Upload
others
View
1
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
possiblesVolume 36. Numéro 1. Hiver 2012
Ressources - Mines
2
DĂPARTEMENT DE SOCIOLOGIE, UNIVERSITĂ DE MONTRĂAL, C.P. 6128, SUCCURSALE CENTRE-VILLE, MONTRĂAL (QUĂBEC), H3C 3J7TĂLĂPHONE : 514-274-979SITE WEB : www.redtac.org/possibles
COMITĂ DE RĂDACTIONChristine Archambault, Hugo Beauregard-Langelier, Jasmine BĂ©langer-Gullick, StĂ©fanie Bergeron, RaphaĂ«l Canet, Dominique Caouette, Anthony Cote, Pascale Dufour, Efe Can Gurcan, Anne-CĂ©cile Gallet, Gabriel Gagnon, Pierre Hamel, Mathieu Hamelin, Kheira Issaoui-Mansouri, Nadine Jamal, Maud Emmanuelle Labesse, Marie-JosĂ©e Massicotte, â Gaston Miron, Francis Paquette, Caroline Patsias, â Marcel Rioux, Raymonde Savard, AndrĂ© Thibault, Hoai-Ai Tran et Ouanessa Younsi.
La revue souhaite aussi donner la parole Ă lâensemble des cybercitoyens par le biais de son blogue Ă lâadresse suivante, http://redtac.org/possibles/a-propos/ .
RĂVISION DES TEXTESAnne-CĂ©cile Gallet et StĂ©phanie Martel
CONCEPTION GRAPHIQUE ET MISE EN PAGE :Timothé Feodoroff, François Fortin et Hoai-Ai Tran COUVERTUREFrançois Fortin
RESPONSABLE DU NUMĂRO
Alain Deneault
La revue Possibles est membre de la SODEP et ses articles sont répertoriés dans RepÚre.Les textes présentés à la revue ne sont pas retournés.
Ce numéro : 13$ La revue ne perçoit pas la TPS ni la TVQ.
Production et impression : Le Caïus du livre dépÎt légal BibliothÚque nationale du Québec : D775 027DépÎt légal BibliothÚque nationale du Canada : ISSN : 0707-7139© 2010 Revue Possibles, Montréal
possibles
3
TABLE DES MATIĂRES
ĂDITORIAL
Les « ressources » au vu des idéologies ............................................. 5Alain Deneault
SECTION I : BLOC THĂMATIQUE
Flou artistique et mystification autour des diamants camerounais 13Jean Marc Soboth
Investissements agricoles Ă©trangers et enjeux fonciers en Afrique subsaharienne ............................................................................... 28Pascal ValliĂšres
Mongolie : derriĂšre le boum minier .............................................. 52 Arthur Floret
RĂ©trospective dâune annĂ©e de rĂ©sistance Ă lâexploitation miniĂšre : entre espoirs et atermoiements ...................................................... 73Annie Pelletier
«Lâidentité» comme ressource ........................................................ 79EkĂ©di Kotto Maka
La redéfinition des réfugiés comme ressource ................................ 90 Hiba Zerrougui
Le saphir malgache, une ressource pour la Grand-Ăźle ou pour les Ă©trangers? .................................................................................... 104 Naina Rakoto
4
SECTION II : POĂSIE ET FICTION
Poémoire ......................................................................................113Lisa Carducci
Toi, mon Infinitude Quand prendra fin ma marche? Ă toiLa raison de ma marche La premiĂšre neige ........................................................................ 117Yves Patrick Augustin
Jâai parcouru une route provincialeâŠ.......................................... 121Pedro Carbajal
SECTION III : DOCUMENTS
Métamorphose du paysage idéologique....................................... 125André Thibault
DĂ©mocratie sans Ătat LaĂŻc? Le Dilemme des « Printemps Arabes».....129Nadia Fahmy-Eid
Souveraineté alimentaire ............................................................. 133Arielle Desforges
The Ghost Writer â Les dessous sordides de la rĂ©alitĂ© politique .. 146Paul Beaucage
5
ĂDITORIAL 5
Les « ressources » au vu des idéologies
Par ALAIN DENEAULT
Câest le fruit de rencontres sur plusieurs mois entre des Ă©tudiant·e·s, des chercheur·e·s et dâautres intervenant·e·s examinant le bien-fondĂ© dâune notion souvent trop vite entendue, les « ressources ». Cette
livraison de Possibles marque donc le moment dâune halte thĂ©orique : faire un arrĂȘt sur image critique sur ce terme ressources plutĂŽt que de feindre quâil irradie lâĂ©vidence. Plus encore, jauger sa sourde acception idĂ©ologique. Lâenjeu : comprendre de la langue courante ses expressions donnĂ©es et ses locutions toutes faites Ă la maniĂšre dâabstraits concepts comportant sourdement la charge idĂ©ologique, voire impĂ©riale, dâun temps. Prendre la mesure de la responsabilitĂ© politique quâengage lâassertion : ceci est du coltan et le coltan reprĂ©sente dĂ©sormais une ressource. Ne plus en rester Ă ce que lâon place sous cette expression de « ressources », mais sâenquĂ©rir de ses sujets : qui, dans lâordre Ă©conomique et politique constituĂ©, attribue Ă telle chose lâappellation de « ressource ». Qui est le sujet actif de cette appellation ? Ce faisant, qui se trouve-t-il Ă assujettir ? Enfin, Ă quel ordre du discours sâen remet la dĂ©notation sĂ»re dont il fera preuve Ă tel moment de lâhistoire ? Quâest-ce quâune ressource, certes, mais plus encore : quelle instance qualifiera Ă un certain stade historique du dĂ©veloppement telle chose « ressources », et au nom de quoi ? Dans une discrĂšte optique de lĂ©gitimation, quâest-ce que cette notion infĂ©rera pour les uns au titre de lâexploitation, du dĂ©veloppement et de la valorisation, et quâinfĂ©rera-t-elle donc pour les autres, le plus souvent, en termes de pillage, de spoliation et de dĂ©stabilisation ?
Donc, ne plus tabler sur lâillusion dâune existence apriorique de « ressources » en propre, cesser de sâappuyer sur « elles » comme sur une nĂ©cessaire pierre de touche appelant de consĂ©quents questionnements idĂ©ologiques quant, par exemple, au « dĂ©veloppement », aux « investissements internationaux »
ĂDITORIAL6
et autres programmes dâencadrement autour de la « bonne gouvernance ». PlutĂŽt, retourner aux (res)sources, revenir Ă ce qui les dĂ©finit, Ă lâordre qui les dĂ©finit. RenaĂźtre soi-mĂȘme Ă la question premiĂšre de la « ressource » comme fait de construction politique. Ă qui revient la prĂ©rogative de dĂ©signer telle une chose Ă laquelle la nature ne confĂšre dâemblĂ©e aucun statut de cet ordre ?
Notre questionnement quant aux « ressources » durant ces mois de travail de lâhiver 2010 : Que reconnaĂźt-on en tant que ressources ? Qui les convoite ? Qui se les approprie ? Qui sâen voit Ă©cartĂ© ? Selon quel systĂšme qualifie-t-on des choses selon ce terme, les Ă©value-t-on, les comptabilise-t-on ? Qui les cĂšde ? Qui les sĂ©curise ? Qui les exploite ? Qui les traite et les sous-traite ? Qui les transporte ? Qui les distribue ? Qui les vend ? Ă qui ? Quels sont les intermĂ©diaires ? Qui en tire profit ? Quels sont les dommages collatĂ©raux relatifs Ă ce que telle chose soit un jour appelĂ©e « ressource » et traitĂ©e comme telle dans un environnement, quant Ă lâimmigration, lâĂ©conomie locale, la santĂ© publique, lâenvironnement, la sĂ©curitĂ© et la dĂ©mographie ?
Notre surprise initiale : que ces questions dâapparence triviale soient systĂ©matiquement escamotĂ©es dans la couverture publique des grands conflits internationaux. Les pipelines de lâAfghanistan, lâeau du Proche-Orient ou le cacao de la CĂŽte dâIvoire ressortent peu du traitement que lâon fait de ces enjeux, abstraitement hissĂ©s au rang de la « gĂ©opolitique ». Que ce soit dans une rare rubrique radiophonique que lâon puisse mesurer lâimportance des ressources dans la politique internationale1 est davantage de nature Ă inquiĂ©ter quâĂ rassurer.
Surprenante omission sâil en est, puisque lâapproche comptable des ressources a tout Ă fait contaminĂ© la dĂ©finition occidentale que nous avons adoptĂ©e de la « richesse ». On peut repĂ©rer dans lâĆuvre Ă©conomique de Thomas Malthus le moment gĂ©nĂ©alogique de cette « perversion », ainsi que Dominique MĂ©da le relĂšve. Selon un classement anthropologique trĂšs sommaire, Malthus concevra au moment dâĂ©tablir une dĂ©finition fondamentale de la richesse en Ă©conomie, que lâart de la conversation et la culture, dâune part, de mĂȘme que la facultĂ© dâentretenir un commerce avec des instances sacrĂ©es, dâautre part, constituent une richesse. Il est parfaitement Ă©vident que la danse, la musique ou la morale sont des ressources. Mais parce que ces valeurs se laissent mal comptabiliser, et quâen cela elles compliquent le travail de formatage paramĂ©trĂ© des
POSSIBLES, HIVER 2012 7
donnĂ©es scientifiques auquel les sciences Ă©conomiques sâessaient dans une visĂ©e positiviste, Malthus suggĂ©rait tout simplement que soit exclues de la dĂ©finition Ă©conomique toutes ces modalitĂ©s de vie. Ă cet aveu dâĂ©chec Ă©pistĂ©mologique sâajoutait une prĂ©occupation idĂ©ologique : hisser la discipline comptable au sommet de la hiĂ©rarchie des discours. Ne rien considĂ©rer, donc, qui puisse nuire Ă son dĂ©ploiement. Le raisonnement : une population ne doit se dire riche que de ce qui est comptabilisable. Ce serait une erreur pour elle de se penser riche de ce quâelle entretient Ă titre de valeurs non comptabilisables si dâaventure les paramĂštres de la production chiffrĂ©e indiquaient des rĂ©sultats Ă la baisse. Par le fait mĂȘme, les tenants particuliers dâune logique chiffrĂ©e peuvent imposer leur lecture de la valeur comme la seule qui vaille. La question de la « ressource » sâest idĂ©ologiquement trouvĂ©e soumise Ă cette seule Ă©valuation Ă©conomĂ©trique. « Malthus soutient donc ici que, dâune certaine maniĂšre, la vraie richesse, ce sont les ressources matĂ©rielles du pays. Il prĂȘte Ă©galement cette idĂ©e au sens commun, et câest elle qui sous-tend toutes les Ă©tapes de son raisonnement en jouant le rĂŽle dâun vĂ©ritable prĂ©jugĂ© (dâun jugement formĂ© avant mĂȘme la procĂ©dure de jugement) : la richesse, ce ne sont pas ces choses intangibles et plaisantes, ou mĂȘme les croyances, les lois, la libertĂ© civile, les arts, la morale⊠Ce sont bel et bien les ressources matĂ©rielles »2.
Il sâentend que la position centrale de la « ressource » comme Ă©lĂ©ment exploitable au titre de la conception de la richesse dĂ©pend prĂ©cisĂ©ment de la dĂ©finition qui la fait advenir Ă cette position centrale. Force est de sâen apercevoir en suivant la pensĂ©e de Samir Amin sur le dĂ©veloppement Ă©conomique de lâAfrique de lâOuest. Amin distribue dans sa table des matiĂšres les ressources en fonction des pays oĂč elles se trouvent (exploitĂ©es) : Lâarachide du SĂ©nĂ©gal, le Cacao de la CĂŽte dâIvoire, les phosphates du Togo. Mais on ne lit pas lĂ un ouvrage de vulgarisation nous introduisant platement Ă la cartographie des ressources africaines. Câest en accompagnant toujours cette description des modalitĂ©s dâexploitation dâinspiration coloniale des ressources quâAmin repĂšre ce qui confĂšre effectivement Ă la ressource son statut occurrent dans lâhistoire. Câest lâĂ©conomie coloniale dans sa forme et ses visĂ©es et non la relation quâon peut avoir aux denrĂ©es Ă lâĂ©chelle locale qui dĂ©finit la ressource et le lien quâon entretiendra avec elle.
Le constat se confirme Ă la lecture dâun livre dâhistoire percutant sur les pays non-alignĂ©s ayant marquĂ© les deux premiers tiers du XXe siĂšcle, Les nations obscures de Vijay Prashad. Le thĂšme de la ressource est transversal.
ĂDITORIAL8
La visĂ©e du mouvement tiers-mondiste, Ă lâĂ©poque oĂč il est synonyme dâun renouveau en puissance plutĂŽt que de lâobjet dâassistanat international en quoi on lâa caricaturĂ©, ne consiste pas tant Ă recouvrer le contrĂŽle des ressources que de dĂ©finir celles qui en seront et ce quâelles seront Ă ce titre. « Le FLN [Front de libĂ©ration nationale en AlgĂ©rie] hĂ©rita dâune terre dessĂ©chĂ©e, toujours riche de ressources et de possibilitĂ©s, mais drainĂ©e en surface. Le premier monde avait dĂ©tournĂ© les richesses de lâAlgĂ©rie pour nâen laisser que des miettes. Bien peu dâusines, dâĂ©coles ou dâhĂŽpitaux, emblĂšmes de la modernitĂ©, avaient Ă©tĂ© construits, suivant lâidĂ©e coloniale de prĂ©server la tradition. Dans ce dĂ©nuement, le tiers-monde dut bĂątir ses espoirs »3.
Nombre dâouvrages nous indiquent aujourdâhui combien la colonisation de lâAfrique sâest poursuivie par le biais de lâexploitation souterraine de ses ressources4. Tandis que les discrĂštes multinationales du pĂ©trole et des mines Ă©puisent les ressources avec le concours dâune Ă©lite corrompue, de discrĂštes occupations du marchĂ© ont cours dans des domaines moins en vue. LâingĂ©nieur agronome Bernard Njonga a Ă©tĂ© lâun de ces acteurs de lâombre dans les annĂ©es 2000, en constatant que des morceaux de poulet congelĂ©s et, qui plus est, Ă©taient nĂ©fastes, produits par des sociĂ©tĂ©s europĂ©ennes subventionnĂ©es, faisaient illĂ©galement leur entrĂ©e sur le marchĂ© camerounais au point de pousser Ă la faillite les Ă©leveurs locaux5. La question : qui et en vertu de quoi dĂ©finit-on tout Ă coup que le bon poulet camerounais ne sera plus une ressource, mais quâune production lointaine, soutenue de maniĂšre factice le deviendra?
Quâest-ce quâune ressource ? Et selon qui ?
Il ressort de ce travail dâĂ©quipe une ingĂ©niositĂ© dans lâobservation de ce que lâon dĂ©finit en tant que ressource. Il Ă©tonne que soit considĂ©rĂ©e comme telle la diaspora indienne au vu des investisseurs miniers du pays, les rĂ©fugiĂ©s politiques entassĂ©s dans des camps dans des pays qui ne savent quel statut leur confĂ©rer ou encore les sites vierges devenus en Afrique les lieux dâenfouissement que lâon ne saurait imaginer dans les pays du Nord.
Parmi ces rĂ©flexions qui ont donnĂ© lieu Ă des articles, Delphine Desnoiseux sâintĂ©resse Ă la façon dont les Ă©tats du Sud voient en les sites dâenfouissement de pays mal gĂ©rĂ©s du Sud des ressources pour les Ă©conomies du Nord : les dĂ©chets deviennent ainsi une ressource pour des chefs dâĂtat peu scrupuleux au regard des questions environnementales. Hiba Zerrougui a
POSSIBLES, HIVER 2012 9
dĂ©fini pour sa part les rĂ©fugiĂ©s politiques comme une ressource officielle pour des autoritĂ©s dĂ©cidĂ©es Ă recourir Ă cette prĂ©sence sur son territoire. EkĂ©di Kotto Maka se penche pour sa part sur lâidentitĂ© en tant que ressource en relisant lâĆuvre de Joseph Ki-Zerbo. Arielle Desforges et Pascal ValliĂšres se sont penchĂ©s sur la dispute mondiale dont le contrĂŽle des terres agricoles fait lâobjet. Enfin, Naina Rakoto sâintĂ©resse au saphir malgache tandis que Jean-Marc Sobboth sâest enquis des vicissitudes autour de lâexploitation des diamants au Cameroun. Dans des billets plus courts, Annie Pelletier fait le point sur la question miniĂšre au Guatemala.
1 Jean-Pierre Boris, Commerce inĂ©quitable, Le roman noir des matiĂšres premiĂšres, Paris, Hachette et Radio-France internationale, 2005.2 Dominique MĂ©da, Quâest-ce que la richesse, Paris, Aubier, 1999, p. 27.3 Vijay Prashad, Les nations obscures, Une histoire populaire du tiers monde, MontrĂ©al, ĂcosociĂ©tĂ©, 2009, p. 163.4 Xavier Harel, Afrique Pillage Ă huis clos, Comment une poignĂ©e dâinitiĂ©s siphonne le pĂ©trole africain, Paris, Fayard, 2006, et François-Xavier Verschave, Noir Silence, Qui arrĂȘtera la Françafrique, Paris, les arĂšnes, 2000.5 Bernard Njonga, Le poulet de la discorde, YaoundĂ©, Ăditions ClĂ©, 2008.
SECTION I : RESOURCES & MINES
13
RESOURCES & MINES
Flou artistique et mystification autour des diamants camerounais
Par Jean Marc Soboth
DĂ©couvert rĂ©cemment par le gĂ©ologue-dĂ©couvreur le plus cĂ©lĂšbre de CorĂ©e du Sud, le premier gisement de diamants a fait lâobjet dâun
spectacle bureaucratique typique du systĂšme au pouvoir.
Introduction
Unique en son genre, lâune des plus hautes, des plus variĂ©es et des plus luxuriantes au monde, lâaltiĂšre flore Ă©quatoriale du sud-est camerounais se classe au troisiĂšme rang des plus grands massifs forestiers de la planĂšte, aprĂšs celle dâAmazonie au BrĂ©sil et le massif du Congo-Kinshasa. Il sâagit dâun des rĂ©servoirs dâoxygĂšne essentiels Ă lâhumanitĂ©. Mais ceux qui lâexploitent semblent depuis des lustres nâen avoir cure.
Les rapports français de la campagne antiallemande de 1914-1916 la prĂ©sentent pourtant comme Ă©tant sans intĂ©rĂȘt, « dâautant moins accueillant pour lâEuropĂ©en quâon descend vers le Sud »1⊠Ce nâest en fait quâune vue de lâesprit.
PillĂ©e sans relĂąche par des multinationales de coupe des essences depuis deux-tiers de siĂšcle, cette forĂȘt se trouve cette fois convoitĂ©e pour les immenses ressources miniĂšres dont elle regorge. Des chercheurs corĂ©ens y ont dĂ©couvert un gisement important de diamants en 2008, en plus de lâor, du fer, du nickel, du cobalt et de lâuranium dont on savait dĂ©jĂ quâelle Ă©tait riche.
SECTION I : RESSOURCES & MINES14
Câest en analysant le fonctionnement historique de lâappareil dâĂtat camerounais quâon en vient Ă comprendre les raisons de lâexploitation contre-productive des ressources naturelles dans cette sous-rĂ©gion. Il convient donc dâexaminer ici, successivement : 1) le contexte gĂ©opolitique, environnemental et historique du systĂšme camerounais; 2) le dĂ©bat diplomatique autour du gisement de diamant de Mobilong/Limokoali; 3) en particulier les premiers conflits dans la bureaucratie et in situ ; 4) un panorama des autres ressources miniĂšres objet de processus dâexploitation dans la rĂ©gion, ainsi que 5) des contenus textuels destinĂ©s thĂ©oriquement Ă favoriser le dĂ©veloppement.
1. Enjeux environnementaux, géopolitiques et historiques du systÚme camerounais
Le rapport occidental Ă la rĂ©gion est lâhistoire dâun mĂ©pris.
Conduit par la mĂ©connaissance des lieux, et surtout par la nĂ©cessitĂ© de dĂ©nigrer systĂ©matiquement le bilan allemand au Cameroun Ă la fin de la premiĂšre guerre mondiale, le colonel français Jean Charbonneau peint une image peu reluisante de cette forĂȘt; « le climat insalubre et chaud dans toutes les rĂ©gions du Cameroun, Ă©crit-il, devient de plus en plus dĂ©bilitant dans la zone forestiĂšre, et les populations quâon y rencontre, trĂšs clairsemĂ©es, puisque leur densitĂ© ne dĂ©passe pas un habitant au km2, prĂ©sentent de tels caractĂšres de dĂ©gĂ©nĂ©rescence quâon les considĂšre comme les plus arriĂ©rĂ©s du globe⊠(sic). » 2
Cet hinterland, auquel lâAllemagne renonce en vertu du TraitĂ© de Versailles du 28 juin 1919, est partagĂ© le mois suivant entre la France et la Grande-Bretagne sous lâĂ©gide de la SociĂ©tĂ© des Nations (SDN). Mais la rĂ©gion vit, des suites de ce transfert, un dĂ©structurant aggiornamento. Lesdites populations « dĂ©gĂ©nĂ©rescentes », partie intĂ©grante du patrimoine foncier retransmis aux nouveaux maĂźtres des lieux, seront rĂ©duites au rĂŽle de muets et impuissants spectateurs dâune mĂ©ga-exploitation de leur environnement, qui dure maintenant depuis plus dâun demi-siĂšcle.
PrivĂ©s progressivement de lâessentiel de leur terre nourriciĂšre par la multiplication des UnitĂ©s ForestiĂšres dâAmĂ©nagement (UFA)3, les bantous, voisins des peuplades pygmĂ©es Baka (premiĂšres nations4 de la forĂȘt) sont maintenus dans la pauvretĂ© et lâindigence complĂštes. Convertis Ă une modernitĂ© de prĂ©caritĂ© matĂ©rielle et de dĂ©nuement, sans revenu aucun,
POSSIBLES, HIVER 2012 15
ces ruraux analphabĂštes Ă mi-chemin entre deux cultures antinomiques sont restĂ©s sans infrastructures sociales, sanitaires ou pĂ©dagogiques crĂ©dibles. Ils sont rĂ©duits soit Ă quĂ©mander des dĂ©chets dâusine destinĂ©s au feu, dĂ©sormais difficiles dâaccĂšs par simple maraudage; soit Ă tel lopin de broussaille dans lâespace ancestral pour une culture vivriĂšre de subsistance ou pour la chasse au gibier â rarĂ©fiĂ© par un braconnage innommable « importĂ© » par le pillage industriel des Ă©cosystĂšme. Ils doivent mendier de rares emplois de manĆuvres, dâouvriers ou de tĂącherons payĂ©s Ă moins de 25 000 francs Cfa/mois (50$ CAD), le Smic local, emplois quâon leur refuse sans scrupule « parce quâils ne sont pas qualifiĂ©s ».
Les indĂ©pendances politiques intervenues dans les annĂ©es 60 dans cette sous-rĂ©gion des ex-colonies françaises nâont pas changĂ© grand-chose Ă la donne. Elles ont gĂ©nĂ©rĂ© un nouveau type de contrĂŽle stratĂ©gique des ressources par la mĂ©tropole. Lâancienne puissance tutĂ©laire â qui, Ă son tour, a rognĂ© de plus du tiers le territoire « utile » hĂ©ritĂ© de lâAllemagne pour arrondir la superficie de ses colonies voisines dâAfrique Ăquatoriale Française (AEF)5 - y perpĂ©tue sa mainmise. Elle veille scrupuleusement Ă imposer sur lâĂ©chiquier des multinationales en situations monopolistiques ou de prĂ©emption sous le couvert dâun prĂ©sidentialisme aux ordres6. Cette France-lĂ a concĂ©dĂ© accords de dĂ©fense, pactes secrets, amabilitĂ©s et protection internationale pour la pĂ©rennitĂ© des rĂ©gimes locaux.
La France y a surtout maintenu le levier de contrĂŽle suprĂȘme7 : la politique de lâĂ©mission de la monnaie. La devise officielle du giron, le franc des Colonies françaises dâAfrique (Cfa), crĂ©Ă© en 1945 par lâĂtat français suite Ă la ratification des accords de Bretton-Woods, y a Ă juste titre acquis le patronyme de franc de la CommunautĂ© française dâAfrique en 1958. Puis, de lâindĂ©pendance Ă nos jours, il est devenu le franc de la CommunautĂ© financiĂšre africaine, avec un mĂ©canisme dâĂ©mission qui nâa toutefois jamais changĂ©.
Câest dans ce paysage, historiquement marquĂ© par lâannihilation de toute volontĂ© citoyenne locale depuis les dĂ©portations massives obligatoires de populations pour les travaux forcĂ©s coloniaux et, prĂ©cĂ©demment, du fait de la traque-ponction esclavagiste multisĂ©culaire8, que des permis de piller la nature sont offerts Ă tour de bras par le rĂ©gime en place. Ce systĂšme permet une dĂ©finition particuliĂšre de ce quâest une ressource, au profit dâexploitants Ă©trangers et au dĂ©triment des populations locales.
SECTION I : RESSOURCES & MINES16
La ressource (naturelle) est ici lâĂ©lĂ©ment central dâun systĂšme dans lequel les populations font tout au plus partie de lâachalandage. LâĂtat nâa toujours pas intĂ©grĂ© lâidĂ©e postcoloniale de populations pouvant ĂȘtre bĂ©nĂ©ficiaires automatiques de lâexploitation. Pendant des dĂ©cennies, lâĂ©lite politique locale a menĂ© le combat de la reconnaissance des riverains comme ayants-droit directs. Cette idĂ©e a, tout juste, fini par transparaĂźtre dans les discours politiques, dâautant que lâidĂ©e des Ă©cosystĂšmes comme propriĂ©tĂ© exclusive de lâĂtat gouverne depuis toujours la philosophie du pillage de la forĂȘt.
La plupart du temps, les transactions administratives sur la forĂȘt se font Ă lâinsu des riverains, et Ă lâexclusion de toute contrepartie en termes de dĂ©veloppement local, le tout se rĂ©duisant Ă des libĂ©ralitĂ©s politiciennes. La technique est celle de petits compromis au sommet dans une gĂ©ostratĂ©gie de la conservation du pouvoir de lâĂtat par la satrapie9 rĂ©gnant depuis lâindĂ©pendance, question dâassouvir son allergie aux incertitudes du suffrage universel, et ce, avec lâappui inconditionnel de lâancienne puissance coloniale.
Câest donc dans ce type de contexte que lâon dĂ©couvre en 2008 la gracieuse cristalline et autres joyaux miniers du sud-est camerounais - sâajoutant en matiĂšre dâenvergure au gisement septentrional de bauxite de Minim-Martap, dâune capacitĂ© de 1,2 milliards de tonnes, jamais exploitĂ© depuis lâindĂ©pendance par la seule volontĂ© dâun groupe français producteur dâaluminium qui tenait Ă Ă©viter toute concurrence avec sa filiale de GuinĂ©e Conakry.
2. Les diamants de Mobilong/Limokoali : la découverte10, la diplomatie et les premiers conflits in situ
Lâannonce par le quotidien corĂ©en Korea Times11 en fĂ©vrier 2008 de la dĂ©couverte du gisement de diamants dâun potentiel de 736 millions de carats dans la Boumba-et-Ngoko eĂ»t pu ĂȘtre une belle nouvelle. Pour les observateurs, elle a confĂ©rĂ© une dimension internationale au potentiel minier national dont la contribution au Produit IntĂ©rieur Brut (PIB) demeure nĂ©gligeable â 6,5 %.
MalgrĂ© la conjoncture alors jugĂ©e dĂ©favorable12, cette dĂ©couverte, quâessayait de dissimuler le rĂ©gime (apeurĂ© par lâidĂ©e que « le diamant apporte la guerre ! ») a accru de maniĂšre substantielle lâintĂ©rĂȘt dâexploitants mondiaux du minerai, en lâoccurrence la CorĂ©e du Sud. En octobre
POSSIBLES, HIVER 2012 17
2009, SĂ©oul a signĂ© lâaugmentation de sa mise Ă la Banque Africaine de DĂ©veloppement (BAD) Ă hauteur de 306,1 millions de dollars US. Et il y a eu une offensive diplomatique : un ballet Ă YaoundĂ© et la rĂ©ouverture annoncĂ©e de lâambassade de CorĂ©e du Sud au Cameroun, fermĂ©e il y a quelques annĂ©es faute dâintĂ©rĂȘt13.
En annonçant officiellement la dĂ©couverte aux Camerounais au cours dâun gala organisĂ© Ă SĂ©oul en mars 2008 par le prĂ©sident de la firme C&K Mining Inc., M. Oh Duk-kyun, les CorĂ©ens ont tenu Ă indiquer quâelle fut lâĆuvre du cĂ©lĂšbre gĂ©ologue Kim Won-sa, professeur Ă lâuniversitĂ© de Chungnam, qui honorait Ă©galement les convives de sa prĂ©sence. Chercheur de renom en CorĂ©e oĂč il a Ă©tĂ© engagĂ© par la firme corĂ©enne Ă cet effet, le Pr. Kim Won-sa, 57 ans, nâest pas nâimporte qui. Il est citĂ© dans les universitĂ©s occidentales parmi les dĂ©couvreurs les plus compĂ©tents du siĂšcle.
Le chercheur a une notoriĂ©tĂ© Ă©tablie dans son pays. Ă la tĂȘte dâune Ă©quipe dâĂ©minents gĂ©ologues de lâuniversitĂ© nationale de Chungnam, le Pr. Kim Won-sa avait dĂ©couvert en 1997 « le plus grand gisement de titane du monde »14 (50 millions de tonnes) dans les comtĂ©s de Hadong et Sanchung dans la province du South-Gyeongsang, dans le sud-est corĂ©en, au bord de la mer du Japon.
Cependant, en ce qui concerne le Cameroun, le quotidien Korea Times se montre dĂ©jĂ prudent. Le processus dâexploitation nâavance pas comme souhaitĂ©. En sus des complications bureaucratiques Ă YaoundĂ©, le Pr. Kim nâarrive toujours pas Ă rencontrer le chef de lâĂtat camerounais, M. Paul Biya, pour « un entretien sur les capacitĂ©s miniĂšres du pays ». « Lâhomme-lion » reçoit fort peu, quelle que soit la nature du sujet. Il y a plus : il est soupçonnĂ© de brainstorming avec quelque parrain sur le contrĂŽle du gisement15.
En tout Ă©tat de cause, la C&K Mining Inc. a attendu jusquâau 16 dĂ©cembre 2010 que le chef de lâEtat camerounais signe enfin un permis dâexploitation pour dĂ©marrer officiellement les exportations de diamants vers la CorĂ©e16. DâaprĂšs le Code minier, « le permis dâexploitation est accordĂ© par dĂ©cret du prĂ©sident de la RĂ©publique » (Article 45). DâaprĂšs lâAFP, une concession miniĂšre dâune durĂ©e de 25 ans renouvelables a Ă©tĂ© concĂ©dĂ©e aux CorĂ©ens selon un partenariat 65/35. DĂšs 2035, la concession fera lâobjet dâune prolongation par 10 ans, tandis que la production atteindra trĂšs vite les 6 millions de carats annuellement.
SECTION I : RESSOURCES & MINES18
Des spĂ©cialistes, optimistes, affirment dĂ©jĂ que si le potentiel diamantifĂšre de la Boumba-et-Ngoko est mis en exploitation, le Cameroun se verra propulsĂ©, avec ses 2 millions de carats annuels prĂ©vus, dans le happy-few des grands producteurs mondiaux parmi lesquels on compte : la Russie (38 millions de carats), le Botswana (31, 890), lâAustralie (30, 678), la RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo (27, 000), lâAfrique du Sud ( 15, 775), le Canada (12, 300), lâAngola (10, 000), la Namibie (1,902), la Chine (1,190), le Ghana (1,065).
Mais le systĂšme mafieux et vĂ©nal au pouvoir permettra-t-il seulement que tout se dĂ©roule selon lâorthodoxie ? Qui Ă©valuera vraiment les ravages environnementaux, culturels ou simplement humains de lâexploitation en la matiĂšre ? Le rĂ©gime au pouvoir, honni17, est-il est Ă la hauteur des attentes ? Rien nâest moins sĂ»r.
Lâintellectuel camerounais Achille Mbembe rĂ©sume ainsi, telle une galĂ©jade, les « Ă©tats de service » de ce systĂšme. « Il y aura bientĂŽt trente ans, Ă©crit-il, une Ă©lite libidineuse sâest incrustĂ©e Ă la tĂȘte de lâĂtat. En collusion avec la plupart des forces locales, elle a transformĂ© le pays en lâune des satrapies les plus vĂ©nales de tout le continent. AprĂšs avoir procĂ©dĂ© Ă une destruction systĂ©matique de lâinfrastructure morale et Ă©thique de notre sociĂ©tĂ©, elle a Ă©rigĂ© le vol, la perversitĂ© et la transgression en nouvelles normes et coutumes partagĂ©es aussi bien par les dirigeants que par leurs sujets. (âŠ). Au point oĂč aujourdâhui, la sĂ©nilitĂ© aidant, lâensauvagement sâest transformĂ© en culture, en conscience collective et en mode de vie »18.
La pratique procĂšde malheureusement de ce scĂ©nario-catastrophe. Dans les bureaux Ă YaoundĂ©, nul nâest prĂȘt Ă parler clairement du gisement de diamants. On mystifie malignement. On ment. On feint de banaliser lâaffaire. On fait diversion ! Les riverains demeurent sans rĂ©elle information ou explication sur ce qui se passe. On leur a parlĂ© vaguement du diamant, dâĂ©ventuelles retombĂ©es burlesques, comme des points dâadduction dâeau dans les villages, dâun danger environnemental bĂ©nin. Ils ne savent donc pas sâil faut dĂ©jĂ se remettre Ă rĂȘver de sortie de la pauvretĂ© de cette rĂ©gion, la plus indigente! En mĂȘme temps, ils ne se font pas dâillusion. IllettrĂ©s pour la plupart, les bantous de la forĂȘt Ă©quatoriale nâont jamais su sâils avaient quelque droit ou emprise sur les Ă©vĂ©nements qui transforment leur environnement, en dehors dâemplois particuliĂšrement prĂ©caires auxquels ils pourraient avoir accĂšs - les meilleures positions Ă©tant destinĂ©es « aux Ă©trangers », nationaux diplĂŽmĂ©s et plus Ă©clairĂ©s en provenance dâautres
POSSIBLES, HIVER 2012 19
rĂ©gions du pays oĂč se dĂ©roulent les recrutements.
La loi portant Code minier19 prĂ©tend certes « encourager la recherche et lâexploitation des ressources minĂ©rales nĂ©cessaires au dĂ©veloppement Ă©conomique et social du pays ainsi que la lutte contre la pauvretĂ© », mais des Ă©noncĂ©s similaires existent dans la plupart des textes. Cette rĂ©gion nâen est pas moins demeurĂ©e la maudite, avec ses milliers de kilomĂštres de pistes de boue au milieu du dĂ©solant spectacle du pillage tous azimuts.
Selon lâadministration des forĂȘts et les organismes spĂ©cialisĂ©s qui affichent une liste des espĂšces menacĂ©es que nul ne consulte, de nombreuses espĂšces de faune et de flore disparaissent progressivement. Câest le cas entre autres du Moabi, vĂ©ritable symbole de cette rĂ©gion productrice dâhuile de karitĂ© Ă lâĂ©tat sauvage. Ces Ă©lĂ©ments identitaires cruciaux sont dĂ©cimĂ©s. Lâafflux des braconniers qui sâengouffrent dans les pistes creusĂ©es par les engins lourds a Ă©galement induit lâextermination programmĂ©e de la faune en voie de disparition. Les animaux sauvages cherchent en vain un habitat dans leur forĂȘt assiĂ©gĂ©e par la hargne des tronçonneuses et des canons.
