vie urbaine »8. Comme on le sait, à Rome, la place des cultes étrangers étaiten principe à l’extérieur du pomerium : Isis partagea ainsi le même destinqu’Esculape, les deux cultes étant rejetés à l’extérieur du pomerium, l’un auChamp de Mars, l’autre sur l’Île Tibérine 9. Il y a bien sûr un contre-exemple,celui de Magna Mater, mais le choix du site, la colline du Palatin, s’explique parla participation de la déesse de Pessinonte à la légende troyenne de telle sorteque, nouvelle arrivée, elle assuma aussi le statut de divinité ancestrale et tuté-laire10. Cet exemple, bien connu, montre bien les capacités d’intégration de telscultes, même si ceux-ci véhiculent des rituels particuliers et des cosmologiespartiellement extérieures au monde gréco-romain. À Pompéi, Isis fut égalementinstallée à l’écart du forum qui accueillait les principaux sanctuaires civiques(triade capitoline, Apollon, Vénus Pompéienne, cultes liés au pouvoir impé-rial). Son culte a pris place dans l’autre pôle religieux de l’agglomération, àproximité justement du temple d’Esculape, une autre divinité d’origine étran-gère (Fig. 2). On remarque d’ailleurs que cette distinction spatiale au sein del’espace urbain entre les cultes du forum et ceux du quartier des théâtres estencore respectée dans la sphère privée au Ier siècle de notre ère : dans la maisondes Amours Dorés, le sanctuaire domestique, disposé dans la branche nord duportique, contenait les statuettes de la triade capitoline, de Mercure et des Laresalors que le lieu de culte réservé à Isis fut disposé dans l’angle sud-est du porti-que (Fig. 3). Des particuliers ont reproduit en quelque sorte la géographie reli-gieuse urbaine à l’intérieur de leur maison11! À cette époque, rappelons que leculte d’Isis à Pompéi était public et que les particularités du rituel comme lecrâne rasé des Isiaci n’empêchaient pas les Pompéiens de considérer la déessecomme une divinité ancestrale, membre à part entière de leur patrimoine divin.

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8 Cf. S. PRICE, Homogénéité et diversité, o.c. (n. 2). 9 Pour tout cela, M. BEARD, J. NORTH, S. PRICE, Religions de Rome, o.c. (n. 2). 10 Cf. A. D’ALESSIO, « Lo spazio di Cibele : testimonianze archeologiche dall’area del santuariodel Palatino a Roma », communication à l’Atelier 1, Sources, méthodes, Concepts, Villa Vigoni,2005.11 Cf. VAN ANDRINGA, Quotidien des dieux et des hommes, o.c. (n. 6).

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Baelo Claudia, ville de Bétique, offre un autre contexte : le temple d’Isis a eneffet pris place à l’époque flavienne, à proximité du Capitole dominant le forumde l’agglomération, pour finalement partager la prééminence monumentaleavec la triade capitoline12 (Fig. 4 et 5). On peut se demander toutefois si c’estbien un culte « étranger » que l’on invita dans le municipe claudien de Bélo : ladate de fondation du sanctuaire, l’époque flavienne, laisse en effet plutôt sup-poser que c’est le culte de l’Isis romaine, favorisé par les empereurs flaviens, quifut installé sur le forum de l’agglomération13. À Mayence, l’influence de Romene fait aucun doute puisque M. Witteyer nous a expliqué que le sanctuaired’Isis et de Magna Mater fut érigé à l’initiative de Vespasien sur un emplace-ment non occupé de l’agglomération sinon par des tombes de l’Âge du fer14.

De ces quelques dossiers, on retient qu’à Rome et à Pompéi, l’emplacementdonné aux sanctuaires d’Isis dans l’espace urbain a permis d’établir une démar-cation stricte, au moins au départ, entre le local et l’étranger. Mais les exemplesde Bélo et de Mayence montrent que les cultes implantés dans ces localités del’époque impériale n’étaient ni « marginaux », ni « étrangers », ils étaient« romains » dans le sens où le pouvoir de Rome sur l’Empire eut un impact pré-cis sur le langage religieux établi dans les cités. Car, à l’époque où les cultesd’Isis ou de Magna Mater furent installés dans les provinces occidentales del’Empire romain, ceux-ci faisaient partie depuis longtemps du patrimoine reli-gieux de Rome et des cités italiennes. Ainsi, point de surprise à voir qu’à Rome,l’Iseum du Champ de Mars fut associé progressivement sur le plan architectu-ral aux bâtiments publics qui l’entouraient, illustration de son intégration aupaysage public de cette zone. Que ce soit à Rome, à Pompéi, à Bélo ou àMayence, la « visibilité », l’intégration de ces cultes réputés électifs ou étrangersétaient ainsi totales.

