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mm : il
Etilllll.
LA RFORMEINTELLECTUELLE ET MORALE
CHEZ LES MEMES DITEURS
UVRES COMPLTES
D'ERNEST RENANFORMAT IN-8
Histoire gnrale des langues smitiques. 4e dition, revue etaugmente. Imprimerie impriale 1 volume.
Vie de Jsus, 13e dition, revue et augmente 1 volume.Les Aptres 1 volume.Saint Paul, avec carte. . , . 1 volume.
tudes d'histoire religieuse. 6e dition 1 volume.Essais de morale et de critique. 3 e dition 1 volume.
Questions contemporaines. 2e dition 1 volume.La rforme intellectuelle et morale. 3e dition 1 volume.Le Livre de Job, traduit de l'hbreu, avec une tude sur l'ge et le
caractre du pome. 3P dition 1 volume.
Le Cantique des cantiques, traduit de l'hbreu, avec une tude surle plan, l'ge et caractre du pome. 3e dition 1 volume.
De l'origine du langage. 4e dition 1 volume.
Averros et l'averrosme,essais historiques. 3c dition, revue et
comge. . . , 1 volume.
De la part des peuples smitiques dans l'histoire de la civili-sation. 5 e dition Brochure.
La chaire d'hbreu au collge de France, explications mescollgues. 3e dition Brochure.
POUR PARAITRE PROCHAINEMENT :
L'Antchrist 1 volume.
PARIS. J. CLAYK, IMPRIMEUR, 7, RUE S A IN T - B E NO I T. [372]
9 t. te *
y
LA RFORMENTELLECTDELLE ET MORALE^
PAR
ERNEST RENANMHMBltE DE L INSTITUT
QUATRIME EDITION
6
*gj M-Ljp118948
PARISMICHEL LVY FRRES, DITEURS
RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPERA
A LA LIBRAIRIE NOUVELLEBOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE GRAMMONT
1875Dioits de traduction et de reproduction rservs
LIBRARY ST. MARY'S COLLEGE
PRFACE
Le plus tendu des morceaux contenus dans le
prsent volume renferme les rflexions qui me
furent suggres durant ces douloureuses semaines
o un bon Franais ne dut avoir de pense que
pour les souffrances de sa patrie. Je ne me fais
pas d'illusion sur l'influence que ces pages
peuvent exercer. Le rle des crivains qui est
chu le lot des vrits importunes ne diffre pas
beaucoup du sort de ce fou de Jrusalem qui
allait parcourant sans cesse les murs de la cit
voue l'extermintion, et criant : Voix de
H PRFACE.
l'Orient! voix de l'Occident! voix des quatre
vents! malheur Jrusalem et au temple!
Personne ne l'couta, jusqu'au jour o, frapp
par la pierre d'une baliste , il tomba en di-
sant : Malheur moi ! Le petit nombre de
personnes qui ont suivi en politique la ligne
que j'ai cru devoir adopter, non par intrt ni
ambition, mais par simple got du bien public,
sont les plus compltement vaincues dans la
funeste crise qui se droule sous nos yeux; mais
je tiens essentiellement viter le reproche
d'avoir refus aux affaires de mon temps et de
mon pays l'attention que tout citoyen est oblig
d'y donner. Au point o en sont venues les
socits humaines, il faudrait faire peu d'estime
de celui qui rechercherait avidement une part
de responsabilit dans les affaires de son temps et
de son pays. L'ambitieux l'ancienne manire,
celui qui mettait son plaisir, son honneur et son
esprance de fortune dans la participation au
PREFACE. m
gouvernement, serait de nos jours presque un
non-sens, et si, l'heure qu'il est, nous voyions
un jeune homme aborder la vie publique avec cette
espce d'ardeur un peu vaine, cette chaleur de
cur et cet optimisme naf qui caractrisrent, par
exemple, l'poque de la Restauration, nous ne
pourrions retenir un sourire, ni nous empcher de
lui prdire de cruelles dceptions. Un des plus
mauvais rsultats de la dmocratie est de faire de
la chose publique la proie d'une classe de politi-
ciens mdiocres et jaloux, naturellement peu res-
pects de la foule, qui a vu son mandataire
d'aujourd'hui humili hier devant elle, et qui sait
par quel charlatanisme on a surpris son suffrage.
Toutefois, avant de proclamer que le sage doit se
renfermer dans la pense pure, il faut tre bien
sr qu'on a puis toutes les chances de faire
entendre la voix de la raison. Quand nous aurons
t dix fois vaincus, quand dix fois la foule aura
prfr nos avis les dclamations des complai-
iv PRFACE.
sants ou des exalts, quand il sera bien prouv
que, nous tant lgalement offerts, nous avons t
rebuts, refuss, alors nous aurons le droit de
nous retirer fiers, tranquilles, et de faire sonner
bien haut notre dfaite. On n'est pas oblig de
russir, on n'est pas oblig de faire concurrence
aux procds que se permet l'ambition vulgaire;
on est oblig d'tre sincre. Si Turgot et assez
vcu pour voir la Rvolution, il aurait eu presque
seul le droit de rester calme, car seul il avait bien
indiqu ce qu'il fallait faire pour la prvenir.
J'ai joint cet essai sur les rformes qui sem-
blent les plus urgentes un ou deux morceaux
parus en 4869, qui en sont le commentaire et
l'explication1
. On trouvera, si l'on veut, que ce
sont l des paves d'une politique bien arrire;
les solutions du libralisme modr se voient tou-
\ . Quelques points qui peuvent paratre obscurs dans ces
diverses tudes sont dvelopps plus au long dans mes Ques-tions contemporaines, (Paris, 1868.)
PRFACE. v
jours ajournes par le fait des situations extrmes ;
mais elles ne doivent pas pour cela tre dlais-
ses; car l'opinion y revient tt ou tard. Mal-
gr les dmentis apparents que les faits m'ont
donns, j'ai relu ces morceaux sans amertume,
et j'ai pens qu'ils gardaient encore quelque
prix.
C'est, au contraire, avec une profonde douleur
que j'ai rimprim les deux ou trois morceaux
relatifs la guerre qui se trouvent en ce volume.
J'avais fait le rve de ma vie de travailler, dans
la faible mesure de mes forces, l'alliance intellec-
tuelle, morale et politique de l'Allemagne et de la
France, alliance entranant celle de l'Angleterre,
et constituant une force capable de gouverner le
monde, c'est--dire de le diriger dans la voie de la
civilisation librale, gale distance des empres-
sements navement aveugles de la dmocratie et
des puriles vellits de retour un pass qui
ne saurait revivre. Ma chimre, je l'avoue, est
VI PRFACE.
dtruite pour jamais. Un abme est creus entre
la France et l'Allemagne; des sicles ne le comble-
ront pas. La violence faite l'Alsace et la Lorraine
* restera longtemps une plaie bante; la prtendue
garantie de paix rve par les journalistes et les
hommes d'tat de l'Allemagne sera une garantie
de guerres sans fin.
L'Allemagne avait t ma matresse ; j'avais la
conscience de lui devoir ce qu'il y a de meilleur
en moi. Qu'on juge de ce que j'ai souffert, quand
j'ai vu la nation qui m'avait enseign l'idalisme
railler tout idal, quand la patrie de Kant,de Fichte,
de Herder, de Gthe s'est mise suivre unique-
ment les vises d'un patriotisme exclusif, quand le
peuple que j'avais toujours prsent mes compa-
triotes comme le plus moral et le plus cultiv s'est
montr nous sous la forme de soldats ne diff-
rant en rien des soudards de tous les temps,
mchants, voleurs, ivrognes, dmoraliss, pillant
comme du temps de Waldstein ; enfin, quand la
PREFACE. Vil
noble rvolte de 1813, la nation qui souleva
l'Europe au nom de la gnrosit , a hautement
repouss de la politique toute considration de
gnrosit, a pos en principe que le devoir d'un
peuple est d'tre positif, goste, a trait de crime
la touchante folie d'une pauvre nation, trahie par
le sort et par ses souverains, nation superficielle,
dnue de sens politique, je l'avoue, mais dont
l'unique faute est d'avoir tent tourdiment une
exprience (celle du suffrage universel) dont aucun
autre peuple ne se tirera mieux qu'elle. L'Alle-
magne prsentant au monde le devoir comme ridi-
cule, la lutte pour la patrie comme criminelle,
quelle triste dsillusion pour ceux qui avaient cru
voir dans la culture allemande un avenir de civili-
sation gnrale ! Ce que nous aimions dans l'Alle-
magne, sa largeur, sa haute conception de la raison
et de l'humanit, n'existe plus. L'Allemagne n'est
plus qu'une nation ; elle est l'heure qu'il est la plus
forte des nations; mais on sait ce que durent ces
vin PRFACE.
hgmonies et ce qu'elles laissent aprs elles. Une
nation qui se renferme dans la pure considration
de son intrt n'a plus de rle gnral. Un pays
n'exerce une matrise que par les cts universels
de son gnie ; patriotisme est le contraire d'in-
fluence morale et philosophique. Nous tous qui
avons pass notre vie nous garder des erreurs du
chauvinisme franais, comment veut-on que nous
pousions les troites penses'
d'un chauvinisme
tranger, tout aussi injuste, tout aussi intolrant
que le chauvinisme franais? L'homme peut s'lever
au-dessus des prjugs de sa nation ; mais, erreur
pour erreur, il prfrera toujours les prjugs pa-
triotiques ceux qui se prsentent comme de me-
naantes insultes ou d'injustes dnigrements.