Cette occurrence a poussĂ© les peuplades pygmĂ©es Baka, avec leurs moyens de chasse rudimentaires comparĂ©s Ă lâarsenal impressionnant des braconniers, Ă abandonner massivement la forĂȘt pour sâessayer Ă une vie sĂ©dentaire « moderne » - mais ĂŽ combien misĂ©rable! - dans le voisinage des villages bantous. Ils y mĂšnent une petite vie pitoyable de tĂącherons ivrognes payĂ©s trĂšs souvent de quelques joints de cannabis.
3. Flou artistique, mafias et mĂ©sententes rendant plus Ă©pais le mystĂšre des perspectives dâexploitation
Un flou indescriptible rĂšgne donc dans la conduite du processus final de recherche du fait de fonctionnaires corrompus20, profondĂ©ment divisĂ©s sur des questions sâapparentant Ă des stratĂ©gies dâappels du pied Ă prĂ©bendes21. Cela se passe entre intermĂ©diaires institutionnels du business minier â au Cameroun, lâinfrastructure Ă©thique et le sens de la res publica se sont considĂ©rablement dĂ©litĂ©s dans lâadministration22.
Aussi les missions de dĂ©tonnage des conglomĂ©rats commencĂ©es en aoĂ»t 2009 sur le site diamantifĂšre par la firme C&K Mining Inc. â coordonnĂ©es sur le terrain par le gĂ©ophysicien Emmanuel Kouokam (BEIG3) â sont autant de spectacles conflictuels : opposition entre les CorĂ©ens et les
SECTION I : RESSOURCES & MINES20
fonctionnaires Ă©cartĂ©s du business dâune part, entre les riverains/lâĂ©lite politique locale et la sociĂ©tĂ© exploitante dâautre part, sans parler enfin des bisbilles entre les ex-associĂ©s corĂ©ens.
Ainsi se dessine le front des conflits :
âą DiffĂ©rends entre gĂ©ologues. Les opĂ©rations de brouillage des roches (explosion des roches Ă lâaide de la dynamite) ont rĂ©vĂ©lĂ© de nombreuses oppositions de vues entre gĂ©ologues camerounais « de mauvaise foi » (sic) et corĂ©ens sur la nature des conglomĂ©rats. Sous lâinfluence dâun groupuscule de technocrates du dĂ©partement des Mines - Ă lâinstar du sous-directeur des ressources miniĂšres, M. Guillaume Mananga -, des fonctionnaires, peu au fait des nouvelles technologies du reste, rĂ©cusent avec vĂ©hĂ©mence les donnĂ©es techniques, notamment la dimension du gisement telle que dĂ©clarĂ©e par les CorĂ©ens20 Les fonctionnaires rĂ©futent par ailleurs lâidĂ©e selon laquelle la dĂ©couverte est exclusivement corĂ©enne.
Pour un autre camp, il sâagirait simplement de nuire au chef de dĂ©partement en fonction, Badel Ndanga Ndinga, un politique mĂ©diocre dĂ©jĂ accusĂ© de se sucrer dans cette affaire sans partage. « Il ne sait mĂȘme pas grand-chose de cette affaire ! », dĂ©clare un de ses proches. Dâautres enfin estiment que la bouderie de la bureaucratie est nĂ©e du fait que les CorĂ©ens nâoffrent pas de vĂ©ritable transparence sur leur activitĂ©23.
En rĂ©alitĂ©, « la vraie dĂ©couverte corĂ©enne est celle des roches-mĂšres » : il sâagirait de la gĂ©nitrice de ces kimberlites diamantifĂšres qui, altĂ©rĂ©es et dĂ©membrĂ©es par lâĂ©rosion mĂ©tĂ©orique, ont Ă©tĂ© transportĂ©es par les riviĂšres et ruisseaux de la rĂ©gion pour former quelques dĂ©pĂŽts alluvionnaires24, au point de susciter une razzia des ressortissants voisins centrafricains dĂšs les annĂ©es 1980, dâaprĂšs le rapport de C&K Mining.
âą Des populations locales marginalisĂ©es. Dans les tribus riveraines du gisement (Mbimou, Mvomvong, Kounabembe, etc.), Ă un millier de kilomĂštres de piste de la bureaucratie24, les rĂ©centes explosions de dynamite dans la forĂȘt ont provoquĂ© un tel Ă©moi que la citĂ© mĂ©tropolitaine Yokadouma a failli essuyer un soulĂšvement populaire. Les riverains qui ont Ă©tĂ© invitĂ©s Ă quelques palabres sommaires dans le cadre de lâimpact environnemental avaient cru, du fait des dĂ©tonations, que lâexploitation du diamant avait dĂ©marrĂ© sans quâils nâen soient avisĂ©s. Comme dâhabitude.Le site a immĂ©diatement fait lâobjet, fin aoĂ»t 2009, de mesures de
POSSIBLES, HIVER 2012 21
sĂ©curisation spĂ©ciales instaurĂ©es par le Premier ministre. Des zĂ©lateurs sont allĂ©s promettre des reprĂ©sailles aux villageois, leur rappelant que la C&K (dont les employĂ©s corĂ©ens du site ne sâexpriment ni en français, ni en anglais, langues officielles au Cameroun) procĂ©dait encore Ă des opĂ©rations de recherche. Et surtout quâelle bĂ©nĂ©ficiait de la protection des forces de lâordre, Ă©tant donnĂ© que « la forĂȘt appartient Ă lâĂtat et non aux riverains »25.
âą Un parlement maintenu dans lâignorance. Pour percer le mystĂšre - dĂ©cidĂ©ment opaque ! - du diamant que lâon se trouve Ă cacher mĂȘme au Parlement, des Ă©lus, conduits par le dĂ©putĂ© Gervais Bangaoui26, courageux riverain Mbimou, ont Ă©tĂ© mis en mission sur le site (dĂ©but juillet 2009) par le prĂ©sident de lâAssemblĂ©e nationale, Cavaye YĂ©guiĂ© Djibril. DâaprĂšs lâĂ©lu de la Boumba-et-Ngoko (que nous avons rencontrĂ© Ă YaoundĂ©), « le but de la mission fut de faire la lumiĂšre sur lâĂ©tat de lâexploration/recherche corĂ©enne, cela Ă©tant donnĂ© nombre dâactivitĂ©s jugĂ©es suspectes ».
Avec la complicitĂ© de fonctionnaires, des exportations illĂ©gales de minerais, recueillis sous le sceau du secret de la recherche, auraient Ă©tĂ© signalĂ©es â ce serait lĂ lâun des principaux moyens dâenrichissement desdits fonctionnaires. La mission parlementaire sâest butĂ©e Ă une hostilitĂ© rare de la C&K qui, Ă©voquant Ă nouveau le fameux secret de la recherche, a refusĂ© lâaccĂšs au site. Les CorĂ©ens ont dĂ» cĂ©der face Ă la dĂ©termination des parlementaires, qui ont bravĂ© la rĂ©ticence du ministre des Mines appelĂ© Ă la rescousse par tĂ©lĂ©phone.
Le prĂ©texte pour mener ces activitĂ©s secrĂštes est en bĂ©ton. DâaprĂšs le Code minier (article 42), le titulaire dâun permis de recherche est tenu dâadresser des rapports uniquement au ministre. De mĂȘme (alinĂ©a 1), « Pendant la durĂ©e de validitĂ© du permis de recherche ou, le cas Ă©chĂ©ant, du permis dâexploitation en rĂ©sultant, tout rapport (âŠ) ne peut ĂȘtre mis Ă la disposition dâune personne Ă©trangĂšre Ă lâAdministration chargĂ©e des Mines ». Et « son contenu ne peut ĂȘtre divulguĂ©, sauf dans la mesure oĂč les Ă©lĂ©ments sont nĂ©cessaires Ă la publication des informations statistiques sur la gĂ©ologie et les ressources minĂ©rales de la nation ». Or justement, on a rarement vu des donnĂ©es statistiques domestiques de ce pays, en dehors de celles des organismes internationaux.
âą Des exploitants corĂ©ens eux-mĂȘmes divisĂ©s. La C&K Mining Inc., joint-venture crĂ©Ă©e en mars 2006 â et ayant fait lâobjet dâun permis par dĂ©cret du
SECTION I : RESSOURCES & MINES22
26 avril 2006 â a engendrĂ© sa propre dissidence, rĂ©sultant manifestement dâune mise Ă lâĂ©cart de la juteuse dĂ©couverte. La Kocam Mining (Korea & Cameroon Mining) est nĂ©e, avec de nouvelles structures, en employant une partie de lâancien personnel corĂ©en de C&K Mining (Cameroon and Korea). La formation mutine poursuit la recherche, extrait et exporte lâor de Colomines dans la Kadey, la circonscription voisine de la Boumba-et-Ngoko diamantifĂšre.
Pour lâinstant, toute lâinformation sur lâactivitĂ© diamantifĂšre et aurifĂšre, artisanale ou industrielle, est dĂ©tenue en exclusivitĂ© par un certain Ntep Gweth, ingĂ©nieur et coordonnateur du Capam (Cadre dâappui Ă la promotion de lâactivitĂ© miniĂšre), principal interlocuteur des CorĂ©ens avec lesquels il a signĂ© un accord en 2006. Selon des informations crĂ©dibles, ce Cadre, qui nâemploie quâun entourage tribal et dont la proximitĂ© avec le dĂ©partement des Mines nâoffre pas plus de clartĂ©, est plutĂŽt soupçonnĂ© de complicitĂ© dans le business corĂ©en lui-mĂȘme conclu dans un partenariat dĂ©sĂ©quilibrĂ© â 80/20 (au dĂ©triment des Camerounais).
Cette rĂ©gion riche (pour combien de temps encore?) compte Ă©galement en son sein une vaste rĂ©gion aurifĂšre nâayant jamais fait lâobjet de recherches sĂ©rieuses. Elle compte dâautres exploitations miniĂšres qui, les unes et les autres, fonctionnent depuis des annĂ©es selon un schĂ©ma nĂ©buleux de non-activitĂ© officielle.
4. ConsĂ©quences environnementales : les suspects atermoiements de lâexploitation des minerais de fer et de nickel-cobaltâŠ
Un gisement de nickel-cobalt Ă Nkamouna dans le Haut-Nyong, Ă une centaine de kilomĂštres Ă vol dâoiseau du site diamantifĂšre de Mobilong, a dĂ©jĂ fait lâobjet de permis dâexploitation. Personne ne savait jusquâĂ lors quand lâexploitation effective allait dĂ©marrer. Lâaffaire est rapidement devenue un feuilleton Ă rebondissements avec des soulĂšvements sporadiques des riverains contre lâexploitante, la firme amĂ©ricaine Geovic. Pour ceux-ci, lâexploitation passe dĂ©jĂ par des sacrifices. Ă cĂŽtĂ© du nĂ©potisme dans les recrutements du personnel, le projet inquiĂšte par la teneur en uranium du sous-sol Ă proximitĂ© des habitations.
La mine dâune superficie de plusieurs hectares est situĂ©e dans une zone
POSSIBLES, HIVER 2012 23
abritant vĂ©gĂ©tation et faune. Un projet de rĂ©gĂ©nĂ©ration a Ă©tĂ© promis aprĂšs lâextraction, le procĂ©dĂ© subsĂ©quent usant de lâacide. « Rien ne semble prĂ©vu dans la pratique », dâaprĂšs lâĂ©lite qui suit le dossier. Lâextraction impose par ailleurs lâutilisation de mĂ©thodes Ă ciel ouvert. Lâexploitation de chaque puits, de 400m de long et 150m de large, durera 180 jours. Environ 30 hectares de forĂȘt seront perturbĂ©s chaque annĂ©e pour une production de 7 000 tonnes sĂšches de minerai par jour alors quâen contrepartie la rĂ©gion nâen obtiendra aucun avantage probant.
Pour dĂ©montrer le peu dâintĂ©rĂȘt du sujet, de hauts responsables du MinistĂšre interrogĂ©s Ă cet effet prĂ©fĂšrent Ă©voquer la mauvaise conjoncture des minerais sur le marchĂ© international. Les rĂ©serves prouvĂ©es de cobalt permettraient pourtant dâassurer le fonctionnement des industries pendant 172 ans. La firme amĂ©ricaine Geovic dĂ©tient un permis sur un potentiel de 52,7 millions de tonnes de cobalt, nickel et manganĂšse, exploitables pendant 25 ans sur un massif minĂ©ralisĂ© de 300 km2. LâentrĂ©e en exploitation de la mine Ă©tait initialement envisagĂ©e Ă lâĂ©chĂ©ance 2009.
Et dĂ©jĂ , alors que la firme prend pour prĂ©texte la crise financiĂšre â intervenue longtemps aprĂšs - pour retarder le lancement officiel de ses activitĂ©s, les riverains lâaccusent dâexporter illĂ©galement des cargaisons de minerais pendant les atermoiements... avec la complicitĂ© du ministĂšre. La firme avait annoncĂ© son installation dĂ©finitive en janvier 2010 « sous rĂ©serve de lâamĂ©lioration de sa situation financiĂšre ». La sociĂ©tĂ© sâenorgueillit toutefois « dâimportantes rĂ©alisations sociales »: don dâune petite ambulance et de mĂ©dicaments dans le village ; pĂ©piniĂšre de banane-plantain et minuscule Ă©levage dâaulacaudes; construction de deux salles de classes rudimentaires et prise en charge dâun instituteur Ă lâĂ©cole dâun village.
Le gisement de fer de Mbalam, plus rĂ©cent dans la forĂȘt, nâĂ©chappe pas Ă cette typologie de lâopacitĂ©. La firme australienne Sundance Resources Limited, Ă travers sa filiale Cameroon Iron S.A. (voisine de Geovic), a pu dĂ©terminer la quantitĂ© et la teneur du gisement de fer suite Ă un accord signĂ© en 2006 avec le gouvernement. Le potentiel prouvĂ© en juin 2010 est de 175 millions de tonnes de minerais riches (environ 70% de fer) et 2,2 milliards de tonnes de minerais moyens (40% de fer).
La firme, qui a aussi excipĂ© de la crise financiĂšre pour geler ses activitĂ©s, avait promis 600 millions de francs Cfa (plus dâun million de dollars CAD) en vue de la construction dâun tronçon en terre de 73 km menant au site
SECTION I : RESSOURCES & MINES24
dâexploitation, avec une dizaine de pontons. Cette route Ă©tait censĂ©e entrer en activitĂ© au cours de lâannĂ©e 2007 pour permettre Ă la firme australienne de transporter sur le terrain des Ă©quipements de forage. Pour lâinstant, les travaux subsĂ©quents nâont pas dĂ©butĂ©.
Conclusion
Bien que brouillĂ©s par une mafia de fonctionnaires autour de stratĂ©gies de prĂ©bendiers, mais aussi par « lâensauvagement » administratif, le flou artistique gĂ©nĂ©ral et le mĂ©pris de lâenvironnement local, les diamants camerounais pourraient constituer, Ă eux seuls, lâĂ©lĂ©ment indispensable Ă lâessor de lâindustrie miniĂšre. Mais on sait dĂ©jĂ quâil est impossible de tirer une rationalitĂ© Ă©conomique du redoutable embrouillamini bureaucratique et politique qui accompagne le processus dâexploitation, du moins en lâĂ©tat actuel du systĂšme.
Il en est dâailleurs de mĂȘme de la transparence dans la gestion des revenus dâune exploitation effective desdites ressources.
Câest sans doute ici le lieu dâĂ©voquer lâespoir passĂ© quasi-inaperçu de la rĂ©forme de Wall Street, dite « Dodd-Frank », adoptĂ©e le 15 juillet 2010 par le SĂ©nat amĂ©ricain. Pour la premiĂšre fois, les entreprises du secteur extractif cotĂ©es Ă Wall Street sont appelĂ©es Ă dĂ©clarer les versements quâelles effectuent au gouvernement de chaque pays dans lequel elles opĂšrent. DorĂ©navant, les riverains organisĂ©s pourront peut-ĂȘtre demander des comptes au gouvernement quant Ă lâutilisation des revenus issus des mines.
Il faudrait pouvoir rĂ©aliser lâextension dâune telle mesure qui est une victoire importante de la campagne internationale « Publiez ce que vous payez », soutenue Ă travers le monde par plus de 600 associations qui plaident depuis 2002 en faveur de la transparence dans le domaine extractif. Les citoyens disposeraient dâun outil essentiel pour contrĂŽler le niveau des recettes publiques et veiller Ă leur affectation en faveur du dĂ©veloppement Ă©conomique, agricole et des services essentiels, Ă©tant donnĂ© que 80% des grosses entreprises opĂ©rant dans le secteur minier sont cotĂ©es Ă la bourse amĂ©ricaine27.
On nâen est pas lĂ au Cameroun, pour lâinstant. On en est encore aux tours de passe-passe. Et ce nâest pas une mince affaire !« Tous, on le sait, renchĂ©rit Achille MbembĂ©. Et tous, nous sommes
POSSIBLES, HIVER 2012 25
impuissants Ă y remĂ©dier. Le Cameroun de 2010 ressemble aux Ă©curies dâAugias - en attente dâun nettoyage radical et dâune rupture nette et sans concession. Car, tant que ce rĂ©gime de la licence absolue et de la dĂ©bauche permanente dĂ©terminera notre destin, il nây aura rien Ă attendre de lâavenir »28.
Jean Marc Soboth est journaliste, ancien membre du Comité Exécutif de la Fédération Internationale des Journalistes (FIJ), ancien membre du Comité Directeur de la Fédération des Journalistes Africains (FAJ), Président-Fondateur du Syndicat National des Journalistes du Cameroun (SNJC).
Notes1 Colonel Jean Charbonneau, On se bat sous lâĂquateur... La ConquĂȘte des Colonies allemandes dâAfrique et les ProblĂšmes quâelle pose, Lavauzelle et Paris, 1933, p. 16.2 Ibid.3 LâUFA est le parchemin administratif qui confĂšre une certaine propriĂ©tĂ© de la forĂȘt aux pilleurs mais qui, contrairement Ă lâapparence nâinduit aucun amĂ©nagement subsĂ©quent de lâespace.4 Les Baka sont les PremiĂšres Nations, câest-Ă -dire premiers habitants de la forĂȘt africaine, PremiĂšres Nations dâaprĂšs une nomenclature terminologique empruntĂ©e Ă lâAmĂ©rique du Nord.5 F. Etoga Eily, Sur les chemins du dĂ©veloppement : essai dâhistoire des faits Ă©conomiques du Cameroun, Cepmae YaoundĂ©, 1971, p. 326.6 Officiellement indĂ©pendante de sa tutelle française depuis le 1er janvier 1960, la « RĂ©publique du Cameroun » sâest rĂ©unifiĂ©e Ă la partie sud du territoire sous administration britannique (Southern Cameroons) en septembre 1961 suite Ă un rĂ©fĂ©rendum organisĂ© le 11 fĂ©vrier 1961 par lâOrganisation des Nations Unies (Onu). Le pays est dirigĂ© depuis le 06 novembre 1982 par M. Paul Biya, deuxiĂšme prĂ©sident depuis lâindĂ©pendance; il est « poulain » de la France et ancien Premier ministre de son prĂ©dĂ©cesseur Ahmadou Ahidjo.âą SituĂ© au centre de lâAfrique dans le golfe de GuinĂ©e, juste en dessous de lâĂ©quateur, le Cameroun dont il sâagit ici du systĂšme a pour capitale politique YaoundĂ©, ville fondĂ©e Ă lâorigine par lâadministration allemande pour la douceur de son climat. Câest un Etat de dix provinces dĂ©concentrĂ©es, dotĂ© dâune population de 19,4 millions dâhabitants, Ă©tablis sur une superficie de 475 442 km2 â contre 750 000 et plus sous le protectorat allemand. Soumis Ă un rĂ©gime prĂ©sidentialiste de type africain, lâancien protectorat de Berlin a adoptĂ© comme langues officielles lâanglais et le français, qui coiffent plus de 200 ethnies indigĂšnes...7 Audrey Nang Obame et Julien Nkolo Reteno, Le franc Cfa, entre arnaque
SECTION I : RESSOURCES & MINES26
et imposture !, Attac Gabon, mai, 2010. Une excellente dĂ©monstration quâ « Aujourdâhui, le maintien du franc Cfa est une servitude acceptĂ©e » par les leaders des ex colonies françaises.8 La cĂŽte camerounaise a subi les affres de la traite nĂ©griĂšre transatlantique ; F. Etoga Eily en restitue une idĂ©e dans son ouvrage citĂ© supra.9 Le terme est dâAchille MbembĂ© (in Africultures, newsletter de lâUnesco, 29.06.2919). M. Mbembe est un universitaire camerounais respectĂ©, qui a notamment enseignĂ© Ă lâuniversitĂ© Columbia de New-York et qui est actuellement membre de lâĂ©quipe du Wits Institute for Social & Economic Research (WISER) de lâUniversitĂ© du Witerwatersand de Johannesburg en Afrique du Sud.10 Shim Jae-yun, « Geologist discovers diamond deposits », Korea Times, 18 mars 2008.11 Edition citee supra â 18 mars 2008.12 Andrew E. Kramer, « Russia Stockpiles Diamond, awaiting the Return of Demand », New-York Times, May 11, 2009/Reuters, 25 juin 2009.13 Les activitĂ©s consulaires ont alors Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©es Ă Abuja au Nigeria.14 DâaprĂšs lâagence chinoise Xinhua News Agency dans une dĂ©pĂȘche datĂ©e du 26 novembre 1996.15 La dĂ©pendance du rĂ©gime est Ă un point tel que pour choisir un sĂ©lectionneur national pour lâĂ©quipe nationale de football du Cameroun engagĂ©e Ă la coupe du Monde 2010 en Afrique du Sud, M. Paul Biya sâen est rĂ©fĂ©rĂ© au chef du gouvernement français François Fillon dâaprĂšs LâInternationalmagazine.com du 7 septembre 2009.16 Agence France Presse. Le Ministre des Affaire Ă©trangĂšres de CorĂ©e du Sud a annoncĂ©, le vendredi 17, la signature, la veille, par le gouvernement camerounais dâun permis dâexploitation des mines de diamants de Yokadouma.17 âIn many respects, Cameroon is a classic fragile state. On all measures, its institutions are weakâŠâ in Cameroon: Fragile State? International Crisis Group (ICG), Africa Report num 160 â 25 Mai 2010.18 Achille Mbembe, analysant la dĂ©bĂącle de lâĂ©quipe nationale du Cameroun Ă la FIFA World Cup 2010 sud-africaine, in Le Messager quotidien du 22 juin 2010.19 La philosophie de la Loi numĂ©ro 001-2001 du 16 Avril 2001 portant code minier a consistĂ©, sous la fĂ©rule des instituons de Bretton-Woods, Ă mettre sur pied une politique visant Ă attirer des investissements pour la recherche/exploration dans le domaine minier national; dans la pratique, le code ne favorise que des bradages et nâa pas attirĂ© de fonds du fait dâun marketing mĂ©diocre.20 En 1997 et 1998, le Cameroun est arrivĂ© en tĂȘte des pays les plus corrompus du Monde de lâIndice de Perception de la Corruption (IPC) de lâONG Transparency International.21 Sources : entretiens. DâaprĂšs des cadres des Mines, la stratĂ©gie dâappel Ă
POSSIBLES, HIVER 2012 27
prĂ©bendes consiste pour les fonctionnaires chargĂ©s de certains dossiers dĂ©licats Ă compliquer le traitement administratif desdits dossiers, provoquant notamment des retards incomprĂ©hensibles pour faire comprendre aux interlocuteurs quâil faille « mettre la main dans la poche ».22 Achille Mbembe, analysant la dĂ©bĂącle de lâĂ©quipe nationale du Cameroun Ă la FIFA World Cup 2010 sud-africaine, in Le Messager quotidien du 22 juin 2010.23 Source: entretiens.24 Depuis la dĂ©couverte du gisement camerounais, seule une minoritĂ© de personnes proches du Ministre des Mines, gravitant trĂšs souvent en marge de la hiĂ©rarchie interne visĂ©e du DĂ©partement des Mines, a accĂšs aux documents sur le gisement. Telle est en fait la stratĂ©gie qui permet au Ministre de rĂ©duire les moyens de contempteurs dĂ©clarĂ©s..25 In « Yokadouma Diamond Project in Cameroon », C&K Mining Inc., 2008, Document de base explicatif du projet adressĂ© par lâexploitant au Gouvernement camerounais.26 OĂč nous nous sommes rendus par le moyen de transport le plus couru du coin : le porte-bagage de motos chinoises.27 Câest une vieille rengaine des autoritĂ©s administratives lorsquâelles sont souvent appelĂ©es Ă trancher les rares diffĂ©rends fonciers qui naissent entre les exploitants et les populations. Elle ponctue souvent un discours complexe et inintelligible sur les lois et rĂšglements rĂ©gissant la gestion de la forĂȘt, discours nâayant quâune perspective mystificatrice.28 Entretien avec le dĂ©putĂ© Gervais Bangaoui Batandjomo et avec lâĂ©lite Mbimou.29 Le CCFD-Terre Solidaire, le Secours catholique, Oxfam France et la plateforme française « Publiez ce que vous payez » ont saluĂ© le 19 juillet 2010 « une Ă©tape dĂ©cisive vers la transparence du secteur extractif et une victoire de la sociĂ©tĂ© civile amĂ©ricaine ». La loi amĂ©ricaine a par cet acte repris lâesprit du projet de loi « Energy Security through Transparency Act » (S. 1700) dĂ©posĂ© par un groupe bipartisan de sĂ©nateurs dirigĂ©s par le DĂ©mocrate Benjamin Cardin et le RĂ©publicain Richard Lugar au dĂ©but de lâannĂ©e. Le sĂ©nateur dĂ©mocrate Patrick Leahy a proposĂ© un amendement Ă la loi de rĂ©forme de Wall Street, qui a donc reçu un soutien dĂ©cisif, notamment, des dĂ©mocrates Christopher Dodd et Barney Frank qui menaient les nĂ©gociations. 30 Ibid, 17.
28
RESOURCES & MINES
Investissements agricoles Ă©trangers et enjeux fonciers en Afrique Subsaharienne
Par Pascal ValliĂšres
Depuis 2008, lâannonce dâacquisitions de vastes terres agricoles africaines par des capitaux Ă©trangers a retenu lâattention de
nombreux mĂ©dias internationaux (Le Monde, 2009; La Presse, 2009; Business Week, 2009; The Financial Times, 2009; Jeune Afrique, 2010). Connu sous lâexpression anglaise « land grab », ce phĂ©nomĂšne est venu rĂ©veiller le spectre dâune recolonisation de lâAfrique, rappelant la premiĂšre ruĂ©e quâavait connue le continent au XIXe siĂšcle.
Toutefois, les ex-puissances coloniales europĂ©ennes se voient maintenant concurrencĂ©es par les pays Ă©mergents tels que la Chine, la CorĂ©e du Sud et lâInde, de mĂȘme que par les monarchies pĂ©troliĂšres du Golfe Persique, dĂ©montrant une fois de plus lâattrait que suscitent les ressources naturelles du continent africain. On observe un nouvel Ă©lĂ©ment Ă ce problĂšme : on nâacquiert plus seulement des concessions miniĂšres ou forestiĂšres, tel que par le passĂ©, mais bien des terres agricoles permettant de produire des cultures cĂ©rĂ©aliĂšres et/ou des agrocarburants, dans la plupart des cas destinĂ©es Ă lâexportation.
La question qui nous préoccupe maintenant consiste à savoir comment les pays africains peuvent répondre à cette demande étrangÚre sans compromettre les droits fonciers des communautés locales et leur sécurité alimentaire (UA/FAO/BAD, 2009: 26-27).
Cet article vise Ă expliquer ce phĂ©nomĂšne, en prĂ©sentant tout dâabord quelques-uns des cas emblĂ©matiques rapportĂ©s par la presse et les rapports
POSSIBLES, HIVER 2012 29
qui ont Ă©tudiĂ© cette question. Nous chercherons ensuite Ă prĂ©senter les causes conjoncturelles de ce phĂ©nomĂšne Ă lâĂ©chelle globale et leurs implications au niveau local. Nous analyserons ainsi les perspectives des diffĂ©rents acteurs sociaux, tels les communautĂ©s locales, les ONG, les Ătats africains et les investisseurs Ă©trangers. Nous verrons finalement quels sont les enjeux fonciers soulevĂ©s par ces modĂšles dâinvestissement et quels sont les dĂ©fis auxquels font face les gouvernements africains afin de sĂ©curiser les droits fonciers des communautĂ©s locales.
Quelques cas emblématiques
Les cas prĂ©sentĂ©s ici illustrent la diversitĂ© des situations rencontrĂ©es tout en mettant en Ă©vidence la tendance qui sâinstalle. Commençons tout dâabord par le cas du Soudan. En 2009, Jarch Capital, une compagnie dâinvestissement amĂ©ricaine enregistrĂ©e dans le paradis fiscal des Ăles Vierges, a pu y nĂ©gocier un bail sur une terre de 400000 ha. Cette opĂ©ration a Ă©tĂ© rendue possible par lâacquisition de 70% des parts de la compagnie sud-soudanaise LEAC for Agriculture and Investment Co Ltd. Celle-ci est dirigĂ©e par le fils de Paulino Matip, commandant de lâArmĂ©e populaire de libĂ©ration du Soudan (SPLA) qui a longtemps combattu le gouvernement central de Khartoum avant de prendre le contrĂŽle du sud du pays. Refusant de rĂ©vĂ©ler les termes du contrat, lâacquĂ©reur a tout simplement rĂ©pondu aux journalistes trop curieux : « You have to go to the guns: this is Africa » (Blas et Wallis, 2009; Silver-Greenberg, 2009).
Au Mozambique, le gouvernement de lâĂźle Maurice a, par lâintermĂ©diaire du ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres, obtenu un bail Ă long terme pour 20 000 ha de terres agricoles. DĂšs la conclusion de lâentente, en aoĂ»t 2009, le ministĂšre mauricien de lâagro-industrie sâest empressĂ© de sous-louer la terre Ă deux grandes entreprises. La premiĂšre, Vitagrain de Singapour, qui est sous contrĂŽle de la sociĂ©tĂ© de capital de risque Intrasia Capital, doit cultiver du riz hybride destinĂ© au marchĂ© africain. La deuxiĂšme, Nin Group du Swaziland, est spĂ©cialisĂ©e dans lâĂ©levage du bĂ©tail et la culture des agrocarburants (GRAIN, 2009a; Vitagrain, 2009).
En ce qui concerne le Mali, 100 000 ha de lâOffice du Niger ont Ă©tĂ© octroyĂ©s Ă Libya Africa Investment Portfolio, un fonds souverain du gouvernement libyen, par lâintermĂ©diaire de sa filiale locale Malibya. Ces superficies seront vouĂ©es Ă la production Ă grande Ă©chelle et mĂ©canisĂ©e de riz hybride, destinĂ© principalement Ă lâexportation. La Coordination nationale des organisations paysannes (CNOP) et la section locale de Via
SECTION I : RESSOURCES & MINES30
Campesina prĂ©voient des effets nĂ©gatifs sur les communautĂ©s locales du cercle de Macina. Ces organisations soulignent que les besoins dâirrigation du projet entreront en compĂ©tition avec ceux des paysans et que ceux-ci risquent dâĂȘtre expulsĂ©s de leurs terres. Des craintes sont Ă©galement exprimĂ©es selon lesquelles lâintroduction de semences hybrides pourrait menacer la diversitĂ© des semences de riz locales (Clavreul, 2009; Coulibaly et Monjane, 2009; KonĂ©, 2009).
Du cĂŽtĂ© de la Tanzanie, le gouvernement a allouĂ© Ă la compagnie britannique Sunbiofuels 8 000 ha afin dây produire des agrocarburants dans le cadre dâun projet qui doit Ă terme sâĂ©tendre sur une superficie de 40 000 ha. Sur le site Internet de la compagnie, on apprend que ces terres, soi-disant dĂ©gradĂ©es, sont situĂ©es Ă 70 km au nord-ouest de la capitale, « an ideal location », et quâun bail de 99 ans a pu permettre de sĂ©curiser lâinvestissement. La compagnie tient Ă nous assurer quâaucune culture vivriĂšre, ni bĂątiment communautaire nâont Ă©tĂ© dĂ©placĂ©s et quâaucune communautĂ© nâa dĂ» ĂȘtre expropriĂ©e (Sunbiofuels, 2009). Des informations contradictoires indiquent toutefois que des agriculteurs auraient Ă©tĂ© Ă©vincĂ©s aprĂšs avoir reçu une maigre compensation. Ă lâheure actuelle, 11 millions dâhectares, prĂšs dâun huitiĂšme du pays, auraient dĂ©jĂ Ă©tĂ© allouĂ©s Ă des compagnies internationales afin dây produire des agrocarburants destinĂ©s Ă lâexportation (Debailleul, 2009).
Le Ghana a Ă©galement misĂ© sur les agrocarburants, ouvrant ses portes Ă des investisseurs israĂ©liens (100 000 ha), indiens (50 000 ha), italiens (10 000 ha), norvĂ©giens (10 000 ha), brĂ©siliens, chinois, hollandais et allemands, tous attirĂ©s par la possibilitĂ© dây cultiver du jatropha Ă des coĂ»ts trĂšs compĂ©titifs. Dans la majoritĂ© des cas, les terres sont allouĂ©es par le Ghana Investment Promotion Council. Toutefois, un vif dĂ©bat a Ă©tĂ© soulevĂ© par les ONG locales, accusant la firme-conseil Rural Consult, spĂ©cialisĂ©e dans les agrocarburants, de favoriser lâaccaparement des terres du pays par des compagnies Ă©trangĂšres (Dogbevi, 2009).
Le rĂ©cent rapport de Cotula, Vermeulen, Leonard et Keeley (2009), intitulĂ© Land grab or development opportunity? Agricultural investment and international land deal in Africa, dresse un portrait de la situation actuelle en analysant de plus prĂšs les cas de lâĂthiopie, du Mali, du Soudan, de Madagascar, du Ghana, du Mozambique et de la Tanzanie. Nous nous rĂ©fĂ©rerons Ă ce rapport tout au long de ce travail, car il rassemble des informations tant qualitatives que quantitatives, permettant dâobtenir un
POSSIBLES, HIVER 2012 31
portrait plus clair de la tendance qui se dessine sur le continent.
MalgrĂ© la difficultĂ© dâobtenir des donnĂ©es Ă jour et complĂštes, lâanalyse quantitative des inventaires nationaux de cinq pays1 fait Ă©tat dâattributions de lâordre de 2,5 millions dâhectares durant la pĂ©riode de 2004 Ă 2009 et ce, en excluant les allocations de moins de 1 000 ha. Le Madagascar et lâĂthiopie enregistrent les allocations de terres les plus importantes, soit plus de 800 000 ha et 600 000 ha chacun. Ces chiffres correspondent respectivement Ă 2,29% et 1,39% des terres propres Ă lâagriculture pluviale dans ces deux pays. Ce sont toutefois le Soudan et le Mali qui ont connu les plus importants investissements Ă©trangers, totalisant prĂšs de 440 millions $US pour le premier et prĂšs de 292 millions $US pour le deuxiĂšme (Cotula et al, 2009 : 41-42). DâaprĂšs les auteurs du rapport, ces donnĂ©es doivent toutefois ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme conservatrices puisquâelles nâincluent pas les demandes dâattribution en cours.