Mais c’est là, semble-t-il, un phénomène normal, corroboré même par l’em-placement donné aux mithraea dans l’espace urbain, en dépit du caractère privédu culte qu’ils abritaient. Les antres mithriaques apparaissent au IIe siècle ap. J.-C. Comme on le sait, il s’agit d’espaces exigus, par conséquent adaptés à laréunion de petits groupes qui ne dépassaient guère, si l’on en croit la taille deces bâtiments, une vingtaine ou une trentaine d’initiés. Le statut privé du culte

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12 P. SILLIÈRES, Baelo Claudia, une cité romaine de Bétique, Madrid, 1995, pp. 96 sq.13 Voir J. SCHEID dans ce volume, pp. 173-186.14 M. WITTEYER, « Das Heiligtum von Isis und Magna Mater in Mainz », communication àl’Atelier 1, Sources, méthodes, Concepts, Villa Vigoni, 2005.

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explique qu’à Rome par exemple, ces chapelles furent aménagées en sous-sol,dans des endroits retirés. Toutefois, de nombreuses découvertes faites dans lescités d’Occident amènent à nuancer cet aspect. Ainsi, à Trèves, le mithraeumfut-il installé au IIIe siècle dans le grand sanctuaire suburbain de l’Altbachtal :le sanctuaire de Mithra était peut-être réservé à un petit groupe d’initiés, avaitpeut-être un statut privé, mais celui-ci prit place dans l’espace réservé aux dieuxde la communauté urbaine, géré par les autorités de la colonie15. La situationn’est pas différente à Martigny dans le Valay suisse où le mithraeum futconstruit de la même façon dans le quartier religieux suburbain de l’agglomé-ration16: un autel montre même que le flamine local, autrement dit un repré-sentant de l’autorité religieuse municipale, participait au culte. À Nuits-Saint-Georges, vicus de la cité des Eduens, le mithraeum se dresse à l’ombre du grandtemple de l’agglomération, consacré à Apollon ou à un Mars local17 (Fig. 6). Siles exemples sont moins probants à Rome et à Ostie, on remarquera cependantque plusieurs mithraea se trouvent en relation directe ou à proximité immédiated’autres sanctuaires : le mithraeum des Sept Sphères à Ostie est situé dans l’axedes Quattro tempietti, celui de la Planta Pedis fut construit dans l’aire duSerapeon. Sans oublier, toujours à Ostie, que les autres chapelles consacrées audieu perse sont pour la plupart situées en rapport avec des bâtiments à fonctionéconomique.

L’emplacement attribué à ces sanctuaires semble bien confirmer que le cultede Mithra fut agrégé aux autres cultes de la cité dans le respect des règles habi-tuelles du polythéisme : le culte répondait au besoin précis d’un groupe de lacité, il prenait alors place sur un espace adapté, réservé par exemple aux cultesde la communauté urbaine comme à Trèves, à Martigny ou à Nuits-Saint-Georges. À Rome, plusieurs exemples montrent que les chapelles de Mithraétaient étroitement associées au cadre familial ou vicinal (c’est le cas dumithraeum de la via Marmorata). De même, à Ostie, certains mithraea ont puservir de lieux de culte aux associations professionnelles. Point de surprise alorsà constater que ces cultes étaient inévitablement affectés par leur environne-

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15 E. GOSE, Der gallo-römische Tempelbezirk im Altbachtal zu Trier, Mayence, 1972 (TriererGrabungen und Forschungen, 7).16 F. WIBLÉ, in M. MARTENS, G. DE BOE (éd.), Roman Mithraism : the Evidence of the SmallFinds, Bruxelles, 2004, pp. 135-145.17 D. MOURAIRE, « La statuaire du mithraeum des Bolards à Nuits-Saint-Georges : nouvellesobservations », Revue Archéologique de l’Est, XLVIII, 1997, pp. 261-278.