Nul plus que moi n'a toujours rendu justice aux
grandes qualits de la race allemande, ce srieux,
ce savoir, cette application, qui supplent
presque au gnie et valent mille fois mieux que le
talent, ce sentiment du devoir, que je prfre
PRFACE. ix
beaucoup au mobile de vanit et d'honneur qui
fait notre force et notre faiblesse. Mais l'Alle-
magne ne peut se charger de l'uvre tout entire
de l'humanit. L'Allemagne ne fait pas de choses
dsintresses pour le reste du monde. Trs-noble
est le libralisme allemand, se proposant pour
objet moins l'galit des classes que la culture
et l'lvation de la nature humaine en gnral;
mais les droits de l'homme sont bien aussi quelque
chose; or c'est notre philosophie du xvme
sicle,
c'est notre rvolution qui les ont fonds. La
rforme luthrienne n'a t faite que pour les pays
germaniques; l'Allemagne n'a jamais eu l'analogue
de nos attachements chevaleresques pour la Polo-
gne, pour l'Italie. La nature allemande, d'ailleurs,
semble contenir les deux ples opposs : l'Alle-
mand doux,
obissant, respectueux , rsign ;
l'Allemand ne connaissant que la force, le chef au
commandement inexorable et dur, le vieil homme
de fer enfin; jura negat sibi nata. On peut dire
x PREFACE.
qu'il n'y a rien au monde de meilleur que l'Alle-
mand moral, et rien de plus mchant que l'Alle-
mand dmoralis. Si les masses sont chez nous
moins susceptibles de discipline qu'en Allemagne,
les classes intermdiaires sont moins capables de
vilenie; disons l'honneur de la France que, pen-
dant toute la dernire guerre, il a t presque
impossible de trouver un Franais pour jouer pas-
sablement le rle d'espion ; le mensonge, la basse
rouerie nous rpugnent trop.
La grande supriorit de l'Allemagne est dans
l'ordre intellectuel;mais que l encore elle ne se
figure pas tout possder. Le tact, le charme lui
manquent. L'Allemagne a beaucoup faire pour
avoir une socit comme la socit franaise duxvii6
et du xvme sicle, des gentilshommes comme La
Rochefoucauld, Saint-Simon, Saint-vremond, des
femmes comme Mme de Svign, M 1,e de la Val-
lire, Ninon de Lenclos. Mme de nos jours,l'Allemagne a-t-elle un r>ote comme M. Victor
>PRFACE. xi
Hugo, un prosateur comme Mme Sand, un critiquecomme M . Sainte-Beuve, une imagination comme
celle de M. Michelet, un caractre philosophique
comme celui de M. Littr? C'est aux connaisseurs
des autres nations rpondre. Nous rcusons seu-
lement les jugements injustes'de ceux qui ne veu-
lent connatre la France contemporaine que par sa
basse presse, par sa petite littrature, par ces
mauvais petits thtres dont le sot esprit, aussi
peu franais que possible, est le fait d'trangers
et en partie d'Allemands. Si l'on jugeait de l'Al-
lemagne par ses journaux de bas tage, on la
jugerait aussi fort mal. Quel plaisir peut-on
trouver se nourrir ainsi d'ides fausses, d'appr-
ciations haineuses et de partialit? On aura beau
dire, le monde sans la France sera aussi dfectueux
qu'il le serait si la France tait le monde entier;
un plat de sel n'est rien, mais un plat sans sel est
bien fade. Le but de l'humanit est suprieur au
triomphe de telle ou telle race ; toutes les races y
xii PRFACE.
servent;toutes ont leur manire une mission
remplir.
Puisse-t-il se Former enfin une ligue des hommes
de bonne volont de toute tribu, de toute langue
et de tout peuple, qui sachent crer et maintenir
au-dessus de ces luttes ardentes un empyre des
ides pures, un ciel o il n'y ait ni Grec, ni bar-
bare, ni Germain, ni Latin ! Quand on engageaitGthe faire des posies contre la France :
Gomment voulez-vous que je prche la haine,
rpondait-il, quand je ne la sens pas dans mon
cur? Telle doit tre notre rponse, quand on
nous engagera calomnier l'Allemagne. Soyons
inexorablement justes et froids. La France ne
nous a pas couts, quand nous la conjurions de
ne pas lutter contre l'invitable ; l'Allemagne
nous a raills, quand nous l'avons engage la
modration dans la victoire. Sachons attendre.
Les lois de l'histoire sont la justice de Dieu.
Dans le livre de Job, Dieu, pour montrer qu'il
PRFACE. xin
est fort, se plat craser celui qui triomphe et
exalter l'humili. La philosophie de l'histoire
est d'accord sur ce point avec le vieux pome.
Toute cration humaine a son ver qui la ronge;
une dfaite est l'expiation d'une gloire passe
et souvent le garant d'une victoire pour l'avenir.
La Grce, la Jude ont pay de leur existence
nationale leur destine exceptionnelle et l'in-
comparable honneur d'avoir fond des enseigne-
ments pour toute l'humanit. L'Italie a expi
par deux cents ans de nullit la gloire d'avoir
inaugur au moyen ge la vie civile et d'avoir
fait la renaissance ; au xixe
sicle, cette double
gloire a t son principal titre une nouvelle vie.
L'Allemagne a expi par un long abaissement
politique la gloire d'avoir fait la Rforme; elle
touche maintenant le bnfice de la Rforme. La
France expie aujourd'hui la Rvolution; elle en
recueillera peut-tre un jour les fruits dans le
souvenir reconnaissant des peuples mancips.
xiv PRFACE.
Consolations de vaincus, dira-t-on, vaine pture
qu'on se jette soi-mme pour adoucir le mal-
heur prsent par les rves de l'avenir ! Soit ;
mais il faut avouer aussi que jamais consolations
ne furent plus solides. Les esprances fondes sur
l'instabilit de la fortune n'ont pas manqu une
seule fois de se raliser depuis qu'il y a une huma-
nit. Nil permanet sub sole, a dit cet aimable
sceptique, si merveilleusement pntrant, FEc-
clsiaste, le plus inspir des auteurs sacrs.
L'histoire aura son cours, les vainqueurs d'au-
jourd'hui seront les vaincus de demain. Que ce
soit l une vrit triste ou gaie, n'importe ; c'est
une vrit qui sera vraie dans tous les temps.
Voil pourquoi le souhait du philosophe doit tre
qu'il y ait le moins possible de vainqueurs et de
vaincus.
monde, que tu es mchant et de nature
perverse ! s'crie le plus grand des potes persans.
Ce que tu as iev, tu. le dtruis toi-mme.
PRFACE. vx
Regarde ce qu'est devenu Fridoun, le hros qui
ravit l'empire au vieux Zohak. Il a rgn pendant
cinq sicles; la fin il est mort. Il est mort
comme nous mourrons tous, soit que nous ayons
t le berger, soit que nous ayons t le trou-
peau.
LA REFORMEINTELLECTUELLE ET MORALE
DE LA FRANGE
PREMIERE PARTIE
LE MAL
Ceux qui veulent tout prix dcouvrir dans l'his-
toire l'application d'une rigoureuse justice distribu-
tive s'imposent une tche assez rude. Si, en beau-
coup de cas, nous voyons les crimes nationaux suivis
d'un prompt chtiment, dans une foule de cas aussi
nous voyons le monde rgi par des jugements moinssvres; beaucoup de pays ont pu tre faibles et
corrompus impunment. C'est certainement un des
signes de grandeur de la France que cela ne lui ait
2 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALE
pas t permis. nerve par la dmocratie, dmora-lise par sa prosprit mme, la France a expi dela manire la plus cruelle ses annes d'garement.La raison de ce fait est dans l'importance mme dela France et dans la noblesse de son pass. Il y a
une justice pour elle ; il ne lui est pas loisible de
s'abandonner, de ngliger sa vocation; il est vident
que la Providence l'aime ; car elle la chtie. Un pays
qui a jou un rle de premier ordre n'a pas le droitde se rduire au matrialisme bourgeois qui ne
demande qu' jouir tranquillement de ses richesses
acquises. N'est pas mdiocre qui veut. L'homme
qui prostitue un grand nom , qui manque une
mission crite dans sa nature, ne peut se permettresans consquence une foule de choses que l'on par-donne l'homme ordinaire, qui n'a ni pass con-
tinuer, ni grand devoir remplir.Pour voir en ces dernires annes que l'tat
moral de la France tait gravement atteint, il fal-
lait quelque pntration d'esprit, une certaine habi-
tude des raisonnements politiques et historiques.Pour voir le mal aujourd'hui, il ne faut, hlas I
que des yeux. L'difice de nos chimres s'est effon-
dr comme les chteaux feriques qu'on btit en rve.
Prsomption, vanit purile, indiscipline, manquede srieux, d'application, d'honntet, faiblesse de
DE LA FRANCE. 3
tte, incapacit de tenir la fois beaucoup d'ides
sous le regard, absence d'esprit scientifique, nave
et grossire ignorance, voil depuis un an l'abrgde notre histoire. Cette arme, si fire et si pr-tentieuse, n'a pas rencontr une seule bonne chance.
Ces hommes d'tat, si srs de leur fait, se sont
trouvs des enfants. Cette administration infatue a
t convaincue d'incapacit. Cette instruction pu-
blique, ferme tout progrs, est convaincue d'avoir
laiss l'esprit de la France s'abmer dans la nullit.
Ce clerg catholique, qui prchait hautement l'in-
friorit des nations protestantes, est rest specta-teur atterr d'une ruine qu'il avait en partie faite.
Cette dynastie, dont les racines dans le pays sem-
blaient si profondes, n'eut pas le lx septembre un
seul dfenseur. Cette opposition, qui prtendaitavoir dans ses recettes rvolutionnaires des remdes tous les maux, s'est trouve au bout de quelques
jours aussi impopulaire que la dynastie dchue. Ce
parti rpublicain, qui, plein des funestes erreurs
qu'on rpand depuis un demi-sicle sur l'histoire de
la Rvolution, s'est cru capable de rpter une partie
qui ne fut gagne il y a quatre-vingts ans que par suitede circonstances tout fait diffrentes de celles d'au-
jourd'hui, s'est trouv n'tre qu'un hallucin, pre-nant ses rves pour des ralits. Tout a croul
4 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEcomme en une vision d'Apocalypse. La lgendemme s'est vue blesse mort. Celle de l'Empire at dtruite par Napolon III ; celle de 1792 a reule coup de grce de M. Gambetta; celle de la Ter-
reur (car la Terreur mme avait chez nous sa lgende)a eu sa hideuse parodie dans la Commune ; celle de
Louis XIV ne sera plus ce qu'elle tait depuis le
jour o le descendant de l'lecteur de Brandebourga relev l'empire de Charlemagne dans la salle des
ftes de Versailles. Seul, Bossuet se trouve avoir
t prophte, quand il dit : Et nwic, reges, inteU
ligite
De nos jours (et cela rend la tche des rforma-
teurs difficile), ce sont les peuples qui doivent com-
prendre. Essayons, par une analyse aussi exacte que
possible, de nous rendre compte du mal de la France,
pour tcher de dcouvrir le remde qu'il convient
d'y appliquer. Les forces du malade sont trs-grandes;ses ressources sont comme infinies; sa bonne volont
est relle. C'est au mdecin ne pas se tromper; car
tel rgime troitement conu, tel remde appliquehors de propos, rvolterait le malade, le tuerait ou
aggraverait son mal.