Causes conjoncturelles
DiffĂ©rents facteurs permettent de mieux expliquer cet engouement pour les terres agricoles africaines. La hausse des cours du pĂ©trole en 2007 et les sĂ©cheresses quâont connues lâEurope de lâEst et lâAustralie sont les Ă©lĂ©ments auxquels on attribue le plus souvent la crise alimentaire mondiale de 2007-2008. Toutefois, il ne faudrait pas oublier lâeffet combinĂ© des spĂ©culations sur les produits agricoles ainsi que lâaccaparement des terres pour la culture dâagrocarburants. En synergie avec la crise alimentaire, la crise financiĂšre est venue exacerber la demande pour les « investissements alternatifs », tels les infrastructures ou les terres agricoles. Ces derniĂšres constituent un placement stratĂ©gique puisque leur valeur ne suit pas les variations des autres actifs comme lâor ou les devises (GRAIN, 2009: 2). Tout rĂ©cemment, Michel Juvet, membre de la direction de la banque Bordier Ă GenĂšve, recommandait « lâAfrique aux investisseurs patients », affirmant quâil sâagissait du nouveau marchĂ© Ă©mergent (Le Temps, 2010).
Ainsi, avec la libĂ©ralisation Ă©conomique, la globalisation du transport et des communications et lâaugmentation de la demande alimentaire et Ă©nergĂ©tique mondiale, de nombreux acteurs Ă©conomiques, tels que les compagnies internationales dâagrobusiness, les banques dâinvestissement, les fonds alternatifs, les fonds souverains (sovereign wealth funds), les
1Les analyses quantitatives contenues dans ce rapport portent sur lâĂthiopie, le Mali, le Soudan, Madagascar et le Ghana.
SECTION I : RESSOURCES & MINES32
nĂ©gociants en matiĂšres premiĂšres, les fonds de pension, les fondations et autres investisseurs privĂ©s se sont tournĂ©s vers les terres agricoles des pays africains. Les destinations phares de ces investissements sont aujourdâhui majoritairement des pays cĂŽtiers comme le Kenya, la Tanzanie, le Mozambique, le Madagascar, lâAngola, la RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo, le Cameroun, le NigĂ©ria, le Ghana, la Sierra Leone et le SĂ©nĂ©gal, mais aussi des pays enclavĂ©s tels le Malawi, la Zambie, le Zimbabwe, lâOuganda, le Mali et lâĂthiopie (ChĂątel, 2010; Cotula et al., 2009: 25; GRAIN, 2007a; Ho, 2010).
Le puissant lobby qui se met en place aujourdâhui cherche Ă obtenir des conditions favorables pour faciliter et protĂ©ger les investissements agricoles des grandes entreprises. Pour ces personnes, lâobjectifs est « [âŠ] de se dĂ©barrasser de ces lois fonciĂšres gĂȘnantes qui ferment les possibilitĂ©s de propriĂ©tĂ© aux Ă©trangers, dâannuler les restrictions sur les exportations alimentaires en vigueur dans les pays hĂŽtes et de contourner toutes les rĂ©glementations concernant les organismes gĂ©nĂ©tiquement modifiĂ©s » (GRAIN, 2009: 3). Pour ce faire, les investisseurs ont pu bĂ©nĂ©ficier de lâimplication de la SociĂ©tĂ© financiĂšre internationale et du Foreign Investment Advisory Service, organisations membres du Groupe de la Banque Mondiale, qui fournissent une assistance technique et des services-conseils aux gouvernements des pays les moins avancĂ©s et des pays en dĂ©veloppement. ChargĂ©es des opĂ©rations avec le secteur privĂ©, ces organisations ont contribuĂ© Ă implanter dans ces pays des politiques et des procĂ©dures permettant dâacquĂ©rir et de sĂ©curiser les droits fonciers des investisseurs, allant jusquâĂ participer Ă la rĂ©Ă©criture des lois rĂ©gissant lâinvestissement (Daniel et Mittal, 2010: 13-20).
Question de prix et de conditions
Les gouvernements africains, dont plusieurs sont bĂ©nĂ©ficiaires de lâaide alimentaire internationale, acceptent de concĂ©der une partie de leur souverainetĂ© territoriale pour des intĂ©rĂȘts Ă©conomiques. Comme lâexprimait encore une fois Michel Juvet avec sa logique comptable, « le fait de donner Ă un pays Ă©tranger une partie de son propre territoire nâest pas nĂ©cessairement nĂ©faste. Câest surtout une question de prix et de conditions » (Le Temps, 2010). Regardons donc de plus prĂšs les prix et les conditions qui sâappliquent dans ces attributions de terres arables.
Les gouvernements hĂŽtes ont tendance Ă jouer un rĂŽle clĂ© dans lâaffectation des baux fonciers, notamment parce quâils possĂšdent formellement
POSSIBLES, HIVER 2012 33
lâentiĂšretĂ© ou la majeure partie des terres dans de nombreux pays africains. Les baux emphytĂ©otiques, plus que les achats, constituent la norme et leur durĂ©e oscille entre 50 (contrats renouvelables dans les cas observĂ©s au Mali, en Ăthiopie et au Mozambique) et 99 ans, comme cela est pratiquĂ© en Tanzanie. Les gouvernements africains tendent Ă charger aux investisseurs Ă©trangers des coĂ»ts de location excessivement bas ou Ă des taux nominaux. Les investisseurs peuvent Ă©galement se voir accorder une exemption de taxe fonciĂšre pour une pĂ©riode donnĂ©e, correspondant Ă des Ă©conomies de plusieurs millions de dollars. Les rĂ©percussions Ă©conomiques de ces investissements sont perçues comme Ă©tant les principaux bĂ©nĂ©fices (Cotula et al., 2009: 76-79).
De plus, soulignons que les gouvernements de certains pays africains ont Ă©laborĂ© des processus administratifs visant Ă faciliter les investissements Ă©trangers. Par exemple, au Mali, au Mozambique et au Ghana, des agences nationales pour la promotion des investissements ont Ă©tĂ© mises en place afin de faciliter lâacquisition des permis et des autorisations nĂ©cessaires. Des banques de terres sont Ă©galement constituĂ©es, comme celle de la Tanzaniaâs investment promotion agency, qui a identifiĂ© 2,5 millions dâhectares de terres disponibles pour des projets dâinvestissement (Cotula et al., 2009: 67).
Les rĂ©sultats pour lâĂthiopie, le Ghana, le Mali et Madagascar indiquent que les terres sont le plus souvent allouĂ©es Ă des compagnies privĂ©es plutĂŽt quâĂ des entitĂ©s Ă©tatiques, mĂȘme si la diplomatie intergouvernementale facilite les accords (Cotula et al., 2009 : 47). Les rĂ©flexions de Coquery-Vidrovitch, concernant lâĂ©poque des grandes compagnies concessionnaires en Afrique Ăquatoriale Française, pourraient sâappliquer Ă la situation actuelle. Elle soutient quâun Ătat qui recourt Ă lâinitiative privĂ©e pour mettre en valeur ses ressources, Ă©vitant ainsi de faire lui-mĂȘme les investissements nĂ©cessaires au dĂ©veloppement du pays, se soustrait Ă ses obligations. Cette orientation constitue en quelque sorte une « dĂ©mission de lâĂtat » (Coquery-Vidrovitch, 2001: 25).
Les raisons les plus souvent Ă©voquĂ©es par les pays hĂŽtes sont la stimulation de lâĂ©conomie locale, la crĂ©ation dâemplois, le dĂ©veloppement des infrastructures, lâintroduction de nouvelles technologies, lâaccĂšs Ă de nouveaux marchĂ©s et lâamĂ©lioration de la compĂ©titivitĂ©. Toutefois, il ne faudrait pas oublier les effets pervers de ces investissements, tels que la dĂ©gradation environnementale, la croissance des inĂ©galitĂ©s socio-
SECTION I : RESSOURCES & MINES34
Ă©conomiques et le manque dâintĂ©gration de ces projets dans lâĂ©conomie locale (Ward, 2008: 1), autant dâĂ©lĂ©ments sur lesquels nous reviendrons plus en dĂ©tail.
Des terres vraiment vacantes?
Des donnĂ©es issues de lâimagerie satellitaire datant de 1995-1996 indiquent quâil y aurait environ 800 millions dâhectares de terres cultivables sur le continent africain, dont prĂšs de 200 millions dĂ©jĂ utilisĂ©es (Fisher et al., 2002). Toutefois, ces chiffres semblent sous-estimer lâusage actuel des terres africaines en ne tenant pas compte de la rotation des cultures et des terres en jachĂšre. En Ă©tablissant un ratio dâune parcelle en culture pour cinq parcelles en jachĂšre, le total dĂ©passe largement celui des rĂ©serves annoncĂ©es (Cotula et al, 2008: 20). MalgrĂ© tout, les gouvernements africains entretiennent le mythe de lâabondance des terres cultivables afin dâattirer lâattention des investisseurs intĂ©ressĂ©s Ă profiter de la croissance de la demande mondiale en nourriture et en carburant et des pays Ă©trangers soucieux de sĂ©curiser leur approvisionnement alimentaire et Ă©nergĂ©tique.
Des termes tels « terres vacantes », « terres neuves », « terres inoccupĂ©es » et « terres incultes » sont utilisĂ©s afin de justifier les gĂ©nĂ©reuses allocations faites Ă des investisseurs, exprimant de la part des Ătats hĂŽtes une perspective axĂ©e sur la productivitĂ© et la rentabilitĂ©. Toutefois, dans la majeure partie des cas, les terres ainsi dĂ©crites sont cultivĂ©es et habitĂ©es par des populations locales qui nâen dĂ©tiennent pas les titres de propriĂ©tĂ©. Lorsque ces terres sont visĂ©es par des investissements, elles risquent dâĂȘtre Ă©ventuellement rĂ©clamĂ©es par des paysans, des Ă©leveurs ou des chasseurs, sur la base dâun usage prĂ©sent, saisonnier ou futur, crĂ©ant ainsi des situations conflictuelles (Cotula et al., 2009; Daniel et Mittal, 2010).
Mais les Ătats hĂŽtes et les investisseurs (quâils soient corporatifs ou gouvernementaux) disposent dâune panoplie dâoutils lĂ©gaux, financiers et politiques auxquels les paysans pauvres nâont pas ou peu accĂšs (GRAIN, 2009). Ces derniers apprennent bien souvent trop tard que la terre de laquelle ils tiraient leur subsistance appartient dĂ©sormais Ă ces nouveaux venus. Lâaccaparement de terres agricoles africaines est tel quâil peut reprĂ©senter une menace directe Ă lâagriculture vivriĂšre traditionnellement pratiquĂ©e par les paysans africains et, par le fait mĂȘme, Ă leur mode de vie et Ă leur subsistance : « land allocations on the scale documented in this study do have the potential to result in loss of land for large numbers of people. As much of the rural population in Africa crucially depend on
POSSIBLES, HIVER 2012 35
land for their livelihoods and food security, loss of land is likely to have major negative impacts on local people » (Cotula et al., 2009: 90).
Le cas de lâĂthiopie, par exemple, est symptomatique du fait quâune importante partie des terres attribuĂ©es par le gouvernement se concentre dans les zones les plus favorables Ă lâagriculture et/ou les plus prĂšs des marchĂ©s. Selon Nyikaw Ochalla, directeur de lâOrganisation pour la survie des Anuak, le gouvernement Ă©thiopien « trompe toutes ces entreprises Ă©trangĂšres en prĂ©tendant que les vastes terres fertiles qui leur sont louĂ©es ne sont que des « terres Ă lâabandon » et que les transactions nâont donc aucun impact socio-Ă©conomique ni environnemental sur la vie et les moyens de subsistance des populations indigĂšnes de la rĂ©gion » (Ochalla, 2010). Rappelons que cette nouvelle pression sur les terres agricoles sâajoute Ă la forte densitĂ© dĂ©mographique, qui est de 1 000 habitants par km2 de terre cultivable, faisant de lâĂthiopie la montagne la plus peuplĂ©e du monde (Gascon, 1995 : 365). Les populations Ă©thiopiennes, qui ont connu depuis 1958 des dĂ©placements forcĂ©s Ă rĂ©pĂ©tition et des dĂ©portations vers les basses terres infestĂ©es de moustiques et de mouches tsĂ©-tsĂ©, risquent encore une fois de se voir privĂ©es des terres les plus productives (Lacey, 2004).
Lâun des importants problĂšmes Ă cet Ă©gard tient au fait que les gouvernements hĂŽtes, dĂ©tenant un monopole foncier, peuvent contractuellement sâengager Ă fournir des terres avant mĂȘme de consulter leurs utilisateurs locaux: « Evidence of pre-existing land use and claims in areas allocated to investors was [âŠ] provided by the qualitative studies in Tanzania and Mozambique » (Cotula et al, 2009; Nhantumbo et Salomao, 2010; Sulle et Nelson, 2009).
Lorsque des lĂ©gislations ou des politiques existent afin de garantir la consultation des communautĂ©s Ă travers le processus de transfert des terres, comme câest le cas au Ghana et au Mozambique, lâimplantation de ces politiques demeure incomplĂšte, les conditions de partage des bĂ©nĂ©fices avec les communautĂ©s restent vagues et les femmes et les minoritĂ©s continuent dâĂȘtre exclues des dĂ©cisions. « Les concertations se font entre parties aux pouvoirs de nĂ©gociation totalement asymĂ©triques », souligne Michael Taylor de la Coalition internationale pour lâaccĂšs Ă la terre (Cirad, 2009). Dans certains cas, comme en Tanzanie, les paysans Ă©vacuĂ©s des terres nationales (considĂ©rĂ©es comme « general land », par opposition à « village land ») ne sont Ă©ligibles Ă aucune compensation (Cotula et al.,
SECTION I : RESSOURCES & MINES36
2009 : 71-73). En outre, le manque de transparence et de contrepoids dans les nĂ©gociations contractuelles favorise la corruption et tend Ă restituer les bĂ©nĂ©fices aux riches et aux puissants. Il apparaĂźt clairement que les prioritĂ©s Ă©conomiques nationales font en sorte que les intĂ©rĂȘts des investisseurs priment sur les droits des populations locales.
Agrocarburants et menaces à la sécurité alimentaire
Dans le domaine Ă©nergĂ©tique, lâacquisition de terres cultivables sur le continent africain demeure stratĂ©gique dans la mesure oĂč la production dâagrocarburants est encouragĂ©e par les politiques dâapprovisionnement europĂ©enne et Ă©tats-unienne. La perspective de vente de crĂ©dits-carbone constitue un autre incitatif Ă©conomique. Toutefois, ces intĂ©rĂȘts entrent directement en conflit avec les objectifs de sĂ©curitĂ© alimentaire des pays hĂŽtes, lesquels voient leur biodiversitĂ© menacĂ©e et leurs forĂȘts, sols et ressources hydriques soumis Ă dâimmenses pressions.
Les Ă©tudes, telles que celle menĂ©e par lâInternational Institute for Applied Systems Analysis et lâOPEC Fund for International Development, dĂ©montrent que la croissance de la production dâagrocarburants dĂ©tourne les terres, lâeau et les autres ressources nĂ©cessaires Ă la production vivriĂšre, exacerbant ainsi lâinsĂ©curitĂ© alimentaire.
Ainsi, lâexpansion des agrocarburants de premiĂšre gĂ©nĂ©ration2 aura des effets considĂ©rables sur les prix alimentaires Ă lâĂ©chelle mondiale : « For example in 2020, a production level of first-generation biofuels contributing a 2, 4 or 6 percent share in total transport fuels results in world cereal price increases of the order of 5, 20 and 34 percent respectively. Such increases will cause a serious deterioration of food security in many developing countries with limited domestic food production and lack of foreign exchange earnings to finance essential food imports » (Fischer et al., 2009: 181). Lâadoption incontrĂŽlĂ©e des agrocarburants risque Ă©galement dâentraĂźner « la substitution des systĂšmes autochtones de culture, de pacage et de pĂąturage, basĂ©s sur la biodiversitĂ©, par de la monoculture et des cultures dâagrocarburants gĂ©nĂ©tiquement modifiĂ©s » (GRAIN,
2 Les agrocarburants dits de premiÚre génération résultent principalement de deux filiÚres: la filiÚre oléagineuse, à partir de colza, de palme, de tournesol, de jatropha curcas, et la filiÚre éthanol, à partir de la fermentation de sucres de bette-rave, de blé, de canne à sucre, de maïs et de manioc.
POSSIBLES, HIVER 2012 37
2007b). Jacques Diouf, directeur gĂ©nĂ©ral de lâOrganisation des Nations Unies pour lâalimentation et lâagriculture, soulignait Ă©galement le bilan environnemental nĂ©gatif de la production dâagrocarburants (FAO, 2008). Sâajoutent Ă cela les questions Ă©thiques que suscite lâaccaparement des terres agricoles par lâindustrie des agrocarburants, alors que de nombreux pays africains font face Ă des besoins alimentaires croissants (Pimentel, 2009).
MalgrĂ© lâappel Ă un moratoire sur les nouveaux dĂ©veloppements dâagrocarburant par les membres dâorganisations de la sociĂ©tĂ© civile africaine, une trentaine de pays africains se sont dĂ©jĂ lancĂ©s dans la course aux agrocarburants depuis la mise sur pied, en 2006, de lâAssociation des pays africains non producteurs de pĂ©trole (GRAIN, 2007b; KĂ©fi, 2010). Plusieurs pays de la sous-rĂ©gion ouest-africaine, tels que le SĂ©nĂ©gal, le Mali, le Ghana et le NigĂ©ria, ont Ă©laborĂ© des politiques et stratĂ©gies nationales en matiĂšre dâagrocarburant. Celles-ci visent Ă mettre sur pied des comitĂ©s techniques chargĂ©s de « dĂ©finir les politiques Ă mettre en Ćuvre dans ce secteur, de crĂ©er un cadre lĂ©gislatif et rĂ©glementaire incitatif pour la production et lâutilisation des biocarburants et de dĂ©velopper Ă court et moyen termes, des filiĂšres » Ă©thanol et olĂ©agineuse (Gandonou, 2007). Alors que la CĂŽte dâIvoire et le NigĂ©ria optent pour la production dâĂ©thanol Ă partir du manioc, de la canne Ă sucre et du maĂŻs, des pays comme le Ghana, le SĂ©nĂ©gal et le Mali se tournent davantage vers le jatropha curcas, une plante olĂ©agineuse non comestible dont lâexploitation industrielle sur des terres Ă vocation vivriĂšre prĂ©sente toutefois le risque de conflits dâusage. La deuxiĂšme ConfĂ©rence internationale sur les biocarburants, tenue du 10 au 12 novembre 2009 Ă Ouagadougou, regroupait diffĂ©rents acteurs sociaux sous le thĂšme « Les biocarburants : facteur dâinsĂ©curitĂ© ou moteur de dĂ©veloppement? »1. MalgrĂ© des objectifs visant Ă se questionner sur la responsabilitĂ© des agrocarburants dans la crise alimentaire et leurs impacts sur lâenvironnement, lâĂ©conomie et les dynamiques sociales, les informations disponibles sur le site Internet de la confĂ©rence font Ă©tat dâune surreprĂ©sentation des acteurs de la filiĂšre des agrocarburants et, consĂ©quemment, dâune faible participation de la sociĂ©tĂ© civile et des organisations paysannes. Lâutilisation du terme « biocarburants » dans lâintitulĂ© de la confĂ©rence nâest sĂ»rement pas anodine. Elle consiste Ă reverdir lâimage dâune industrie gourmande en engrais et en pesticides en lui accolant un prĂ©fixe Ă connotation positive. La tenue conjointe dâun forum de rencontres sur le financement de projets constitue le programme
SECTION I : RESSOURCES & MINES38
cachĂ© de cette confĂ©rence : permettre aux bailleurs de fonds (dont la transnationale Total, « partenaire » de lâĂ©vĂ©nement) de dĂ©velopper des liens avec les porteurs de projets. Cet Ă©vĂ©nement parallĂšle laisse sous-entendre un plus grand intĂ©rĂȘt pour le dĂ©veloppement Ă©conomique de cette industrie plutĂŽt quâune profonde remise en question de celle-ci.
Toutefois, la volontĂ© des gouvernements africains dâaccĂ©lĂ©rer les investissements se heurte dans certains cas Ă une levĂ©e de boucliers de la part des populations locales. Ainsi, des soulĂšvements populaires en lien avec des projets industriels dâagrocarburants ont Ă©clatĂ© dans des pays tels que lâAfrique du Sud, lâOuganda et le Ghana. Du cĂŽtĂ© de Madagascar, les Ă©meutes dâAntananarivo en janvier 2009 ont contraint le gouvernement Ă annuler la signature dâun contrat lĂ©onin avec la sociĂ©tĂ© sud-corĂ©enne Daewoo Logistics, lequel octroyait 1,3 million dâhectares de terres arables Ă la culture industrielle du maĂŻs et du palmier Ă huile pour la production dâagrocarburants. « Lâaffaire Daewoo a eu dâautant plus de rĂ©sonance dans un pays oĂč 70% de la population est rurale quâelle met en lumiĂšre une contradiction entre la redistribution des terres aux paysans prĂ©vue par une rĂ©forme majeure entamĂ©e en 2005 et lâouverture de ce marchĂ© aux sociĂ©tĂ©s Ă©trangĂšres » (AFP, 2009).
Effets pervers de lâagribusiness
Alors que les pays hĂŽtes sâattendent Ă voir se dĂ©velopper les infrastructures, les techniques modernes dâagriculture ainsi que le marchĂ© de lâemploi national, ces attributions de terres sâaccompagnent dâeffets pervers qui sâajoutent Ă lâinsĂ©curitĂ© fonciĂšre. Ainsi, lâintroduction dâune agriculture industrielle associĂ©e aux contrats dâagribusiness sâaccompagne le plus souvent de fertilisants, dâherbicides et de pesticides, dont certains sont interdits dans les pays occidentaux. LâexpĂ©rimentation et lâutilisation de semences hybrides sur de grandes superficies risquent Ă©galement dâentraĂźner la pollution gĂ©nĂ©tique de semences paysannes traditionnelles, pavant ainsi la voie Ă lâindustrie biotechnologique et ses brevets, avec les consĂ©quences nĂ©fastes que cela comporte pour les droits des paysans et la souverainetĂ© alimentaire des peuples africains (CNOP/BEDE/IIED, 2008).
La construction de barrages pour lâirrigation des grandes cultures menace de causer des inondations sur les terres avoisinantes, lĂ oĂč les paysans locaux pratiquent une agriculture traditionnelle, tel que cela a Ă©tĂ© observĂ© au Kenya (Silver-Greenberg, 2009). Les pratiques culturales industrielles contribuent
POSSIBLES, HIVER 2012 39
Ă©galement Ă la pollution des nappes phrĂ©atiques et Ă lâĂ©puisement des sols. Ces atteintes Ă lâenvironnement ne sont toutefois pas sanctionnĂ©es, Ă©tant donnĂ© la faible effectivitĂ© du droit de lâenvironnement dans la plupart des pays africains (Granier, 2008). Ici, les questions de responsabilitĂ© sociale et environnementale sont tout simplement Ă©vacuĂ©es. De plus, comme les gouvernements africains sont plus soucieux dâattirer lâinvestissement direct Ă©tranger que de promouvoir lâentreprenariat local, les paysans africains se trouvent exclus des contrats gouvernementaux en raison du fait quâils ne rencontrent pas les standards imposĂ©s en termes de taille de lâexploitation, de capital financier, de technologies et de certification (Cotula, Dyer et Vermeulen, 2008: 18).
Les vastes Ă©tendues de terres cultivĂ©es demandent une augmentation de la mĂ©canisation, rĂ©duisant considĂ©rablement le nombre dâemplois espĂ©rĂ©. La maigre main-dâoeuvre que ces projets embauchent est souvent payĂ©e Ă des salaires misĂ©rables. Par exemple, les ouvriers travaillant dans les plantations de canne Ă sucre dâAddax Bioenergy Switzerland, en Sierra Leone, sont payĂ©s lâĂ©quivalent de 2,50 $US par jour (Daniel et Mittal, 2010: 24). Dans le cas des projets chinois, les investisseurs prĂ©fĂšrent employer leurs compatriotes comme ouvriers agricoles, dâoĂč la supposĂ©e Ă©mergence de villages « Baoding »2 dans prĂšs dâune vingtaine de pays africains, dont le Kenya, le NigĂ©ria, lâOuganda, le Soudan et la Zambie, lesquels abriteraient de 400 Ă 2 000 ouvriers agricoles chinois (Perrot et Malaquais, 2009; Coonan, 2008).
Ainsi, ni lâadoption de ces nouvelles techniques agricoles ni la venue de ces investissements Ă©trangers ne sauraient garantir un dĂ©veloppement socialement Ă©quitable (Vall et Alary, 2006: 279). Ces Ă©lĂ©ments illustrent les dĂ©fis auxquels la paysannerie et lâagriculture africaine sont confrontĂ©es dans « le contexte de la mondialisation, au sein de laquelle lâaccĂšs aux marchĂ©s, tant locaux que mondiaux, se trouve Ăąprement disputĂ© » (IIED/NRI/RAS, 2005: 7-8).
Tout rĂ©cemment, le gouvernement français affichait des inquiĂ©tudes par rapport Ă ces investissements Ă©trangers, redoutant quâils puissent ĂȘtre « mal prĂ©parĂ©s et mal conduits » ou quâils relĂšvent « dâune simple logique de rentabilitĂ© financiĂšre court-termiste » risquant de causer « de graves dommages sociaux et environnementaux ». La France sâinquiĂšte Ă©galement du fait que, dans les pays hĂŽtes, « les politiques et les modes de gouvernance du foncier ne sont pas propices Ă la sĂ©curisation effective et durable du
SECTION I : RESSOURCES & MINES40
domaine foncier pour les occupants sans titre comme pour les investisseurs » (Chùtel, 2010).
Du droit coutumier à la propriété privée
LâĂ©quation fondamentale proposĂ©e par Le Roy permet dâenvisager le foncier comme un « rapport social ayant la terre ou le territoire comme assise et enjeu et oĂč les variables Ă©conomiques, juridiques et les techniques dâamĂ©nagement de la nature sont pondĂ©rĂ©es par le facteur politique aux diffĂ©rentes Ă©chelles locale, nationale et internationale » (Le Roy, 1995 : 455). Dans la situation actuelle, le rapport social Ă la terre est marquĂ© par les intĂ©rĂȘts contradictoires et conflictuels des paysans, Ă©leveurs, pouvoirs locaux, Ătats, dĂ©veloppeurs, Ă©lites citadines, institutions internationales et sociĂ©tĂ©s multinationales sâaffrontant sur un mĂȘme terrain (Blanc-Pamard et CambrĂ©zy, 1995 : 8).
Les terres sollicitĂ©es par les investisseurs risquent dâĂȘtre Ă©ventuellement rĂ©clamĂ©es par des groupes de filiation (lignages, clans, tribus), des autoritĂ©s traditionnelles, des mĂ©nages ou des individus sur la base du droit coutumier, alors que, dans la pratique, les rĂšgles de tenure fonciĂšre ont connu de nombreuses transformations Ă travers les interactions culturelles, lâaugmentation dĂ©mographique et les changements socio-Ă©conomiques et politiques qui se sont opĂ©rĂ©s au cours de lâhistoire (Cotula et al., 2009: 90). Il convient de souligner que la « propriĂ©tĂ© privĂ©e ou individuelle est longtemps restĂ©e inconnue dans les rĂ©gions les moins denses oĂč le sol ne constitue pas un capital, mais permet la survie. La terre non occupĂ©e est une rĂ©serve Ă lâinstar de la jachĂšre. Quand les conditions sont remplies, on les occupe Ă nouveau » (Ndembou, 2006: 297).
La vision occidentale du foncier, associant systĂ©matiquement sĂ©curitĂ© et propriĂ©tĂ© privĂ©e, reste inadĂ©quate dans les situations de « marchandisation imparfaite de la terre » telles que celles prĂ©valant en Afrique. Quoi quâil en soit, le dogme de la propriĂ©tĂ© privĂ©e tend Ă vouloir sâimposer par les pressions externes qui sâexercent sur les Ătats africains (Le Roy, 1995 : 461). Ainsi, Ă partir du dĂ©but des annĂ©es 1990, les politiques Ă©conomiques plus libĂ©rales, impulsĂ©es par les plans dâajustement structurel, ont contribuĂ© Ă la rĂ©vision des lĂ©gislations sur la terre et sur les ressources naturelles dans plusieurs pays.
Du cĂŽtĂ© de la Banque Mondiale, on estime quâĂ travers toute lâAfrique,
POSSIBLES, HIVER 2012 41
seulement de 2 Ă 10% des terres seraient dĂ©tenues Ă travers un rĂ©gime foncier formel. Ces derniĂšres seraient majoritairement situĂ©es en milieu urbain (Deininger, 2003). Dans certains pays, les droits coutumiers sont protĂ©gĂ©s, Ă condition que les terres soient mises en valeur, ce qui rĂ©duit considĂ©rablement la possibilitĂ© de voir ces droits respectĂ©s. Par exemple, dans le cas du Mali, les articles 45 et 47 du Code domanial et foncier de 2000, reconnaissent les droits coutumiers individuels « quand ils comportent emprise Ă©vidente et permanente sur le sol se traduisant par des constructions ou une mise en valeur rĂ©guliĂšre » (RĂ©publique du Mali, 2000). Toutefois, une modification, ratifiĂ©e par la loi en 2002, est venue fragiliser la sĂ©curitĂ© fonciĂšre des paysans, faisant du titre foncier lâunique preuve du droit de propriĂ©tĂ© fonciĂšre et dâimmatriculation. Ainsi, « le coĂ»t relativement Ă©levĂ© des diffĂ©rentes procĂ©dures combinĂ© Ă lâignorance des paysans sur les procĂ©dures lĂ©gales entraĂźne leur exclusion de la propriĂ©tĂ© fonciĂšre lĂ©gale » (DjirĂ©, 2007 : 12). Les ruraux demeurent donc dans une inexistence juridique qui se traduit en insĂ©curitĂ© effective. Dans ces conditions, seule la bourgeoisie urbaine, bureaucratique et commerçante rĂ©ussit Ă sĂ©curiser ses acquisitions fonciĂšres, dĂ©veloppant des opportunitĂ©s dâaffaires en tant quâintermĂ©diaire pour les investisseurs Ă©trangers avides de terres arables (Cotula et al, 2009; DjirĂ©, 2007).
En dissociant le contrĂŽle du sol de lâusage des ressources qui y sont attachĂ©es, les politiques fonciĂšres ont contribuĂ© Ă prĂ©cariser les droits fonciers des paysans africains, portant atteinte aux modes de gestion sociale de lâespace et aux rĂšgles dâaccĂšs et dâusage aux ressources (Blanc-Pamard et CambrĂ©zy, 1995 : 9). Face au phĂ©nomĂšne actuel dâaccaparement des terres, plusieurs pays africains ne disposent pas de mĂ©canismes de protection des droits et intĂ©rĂȘts des paysans locaux (Cotula, 2009: 7).
SĂ©curisation des droits fonciers
Si la tenure fonciĂšre rĂ©fĂšre aux autoritĂ©s, aux institutions, aux rĂšgles et aux normes qui gouvernent lâaccĂšs Ă la terre par les personnes, la sĂ©curisation des droits fonciers se rapporte Ă la possibilitĂ© pour ces personnes de faire appel Ă ces diverses sources de lĂ©gitimation et de pouvoir permettant dâutiliser, de contrĂŽler et de gĂ©rer la terre dans une perspective Ă long terme. Il sâagit donc dâun processus qui valide et garantit les droits existants, leur procurant une reconnaissance lĂ©gale. Il est reconnu que la sĂ©curisation fonciĂšre et lâaccĂšs Ă©quitable Ă la terre et aux ressources naturelles sont essentiels dans un processus de rĂ©duction de la pauvretĂ© et
SECTION I : RESSOURCES & MINES42
de développement. Toutefois, leur intégration dans les décisions politiques et économiques des pays africains, quoique fondamentale, a été souvent négligée (International Land Coalition, 2008; UA/FAO/BAD, 2009).
Alors que plusieurs pays africains cherchent depuis ces derniĂšres annĂ©es Ă concevoir une politique fonciĂšre pĂ©renne, il convient de souligner que la difficultĂ© majeure rĂ©side dans la diversitĂ© spatiale et temporelle des systĂšmes fonciers locaux, dans leurs dimensions gĂ©opolitique, historique, agroĂ©conomique et sociodĂ©mographique (Jacquemot, 2000). Un dualisme prĂ©vaut entre les rĂšgles formelles et informelles qui caractĂ©risent respectivement les institutions Ă©tatiques et les systĂšmes fonciers locaux, lesquels reposent sur des logiques, des discours et des pratiques incompatibles. Alors que la conception endogĂšne et traditionnelle africaine envisage lâespace comme un moyen dâassurer la reproduction du groupe dans ses dimensions matĂ©rielles, sociales et idĂ©ologiques, la conception europĂ©enne apprĂ©hende plutĂŽt lâespace comme un capital Ă exploiter et Ă rentabiliser (Le Bris et al.,1991). ConcrĂštement, cela se traduit par des institutions locales dont les rĂšgles, les procĂ©dures et ceux qui les mettent en Ćuvre sont soit ignorĂ©s ou au mieux tolĂ©rĂ©s par la loi. Ces Ă©lĂ©ments, qui constituent encore aujourdâhui le fondement des pratiques fonciĂšres, sont parfois mĂȘme encouragĂ©s par les agents de lâadministration, en contradiction avec les lĂ©gislations nationales, parce que celles-ci ne leur permettent pas de rĂ©pondre aux demandes de rĂšglement de leurs administrĂ©s (Lavigne Delville et al, 2001).
Soulignons Ă©galement que les dynamiques des systĂšmes fonciers locaux sont influencĂ©es par des facteurs liĂ©s Ă la classe, au genre, Ă la rĂ©gion, Ă la culture, Ă lâethnicitĂ©, Ă la nationalitĂ© et aux clivages gĂ©nĂ©rationnels. Ces Ă©lĂ©ments, prĂ©dominants dans lâaccĂšs, le contrĂŽle et lâutilisation de la terre, engendrent un ensemble complexe de rĂ©clamations et de conflits en lien avec les ressources fonciĂšres, dont la rĂ©solution est dâautant plus difficile que les normes et les institutions sont multiples et confuses. Ă cela sâajoutent les pressions des institutions internationales, pour lesquelles « la solution passe par la privatisation des terres, censĂ©e clarifier et sĂ©curiser les droits, permettre lâaccĂšs au crĂ©dit et stimuler lâinvestissement dans lâagriculture » (Lavigne Delville et al, 2000: 15).
Si la consolidation de la notion de propriĂ©tĂ© privĂ©e peut permettre de satisfaire les exigences croissantes des transnationales, elle risque toutefois dâexacerber les tensions qui dĂ©coulent de la concurrence exercĂ©e sur
POSSIBLES, HIVER 2012 43
cette prĂ©cieuse ressource quâest la terre. Ainsi, plutĂŽt que de favoriser le remplacement des systĂšmes fonciers locaux par le systĂšme moderne de lâimmatriculation et du titre foncier, une tendance en faveur de la reconnaissance des droits locaux sâest exprimĂ©e par la voix de diffĂ©rents acteurs et observateurs, notamment celle de lâUnion africaine.
En lâabsence dâune coordination et dâune harmonisation panafricaine en matiĂšre de politique fonciĂšre, la commission de lâUnion africaine a mis en oeuvre en 2006 le dĂ©veloppement dâun cadre de rĂ©fĂ©rence et de lignes directrices dont lâobjectif principal visait Ă la fois la sĂ©curisation des droits fonciers des populations du continent et lâamĂ©lioration de la productivitĂ© agricole, permettant ainsi de relever les dĂ©fis de la mondialisation. AdoptĂ©es trois ans plus tard par lâassemblĂ©e des chefs dâĂtats et des gouvernements africains, ces recommandations devaient amorcer une meilleure gouvernance du foncier et des ressources naturelles, permettant la consolidation dâun processus de paix et de dĂ©veloppement Ă©conomique favorable Ă la stabilitĂ© de lâensemble du continent. La reconnaissance de la souverainetĂ© de chacun des Ătats membres laisse toutefois lâapplication de ces principes Ă la discrĂ©tion de ces derniers, limitant grandement la portĂ©e de ces propositions.