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ment, public ou privé. Le culte n’était d’ailleurs pas seulement « visible »,l’exemple du mithraeum de Tirlemont, fouillé par M. Martens, semble en effetmontrer que, dans certains cas précis, le culte de Mithra, électif par définition,était ouvert à l’ensemble de la communauté civique : c’est du moins commecela que l’on peut interpréter les vestiges d’un grand banquet découverts dansune grande fosse attenante au bâtiment religieux. De toute évidence, unegrande fête a réuni les vicani autour du culte de Mithra, peut-être lors de l’inau-guration de l’édifice, ce qui en dit long sur les capacités d’intégration de ces cul-tes réputés électifs ou à mystères. Manifestement, des procédures existaient, quipermettaient ponctuellement d’associer la communauté civique au culte. Cesdifférents dossiers nous renseignent ainsi sur la « visibilité » de ces cultes, maiségalement sur leur reconnaissance par le reste de la communauté poliade, celaen dépit d’une liturgie contraignante (initiations) et exotique.

2. D’autres sacrifices : l’espace des sanctuaires et les rituels consacrés auxdieux d’origine étrangère

Concernant les cérémonies célébrées dans les sanctuaires consacrés aux cul-tes d’origine étrangère, l’archéologie complète les informations données par lestextes. C’est d’abord l’organisation des espaces au sein du sanctuaire qui nousrenseigne sur les pratiques. Et là de noter que les sanctuaires réunis autrefoissous l’appellation de « sanctuaires des cultes orientaux » montrent souvent unordonnancement adapté à une liturgie distincte de celle des cultes « tradition-nels ». Voyons encore une fois l’exemple de Pompéi. Les grands sanctuairesurbains, notamment ceux qui sont disposés autour du forum, respectent unemême organisation avec un autel sacrificiel dressé devant le temple. Les imagesconfirment que l’on sacrifiait un animal devant l’autel avant le partage des partsentre les humains et les dieux, parts qui étaient consommées lors de repas don-nés dans le sanctuaire ou dans les maisons. Toujours à Pompéi, l’organisationtopographique permet d’aller plus loin puisque divers indices indiquent que lesdépouilles des animaux étaient traitées à l’arrière des temples et que la viandeétait distribuée ou vendue dans le macellum18: autrement dit, il y avait dans lesvilles romaines un lien précis entre les sacrifices célébrés dans les temples et la

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18 Cf. W. VAN ANDRINGA, « Sacrifices et marché de la viande à Pompéi », in Contributi diArcheologia Vesuviana II, Roma, 2006, pp. 185-201.

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gestion de la viande et des pratiques alimentaires dans l’espace urbain. Or, àPompéi, force est-il d’admettre que le culte d’Isis ne participait pas à cette orga-nisation particulière. Dans ce sanctuaire établi vraisemblablement au IIe siècleav. J.-C., l’autel principal était tourné vers le purgatorium, le bassin souterraincensé contenir l’eau du Nil (Fig. 7). Des peintures, bien connues, retrouvées àHerculanum confirment le caractère spécifique du rituel d’Isis19: un prêtre esten train de raviver la flamme de l’autel avec un éventail. Les vestiges sacrificielsretrouvés dans une fosse aménagée dans la cour complète l’analyse puisqu’onapprend qu’étaient brûlés en l’honneur d’Isis des poulets ou des oiseaux ainsique des fruits, notamment des figues, des dattes et des pommes de pin. Il s’agitd’holocaustes : même si le sacrifice de fruits brûlés est documenté en contextedomestique, on doit admettre le caractère exceptionnel du sacrifice en questionqui se démarque nettement du sacrifice « traditionnel » et de son implicationdans les pratiques alimentaires au sein de la cité. Le culte d’Isis est manifeste-ment porteur d’une autre culture religieuse, mais cela n’est en rien incompati-ble avec sa parfaite intégration dans le système religieux local.