DE LA FRANGE.
L'histoire de France est un tout si bien li dans
ses parties, qu'on ne peut comprendre un seul de
nos deuils contemporains sans en rechercher la cause
dans le pass. Nous avons, il y a deux ans1
, exposce que nous regardons comme la marche rguliredes tats sortis de la fodalit du moyen ge,marche dont l'Angleterre est le type le plus parfait,
puisque l'Angleterre, sans rompre avec sa royaut,avec sa noblesse, avec ses comts, avec ses com-
munes, avec son glise, avec ses universits, a trouv
moyen d'tre l'tat le plus libre, le plu* prospre et
le plus patriote qu'il y ait. Tout autre fut la marche
de la socit franaise depuis le xnesicle. La royaut
captienne, comme il arrive d'ordinaire aux grandes
forces, porta son principe jusqu' l'exagration. Elledtruisit la possibilit de toute vie provinciale, de
toute reprsentation de la nation. Dj, sous Philippele Bel, le mal est vident. L'lment qui a fait ail-
leurs la vie parlementaire, la petite noblesse de
I. Dans le travail sur la monarchie constitutionnelle, rim-
prim la fin de ce volume
6 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALE
campagne, a perdu son importance. Le roi ne con-
voque les tats gnraux que pour qu'on le supplie de
faire ce qu'il a dj dcid. Gomme instruments de
gouvernement, il ne veut plus employer que ses
parents, puissante aristocratie de princes du sang,assez gostes, et des gens de loi ou d'administration
anoblis [milites rgis), serviteurs complaisants du
pouvoir absolu. Cet tat de choses se fait amnistier
au xvne sicle par la grandeur incomparable qu'ildonne la France ; mais bientt aprs le contraste
devient criant. La nation la plus spirituelle de l'Eu-
rope n'a pour raliser ses ides qu'une machine
politique informe. Turgot considre les parlementscomme le principal obstacle tout bien ; il n'esprerien des assembles. Cet homme admirable, si
dgag de tout amour-propre, se trompait-il? non.
11 voyait juste, et ce qu'il voyait quivalait dire
que le mal tait sans remde. Ajoutez cela une
profonde dmoralisation du peuple; le protestan-tisme, qui l'et lev, avait t expuls; le catho-
licisme n'avait pas fait son ducation. L'ignorancedes basses classes tait effroyable. Richelieu, l'abb
Fleury posent nettement en principe que le peuplene doit savoir ni lire ni crire. A ct de cette bar-
barie, une socit charmante, pleine d'esprit, de
lumires et de grce. On ne vit jamais plus clai-
DE LA FRANCE. 7
rement les aptitudes intimes de la France, ce qu'elle
peut et ce qu'elle ne peut pas. La France sait admi-
rablement faire de la dentelle ; elle ne sait pas faire
de la toile de mnage. Les besognes humbles, comme
celle du magister, seront toujours chez nous pau-vrement excutes. La France excelle dans l'exquis;
elle est mdiocre dans le commun. Par quel capriceest-elle avec cela dmocratique ? Par le mme capricequi fait que Paris , tout en vivant de la cour et du
luxe, est une ville socialiste, que Paris, qui passe
son temps persifler toute croyance et toute vertu,
est intraitable, fanatique, badaud, quand il s'agit de
sa chimre de rpublique.Admirables assurment furent les dbuts de la
Rvolution, et, si l'on s'tait born convoquer les
tats gnraux, les rgulariser, les rendre
annuels, on et t parfaitement dans la vrit. Mais
la fausse politique de Rousseau l'emporta. On voulut
faire une constitution a priori. On ne remarqua pas
que l'Angleterre, le plus constitutionnel des pays,n'a jamais eu de constitution crite, strictementlibelle. On se laissa dborder par le peuple; on
applaudit purilement au dsordre de la prise de
la Bastille, sans songer que ce dsordre empor-terait tout plus tard. Mirabeau, le plus grand, le seul
grand politique du temps , dbuta par des impru-
8 ' REFORME INTELLECTUELLE ET MORALE
dences qui l'eussent probablement perdu, s'il et
vcu; car, pour un homme d'tat, il est bien plusavantageux d'avoir dbut par la raction que pardes complaisances pour l'anarchie. L'tourderie des
avocats de Bordeaux, leurs dclamations creuses,
leur lgret morale achevrent de tout ruiner. On
se figura que l'tat, qui s'tait incarn dans le roi,
pouvait se passer du roi, et que l'ide abstraite de
la chose publique suffirait pour maintenir un payso les vertus publiques font trop souvent dfaut.
Le jour o la France coupa la tte son roi, ellecommit un suicide. La France ne peut tre compare ces petites patries antiques, se composant le plussouvent d'une ville avec sa banlieue, o tout le
monde tait parent. La France tait une grandesocit d'actionnaires forme par un spculateur de
premier ordre, la maison captienne. Les action-
naires ont cru pouvoir se passer du chef, et puiscontinuer seuls les afaires. Cela ira bien, tant queles affaires seront bonnes; mais, les affaires devenant
mauvaises, il y aura des demandes de liquidation,La France avait t faite par la dynastie captienne.En supposant que la vieille Gaule et le sentiment
de son unit nationale, la domination romaine, la
conqute germanique avaient dtruit ce sentiment.
L'empire franc, soit sous les Mrovingiens, soit sous
DE LA FRANCE. 9
les Carlovingiens, est une construction artificielle
dont l'unit ne gt que dans la force des conqurants.Le trait de Verdun, qui rompt cette unit, coupe
l'empire franc du nord au sud en trois bandes, dont
l'une, la part de Charles ou Carolingie, rpond si peu ce que nous appelons la France, que la Flandre
entire et la Catalogne en font partie, tandis que vers
l'est elle a pour limites la Sane et les Cvennes. La
politique captienne arrondit ce lambeau incorrect,
et en huit cents ans fit la France comme nous l'en-
tendons, la France qui a cr tout ce dont nous
vivons, ce qui nous lie, ce qui est notre raison d'tre.
La France est de la sorte le rsultat de la politique
captienne continue avec une admirable suite.
Pourquoi le Languedoc est-il runi la France du
nord, union que ni la langue, ni la race, ni l'histoire,
ni le caractre des populations n'appelaient? Parce
que les rois de Paris, pendant tout le xme
sicle,
exercrent sur ces contres une action persistanteet victorieuse. Pourquoi Lyon fait- il partie de la
France? Parce que Philippe le Bel, au moyen des
subtilits de ses lgistes, russit le prendre dans
les mailles de son filet. Pourquoi les Dauphinoissont-ils nos compatriotes? Parce que, le dauphinHumbert tant tomb dans une sorte de folie, le roi
de France se trouva l pour acheter ses terres
10 REFORME INTELLECTUELLE ET MORALE
beaux deniers comptants. Pourquoi la Provence
a-t-elle t entrane dans le tourbillon de la Caro-
lingie, o rien ne semblait d'abord faire penser
qu'elle dt tre porte? Grce aux roueries de
Louis XI et de son compre Palamde de Forbin.
Pourquoi la Franche-Comt, l'Alsace, la Lorraine se
sont-elles runies la Garolingie, malgr la lignemridienne trace par le trait de Verdun ? Parce quela maison de Bourbon retrouva pour agrandir le
domaine royal le secret qu'avaient si admirablement
pratiqu les premiers Captiens. Pourquoi enfin
Paris, ville si peu centrale, est-elle la capitale de la
France? Parce que Paris a t la ville des Captiens,
parce que l'abb de Saint-Denis est devenu roi de
France *. Navet sans gale ! Cette ville, qui rclame
sur le reste de la France un privilge aristocratique
de supriorit et qui doit ce privilge la royaut,
1. Challes, li rois de Saint Denis. *
(Roman de Roncevaux, laisse 40.)
Hugues le Blanc dut sa fortune la possession des grandes
abbayes de Saint-Denis, de Sainl-Germain-des-Prs, de Saint-
Martin de Tours, qui faisait de lui le tuteur de pays riches
et prospres. La bannire du roi captien, c'est la bannire
de Saint- Denis. Son cri de ralliement est Montjoie Saint-Denis. Les premiers Captiens chantent au chur Saint-Denis.
DE LA FRANCE. H
est en mme temps le centre de l'utopie rpublicaine.Comment Paris ne voit-il pas qu'il n'est ce qu'il est
que par la royaut, qu'il ne reprendra toute son
importance de capitale que par la royaut, qu'une
rpublique, selon la rgle pose par l'illustre fon-
dateur des tats-Unis d'Amrique, crerait nces-sairement pour son gouvernement central, Amboise
ou Blois, un petit Washington ?
Voil ce que ne comprirent pas les hommes igno-rants et borns qui prirent en main les destines de
la France la fin du dernier sicle. Ils se figurrent
qu'on pouvait se passer du roi; ils ne comprirent
pas que, le roi une fois supprim, l'difice dont le roi
tait la clef de vote croulait. Les thories rpu-blicaines du xvme sicle avaient pu russir en
Amrique, parce que l'Amrique tait une colonie
forme par le concours volontaire d'migrants cher-
chant la libert ; elles ne pouvaient russir en France,
parce que la France avait t construite en vertu
d'un tout autre principe. Une dynastie nouvelle
faillit sortir de la convulsion terrible qui agitait la
France ; mais on vit alors combien il est difficile aux
nations modernes de se crer d'autres maisons sou-
veraines que celles qui sont sorties de la conqute
germanique. Le gnie extraordinaire qui avait lev
Napolon sur le pavois l'en prcipita, et la vieille
12 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALE
dynastie revint, en apparence dcide tenter
l'exprience de monarchie constitutionnelle qui avait
si tristement chou entre les mains du pauvreLouis XVI.