Pour les Ătats africains, le dĂ©fi rĂ©side autant dans la reconnaissance de la lĂ©gitimitĂ© des systĂšmes fonciers locaux et de leur capacitĂ© dâadaptation aux changements de contexte que dans lâamĂ©lioration de leur rĂŽle et la mise en place dâune interface reliant organisations locales et systĂšmes dâadministration Ă©tatiques. LâUnion Africaine reconnaĂźt que des mesures doivent ĂȘtre mises en place afin dâĂ©viter que les populations vulnĂ©rables ne soient marginalisĂ©es par les politiques fonciĂšres orientĂ©es vers le dĂ©veloppement des marchĂ©s, entraĂźnant la spĂ©culation et des coĂ»ts Ă©levĂ©s de transferts de droits fonciers (UA/FAO/BAD, 2009: 31-32).
La notion de gouvernance fonciĂšre apparaĂźt dans les discours des chefs dâĂtats africains, depuis que le mot dâordre de « bonne gouvernance » a Ă©tĂ© lancĂ© par les institutions telles que la Banque Mondiale et le Fonds MonĂ©taire International. Cette notion rĂ©fĂšre au processus par lequel les dĂ©cisions regardant lâaccĂšs et lâusage de la terre sont prises, la maniĂšre dont elles sont implantĂ©es ainsi que la façon dont les conflits dâintĂ©rĂȘts sont rĂ©solus (UA/FAO/BAD, 2009: 40). MalgrĂ© cette bienveillance apparente, la gouvernance fonciĂšre constitue un dispositif technolĂ©gal, procĂ©dural et politique par lequel les Ătats africains inflĂ©chissent leurs politiques
SECTION I : RESSOURCES & MINES44
fonciĂšres dans le sens de lâinstauration dâenvironnements institutionnels favorables Ă leur ouverture aux marchĂ©s financiers globalisĂ©s. De plus, une multiplicitĂ© dâacteurs intervenant Ă lâintĂ©rieur des formes contemporaines de gouvernance fonciĂšre interagissent « dans des relations complexes de compĂ©tition et dâalliances, Ă©troitement articulĂ©es avec les processus locaux de recomposition sociopolitique. » Ces dynamiques fonciĂšres sont caractĂ©risĂ©es « par un pluralisme juridique, une prolifĂ©ration institutionnelle, voire une forte politisation de la question fonciĂšre » (Chauveau et al., 2006: 3).
Il est clairement mentionnĂ©, dans le document Land policy in Africa: A Framework to strengthen land rights, enhance productivity and secure livelihoods, que la crĂ©ation dâun environnement favorable au transfert et Ă lâĂ©change des droits fonciers « will expand opportunities for the acquisition of land resources for many agricultural users engaged in large or small scale, formal or informal operations » (UA/FAO/BAD, 2009: 33-34). Comme la gouvernance fonciĂšre entraĂźne un contrĂŽle sur les droits fonciers, dans plusieurs pays africains, elle permet dâaccumuler et de dispenser des pouvoirs politiques et Ă©conomiques ainsi que des privilĂšges, laissant place au patronage, au nĂ©potisme et Ă la corruption. Ainsi, il est Ă craindre que cette politique favorise davantage une certaine vision de la croissance Ă©conomique, Ă travers lâaccueil dâinvestisseurs et dâexploitations de grande envergure, plutĂŽt quâun dĂ©veloppement humain, durable et Ă©quitable.
Il est reconnu que lâaccĂšs Ă©quitable au foncier est lâun des Ă©lĂ©ments au cĆur de la dĂ©mocratie et du dĂ©veloppement durable. Ainsi, les gouvernements africains doivent ĂȘtre Ă lâavant-garde de la politique et de la rĂ©forme fonciĂšre, puisque des intĂ©rĂȘts politiques sont en jeu (IIED, 2005: 3). Lâhistoire des colonisations, des conquĂȘtes et de lâouverture du marchĂ© foncier en Afrique doit permettre dâapprĂ©hender le contexte actuel et dâidentifier les avenues Ă emprunter pour poursuivre les rĂ©formes. Pour ce, lâĂtat doit corriger « lâamnĂ©sie structurelle » qui caractĂ©rise ses interventions dans lâespace local, « comme si celui-ci Ă©tait vierge de lâhistoire des interventions antĂ©rieures » (Chauveau et al, 2006: 60). Car les paysans africains, eux, ont la mĂ©moire longue...
Ainsi, la promotion et le dĂ©veloppement dâune rĂ©forme du systĂšme foncier doivent se faire Ă travers un processus dâimplantation et dâĂ©valuation le plus inclusif et participatif possible, afin de favoriser lâadhĂ©sion
POSSIBLES, HIVER 2012 45
des diffĂ©rents acteurs locaux et dâamĂ©liorer lâaccĂšs Ă la terre pour les populations vulnĂ©rables. Les revendications et les dolĂ©ances en provenance des organisations de la sociĂ©tĂ© civile, trop souvent ignorĂ©es, doivent ĂȘtre prises en considĂ©ration dans la formulation des politiques fonciĂšres (UA/FAO/BAD, 2009: 42-45).
Conclusion
Ătant donnĂ© la longue durĂ©e dâattribution et lâimportante superficie de la plupart des rĂ©centes acquisitions de terres, les gouvernements africains devraient saisir ces opportunitĂ©s pour faire de lâinvestissement agricole un des pilliers du dĂ©veloppement rural Ă long terme et promouvoir des modĂšles Ă©conomiques plus Ă©quitables et plus inclusifs. Ainsi, un rĂ©cent rapport, intitulĂ© Making the most of agricultural investment: A survey of business models that provide opportunities for smallholders, a explorĂ© des modĂšles dâinvestissement prĂ©sentant des alternatives aux acquisitions massives de terres. Des modĂšles de transactions plus collaboratifs sont prĂ©sentĂ©s, dĂ©montrant comment ces partenariats peuvent apporter des bĂ©nĂ©fices aux agriculteurs et protĂ©ger leurs droits fonciers, tout en garantissant la rentabilitĂ© des investissements. Ainsi, il semble exister divers types de participation dont les gros investisseurs et les petits paysans peuvent tirer des avantages rĂ©ciproques, tels que lâagriculture sous contrat, les contrats de gestion, le fermage et le mĂ©tayage, les joint ventures et les coopĂ©ratives fermiĂšres (Vermeulen et Cotula, 2010).
Pour ce faire, le pouvoir de nĂ©gociation des petits agriculteurs locaux doit ĂȘtre renforcĂ© et les relations quâils dĂ©veloppement avec les investisseurs doivent ĂȘtre appuyĂ©es par le gouvernement. La sĂ©curisation des droits fonciers est Ă©galement une condition fondamentale pour que les communautĂ©s puissent dĂ©velopper avec lâindustrie agricole des modĂšles dâinvestissement durables et Ă©quitables, permettant dâassurer une meilleure sĂ©curitĂ© alimentaire pour les diffĂ©rentes parties prenantes. Des normes doivent ĂȘtre nĂ©gociĂ©es et appliquĂ©es afin de maintenir certaines exigences en termes de crĂ©ation dâemploi, de dĂ©veloppement dâinfrastructures, de bĂ©nĂ©fices pour les communautĂ©s, de retombĂ©es fiscales pour le gouvernement et de protection environnementale (Cotula et al., 2009).
SECTION I : RESSOURCES & MINES46
Bibliographie
AFP, 2009, L»affaire Daewoo» alimente la colÚre contre le gouvernement, consulté sur Internet (http://www.jeuneafrique.com/Article/DEPAFP20090210T124658Z/-agriculture-Coree-du-Sud-Daewoo-L-affaire-Daewoo--alimente-la-colere-contre-le-gouvernement.html) le 10 août 2010.
BLANC-PAMARD, C. et L. CAMBRĂZY, 1995, Terre, terroir, territoire. Les tensions fonciĂšres, Paris, ORSTOM Ă©ditions.
BLAS, J. et W. WALLIS, 2009, «U.S. Investor Buys Sudanese Warlordâs Land », The Financial Times, consultĂ© sur Internet (http://sudanwatch.blogspot.com/2009/01/former-wall-street-banker-philippe.html) le 20 juin 2010.
CHĂTEL, B., 2010, La France entend gĂ©rer lâattribution des terres agricoles en Afrique, Les Afriques, N°129, du 15 au 21 juillet 2010, consultĂ© sur Internet (http://farmlandgrab.org/14424) le 27 juillet 2010.
CHAUVEAU, J.P., J.-P. COLIN, J.-P. JACOB, P. LAVIGNE DELVILLE ET P.-Y. LE MEUR, 2006, Modes dâaccĂšs Ă la terre, marchĂ©s fonciers, gouvernance et politiques fonciĂšres en Afrique de lâOuest. RĂ©sultats du projet de recherche CLAIMS, IIED, 92 p.
CIRAD, 2009, Terres à vendre!, consulté sur Internet (http://www.cirad.fr/actualites/toutes-les-actualites/articles/2009/science/terres-a-vendre) le 11 août 2010.
CLAVREUL, L., 2009, âAu Mali, les nouvelles mises en culture bĂ©nĂ©ficient surtout aux investisseurs libyensâ, Le Monde, consultĂ© sur Internet (http://www.lemonde.fr/planete/article/2009/04/15/securite-alimentaire-2-5-au-mali-les-nouvelles-mises-en-culture-beneficient-surtout-aux-investisseurs-libyens_1180879_3244.html) le 23 juillet 2010.
CONFĂRENCE INTERNATIONALE SUR LES BIOCARBURANTS, 2009, Les biocarburants: facteur dâinsĂ©curitĂ© ou moteur de dĂ©veloppement?, consultĂ© sur Internet (http://www.biofue-africa.org) le 8 aoĂ»t 2010.
COONAN, C., 2008, «Chinaâs new export: farmers», The Independent, 29 dĂ©cembre 2008, consultĂ© sur Internet (http://www.independent.co.uk/news/world/asia/chinas-new-export-farmers-1215001.html) le 13 aoĂ»t 2010.
COORDINATION NATIONALE DES ORGANISATIONS PAYSANNES,
POSSIBLES, HIVER 2012 47
BIODIVERSITĂ : ĂCHANGES ET DIFFUSION DâEXPĂRIENCES et INTERNATIONAL INSTITUTE FOR ENVIRONMENT AND DEVELOPMENT, 2008, Semences paysannes, fondement de la souverainetĂ© alimentaire en Afrique, Bamako/Montpellier/Londres, 64 p.
COQUERY-VIDROVITCH, C., 2001 [1972]. Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires, 1898-1930, Paris, Ăcole des hautes Ă©tudes en sciences sociales, 598 p.
COTULA, L. et C. TOULMIN, 2007, âInvestment Promotion Agencies and Access to Land: Lessons from Africaâ: 119-130, in A. Dufey, M. Grieg-Gran et H. Ward (Eds), Responsible Enterprise, Foreign Direct Investment and Investment Promotion Agencies â Key Issues in Attracting Investment for Sustainable Development, Londres, IIED.
COTULA, L., N. DYER et S. VERMEULEN, 2008, Fuelling exclusion? The biofuels boom and poor peopleâs access to land, IIED, Londres, 71 p.
COTULA, L., S. VERMEULEN, R. LEONARD et J. KEELEY, 2009, Land grab or development opportunity? Agricultural investment and international land deal in Africa, IIED/FAO/IFAD, Londres/Rome.
COULIBALY, L. et B. MONJANE, 2009, âLa Libye sâaccapare des terres rizicoles maliennesâ, VIA CAMPESINA, consultĂ© sur Internet (http://www.viacampesina.org/fr/index.php?option=com_content&view=article&id=432:la-libye-saccapare-des-terres-rizicoles-maliennes&catid=23:rrme-agraire&Itemid=36) le 30 juillet 2010.
DANIEL, S. et A. MITTAL, 2010, (Mis)investment in Agriculture. The Role of the International Finance Corporation in Global Land Grabs, Oakland Institute.
DEBAILLEUL, G., 2009, âMain basse sur les terres agricoles du Sudâ, Alternatives, vol. 15, consultĂ© sur Internet (http://www.alternatives.ca/fra/journal-alternatives/publications/archives/2009/vol-15-no-6-mars-2009/article/main-basse-sur-les-terres) le 29 juillet 2010.
DEININGER, K., 2003, Land Policies for Growth and Poverty Reduction, Washington DC, Banque Mondiale.
DJIRĂ, M., 2007, Les paysans maliens exclus de la propriĂ©tĂ© fonciĂšre? : les avatars de lâappropriation par le titre foncier, IIED, Londres, 16 p.
DOGBEVI, E.K., 2009, âWhy Ghana is attracting investments in biofuelsâ,
SECTION I : RESSOURCES & MINES48
Ghana Business Week, consulté sur Internet (http://www.ghanabusinessnews.com/2009/05/11/why-ghana-is-attracting-investments-in-biofuels/) le 22 juillet 2010.
FAO (Organisation des Nations Unies pour lâalimentation et lâagriculture), 2008, Biocarburants: la FAO appelle Ă une rĂ©vision des politiques et subventions, consultĂ© sur Internet (http://www.fao.org/newsroom/fr/news/2008/1000928/index.html) le 10 aoĂ»t 2010.
FISCHER, G., H. van VELTHUIZEN, M. SHAH et F. NACHTERGAELE, 2002, Global agro-ecological assessment for agriculture in the 21st century, International Institute for Applied Systems Analysis, Laxenburg, Autriche et FAO, Rome.
FISCHER, G., E. HIZSNYIK, S. PRIELER, M. SHAH et H. van VELTHUIZEN, 2009, Biofuels and Food Security, OPEC Fund for International Development/ International Institute for Applied Systems Analysis, 223 p.
GANDONOU, C., 2007, âQuelle est la situation des agrocarburants en Afrique de lâOuest?â, GRAIN, consultĂ© sur Internet (http://www.grain.org/semences/?id=66) le 22 juillet 2010.
GASCON, 1995, âLes enjeux fonciers en Ăthiopie et en ĂrythrĂ©e (de lâancien rĂ©gime Ă la rĂ©volution)â: 361-392, in C. Blanc-Pamard et L. CambrĂ©zy, Terre, terroir, territoire. Les tensions fonciĂšres, Paris, ORSTOM Ă©ditions.
GRAIN, 2007a, The New Scramble for Africa, consulté sur Internet (http://www.grain.org/seedling/?id=481) le 23 juillet 2010.
GRAIN, 2007b, Appel de lâAfrique Ă un moratoire sur les dĂ©veloppements dâagrocarburant, consultĂ© sur Internet (http://www.grain.org/agrofuels/?moratoriumfr) le 6 aoĂ»t 2010.
GRAIN, 2009a, LâĂźle Maurice en tĂȘte des acquisitions de terres rizicoles en Mozambique, consultĂ© sur Internet (http://www.grain.org/hybridrice/?id=416) le 30 juillet 2010.
GRAIN, 2009b, Les nouveaux propriétaires fonciers, consulté sur Internet (http://www.grain.org/articles_files/atg-22-fr.pdf ) le 30 juillet 2010.
GRANIER, L. (Coord.), 2008, Aspects contemporains du droit de lâenvironnement en Afrique de lâOuest et Centrale, Union internationale pour la conservation de la nature et de ses ressources, Gland, Suisse. xvi + 224 p.
POSSIBLES, HIVER 2012 49
HO, M.-W., 2010, â«Land Rush» as Threats to Food Security Intensifyâ, ISIS Report, consultĂ© sur Internet (http://www.i-sis.org.uk/landRush.php) le 22 juillet 2010.
INSTITUT INTERNATIONAL POUR LâENVIRONNEMENT ET LE DĂVELOPPEMENT, NATURAL RESOURCES INSTITUTE et ROYAL AFRICAN SOCIETY, 2005, Le foncier en Afrique: Actif marchand ou moyen de subsistance sĂ»r?, Londres, 26 p.
INTERNATIONAL LAND COALITION, 2008, Land and Vulnerable People in a World of Change. An Appeal for Collective Action, New York, 12 p.
JACQUEMOT, J., 2000, «PrĂ©face», in P. Lavigne Delville, C. Toulmin et S. TraorĂ©, GĂ©rer le foncier rural en Afrique de lâOuest, Paris, Karthala.
KĂFI, W., 2010, â30 pays africains en course pour les agrocarburants!â, Les Afriques, consultĂ© sur Internet (http://www.lesafriques.com/actualite/30-pays-africains-en-course-pour-les-biocarburants.html?Itemid=89?article=22242) le 9 aoĂ»t 2010.
KONĂ, A., 2009, Mali, âTerres rizicoles de lâoffice du Niger : Grogne paysanne contre lâoccupation libyenneâ, Le RĂ©publicain, consultĂ© sur Internet (http://www.temoust.org/mali-terres-rizicoles-de-l-office,11570) le 30 juillet 2010.
LACEY, M., 2004, âIn Ethiopia, a promise land on broken promisesâ, New York Times, Ă©dition du 30 mai 2004.
LAVIGNE DELVILLE, P., C. TOULMIN et S. TRAORĂ, 2000, GĂ©rer le foncier rural en Afrique de lâOuest, Paris, Karthala.
LAVIGNE DELVILLE, P., C. TOULMIN, J.-P. COLIN ET J.-P. CHAUVEAU, 2001, SĂ©curisation des droits fonciers dĂ©lĂ©guĂ©s en Afrique de lâOuest, Dossier 107, Programme Zones Arides, IIED, 30 p.
LE BEC, C., 2010, âLe jatropha, nouvel arbre Ă palabresâ, Jeune Afrique, Ă©dition du 3 mars 2010, consultĂ© sur Internet (http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAJA2563p044-045.xml0/alimentation-agriculture-environnement-biocarburantle-jatropha-nouvel-arbre-a-palabres.html) le 30 juillet 2010.
LE BRIS, E., Ă., LE ROY et P. MATHIEU, 1991, Lâappropriation de la terre en Afrique noire : manuel dâanalyse, de dĂ©cision et de gestion fonciĂšres, Paris, Karthala.
LE ROY, Ă., 1995, âLa sĂ©curitĂ© fonciĂšre dans un contexte africain de
SECTION I : RESSOURCES & MINES50
marchandisation imparfaite de la terreâ: 455-472, in C. Blanc-Pamard et L. CambrĂ©zy, Terre, terroir, territoire. Les tensions fonciĂšres, Paris, ORSTOM Ă©ditions.
LE TEMPS, 2010, Michel Juvet: «Je recommande lâAfrique aux investisseurs patients, câest le nouveau marchĂ© Ă©mergent», consultĂ© sur Internet (http://www.viacampesina.org/fr/index.php?option=com_content&view=article&id=432:la-libye-saccapare-des-terres-rizicoles-maliennes&catid=23:rrme-agraire&Itemid=36) le 26 juillet 2010.
NHANTUMBO, I. et A. SALOMAO, 2010, Biofuels, Land Access and Rural Livelihoods in Mozambique, Londres, International Institute for Environment and Development.
NDEMBOU, S., 2006, « Il faut coloniser les terres neuves pour dĂ©velopper lâAfrique » : 295-301, in G. Courade, LâAfrique des idĂ©es reçues, Paris, Belin.
OCHALLA, N., 2010, Produire du riz ou investir dans la région de Gambela : la vidéo de propagande du gouvernement éthiopien, Anywaa Survival Organisation, consulté sur Internet (http://farmlandgrab.org/14308) le 28 juillet 2010.
PERREAULT, M., 2009, âUn banquier new-yorkais mise sur lâĂ©clatement du Soudanâ, La Presse, Ă©dition du 30 janvier 2010.
PERROT, S. et D. MALAQUAIS, 2009, «Penser lâAfrique Ă lâaune des globalisations Ă©mergentes»: 5-27, in Politique africaine, no 113.
PIMENTEL, D., A. MARKLEIN, M. TOTH, M. N. KARPOFF, G. S. PAUL, R. McCORMACK, J. KYRIAZIS et T. KRUEGER, 2009, âFood versus biofuels: Environmental and economic costsâ: 1-12, Human Ecology, 37.
RĂPUBLIQUE DU MALI, 2000, Ordonnance No 00-027/P-RM du 22 mars 2000 portant sur le code domanial et foncier, 37 p.
SILVER-GREENBERG, J., 2009, « Land Rush in Africa. Agribusiness and global investors are scooping up farmland. Are corporate farmers the new colonialists », BUSINESS WEEK, édition du 25 novembre 2009, consulté sur Internet (http://www.businessweek.com/magazine/content/09_49/b4158038757158.htm) le 29 juillet 2010.
SULLE, E. et F. NELSON, 2009, Biofuels, Land Access and Tenure, and Rural Livelihoods in Tanzania, Arusha, Londres, International Institute for Environment and Development, 85 p.
POSSIBLES, HIVER 2012 51
SUNBIOFUELS, 2009, Projects â Tanzania, consultĂ© sur Internet (http://www.sunbiofuels.com) le 30 juillet 2010.
UNION AFRICAINE, FAO et BAD, 2009, Land policy in Africa: A Framework to strengthen land rights, enhance productivity and secure livelihoods, 65 p.
VALL, Ă. et V. ALARY, 2006, âLe travail paysan reste encore manuelâ: 274-280, in G. Courade, LâAfrique des idĂ©es reçues, Paris, Belin.
VITAGRAIN, 2009, Vita Grain submits project proposal to develop 10,000 ha Mozambique rice farm, consulté sur Internet (http://www.vitagrain.com.sg/uncategorized/mauritius-mozambiqu/) le 15 août 2010.
VERMEULEN, S. et L. COTULA, 2010, Making the most of agricultural investment: A survey of business models that provide opportunities for smallholders, IIED/FAO/IFAD/SDC, Londres/Rome/Bern, 106 p.
WARD, H., 2008, âOverviewâ: 1-16, in A. Dufey, M. Grieg-Gran et H. Ward (Eds), Responsible Enterprise, Foreign Direct Investment and Investment Promotion Agencies â Key Issues in Attracting Investment for Sustainable Development, Londres, IIED.
52
RESOURCES & MINES
Mongolie : derriĂšre le boum minier
Par Arthur Floretavec une mention spéciale de remerciements à Stéphanie Martel pour son aide précieuse.
La Mongolie est en passe de devenir une des Ă©conomies les plus dynamiques de lâAsie. Entre 2000 et 2010, les investissements directs
Ă©trangers y ont Ă©tĂ© multipliĂ©s par 16, pour atteindre prĂšs de 900 millions de dollars, et le marchĂ© boursier local a affichĂ© les rendements les plus Ă©levĂ©s du monde, avec une hausse de 10 000%. Assis sur des taux de croissance Ă deux chiffres, on estime en outre que son produit intĂ©rieur brut (PIB) pourrait tripler, voire quadrupler, dans les dix prochaines annĂ©es seulement, avec les rentrĂ©es fiscales que lâon imagine.
EmmenĂ© par un secteur minier en plein boum, ce pays, que certains qualifient dĂ©jĂ de futur Qatar, dispose dâun sous-sol regorgeant de richesses naturelles et idĂ©alement placĂ© pour satisfaire une proportion croissante des immenses besoins en matiĂšres premiĂšres de la Chine. Le Canada lâa dâailleurs bien compris, puisquâil y est le second investisseur Ă©tranger, grĂące, entre autres, Ă la signature, en octobre 2009, dâun accord entre les autoritĂ©s dâOulan-Bator et une entreprise de Vancouver portant sur un projet dâexploitation miniĂšre dans le dĂ©sert de Gobi. Le site visĂ© est lâune des plus importantes rĂ©serves de cuivre et dâor de la planĂšte.
Il semble donc loin le temps oĂč les agences des Nations-unies prĂ©sentes sur place sâalarmaient du « sous-dĂ©veloppement » quâentraĂźnait la « thĂ©rapie de choc » du gouvernement au lendemain de lâeffondrement du Bloc soviĂ©tique. La Mongolie socialiste, aprĂšs 70 ans passĂ©s dans lâorbite de Moscou, faisait alors le double apprentissage de la dĂ©mocratie parlementaire et du capitalisme, en une confusion de privatisations bĂąclĂ©es, de tarissement des recettes, dâexplosion de la corruption, et de dĂ©pendance Ă lâaide internationale.
POSSIBLES, HIVER 2012 53
Cependant, avec un tiers de ses habitants vivant chroniquement sous le seuil de pauvretĂ©, de nombreuses industries dĂ©vastĂ©es, une agriculture chancelante, des infrastructures urbaines obsolĂštes, et une Ă©migration massive, les dĂ©fis auxquels sâattaquer avec la nouvelle manne miniĂšre restent lĂ©gion pour le pays. On peut par consĂ©quent se demander si la conjoncture favorable quâil traverse rĂ©sulte vraiment dâune mise Ă niveau de ses fondamentaux susceptible dâoffrir les conditions dâune Ă©mergence pĂ©renne, ou, au contraire, sâinscrit dans la continuitĂ© de dysfonctionnements latents qui risquent dâĂȘtre amplifiĂ©s Ă lâavenir.
Câest dans ce contexte quâil faut se pencher sur lâapparition, au cours de la derniĂšre dĂ©cennie, qui a Ă©tĂ© marquĂ©e par une croissance Ă©conomique soutenue, dâune population de plus de 100 000 mineurs artisanaux, des hommes, des femmes et des enfants poussĂ©s par la pauvretĂ© Ă lâassaut des steppes pour recycler les mĂ©taux encore contenus dans les rejets des opĂ©rateurs privĂ©s choyĂ©s par le gouvernement. En effet, lâexistence dâun groupe aussi substantiel au sein dâune nation dâĂ peine trois millions dâĂąmes vient illustrer les nombreuses lignes de fracture qui traversent la Mongolie contemporaine : villes vs campagnes, travail formel vs informel, souverainetĂ© nationale vs flux transnationaux, etc.
Au cĆur de ces dichotomies se trouve lâĂtat, dont la construction chaotique est Ă lâorigine de cette dynamique Ă tendance schizophrĂšne qui met quelques dizaines dâentreprises anglo-saxonnes, russes, ou chinoises et des milliers de familles locales dans une relation Ă la fois de concurrence et de complĂ©mentaritĂ©. Or, si des phĂ©nomĂšnes similaires sont certes Ă lâĆuvre dans dâautres parties de lâAsie, ou en Afrique et en AmĂ©rique, la donne est inĂ©dite ici par lâĂ©tendue et la rapiditĂ© du changement quâelle entraĂźne sous nos yeux, puisque câest toute la physionomie de la vieille civilisation nomade qui est en voie de recomposition.
Du fĂ©odalisme au socialisme, la naissance au forceps dâun Ătat populaire urbain et industriel
Ă la fin du XIXe siĂšcle, la Mongolie dite « extĂ©rieure » est une possession de la dynastie mandchoue des Qing, depuis que les sĂ©dentaires ont su opposer lâartillerie Ă la prodigieuse mobilitĂ© des nomades, 200 ans auparavant. Jadis le centre du plus vaste empire continental que lâhumanitĂ© ait connu, elle fait figure, en outre, de portion congrue dâun territoire « national » dont les parties les plus intĂ©ressantes, respectivement la Bouriatie et la Mongolie-
SECTION I : RESSOURCES & MINES54
Intérieure, ont été amputées et directement intégrées à ses voisins russe et chinois.
PĂ©kin sâappuie localement sur un rĂ©gime thĂ©ocratique fĂ©odal, dirigĂ© par le chef de lâĂglise mongole du bouddhisme tibĂ©tain, le Bogd Khan, qui articule le pouvoir temporel dâune vieille aristocratie se rĂ©clamant de Genghis Khan et le pouvoir spirituel dâun clergĂ© plĂ©thorique de 100 000 moines, sur une population totalisant 600 000 personnes. La colonie bĂ©nĂ©ficie dâun statut de relative autonomie, voire dâindiffĂ©rence, ce qui lui vaut, notamment, dâĂ©chapper aux plus gros mouvements dâimmigration en provenance du sud et aux politiques de modernisation qui ont pour objectif â quoique tardivement â Ă contrecarrer lâinfluence croissante des EuropĂ©ens et des Japonais en Chine.
Le peuple mongol est presque exclusivement composĂ© de pasteurs nomades, qui perpĂ©tuent un mode de vie et des traditions dont la source remonte au Moyen-Ăge. Le reste de lâĂ©conomie, câest-Ă -dire les secteurs du commerce et de lâagriculture cĂ©rĂ©aliĂšre et vivriĂšre, est du ressort des Chinois. Une petite ruĂ©e vers lâor a bien lieu Ă partir de 1896, mais ce nâest pas assez pour dĂ©marrer une industrie Ă proprement parler, et la plupart des mineurs sont importĂ©s Ă grands frais de lâĂ©tranger, Ă cause de la rĂ©ticence culturelle des Mongols à « blesser » la terre.
Le tournant du siĂšcle voit la pression monter sur PĂ©kin, qui paye les consĂ©quences dâune accumulation de graves troubles internes et des prĂ©tentions de plus en plus contradictoires des Russes et des Japonais sur la Mandchourie, qui dĂ©bouchent sur une guerre les opposant en 1904-1905. La Mongolie-ExtĂ©rieure commence Ă apparaĂźtre comme une zone tampon entre trois empires concurrents. Les Qing jugent alors nĂ©cessaire de rĂ©viser le statut dâautonomie de celle-ci et de mettre en Ćuvre un programme volontariste de dĂ©veloppement. Or, avant de pouvoir passer aux actes, la RĂ©publique de Chine est proclamĂ©e le 1er janvier 1912, et lâabdication du dernier empereur, Pu Yi, suit de prĂšs.
Les dirigeants mongols, voyant lâopportunitĂ© de sâaffranchir dâune tutelle devenue pesante â entre autres Ă cause des menaces que font peser sur leur autoritĂ© les nouveaux plans de leurs suzerains, se sentant par ailleurs libĂ©rĂ©s de leur serment dâallĂ©geance Ă lâĂ©gard de ces derniers, allĂ©chĂ©s par la perspective de se dĂ©barrasser de leurs dettes auprĂšs des Chinois, et faisant temporairement face Ă peu de troupes dâoccupation â, optent
POSSIBLES, HIVER 2012 55
pour lâindĂ©pendance. Ils demandent pour ce faire protection Ă la Russie tsariste. Le Kremlin avance ses pions pour protĂ©ger ses intĂ©rĂȘts dans la rĂ©gion, mais leur impose de fait un protectorat. La pĂ©riode qui sâouvre va, pour la premiĂšre fois, permettre dâintroduire des Ă©lĂ©ments de modernitĂ© en Mongolie, mais de façon encore timide.
Sont ouverts, par exemple, une premiĂšre mine de charbon pour alimenter les besoins dâOurga (la future Oulan-Bator), deux Ă©coles primaires ainsi quâune Ă©cole militaire, trois petites maisons dâĂ©dition, un atelier de conditionnement de feuilles de thĂ©, et une centrale Ă©lectrique. On inaugure aussi un service de tĂ©lĂ©phone, et le premier pĂ©riodique dâinformations est lancĂ©. Lâadministration est rationalisĂ©e par la mise en place de dĂ©partements spĂ©cialisĂ©s, et une monnaie nationale est crĂ©Ă©e. De surcroĂźt, grĂące Ă des expĂ©ditions scientifiques russes en archĂ©ologie et en anthropologie, les Mongols peuvent prĂ©ciser les contours de leur communautĂ© avec de nouveaux outils intellectuels.
Le mouvement nâatteint toutefois pas la masse de la population, qui est rurale, et lâembryon de prolĂ©tariat qui fait son apparition reste surtout chinois. Il permet nĂ©anmoins Ă une minoritĂ© urbaine de se frotter Ă des idĂ©es et Ă des pratiques en vogue en Occident, dans un cadre qui sort du bouddhisme. Le Bogd Khan conserve cependant ses prĂ©rogatives et sa lĂ©gitimitĂ© au sein dâun peuple analphabĂšte qui ne connaĂźt que lui comme figure publique.
La RĂ©volution bolchevique de 1917 vient tout bouleverser, puisque câest au tour du Tsar de perdre son trĂŽne. Les Ă©lites aristocratiques et religieuses mongoles se retrouvent alors face Ă un dilemme, qui va les poursuivre jusquâĂ leur Ă©radication finale, dans les annĂ©es 1930 : puisquâelles nâont plus dâĂ©quivalent mandchou ou russe, vers qui se tourner pour se maintenir en place ? Les Ă©vĂšnements leur laisseront peu de choix, et ce sera le baiser de la mort pour elles.
Ă PĂ©kin, les gĂ©nĂ©raux au pouvoir dĂ©cident de mettre la colonie rĂ©tive au pas, et la reconquĂȘte est particuliĂšrement brutale. Sans surprise, en novembre 1919, le Bogd est forcĂ© de signer un dĂ©cret annulant lâindĂ©pendance. Dans la foulĂ©e, lâarrivĂ©e, Ă Ourga, dâun baron balte et de sa garde prĂ©torienne de 800 hommes, Ă un moment oĂč la SibĂ©rie est Ă feu et Ă sang, dĂ©chirĂ©e entre « Russes rouges » et « Russes blancs », ajoute Ă la complexitĂ© des Ă©vĂšnements en cours. Il chasse les troupes chinoises et commence Ă
SECTION I : RESSOURCES & MINES56
massacrer les communistes et les Juifs, forçant ainsi Moscou à intervenir.
LâArmĂ©e rouge entre dans la capitale le 5 juillet 1921. Le 11 juillet, un gouvernement « populaire » prend les rĂȘnes du pouvoir, dix jours seulement aprĂšs la crĂ©ation du Parti communiste chinois. LĂ©nine comprend bien la nouvelle importance stratĂ©gique de la Mongolie en Asie : il amende la thĂ©orie marxiste du passage au socialisme en dĂ©clinant les conditions sous lesquelles il est possible de sauter le stade capitaliste pour les pays fĂ©odaux. Dans cette optique, les institutions de surveillance, de contrĂŽle et de rĂ©pression jouent un rĂŽle central pour mettre au pas des campagnes perçues comme arriĂ©rĂ©es par nature.
Dans un premier temps, les SoviĂ©tiques, pragmatiques, sâaccommodent de la prĂ©sence du Bogd, de maniĂšre Ă se concilier le clergĂ© et les nobles, en mettant sur pied une monarchie constitutionnelle. Puis, dans les annĂ©es suivantes, de nombreux dĂ©crets limitent petit Ă petit les privilĂšges de ces derniers, jusquâĂ lâadoption dâune Constitution rĂ©publicaine en 1924, aprĂšs la mort du souverain. La vocation du pays Ă©tant maintenant explicitement de servir de tĂȘte de pont Ă la progression du communisme en Chine â pour finalement ĂȘtre rĂ©trocĂ©dĂ© Ă cette derniĂšre une fois la victoire acquise â, peu dâinvestissements sont entrepris, et les changements sociaux qui ont lieu sont limitĂ©s.
Ăvidemment, les Ă©lites mongoles se trouvent de plus en plus insatisfaites de cette situation. Des relations sont donc Ă©tablies avec le dernier empire dynastique susceptible de les aider Ă sâaffranchir des Russes : le Japon. Celui-ci, dans sa politique dâinfluence en Chine, cherche Ă instrumentaliser les diffĂ©rentes factions militaires qui sây disputent le pouvoir, mais il fait indirectement face aux nationalistes et aux communistes, soutenus par Moscou qui les alimente en armes via Oulan-Bator. En promettant aux Mongols de les aider Ă devenir indĂ©pendants, Tokyo espĂšre briser ce front commun et sâimplanter plus solidement dans le nord-est de lâAsie.
Le massacre des partisans de Mao TsĂ©-Toung par ceux de Tchang KaĂŻ-chek Ă ShanghaĂŻ en 1927 Ă©loigne dâun coup la perspective de rĂ©unifier la Chine et de contrecarrer les plans nippons. Staline, dĂ©sormais maĂźtre du Kremlin, veut conserver Ă tout prix la SibĂ©rie. La Mongolie est pour lui un espace vital Ă la protection du mince « corridor trans-BaĂŻkal » dont dĂ©pend la prĂ©sence russe dans la rĂ©gion, et il nâest plus question de compromis avec les fĂ©odaux ni de rĂ©trocession Ă court terme : un « rideau de fer » tombe
POSSIBLES, HIVER 2012 57
sur le pays.