Il y a une deuxième information apportée par ces vestiges, qui confirme leconstat d’uniformité relative de ces cultes déjà attestée par l’iconographie : onretrouve, en effet, des vestiges sacrificiels et une organisation liturgique compa-rables dans les sanctuaires d’Isis de Pompéi en Italie à Baelo Claudia, dans le sudde l’Espagne et à Mayence, en Germanie. On en déduit par conséquent qu’ilexistait des prescriptions rituelles propres à la déesse, diffusées d’un sanctuaireà l’autre et adaptées à une architecture spécifique. La remarque vaut égalementpour le culte de Mithra : l’activité sacrificielle est mal documentée dans lesantres mithriaques, mais les vestiges fauniques retrouvés dans divers mithraead’Occident romain, par exemple à Orbe, à Martigny, à Septeuil, à Tirlemontou à Sarrebourg, indiquent d’abord que le banquet était un élément liturgiqueessentiel, ensuite que l’on consommait dans ces repas du poulet et du porc. Lepoulet (les restes osseux sont attestés avec une grande constance du IIe au IVe

siècle ap. J.-C.20) constitue en effet l’aliment principal des banquets desmithriastes. Le culte de Mithra véhiculait ainsi un langage liturgique commund’un sanctuaire à l’autre et d’une communauté à une autre, sans interférer pour

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19 On trouvera tous ces documents rassemblés dans V. TRAN TAM TINH, Le culte d’Isis àPompéi, Paris, 1964. 20 Cf. A. LENTACKER, A. ERVYNCK, W. VAN NEER, « The Symbolic Meaning of the Cock. TheAnimal Remains from the Mithraeum at Tienen (Belgium) », in M. MARTENS, G. DE BOE

(éd.), Roman Mithraism : the Evidence of the Small Finds, Bruxelles, 2004, pp. 57-80.

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autant avec les habitudes locales : à Tirlemont, vers le milieu du IIIe siècle ap.J.-C., ce sont plus de deux cents poulets qui furent consommés lors du grandbanquet d’inauguration du mithraeum local.

Par conséquent, l’originalité perceptible dans l’exercice rituel n’est pas in-compatible avec l’intégration de ces cultes dans les systèmes religieux des cités.Des études ont déjà noté la présence d’images de dieux gréco-romains dans lessanctuaires de Magna Mater et même dans les chapelles de Mithra, preuve sup-plémentaire que ces cultes que l’on présente comme exclusifs ne l’étaient pas enréalité. Un autre élément est la présence fréquente, dans les sanctuaires d’Isis,de Magna Mater, de Mithra, de Jupiter Dolichenus, d’autels portant les formu-les d’acquittement de vœux VSLM. Ces inscriptions et leur support montrentque les contacts avec la divinité respectaient les mêmes formes qu’ailleurs. Dansla chapelle de Mithra comme dans le temple d’Apollon ou de Mars, on formu-lait un vœu selon le même procédé avant de s’acquitter par l’offrande d’unsacrifice associé à un autel ou à un autre objet commémorant l’acte votif.

Certains cultes d’origine étrangère sont des cultes à mystère, réservés à desinitiés. Cela, pourtant, a peu à voir avec l’affirmation d’une religiosité nouvelle.L’initiation permettait essentiellement de se rapprocher des dieux, si l’on encroit une allusion de Lucius devenu dévot d’Isis21. C’est également cette volontéd’un rapprochement avec les dieux, d’une intimité plus grande avec les forcesdivines qui est à l’origine de nombre d’associations religieuses installées dans lestemples : ainsi les Veneri établis dans le sanctuaire de Vénus à Herculanum. Cegroupe disposait d’une salle de banquet et d’une chapelle aménagée sur la pro-priété de Vénus, installations qui permettaient d’établir une certaine intimitéavec la déesse22. Autrement dit, de tels aménagements n’étaient pas propres àdes cultes « orientaux » ni révélateurs d’une religiosité nouvelle : tout cela faisaitpartie des mécanismes habituels du polythéisme. Les Isiaci formaient la com-munauté installée dans le temple d’Isis comme les Veneri désignaient les dévotsqui se réunissaient dans le temple de Vénus. Etait en jeu un rapprochementavec la divinité qui nécessitait pour Isis une initiation. Dans les deux cas, lebanquet organisé à l’intérieur du sanctuaire jouait un rôle essentiel. Dans lesdeux cas, chez Vénus comme chez Isis, il existait deux types d’espace, les unsaccessibles à l’ensemble de la communauté, les autres réservés à des groupes res-treints (groupes d’initiés ou associations religieuses). On trouve une disposition

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21 APULÉE, Met. XI, 23.22 L’ensemble du dossier est exposé dans VAN ANDRINGA, Quotidien des dieux et des hommes,o.c. (n. 6).