Il tait crit que, dans cette grande et tragiquehistoire de France, le roi et la nation rivaliseraient
d'imprudence. Cette fois, les fautes de la royautfurent les plus graves. Les ordonnances de juillet 1830
peuvent vraiment tre qualifies de crime politique;on ne les tira de l'article 14 de la Charte que parun sophisme vident. Cet article lk n'avait nulle-
ment dans la pense de Louis XVIII le sens quelui prtrent les ministres de Charles X. Il n'est pasadmissible que l'auteur de la Charte et mis dans
la Charte un article qui en renversait toute l'cono-
mie. C'tait le cas d'appliquer l'axiome : Contra eum
qui dicere potuit clarius prsumptio est faciena.Si avant M. de Polignac quelqu'un et pu penser quecet article donnait au roi le droit de supprimer la
Charte, c'et t l'objet d'une perptuelle protesta-
tion; or personne ne protesta; car personne ne
pensa jamais que cet insignifiant article contnt ledroit implicite des coups d'tat. L'insertion de cet
article ne vint pas de la royaut, qui s'y serait
rserv un moyen d'luder ses engagements ; il fai-
sait partie du projet de constitution labor par les
DE LA FRANCE. 13
chambres de 181/i, fort attentives ne pas exagrer
les droits du roi ; il ne donna lieu alors aucune
observation; on n'y voyait qu'une sorte de lieu
commun emprunt aux constitutions antrieures, et
personne n'y souponnait le sens redoutable et
mystrieux qu'on a voulu depuis y attacher *.
Les dputs de 1830 eurent donc raison de rsister
aux ordonnances, et les citoyens qui taient porte
d'entendre leur appel firent bien de s'armer. La
situation tait celle du roi d'Angleterre, qui plusd'une fois s'est trouv en lutte avec son parlement.
Mais, ds que le roi, vaincu, eut retir les ordon-
nances, il fallait s'arrter et maintenir le roi dans son
palais. Il lui convint d'abdiquer; il fallait prendrecelui en faveur de qui il abdiquait. On fit autrement.
Htons-nous de dire que dix-huit annes d'un rgne
plein de sagesse justifirent beaucoup d'gards le
choix du 10 aot 1830, et que ce choix pouvaits'autoriser de quelques-uns des prcdents de la
rvolution de 1688 en Angleterre; mais, pour qu'unesubstitution aussi hardie devnt lgitime, il fallait
qu'elle durt. Par une srie d'impardonnables tour-
deries de la part de la nation et par suite d'une
regrettable faiblesse de la dynastie nouvelle, cette
1. M. de Viel-Castel, Uist. de la Restauration, 1. 1, p. 429
14 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEconscration manqua. Le roi et ses fils, au lieu de
maintenir leur droit par les armes, se retirrent
et laissrent l'meute parisienne violer outrageuse-ment la volont de la nation. Dchirure funeste
faite un titre un peu caduc en son origine et quine pouvait acqurir de force que par sa persistance.Une dynastie doit la nation, qui toujours est cense
l'appuyer, de rsister une minorit turbulente.
L'humanit est satisfaite, pourvu qu'aprs la bataille
le pouvoir vainqueur se montre gnreux et traiteles rebelles, non comme des coupables, mais comme
des vaincus.
Nous entrions pour la plupart dans la vie publique,
quand survint le nfaste incident du 24 fvrier. Avecun instinct parfaitement juste, nous sentmes que ce
qui se passa ce jour-l tait un grand malheur.Libraux par principes philosophiques, nous vmesbien que les arbres de la libert qu'on plantait avec
une joie si nave ne verdiraient jamais; nous com-
prmes que les problmes sociaux qui se posaientd'une faon audacieuse taient destins jouer un rlede premier ordre dans l'avenir du monde. Le bap-tme de sang des journes de juin , les ractions quisuivirent nous serrrent le cur; il tait clair quel'me et l'esprit de la France couraient un vritable
pril. La lgret des hommes de 1848 fut vraiment
DE LA FRANCE. 15
sans pareille. Ils donnrent la France, qui ne le
demandait pas, le suffrage universel. Ils ne song-rent pas que ce suffrage ne bnficierait qu' cinqmillions de paysans, trangers toute ide librale.
Je voyais assidment cette poque M. Cousin. Dans
les longues promenades que ce profond connaisseur
de toutes les gloires franaises me faisait faire dans
les rues de Paris de la rive gauche, m'expliquantl'histoire de chaque maison et de ses propritairesau xvne sicle
,il me disait souvent ce mot : Mon
ami, on ne comprend pas encore quel crime a t
la rvolution de fvrier; le dernier terme de cette
rvolution sera peut-tre le dmembrement de laFrance.
Le coup d'tat du 2 dcembre nous froissa pro-fondment. Dix ans nous portmes le deuil du droit;nous protestmes selon nos forces contre le systmed'abaissement intellectuel savamment dirig parM. Fortoul, peine mitig par ceux qui lui succd-
rent. Il arriva cependant ce qui arrive toujours. Le
pouvoir inaugur par la violence s'amliorait en vieil-
lissant; il se prit voir que le dveloppement libral
de l'homme est un intrt majeur pour tout gouver-nement. Le pays, d'un autre ct , tait enchant de
ce gouvernement mdiocre. Il avait ce qu'il voulait;chercher renverser un tel gouvernement malgr le
10 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEvu vident du plus grand nombre et t insens.
Ce qu'il y avait de plus sage tait de tirer du mal
le meilleur parti possible, de faire comme les vquesdu v e sicle et du vi e , qui, ne pouvant repousser les
barbares, cherchaient les clairer. Nous consen-
tmes donc servir le gouvernement de l'empe-reur Napolon III dans ce qu'il avait de bon, c'est-
-dire en tant qu'il touchait aux intrts ternels de
la science, de l'ducation publique, du progrs des
lumires, ces devoirs sociaux enfin qui ne chment
jamais.Il est incontestable, d'ailleurs, que le rgne de
l'empereur Napolon III, malgr ses immenses
lacunes, avait rsolu une moiti du problme. La
majorit de la France tait parfaitement contente.
Elle avait ce qu'elle voulait, l'ordre et la paix. La
libert manquait, il est vrai; la vie politique tait
des plus faibles; mais cela ne blessait qu'une mino-
rit d'un cinquime ou d'un sixime de la nation, et
encore dans cette minorit faut-il distinguer un petitnombre d'hommes instruits, intelligents, vraiment
libraux, d'une foule peu rflchie, anime de cet
esprit sditieux qui a pour unique programme d'tre
toujours en opposition avec le gouvernement et de
chercher le renverser. L'administration tait trs-
mauvaise; mais quiconque ne niait pas le principe
DE LA FRANGE. 17
des droits de la dynastie souffrait peu. Les hommes
d'opposition eux-mmes taient plutt gns dansleur activit que perscuts. La fortune du pays
s'augmentait dans des proportions inoues. A la date
du 8 mai 1870, aprs de trs-graves fautes commises,
sept millions et demi d'lecteurs se dclarrent
encore satisfaits. Il ne venait l'esprit de presque
personne qu'un tel tat pt tre expos la plus
effroyable des catastrophes. Cette catastrophe, en
effet, ne sortit pas d'une ncessit gnrale de situa-
tion ; elle vint d'un trait particulier du caractre de
l'empereur Napolon III.
Il
L'empereur Napolon III avait fond sa fortune en
rpondant au besoin de raction , d'ordre, de repos
qui fut la consquence de la rvolution de 1S48. Si
l'empereur Napolon III se ft renferm dans ce pro-
gramme, s'il se ft content de comprimer l'int-
rieur toute ide, toute libert politique, de dvelopperles intrts matriels, de s'appuyer sur un clrica-
lisme modr et sans conviction, son rgne et celui
de sa dynastie eussent t assurs pour longtemps.2
18 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALELe pays s'enfonait de plus en plus dans la vulgarit,
oubliait sa vieille histoire ; la nouvelle dynastie tait
fonde. La France telle que l'a faite le suffrage uni-
versel est devenue profondment matrialiste; les
nobles soucis de la France d'autrefois, le patriotisme,
l'enthousiasme du beau, l'amour de la gloire, ont
disparu avec les classes nobles qui reprsentaientl'me de la France. Le jugement et le gouvernementdes choses ont t transports la masse ; or la masse
est lourde, grossire, domine par la vue la plus
superficielle de l'intrt. Ses deux ples sont l'ouvrier
et le paysan. L'ouvrier n'est pas clair; le paysan
veut avant tout acheter de la terre, arrondir son
champ. Parlez au paysan, au socialiste de l'Inter-
nationale, de la France, de son pass, de son gnie,il ne comprendra pas un tel langage. L'honneur
militaire, de ce point de vue born, parat une folie ;
le got des grandes choses, la gloire de l'esprit sont
des chimres; l'argent dpens pour l'art et la
science est de l'argent perdu, dpens follement,
pris dans la poche de gens qui se soucient aussi peu
que possible d'art et de science. Voil l'esprit pro-vincial que l'empereur servit merveilleusement dans
les premires annes de son rgne. S'il tait rest
le docile et aveugle serviteur de cette raction mes-
quine, aucune opposition n'aurait russi l'branler.
DE LA FRANGE. 19
Toutes les oppositions runies eussent trouv leur
limite en deux millions de voix tout au plus. Le
chiffre des opposants augmentait chaque anne;
d'o quelques personnes concluaient qu'il grandirait
jusqu' devenir majorit. Erreur; ce chiffre et
rencontr un point d'arrt qu'il n'et pas dpass.
Disons-le, puisque nous avons la certitude que ces
lignes ne seront lues que par des personnes intelli-
gentes : un gouvernement qui aura pour uniquedsir de s'tablir en France et de s'y terniser aura
dsormais, je le crains, une voie bien simple
suivre: imiter le programme de Napolon III, moins
la guerre. De la sorte il amnera la France au degrd'abaissement o arrive toute socit qui renonce
aux hautes vises; mais il ne mourra qu'avec le
pays, de la mort lente de ceux qui s'abandonnent
au courant de la destine, sans jamais le contrarier.Tel n'tait pas l'empereur Napolon III. Il tait
suprieur en un sens la majorit du pays; il aimait
le bien ; il avait un got, peu clair sans doute,
rel cependant, de la noble culture de l'humanit. A
plusieurs gards, il tait en totale dissonance avec
ceux qui l'avaient nomm. Il rvait la gloire mili-
taire; le fantme de Napolon I*r le hantait. Cela est
d'autant plus trange que l'empereur Napolon III
voyait fort bien qu'il n'avait ni aptitudes, ni pra-
20 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALE
tique pour la guerre, et qu'il savait que la France
avait perdu cet gard toutes ses qualits. Mais
l'ide inne l'emportait. L'empereur sentait si bien
que ses vues personnelles cet gard taient une
sorte de nvus qu'il fallait cacher, que toujours,
l'poque de la fondation de son pouvoir, nous le
voyons occup protester qu'il veut la paix. Il
reconnaissait que c'tait l le moyen de se rendre
populaire. La guerre de Crime ne fut accepte dans
l'opinion que parce qu'on la crut sans consquence
pour la paix gnrale. La guerre d'Italie ne fut par-
donne que quand on la vit tourner court et rester
mi-chemin.