Ă partir de ce moment, les dirigeants mongols, souvent au prix de leur propre vie, vont devoir reproduire chez eux les prioritĂ©s stratĂ©giques de leurs parrains soviĂ©tiques. La premiĂšre de ces prioritĂ©s consiste Ă asseoir lâautoritĂ© dâune nouvelle gĂ©nĂ©ration « de gauche » sur un Parti Populaire RĂ©volutionnaire (PPRM) qualifiĂ© de « conservateur », puisquâil est encore largement composĂ© de notables de lâancien rĂ©gime. Dans un second temps, il sâagit de supprimer lâĂglise, qui reste au cĆur de la vie Ă©conomique, sociale et culturelle de la nation. LâĂ©tape finale est de transformer lâĂ©leveur nomade en fer de lance de cette rĂ©volution marxiste qui nĂ©cessite un prolĂ©tariat industriel urbain. En somme, il faut faire table rase sur le passĂ©.
En interne, les Ă©ventuelles vellĂ©itĂ©s dâĂ©mancipation des Mongols sont de plus en plus restreintes par le maillage de canaux de communication et dâinfluence que tisse la Russie : gouvernement, PPRM, Internationale communiste, Jeunesses communistes, police secrĂšte, ministĂšres, provinces, institutions scientifiques, entreprises Ă capitaux partagĂ©s, etc. Ă lâextĂ©rieur, tout contact â ou contact attribuĂ© â avec les Japonais signe un blanc seing Ă un procĂšs pour trahison. Câest de cette maniĂšre que le PPRM est purgĂ© par vagues successives de ses Ă©lĂ©ments les moins dociles, qui sont remplacĂ©s par des jeunes repĂ©rĂ©s tĂŽt et formĂ©s dans la plus pure orthodoxie de lâautre cĂŽtĂ© de la frontiĂšre.
Une premiĂšre campagne de collectivisation des ressources, qui se traduit concrĂštement par une conquĂȘte des steppes par la ville, a lieu entre 1928 et 1932 dans le but de priver le clergĂ© de son patrimoine et de rĂ©former les unitĂ©s productrices traditionnelles. Elle se solde cependant par un dĂ©sastre Ă©conomique et une situation insurrectionnelle gĂ©nĂ©ralisĂ©e, ainsi que par la fuite de 30 000 nobles, religieux et nomades « ordinaires ».
QualifiĂ©e aprĂšs coup de « dĂ©viation », elle est suivie dâune attaque plus frontale, de 1937 Ă 1939, destinĂ©e Ă porter le coup de grĂące Ă lâĂglise, au moment oĂč les tensions avec le Japon atteignent leur paroxysme. 30 000 personnes sont cette fois-ci condamnĂ©es Ă mort publiquement, dont une majoritĂ© de lamas, et 80% des temples et monastĂšres sont rĂ©duits en cendres. Les Chinois, qui dominent toujours le commerce au dĂ©but des annĂ©es 1930, sont expulsĂ©s. Fait unique dans son histoire, la Mongolie se retrouve sous la coupe dâĂ©lites entiĂšrement nouvelles.
SECTION I : RESSOURCES & MINES58
LâĂtat, par exemple, qui nâa plus la concurrence des Ă©coles religieuses dans ce domaine, peut investir massivement en Ă©ducation : le taux dâalphabĂ©tisation passe de 6% en 1935 Ă 20% en 1940, puis bondit Ă 60% en 1950 â lâarmĂ©e, avec la conscription obligatoire, ayant un impact significatif en la matiĂšre. Sous les ordres de Staline, toutes les minoritĂ©s de lâURSS adoptent lâalphabet latin, puis le cyrillique, ce qui facilite lâaccĂšs Ă la langue russe, qui devient le vĂ©hicule de la nouvelle idĂ©ologie et des nouvelles formes dâascension sociale. Des modes dâexpression artistique inĂ©dits, comme le thĂ©Ăątre, le ballet, le cirque, le cinĂ©ma, la littĂ©rature, ainsi que des sports inconnus jusquâalors, comme lâathlĂ©tisme ou le cyclisme, font aussi leur apparition.
Ces changements nâaffectent toutefois pas fondamentalement la formidable capacitĂ© de rĂ©silience du pastoralisme nomade, qui reste la clef du contrĂŽle de lâimmense territoire mongol, avec son ariditĂ© hors normes et ses amplitudes thermales pouvant aller jusquâĂ 100°C. LâĂ©chec de la collectivisation des troupeaux nâa en effet pas rĂ©glĂ© le problĂšme, pour le gouvernement, dâun monde rural opposĂ© en tous points Ă une Ă©conomie moderne, avec sa faible densitĂ© de population, son ubiquitĂ©, sa sensibilitĂ© aux variations climatiques, et sa crĂ©ation de richesse minimale.
Ă la veille de la Seconde guerre mondiale, le prolĂ©tariat industriel ne compte que 10 000 ouvriers â plus 10 000 autres si lâon compte les coopĂ©ratives semi-artisanales. Le secteur extractif, quant Ă lui, ne se limite quâĂ la mine de charbon de NalaĂŻkh, construite pendant le protectorat tsariste. Lâemploi en usine nâattire de fait pas les Mongols, qui y restent souvent le temps dâune saison avant de sâĂ©vanouir dans les steppes, et les dizaines de milliers de lamas ayant Ă©chappĂ© aux massacres ne peuvent trouver refuge que dans lâĂ©levage. En 1953, 97% du bĂ©tail appartiennent ainsi toujours Ă des particuliers. Bref, Ă cette date, la structure de lâĂ©conomie reste relativement inchangĂ©e.
Câest encore un Ă©vĂ©nement extĂ©rieur qui va inflĂ©chir le destin de la Mongolie : il sâagit de la victoire des communistes sur les nationalistes en Chine en 1949, qui vient de surcroĂźt sâajouter Ă la dĂ©faite du Japon quatre ans auparavant. Lâhorizon se dĂ©gage donc a priori pour le pays, qui a Ă©tĂ© tour Ă tour zone de projection et zone tampon entre les grandes puissances de la rĂ©gion. En outre, Staline, sâil a certes forcĂ© la main de Tchang KaĂŻ-chek puis de Mao TsĂ©-Toung, a obtenu la reconnaissance de
POSSIBLES, HIVER 2012 59
lâindĂ©pendance de jure (et non plus de facto) dâOulan-Bator1.
La dĂ©cennie de paix qui sâouvre permet Ă la Mongolie de rĂ©aliser, finalement, la collectivisation du cheptel. Sa proportion sous propriĂ©tĂ© privĂ©e tombe Ă 25% en 1959, lâĂtat privilĂ©giant de nombreux incitatifs pour parvenir Ă ses fins sans rĂ©pĂ©ter la catastrophe de 1928-1932. Le secteur primaire commence Ă se diversifier, avec lâouverture de « nouvelles terres ». Les services Ă©ducatifs, sociaux, sanitaires et culturels sont en mesure dâatteindre les Ă©leveurs et les agriculteurs, et ce, mĂȘme dans les steppes les plus reculĂ©es, Ă partir dâune multitude de petits centres urbains relayĂ©s par des coopĂ©ratives. De nombreuses autres infrastructures sont par ailleurs mises sur pied Ă la faveur de lâĂ©mulation entre PĂ©kin et Moscou.
Mais câest le divorce entre ces derniers, en 1959, sur fond de course au leadership dans le monde communiste, qui fait entrer la Mongolie pour de bon dans la modernitĂ©. La Chine, parfaitement consciente du fait que cette rupture arrive Ă un moment oĂč son ancienne colonie peut capitaliser sur les synergies potentielles avec le tissu industriel sibĂ©rien, considĂ©rablement renforcĂ© pendant la guerre pour protĂ©ger la force de production soviĂ©tique des Allemands, met cartes sur table en 1960.
Elle propose une main dâĆuvre de 300 000 ouvriers accompagnĂ©e de la fourniture clefs en main dâun centre sidĂ©rurgique Ă Darkhan, en plein dans le « cordon ombilical » qui relie Oulan-Bator Ă la frontiĂšre russe. LâURSS rĂ©plique en aoĂ»t 1961 en rĂ©cupĂ©rant en partie lâidĂ©e, mais afin de promouvoir lâagro-alimentaire, puis lance directement de massifs travaux en octobre, Ă tel point que Darkhan, ville nouvelle, est dĂšs les annĂ©es 1970 la plus grande agglomĂ©ration aprĂšs la capitale.
La cadence sâaccĂ©lĂšre Ă partir de 1966, quand Moscou et Oulan-Bator signent un nouveau traitĂ© dâamitiĂ© et dâassistance mutuelle, qui jette les bases dâune refonte de lâĂ©conomie locale, et autorise le stationnement en Mongolie de la 39Ăšme armĂ©e soviĂ©tique2.
1 La RĂ©publique de Chine (TaĂŻwan), oĂč les nationalistes de Tchang KaĂŻ-chek se retrancheront, dĂ©noncera par la suite cet accord et contestera lâindĂ©pendance de la Mongolie jusquâen 2002.2 Cette derniĂšre atteindra un pic de 100 000 hommes, Ă une Ă©poque oĂč lâURSS et la Chine en viennent effectivement aux coups au sujet dâun diffĂ©rend frontalier (incident Damansky/Zhenbao en 1969).
SECTION I : RESSOURCES & MINES60
Dans le cadre de cette politique, ce sont surtout de grands projets miniers, entrepris dans la mĂȘme zone, qui vont assurer que la Mongolie ne change pas de camp et serve effectivement de bouclier au corridor trans-BaĂŻkal.
La colossale mine de cuivre et de molybdĂšne dâErdenet, situĂ©e Ă 180 kilomĂštres de Darkhan et pour laquelle on Ă©rige ex-nihilo la troisiĂšme ville du pays, reprĂ©sentera ainsi dĂšs son ouverture en 1978, et ce jusquâĂ nos jours, la premiĂšre source de revenus et de devises Ă©trangĂšres du gouvernement. Mongolrostsvetmet, qui se lance pour sa part dans lâexploitation de la fluorine aprĂšs lâeffondrement des livraisons chinoises, devient lâautre grande entreprise publique binationale. Mais on trouve aussi de lâuranium, et des pays comme la TchĂ©coslovaquie, lâAllemagne de lâEst et la Bulgarie investissent sur place dans la production dâĂ©tain et dâor.
Ceci dit, le paradigme qui se dessine est clair : on passe petit Ă petit dâun mode de dĂ©veloppement relativement « durable », basĂ© sur lâoccupation de tout le territoire et trĂšs demandant en capital humain, Ă un mode de dĂ©veloppement dĂ©pendant de ressources limitĂ©es, privilĂ©giant des poches gĂ©ographiques, et largement automatisĂ©. Tous les minerais sont destinĂ©s Ă ĂȘtre exportĂ©s tels quels, sans transformation prĂ©alable, et les technologies employĂ©es pour les extraire sont assez rudimentaires.
Pour lâheure, toutefois, le visage de la sociĂ©tĂ© mongole est radicalement transformĂ©, au cours dâune pĂ©riode quâil faut bien qualifier de « Trente glorieuses » socialistes, entre 1955 et 1985 environ. Sur le seul plan dĂ©mographique, la population triple presque, grĂące Ă des progrĂšs spectaculaires en matiĂšre de santĂ©, en passant de 845 500 Ă deux millions dâhabitants, et les urbains deviennent majoritaires Ă 57%, contre 21,5% auparavant.
Lâindustrie, qui reprĂ©sente seulement 7% du produit matĂ©riel net (PMN) au dĂ©but de cette pĂ©riode, en compte pour 35% Ă la fin, et a un effet dâentraĂźnement sur le commerce, qui passe de 10% Ă 26%.3 Par consĂ©quent, lâagriculture â 68% du PMN en 1950 â dĂ©cline jusquâĂ 20% en 1985 et nâoccupe plus cette annĂ©e-lĂ que 33% des actifs, Ă telle enseigne que le Politburo du PPRM Ă©voque la possibilitĂ© de sĂ©dentariser la population nomade une fois pour toutes.
3 Le produit matĂ©riel net Ă©tait lâindicateur comptable de rĂ©fĂ©rence du Bloc so-viĂ©tique.
POSSIBLES, HIVER 2012 61
Les femmes, catĂ©gorie vulnĂ©rable par excellence, sont bien intĂ©grĂ©es au marchĂ© du travail, et elles reprĂ©sentent 43% des diplĂŽmĂ©s des Ă©tablissements dâenseignement supĂ©rieur. Lâadministration offre mĂȘme Ă celles qui vivent Ă la campagne un accĂšs Ă des maternitĂ©s gratuites, un congĂ© prĂ© et post-natal, et des crĂšches. Leur taux dâalphabĂ©tisation explose pour atteindre 95%, et celui des hommes 98%, et toute une gamme de services est financĂ©e pour permettre aux enfants dâĂ©leveurs de poursuivre des Ă©tudes, au premier rang desquels la pension complĂšte et la gratuitĂ© scolaire. Une Ă©lite compĂ©tente dans les principaux corps de mĂ©tiers est formĂ©e en URSS et en Europe de lâEst. Certes symbolique, on compte mĂȘme, pour la petite histoire, un cosmonaute mongol dans la course aux Ă©toiles.
Tous ces changements sont nĂ©anmoins portĂ©s Ă bout de bras par un Ătat omniprĂ©sent, qui est le point dâarticulation de prioritĂ©s qui sont dĂ©terminĂ©es par et pour le Kremlin. En outre, quoique bĂ©nĂ©ficiant dâune relative pĂ©riode de grĂące puisquâelle commence tout juste Ă sâindustrialiser, la Mongolie nâa aucune marge de manĆuvre pour Ă©viter la crise dâusure qui frappe de plein fouet la vieille Russie socialiste Ă partir des annĂ©es 1980 : 95% de ses Ă©changes sont rĂ©alisĂ©s avec le Bloc soviĂ©tique, 90% de ses besoins sont couverts par les importations, et un tiers de son PIB repose sur lâaide financiĂšre et technique des pays « frĂšres ».
Pour redynamiser son vaste empire, Gorbatchev entame un programme dâouverture Ă©conomique (PerestroĂŻka) et de transparence bureaucratique (Glasnost) qui va trouver un Ă©cho favorable au sein des jeunes Mongols les plus Ă©duquĂ©s. Batmönkh, un universitaire qui prend le fauteuil de Tsedenbal, le Brejnev local, Ă©vincĂ© en 1984, est spĂ©cifiquement chargĂ© de mettre en place ces orientations Ă partir de 1986-1987. Il ne sâaventure cependant guĂšre plus loin quâune lĂ©gĂšre inflexion politique, autorisant la prĂ©sence de quelques mĂ©dias occidentaux, ou mettant sur pied une commission chargĂ©e de faire la lumiĂšre sur les purges des annĂ©es 1930.
Sur le plan extĂ©rieur, le vent tourne par contre plus vite, et annonce la fin dâun long tĂȘte-Ă -tĂȘte forcĂ© avec la Russie. La fonction de zone tampon de la Mongolie perd en effet de son importance depuis que PĂ©kin sâest engagĂ©, en 1978, dans un compromis avec le capitalisme et ne se pose plus en concurrente de Moscou. Les deux gĂ©ants rĂšglent leurs diffĂ©rends frontaliers en 1987, et Batmönkh peut signer plusieurs traitĂ©s bilatĂ©raux avec une Chine qui paraĂźt sans arriĂšres pensĂ©es, en Ă©tendant la dĂ©marche
SECTION I : RESSOURCES & MINES62
aux Ătats-Unis.
Du socialisme au capitalisme, la transition chaotique vers une économie de rente inégalitaire
Le 10 dĂ©cembre 1989, 200 personnes se rassemblent sous les fenĂȘtres du Parlement Ă Oulan-Bator pour appeler les autoritĂ©s Ă concrĂ©tiser une fois pour toutes leurs promesses de PerestroĂŻka et de Glasnost. Ă la surprise gĂ©nĂ©rale, dĂšs le lendemain, le PPRM en accepte le principe. Le 17 dĂ©cembre, ce sont 2 000 manifestants qui reviennent avec une pĂ©tition â la premiĂšre du genre â, dans laquelle ils demandent lâorganisation dâĂ©lections libres lâannĂ©e suivante. Le gouvernement se dit alors prĂȘt Ă entamer des rĂ©formes, mais seulement dans le cadre dâun programme plus Ă©talĂ© dans le temps.
RassemblĂ© sous la banniĂšre dâune Union dĂ©mocratique mongole (UDM), le mouvement sâĂ©tend aux campagnes, et les dolĂ©ances se font plus prĂ©cises. Mais face Ă lâattentisme des autoritĂ©s, câest la lĂ©gitimitĂ© mĂȘme des institutions qui est dĂ©sormais contestĂ©e. Le 8 mars, des violences Ă©clatent et une personne dĂ©cĂšde : lâUDM, apĂŽtre de la non-violence, est dĂ©bordĂ©e. Coup de thĂ©Ăątre le 9 mars : le Politburo du PPRM annonce sa dĂ©mission, et, peu aprĂšs, le Parlement se rĂ©unit pour accepter le multipartisme. Enfin, le 10 mai 1990, aprĂšs de laborieuses discussions, les premiĂšres Ă©lections libres de lâhistoire du pays sont fixĂ©es Ă juillet, et lâagitation publique cesse.
Comment le rĂ©gime a-t-il pu en arriver lĂ en lâespace de cinq mois seulement ? Plusieurs facteurs Ă©clairent directement lâissue des Ă©vĂšnements. Le noyau originel des manifestants est dâabord composĂ© des enfants des Ă©lites, formĂ©s en URSS ou en Europe de lâEst, sensibles aux idĂ©es de la pĂ©riode Gorbatchev, et qui connaissent tous, outre une langue slave, lâanglais ou lâallemand, ce qui leur donne accĂšs aux mĂ©dias occidentaux disponibles depuis peu. En outre, leurs demandes restent conformes aux rĂšgles politiques en vigueur, bien que leur mĂ©thode soit hors-la-loi. Les autoritĂ©s ont donc deux bonnes raisons de penser parvenir Ă les maĂźtriser en se pliant initialement Ă leurs rĂ©clamations. Câest un accĂšs de faiblesse qui ouvre la voie Ă lâĂ©mergence dâune critique plus populaire.
Quand les troubles atteignent leur paroxysme, le 8 mars, avec des dizaines de milliers dâindividus de toutes origines sociales, une lutte latente pour le pouvoir fait rage au sein des hautes sphĂšres de lâĂtat entre les partisans de
POSSIBLES, HIVER 2012 63
lâĂ©crasement du mouvement et ceux de la nĂ©gociation, Ă tel point que le ministre de la sĂ©curitĂ© publique nâose pas envoyer lâarmĂ©e de peur quâelle ne se retourne contre le gouvernement. Le Kremlin a bien fait savoir quâil ne soutiendrait pas une rĂ©pression musclĂ©e, ne souhaitant pas voir se rĂ©pĂ©ter lâexpĂ©rience chinoise de 1989 sur la place Tiananmen dans son prĂ©-carrĂ©. Les orthodoxes sont dĂšs lors Ă©cartĂ©s, et les rĂ©formateurs ont toute latitude pour emmener leurs troupes aux Ă©lections de juillet.
Au sein de lâopposition qui prend forme, une autre dynamique est en cours. Les enfants de la vieille Ă©lite, ceux de dĂ©cembre 1989, attachĂ©s Ă complĂ©ter les acquis sociaux par des progrĂšs dĂ©mocratiques, se retrouvent vite marginalisĂ©s par des nouveaux venus dans lâarĂšne publique, qui se font pour leur part les champions de lâĂ©conomie de marchĂ©. CantonnĂ©s aux centres urbains, inexpĂ©rimentĂ©s, tous arrivent en ordre dispersĂ© au scrutin, et ils sont sans surprise dĂ©faits par un PPRM qui augmente au prĂ©alable les allocations, les bourses et les salaires, et peut compter sur sa grande lĂ©gitimitĂ© dans le monde rural â qui est ironiquement non sans rappeler celle du Bogd Ă une autre Ă©poque.
Ă partir de ce moment, la transition sâaccĂ©lĂšre. La Russie met un terme Ă son soutien, rĂ©clame le remboursement de ses investissements passĂ©s, exige dâĂȘtre payĂ©e en dollars, et rechigne Ă Ă©changer par troc comme le souhaitent les Mongols. Ă court de liquiditĂ©s, ces derniers se tournent en catastrophe vers les bailleurs de fonds multilatĂ©raux et Washington : le SecrĂ©taire dâĂtat amĂ©ricain James Baker arrive en aoĂ»t 1990 Ă Oulan-Bator, au moment oĂč le Fonds monĂ©taire international y effectue sa premiĂšre visite, et la Banque asiatique de dĂ©veloppement suit en mai 1991. Comme entre 1911 et 1927, les dirigeants mongols cherchent en somme, Ă lâextĂ©rieur, un soutien pour se maintenir en place Ă travers la tempĂȘte. Or, dorĂ©navant, ils peuvent compter sur lâappui du vainqueur de la Guerre froide, et non de dynasties Ă lâagonie.
De surcroĂźt, lĂ oĂč il nây avait pas dâisomorphisme entre fĂ©odalisme et socialisme, il existe maintenant, entre socialisme et capitalisme, une rationalitĂ© Ă©tatique commune qui autorise les permutations idĂ©ologiques. MaĂźtrisant les rouages dâune administration plĂ©thorique et dâune Ă©conomie urbaine et industrielle centralisĂ©e, les ex-communistes apparaissent en effet aux yeux des Occidentaux comme les techniciens les mieux Ă mĂȘme, dans un contexte dâincertitude gĂ©nĂ©ralisĂ©e, dâouvrir le marchĂ© local et dâengager les institutions dans la voie de la dĂ©mocratie.
SECTION I : RESSOURCES & MINES64
Apte Ă recevoir des prĂȘts et des dons de lâOuest, le gouvernement du PPRM sâengage ainsi dans un des programmes de privatisation les plus rapides au monde : moins dâun an pour les plus petites entreprises. Chaque citoyen se voit donner des coupons reprĂ©sentant une proportion Ă©gale de lâunitĂ© en jeu, mais peu ont idĂ©e de leur valeur et du fonctionnement de la bourse, si bien que les pasteurs nomades et les citadins fragilisĂ©s par la soudainetĂ© de la crise les vendent Ă rabais pour acheter des biens de consommation courante.4 Quant aux appartements, ils sont simplement donnĂ©s Ă leurs occupants.
Ă la campagne, quelques 26 millions de bĂȘtes ainsi que du matĂ©riel (tracteurs, outils, etc.) sont rĂ©partis par les directeurs de chaque coopĂ©rative en prioritĂ© Ă leurs familles et Ă leurs rĂ©seaux personnels, grĂące Ă quoi, dĂšs 1992, 5% seulement des mĂ©nages ont des troupeaux de 200 tĂȘtes et plus, et 42% de moins de 31 tĂȘtes.5 Les prix sont libĂ©ralisĂ©s, et lâinflation explose : elle atteint alors 325%. LâĂtat sabre en parallĂšle dans ses dĂ©penses, avec pour consĂ©quences, parmi dâautres, une mortalitĂ© des mĂšres en couche qui double dans les trois premiĂšres annĂ©es de la transition, des abandons scolaires de plus en plus nombreux, des milliers dâenfants qui deviennent sans-abris dans les rues de la capitale, et des collections musĂ©ales pillĂ©es.
La corruption devient endĂ©mique dans le jeu de recomposition du patrimoine des Ă©lites, gangrĂ©nant le quotidien des citoyens comme les dĂ©cisions des plus hauts responsables. En 1993, le vice-Premier ministre Purevdorj signe, par exemple, un accord avec la firme amĂ©ricaine Ibex Group, lui octroyant un monopole de 99 ans sur lâextraction des ressources miniĂšres, les tĂ©lĂ©communications, le tourisme et le cachemire. Une fuite in extremis dans la presse fera avorter le projet deux ans plus tard. Les Russes, pour leur part, dĂ©cident de vendre au secteur privĂ© la moitiĂ© de leurs 49% dâErdenet â qui Ă©vite pourtant Ă la Mongolie la faillite pure et simple â au coĂ»t largement sous-Ă©valuĂ© de 240 000 dollars.
4 En 2003, 0,5% de la population possĂšde plus de 70% des parts des compagnies privatisĂ©es Ă ce moment-lĂ .5 Câest une inĂ©galitĂ© qui, en 2006, ne sâest pas rĂ©sorbĂ©e, puisque 52% des familles impliquĂ©es dans le secteur ont moins de 100 animaux. Il en faut entre 200 et 300 Ă une famille de quatre Ă cinq membres pour vivre dĂ©cemment.
POSSIBLES, HIVER 2012 65
LassĂ©s, les citoyens votent pour le changement en 1996, en portant au pouvoir lâancienne UDM, concrĂ©tisant la premiĂšre alternance politique depuis 1921. Soutenue par des organisations amĂ©ricaines et allemandes liant Ă©conomie de marchĂ© et dĂ©mocratie, celle-ci se rĂ©vĂšle pourtant plus dĂ©terminĂ©e encore Ă mener Ă bien la thĂ©rapie de choc, allant jusquâĂ retirer 103 000 pensionnaires du systĂšme de retraite. Lâaffairisme reprend de plus belle, et la situation Ă©conomique et sociale reste dramatique.
Au terme dâune dĂ©cennie de « rĂ©ingĂ©nierie » Ă©tatique, et malgrĂ© les coĂ»ts de licenciement les plus bas du monde, lâabsence de vĂ©ritables taxes sur le commerce, et le cinquiĂšme rang dĂ©tenu par la Mongolie parmi les pays les plus dĂ©pendants Ă lâaide Ă©trangĂšre, le revenu par habitant est 77% infĂ©rieur Ă celui de 1989. Le chĂŽmage fait des ravages au sein dâune population sur-Ă©duquĂ©e, qui vient gonfler le nouveau secteur informel, qui reprĂ©sente, dans la capitale seulement, entre 20% et 40% des actifs. Le taux de natalitĂ© chute de 52%, et le nombre de mariages de 40%. Un tiers des Mongols vit sous le seuil de pauvretĂ©, et les inĂ©galitĂ©s ne cessent de croĂźtre.
La situation est totalement inĂ©dite du point de vue des changements structurels. On assiste Ă un passage « du DeuxiĂšme au Tiers Monde », qui se caractĂ©rise par la conjugaison dâune dĂ©sindustrialisation, dâun exode urbain, et dâun retour Ă un pastoralisme nomade dont la productivitĂ© est en baisse. Lâindustrie voit en effet sa part dans le PIB sâeffondrer de 41% en 1990 Ă 20% en 2003, un processus qui amĂšne des milliers de familles citadines Ă devoir sâexiler Ă la campagne pour se lancer dans lâĂ©levage, sans expĂ©rience. Ce mouvement fait reculer le nombre dâurbains Ă 52%, avant un douloureux retour de bĂąton en 1999, quâOulan-Bator absorbera au dĂ©triment des autres villes. La proportion du secteur agricole dans lâemploi total passe de 32% en 1989 Ă 49% en 1998, et de 15,5% Ă 37,5% dans le PIB.
Cet afflux dans les steppes survient alors que la majoritĂ© des 35 000 puits ne sont plus entretenus et que la disparition des coopĂ©ratives â qui aidaient Ă mettre les animaux sur le marchĂ© et fournissaient les services sociaux â forcent les Ă©leveurs Ă rivaliser pour les meilleurs pĂąturages. De 1990 Ă 1999, le cheptel passe ainsi de 26 millions de tĂȘtes Ă 33,5 millions, dĂ©passant la capacitĂ© de renouvellement du milieu. En outre, sa composition change de façon radicale, la recherche de rentabilitĂ© Ă court terme faisant prĂ©fĂ©rer les chĂšvres, dont on exporte la laine de cachemire en Chine, aux moutons, mais les premiĂšres arrachent les pousses au lieu de
SECTION I : RESSOURCES & MINES66
les couper comme le font les seconds, accélérant une tendance lourde à la désertification.
Ainsi, lorsque une sĂ©rie dâĂ©tĂ©s secs suivis dâhivers plus rigoureux quâĂ lâhabitude sâabat sur la Mongolie en 1999, 2000 et 2001, ses effets vont sâen trouver dĂ©multipliĂ©s par les consĂ©quences de la crise en zone rurale. Ne bĂ©nĂ©ficiant plus dâassez de rĂ©serves de graisse ni de fourrage, les animaux doivent faire face au gel et au dĂ©gel de la neige (dzud), qui forment une croĂ»te difficile Ă traverser pour atteindre une herbe devenue plus rare. Quelques 11 millions dâentre eux meurent de faim, laissant leurs propriĂ©taires dans le plus grand dĂ©nuement. Le pastoralisme, malgrĂ© toutes les vicissitudes du XXe siĂšcle, vient de perdre, pour le peuple, sa vocation de refuge face Ă la crise.
Les dĂ©shĂ©ritĂ©s qui ne vont pas (re)venir gonfler brutalement les quartiers pĂ©riphĂ©riques de la capitale envahissent en masse une extension originale de lâĂ©conomie informelle, dont un embryon commence tout juste Ă se structurer : les mines artisanales. Cependant, au mĂȘme moment, dans un Ă©lan que la Banque mondiale qualifie de « sans Ă©quivalent » ailleurs, le secteur extractif formel attire, quant Ă lui, une multitude de firmes Ă©trangĂšres dans le but de profiter des formidables gisements dâor, de cuivre, de fluorine, de fer, de plomb, dâargent, de tungstĂšne, dâuranium, de zinc et autres qui sont dĂ©couverts.
Cette double dynamique prend racine dĂšs les premiers mois de la pĂ©riode capitaliste. Le dĂ©clic a lieu en 1991, dans le village de Bornuur, dans le centre-nord du pays, lorsque quelques dizaines dâindividus commencent Ă recycler les sĂ©diments environnants pour en extraire paillettes et poussiĂšres dâor. Non loin de lĂ , dâautres dĂ©cident de se spĂ©cialiser dans la rĂ©cupĂ©ration du mercure prĂ©sent dans le sol aprĂšs lâexplosion en 1956 dâun stock de dix tonnes, afin dâalimenter la demande locale.
En 1993, ce sont des travailleurs de la mine de charbon de NalaĂŻkh qui sâapproprient les nombreux tunnels laissĂ©s vacants Ă sa fermeture. Puis, en 1995-1996, des centaines dâex-employĂ©s dâautres mines publiques, pour la plupart hautement qualifiĂ©s, assistĂ©s de leurs familles, se lancent Ă leur compte dans les roches aurifĂšres. Enfin, au cours de la premiĂšre moitiĂ© de 1999, ils sont rejoints par une vague plus importante dâanciens fermiers et dâurbains marginalisĂ©s, Ă lâissue de laquelle ces « pionniers » sont prĂšs de 10 000.
POSSIBLES, HIVER 2012 67
De son cĂŽtĂ©, le gouvernement entame, en 1992, son programme « Or » dans le but dâattirer les investissements Ă©trangers qui font cruellement dĂ©faut Ă ses finances. En 1994, il franchit une Ă©tape supplĂ©mentaire en ouvrant son trĂšs secret Fonds gĂ©ologique. Mais câest surtout lâadoption, en 1997, dâune loi sur le sous-sol considĂ©rĂ©e comme un exemple de libĂ©ralisme en la matiĂšre, qui permet dâobtenir le vĂ©ritable aperçu des richesses souterraines. Le dĂ©part dâune course aux licences dâexploration est sonnĂ©, et son succĂšs est tel quâen 2003, avec prĂšs du quart du territoire national couvert, on en compte prĂšs de 2 600, auxquelles sâajoutent 78 000 hectares sous licences dâexploitation dĂ©tenues par 141 entreprises.
La majoritĂ© de ces 141 entreprises se concentre dans des zones alluviales aurifĂšres prĂ©sentes un peu partout, et les technologies auxquelles elles ont recours, toujours largement tributaires de lâhĂ©ritage socialiste, entraĂźnent des pertes de 15% Ă 45% de lâor contenu dans le minerai quâelles traitent. Câest donc ce quâelles laissent derriĂšre elles qui va stimuler la convergence avec le secteur informel en sâimposant comme la seule alternative immĂ©diate de survie aux individus affectĂ©s par les dzuds. En lâespace de trois ans seulement, et par capillaritĂ© avec les quelques rĂ©seaux dĂ©jĂ constituĂ©s, le nombre des mineurs artisanaux est multipliĂ© par dix, et en 2003, il dĂ©passe le cap des 100 000.
Il faut dire que le potentiel de recyclage en question est substantiel, puisquâĂ ce point prĂ©cis, chaque annĂ©e, ce sont prĂšs de 7,8 tonnes dâor qui sont rejetĂ©es par les industriels, Ă lâorigine de 95% des 7,5 tonnes extraites par les artisans (pour une valeur de 60 millions Ă 100 millions de dollars), en plus de stocks fixes restants estimĂ©s Ă 48 tonnes de mĂ©tal pur. Certains experts nâhĂ©sitent pas, devant ces chiffres, Ă envisager un ancrage du phĂ©nomĂšne sur plusieurs dĂ©cennies.
Les sĂ©diments, notamment, qui forment le gros de ces dĂ©chets, prĂ©sentent lâavantage dâĂȘtre relativement simples Ă exploiter pour des nĂ©ophytes dĂ©pourvus de moyens financiers et matĂ©riels, grĂące Ă quoi ils attirent la plus grande part des nouveaux arrivants. On compte nĂ©anmoins 20 000 chercheurs dâor spĂ©cialisĂ©s dans les roches, plus difficiles dâaccĂšs, et mĂȘme, quoique marginalement, des groupes qui vivent de la fluorine, des gemmes, du sel de montagne, et bien sĂ»r du charbon et du mercure.
La diversitĂ© de cette population ne sâarrĂȘte pas lĂ . Hommes, femmes et enfants tiennent des rĂŽles gĂ©nĂ©ralement diffĂ©rents. Les mĂ©tiers dâorigine
SECTION I : RESSOURCES & MINES68
sont aussi variĂ©s que juge ou ouvrier. Les revenus sont susceptibles de passer du simple au dĂ©cuple dâun lieu Ă lâautre pour la mĂȘme activitĂ©. Et le temps investi peut reprĂ©senter quelques jours ou plusieurs saisons, avec un mode opĂ©ratoire sĂ©dentaire ou nomade, tout cela en fonction du profil et des circonstances de chacun : mineur professionnel, Ă©leveur, Ă©tudiant, retraitĂ©, prestataire de service ; avec des dettes Ă rembourser, des enfants Ă charge, etc.
Si la condition sine qua non de leur existence est Ă©videmment la relative inefficacitĂ© de lâindustrie, les mineurs artisanaux possĂšdent par rapport Ă celle-ci, en contrepartie, un avantage technologique avec leurs procĂ©dĂ©s manuels. Plus prĂ©cis et plus rĂ©actifs, ils sont capables de traiter un minerai contenant jusquâĂ cinq fois moins de mĂ©tal au mĂštre cube et ils en Ă©valuent la densitĂ© moyenne en continu, alors que les compagnies Ă©tablissent leurs objectifs sur une moyenne de plusieurs jours. En outre, ils ne sâarrĂȘtent pas pendant lâhiver comme ces derniĂšres, qui doivent tenir compte des conditions climatiques rigoureuses pour la machinerie et de leurs besoins importants en eau liquide.
Chaque dĂ©tail de leur occupation est soumis Ă rĂ©Ă©valuation et adaptation constantes. En tĂ©moignent, notamment, lâimportation en 2003 dâ« essoreuses » Ă sec californiennes, disponibles en version locale deux ans aprĂšs, et celle, en 2005, de dĂ©tecteurs de mĂ©taux coĂ»tant entre 1 500 dollars et 4 000 dollars. Plus rien ne les retient, Ă la suite de ces « innovations », pour explorer dâautres terrains qui ne sont pas privatisĂ©s, comme lâimmense parc naturel du dĂ©sert de Gobi. Bref, le dynamisme de ces artisans est tel quâils constituent, peu aprĂšs leur Ă©mergence, la premiĂšre source de revenus et de nouveaux emplois dans le monde rural.