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analogue dans le temple de Sérapis à Ostie : la salle de banquet au nord du tem-ple est largement ouverte sur la rue alors que la salle sud est fermée, lieu de réu-nion sans doute réservée à un groupe restreint23.

3. De l’étranger au Romain : histoire et évolution des sacra peregrina dansla cité

Loin d’être un phénomène nouveau sous l’Empire, l’intégration de cultesétrangers constitue une caractéristique de Rome 24, depuis ses origines, si l’on encroit la tradition. Dès l’époque archaïque, dieux étrusques ou grecs sontaccueillis et honorés par les Romains. L’arrivée à Rome de la Grande Mère desdieux, de Pessinonte, à la fin du IIIe siècle av. J.-C., se situe dans la lignée desdivinités étrangères accueillies officiellement durant les décennies précédentes,tels Dis Pater et Perséphone ou Esculape. D’autres cultes étrangers se dévelop-pent, durant la République, à Rome et en Italie, sans avoir été invités officiel-lement dans le panthéon des cités. Tant que leurs adeptes ne troublent pas l’or-dre public, ceux-ci sont tolérés, comme le montre l’exemple d’Isis dans la Ville.Isis et Sérapis qui seront parmi les dernières divinités à être intégrées dans lareligion publique de Rome, au Ier siècle ap. J-C.25 (mais qui pouvaient déjà fairepartie des sacra publica d’une cité, comme à Pompéi26). Au niveau domestiqueou privé, de nombreuses divinités étrangères prennent pied à Rome, dès la finde la République et prospèrent sous l’Empire : dieux d’origine syrienne, Mithramais aussi le dieu des juifs et des chrétiens. A Rome comme dans les cités del’Empire, la plupart de ces nouveaux cultes s’établissent dans des zones où d’au-tres cultes collectifs étaient pratiqués (pensons aux cultes syriens du Janiculedans le bois sacré de Furrina ou aux dieux palmyréniens honorés dans les jar-dins de César aux côtés d’autres cultes romains et non romains).

Ces cultes étrangers s’intègrent ainsi dans la vie des cités, qu’ils aient étéaccueillis officiellement ou non. Leurs sanctuaires, nous l’avons vu, peuventprésenter des caractéristiques « exotiques », qui les distinguent des cultes tradi-tionnels. Leurs dévots, d’origine étrangère ou non, combinent des pratiques

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23 U. EGELHAAF-GAISER, Kulträume im römischen Alltag. Das Isisbuch des Apuleius und der Ortim Religion im Kaiserzeitlichen, Rome-Stuttgart, 2000.24 J. SCHEID, « Religions in contact », in S.I. JOHNSTON (éd.), Religions of the Ancient World,Cambridge (Mass.), Londres, 2004, pp. 112-126.25 Voir l’article de J. SCHEID, dans ce volume, pp. 173-186.26 Voir supra, pp. 27-28.

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propres à leur culte et des usages romains, notamment en matière de vœux. Onest donc loin de l’image longtemps véhiculée de cultes orientaux déferlant àRome au IIe siècle ap. J.-C., modifiant en profondeur sa religiosité et consti-tuant le relais indispensable entre la froide religion romaine et le christianisme,comme le pensait Cumont.

4. Les acteurs

Les modèles d’organisation sacerdotale propre à chaque culte auraient pu serévéler un critère permettant de distinguer les « cultes orientaux » des autres27.L’enquête fouillée de J. Rüpke a montré qu’il n’en était rien28: qu’il s’agisse d’unculte d’origine orientale ou associatif, on observe souvent une double structureau niveau local : d’une part une structure d’auto-administration, comparable àcelle du modèle plus large des associations ; d’autre part des fonctions spécifi-quement cultuelles.