Le plus simple bon sens commandait l'empe-reur Napolon III de ne jamais faire la guerre. La
France, il le savait, ne la dsirait en aucune sorte 1 .
En outre, un pays travaill par les rvolutions, qui a
des divisions dynastiques, n'estpas capable d'un grandeffort militaire. Le roi Jean, Charles VII, Franois I
er
et mme Louis XIV traversrent des situations aussicritiques que celle de Napolon III aprs la capitula-tion de Sedan ; ils ne furent pas pour cela renverss,ni mme un moment branls. Le roi de Prusse Fr-dric-Guillaume III, aprs la bataille d'Ina, se
4. Enqute des prfets. Journal des Dbats, 3 et 4 oc-tobre 4 870.
DE LA FRANGE. 21
trouva plus solide que jamais sur son trne ; mais
Napolon III ne pouvait supporter une dfaite. Il
tait comme un joueur qui jouerait la conditiond'tre fusill s'il perd une partie. Un pays divis
sur les questions dynastiques doit renoncer la
guerre ; car, au premier chec, cette cause de fai-
blesse apparat, et fait de tout accident un cas
mortel. L'homme qui a une blessure mal cicatrise
peut se livrer aux actes de la vie ordinaire sans
qu'on s'aperoive de son infirmit ; mais tout exer-
cice violent lui est interdit; la premire fatiguesa blessure se rouvre, et il tombe. On ne con-
oit pas que Napolon III se soit fait une si com-
plte illusion sur la solidit de l'difice qu'il avait
fait lui-mme d'argile. Comment ne vit-il pas qu'untel difice ne rsisterait pas une secousse, et quele choc d'un ennemi puissant devait ncessairement
le faire crouler?
La guerre dclare' au mois de juillet 1870 est donc
une aberration personnelle, l'explosion ou plutt le
retour offensif d'une ide depuis longtemps latente
dans l'esprit de Napolon III, ide que les gotspacifiques du pays l'obligeaient de dissimuler, et
laquelle il semble qu'il avait lui-mme presquerenonc. 11 n'y a pas un exemple de plus compltetrahison d'un tat par son souverain, en prenant le
22 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEmot trahison pour dsigner l'acte du mandataire quisubstitue sa volont celle du mandant. Est-ce
dire que le pays ne soit pas responsable de ce qui
est arriv? Hlas! nous ne pouvons le soutenir. Le
pays a t coupable de s'tre donn un gouvernement
peu clair et surtout une chambre misrable, qui,avec une lgret dpassant toute imagination, vota
sur la parole d'un ministre la plus funeste des
guerres. Le crime de la France fut celui d'un hommeriche qui choisit un mauvais grant de sa fortune,et lui donne une procuration illimite ; cet hommemrite d'tre ruin ; mais on n'est pas juste si l'on
prtend qu'il a fait lui-mme les actes que son fond
de pouvoirs a faits sans lui et malgr lui.
Quiconque connat la France, en effet, dans son
ensemble et dans ses varits provinciales, n'hsi-
tera pas reconnatre que le mouvement qui em-
porte ce pays depuis un demi-sicle est essentiel-
lement pacifique. La gnration militaire, froisse
par les dfaites de 1814 et de 1815, avait peu prs
disparu sous la Restauration et sous le rgne de
Louis-Philippe. Un patriote profondment honnte,mais souvent superficiel, raconta nos anciennes vic-
toires d'un ton de triomphe qui souvent put blesser
l'tranger; mais cette dissonance allait s'affaiblis-
sant chaque jour. On peut dire qu'elle avait cess
DE LA FRANGE. 23
depuis 18A8. Deux mouvements commencrent alors,
qui devaient tre la fin non-seulement de tout esprit
guerrier, mais de tout patriotisme : je veux parlerde l'veil extraordinaire des apptits matriels chez
les ouvriers et chez les paysans. Il est clair que le
socialisme des ouvriers est l'antipode de l'esprit mili-
taire; c'est presque la ngation de la patrie ; les doc-
trines de l'Internationale sont l pour le prouver. Le
paysan, d'un autre ct, depuis qu'on lui a ouvert
la voie de la richesse et qu'on lui a montr que son
industrie est la plus srement lucrative, le paysan a
senti redoubler son horreur pour la conscription. Je
parle par exprience. Je fis la campagne lectorale
de mai 1869 dans une circonscription toute rurale
de Seine-et-Marne; je puis assurer que je ne
trouvai pas sur mon chemin un seul lment de l'an-
cienne vie militaire du pays. Un gouvernement
bon march, peu imposant, peu gnant, un honnte
dsir de libert, une grande soif d'galit, une totale
indiffrence la gloire du pays, la volont arrte de
ne faire aucun sacrifice des intrts non pal-
pables, voil ce qui me parut l'esprit du paysandans la partie de la France o le paysan est, commeon dit, le plus avanc.
Je ne veux pas dire qu'il ne restt plus de traces
du vieil esprit qui se nourrit des souvenirs du
24 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALE
premier empire. Le parti trs peu nombreux qu'on
peut appeler bonapartiste, au sens propre, entou-
rait l'empereur de dplorables excitations. Le parti
catholique, par ses lieux communs errons sur
la prtendue dcadence des nations protestantes,cherchait aussi rallumer un feu presque teint.
Mais cela ne touchait nullement le pays. L'exp-rience de 1870 l'a bien montr; l'annonce de la
guerre fut accueillie avec consternation; les sottes
rodomontades desjournaux, lescriailleries des gaminssur le boulevard sont des faits dont l'histoire n'aura
de compte tenir que pour montrer quel point une
bande d'tourdis peut donner le change sur les vrais
sentiments d'un pays. La guerre prouva jusqu'l'vidence que nous n'avions plus nos anciennes
facults militaires. Il n'y a rien l qui doive tonner
celui qui s'est fait une ide juste de la philosophie de
notre histoire. La France du moyen ge est une con-
struction germanique, leve par une aristocratie mili-
taire germanique avec des matriaux gallo-romains.Le travail sculaire de la France a consist expulserde son sein tous les lments dposs par l'invasion
germanique, jusqu' la Rvolution, qui a t la der-nire convulsion de cet effort. L'esprit militaire de
la France venait de ce qu'elle avait de germanique ;en chassant violemment les lments germaniques
DE LA FRANGE. 25
et en les remplaant par une conception philoso-
phique et galitaire de la socit, la France a rejetdu mme coup tout ce qu'il y avait en elle d'espritmilitaire. Elle est reste un pays riche, considrant
la guerre comme une sotte carrire, trs-peurmunratrice. La France est ainsi devenue le paysle plus pacifique du monde ; toute son activit s'est
tourne vers les problmes sociaux, vers l'acquisi-tion de la richesse et les progrs de l'industrie. Les
classes claires n'ont pas laiss dprir le got de
l'art, de la science, de la littrature, d'un luxe lgant;
mais la carrire militaire a t abandonne. Peu de
familles de la bourgeoisie aise, ayant choisir un
tat pour leur fils, ont prfr aux riches perspec-
tives du commerce et de l'industrie une professiondont elles ne comprennent pas l'importance sociale.
L'cole de Saint-Cyr n'a gure eu que le rebut de la
jeunesse, jusqu' ce que l'ancienne noblesse et le
parti catholique aient commenc la peupler, chan-
gement dont les consquences n'ont pas encore eu
4e temps de se dvelopper. Cette nation a t autre-
fois brillante et guerrire ; mais elle l'a t par slec-
tion, si j'ose le dire. Elle entretenait et produisaitune noblesse admirable
, pleine de bravoure et
d'clat. Cette noblesse une fois tombe, il est rest
un fond indistinct de mdiocrit, sans originalit
26 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEni hardiesse, une roture ne comprenant ni le privi-
lge de l'esprit ni celui de l'pe. Une nation ainsi
faite peut arriver au comble de la prosprit mat-
rielle; elle n'a plus de rle dans le monde, plus d'ac-
tion l'tranger. D'autre part, il est impossible de
sortir d'un pareil tat avec le suffrage universel. Car
on ne dompte pas le suffrage universel avec lui-mme ;on le trompe, on l'endort; mais, tant qu'il rgne, il
oblige ceux qui relvent de lui de pactiser avec lui
et de subir sa loi. Il y a cercle vicieux rver qu'on
peut rformer les erreurs d'une opinion inconvertis-
sable en prenant son seul point d'appui dans l'opi-nion.
La France n'a fait, du reste, que suivre en cela le
mouvement gnral de toutes les nations de l'Europe,la Prusse et la Russie exceptes. M. Gobden, que jevis vers 1857, tait enchant de nous. L'Angleterrenous avait devancs dans cette voie du matrialisme
industriel et commercial ; seulement, bien plus sages
que nous, les Anglais surent faire marcher leur
gouvernement d'accord avec la nation , tandis quenotre maladresse a t telle, que le gouvernement de
notre choix a pu nous engager malgr nous dans la
guerre. Je ne sais si je me trompe ; mais il y a une
vue d'ethnographie historique qui s'impose de plusen plus mon esprit. La similitude de l'Angleterre et
DE LA FRANGE. 27
de la France du Nord m'apparat chaque jour davan-
tage. Notre tourderie vient du Midi, et, si la France
n'avait pas entran le Languedoc et la Provence
dans son cercle d'activit,nous serions srieux
,
actifs, protestants, parlementaires. Notre fond de
race est le mme que celui des Iles-Britanniques;l'action germanique, bien qu'elle ait t assez forte
dans ces les pour faire dominer un idiome germa-
nique, n'a pas, en somme, t plus considrable
sur l'ensemble des trois royaumes que sur l'ensemble
de la France. Gomme la France, l'Angleterre me
parat en train d'expulser son lment germanique,cette noblesse obstine, fire, intraitable, qui la gou-
vernait du temps de Pitt, de Gastlereagh, de Wel-
lington. Que cette pacifique et toute chrtienne cole
d'conomistes est loin de la passion des hommes de
fer qui imposrent leur pays de si grandes choses!
