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Pr enan t au sér ieux la parol e des pauvres et des domi nés, Jacq ues Ran ci ère insiste sur la capacité des individus à se démarquer des identités qu’on leur assigne. Il rappell e qu’en démocratie, tous doivent prendre part au pouvoir. L’égalité, tel le est la gr ande af faire pour Jacque s Rancière. Mais ga re à ne pa s l’obscurcir et la différer toujours par un éternel discours sur les mécanismes de la domination. Il fa ut non pas vis er, mais poser l’ég alité, qu ’elle soit pol itique, est hétiqu e ou intellectuelle. Prenant le contre-pied d’une démarche fréquente en sciences sociales, J. Rancière refuse que l’on réduise les modes de vie et de pensée des individus à leurs déterminations sociales, culturelles ou historiques. Attentif à la part des « sans-part », des pauvres, des exclus ou des dominés, il affirme avec force que les gens ne sont pas enfer més dans un destin social qu i leur dicterait leurs pensées, leurs goû ts, leurs regards ou leurs aspirations. Assurément, J. Rancière est un philosophe inclassable. Il n’appartient à aucune école, n’a fondé aucun courant de pensée et refuserait sans doute toute étiquette. Et pour cause : il n’a eu de cesse de lutter contre les assignations, intellectuelles ou soc iales. Les frontières discip linaires lui dé pl aisent : il y voit d’ abord la vol onté chez les chercheurs de conserver leur pré carré. À la croisée de l’histoire, de l’éducation, de la politique et de l’esthétique, il offr e un parcours philosophique incisif et singulier qui entend déconstruire les certitudes les mieux établies.  Quel rôl e a joué Mai 1968 dans votre rup ture avec le marxisme ? Dans les ann ées 1960, le marxisme app araissait comme l’horizon ind épass able du temps. La Leçon d’ Alt husser se présen tait comme une ten tative pou r p ropo ser un marxisme scien tifi qu e, rig oureux, rég énéré à sa sou rce et cap able de po rter une révolution nouvelle, menée par les peuples du tiers-monde, balayant l’image grise de la révolution soviétique. Le primat de la formation théorique qu’il affirmait s’accompagnait d’u ne théor ie de l’il lu sion : les malh eurs des dom iné s leu r venaien t d’ab ord de leu r ignorance des conditions de la domination. Louis Althusser se défiait des mouvements des étudiants qu ’il ju geait enfermés dan s une idéol ogie petit e-bou rgeoise ignor ante des al ités de l a lu tte des cl asse s. Mai 1968 a été pour moi un révél ateur : ces mouvements qu’il qualifiait d’idéologiques s’en prenaient à l’édifice du savoir bourgeois Article de la rubrique « Paroles de philosophes » N° Spécial N°13 - mai-juin 2011 Paroles de philosoph es Rencontre avec Jacques Rancière : L'éma n cipatio n est l'a ff aire de tou s R e nc ontre a ve c J a cques Ra nc i è re : L'é ma nc ipa ti on e s t l' a f faire de tou htt p:/ / ww w .sc ien c e s hum a i ne s .c om / a rt icle pri nt2.p hp? lg=fr &i d_a rt icle =271 4 1 de 7 24/ 0 5 / 2 011 21:1

Rencontre avec Jacques Rancière _ L'émancipation est l'affaire de tous

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Prenant au sérieux la parole des pauvres et des dominés, Jacques Rancière

insiste sur la capacité des individus à se démarquer des identités qu’on leur

assigne. Il rappelle qu’en démocratie, tous doivent prendre part au pouvoir.

L’égalité, telle est la grande affaire pour Jacques Rancière. Mais gare à ne pas

l’obscurcir et la différer toujours par un éternel discours sur les mécanismes de ladomination. Il faut non pas viser, mais poser l’égalité, qu’elle soit politique, esthétique ou

intellectuelle. Prenant le contre-pied d’une démarche fréquente en sciences sociales, J.