Qu’en est-il des sacerdoces propres à chaque culte et des fonctions que pou-vaient remplir les autorités politiques et religieuses romaines ou locales enmatière de « cultes orientaux »29? Le culte de la Magna Mater est assuré à Romecomme dans les municipes par des prêtres, dévolus à son service (prêtres etarchigalle) : ceux-ci semblent, en Italie comme dans les provinces, nommés parles sénats locaux et confirmés par les quindécemvirs romains. Les prêtres etarchigalles de la Magna Mater et d’Attis doivent ainsi être considérés commepublics, du moins sous l’Empire mais vraisemblablement déjà sous laRépublique. Dans le même temps, ce clergé représente aussi, par son caractèrephrygien, encore affirmé au IVe siècle par un prêtre citoyen romain, la faceétrange, voire étrangère de ce culte, à la fois importé et national. La présenced’un clergé public spécifiquement attaché à des sacra peregrina ne constitue pasun cas exceptionnel, puisque d’autres cultes importés officiellement ontconservé un sacerdoce considéré comme « indigène », tel celui de Cérès. D’autrepart, à côté de ce sacerdoce spécifique, prêtres publics « traditionnels » et magis-

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27 Une journée des « Ateliers » a été consacrée au thème des pratiques et des acteurs ; les tex-tes ont été publiés par C. BONNET, J. RÜPKE & P. SCARPI, Religions orientales - culti misterici.Neue Perspektiven - nouvelles perspectives - prospettive nuove, Stuttgart, 2006 (PotsdamerAltertumswissenschaftliche Beiträge, 16).28 J. RÜPKE, « Organisationsmuster religiöser Spezialisten im kultischen Spektrum Roms »,ibidem, pp. 13-26.29 F. VAN HAEPEREN, « Fonction des autorités politiques et religieuses romaines en matière de‘cultes orientaux’ », ibidem, pp. 39-51.

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trats, à Rome comme ailleurs, étaient amenés à participer aux fêtes publiquesdu culte phygien et à gérer les questions liées à l’aménagement de ses lieux deculte publics (songeons par ex. au rôle joué par les quindécemvirs lors de lalauatio ; aux tauroboles accomplis publice, en Gaule notamment, pro saluteimperatoris, par un prêtre local ou provincial, au nom d’une res publica ; ouencore aux autorisations d’ériger des statues dans le Campus Magnae Matrisd’Ostie, accordées par le pontifex Volkani). Toutes interventions conformes auxpratiques des prêtres publics et magistrats en matière de cultes publics.

À partir du moment où le culte des divinités égyptiennes est officialisé àRome ou dans les communautés locales, il n’est pas étonnant non plus deconstater l’apparition de lieux de cultes qui leur sont officiellement dédiés etqui sont entretenus publiquement. Le clergé de ces divinités continue cepen-dant de former un sacerdoce particulier, autonome par rapport aux autoritéspubliques, sauf peut-être dans certains cas, rares.

Pour des cultes non officiels, tel celui de Sol au Trastévère ou celui de Mithra,les interventions des autorités politiques ou religieuses semblent plus rares; cel-les que l’on peut observer en matière d’aménagement ou de restauration delieux de culte, s’expliquent vraisemblablement par le caractère public du sol oùs’élèvent leurs sanctuaires.

La distinction entre cultes publics et cultes privés apparaît donc comme unélément important pour expliquer les interventions des autorités romaines enmatière de cultes dits « orientaux »… mais cette constatation s’étend tout autantaux autres cultes d’origine étrangère ou non, rendant par là caduc, une foisencore, le concept de « religions orientales ».

Quant aux associations religieuses liées à ces cultes d’origine étrangère, ellesconstituent un phénomène important mais non spécifique à ces cultes, commenous l’avons déjà signalé. L’étude de Chr. Steimle consacrée au sanctuaire desdivinités égyptiennes à Thessalonique aboutit à plusieurs conclusions, qui peu-vent être étendues à d’autres cas30. Les inscriptions révèlent bien sûr un intérêtcultuel de la part de ces communautés mais aussi une volonté de se réunir entrepersonnes de rang ou d’origine comparable ou de se lier avec des personnagesimportants. Les inscriptions, notamment en l’honneur de leurs membres émi-nents, permettent aux dévots d’une association de s’auto-présenter, non seule-ment au sein de leur lieu de réunion mais aussi dans la sphère publique. Enoutre, la participation à un culte égyptien pouvait constituer, comme pour lesmigrants italiens à Thessalonique, un moyen d’intégration dans leur environ-

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30 C. STEIMLE in BONNET, o.c. (n. 4), pp. 27-38.