MalgrĂ© tout, leurs communautĂ©s reproduisent les inĂ©galitĂ©s qui caractĂ©risent la sociĂ©tĂ© mongole dans son ensemble. Elles sont les premiĂšres victimes des dĂ©gĂąts environnementaux quâelles causent, et les heures de travail excessives, les conditions sanitaires dĂ©plorables et la criminalitĂ© Ă©levĂ©e y sont chroniques. Par ailleurs, les villages prĂšs desquels elles sâĂ©tablissent, dĂ©bordĂ©s par leur nombre et ne disposant pas des infrastructures nĂ©cessaires pour les prendre en charge, rĂ©agissent souvent mal Ă leur voisinage. Enfin, leur Ă©conomie dĂ©pend, comme celle du reste du pays, de prix volatiles dĂ©terminĂ©s Ă lâextĂ©rieur, et elle gĂ©nĂšre de lâargent liquide destinĂ© Ă ĂȘtre consommĂ© largement en produits importĂ©s ou rĂ©investi Ă Oulan-Bator, par exemple dans lâachat de taxis.
POSSIBLES, HIVER 2012 69
Exclus du systĂšme de sĂ©curitĂ© sociale, comme prĂšs de 60% des actifs (surtout ruraux), par un gouvernement soucieux de limiter au strict minimum ses dĂ©penses au lendemain de lâeffondrement du rĂ©gime socialiste, les mineurs artisanaux sont en outre maintenus dans une illĂ©galitĂ© prolongĂ©e. Cette illĂ©galitĂ© sert de prĂ©texte aux services de sĂ©curitĂ© des dĂ©tenteurs de licences et aux forces de lâordre pour les rĂ©primer et leur confisquer leur production, parfois violemment, puisquâils « volent » des ressources ne leur appartenant pas, bien quâelles soient dĂ©nuĂ©es de valeur commerciale en lâĂ©tat.
Les autoritĂ©s, responsables en premier et en dernier ressort de cette situation, maintiennent une attitude volontairement attentiste Ă leur Ă©gard pendant toute la dĂ©cennie 2000. La Banque nationale de Mongolie est en effet la seule au monde Ă ĂȘtre habilitĂ©e Ă acheter de lâor brut et Ă le vendre pour en tirer un bĂ©nĂ©fice ; elle participe Ă ce titre au circuit de lâorpaillage informel. De plus, la dispersion de ces 100 000 victimes de la thĂ©rapie de choc des annĂ©es 1990 sur un territoire immense Ă©vite lâexplosion dâOulan-Bator, donc une potentielle montĂ©e de la contestation sous les fenĂȘtres du Parlement. Câest aussi, de maniĂšre plus subtile, Ă un coĂ»t modique pour les finances publiques, un rĂ©servoir dâ« entrepreneurs » rompus aux pratiques du marchĂ©, pour le jour oĂč la conjoncture en aura besoin.
Câest dans cette optique quâil faut comprendre lâadoption, en 2010-2011, dâune sĂ©rie de mesures lĂ©gislatives visant Ă encadrer leurs activitĂ©s. Ces mesures stipulent en particulier que les mineurs artisanaux peuvent acquĂ©rir des licences collectivement et signer des contrats avec les entreprises dont ils exploitent les dĂ©chets. Cependant, les conditions en sont si complexes et si restrictives que leur mise en pratique pose dĂ©jĂ problĂšme sur le terrain et crĂ©e une Ă©niĂšme sĂ©lection entre les « mĂ©ritants », qui ont les moyens de rentrer dans le droit, et les autres.
* * *
Nombreux sont ceux, au sein de la galaxie des institutions internationales ayant pignon sur rue Ă Oulan-Bator et au sein du gouvernement, qui prĂ©disent que les mineurs artisanaux rĂ©intĂ©greront dâeux-mĂȘmes lâĂ©conomie formelle Ă mesure quâune pĂ©riode prolongĂ©e de croissance leur en offrira les opportunitĂ©s. Câest faire abstraction des facteurs structurels que nous venons de passer en revue, ainsi que des tendances lourdes du systĂšme capitaliste Ă produire de lâexclusion pour maintenir son rythme de
SECTION I : RESSOURCES & MINES70
développement, en particulier dans le cas qui nous intéresse.
Plus grave, peut-ĂȘtre, pour des dĂ©cideurs ancrĂ©s dans le prĂ©sent : lâactualitĂ© leur donne dĂ©jĂ tort. Le nombre de « ninjas », comme les mĂ©dias les surnomment en rĂ©fĂ©rence aux personnages dâun dessin animĂ© auxquels ils sont censĂ©s ressembler avec leur Ă©quipement, est aujourdâhui loin de se rĂ©sorber, notamment aprĂšs un autre dzud en 2009-2010, qui a entraĂźnĂ© Ă lui seul la mort de huit millions de tĂȘtes de bĂ©tail. Tout lâĂ©quilibre des steppes est chamboulĂ©, et les facteurs aggravants sont bien sĂ»r dâorigine anthropique. Lâindustrie extractive, quant Ă elle, nâest pas en mesure de fournir les emplois nĂ©cessaires, occupant seulement 4% des actifs au plus fort du boum des annĂ©es 2000, alors quâelle compte pour un tiers du PIB et 70% des exportations.
En outre, les tensions populaires se multiplient autour de lâaccĂšs Ă la rente miniĂšre, comme lâillustrent lâapparition de coalitions citoyennes rĂ©clamant une plus grande prise de participation des autoritĂ©s dans les projets dâexploitation dits « stratĂ©giques ». Une nouvelle loi sur le sous-sol leur fait dâailleurs partiellement Ă©cho depuis 2006. Le PPRM et les hĂ©ritiers de lâUDM se livrent aussi une concurrence de plus en plus fĂ©roce pour gagner le pouvoir de « redistribuer », avec des surenchĂšres de promesses de primes et de chĂšques divers aux votants. Cette concurrence explique en partie des affrontements post-Ă©lectoraux ayant fait cinq morts en 2008, des violences inĂ©dites depuis 1990.
La Mongolie nâa finalement fait que troquer une forme de dĂ©pendance pour une autre, et tout y est Ă reconstruire, en prioritĂ© ses infrastructures urbaines. 60% des habitants de la capitale, par exemple, vivent sous une yourte. Le pays est plus vulnĂ©rable que jamais aux variations des prix des matiĂšres premiĂšres, et sa balance du commerce extĂ©rieur est chroniquement dĂ©ficitaire. Par ailleurs, la Chine, par le seul pouvoir du marchĂ©, a rĂ©ussi Ă y reconquĂ©rir en sous main sa position prĂ©dominante : elle en est le premier investisseur, le premier client, et bientĂŽt le premier fournisseur.
Ce dernier point a son importance. LâĂtat mongol ne doit en effet son existence quâĂ lâĂ©quilibre des puissances entre ses grands voisins. Mais sa spĂ©cificitĂ© tient au fait que, jusquâĂ la dĂ©couverte du plein potentiel de ses rĂ©serves minĂ©rales dans les annĂ©es 1990, il remplissait seulement une fonction politique, dâoĂč son entrĂ©e tardive â 1950-1960 â dans la modernitĂ©. Il est le plus pur produit de lâinterventionnisme Ă©tranger, avec
POSSIBLES, HIVER 2012 71
son lot dâĂ©vĂšnements dĂ©clencheurs lointains et de consĂ©quences locales arbitraires. Ses Ă©lites ont rĂ©ussi Ă traverser indemnes toutes les crises, Ă lâexception du stalinisme. JusquâĂ quand le pourront-elles, maintenant quâelles sont assises sur des mines dâor qui aiguisent mĂȘme lâappĂ©tit du placide Canada et que les attentes de la population sont immenses ?
RepĂšres bibliographiques
Pour approfondir le sujet, nous proposons les sources suivantes :
APPEL P. W., 2005, Small-Scale Mining in Mongolia. A Survey Carried out in 2004. Copenhague: GEUS (Geological Survey of Denmark and Greenland).
BANQUE MONDIALE, 2003, Mongolia Mining Sector: Managing the Future. Washington (D.C.), Banque mondiale.
BANQUE MONDIALE, 2007, Mongolia: Building the Skills for the New Economy. Washington (D.C.), Banque mondiale.
BAT-ERDENE (BAABAR) B., 2004 [1996], History of Mongolia. Oulan-Bator, Monsudar.
EVEN M.-D. et S. Clairet, 2008, « Dossier Ethnopolitique: Mongolie », Diplomatie 34 (sept./oct.): 101-13.
GRAYSON R., 2007, « Anatomy of the Peopleâs Gold Rush in Modern Mongolia », World Placer Journal 7: 1-66.
GRIFFIN K. (dir.), 2003, Poverty Reduction in Mongolia. Canberra, Asia Pacific Press.
GROUSSET R., 1965 [1938], Lâempire des steppes. Attila, Gengis-Khan, Tamerlan. Paris, Payot.
MBDA (Mongolian Business Development Agency), Eco-Minex International Ltd
SECTION I : RESSOURCES & MINES72
et Murray Harrison Ltd, 2003, Ninja Gold Miners of Mongolia. Assistance to Policy Formulation for the Informal Gold Mining Sub-Sector in Mongolia. Final Report. Oulan-Bator, MBDA, Eco-Minex International Ltd et Murray Harrison Ltd.
PNUD (Programme des Nations-unies pour le développement), 2000, Human Development Report Mongolia 2000. Reorienting the State. Oulan-Bator: PNUD.
PNUD (Programme des Nations-unies pour le développement), 2003, Human Development Report Mongolia 2003. Urban-Rural Disparities in Mongolia. Oulan-Bator, PNUD.
PNUD (Programme des Nations-unies pour le développement), 2005, Economic and Ecological Vulnerabilities and Human Security in Mongolia. Oulan-Bator, PNUD.
PNUD (Programme des Nations-unies pour le développement), 2007, Mongolia Human Development Report 2007. Employment and Poverty in Mongolia. Executive Summary. Oulan-Bator, PNUD.
ROSSABI M., 2005, Modern Mongolia. From Khans to Commissars to Capitalists. Berkeley, Univerity of California Press.
RUPEN R., 1979, How Mongolia is Really Ruled. A Political History of the Mongolian Peopleâs Republic 1900-1978. Stanford, Hoover Institution Press.
UNFPA (Fonds des Nations-Unies pour la Population), 2007, Socio-Economic Situation of Informal Gold Miners and Their Need for Social Services. Survey Report. Oulan-Bator, UNFPA.
USGS (United States Geological Survey), 2009, « 2007 Minerals Yearbook Mongolia (Advance Release) ». En ligne. http://minerals.usgs.gov/minerals/pubs/country/2007/myb3-2007-mg.pdf
73
RESOURCES & MINES
RĂ©trospective dâune annĂ©e de rĂ©sistance Ă lâexploitation miniĂšre : entre espoirs et atermoiements
Par Annie Pelletier
Dure annĂ©e que la derniĂšre, pour le Guatemala! Si plusieurs dâentre nous connaissent bien la triste chanson de la violence et des
violations des droits humains dans ce pays, mĂȘme les plus avertis auront encore eu de quoi sâĂ©tonner en 2009, tant les rebondissements politiques et sociaux auront Ă©tĂ© Ă la fois vifs, tĂ©lĂ© romanesques1 et prĂ©occupants, parce que symptomatiques dâun pays en crise.
Pourtant, en marge des Ă©pisodes dâingouvernabilitĂ©, de la corruption, du contrĂŽle exercĂ© par le crime organisĂ©, du climat de violence et de rĂ©pression2, de la justice historiquement dĂ©faillante et de la pauvretĂ© croissante, la sociĂ©tĂ© civile ne sâest peut-ĂȘtre jamais autant affirmĂ©e que ces derniers mois. En fait foi la mobilisation pour la dĂ©fense des ressources naturelles, alors quâelle a contraint le gouvernement Ă reconnaĂźtre enfin le dĂ©ficit dĂ©mocratique sur la question, Ă ouvrir des espaces dâexpression publique et Ă tenter de rĂ©pondre aux pressions grandissantes dâun front commun qui demande Ă ĂȘtre pris en considĂ©ration et qui rĂ©clame, notamment, une rĂ©forme complĂšte de la loi rĂ©gissant les activitĂ©s miniĂšres au pays3. Câest tout un processus dâorganisation citoyenne, lent et fragmentĂ©, mais combien important, qui est en train de se dĂ©rouler au sud.
Premiers signes dâune rĂ©sistance sociale
A partir de 2001 dĂ©jĂ , des poches de protestations sociales avaient commencĂ© Ă surgir4, preuve de la rĂ©appropriation dâune libertĂ© dâexpression longtemps refoulĂ©e par les armes. Mais ce nâest que plus tard quâon a vu se crĂ©er et sâactiver des mouvements organisĂ©s en opposition aux
SECTION I : RESSOURCES & MINES74
mĂ©gaprojets de barrages hydroĂ©lectriques, ou aux concessions octroyĂ©es Ă des entreprises dâextraction de pĂ©trole et de minerais, la plupart Ă©trangĂšres. LĂ oĂč la prospection allait bon train, lâinquiĂ©tude des populations locales augmentait, donnant Ă voir les prĂ©misses dâune conflictualitĂ© sociale exacerbĂ©e par cette
« nouvelle colonisation ». En 2004, Ă la veille de lâautorisation dâune licence dâexploitation pour la premiĂšre mine dâor Ă ciel ouvert dans le dĂ©partement de San Marcos, des organisations environnementales5 sonnent lâalarme sur le grand laxisme de la loi miniĂšre : de trop minces redevances des entreprises Ă lâĂ©tat (1%), une absence de contrĂŽles externes, et le manque dâengagement pour la rĂ©habilitation complĂšte des sites dâexploitation favorisent nettement lâindustrie extractive au dĂ©triment des droits des GuatĂ©maltĂšques et des peuples autochtones.
La compagnie canadienne Montana Exploradora de Guatemala6 se fait alors rassurante, offrant de plein grĂ© des garanties pour dĂ©montrer que le projet Marlin en est un responsable face Ă lâenvironnement et aux communautĂ©s, mais la rĂ©ponse demeure peu satisfaisante pour les habitants de Sipakapa et de San Miguel IxtahuacĂĄn qui craignent de voir leur milieu de vie contaminĂ© par les opĂ©rations miniĂšres et leur santĂ© en ĂȘtre affectĂ©e. Lâavenir leur donnera malheureusement raison.
En attendant, un vaste processus de consultations communautaires se dĂ©ploie dans le nord-ouest du pays et provoque des rĂ©actions en chaĂźne, lĂ oĂč les gouvernements successifs de la « paix » ont dĂ©coupĂ© le territoire en centaine de concessions, sans prendre la peine dâinterroger et dâinformer prĂ©alablement les populations potentiellement affectĂ©es par ce type de dĂ©veloppement. Depuis 2005, lâorganisation de plus dâune trentaine de consultations communautaires par les autoritĂ©s et les leaders locaux rendent visibles le rejet massif de plus de 500 000 personnes face Ă lâexploitation miniĂšre sur leur territoire. Surtout, elles permettent lâĂ©mergence dâune vaste coordination dâorganisations et de mouvements autochtones, non autochtones et intersectoriels, peu
Amplification des luttes sociales et esquisses de réponses politiques
En fĂ©vrier 2009, la lutte sâintensifie, alors que plusieurs organisations du mouvement social et environnemental joignent leurs efforts pour exiger
POSSIBLES, HIVER 2012 75
la rĂ©forme de la loi miniĂšre, mĂȘme sâils ne sâentendent pas nĂ©cessairement sur les revendications. Certains proposent une hausse des redevances des entreprises de lâordre de 50%, alors que dâautres rejettent dâemblĂ©e lâemphase mise sur cette question qui cache, selon eux, le vĂ©ritable dĂ©bat : la lĂ©gitimitĂ© mĂȘme des mĂ©gaprojets dâexploitation miniĂšre en lâabsence de consultation prĂ©alable et de consensus social.
En juillet, alors que plusieurs centaines dâhabitants de San Juan SacatepĂ©quez7 bloquent depuis trois jours les grandes artĂšres de la capitale, le gouvernement cĂšde enfin en autorisant la crĂ©ation dâune Commission pour la transparence8, chargĂ©e dâanalyser le conflit entourant lâoctroi des licences dâexploitation Ă lâentreprise nationale Cementos Progreso et Ă la transnationale Goldcorp, et de produire des recommandations pour trouver des solutions Ă lâimpasse.
Câest la premiĂšre fois que le gouvernement nomme une telle instance pour entendre le point de vue de toutes les parties en conflit, et lâexercice suscite un vif dâintĂ©rĂȘt. Le rapport de la Commission de Transparence sera publiĂ© le 14 novembre, non sans crĂ©er une certaine dĂ©ception chez les militants de la premiĂšre ligne : la Commission se refuse Ă recommander la suspension des licences dâexploitation en vigueur, son mandat lĂ©gal ne lui donnant pas un tel pouvoir dâinterfĂ©rence. En revanche, elle sâajoute aux voix qui clament que lâĂtat du Guatemala viole la convention 169 de lâO.I.T., tout comme sa propre constitution, en nâayant toujours pas crĂ©Ă© de mĂ©canismes juridiques, normatifs et administratifs pour mettre de lâavant des consultations avec les peuples autochtones avant dâautoriser tout projet de dĂ©veloppement minier sur leur territoire, ou pour donner force de loi aux rĂ©fĂ©rendums dĂ©jĂ rĂ©alisĂ©s. Le rapport souligne abondamment la nĂ©cessitĂ© de se doter dâune loi miniĂšre assurant de meilleurs contrĂŽles environnementaux et la perception de redevances plus justes (de 5 Ă 9%) pour lâĂtat, mais surtout pour les municipalitĂ©s affectĂ©es.
Des dommages prévisibles qui ne passent pas inaperçus
Le 24 dĂ©cembre 2009 se produit Ă San Miguel IxtahuacĂĄn ce que plusieurs craignent dans la rĂ©gion: le bris dâun conduit menant vers la digue de rĂ©tention des eaux usĂ©es de la mine Marlin provoque lâĂ©coulement de 83m3 de dĂ©chets industriels vers le ruisseau Quivichil, un point dâeau vital pour les communautĂ©s des environs. Montana Exploradora fait le point sur les travaux de nettoyage et nie les possibilitĂ©s de contamination,
SECTION I : RESSOURCES & MINES76
promettant quâaucun autre accident ne se reproduira9.
Et voilĂ que quelque chose auquel personne nâavait Ă©tĂ© habituĂ© se produit : le Ministre de lâenvironnement LuĂs FerratĂ© ne se contente pas des rĂ©ponses donnĂ©es par lâentreprise, et dĂ©pose une plainte10 contre Montana, exigeant que des enquĂȘtes indĂ©pendantes et des examens de la faune et de la flore soient menĂ©s pour dĂ©terminer si le liquide industriel qui sâest Ă©chappĂ© aurait pu contenir des mĂ©taux lourds potentiellement toxiques. Gageons que la tenue de la commission y est pour quelque chose. Pour Yuri Melini, cet incident dĂ©montre clairement que la sĂ©curitĂ© industrielle de la mine nâest pas au point.
Des avancées significatives?
La bonne nouvelle, câest que les choses pourraient ĂȘtre appelĂ©es Ă changer. GrĂące Ă un rĂ©cent jugement de la Cour SuprĂȘme du Canada11, les compagnies canadiennes opĂ©rant Ă lâĂ©tranger seront dĂ©sormais tenues de prĂ©senter des Ă©tudes dâimpacts environnementaux et sociaux plus complĂštes â mesurant tous les impacts possibles sur le projet minier dans son ensemble â et rĂ©digĂ©es de maniĂšre Ă faciliter la comprĂ©hension et la consultation publique. Le jugement canadien donne aussi des armes solides aux organisations Ă©cologistes et au MinistĂšre de lâenvironnement12 pour exiger toutes les ressources nĂ©cessaires Ă de meilleurs contrĂŽles Ă©thiques et environnementaux pour les entreprises extractives. Une rĂ©volution? Peut-ĂȘtre pas : lâavancĂ©e juridique est salutaire, mais sa mise en pratique sera sans doute laborieuse, si on se fie aux intĂ©rĂȘts Ă©conomiques en jeu et Ă la mollesse dâune classe politique et diplomatique sans cesse courtisĂ©e par le lobbysme minier qui crie dĂ©jĂ Ă la manipulation. En pĂ©riode de crise Ă©conomique et de besoins pressants de liquiditĂ©s, rien nâautorise Ă croire que le Guatemala aura vraiment les moyens de sa souverainetĂ© sur son territoire et ses ressources naturelles. Mais lâannĂ©e 2009 Ă San Marcos, aussi accablante quâelle ait Ă©tĂ©, nous a aussi rĂ©servĂ© quelques bonnes surprises : 2010 pourrait ĂȘtre une annĂ©e dĂ©cisive, si le mouvement social continue Ă prendre en ampleur et que la communautĂ© internationale maintient sa vigilance et son engagement.
Par Annie Pelletier, Ancienne coordonnatrice du PAQG au Guatemala et PrĂ©sidente du Conseil dâadministration du PAQG.
POSSIBLES, HIVER 2012 77
Notes1 LâenlĂšvement de Gladys Monterroso (lâĂ©pouse du Procureur des Droits Humains) la saga de lâaccĂšs public aux archives militaires du conflit armĂ©, ou encore lâaffaire Rosenberg, pour ne nommer que ceux-ci.2 Depuis le 22 dĂ©cembre 2010, un Ă©tat dâurgence (signifiant la militarisation et la suspension de plusieurs garanties constitutionnelles) a Ă©tĂ© dĂ©crĂ©tĂ© dans la rĂ©gion de San Marcos, Ă la suite de plusieurs blocages de route. Les manifes- tants y dĂ©nonçaient les abus de la compagnie espagnole Union Fenosa qui dĂ©- tient le monopole de la distribution dâĂ©nergie Ă©lectrique au pays. Deux leaders communautaires de la rĂ©gion ont Ă©tĂ© assassinĂ©s dans les trois derniers mois (Victor Galvez, de MalacatĂĄn, et Evelinda RamĂrez Reyes, dâOcĂłs, militaient au sein du Front de RĂ©sistance pour la dĂ©fense des ressources naturelles et des droits des peuples â FRENA). 3 La plus rĂ©cente loi « miniĂšre » a Ă©tĂ© votĂ©e en 1997 sous le gouvernement dâArzu4 Le Centre pour lâaction lĂ©gale, environnementale et sociale (CALAS), Colecti- vo Madre Selva et Tropico Verde.5 Le Centre pour lâaction lĂ©gale, environnementale et sociale (CALAS), Colecti- vo Madre Selva et Tropico Verde. 6 Actuelle filiale du gĂ©ant canadien Goldcorp Inc. 7 San Juan SacatepĂ©quez vit une situation extrĂȘmement tendue depuis 2007, la rĂ©gion connaissant notamment une remilitarisation inquiĂ©tante dans un contexte oĂč la rĂ©sistance sociale ne cesse dâenfler. Cette derniĂšre a culminĂ© lorsque des rĂ©sidents de 12 communautĂ©s San Juan SacatepĂ©quez ont manifestĂ© en juillet 2009 dans la capitale pour que le gouvernement interdise lâinstallation de la cimenterie Cementos Progreso sur leurs terres, invoquant entre autre les dom- mages sur leur environnement. 8 La Commission, composĂ©e de deux dĂ©putĂ©s du CongrĂšs, de Yuri Melini, direc- teur de CALAS et dâAlfredo MarroquĂn, directeur de AcciĂłn Ciudadana, enten- dra tour Ă tour les responsables des MinistĂšre de lâenvironnement et des ressour- ces naturelles, de lâĂnergie et des Mines, des membres des communautĂ©s affec- tĂ©es de San Juan SacatĂ©pequez et de San Miguel IxtahuacĂĄn, ainsi que les reprĂ©- sentants de Cementos Progreso ,S.A. et de Montana Exploradora de Guatemala, S.A. Les membres de la Commission effectuent Ă©galement des visites dans les deux rĂ©gions respectives. 9 Alberto RamĂrez E. âDenuncian derrame de desechos industriales en mina Marlinâ, Prensa Libre, 22 janvier 2010, http://www.prensalibre.com/pl/2010/ enero/22/370238.html 10 Ibid 11 Environnementaliste, directeur de CALAS, dĂ©fenseur des droits humains survivant dâune tentative de meurtre en septembre 2008 et membre de la Com- mission de Transparence. 12 Le 21 janvier dernier,
SECTION I : RESSOURCES & MINES78
la Cour SuprĂȘme canadienne concluait que lâĂtude dâimpact environnemental de la compagnie Red Chris (pour un projet dâextrac- tion dâor et de cuivre, situĂ© en Colombie-Britannique), a Ă©tĂ© fragmentĂ©e, de sorte quâil Ă©tait impossible dâidentifier correctement les impacts pour lâensemble du projet. Le jugement donne pour fautives les autoritĂ©s qui ont Ă©valuĂ© ledit projet et qui ont empĂȘchĂ© la participation publique active dans cette Ă©valuation envi- ronnementale. Voir : http://csc.lexum.umontreal.ca/ fr/2010/2010csc2/2010csc2.pdf10 Ibid 11 Environnementaliste, directeur de CALAS, dĂ©fenseur des droits humains survivant dâune tentative de meurtre en septembre 2008 et membre de la Com- mission de Transparence. 12 Le 21 janvier dernier, la Cour SuprĂȘme canadienne concluait que lâĂtude dâimpact environnemental de la compagnie Red Chris (pour un projet dâextrac- tion dâor et de cuivre, situĂ© en Colombie-Britannique), a Ă©tĂ© fragmentĂ©e, de sorte quâil Ă©tait impossible dâidentifier correctement les impacts pour lâensemble du projet. Le jugement donne pour fautives les autoritĂ©s qui ont Ă©valuĂ© ledit projet et qui ont empĂȘchĂ© la participation publique active dans cette Ă©valuation envi- ronnementale. Voir : http://csc.lexum.umontreal.ca/ fr/2010/2010csc2/2010csc2.pdf.
79
RESOURCES & MINES
« LâidentitĂ© » comme ressource
Par Ekédo Kotto Maka
à la fois un mot et un concept à facettes multiples; difficile à appréhender, à définir ou à expliquer. Une question plus complexe
quâon ne le pense : lâidentitĂ©. Elle nous permet de nous dĂ©finir par rapport aux autres ; « ce que je suis et ce que je ne suis pas ». Elle peut aussi Ă©voluer et changer. Au-delĂ des individus, cette dynamique sâapplique Ă©galement aux peuples, aux nations, aux Ătats et aux Unions. Il est intĂ©ressant dâobserver cette dualitĂ© entre la perception que lâon a de soi et celle que lâon dĂ©sire projeter aux autres. Il sâagit lĂ dâun phĂ©nomĂšne perpĂ©tuel.
En matiĂšre de dĂ©veloppement, le post-colonialisme Ă©chafaude de nouvelles conceptions de modes dâanalyses et de critiques relativement aux rĂ©flexions Ă©tablies par le passĂ© (prĂ©-colonialisme-colonialisme) en science sociale1. Il sâintĂ©resse aussi Ă repenser lâidentitĂ© dans un contexte mondialisĂ©. Et les rĂ©flexions sur la question identitaire sont multiples.
LâidentitĂ© nationale est conçue par certains auteurs Ă lâinstar de dâAlexander Wendt comme une construction Ă©chafaudĂ©e sur la base dâun ensemble de valeurs consensuelles partagĂ©es au sein dâune sociĂ©tĂ©, dâun ensemble de conceptions relatives Ă ce que doit reprĂ©senter un Ătat â Ă la fois pour ses citoyens et pour la communautĂ© internationale â et finalement sur la conception quâont les acteurs (dĂ©cideurs) politiques de leurs rĂŽles au sein de la structure internationale.2 Dans un mĂȘme ordre dâidĂ©e Benedict Anderson nous expose « la nation » ou le « nationalisme » comme une construction rĂ©cente ayant eu pour principal objectif dâunifier les multiples groupes culturels et sociaux.3 Une conception qui rapidement Ă lâaube du colonialisme fut exportĂ©e sur plusieurs territoires quâils soient en AmĂ©rique latine, aujourdâhui, en Asie ou en Afrique.
SECTION I : RESSOURCES & MINES80
« La quasi-totalitĂ© des crĂ©oles Ă©tait institutionnellement attachĂ©e (via les Ă©coles, les mĂ©dias imprimĂ©s, les pratiques administrative, etc.) Ă des langues europĂ©ennes, plutĂŽt quâĂ des langues amĂ©ricaines indigĂšnes. (âŠ) des lignages linguistiques menaçait prĂ©cisĂ©ment de brouiller cette «mĂ©moire de lâindĂ©pendance» (nationalisme) quâil Ă©tait essentiel de conserver »4.
En Afrique plusieurs penseurs, historiens et philosophes entendent promouvoir depuis le dĂ©but des indĂ©pendances (1960) lâidĂ©e dâun renouvellement de lâidentitĂ© « continentale » de lâAfrique. Ce combat pour une Afrique, autonome, prospĂšre et puissante en est un de tout temps. Cela fait plus dâun siĂšcle que le continent africain se voit observĂ© et orientĂ© par des institutions financiĂšres internationales. La majeure partie du contient africain est Ă©galement habitĂ© par la tourmente suscitĂ©e par des Ă©vĂ©nements empreints de tensions sociales et de guerres inter- et intra-Ă©tatiques. Cela fait plus dâun siĂšcle que ce continent est Ă©galement le thĂ©Ăątre dâune destruction « des croyances anciennes et (dâ) adoption de rĂ©fĂ©rences allogĂšnes (âŠ) »5, le domaine dâun dĂ©veloppement Ă©conomique et social le plus souvent dĂ©stabilisĂ© par un systĂšme Ă©conomique (capitaliste) qui ne participe quâa rendre compte Ă des Ă©lites (locales et internationales) â Ă qui profitent ce systĂšme â et lâarĂšne des « compagnies internationales prĂ©datrices »6.
Comment envisager un renouveau pour lâensemble du continent africain ? Pourquoi ne pas envisager â bien quâincommensurable â, « lâidentitĂ© nationale » â qui, transportĂ© au niveau continentale devient « lâidentitĂ© continentale » â comme une ressource indispensable susceptible de garantir lâautonomie, la prospĂ©ritĂ© et la puissance de lâAfrique?Lâarticle suivant a pour objectif de mettre en lumiĂšre cet enjeu identitaire en particulier, qui en soit doit ĂȘtre rĂ©glĂ© pour enfin pouvoir parler ou espĂ©rer quâun nouveau chantier en Afrique puisse voir le jour et proposer une toute nouvelle perspective pour cette derniĂšre. Dans un premier ordre dâidĂ©e, il sâagit dâun dĂ©veloppement sur lâidentitĂ© de lâAfrique â une ressource nĂ©cessaire pour dĂ©finir qui sont les africains aujourdâhui et quelle sera leur direction future selon Joseph Ki-Zerbo â. Dans un deuxiĂšme ordre dâidĂ©e il sâagira dâidentifier lâimpact dâune telle dĂ©marche intellectuelle.
POSSIBLES, HIVER 2012 81
Mise en contexte
Joseph Ki-zerbo- Ă quand lâAfrique ? Entretien avec RenĂ© Holenstien
Câest dans la plus grande luciditĂ© que Joseph Ki-Zerbo nous expose les Ă©lĂ©ments et enjeux qui rĂ©gissent le destin du continent africain. Selon lâauteur, ce continent a grand besoin de se dĂ©tacher des cadres imposĂ©s autrefois, et toujours favorisĂ©s de nos jours par les anciens pays colonisateurs. Lâensemble des Ătats africains devraient selon lui, sâunir dans leur effort et se distancier par rapport Ă la trajectoire prĂ©dĂ©finie par lâextĂ©rieur. Lâobjectif du continent africain au XXIe siĂšcle serait Ă cet effet de sâassumer en dĂ©finissant lui mĂȘme sa trajectoire tant au niveau politique, quâau niveau social, ainsi quâau niveau culturel-identitaire.
Le spectre des administrations coloniales hante ce continent, mais dans son ensemble celui-ci ne se donnerait pas les moyens pour sâen sortir. Ă ce propos, J. Ki-Zerbo suggĂšre instamment de sâen remettre Ă lâidentitĂ© premiĂšre de lâAfrique (cultures et traditions) pour se redĂ©finir en tant « quâelle mĂȘme ». Sans cet exercice, pĂ©rilleux tout de mĂȘme, celle-ci ne pourra jamais prĂ©tendre ĂȘtre en position dâindĂ©pendance et de partenaire autonome. Aujourdâhui, comme hier, lâensemble du continent africain sâinscrit dans le concert des nations comme un subalterne, un outil Ă la disposition de ses « anciennes » mĂ©tropoles.
Ă lâheure oĂč Europe et AmĂ©rique sâunissent pour former des Unions fortes et puissantes ainsi quâun nouveau cadre identitaire sur la scĂšne internationale, J. Ki-Zerbo, se demande pourquoi lâAfrique ne pourrait-elle pas faire de mĂȘme. Lâauteur, veut renverser la matrice que subit le continent africain. Il propose de la redĂ©finir pour quâelle soit au service de celui-ci.
LâidentitĂ© continentale comme ressource
Joseph Kizerbo nous expose donc une situation dans laquelle il faut penser Ă entretenir des solutions visant Ă favoriser lâĂ©mancipation du continent africain et son auto-dĂ©veloppement, en prioritĂ©. Il faudrait changer les cadres psychologique et matĂ©riel pour ne plus souffrir et se nuire7.
«Un homme ouvert Ă lâaltĂ©rité». Lâensemble du continent africain pourrait selon J. Ki-Zerbo marquĂ© une grande avancĂ©e dans le dĂ©veloppement de
SECTION I : RESSOURCES & MINES82
la conscience humaine en redĂ©finissant son identitĂ© de subalterne et de troisiĂšme joueur sur la scĂšne internationale. Câest en se permettant et en ayant confiance en sa capacitĂ© dâaller puiser, au sein des diffĂ©rentes cultures et communautĂ©s qui lâhabitent, Cet « Esprit de libertĂ© et dâĂ©galité» qui participait au bon fonctionnement du continent autrefois, que le continent africain rĂ©ussira Ă se sortir de ses troubles socio-Ă©conomiques et politiques. Il sâagit pour J. Ki-Zerbo de pousser les diffĂ©rents Ătats Africains Ă se concerter dans le but de prendre des mesures administratives (« biens Ă©conomiques, lieux sociaux, relations humaines services»8 etc.) et dâunir les diffĂ©rentes populations des diffĂ©rents Ătats africains, dans un effort de revalorisation des valeurs dĂ©jĂ connues au seins des couches sociales africaines : « morale (exemple : « communautĂ© prise en charge par des familles »9), psychologique idĂ©ologique et religieuses»10 avec pour objectif de faire naĂźtre un «Homme nouveau»11 ; un Homme guidĂ© par sa conscience. Lâobjectif Ă©tant de dĂ©cliner le penchant nĂ©olibĂ©ral â inadĂ©quat en Afrique selon lui â vers une tangente favorisant Ă la fois lâidĂ©e «de solidaritĂ©, de convivialitĂ©, dâaltĂ©ritĂ©, de compassion, de contrĂŽle de soi»12 et Ă la fois lâidĂ©e de «pitié» et de «lâĂ©quilibre inspirĂ© de MaĂąt Pharaonique»13.