L'opinion publique de l'Angleterre, telle qu'elle se
produit depuis trente ans, n'est nullement germa-
nique; on y sent l'esprit celtique, plus doux, plus
sympathique, plus humain. Ces sortes d'aperus doi-
vent tre pris d'une faon trs-large; on peut dire
cependant que ce qui reste encore d'esprit militaire
dans le monde est un fait germanique. C'est proba-blement par la race germanique, en tant que fodale
et militaire, que le socialisme et la dmocratie ga-
28 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALE
litaire, qui chez nous autres Celtes ne trouveraient
pas facilement leur limite, arriveront tre dompts,et cela sera conforme aux prcdents historiques ; car
un des traits de la race germanique a toujours t de
faire marcher de pair l'ide de conqute et l'ide de
garantie; en d'autres termes, de faire dominer le fait
matriel et brutal de la proprit rsultant de la con-
qute sur toutes les considrations des droits de
l'homme et sur les thories abstraites de contrat
social. La rponse chaque progrs du socialisme
pourra tre de la sorte un progrs du germanisme,et on entrevoit le jour o tous les pays de socialismeseront gouverns par des Allemands. L'invasion
du ive et du v e sicle se fit par des raisons analo-
gues , les pays romains tant devenus incapables de
produire de bons gendarmes, de bons mainteneurs
de proprit.En ralit notre pays, surtout la province, allait
vers une forme sociale qui, malgr la diversitdes apparences, avait plus d'une analogie avec
l'Amrique, vers une forme sociale o beaucoup dechoses tenues autrefois pour choses d'tat seraient
laisses l'initiative prive. Certes, on pouvait n'tre
pas le partisan d'un tel avenir; il tait clair que la
France en se dveloppant dans ce sens resterait fort
au-dessous de l'Amrique. A son manque d'duca-
DE LA FRANGE. 29
tion, de distinction, ce vide que laisse toujoursdans un pays l'absence de cour, de haute socit,
d'anciennes institutions, l'Amrique supple par le
feu de sa jeune croissance, par son patriotisme, parla confiance exagre peut-tre qu'elle a dans sa
force, par la persuasion qu'elle travaille la grandeuvre de l'humanit, par l'efficacit de ses convictions
protestantes, par sa hardiesse et son esprit d'entre-
prise, par l'absence presque totale de germes socia-
listes, par la facilit avec laquelle la diffrence du
riche et du pauvre y est accepte, par le privilgesurtout qu'elle a de se dvelopper l'air libre, dans
l'infini de l'espace et sans voisins. Prive de ces avan-
tages, faisant son exprience, pour ainsi dire, en vase
clos, la fois trop pesante et trop lgre, trop crdule
et trop railleuse, la France n'aurait jamais t qu'uneAmrique de second ordre, mesquine, mdiocre,
peu* -tre plus semblable au Mexique ou l'Amriquedu Sud qu'aux tats-Unis. La royaut conserve dans
nos vieilles socits une foule de choses bonnes
garder; avec l'ide que j'ai de la veille France et
de son gnie, j'appellerais cet adieu la gloire et
aux grandes choses : Finis Franci. Mais, en poli-
tique, il faut se garder de prendre ses sympathies
pour ce qui doit tre ; ce qui russit en ce mondeest d'ordinaire le rebours de nos instincts, nous
30 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEautres idalistes, et presque toujours nous sommes
autoriss conclure, de ce qu'une chose nous dplat,
qu'elle sera. Ce dsir d'un tat politique impliquant
le moins possible de gouvernement central est le vu
universel de la province. L'antipathie qu'elle tmoignecontre Paris n'est pas seulement la juste indignationcontre les attentats d'une minorit factieuse ; ce n'est
pas seulement le Paris rvolutionnaire, c'est le Paris
gouvernant que la France n'aime pas. Paris est
pour la France synonyme d'exigences gnantes. C'est
Paris qui lve les hommes, qui absorbe l'argent, qui
l'emploie une foule de fins que la province ne com-
prend pas. Le plus capable des administrateurs du
dernier rgne me disait, propos des lections de 1869,
que ce qui lui paraissait le plus compromis en France
tait le systme de l'impt, la province chaquelection forant ses lus prendre des engagements,
qu'il faudrait bien tenir tt ou tard dans une certaine
mesure et dont l'accomplissement serait la destruc-
tion des finances de l'tat. La premire fois que jerencontrai Prevost-Paradol
,au retour de sa cam-
pagne lectorale dans la Loire - Infri eure , je lui
demandai son impression dominante : Nous verrons
bientt la fin de l'tat, me dit-il. C'est exacte-
ment ce que j'aurais rpondu, s'il m'avait demandmes impressions de Seine-et-Marne. Que le prfet
DE LA FRANGE. 31
se mle d'aussi peu de choses que possible, que
l'impt et le service militaire soient aussi rduits
que possible, et la province sera satisfaite. La plu-
part des gens n'y demandent gure qu'une seule
chose, c'est qu'on les laisse tranquillement faire
fortune. Seuls, les pays pauvres montrent encore de
l'avidit pour les places; dans les dpartements
riches, les fonctions ne sont pas considres et sont
tenues pour un des emplois les moins avantageux
qu'on ait faire de son activit.
Tel est l'esprit de ce qu'on peut appeler la dmo-cratie provinciale. Un pareil esprit, on le voit, diffre
sensiblement de l'esprit rpublicain ; il peut s'accom-
moder de l'empire et de la royaut constitutionnelle
aussi bien que de la rpublique, et mme mieux quel-ques gards. Aussi indiffrent telle ou telle dynastie
qu' tout ce qui peut s'appeler gloire ou clat, il pr-fre au fond avoir une dynastie, comme garantie
d'ordre ; mais il ne veut faire aucun sacrifice l'ta-
blissement de cette dynastie. C'est le pur matria-
lisme politique, l'antipode de la part d'idalisme quiest l'me des thories lgitimistes et rpublicaines.
Un tel parti, qui est celui de l'immense majoritdes Franais, est trop superficiel, trop born pour
pouvoir, conduire les destines d'un pays. L'normesottise qu'il fit son point de vue quand il prit
32 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEen 1848 le prince Louis-Napolon pour grant de ses
affaires,
il la renouvellera vingt fois. Son sort est
d'tre dupe sans fin , car il est dfendu l'homme
bassement intress d'tre habile; la simple plati-tude bourgeoise ne peut susciter la quantit de
dvouement ncessaire pour crer un ordre de choseset pour le maintenir.
Il y a du vrai, en effet, dans le principe germa-
nique qu'une socit n'a un droit plein son patri-moine que tandis qu'elle peut le garantir. Dans un
sens gnral, il n'est pas bon que celui qui possdesoit incapable de dfendre ce qu'il possde. Le duel
des chevaliers du moyen ge, la menace de l'homme
arm venant prsenter la bataille au propritaire
qui s'endort dans la mollesse, tait quelques gards
lgitime. Le droit du brave a fond la proprit ;
l'homme d'pe est bien le crateur de toute richesse,
puisqu'en dfendant ce qu'il a conquis il assure le
bien des personnes qui sont groupes sous sa pro-tection. Disons au moins qu'un tat comme celui
qu'avait rv la bourgeoisie franaise, tat o celui
qui possdait et jouissait ne tenait pas rellement
l'pe (par suite de la loi sur le remplacement)
pour dfendre sa proprit, constituait un vritable
porte faux d'architecture sociale. Une classe pos-sdante qui vit dans une oisivet relative, qui rend
DE LA FRANGE. 33
peu de services publics, et qui se montre nanmoins
arrogante, comme si elle avait un droit de nais-
sance possder et comme si les autres avaient
par naissance le devoir de la dfendre, une telle
classe, dis-je, ne possdera pas longtemps. Notre
socit devient trop exclusivement une association
de faibles; une telle socit se dfend mal; il lui
est difficile de raliser ce qui est le grand critrium
du droit et de la volont qu'a une runion d'hommes
de vivre ensemble et de se garantir mutuellement,
je veux dire une puissante force arme. L'auteur
de la richesse est aussi bien celui qui la garantit
par ses armes que celui qui la cre par son travail.
L'conomie politique, uniquement proccupe de la
cration de la richesse par le travail, n'a jamaiscompris la fodalit, laquelle tait au fond tout
aussi lgitime que la constitution de l'arme mo-
derne. Les ducs, les marquis, les comtes, taient
au fond les gnraux, les colonels, les comman-
dants d'une Landwehr, dont les appointements con-
sistaient e'i terres et en droits seigneuriaux.
34 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALE
III
Ainsi la tradition d'une politique nationale se per-dait de jour en jour. Le principe du got que la ma-
jorit des Franais a pour la monarchie tant essen-
tiellement matrialiste, et aussi loign que possiblede ce qui peut s'appeler fidlit, loyalisme, amour de
ses princes, la France, tout en voulant une dynastie,se montre trs-coulante sur le choix de la dynastieelle-mme. Le rgne phmre mais brillant de Napo-lon Ier avait suffi pour crer un titre auprs de ce
peuple, tranger toute ide de lgitimit sculaire.
Le prince Louis-Napolon se prsentant en 1848
comme hritier de ce titre, et paraissant fait exprs
pour tirer la France d'un tat qui lui est antipathiqueet dont elle s'exagrait les dangers, la France le sai-
sit comme une boue de sauvetage, l'aida dans ses
entreprises les plus tmraires, se fit complice de
ses coups d'tat. Pendant prs de vingt ans, les fau-
teurs du 10 dcembre purent croire qu'ils avaienteu raison. La France dveloppa prodigieusement sesressources intrieures. Ce fut une vraie rvlation.