Rancière refuse que l’on réduise les modes de vie et de pensée des individus à leurs

déterminations sociales, culturelles ou historiques. Attentif à la part des « sans-part »,

des pauvres, des exclus ou des dominés, il affirme avec force que les gens ne sont pas

enfermés dans un destin social qui leur dicterait leurs pensées, leurs goûts, leurs

regards ou leurs aspirations.

Assurément, J. Rancière est un philosophe inclassable. Il n’appartient à aucune école,n’a fondé aucun courant de pensée et refuserait sans doute toute étiquette. Et pour

cause : il n’a eu de cesse de lutter contre les assignations, intellectuelles ou soc iales.

Les frontières disciplinaires lui déplaisent : il y voit d’abord la volonté chez les

chercheurs de conserver leur pré carré. À la croisée de l’histoire, de l’éducation, de la

politique et de l’esthétique, il offre un parcours philosophique incisif et singulier qui

entend déconstruire les certitudes les mieux établies.

 

Quel rôle a joué Mai  1968 dans votre rupture avec le marxisme ?

Dans les années 1960, le marxisme apparaissait comme l’horizon indépassable du

temps. La Leçon d’Althusser  se présentait comme une tentative pour proposer un

marxisme scientifique, rigoureux, régénéré à sa source et capable de porter une

révolution nouvelle, menée par les peuples du tiers-monde, balayant l’image grise de la

révolution soviétique. Le primat de la formation théorique qu’il affirmait s’accompagnait

d’une théorie de l’illusion : les malheurs des dominés leur venaient d’abord de leur 

ignorance des conditions de la domination. Louis Althusser se défiait des mouvements

des étudiants qu’il jugeait enfermés dans une idéologie petite-bourgeoise ignorante desréalités de la lutte des classes. Mai  1968 a été pour moi un révélateur : ces

mouvements qu’il qualifiait d’idéologiques s’en prenaient à l’édifice du savoir bourgeois

Article de la rubrique « Paroles de philosophes »

N° Spécial N°13 - mai-juin 2011

Paroles de philosophes

Rencontre avec Jacques Rancière :L'émancipation est l'affaire de tous

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et avaient en fait une vraie capacité de mobilisation des masses et de subversion de

l’ordre social.

Ma rupture avec le marxisme n’est pas simplement liée aux circonstances : elle est

d’abord le refus du présupposé scientiste logé au cœur même du marxisme d’Althusser,

du marxisme en général, à savoir que les hommes sont dominés parce qu’ils n’ont pas

conscience des lois de leur domination et que, pour les libérer, il faut d’abord leur donner

la science.

 

Vous vous êtes alors plongé dans les archives ouvrières du XIXe siècle. Qu’y

cherchiez-vous ?

J’avais le sentiment d’un écart considérable entre la réalité des mouvements ouvriers et

l’image classique qu’en donnaient le marxisme et les partis communistes. Je voulais

chercher dans l’histoire la réalité des formes d’émancipation ouvrière pour comprendre

comment elles avaient été confisquées par le marxisme. Mais il restait dans madémarche un présupposé : l’émancipation ouvrière restait la pensée de la classe

ouvrière conçue comme collectif, une pensée fondée sur des conditions douloureuses

d’existence, sur des traditions et une culture propres. En travaillant sur les archives, j’ai

découvert un paysage très différent : ceux qui avaient donné consistance au mouvement

ouvrier n’entendaient pas être les représentants légitimes de leur classe, de sa culture

et de ses traditions, mais étaient d’abord des individus qui mettaient en question une

certaine identité ouvrière.

Là où j’attendais une espèce de culture autonome, ouvrière, enracinée dans le métier et

une condition de vie, je découvrais une fascination pour la parole littéraire et la culture

de l’autre, la volonté d’exister à part entière comme des individus partageant le même

monde. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans La Nuit des prolétaires à travers ces

ouvriers qui, après avoir travaillé tout le jour, pensent et créent la nuit. Les bourgeois et

les hommes de lettres pourtant bienveillants jugeaient que les ouvriers n’avaient pas à

faire des alexandrins, de la grande poésie, mais des chants pour le travail et les fêtes

populaires. C’était une manière de les enfermer dans leur identité. J’ai été saisi par le

fait qu’il ne s’agissait pas de se libérer par la connaissance, car ces ouvriers avaientparfaitement la connaissance de leur situation, mais de se penser capables d’un autre

mode de vie que celui d’êtres dominés. L’émancipation vise à se donner dès à présent

un mode d’existence, de perception, de pensée de citoyens à part entière de l’humanité.