Enjeux Africains- Ce qui explique en partie la réflexion de Joseph Ki-Zerbo
Dans la donne actuelle, lâensemble des Ătats africains est aux prises avec un problĂšme de dĂ©pendance accrue. Quâils soient liĂ©s Ă une dĂ©pendance aux institutions financiĂšres ou Ă celle des produits manufacturĂ©s venus de pays occidentaux, Ă partir desquels des maisons et des routes sont construites ou encore des produits manufacturĂ©s tels que les tĂ©lĂ©viseurs commercialisĂ©s⊠Les Ătats africains sont unis dans lâeffort, quâest lâexportation de matiĂšre premiĂšres telles que le « (âŠ) coton, le cafĂ© ou le cacao brut. Autrement dit, on nous confine dans des zones oĂč nous produisons et gagnons le moins possible »14. Dans lâensemble cette situation ne fait que condamner lâAfrique Ă rester «spectateur» de la culture des autres acteurs mondiaux. Joseph Ki-Zerbo suggĂšre « lâĂ©change culturel Ă©quitable »15 et du mĂȘme souffle, le devoir pour lâensemble des Ătats africains et de se constituer des structures visant Ă produire des biens matĂ©riels et culturels de maniĂšre Ă faire de lâAfrique un acteur de diffusion tout aussi efficace que lâensemble des pays de la communautĂ© internationale16.
Un autre argument proposĂ© par J. Ki-Zerbo est la dĂ©formation culturelle et historique quâil a, enfant, subit en raison du systĂšme dâĂ©ducation importĂ© de France. Cette dĂ©formation historique et culturelle est venue
POSSIBLES, HIVER 2012 83
le dĂ©tourner de sa propre histoire. Rien dans ses manuels scolaires, jusquâĂ son arrivĂ© au cycle supĂ©rieur- universitaire-, ne faisait mention de son origine ; de ses racines. Dâautre auteurs et scientifiques exposent ce problĂšme de dĂ©culturation qui existe toujours, mais qui se transforme au fil du temps. En prenant le cas du continent africain soulignons que lâensemble des Ătats africains sont liĂ©s Ă des systĂšmes scolaires et Ă©ducatifs « calquĂ© sur lâOccident»17. Une programmation conçu, pensĂ©e et adaptĂ©e « dans (et Ă ) lâEsprit du Centre»18. Le problĂšme ne sâarrĂȘte pas lĂ . Quâil sâagisse, dâinformation internationale, dâĂ©missions de variĂ©tĂ©s de ou de divertissement (cinĂ©ma-musique-publicitĂ©), lâensemble de ces produits sont, dans leur majoritĂ©s « soit directement importĂ©s du Centre, soit produit ou diffusĂ©s par des groupes du Centre»19 (Occident). Les populations des diffĂ©rents Ătats africains sont plaquĂ©es devant des «images» qui ne leur ressemblent pas forcĂ©ment et qui ne coĂŻncide pas non plus avec leur quotidien. Ce type dâexposition que subissent alors ces populations rĂ©sidant dans les pays du Tiers Monde, ne fait que dĂ©velopper un Ă©tat dâaliĂ©nation. Les mĂ©dias, quâil sâagisse dâĂ©missions culturelles ou politiques ou de fictions, commencent seulement Ă Ă©merger dans certains Ătats africains, mais ne prĂ©sentent pas toujours une qualitĂ© - du moins une esthĂ©tique - comparable Ă celles venues « dâailleurs ».
Impacts dâune telle dĂ©marche intellectuelle
Bouleversement des schémas acquis depuis le XIVe siÚcle- Effet cognitif
Lâessentiel du problĂšme de lâĂ©mergence du contient africain se trouverait « au niveau imaginaire»20. Serge Latouche nous propose dâobserver la « maniĂšre dont les sociĂ©tĂ©s du Tiers Monde se reprĂ©sente elle- mĂȘme»21. Notons que le principe de modernisation (inspirĂ©e de la «pensĂ©e scientifique et la philosophie positiviste»22) sauvagement dressĂ©e et imposĂ©e dans les diffĂ©rents Ătats africains sâest inventĂ© un rĂŽle dâagent «rĂ©vĂ©lateur» sans considĂ©rer les connaissances acquises et favorables au bon dĂ©veloppement des diffĂ©rentes populations sur le contient africain.
Joseph Ki-Zerbo lui, nous rappelle que pendant la pĂ©riode prĂ©coloniale, « les Africains se distinguaient par la polyculture (âŠ) entre les zones Ă©cologique et climatiques africains existait les bases dâune trĂšs grande complĂ©mentaritĂ© »23. Serge Latouche, explique quâau moment de la colonisation et mĂȘme aprĂšs, lâĂ©conomie politique ou lâidĂ©ologie capitaliste, entretenait des discours et comportements visant Ă affirmer le principe
SECTION I : RESSOURCES & MINES84
selon lequel seule lâĂ©conomie politique â culture Ă©conomique du Nord (de lâOccident) â pouvait « apporter des solutions aux problĂšmes de sociĂ©tĂ© diffĂ©rentes jugĂ©es Ă©conomiquement infĂ©rieures ». Une conception erronĂ©e selon lâethnologue Pierre Clastres. Ce dernier dĂ©fend lâidĂ©e quâon ne peut pas sous la seule assertion, que des populations ne partageant pas les mĂȘmes techniques de communication et de transmission (Ă©ducation et valeur), ne «nous» (Occidentaux) permet pas de les percevoir comme infĂ©rieurs et « incapable de rĂ©flĂ©chir Ă leur propres expĂ©riences et dâinventer Ă leur propres problĂšmes leur propres solutions »24. Certains ethnologues manifestaient mĂȘme alors leur admiration pour le savoir faire traditionnel.
QuâĂ cela ne tienne, Ă lâheure actuelle, Ă la lumiĂšre de tous ces Ă©lĂ©ments, lâexercice que propose J. Ki-Zerbo est de se dĂ©faire de la relation mĂ©canique que lâon Ă©tablit lorsquâon accuse la dynamique Nord-Sud dâĂȘtre seule responsable de la situation actuelle de lâAfrique. Toutefois il inconcevable de lâignorer⊠Il rappelle quâavant le XVIe siĂšcle (Traite des noirs), le continent africain jouait un rĂŽle Ă©conomique important - plus particuliĂšrement lâĂgypte et la Libye - (commerce de lâor). Câest aprĂšs le XVIe siĂšcle que lâAfrique a connu son dĂ©clin - en raison dâactivitĂ©s auxquelles certains groupes sociaux africains ont participĂ© dans lâobjectif dâexploiter le continent25. Il note Ă©galement que la question du dĂ©veloppement en Afrique est une affaire « dâauto-dĂ©veloppement »26 pour les pays du Nord, « en conformitĂ© avec les rĂ©alitĂ©s, les intĂ©rĂȘts et les valeurs de ces pays »28 ; raison pour laquelle les Ătats africains ne se dĂ©veloppent pas. En rĂ©alitĂ© ce qui se passe est que certains Ătats se dĂ©veloppent certes, mais ils ne sâauto dĂ©veloppe pas en raison du fait quâĂ lâheure actuelle, ce ne sont pas leurs rĂ©alitĂ©s, leurs intĂ©rĂȘts et leurs valeurs qui sont motivĂ©s par leur actions commerciales ou industrielles, ce sont ceux des pays hors Afrique. Aussi, en Afrique le message est : « le dĂ©veloppement toujours, viser le dĂ©veloppement ». Mais ce dĂ©veloppement nâa pas pour objectif de favoriser lâauto-dĂ©veloppement de lâAfrique comme en ont la chance certains pays Ă©trangers. Ki-Zerbo suggĂšre donc quâen Afrique, « au lieu de la croissance arithmĂ©tique et statistique seulement, il faudrait un processus de progrĂšs auto-entretenu »27.
AprĂšs lâĂšre coloniale, une Afrique autonome doit voir le jour⊠Joseph Ki-Zerbo pense que la « libĂ©ralisation de lâAfrique sera panafricaine »28 ; mais dans le cas contraire, elle ne verra jamais le jour. Suite Ă cette libĂ©ralisation, lâAfrique pourra alors aspirer Ă se classer comme un acteur dĂ©cisif sur la scĂšne internationale. Ki-Zerbo croit quâen tout Ă©tat de cause,
POSSIBLES, HIVER 2012 85
les «modalisateurs» nâont pas rĂ©ellement intĂ©rĂȘt Ă voir le continent africain enclencher un processus de rĂ©gionalisation « (âŠ) ils nâont pas davantage intĂ©rĂȘt Ă laisser les systĂšmes micro nationaux en place tout en organisant un espace panafricain Ă leur guise, selon leurs intĂ©rĂȘts et leurs valeurs. »29
Projet panafricaniste
La ConfĂ©rence panafricaine de 1900, qui se tenait alors Ă Londres, 30 portait en elle le projet panafricaniste qui consistait en lâunification du continent africain dans le but favoriser lâobtention dâune puissance plus importante et une voix davantage considĂ©rĂ©e aux tables de concertations internationales. Il sâagit dâ «(âŠ) un mouvement rĂ©formiste limitĂ©, fondĂ© sur les forts de discrimination raciale et de domination coloniale»31. LâidĂ©e de « continentalisme » survient Ă lâaube des premiĂšre indĂ©pendances africaines (1956, Maroc et Tunisie- 1957 Gold Coast)32. Les Ătats-Unis dâAfrique ou indĂ©pendants dâAfrique sont le mot dâordre du PrĂ©sident KwamĂ© Nkruma lors de la confĂ©rence quâil institue le 4 mars 1957; une « confĂ©rence intergouvernementale des Ătats indĂ©pendant dâAfrique »33. Lâobjectif Ă atteindre selon K. Nrumah, impliquait dâĂ©tablir un gouvernement continental pan africain constituĂ© dâune autoritĂ© supranationale, ayant pour mandat de rĂ©gir des projets politiques et Ă©conomiques et militaires Ă lâĂ©chelle du contient pour assurer aux Ătats Africains la possibilitĂ© de se constituer un agenda politique propre Ă leur besoins et intĂ©rĂȘts sociopolitiques et Ă©conomiques. LâidĂ©e Ă©tant de mĂ©nager les dirigeants et administrateurs des Ătats africains, de sorte Ă les convaincre dâadopter un comportement responsable Ă lâoccasion de conflits interĂ©tatiques et rĂ©gionaux. Câest aussi la possibilitĂ© pour les Ătats africains de ne plus ĂȘtre assujettis aux Ătats pays europĂ©ens dans des situations de dĂ©saccords partagĂ©s entre un Ătat africain et un autre.
Absence de consensus global
En lâĂ©tat actuel des choses, rĂ©alisons dâhors et dĂ©jĂ que le systĂšme dans lequel lâensemble des citoyens de ce monde Ă©voluent, Ă savoir le systĂšme capitaliste et nĂ©olibĂ©ral, ne permet pas lâĂ©lĂ©vation de la conscience humaine. Ă cet effet, «conception virale nĂ©olibĂ©raliste» oblige, la place de lâindividualisme prime dans de multiples domaines de lâactivitĂ© humaine ; ce qui tend Ă pousser frĂ©nĂ©tiquement les individus Ă atteindre des sommets inĂ©galĂ©s dans leurs champs de compĂ©tence respectifs - quitte Ă ce quâils meurent dâĂ©puisement.
SECTION I : RESSOURCES & MINES86
Joseph Ki-Zerbo, dit vrai lorsquâil dĂ©nonce ce systĂšme en exposant le fait que celui-ci aurait atteint ses limites. Mais, tel quâil le constate, son projet de « rĂ©orientation » identitaire, « un virage Ă 180Âș », nâest pas viable sâil sâinscrit uniquement dans une opĂ©ration panafricaine. Un consensus international doit naĂźtre. Il faudrait un changement gĂ©nĂ©ralisĂ© pour quâil soit viable. Ă lâinstar du projet communiste pensĂ© par Marx dans les annĂ©es 1840, celui-ci ne peut ĂȘtre viable que si lâensemble de la communautĂ© internationale le soutient.
Afin de changer lâensemble de cette dynamique, câest lâensemble du systĂšme Ă©ducatif quâil faudrait changer. Joseph Ki-Zerbo nous le fait entendre. Mais y a t-il assez de courage parmi les Hommes qui nous gouvernent pour instituer une nouvelle logique et une nouvelle matrice au sein de leurs populations respective ? Dans le cas du continent africain, une transformation de son identitĂ© nĂ©cessiterait Ă©galement le courage des dĂ©cideurs politiques et des entreprises locales, de bien vouloir risquer de nâavoir quâĂ compter sur leurs Ătats voisins et des Ătats favorables Ă lâautonomisation de lâAfrique. RedĂ©finir son identitĂ©, tel que le propose Joseph Ki-Zerbo, câest aussi dire au revoir, aux multinationales, et aux compagnies internationales qui sâinvestissent en Afrique de maniĂšre Ă assurer la survie et la sĂ©curitĂ© des Ătats Ă©trangers. Une identitĂ© continentale revisitĂ©e exige de la population et des Ătats africains ainsi que de leurs dirigeants dâavancer vers lâinconnu. Peu de gens en sont capablesâŠ
Conclusion
En somme Joseph Ki-Zerbo, propose en partie dans son ouvrage, de redĂ©finir la matrice instituĂ©e suite Ă une influence importante des pays autrefois colonisateur ainsi que les Ătats Unis, afin de la mettre au service des Ătats africains. LâAfrique du XXIe siĂšcle doit Ă©galement mettre en place des stratĂ©gies visant Ă prioriser lâauto-dĂ©veloppement du continent africain. Pour sortir lâAfrique des «limbes», une rĂ©volution culturelle est nĂ©cessaire. Et cette rĂ©volution prendra le passage obligĂ© quâest lâĂ©ducation. Il nây a pas de place pour la pensĂ©e magique. On ne fait pas porter des fruits aux arbres. On les laisse pousser. Pour espĂ©rer atteindre le degrĂ© de conscience que J. Ki-Zerbo aspirait voir naĂźtre en Afrique, câest tout un exercice de dĂ©programmation et de dĂ©culturation quâil faudrait entreprendre dans les esprits et les mĆurs des populations visĂ©es, ainsi quâune rĂ©elle appropriation du droit Ă faire aussi partie de lâhistoire en tant
POSSIBLES, HIVER 2012 87
que « soi »35-Africain-. DĂšs la petite enfance, via le cadre scolaire, nous sommes amenĂ©s Ă Ă©voluer de maniĂšre Ă dĂ©velopper des aptitudes visant Ă nous adapter et Ă nous identifier Ă une logique de compĂ©tition oĂč certains doivent Ă©chouer oĂč ĂȘtre disqualifiĂ©. Cette logique entraĂźne mĂȘme dans de nombreux cas des surmenages, tout domaine confondu, dans le seul but dâĂȘtre toujours plus performants...
Il nây a que lâĂ©ducation pour changer le monde. Et ça prendra deux ou trois gĂ©nĂ©rations si tous les efforts convergent dans le mĂȘme sens pour changer positivement lâAfrique. Cela prendra une tempĂȘte parfaite.
BibliographieAnderson, Warwick. 2002.Introduction: Postcolonial Technoscience. Social Studies of Science, Vol. 32, No. 5/6 (Oct. - Dec.): pp. 643-658
Battistella, Dario, « LâintĂ©rĂȘt national, une notion, trois discours », in FrĂ©dĂ©ric Charillon,
Politique Ă©trangĂšre. Nouveaux regards. Paris, 2002, pp. 139-66.
Benedict Anderson.1996. Lâimaginaire national- RĂ©flexions sur lâorigine et lâessor du nationalisme. Paris. Edition La dĂ©couverte- Poche. pp.21
Bernault, Florence, 2001. LâAfrique et la modernitĂ© des sciences sociales. VingtiĂšme SiĂšcle. Revue dâhistoire. 70,(avril-juin): pp.131
Boutros-Ghali, Boutros. 1971. Les difficultés institutionnelles du panafricanisme.Collection « Conférences ». Institut Universitaire de Hautes Etudes Internationales GenÚve.
Graham Fry, Michael- Erik Goldstein, Richard Langhorne. 2004. Guide to international relations and Diplomacy. New York : Continum.
Grataloup, Christian. 2005. LâidentitĂ© de la carte. Dans: Faire sien. Emprunter, sâapproprier, dĂ©tourner. Communications.77: pp.248
Ki-Zerbo, Joseph. 2004. A quand lâAfrique ? Entretien avec RenĂ© Holenstein. France : Edition de lâaube- Ă©ditions dâen bas.
Lara, Orouno D. 2000. La naissance du Panafricanisme : Les racines caraïbes, américaines et africaines du mouvement aux XIXe siÚcle. Paris : Edition
SECTION I : RESSOURCES & MINES88
Maisonneuv& Larose.
Latouche, Serge.1984.DĂ©culturation ou sous-dĂ©veloppement-Culture et dĂ©veloppement (sous la direction de LĂȘ ThĂ nh KhĂŽi). Tiers-Monde. Tome 25, 97. pp. 56.
Legros ,Hugues, 1995. Aux racines de lâidentitĂ© : mĂ©moire et espace chez les Yeke du Shaba, ZaĂŻre. Journal des africanistes. Tome 65 fascicule 2: pp. 201.
Wesseling, Henri. 1991. Le partage de lâAfrique. France : Edition Don.
Notes1 Warwick Anderson. 2002 .«Introduction: Postcolonial Technoscience». Social Studies of Science, 32, 5/6 (Oct. - Dec.): pp. 6432 Dario Battistella, « LâintĂ©rĂȘt national, une notion, trois discours », in FrĂ©dĂ©ric Charillon, Politique Ă©trangĂšre. Nouveaux regards. Paris, 2002, pp. 152-154.3 Benedict Anderson.1996. Lâimaginaire national- RĂ©flexions sur lâorigine et lâessor du nationalisme. Paris. Edition La dĂ©couverte- Poche. pp.214 Ibid. pp.1985 Florence Bernault, 2001. «LâAfrique et la modernitĂ© des sciences sociales». VingtiĂšme SiĂšcle. Revue dâhistoire. 70,(avril-juin) : pp. 1316 Ibid., pp. 1307 Joseph Ki-Zerbo. 2004. «A quand lâAfrique ? Entretien avec RenĂ© Holenstien». France : Edition de lâaube- Ă©ditions dâen bas. pp.1818 Ibid.9 Joseph Ki-Zerbo. 2004. «A quand lâAfrique ? Entretien avec RenĂ© Holenstien». France : Edition de lâaube- Ă©ditions dâen bas. pp.18110 Ibid.11 Ibid.12 Ibid.13 Ibid.14 Joseph Ki-Zerbo. 2004. «A quand lâAfrique ? Entretien avec RenĂ© Holenstien». France : Edition de lâaube- Ă©ditions dâen bas. pp.915 Ibid.16 Joseph Ki-Zerbo. 2004. «A quand lâAfrique ? Entretien avec RenĂ© Holenstien». France : Edition de lâaube- Ă©ditions dâen bas. pp.9.17 Serge Latouche.1984. «DĂ©culturation ou sous-dĂ©veloppement-Culture et
POSSIBLES, HIVER 2012 89
dĂ©veloppement (sous la direction de LĂȘ ThĂ nh KhĂŽi)». Tiers-Monde. 25, 97 : pp. 56.18 Ibid.19 Ibid.20 Serge Latouche.1984. «DĂ©culturation ou sous-dĂ©veloppement-Culture et dĂ©veloppement (sous la direction de LĂȘ ThĂ nh KhĂŽi)». Tiers-Monde. 25, 97 :pp. 45.21 Ibid.22 Ibid., pp.5123 Joseph Ki-Zerbo. 2004. «A quand lâAfrique ? Entretien avec RenĂ© Holenstien». France : Edition de lâaube- Ă©ditions dâen bas pp.176-17724 Serge Latouche.1984. «DĂ©culturation ou sous-dĂ©veloppement-Culture et dĂ©veloppement (sous la direction de LĂȘ ThĂ nh KhĂŽi)». Tiers-Monde. 25, 97 : pp. 4925 Joseph Ki-Zerbo. 2004. «A quand lâAfrique ? Entretien avec RenĂ© Holenstien». France : Edition de lâaube- Ă©ditions dâen bas. pp.15226 Joseph Ki-Zerbo. 2004. «A quand lâAfrique ? Entretien avec RenĂ© Holenstien». France : Edition de lâaube- Ă©ditions dâen bas. pp152.27 Ibid., pp.15328 Ibid., pp.152-15329 Joseph Ki-Zerbo. 2004. «A quand lâAfrique ? Entretien avec RenĂ© Holenstien». France : Edition de lâaube- Ă©ditions dâen bas. pp.3730 Ibid.31 Orouno D. Lara. 2000. «La naissance du Panafricanisme : Les racines caraĂŻbes, amĂ©ricaines et africaines du mouvement aux XIXe siĂšcle». Paris : Edition Maisonneuve& Larose. pp. 12 ; 21132Boutros Boutros-Ghali. 1971. «Les difficultĂ©s institutionnelles di panafricanisme». Collection « ConfĂ©rences ». Institut Universitaire de Hautes Etudes Internationales GenĂšve. pp.833 Ibid., pp.1134 Ibid., pp 11-1235 Orouno D. Lara. 2000. «La naissance du Panafricanisme : Les racines caraĂŻbes, amĂ©ricaines et africaines du mouvement aux XIXe siĂšcle». Paris : Edition Maisonneuve & Larose. pp. 12 ; 211
90
RESOURCES & MINES
La redéfinition des réfugiées comme ressource
Par Hiba Zerrougui
Introduction
Comme rĂ©fugiĂ©es, les Africaines se dĂ©couvrent en tant que « ressources ». Depuis les annĂ©es 1960, le Haut Commissariat pour les RĂ©fugiĂ©Es (HCR) a mis en Ćuvre des programmes liant lâaide qui leur Ă©tait destinĂ©e Ă celle
au dĂ©veloppement des pays hĂŽtes. Ces politiques, rĂ©visĂ©es au fil du temps, prĂ©servent le postulat reconnaissant les rĂ©fugiĂ©es, particuliĂšrement ceux dont la situation se « prolonge » au-delĂ de cinq annĂ©es1, de ressource, dâ« agent de dĂ©veloppement », plutĂŽt que de fardeau. Cette approche semble tomber sous le sens car elle permettrait une meilleure protection des droits des rĂ©fugiĂ©Es en leur faisant espĂ©rer es opportunitĂ©s Ă©conomiques et un avenir meilleur.
Quâen est-il rĂ©ellement ? Contrairement aux observations de la plupart des auteurs sâĂ©tant intĂ©ressĂ©s Ă cette question, lâobjet de cette analyse ne sera pas de dĂ©terminer les conditions propices Ă la mise en application de ce genre de politiques, ni de prĂ©ciser leurs effets sur les communautĂ©s ou Ătats hĂŽtes. Nous questionnerons plutĂŽt ce postulat qui leur est sous-jacent : considĂ©rer les rĂ©fugiĂ©Es comme ressource permet-il de mieux protĂ©ger leurs droits et libertĂ©s? Nous tenterons de dĂ©montrer que malgrĂ© la prĂ©pondĂ©rance du discours sĂ©curitaire quant Ă leur gestion, leur identification Ă une ressource nâimplique pas nĂ©cessairement une amĂ©lioration de leur qualitĂ© de vie. Au contraire, cette identification renforce davantage les intĂ©rĂȘts Ă©tatiques que ceux des rĂ©fugiĂ©Es.
Nous procĂ©derons en deux temps : nous ferons dâabord une analyse critique du contexte international dans lequel ce discours est apparu. Nous prendrons ensuite comme cas dâĂ©cole la situation de lâOuganda, dont les politiques Ă lâĂ©gard des rĂ©fugiĂ©Es soudanaisEs sont prĂ©sentĂ©es par le HCR comme un modĂšle dâintĂ©gration de lâapproche dĂ©veloppementale quâil prĂ©conise quant Ă
POSSIBLES, HIVER 2012 91
la prestation de lâaide aux rĂ©fugiĂ©Es (Betts 2009, 8; Smith 2004, 49; Fielden 2008, 11)..
Les rĂ©fugiĂ©s comme une ressource : origines et motifs dâun discours
Le discours identifiant les rĂ©fugiĂ©es Ă une ressource est au centre des politiques visant Ă inscrire dans une perspective dĂ©veloppementale la question de leur assistance. Il prĂ©tend sâopposer Ă celui qui les prĂ©sente comme un fardeau. Comment sâarticule un tel discours ?
Les réfugiéEs perçus comme un fardeau
Les rĂ©fugiĂ©Es nâont pas toujours Ă©tĂ© perçues nĂ©gativement par les pays hĂŽtes. Le prĂ©jugĂ© dĂ©favorable dont ils ont fait souvent lâobjet fut le rĂ©sultat de politiques Ă leur Ă©gard â principalement la crĂ©ation des camps â qui se pĂ©rennisĂšrent en raison du contexte politique dĂ©favorable, soit lâĂ©clatement de guerres civiles et la fin de lâinterventionnisme des grandes puissances caractĂ©risant la pĂ©riode de la guerre froide. En sâinspirant du rĂ©gime international de protection des rĂ©fugiĂ©Es (Convention et Protocole sur le statut des rĂ©fugiĂ©Es), les pays membres du HCR, dans les annĂ©es 1950, ont Ă©laborĂ© trois solutions dites « durables » : le retour volontaire dans le pays dâorigine, lâintĂ©gration locale au sein du pays hĂŽte et lâinstallation dans un pays tiers (Feldman 2007, 51). En attendant la rĂ©alisation de ces solutions, le HCR Ă©labora un modĂšle de gestion temporaire des rĂ©fugiĂ©Es, soit les camps â dont la crĂ©ation nâĂ©tait pas prĂ©vue par le rĂ©gime international (Smith 2004, 39 ; Feldman 2007, 49). Leur crĂ©ation, dans les annĂ©es 1960, sâinspirait dâun modĂšle de dĂ©veloppement contemporain vĂ©hiculĂ© tant par les institutions internationales que par les grandes puissances. LâĂ©cole de la modernisation prĂŽnait alors la rĂ©organisation du territoire et des populations selon une approche top-down (Smith 2004, 43-44). Cette approche donnait Ă lâĂtat le rĂŽle principal en matiĂšre dâĂ©laboration, dâorganisation et de mise en application des programmes sociaux, politiques et Ă©conomiques. Les organisations privĂ©es et les individus y avaient peu dâinfluence, notamment dans la dĂ©finition de leurs besoins. Ce modĂšle de gestion temporaire des rĂ©fugiĂ©Es sâest progressivement gĂ©nĂ©ralisĂ© et perpĂ©tuĂ© pour devenir leur mode dâorganisation principal. Du fait des restrictions Ă©conomiques, civiles et politiques2 qui Ă©taient imposĂ©es par le systĂšme des camps, ce mode dâorganisation rendit les populations rĂ©fugiĂ©es dĂ©pendantes de lâaide internationale (Werker 2007; Feldman 2007, 49).
SECTION I : RESSOURCES & MINES92
Si la gĂ©nĂ©ralisation de ce mode de gestion a fait des rĂ©fugiĂ©Es un fardeau pour les Ătats Ă lâĂ©poque des indĂ©pendances (Smith 2004), ceux-ci nâen attiraient pas moins la sympathie, surtout du cĂŽtĂ© des pays « en dĂ©veloppement », constituant la majoritĂ© des pays hĂŽtes. De plus, ces derniers entretenaient souvent lâidĂ©e que les guerres expliquant la prĂ©sence de rĂ©fugiĂ©Es seraient courtes et permettraient aux intĂ©ressĂ©s de rĂ©intĂ©grer leur pays dâorigine dans un court dĂ©lai. ConsĂ©quemment, les politiques Ă leur Ă©gard Ă©taient relativement ouvertes, notamment en comprenant lâintĂ©gration Ă©conomique locale temporaire en vue de faciliter le retour dans leur pays dâorigine (Smith 2004; Stein 1986, 265). En consĂ©quence, depuis les annĂ©es 1960, avec lâĂ©clatement des guerres dâindĂ©pendance, plusieurs pays dâAfrique subsaharienne assumĂšrent une large part des responsabilitĂ©s afin de protĂ©ger les rĂ©fugiĂ©Es dans leur territoire, sans support financier significatif de la communautĂ© internationale (Betts 2009, 7).
La perception Ă lâĂ©gard de ces personnes devient nĂ©gative vers la fin des annĂ©es 1970 alors que le contexte politique international change. Ă cette Ă©poque, les flux de rĂ©fugiĂ©Es ne sont plus associĂ©s Ă des mouvements de libĂ©ration nationale, mais Ă lâĂ©clatement de guerres civiles qui perdurent au point de rendre presque impossible leur retour Ă court terme. Leur nombre doubla en Afrique entre 1970 et 1980 (Smith 2004, 43-44), dans un contexte oĂč plusieurs pays africains Ă©taient dĂ©jĂ aux prises avec une sĂ©rie de problĂšmes Ă©conomiques structurels (Stein 1986, 266). Sâobservait au mĂȘme moment une rĂ©duction de lâaide internationale en lien avec la fin de la guerre froide (Crisp 2001, 175). En consĂ©quence, les gouvernements furent plus hĂ©sitants Ă prendre en charge ces exilĂ©Es sur leur territoire. Cette attitude fut renforcĂ©e par la peur que ces flux migratoires soient un facteur dĂ©stabilisant pour les Ătats hĂŽtes (compĂ©tition pour les ressources, terrorisme international, etc.) (Bolesta 2005; Smith 2004, 44-45; Dryden-Peterson et Hovil 2007, 26).
En consĂ©quence, ces Ătats et les principaux pays donateurs adoptĂšrent une approche sĂ©curitaire et restrictive Ă lâĂ©gard des rĂ©fugiĂ©es (Feldman 2007, 49). On observa une hiĂ©rarchisation des solutions « durables » par le HCR : le retour volontaire devint la prioritĂ©, ensuite les options de lâaccueil ou de la dĂ©localisation dans un Ătat tiers (Stein 1986, 277). Cette dĂ©cision fut le produit de deux phĂ©nomĂšnes parallĂšles. Dâune part, les Ătats industrialisĂ©s limitĂšrent le processus de rĂ©installation dans un tiers pays (Bolesta 2005, 147-48) en le considĂ©rant comme la solution la plus « coĂ»teuse » et la moins dĂ©sirable, du fait quâelle crĂ©e un « fardeau » important pour eux (Stein 1986, 278). Dâautre part, les Ătats hĂŽtes, principalement des pays du Sud, refusĂšrent la solution de lâintĂ©gration locale de peur que celle-ci encourage lâarrivĂ©e de rĂ©fugiĂ©Es en plus
POSSIBLES, HIVER 2012 93
grand nombre (Betts 2009, 1; HCR 2009a, 2). Ătant donnĂ© que la solution de leur retour volontaire Ă©tait difficilement applicable en raison de la pĂ©rennitĂ© de lâinstabilitĂ© rĂ©gionale, ils furent isolĂ©s dans des camps, ou installations apparentĂ©es, caractĂ©risĂ©s par une restriction de leur libertĂ© de mouvement, des limitations quant Ă leurs opportunitĂ©s Ă©conomiques et une gestion de type top-down (Smith 2004). Ce changement dâorientation se vĂ©rifia aussi au niveau du financement des programmes du HCR durant cette pĂ©riode. Les investissements dans la recherche de solutions durables furent considĂ©rablement rĂ©duits : en 1970, 83% du budget y Ă©tait consacrĂ© contre 26% en 1981, le reste Ă©tant consacrĂ© aux prestations Ă lâaide humanitaire (Stein 1986, 266). Le systĂšme de gestion temporaire des rĂ©fugiĂ©Es, autour du modĂšle centrĂ© sur les camps, fut donc adoptĂ© Ă long terme en raison de lâincapacitĂ© du HCR Ă renouveler ses approches et politiques en matiĂšre de recherche de solutions durables dans un contexte politique et Ă©conomique mondial qui nâa plus rien Ă voir avec celui de sa crĂ©ation (Smith 2004). Ce systĂšme de gestion centrĂ© sur les camps est appelĂ© warehousing3 (Smith 2004).
Aujourdâhui encore, cette impasse persiste au niveau de la recherche de mesures permanentes. La rĂ©installation dans un pays tiers, principalement dans un pays industrialisĂ© (Australie, Canada, Ătats-Unis, etc.), fut la rĂ©alitĂ© de moins dâun pour cent des rĂ©fugiĂ©Es en 2008 (HCR 2009a, 10). Quant au processus dâintĂ©gration locale, il nâexiste pas de donnĂ©es fiables, car il subsiste encore beaucoup dâĂtats hĂŽtes qui nâont toujours pas de lĂ©gislation sur la naturalisation des rĂ©fugiĂ©es ni de politiques claires quant Ă lâattribution de ce statut (HCR 2009a, 10). De plus, le financement pour lâintĂ©gration locale est trĂšs limitĂ© en plus dâĂȘtre orientĂ© vers les pays europĂ©ens et amĂ©ricains, contrairement au financement des installations de type warehousing qui se concentre sur lâAsie et lâAfrique (Smith 2004, 48). ParallĂšlement, la proportion de ceux qui retournent dans leur pays dâorigine est trĂšs faible (HCR 2009a, 10), mettant en lumiĂšre lâĂ©chec du paradigme sĂ©curitaire. En 2003, on estimait que le temps moyen quâune rĂ©fugiĂ©e passait dans les camps ou dans une installation similaire Ă©tait de 17 ans (HCRa 2006)! De plus, dans son dernier rapport, le HCR fait observer quâil existait, en 2006, 27 foyers pour rĂ©fugiĂ©Es Ă situation prolongĂ©e dans le monde, dont la majoritĂ©, soit 17, Ă©tait rĂ©pertoriĂ©e en Afrique subsaharienne (HCRb 2006, 109). Les expatriĂ©Es ont fini par faire lâobjet dâune perception nĂ©gative, passant pour un « fardeau » dans les pays hĂŽtes et aux yeux de la « communautĂ© internationale », en raison de lâincapacitĂ© du HCR Ă trouver une solution digne de ce nom.
SECTION I : RESSOURCES & MINES94
Les réfugiéEs comme ressource : une réponse « idéale » au paradigme sécuritaire?
ParallĂšlement au paradigme sĂ©curitaire, le HCR et ses partenaires, en liant soudainement lâaide au dĂ©veloppement Ă celle des rĂ©fugiĂ©Es, prĂ©tendent ainsi mieux rĂ©pondre aux besoins de ces derniers, alors quâils les adaptent aux intĂ©rĂȘts des pays donateurs et hĂŽtes. On se trouve alors en pleine situation contradictoire : les acteurs qui appliquaient les politiques de type dĂ©veloppemental Ă©taient aussi ceux-lĂ mĂȘmes qui promouvaient le systĂšme de warehousing, soit une gestion de type sĂ©curitaire et contraignant. Le discours sur les rĂ©fugiĂ©s comme ressource est-il vraiment une rĂ©ponse au paradigme sĂ©curitaire?
Les dĂ©fendeurs de cette approche considĂšrent les exilĂ©Es comme une main-dâĆuvre dont les compĂ©tences et aptitudes peuvent bĂ©nĂ©ficier aux rĂ©gions qui les accueillent. Câest une façon pour un Ătat hĂŽte de chercher Ă jouir dâune bonne rĂ©putation en tant que dĂ©fenseur des droits humains tout en attirant vers lui lâaide internationale. Ainsi, les rĂ©fugiĂ©Es seraient une ressource pour le dĂ©veloppement de lâĂtat hĂŽte, en mĂȘme temps quâun motif de prestige politique et une source de financement international.Ces politiques ne sont pas rĂ©centes. Elles remontent aux annĂ©es 1960, câest-Ă -dire lorsque le HCR a reconnu que les pays hĂŽtes Ă©taient en majoritĂ© des pays en dĂ©veloppement (Crisp 2001, 168). Lâapplication de ce modĂšle par le HCR nâa pas permis une amĂ©lioration sensible de la protection des rĂ©fugiĂ©Es et ce, sans mĂȘme bĂ©nĂ©ficier aux communautĂ©s hĂŽtes. MalgrĂ© lâintention affirmĂ©e du HCR dâamĂ©liorer les programmes en fonction des leçons du passĂ©, ces nouvelles mesures Ă©taient tout aussi limitĂ©es, car elles se trouvaient appliquĂ©es dans un systĂšme international qui soumet ce type de flux migratoire au paradigme sĂ©curitaire. ConsĂ©quemment, une telle approche a gĂ©nĂ©rĂ© une augmentation des opportunitĂ©s Ă©conomiques sans nĂ©cessairement que ceux-ci soient rĂ©ellement intĂ©grĂ©s au marchĂ© Ă©conomique local; les rĂ©fugiĂ©Es se voyaient de ce fait dans lâimpossibilitĂ© de se fondre Ă leur communautĂ© dâaccueil. Elle nâa eu pour effet que de conforter le sentiment de compĂ©tition entre eux et les communautĂ©s hĂŽtes et a engendrĂ© le dĂ©veloppement dâun systĂšme de prestations de services parallĂšle aux structures Ă©tatiques (Smith 2004, 51; Feldman 2007, 57).