Grce l'ordre, la paix, aux traits de com-
DE LA FBANCE. 35
merce, Napolon III apprit la France sa propre
richesse. L'abaissement politique intrieur mcon-tentait une fraction intelligente ; le reste avait trouv
ce qu'il voulait, et il n'est pas douteux que le rgnede Napolon III restera pour certaines classes de la
nation un vritable idal. Je le rpte, si Napolon III
et voulu ne pas faire la guerre, la dynastie des
Bonapartes tait fonde pour des sicles. Mais telle
est la faiblesse d'un tat dnu de base morale,
qu'un jour de folie suffit pour tout perdre. Comment
l'empereur ne vit-il pas que la guerre avec l'Alle-
magne tait une preuve trop forte pour un paysaussi affaibli que la France? Un entourage ignorantet sans srieux, consquence du pch d'origine de
la monarchie nouvelle,une cour o il n'y avait
qu'un seul homme intelligent (ce prince plein d'es-
prit et connaissant merveilleusement son sicle, quela fatalit de sa destine laissa presque sans auto-
rit), rendaient possibles toutes les surprises, tous
les malheurs.
Pendant que la fortune publique, en effet, prenaitdes accroissements inous, pendant que le paysan
acqurait par ses conomies des richesses qui n'le-
vaient en rien son tat intellectuel, sa civilit, sa
culture, l'abaissement de toute aristocratie se pro-duisait en d'effrayantes proportions; la moyenne
30 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEintellectuelle du public descendait trangement. Le
nombre et la valeur des hommes distingus qui sor-
taient de la nation se maintenaient, augmentaient
peut-tre; dans plus d'un genre de mrite, les nou-
veaux venus ne le cdaient aucun des noms illustres
des gnrations closes sous un meilleur soleil ; mais
l'atmosphre s'appauvrissait; on mourait de froid.
L'Universit, dj faible, peu claire, tait systma-
tiquement affaiblie; les deux seuls bons enseigne-ments qu'elle possdt, celui de l'histoire et celui de
la philosophie, furent peu prs supprims. L'cole
polytechnique, l'cole normale taient dcouronnes.
Quelques efforts d'amlioration qui se firent partirde 4860 restrent incohrents et sans suite. Les
hommes de bonne volont qui s'y compromirent ne
furent pas soutenus. Les exigences clricales aux-
quelles on se soumettait ne laissaient passer qu'une
inoffensive mdiocrit; tout ce qui tait un peu origi-
nal se voyait condamn une sorte de bannissementdans son propre pays. Le catholicisme restait la seule
force organise en dehors de l'tat et confisquait
son profit l'action extrieure de la France. Paris tait
envahi par l'tranger viveur, par les provinciaux,
qui n'y encourageaient qu'une petite presse ridicule
et la sotte littrature, aussi peu parisienne que pos-
sible, du nouveau genre bouffon. Le pays, en atten-
DE LA FRANGE. 37
dant, s'enfonait dans un matrialisme hideux. N'ayant
pas de noblesse pour lui donner l'exemple, le paysan
enrichi, content de sa lourde et triviale aisance, ne
savait pas vivre, restait gauche, sans ides. Oves
non habentes pastorem, telle tait la France : un feu
sans flamme ni lumire; un cur sans chaleur; un
peuple sans prophtes sachant dire ce qu'il sent;
une plante morte, parcourant son orbite d'un mou-
vement machinal.
La corruption administrative n'tait pas le vol
organis, comme cela s'est vu Naples, en Espagne;c'tait l'incurie
,la paresse , un laisser aller universel,
une complte indiffrence pour la chose publique.Toute fonction tait devenue une.sincure, un droit
c une rente pour ne rien faire. Avec cela, tout le
monde tait inattaquable. Grce une loi sur la diffa-
mation qui a l'air d'avoir t faite pour protger les
moins honorables des citoyens, grce surtout
l'universel discrdit o la presse tomba par sa vna-
lit, une prime norme tait assure la mdio-crit et la malhonntet. Celui qui hasardait
quelque critique devenait vite un tre part et
bientt un homme dangereux. On ne le perscutaitpas; cela tait bien inutile. Tout se perdait dans
une mollesse gnrale, dans un manque completd'attention et de prcision. Quelques hommes d'esprit
38 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEet de cur, qui donnaient d'utiles conseils, taient
impuissants. L'impertinence vaniteuse de l'adminis-
tration officielle, persuade que l'Europe l'admirait
et l'enviait, rendait toute observation inutile et toute
rforme impossible.
L'opposition tait-elle plus claire que le gouver-
nement? peine. Les orateurs de l'opposition se mon-
traient, en ce qui concerne les affaires allemandes, plus
tourdis encore que M. Rouher. En somme, l'opposi-tion ne reprsentait nullement un principe suprieurde moralit. trangre toute ide de politiquesavante, elle ne sortait pas de l'ornire du super-ficiel radicalisme franais. A part quelques hommesde valeur, qu'on s'tonne de voir. issus d'une source
aussi trouble que le suffrage parisien, le reste n'tait
que dclamation, parti pris dmocratique. La pro-vince valait mieux quelques gards. Des besoins
d'une vie locale rgulire, d'une srieuse dcentra-
lisation au profit de la commune, du canton, du
dpartement, le dsir imprieux d'lections libres, la
volont arrte de rduire le gouvernement au strict
ncessaire, de diminuer considrablement l'arme, de
supprimer les sincures, d'abolir l'aristocratie des
fonctionnaires, constituaient un programme assez
libral, quoique mesquin, puisque le fond de ce pro-
gramme tait de payer le moins possible , de renoncer
DE LA FRANGE. 39
tout ce qui peut s'appeler gloire, force, clat. De
ces vux accomplis, ft rsult avec le temps une
petite vie provinciale, matriellement trs-florissante,
indiffrente l'instruction et la culture intellec-
tuelle, assez libre; une vie de bourgeois aiss, ind-
pendants les uns des autres, sans souci de la science,
de l'art, de la gloire, du gnie; une vie, je le rpte,assez semblable la vie amricaine, sauf la diff-
rence des murs et du temprament.Tel tait l'avenir de la France, si Napolon III
n'et volontairement couru sa ruine. On allait
pleines voiles vers la mdiocrit. D'une part, les
progrs de la prosprit matrielle absorbaient la
bourgeoisie; de l'autre, les questions sociales touf-
faient compltement les questions nationales et
patriotiques. Ces deux ordres de questions se font en
quelque sorte quilibre; l'avnement des unes signale
l'clips des autres. La grande amlioration quis'tait faite dans la situation de l'ouvrier tait loin
d'tre favorable son amlioration morale. Le peupleest bien moins capable que les classes leves ou
claires de rsister la sduction des plaisirs faciles,
qui ne sont sans inconvnients que quand on estblas sur leur compte. Pour que le bien-tre ne
dmoralise pas, il faut y tre habitu; l'homme
sans ducation s'abme vite dans le plaisir, le prend
40 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALElourdement au srieux, ne s'en dgote pas. La
moralit suprieure du peuple allemand vient de ce
qu'il a t jusqu' nos jours trs-maltrait. Les
politiques qui soutiennent qu'il faut que le peuplesouffre pour qu'il soit bon n'ont malheureusement
pas tout fait tort.
Le dirai-je? notre philosophie politique concourait
au mme rsultat. Le premier principe de notremorale, c'est de supprimer le temprament, de faire
dominer le plus possible la raison sur l'animalit;or c'est l l'inverse de l'esprit guerrier. Quelle pou-vait tre notre rgle de conduite, nous autres lib-
raux, qui ne pouvons pas admettre le droit divin en
politique, quand nous n'admettons pas le surnaturel
en religion? Un simple droit humain, un compromisentre le rationalisme absolu de Condorcet et du
xvine sicle, ne reconnaissant que le droit de la raison
gouverner l'humanit, et les droits rsultant de l'his-
toire. L'exprience manque de la Rvolution nous a
guris du culte de la raison; mais, en y mettant toute la
bonne volont possible, nous n'avuns pu en venir au
culte de la force ou du droit fond sur la force, qui est
le rsum de la politique allemande. Le consentement
des diverses parties d'un tat nous parat Yultima
ratio de l'existence de cet tat. Tels taient nos
principes, et ils avaient deux dfauts essentiels : le
DE LA FRANCE. 41
premier, c'est qu'il se trouvait au monde des gensqui en avaient de tout autres, qui vivaient des dures
doctrines de l'ancien rgime, lequel faisait consister
l'unit de la nation dans les droits du souverain,tandis que nous nous imaginions que le xix
esicle
avait inaugur un droit nouveau, le droit des popu-lations
; le second dfaut, c'est que ces principes, nous
ne russmes pas toujours les faire prvaloir cheznous. Les principes que je disais tout l'heure sont
bien des principes franais, en ce sens qu'ils sortent
logiquement de notre philosophie, de notre rvo-
lution, de notre caractre national avec ses qualits et
ses dfauts. Malheureusement, le parti qui les pro-fesse n'est, comme tous les partis intelligents, qu'une
minorit, et cette minorit a t trop souvent vaincue
chez nous. L'expdition de Rome a t la plus vi-
dente drogation la seule politique qui pouvait nous
convenir. La tentative de nous immiscer dans les
affaires allemandes a t une flagrante inconsquence,et celle-ci ne doit pas tre mise uniquement la
charge du gouvernement dchu ; l'opposition n'avaitcess d'y pousser depuis Sadovva. Ceux qui ont tou-
jours repouss la politique de conqute ont le droitde dire: Prendre l'Alsace malgr elle est un crime;la cder autrement que devant une ncessit absolue
serait un crime aussi. Mais ceux qui ont prch
42 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEla doctrine des frontires naturelles et des conve-
nances nationales n'ont pas le droit de trouver mau-
vais qu'on leur fasse ce qu'ils voulaient faire aux
autres. La doctrine des frontires naturelles et celle
du droit des populations ne peuvent tre invoques
par la mme bouche, sous peine d'une vidente con-tradiction.