 

Vous avez donc été amené à porter sur cette histoire ouvrière un tout autre

regard que l’histoire sociale…

Pour moi, les archives ouvrières comptaient en tant que discours et pas en tant que

témoignage sur la mentalité des ouvriers à un moment de l’histoire. Ma démarche était

donc en complète contradiction avec la tradition de l’histoire sociale. L’histoire avait

voulu se transformer en se pensant comme histoire des larges masses et histoire de la

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vie matérielle et pas seulement histoire des princes. Mais en prétendant être l’histoire

d’en bas, elle enfermait l’histoire de ces populations dans la vie matérielle. Tout le

discours historique fonctionnait comme une philosophie expliquant pourquoi les gens à

l’époque et à la place où ils étaient ne pouvaient penser que ce à quoi ils pensaient.

Alors que le sens de mon travail était précisément de montrer comment, à un certain

moment, de petits groupes d’ouvriers avaient été saisis par des mots et des pensées

impensables, comment ils avaient essayé de rompre avec la culture de leur classecomme classe sociale produite par une certaine société.

 

C’est aussi ce qui vous a opposé à Pierre Bourdieu ?

Le cœur de la démarche de Bourdieu est toujours d’expliquer que si les gens sont

dominés, c’est aussi parce qu’ils ne savent pas qu’ils sont dominés. Ses travaux avec

Jean-Claude Passeron sur l’école expliquaient que si les ouvriers sont exclus de

l’enseignement supérieur, c’est parce que l’école leur fait croire qu’ils sont inclus alorsqu’en réalité il leur manque les manières d’être qui conduisent au succès. Quand ils ne

réussissent pas bien, ils pensent donc que c’est parce qu’ils ne sont pas doués et ils

s’autoexcluent. Il s’agit toujours d’interpréter la sujétion en termes d’ignorance, de

méconnaissance. Dans La Distinction (1979), Bourdieu expliquait de même que chaque

classe sociale a les goûts et le mode de comportement qui correspondent à sa

condition. Mais dès le XVIIIe siècle, les classes dominantes s’inquiétaient de ce qu’il y

avait trop de gens du peuple qui voulaient lire, écrire, adopter des comportements qui

n’étaient pas adéquats à leur classe. J’ai précisément mis l’accent sur l’importance de

ce que l’on pourrait appeler une révolution intellectuelle, et même une révolution

esthétique, dans l’émancipation ouvrière. L’émancipation ouvrière commence quand

l’ouvrier en bâtiment peut porter sur le bâtiment un regard qui n’est pas seulement celui

de l’ouvrier travaillant pour un patron, ou du pauvre travaillant à la maison des riches. Je

ne nie absolument pas les déterminations sociales. Je dis simplement qu’il n’y a pas de

forme de subversion sociale qui ne soit une lutte contre ce destin. On le voit tous les

 jours dans la transformation des modes de pensée de gens qui étaient supposés être

enfermés dans un mode d’existence. Beaucoup sont surpris de voir des paysans se

servir d’un ordinateur alors qu’ils pensaient que ce serait trop compliqué pour eux. Il y abeaucoup de savoir-faire, de modes d’être et de jouissances qui se sont diffusés dans

des couches populaires supposées traditionnelles et ont produit des transformations

assez radicales de leur mode d’adhésion à leur condition.

Les mécanismes de la domination étatique et capitaliste ont suffisamment de rouages

pour ne pas avoir besoin de mettre des illusions dans la tête des dominés. La question

est plutôt de savoir quelle espérance rationnelle on peut avoir de changer de vie et de

construire un autre monde. Ce qui entretient la soumission n’est pas tant l’ignorance que

le doute sur sa capacité de faire changer les choses.

 

Quelle est alors pour vous la fonction du philosophe ?