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nement (ce qui démontre aussi l’insertion de ces divinités dans la vie civique).Les associations de Thessalonique choisissent aussi manifestement de se distin-guer socialement du « commun des dévots », en privilégiant des divinités égyp-tiennes secondaires, qu’elles sont les seules à honorer dans la cité.

Il restait bien sûr une catégorie importante d’acteurs à envisager, les soldatset vétérans. C’est à ceux-ci que s’est en bonne partie consacré Alfred Schäfer enétudiant les sanctuaires et le culte des divinités syro-palmyréniennes en Dacie.Une unité originaire de Palmyre importe ses dei patrii, Bel et Malachbel dansle camp de Tibiscum, qui lui permettent de renforcer sa cohésion ; aucuneexclusive toutefois, ses divinités sont également honorées par des soldats d’au-tres unités. Les dieux syriens peuvent également s’établir à proximité des campset des implantations civiles voisines, comme à Porolissum : un sanctuaire y estconsacré au deus patrius Belus, vraisemblablement par l’unité d’archers syriens ;on y observe une interaction renforcée entre soldats et population civile.L’intégration des vétérans dans les communautés locales contribue à la diffu-sion des divinités syriennes en Dacie, comme le montre l’exemple du sanctuairede Sarmizegetusa. Leur culte, bien intégré dans la vie de la province, combinedes éléments relevant tant de la tradition syrienne que romaine. Les édificessacrés, implantés de préférence sur des hauteurs, présentent des caractèressyriens, avec leur adyton et la mise en scène de la distance (la divinité est « éle-vée » hors de son environnement). Les offrandes faites pour s’acquitter d’unvœu relèvent quant à elles de pratiques rituelles bien romaines (ces inscriptionssont en outre rédigées en latin). Quant aux sacrifices dont témoignent les dépo-sitions rituelles, ils ne semblent pas présenter de caractéristiques particulières.

Un tel processus d’intégration n’est pas spécifique aux divinités syriennes,relève notre collègue : d’autres divinités étrangères s’implantent en Dacie, selondes modalités similaires, tels les dei patrii des Mauri Micienses.

C’est donc une nouvelle fois la vitalité des polythéismes, leur capacitéd’adaptation et d’intégration qui sont mises en œuvre : éléments d’origineétrangère et caractéristiques plus romaines s’entrelacent dans ces sacra peregrina,qu’ils soient pratiqués à Rome, en Italie, ou dans les provinces, y compris mili-taires.

Université de Lille [email protected]

Université catholique de [email protected]

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Illustrations

Fig. 1 : Mithraeum de Septeuil (Gaule Lyonnaise). La chapelle fut installée vers le milieudu IVe siècle ap. J.-C. dans le sanctuaire de source (on distingue le bassin de résurgenceau centre). Photographie avec la permission de M.-A. Gaidon-Bunuel.

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Fig. 2 : Plan de l’Iseum de Pompéi (d’après F. Pesando, M. P. Guidobaldi, Pompei, Oplontis,Ercolano, Stabiae) : D/E, temple de la déesse ; F, purgatorium ; K, autel ; W, fosse réservéeaux vestiges sacrificiels.

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Fig. 3 : Plan de la maison des Amours Dorés (d’après F. Pesando, M. P. Guidobaldi,Pompei, Oplontis, Ercolano, Stabiae) : e, laraire (triade capitoline, Mercure, Lares) ; d, Iseum.

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Fig. 4 : Plan du centre monumental de Baelo Claudia (d’après P. Sillières, Baelo Claudia) :1. Capitole ; 2. Iseum ; 5. Forum.

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Fig. 5 : Iseum de Baelo Claudia (d’après P. Sillières, Baelo Claudia) : on remarque la simi-litude du plan avec le sanctuaire de Pompéi.

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Fig. 6 : Plan du grand sanctuaire de Nuits-Saint-Georges (d’après C. Pommeret, Le sanc-tuaire antique des Bolards) : le mithraeum fut implanté à l’ombre du grand temple du vicus.

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Fig. 7 : Iseum de Pompéi, photographie du XIXe siècle : une organisation liturgique spécifique.