Ainsi nous nous sommes trouvs faibles, dsavous
par notre propre pays. La France pouvait se dsin-
tresser de toute action extrieure comme le fit
sagement Louis- Philippe. Ds qu'elle agissait
l'tranger, elle ne pouvait servir que son propre
principe, le principe des nations libres, composes de
provinces libres, matresses de leurs destines. C'est
de ce point de vue que nous vmes avec sympathiela guerre d'Italie de l'empereur Napolon III, mme quelques gards la guerre de Crime, et surtout
l'aide qu'il donna la formation d'une Allemagne du
Nord autour de la Prusse. Nous crmes un moment
que notre rve allait se raliser, c'est--dire l'union
politique et intellectuelle de l'Allemagne, de l'An-
gleterre et de la France, constituant elles trois une
force directrice de l'humanit et de la civilisation,faisant digue la Russie, ou plutt la dirigeant dans
sa voie et l'levant. Hlas ! que faire avec un esprit
trange et inconsistant? La guerre d'Italie eut pour
DE LA FRANCE. 43
contre-partie l'occupation prolonge de Rome, nga-tion complte de tous les principes franais; la
guerre de Grime, qui n'et t lgitime que si elle
avait abouti manciper les bonnes populationstenues dans la sujtion par la Turquie, n'eut pourrsultat que de fortifier le principe ottoman ; l'exp-
dition du Mexique fut un dfi jet toute ide lib-
rale. Les titres rels qu'on s'tait acquis la recon-
naissance de l'Allemagne, on les perdit en prenant
aprs Sadowa une attitude de mauvaise humeur et
de provocation.Il est injuste, disons-le encore, de rejeter toutes
ces fautes sur le compte du dernier rgime, et un
des tours les plus dangereux que pourrait prendre
l'amour-propre national serait de s'imaginer quenos malheurs n'ont eu pour cause que les fautes de
Napolon III, si bien que, Napolon III une fois
cart, la victoire et le bonheur devraient nous
revenir. La vrit est que toutes nos faiblesses
eurent une racine plus profonde, une racine qui n'a
nullement disparu, la dmocratie mal entendue. Un
pays dmocratique ne peut tre bien gouvern, bien
administr, bien command. La raison en est simple.Le gouvernement, l'administration, le commande-ment sont dans une socit le rsultat d'une slection
qui tire de la masse un certain nombre d'individus
U REFORME INTELLECTUELLE ET MORALE
qui gouvernent, administrent, commandent. Cette
slection peut se faire de quatre manires qui ont
t appliques tantt isolment, tantt concurrem-
ment dans diverses socits : 1 par la naissance;
2 par le tirage au sort; 3 par l'lection populaire;
!x par les examens et les concours.
Le tirage au sort n'a gure t appliqu qu'Athnes et Florence, c'est--dire dans les deux
seules villes o il y ait eu un peuple d'aristocrates,un peupl donnant par son histoire, au milieu des
plus tranges carts, le plus fin et le plus charmant
spectacle. Il est clair que dans nos socits, qui res-
semblent de vastes Scythies, au milieu desquellesles cours, les grandes villes, les universits repr-sentent des espces de colonies grecques, un tel
mode de slection amnerait des rsultats absurdes;il n'est pas besoin de s'y arrter.
Le systme des examens et des concours n'a t
appliqu en grand qu'en Chine. Il y a produit une
snilit gnrale et incurable. Nous avons t nous-
mmes assez loin dans ce sens, et ce n'est pas l unedes moindres causes de notre abaissement.
Le systme de l'lection ne peut tre pris comme
base unique d'un gouvernement. Applique au com-
mandement militaire, en particulier, l'lection estune sorte de contradiction, la ngation mme du
DE LA FRANCE. 45
commandement, puisque, dans les choses militaires,le commandement est absolu ; or l'lu ne commande
jamais absolument son lecteur. Applique au choix
le la personne du souverain, l'lection encourage le
charlatanisme, dtruit d'avance le prestige de l'lu,
j'oblige s'humilier devant ceux qui doivent lui
obir. A plus forte raison ces objections s'appliquent-elles si le suffrage est universel. Appliqu au choix
des dputs, le suffrage universel n'amnera jamais,tant qu'il sera direct, que des choix mdiocres. Il
est impossible d'en faire sortir une chambre haute,une magistrature, ni mme un bon conseil dparte-mental ou municipal. Essentiellement born, le suf-
frage universel ne comprend pas la ncessit de la
science, la supriorit du noble et du savant. Il ne
peut tre bon qu' former un corps de notables, et
encore condition que l'lection se fasse dans une
forme que nous spcifierons plus tard.
Il est incontestable que, s'il fallait s'en tenir un
moyen de slection unique, la naissance vaudrait
mieux que l'lection. Le hasard de la naissance est
moindre que le hasard du scrutin. La naissance en-
trane d'ordinaire des avantages d'ducation et quel-
quefois une certaine supriorit de race. Quand il
s'agit de la dsignation du souverain et des chefs
militaires, le critrium de la naissance s'impose
46 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALE
presque ncessairement. Ce critrium, aprs tout,
ne blesse que le prjug franais, qui voit dans lafonction une rente distribuer au fonctionnaire
bien plus qu'un devoir public. Ce prjug est l'in-
verse du vrai principe de gouvernement, lequelordonne de ne considrer dans le choix du fonction-
naire que le bien de l'tat ou, en d'autres termes,
la bonne excution de la fonction. Nul n'a droit
une place ; tous ont droit que les places soient bien
remplies. Si l'hrdit de certaines fonctions tait
un gage de bonne gestion, je n'hsiterais pas con-
seiller pour ces fonctions l'hrdit.
On comprend maintenant comment la slection du
commandement, qui, jusqu' la fin du xvne sicle,s'est faite si remarquablement en France, est main-
tenant si abaisse, et a pu produire ce corps de gou-
vernants, de ministres, de dputs, de snateurs,
de marchaux, de gnraux, d'administrateurs quenous avions au mois de juillet de l'anne dernire, et
qu'on peut regarder comme un des plus pauvres
personnels d'hommes d'tat que jamais pays ait vusen fonction. Tout cela venait du suffrage universel,
puisque l'empereur, source de toute initiative, et le
Corps lgislatif, seul contre-poids aux initiatives de
l'empereur, en venaient. Ce misrable gouvernementtait bien le rsultat de la dmocratie; la France
DE LA FRANCE. 47
l'avait voulu, l'avait tir de ses entrailles. La France
du suffrage universel n'en aura jamais de beaucoupmeilleur. Il serait contre nature qu'une moyenneintellectuelle qui atteint peine celle d'un homme
ignorant et born se ft reprsenter par un corps de
gouvernement clair, brillant et fort. D'un tel pro-'
cd de slection, d'une dmocratie aussi mal enten-
due ne peut sortir qu'un complet obscurcissement de
la conscience d'un pays. Le collge grand lecteur
form par tout le monde est infrieur au plus m-diocre souverain d'autrefois; la cour de Versailles
valait mieux pour les choix des fonctionnaires que le
suffrage universel d'aujourd'hui ; ce suffrage produiraun gouvernement infrieur celui du xviir
9sicle
ses plus mauvais jours.Un pays n'est pas la simple addition des individus
qui le composent; c'est une me, une conscience, une
personne, une rsultante vivante. Cette me peut rsi-der en un fort petit nombre d'hommes; il vaudrait
mieux que tous pussent y participer ; mais ce qui est
indispensable, c'est que, par la slection gouverne-
mentale, se forme une tte qui veille et pense pen-dant que le reste du pays ne pense pas et ne sent
gure. Or la slection franaise est la plus faible de
toutes. Avec son suffrage universel non organis,
livr au hasard, la France ne peut avoir qu'une tte
48 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEsociale sans intelligence ni savoir, sans prestige ni
autorit. La France voulait la paix, et elle a si sotte-
ment choisi ses mandataires qu'elle a t jete dans
la guerre. La chambre d'un pays ultra-pacifique a
vot d'enthousiasme la guerre la plus funeste. Quel-
ques braillards de carrefour, quelques journalistes
imprudents ont pu passer pour l'expression de l'opi-nion de la nation. Il y a en France autant de gens de
cur et de gens d'esprit que dans aucun autre pays ;mais tout cela n'est pas mis en valeur. Un pays
qui n'a d'autre organe que le suffrage universel
direct est dans son ensemble, quelle que soit la
valeur des hommes qu'il possde, un tre ignorant,sot, inhabile trancher sagement une question quel-
conque. Les dmocrates se montrent bien svres
pour l'ancien rgime, qui amenait souvent au pou-voir des souverains incapables ou mchants. Sre-
ment les tats qui font rsider la conscience natio-nale dans une famille royale et son entourage ont des
hauts et des bas; mais prenons dans son ensemblela dynastie captienne, qui a rgn prs de neuf centsans ; pour quelques priodes de baisse au xive , au
xvie,au xviii6 sicle, quelles admirables sries au xne ,
au xme,au xvne sicle, de Louis le Jeune Phi-
lippe le Bel, de Henri IV la deuxime moiti du
rgne de Louis XIV ! Il n'y a pas de systme lectif
DE LA FRANCE. 49
qui puisse donner une reprsentation comme celle-l.
L'homme le plus mdiocre est suprieur la rsul-tante collective qui sort de trente-six millions d'indi-
vidus, comptant chacun pour une unit. Puisse l'ave-
nir me donner tort! Mais on peut craindre qu'avec des
ressources infinies de courage, de bonne volont, et
mme d'intelligence, la France ne s'touffe commeun feu mal dispos. L'gosme, source du socialisme,la jalousie, source del dmocratie, ne feront jamaisqu'une socit faible , incapable de rsister de
puissants voisins. Une socit n'est forte qu' la
condition de reconnatre le fait des supriorits natu-
relles, lesquelles au fond se rduisent une seule,celle de la naissance, puisque la supriorit intellec-
tuelle et morale n'est elle-mme que la suprioritd'un germe de vie clos dans des conditions parti-culirement favorises.
IV
Si nous eussions t seuls au monde ou sans
voisins, nous aurions pu continuer indfiniment
notre dcadence et mme nous y complaire; maisnous n'tions pas seuls au monde Notre pass de
50 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALE
gloire et d'empire venait comme un spectre troubler
notre fte. Celui dont les anctres ont t mls
de grandes luttes n'est pas libre de mener une vie
paisible et vulgaire ; les descendants de ceux que
ses pres ont tus viennent sans cesse le rveillei
dans sa bourgeoise flicit et lui porter l'pe au
front.
Toujours lgre et inconsidre, la France avait la lettre oubli qu'elle avait insult il y a un demi-
sicle la plupart des nations de l'Europe, et en parti-culier la race qui offre en tout le contraire de nos
qualits et de nos dfauts. La conscience franaise
est courte et vive ; la conscience allemande est longuetenace et profonde. Le Franais est bon, tourdi; i
oublie vite le mal qu'il a fait et celui qu'on lui a fait
l'Allemand est rancunier, peu gnreux; il comprencmdiocrement la gloire, le point d'honneur; il n
R290
Renan, Ernest
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