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Je suis étranger à l’idée que la philosophie aurait pour tâche d’établir les fondements du

savoir. Pour moi, elle est bien plus une activité de déconstruction, de déclassification.

Elle doit questionner la prétention des discours de sciences humaines – et de son

propre discours – à délimiter leur territoire et leurs méthodes et à séparer ainsi leur

discours de celui tenu par leurs « objets ». Les sciences humaines et la philosophie sont

constituées de descriptions, argumentations, images qui relèvent de la langue et de la

pensée de tous. Ce que j’ai toujours essayé de faire, c’est de traiter les paroles desouvriers, des pauvres, des sans-part comme de la pensée à part entière.

 

Non seulement ils pensent à part entière mais ils sont des citoyens à part entière.

Pourquoi politique et démocratie sont-elles intimement liées ?

Toute une tradition identifie la politique avec la science et l’exercice du pouvoir. Michel

Foucault a élargi la question du pouvoir en étudiant l’ensemble des technologies à

l’œuvre dans le contrôle de la vie et des populations. Je me suis centré à l’inverse sur letype de pouvoir très particulier qu’implique la politique. Il y a une infinité de formes de

pouvoir, dans l’entreprise, à l’école, la religion, la famille… Mais ce pouvoir n’est pas à

proprement parler politique car il y a une distribution statutaire des positions. Dans la

démocratie, le pouvoir politique se donne d’emblée comme un pouvoir où les positions

ne sont pas fixées par avance, comme un pouvoir exercé au nom de ceux qui ne

l’exercent pas. Aristote disait que le citoyen est celui qui a part au fait de commander et

d’être commandé. Il n’y a pas vraiment de politique quand le pouvoir appartient aux

descendants des fondateurs supposés de la cité ou à des monarques de droit divin… La

politique pour moi commence avec la démocratie parce que la démocratie est le pouvoir

de ceux qui n’ont pas de titre particulier à exercer le pouvoir ; elle est la reconnaissance

du pouvoir de « n’importe qui ».

 

Vous êtes très critique vis-à-vis des discours aujourd’hui si répandus sur la crise

de la démocratie…

Quand on parle de crise de la démocratie ou de malaise de la démocratie, on désigne

simplement le fait que nos États dits démocratiques ne le sont en réalité que très peu. Ilssont gouvernés par des oligarchies limitées de politiciens, d’experts, d’hommes de

médias, des oligarchies très largement endogames et de plus en plus internationales. Il

ne s’agit pas là d’une crise de la démocratie, mais d’une confiscation de la démocratie.

Quand on parle de crise de la démocratie, on essaie de renverser les choses, comme si

le trouble venait non pas des pratiques du pouvoir, mais de la collectivité des citoyens.

Quand on « vote mal », par exemple lors des élections du 21 avril 2002 ou du

référendum sur la Constitution européenne, on dit qu’il y a un malaise dans la démocratie

parce que ceux qui votent seraient des gens arriérés, incapables de reconnaître les

évolutions nécessaires, ou bien des consommateurs égoïstes qui choisissent un

candidat selon leur intérêt personnel. Nous sommes en réalité face à une démocratie

largement confisquée, état de fait que justifie le discours intellectuel sur la crise de la

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démocratie au nom soit de l’incapacité du peuple, soit de son égoïsme.

 

Sciences Humaines , n°198, novembre 2008.

Jacques Rancière, un avocat des sans-voix

Né en 1940, Jacques Rancière est professeur émérite de philosophie à l’université

Paris-VIII. Élève de Louis Althusser, il rompt avec son maître dont il dénonce en

particulier le scientisme dans La Leçon d’Althusser (Gallimard, 1974). Il poursuit dès lors

une réflexion politique et esthétique singulière.

Il a publié

• Et tant pis pour les gens fatigués 

Amsterdam, 2009.

• Le Spectateur émancipé 

La Fabrique, 2008.

• Politique de la littérature 

Galilée, 2007.

• La Haine de la démocratie 

La Fabrique, 2005.

• Le Partage du sensible. Esthétique et politique 

La Fabrique, 2000.

• Les Noms de l’histoire 

Seuil, 1992.

• Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle 

Fayard, 1987.

• Le Philosophe et ses pauvres Fayard, 1983.

• La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier 

Fayard, 1981.

Bourdieu/Rancière. La politique entre sociologie et philosophie. Charlotte

Nordmann, Amsterdam, 2007

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Comment repenser aujourd’hui l’émancipation politique ? Telle est la question que pose la

philosophe Charlotte Nordmann dans un livre qui, contrairement à ce que pourrait laisser

entendre son titre, Bourdieu/Rancière. La politique entre sociologie et philosophie , est

tout sauf un simple exercice de commentaire. Car si elle s’attache avec soin à éclairer

la pensée de Pierre Bourdieu et celle de Jacques Rancière, elle ne les ménage point.

Elle les fait jouer l’une contre l’autre, montrant à la fois leurs forces et leurs limites pour

penser la politique aujourd’hui. P. Bourdieu d’abord, dont toute l’œuvre « est travaillée,

animée, tourmentée par un scandale : le fait que l’injustice de l’ordre social ne soit pas 

reconnue par ceux-là même qui la subissent, que la domination leur paraisse, pour 

l’essentiel, naturelle et, plus précisément, que les dominés ne se reconnaissent de 

capacités que celles que l’ordre de la domination veut bien leur reconnaître ». Le

sociologue n’a de cesse de mettre en évidence comment les dominés subissent une

dépossession à la fois intellectuelle et politique. Mais en montrant comment, toujours

assaillis par l’urgence des nécessités pratiques, ils ont du mal à s’approprier un discours

rationnel, il tend à faire du sociologue le seul acteur capable d’intervenir aveccompétence et autorité dans le champ politique. En outre, s’il dévoile les mécanismes de

la domination, il peine à esquisser de véritables perspectives d’émancipation.

J. Rancière pour sa part refuse cette lecture déterministe de la domination et postule

l’égalité réelle de tous. Mais peut-on pour autant écarter les déterminations sociales ?

Pour penser l’émancipation politique, il faut donc pour C. Nordmann « croiser Bourdieu et

Rancière », c’est-à-dire prendre conscience de la monopolisation politique mais aussi de

notre puissance d’agir et des possibilités bien réelles d’émancipation, à travers

notamment la démocratisation des savoirs.

Catherine Halpern

Le maître ignorant. Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle

Joseph Jacotot en 1818 est confronté à une bien étrange situation. En exil à Louvain

alors ville hollandaise, il doit enseigner le français. Problème : il ne parle pas le

néerlandais et ses étudiants ne connaissent pas un mot de français. Il imagine la

solution suivante : ne possédant guère que le Télémaque  de Fénelon en version

bilingue, il propose à ses étudiants d’apprendre une partie du livre en s’aidant de la

traduction. Au bout de six mois, il leur demande de raconter en français ce qu’ils pensent

du livre. Et, ô surprise, le résultat est très satisfaisant sans que jamais il ne leur ait

expliqué la grammaire française ni l’orthographe.C’est sur cette expérience de J. Jacotot que revient Jacques Rancière dans Le Maître 

ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle  (1987). L’intention de ce récit

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n’est pas, selon J. Rancière, de fournir des recettes pédagogiques ; il est de montr er

que l’on n’arrive pas à l’égalité entre l’élève et le maître au terme d’un long processus

d’acquisition, mais qu’il faut au contraire la présupposer. Car si l’on peut apprendre sans

explication, à quoi sert l’explication ? D’abord à expliquer à l’élève que si on ne lui

expliquait pas, il ne comprendrait pas. Elle est donc aussi un mécanisme de reproduction

d’un ordre inégalitaire. D’où la théorie du maître ignorant. Le maître ignorant n’est pas un

maître qui ne sait rien, mais un maître qui ignore ce qu’il produit comme savoir. L’énoncéest paradoxal mais dit en réalité quelque chose de très simple : nul ne détient ce qu’il

transmet. Certes il y a un maître qui parle, un élève qui apprend, mais l’élève n’ingère

pas le savoir du maître, il poursuit sa propre aventure intellectuelle.

Catherine Halpern

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