Par exemple, dans les annĂ©es 1980, les Ătats africains, les Ătats donateurs et le HCR organisĂšrent deux ConfĂ©rences internationales sur la situation des rĂ©fugiĂ©Es en Afrique (en 1981 et 1984). Dans le cadre de celles-ci, ils dĂ©veloppĂšrent la stratĂ©gie dâautonomisation (self-reliance strategy) des rĂ©fugiĂ©Es. ThĂ©oriquement, cette mesure libĂ©rale consistait en une assistance intĂ©grĂ©e pour le dĂ©veloppement des rĂ©gions les accueillant en Ă©change de lâĂ©laboration par
POSSIBLES, HIVER 2012 95
les pays hĂŽtes de solutions qui sâapparentent Ă celle de lâintĂ©gration locale (Betts 2009, 7; Feldman 2007,55-56). ConcrĂštement, ce type de programme rendit acceptable la situation dâabsence de solution durable pour les rĂ©fugiĂ©Es, car les pays donateurs nâimposĂšrent aucune condition quant Ă lâimpact des projets sur leur sort (Smith 2004, 44-45).
Ces politiques visaient aussi Ă rationaliser lâaide octroyĂ©e par les pays donateurs et hĂŽtes (Stein 1986, 280). Ceux-ci sâintĂ©ressĂšrent essentiellement Ă rendre la gestion des camps et des autres types dâinstallations les plus « autosuffisantes » possible afin de rĂ©duire leurs coĂ»ts. Durant les ConfĂ©rences de 1981 et de 1984, Betts (2009, 7) dĂ©plora le fait que les pays africains recherchaient essentiellement une compensation pour lâaccueil dâune quantitĂ© de plus en plus nombreuse de rĂ©fugiĂ©Es, rendant le partage Ă©quitable du « fardeau » plus important que lâamĂ©lioration de la situation de ces populations vulnĂ©rables par la recherche de solutions durables. Du cĂŽtĂ© des Ătats donateurs, on souligne que lâun des problĂšmes rĂ©currents pour la mise en Ćuvre de lâapproche dĂ©veloppementale fut quâelle souffrait de sous-financement. On observa dâailleurs lâĂ©chec de plusieurs tentatives de renouer et de renforcer les politiques dĂ©veloppementales, telles que le processus de Brooking et la Convention Plus du HCR, en raison du manque dâengagement des pays souscripteurs (Crisp 2001, 185; Betts 2009, 8). Quant au HCR, il considĂšre que lâindicateur le plus pertinent en matiĂšre de capacitĂ© de prise en charge des rĂ©fugiĂ©es est la vigueur de lâĂ©conomie de lâĂtat hĂŽte, mesurĂ©e selon son Produit intĂ©rieur brut (PIB) (HCR 2009a, 10). Lâaccent est donc mis sur les coĂ»ts liĂ©s Ă lâaccueil de ces populations pour les Ătats. Or, si cet indicateur permet de mesurer lâefficacitĂ© des politiques dâaide sur lâĂ©conomie de lâĂtat hĂŽte, il ne peut pas nĂ©cessairement Ă©valuer si ce dĂ©veloppement a vraiment contribuĂ© Ă amĂ©liorer les conditions de vie des principaux intĂ©ressĂ©s.
Cette perspective dĂ©veloppementale est une solution plutĂŽt dĂ©cevante pour les rĂ©fugiĂ©Es car elle est surtout axĂ©e sur des considĂ©rations de rentabilitĂ© de lâaide qui leur est accordĂ©e (Stein 1986, 280). Si les deux discours Ă lâĂ©tude semblent sâopposer, ils se confortent en rĂ©alitĂ©. Les rĂ©fugiĂ©Es sont toujours perçues comme un fardeau pour les Ătats, et les motivations des politiques dâaide visent encore la protection des intĂ©rĂȘts des Ătats, plutĂŽt que de subvenir Ă leurs besoins. Lâapproche dĂ©veloppementale, donc la prĂ©sentation des rĂ©fugiĂ©Es comme une ressource pour le dĂ©veloppement des pays hĂŽtes, ne consisterait-elle pas alors en une tentative de dĂ©guiser lâĂ©chec du paradigme sĂ©curitaire en une rĂ©ussite? Dans tous les cas, il est difficile de croire quâun changement de « paradigme », selon les termes de Feldman (2007, 63), soit en train de sâopĂ©rer au sein du rĂ©gime international pour la protection des rĂ©fugiĂ©Es car ceux-ci continuent Ă
SECTION I : RESSOURCES & MINES96
ĂȘtre perçus comme une menace Ă laquelle parer. Bien quâon ne puisse vraiment douter des motifs humanitaires liĂ©s aux programmes dĂ©veloppementaux du HCR, on ne peut tout de mĂȘme nier que les motivations semblent convenir davantage aux intĂ©rĂȘts des Ătats hĂŽtes et donateurs que ceux des rĂ©fugiĂ©Es, dont lâopinion ne fut que trĂšs rarement sollicitĂ©e (Smith 2004, 44-45). Or, cette approche dĂ©veloppementale persiste dans les politiques du HCR et culmina par lâĂ©laboration du concept de « dĂ©veloppement intĂ©grĂ© » (Betts 2009, 2). Les programmes qui lui sont associĂ©s sont prĂ©sentĂ©s comme une mise en application des leçons apprises par le passĂ© et la rĂ©alisation dâun compromis entre les pays du Nord et du Sud Ă travers lâharmonisation de leurs intĂ©rĂȘts (Betts 2009, 1-2). Cependant, cette approche tient pour acquis que lâutilisation de rĂ©fugiĂ©Es comme ressource permet lâamĂ©lioration de leurs conditions de vie et facilite la recherche de solutions durables pour ceux-ci. Quâen est-il rĂ©ellement?
Ătude de cas : les rĂ©fugiĂ©es soudanaises en Ouganda
Si la configuration des projets dĂ©veloppementaux pour les rĂ©fugiĂ©Es est motivĂ©e dâabord par des considĂ©rations dâordres sĂ©curitaire et Ă©conomique, ont-ils nĂ©anmoins un impact positif sur le sort des rĂ©fugiĂ©Es? Câest ce que nous dĂ©terminerons Ă travers une analyse de lâimpact des programmes dĂ©veloppementaux en Ouganda.
LâOuganda est parmi les pays hĂŽtes ayant le plus grand nombre de rĂ©fugiĂ©es prolongĂ©s (HCRb 2006,107). Celui-ci a consenti Ă mettre en application lâapproche dĂ©veloppementale dans sa gestion des rĂ©fugiĂ©es soudanaiEs au nord de son territoire avec la coopĂ©ration dâĂtats et dâorganisations donateurs, notamment le Danemark, le HCR et des ONG locales et internationales (Betts 2009, 8; Hunter 2009, 17). Est-ce que les politiques dĂ©veloppementales en Ouganda ont permis une amĂ©lioration de prospectives dâavenir pour ces rĂ©fugiĂ©es? Nous dĂ©montrons dans cette section que ce nâest pas le cas et ce, pour quatre raisons.
Les « réfugiées prolongés » soudanaises en Ouganda sont-ils tous considérés comme une ressource?
Il faut souligner que les projets de dĂ©veloppement pour les rĂ©fugiĂ©es soudanaises ne sâadressent pas Ă lâensemble, car une grande partie dâentre eux sont considĂ©rĂ©s avoir des capacitĂ©s limitĂ©es Ă agir en tant que ressources ou sont simplement ignorĂ©s par le gouvernement ougandais Ils vivent des rĂ©alitĂ©s diverses, impliquant quâils nâont pas tous les mĂȘmes besoins : 56% de la population des rĂ©fugiĂ©Es
POSSIBLES, HIVER 2012 97
soudanaisEs en Ouganda ont moins de 18 ans (HCR 2009b) tandis quâon retrouve par ailleurs plusieurs personnes ĂągĂ©es ou malades (Crisp 2005, 24-25). De plus, ces catĂ©gories dâindividus sont rĂ©putĂ©s avoir des besoins spĂ©cifiques et demeurent par consĂ©quent dĂ©pendante de lâaide humanitaire. Les programmes dĂ©veloppementaux ne changent rien Ă lâaffaire (Hunter 2009, 18), dâautant plus quâils ne sâappliquent quâĂ ceux qui vivent dans les installations reconnues par le gouvernement. Ainsi, les quelque 50 000 rĂ©fugiĂ©es soudanaises qui se sont installĂ©s spontanĂ©ment dans le territoire ougandais nâen bĂ©nĂ©ficient pas (Dryden-Peterson et Hovil 2007, 29). Le discours dĂ©veloppemental crĂ©e donc une illusion dâhomogĂ©nĂ©itĂ©, mais en rĂ©alitĂ© il concerne principalement les rĂ©fugiĂ©es prolongĂ©es qui sont les moins vulnĂ©rables.
Lâapproche dĂ©veloppementale et les solutions durables : quelle harmonisation?
Identifier les rĂ©fugiĂ©es comme une ressource et analyser leurs moyens de survie sous cet aspect consiste Ă les rĂ©duire Ă leur « capacitĂ© de productivitĂ© » et Ă leur contribution au dĂ©veloppement des rĂ©gions dans lesquelles ils vivent (Cavaglieri 2005). Mais les programmes dĂ©veloppementaux semblent nâavoir pour seule finalitĂ© que leur retour dans le pays dâorigine, constituant alors une atteinte Ă leurs droits: ils servent de paravent Ă une manĆuvre de refoulement par lâĂtat hĂŽte, un procĂ©dĂ© interdit par le rĂ©gime international de protection des rĂ©fugiĂ©es (Crisp 2005, 27-29; Smith 2004, 38).
LâOuganda considĂšre par ailleurs que le retour « volontaire » est la solution durable Ă prioriser et Ă©carte lâintĂ©gration locale permanente comme une alternative (Stein 1986, 276). Ainsi, aux vues du gouvernement ougandais, lâefficacitĂ© des programmes dĂ©veloppementaux se mesure Ă la probabilitĂ© que ces rĂ©fugiĂ©Es retournent volontairement dans leur pays dâorigine. Le but est donc dâaugmenter leur bien-ĂȘtre matĂ©riel et physique de sorte quâils puissent entreprendre leur retour chez eux. Cette perspective sous-entend que le principal facteur expliquant la situation prolongĂ©e des rĂ©fugiĂ©Es est Ă©conomique et rĂ©duit leur choix en matiĂšre de solutions durables Ă celle du retour « volontaire ». Or, selon les statistiques du HCR, lâOuganda est lâun des pays oĂč il y a le plus de cas de retour: la question est de savoir dans quelle mesure ceux-ci sont volontairesâŠ
Lâune des raisons pour lesquelles les rĂ©fugiĂ©es demeurent pour une longue pĂ©riode dans le pays dâasile est quâils sâidentifient ou se sentent plus en sĂ©curitĂ© dans celui-ci que dans le pays dâorigine. En effet, une proportion importante des rĂ©fugiĂ©es prolongĂ©es est nĂ©e dans les camps : dans quatre camps soudanais en Ouganda, en moyenne 20% de la population totale avait moins de cinq ans
SECTION I : RESSOURCES & MINES98
(Hunter 2009, 19). Dans quelle mesure alors peut-on affirmer que le Soudan est leur pays dâorigine? Dâautres refusent de retourner dans leur pays, car ils ont peur des risques de persĂ©cution Ă leur retour en raison de leur origine ethnique, de leurs opinions politiques, etc. (Crisp 2005, 21). Ainsi, la seule amĂ©lioration des conditions de vie matĂ©rielle au moyen de projets de dĂ©veloppement ne correspond que trĂšs imparfaitement aux besoins des SoudanaisEs en Ouganda, si le retour volontaire de ces rĂ©fugiĂ©es prolongĂ©es est rĂ©ellement lâobjectif de lâĂtat hĂŽte. Dans ces conditions, comment qualifier le retour dans le pays dâorigine comme une solution durable pour ces communautĂ©s?
Environnement économique et politique: quel avenir dans la périphérie?
Si ces politiques ne permettent pas dâaccĂ©der Ă lâune des solutions durables du HCR, elles constitueraient une « solution pratique » pour les rĂ©fugiĂ©Es, selon les affirmations de Dorothy Jobolingo, conseillĂšre en Ă©ducation pour le HCR en Ouganda (Dryden-Peterson et Hovil 2007, 29- 30). Or, des chercheurs ont maintes fois soulignĂ© que les approches dĂ©veloppementales, et donc lâidentification des rĂ©fugiĂ©es comme ressource, ne constituent pas une solution Ă tous leurs problĂšmes, car ils vivent pour la plupart dans des zones pĂ©riphĂ©riques.
Les installations des rĂ©fugiĂ©es soudanaises en Ouganda sont situĂ©es prĂšs des frontiĂšres du Soudan, une rĂ©gion oĂč existent dâimportants problĂšmes dâinstabilitĂ© et dâinsĂ©curitĂ© (Crisp 2005, 22; Smith 2004, 38; HCRb 2006, 113-114). En fait, ils vivent en plein milieu dâun champ de bataille : cette rĂ©gion est le territoire dâaffrontements entre lâarmĂ©e ougandaise et quelques mouvements rebelles, dont le Lord Resistance Army (HCR 2009b). Ils furent souvent victimes dâinsĂ©curitĂ© physique, soit dâattaques, dâagression sexuelles, de vols, etc. (Crisp 2005, 27-29; Smith 2004, 39; HCR 2006b, 114-115). En consĂ©quence, le conflit au nord de lâOuganda entre le gouvernement et les rebelles a fait obstacle Ă leur capacitĂ© Ă sâinvestir dans des activitĂ©s de type dĂ©veloppemental (Hunter 2009, 18). Par ailleurs, ces programmes ne permirent pas vraiment de mettre fin Ă la militarisation des camps soudanais entraĂźnant leur attaque par les mouvements paramilitaires (Smith 2004, 41; Crisp 2005, 22). En fait, ce que lâon observe, câest une instrumentalisation des programmes de dĂ©veloppement dans les rĂ©gions frontaliĂšres par lâĂtat ougandais afin de consolider son contrĂŽle des frontiĂšres et dâattirer lâattention de la communautĂ© internationale sur les actes violents des mouvements rebelles Ă lâendroit de la population locale (Kaiser 2005, 63).
Les réfugiéEs soudanaisEs sont aussi localiséEs dans une région caractérisée
POSSIBLES, HIVER 2012 99
par un climat rigoureux. Le nord de lâOuganda est une rĂ©gion ayant vĂ©cu une histoire de sous-dĂ©veloppement en raison de lâisolation du marchĂ© local (Crisp 2005, 22). Le HCR et ses ONG partenaires sont les principaux employeurs et investisseurs locaux: lâĂ©conomie et les communautĂ©s locales dĂ©pendent du systĂšme humanitaire qui sây est dĂ©ployĂ© depuis la fin des annĂ©es 1980 avec lâarrivĂ©e des flux migratoires en provenance du Soudan (Smith 2004, 49; Fielden 2008, 11). Dans quelle mesure des projets de petite envergure, comme ceux proposĂ©s par les ONG et le HCR, peuvent-ils permettre aux rĂ©fugiĂ©Es de dĂ©passer ces dĂ©fis structurels dâordre Ă©conomique, politique et sĂ©curitaire?
En fait, identifier les rĂ©fugiĂ©es Ă une ressource revient pour lâĂtat hĂŽte Ă balayer du revers de la main les responsabilitĂ©s quâil a toujours Ă leur endroit. Les considĂ©rer comme une ressource risque Ă©galement de se rĂ©vĂ©ler un procĂ©dĂ© de transfert des responsabilitĂ©s de la communautĂ© internationale et de lâĂtat hĂŽte en matiĂšre de consolidation de la paix et de dĂ©veloppement vers celles des rĂ©fugiĂ©Es prolongĂ©Es (Isotalo 2009, 72). Dans ce cas-ci, lâĂtat ougandais leur impose des programmes de dĂ©veloppement autoritaires, car ils ne sont pas contrebalancĂ©s par un systĂšme adĂ©quat de protection de leurs droits et libertĂ©s (Kaiser 2005, 365). Si cette solution est pratique, elle lâest principalement pour lâĂtat ougandais, non pour les rĂ©fugiĂ©es soudanaises.
Un rĂ©gime Ă©tatique contradictoire avec lâapproche dĂ©veloppementale
On observe quâil existe dâimportantes contradictions entre la lĂ©gislation locale et les objectifs affichĂ©s des programmes dĂ©veloppementaux, mettant en lumiĂšre le manque de volontĂ© politique de lâĂtat ougandais en matiĂšre dâamĂ©lioration des conditions de vie des rĂ©fugiĂ©es soudanaises sur son territoire.
Tel quâĂ©noncĂ© prĂ©cĂ©demment, une importante proportion dâentre eux en Ouganda (environ 50 000) vit Ă lâextĂ©rieur des camps et installations reconnus par le gouvernement. Ils se sont installĂ©s spontanĂ©ment au sein de communautĂ©s locales et intĂ©grĂ©s de facto Ă celles-ci (Dryden-Peterson et Hovil 2007, 29). Bien que considĂ©rĂ©s comme une possible menace Ă la sĂ©curitĂ© nationale par lâĂtat, ils affichaient plutĂŽt des caractĂ©ristiques de citoyen modĂšle : « [they] are integrated into their host community, pay graduated taxes, contribute to the local economy and even run in local council election» (Dryden-Peterson et Hovil 2007, 29). Cependant, leur statut lĂ©gal est devenu ambigu, en 2007, en raison de la redĂ©finition du statut de rĂ©fugiĂ© par le gouvernement ougandais dans le cadre de la mise en vigueur du « Refugee Act » (Hunter 2009, 19-20). Depuis, lâOuganda accorde le statut de rĂ©fugiĂ©Es, et donc toutes les protections lĂ©gales qui en dĂ©coulent, aux
SECTION I : RESSOURCES & MINES100
seuls individus qui reçoivent une assistance (programmes dĂ©veloppementaux ou aide humanitaire) et qui demeurent dans des installations reconnues par le gouvernement. En consĂ©quence, cette limitation de la dĂ©finition de rĂ©fugiĂ©Es favorise ceux qui sont en situation de dĂ©pendance par rapport au gouvernement ougandais et les organisations internationales; ceux qui se sont spontanĂ©ment installĂ©s dans des communautĂ©s locales Ă©tant menacĂ©s dâĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des immigrants illĂ©gaux (Dryden-Peterson et Hovil 2007, 29). La lĂ©gislation du gouvernement ougandais rend donc volontairement ces groupes plus vulnĂ©rables, dĂ©cision politique symptomatique du paradigme sĂ©curitaire.
La lĂ©gislation locale limite aussi les droits civils des rĂ©fugiĂ©es soudanaises (Crisp 2005, 27-29). En matiĂšre de libertĂ© de mouvement, le gouvernement ougandais affiche une position qui porte Ă confusion : « the freedom of movement for refugees within Uganda should be as broad as possible, altought a reasonable system of control should not be rejected out of end», peut-on lire dans les documents officiels du Bureau du Premier ministre ougandais (Dryden-Peterson et Hovil 2007, 30). En rĂ©alitĂ©, la libertĂ© de mouvement des rĂ©fugiĂ©Es est entravĂ©e par diverses rĂ©glementations au niveau local afin de faire perdurer le systĂšme des camps (warehouse) qui permet un contrĂŽle de ces derniers. Dans le cadre de son programme dâautonomisation des rĂ©fugiĂ©Es (Self-reliance strategy), le gouvernement ougandais imposa Ă ceux qui souhaitaient sortir des installations locales lâacquisition dâun permis spĂ©cial auprĂšs de lâautoritĂ© locale dĂ©signĂ©e. Plusieurs Ă©tudes mettent en lumiĂšre lâentrave sĂ©rieuse Ă leurs activitĂ©s Ă©conomiques causĂ©e par les dĂ©lais et les coĂ»ts de ce permis qui limite leur accĂšs au marchĂ© local (Dryden-Peterson et Hovil 2007, 29; Smith 2004, 51; Werker 2007, 4). Ă cela sâajoutent les problĂšmes liĂ©s Ă la discrimination dont ils sont lâobjet quant Ă lâoctroi des terres agricoles, souvent celles de moindre qualitĂ© (Smith 2004, 51). Enfin, il est Ă noter que ceux qui souhaitent sâinvestir dans les activitĂ©s Ă©conomiques locales doivent payer des taxes Ă lâautoritĂ© responsable de lâinstallation dans laquelle ils vivent. Il existe trois types de taxes en Ouganda, qui les concerne: pour le droit de production agricole, le droit de tenir une affaire (compagnie) et lâaccĂšs au marchĂ© local (Werker 2007, 6-7). Smith (2004, 51) conclut que les coĂ»ts pour lâensemble des frais quâun rĂ©fugiĂ© doit prendre en considĂ©ration au moment de se lancer en affaires peuvent dĂ©passer la valeur dâune rĂ©colte agricole dâune saison complĂšte. Ainsi, si le gouvernement affirmait dâun cĂŽtĂ© vouloir faciliter lâaccĂšs Ă lâemploi et au commerce pour les rĂ©fugiĂ©es en intĂ©grant les politiques dĂ©veloppementales les concernant dans son programme national de rĂ©duction de la pauvretĂ© (Fielden 2008, 11; Betts 2009, 8; Feldman 2007, 59); dâun autre cĂŽtĂ©, il leur met de sĂ©rieux bĂątons dans les roues.
POSSIBLES, HIVER 2012 101
Enfin, les rĂ©fugiĂ©es doivent souvent faire face Ă une limitation importante de leurs droits politiques du fait de la gestion autoritaire des installations dans lesquelles ils vivent (Crisp 2005, 27-29). Le discours du gouvernement ougandais sur les rĂ©fugiĂ©es prolongĂ©Es en est imprĂ©gnĂ©. Selon lui, ils sont sur son territoire par « choix » car dâautres vivant parmi eux ont adoptĂ© lâoption du retour. Ainsi, sâils demeurent sur leur territoire, ils doivent se soumettre aux politiques Ă©tatiques (Kaiser 2005, 357). Ils sont donc pris en Ă©tau par le gouvernement ougandais, lâintimidation constituant le revers de la mĂ©daille des politiques de dĂ©veloppement. (Kaiser 2005, 361). On observe dâailleurs une faible participation politique des rĂ©fugiĂ©es soudanaises dans les camps et installations locales en raison justement de cette atmosphĂšre dâintimidation et des relations de dĂ©pendance qui y sont crĂ©Ă©es. Ces dernieres se plaignent des entraves Ă leur libertĂ© dâassociation et dâexpression et considĂšrent que les autoritĂ©s locales les traitent comme des « enfants » (Kaiser 2005, 361). Ă la lumiĂšre de ces faits, il est difficile dâaffirmer que les politiques dĂ©veloppementales dâaide permettent une amĂ©lioration de leur prospectives dâavenir.
Conclusion
Dans le cadre de cette analyse, nous nous sommes intĂ©ressĂ©e Ă la question suivante : jusquâĂ quel point considĂ©rer les rĂ©fugiĂ©es comme ressource peut-il leur permettre dâamĂ©liorer leur condition de vie? Nous avons dĂ©montrĂ©, Ă la lumiĂšre dâune analyse historique des deux discours Ă leur sujet ainsi que par une analyse critique du cas ougandais, que tant que le paradigme sĂ©curitaire sera prĂ©pondĂ©rant au sein de la communautĂ© internationale, le discours sur lâidentification des rĂ©fugiĂ©es comme ressource ne les favorisera pas pour accĂ©der Ă une solution durable. Au contraire, les politiques qui en dĂ©coulent sont instrumentalisĂ©es et aboutissent, du cĂŽtĂ© des rĂ©fugiĂ©Es, Ă un dĂ©veloppement autoritaire, sĂ©grĂ©gationniste et limitĂ©. Nous ne remettons pas en question nĂ©anmoins lâintĂ©rĂȘt de ce discours, nous nous inquiĂ©tons plutĂŽt de son instrumentalisation par les pays hĂŽtes et donateurs afin de servir leurs intĂ©rĂȘts politiques, militaires et Ă©conomiques. Lâidentification des rĂ©fugiĂ©es prolongĂ©s comme ressource au centre du discours dĂ©veloppemental du HCR est en ce sens contradictoire, car il se juxtapose Ă une perspective sĂ©curitaire qui dĂ©finit les rĂ©fugiĂ©es prolongĂ©es comme objet des Ă©tudes de sĂ©curitĂ©, câest-Ă -dire une possible menace, plutĂŽt quâun sujet, comme le voudrait le rĂ©gime international de protection des rĂ©fugiĂ©es. Or, comment protĂ©ger un groupe que lâon perçoit aussi comme une menace? Comment responsabiliser un groupe que lâon tente du mĂȘme coup de contrĂŽler, voire de sâen dĂ©barrasser? Bien des contradictions demeurent.
SECTION I : RESSOURCES & MINES102
BibliographieBetts, Alexander. 2009. Development assistance and refugees: towards a north-south grand bargain? En ligne: http://www.rsc.ox.ac.uk/PDFs/RSCPB2-DevelopmentAssistance.pdf (page consultée le 20 avril 2010).
Bolesta, Andrzej. 2005. « The European Union policy on asylum and immigration: building a fortress Europe ». Dans Grzegorz W. Kolodko, dir., Globalization and Social Stress, Nova Science, 185-200.
Cavaglieri, Simona. 2005. Livelihoods & Micro-finance in Refugee Camps. En ligne: http://www.gdrc.org/icm/disasters/Livelihoods.pdf (page consultée le 22 avril 2010).
Crisp, Jeff. 2001. Mind the gap!UNHCR, humanitarian assistance and the development process. En ligne: http://www.unhcr.org/3b309dd07.html (page consultée le 24 avril 2010).
Crisp, Jeff. 2005. « No Solutions in Sight: The Problem of Protracted Refugee Situations in Africa». In Itaru Ohta, Gebre Yintiso, dir., Displacement risks in Africa: Refugees, Resettlers and Their Host Population, Kyoto University Press, 17-52.
Dryden-Peterson, Sarah et Lucy Hovil. 2007. « A Remaining Hope for Durable solutions: Local Integration of Refugees and Their Hosts in the Case of Uganda», Refugee 22 n°1: 26-38.
Feldman, Sara. 2007. «Development Assisted Integration: A Viable Alternative to Long Term Residence in Refugee Camps? », The Fletcher Journal of Human Security 22: 49-68.
Fielden, Alexandra. 2008. Local integration: an under-reported solution to protracted refugee situations. En ligne: http://www.unhcr.org/486cc99f2.html (page consultée le 24 avril 2010).
HCR. 2006a. Protracted refugee situations: Millions caught in limbo, with no solutions in sight. En ligne: http://www.un.org/events/tenstories_2006/story.asp?storyID=2600 (page consultée le 20 avril 2010).
HCR. 2006b. Protracted Refugee Situations: the search for practical solutions. En ligne: http://www.unhcr.org/publ/PUBL/4444afcb0.pdf (page consultée le 22 avril 2010).
HCR. 2009a. Tendances mondiales 2008. En ligne: http://www.unhcr.fr/4af93d346.
POSSIBLES, HIVER 2012 103
html (page consultée le 22 avril 2010).
HCR. 2009b. Global Report 2008 : Ouganda. En ligne: http://www.unhcr.org/4a2e16b62.html (page consultée le 25 avril 2010).
Hunter, Meredith. 2009. «The Failure of Self-Reliance in Refugee Settlements». POLIS Journal 2: 1-46.
Isotalo, Riina. 2009. «Politicizing the Transnational: On Implications for Migrants, Refugees, and Scholarship», Social Analysis 53 n° 3: 60-84.
Kaiser, Tania. 2005. « Participating in Development? Refugee Protection, Politics and Developmental Approaches to Refugee Management in Uganda ». Third World Quarterly 26 n°. 2: 351-367.
Smith, Meril. 2004. Warehousing Refugees: a Denial of Rights, a Waste of Humanity. En ligne: http://72.3.131.88/data/wrs/04/pdf/38-56.pdf (page consultée le 26 avril 2010).
Stein, Barry. 1986. « Durable Solutions for Developing Country Refugees». International Migration Review 20 n° 2: 264-282.
Werker, Eric. 2007. « Refugee Camp Economy». Journal of Refugee Studies 20 n°3 : 1-20.
Notes1 On qualifie de prolongĂ©Es les rĂ©fugiĂ©Es ayant vĂ©cu en exil plus de cinq ans dans un camp ou dans une installation similaire. Leur qualitĂ© de vie est limitĂ©e par leur environnement politique et Ă©conomique, mais surtout du fait quâils nâont pas accĂšs Ă lâune des trois solutions qualifiĂ©es de durables par le HCR (Crisp 2005, 17; Smith 2004, 38; HCR 2006, 106).2 DĂ©crites et analysĂ©es par Werker (2007) dans son article sur le systĂšme Ă©conomique des camps de refugies. 3 Entreposage (traduction libre).
104
RESOURCES & MINES
Le saphir malgache, une ressource pour la Grand-Ăźle ou pour les Ă©trangers?
Par Naina Rakoto
VoilĂ maintenant 22 ans que le saphir a Ă©tĂ© dĂ©couvert Ă Madagascar, et plus prĂ©cisĂ©ment aux alentours dâune localitĂ© connue sous le nom de
«Ilakaka», situĂ©e au Sud de la capital. Au fil des annĂ©es, dâautres localitĂ©s se sont fait connaĂźtre dans cette filiĂšre et la ruĂ©e vers cette pierre prĂ©cieuse sâest progressivement intensifiĂ©e.
La prĂ©sence de saphir nâa malheureusement pas fait que des heureux, et suscite de nombreuses questions liĂ©es notamment Ă la gestion et Ă la gouvernance. Ce rapport rend compte des diffĂ©rentes recherches faites dans le but dâapprĂ©hender la rĂ©alitĂ© de cette pierre, en commençant par un aperçu de la situation de Madagascar en terme de ressources naturelles. Lâobjectif nâest en aucun cas de dĂ©noncer les mauvaises pratiques liĂ©es Ă cette filiĂšre, mais de relater les faits qui y sont liĂ©s.
Une ßle gorgée de ressources
En dépit de son retard sur le plan socio-économique, Madagascar, comme bon nombre de pays dits «en voie de développement», possÚde de nombreuses ressources :
De par sa faune et sa flore, cette Ăźle de lâOcĂ©an Indien est considĂ©rĂ©e comme une des plus riches du monde. Aussi bien des touristes que des scientifiques sây dĂ©placent pour dĂ©couvrir ces patrimoines rares voire uniques Ă lâĂ©chelle mondiale tels que les lĂ©muriens, les camĂ©lĂ©ons, les baobabs et les ravenalas).
POSSIBLES, HIVER 2012 105
Par ailleurs, le sol malgache regorge de ressources miniĂšres dâune qualitĂ© et quantitĂ© importantes (or, platine, argent âŠ) qui, normalement, doivent lui permettre de concurrencer avec dâautres pays Ă lâĂ©chelle rĂ©gionale comme le Congo, le Botswana⊠.
Le saphir
Officialisation du statut de ressource
En octobre 2006, le saphir fait partie des ressources miniĂšres dont le MinistĂšre malgache des Mines et de lâĂnergie a dressĂ© et publiĂ© lâinventaire. Avec lâaide de lâInstitut de Recherche pour le DĂ©veloppement, Centre National de Recherche Scientifique et de lâuniversitĂ© dâAntananarivo (la capitale), cette institution a identifiĂ© la prĂ©sence importante de cette pierre dans le sous-sol malgache. «Il y en a tellement que Madagascar pourrait en ĂȘtre le premier producteur mondial», selon Michel RAKOTONDRAZAFY un enseignant Ă lâUniversitĂ©. Madagascar peut donc sâen orgueuillir car, cette pierre est trĂšs recherchĂ©e sur le marchĂ© mondial dans la mesure oĂč elle reprĂ©sente une matiĂšre premiĂšre indispensable pour la fabrication des produits comme les bijoux et les aiguilles de lecture des Ă©lectrophones. Par ailleurs, compte-tenu de la situation socio-Ă©conomique qui prĂ©vaut dans lâĂźle, lâexportation de cette ressource contribuera, certainement, Ă sortir le pays de la pauvretĂ©.
Une réalité différente
Cependant, entre la théorie et la réalité, il y a un gros écart. La réalité est, en effet, tout autre si on en croit les informations révélées par les médias locaux.
RĂŽle de lâĂtat
Le rĂŽle que joue lâĂtat malgache dans la filiĂšre saphir a toujours Ă©tĂ© dâambigu. En effet, bien quâil ait intĂ©grĂ© le saphir parmi les ressources nationales, aucune information ne nous permet pas dâattester que lâĂ©tat veuille exploiter cette ressource pour le profit de la nation. Au contraire, lâĂtat nâa jamais su lĂ©gifĂ©rer sur cette filiĂšre, dâoĂč les impacts nĂ©gatifs Ă bien des Ă©gards, constatĂ©s depuis la ruĂ©e vers cette prĂ©cieuse. Pour preuve, y ayant laissĂ©, dĂšs le dĂ©part, libre accĂšs Ă toute personne toutes nationalitĂ©s confondues, lâĂtat sâest trouvĂ© confrontĂ© Ă des problĂšmes de diffĂ©rentes
SECTION I : RESSOURCES & MINES106
natures :
Sociale :InsĂ©curitĂ© progressive dans les endroits dâextraction (corruption, trafic humainâŠ)Forte migration vers les zones de saphir Prostitution de mineurs et proxĂ©nĂ©tisme Dysfonctionnement des Ă©coles qui ne fonctionnent pas comme il faut car enseignant devenant chercheur de saphirâŠ).
Ăconomique :Manque de personnel dans les administrations, suite Ă la conversion de bon nombre de fonctionnaires en exploitants.Abandon des activitĂ©s agricoles par les paysans.
Environnementale :Risque dâaugmentation de la pollution du fait de lâĂ©manation de polluants durant lâextractionExposition des mains dâĆuvre aux risques dâaccident du travailDestruction des habitats naturelsTous ceux-ci sont des exemples dâimpacts de lâabsence de lĂ©gislation et de prise de responsabilitĂ© par lâĂtat.
Par ailleurs, le changement de rĂ©gime en 2002 nâa pas eu dâincidence sur ce rĂŽle de lâĂtat dans la mesure oĂč le nouveau Code minier, adoptĂ© plus tard, a comme principes la libĂ©ralisation et le dĂ©sengagement de lâĂtat. (2007). Le code minier prĂ©cĂ©dant nâavait jamais Ă©tĂ© appliquĂ© du fait de lâabsence dâorgane de contrĂŽle, ou encore dâinsuffisance dâĂ©quipement du cotĂ© des forces de lâordre pour le contrĂŽle, dâoĂč corruption et exploration / exploitation et exportation illĂ©gale de minerai.
Un manque Ă gagner important
Pour conclure le paragraphe prĂ©cĂ©dent, on peut dire que : compte tenu des annĂ©es de passivitĂ© de lâĂtat malgache, le manque Ă gagner pour les revenus de celui-ci dans la filiĂšre saphir est certainement Ă©levĂ©. Cette pierre Ă©tait sensĂ© constituĂ© un atout dans la lutte contre la pauvretĂ© nationale, or, la rĂ©alitĂ© nous rĂ©vĂšle quâelle a Ă©tĂ© et continue Ă ĂȘtre fortement nĂ©gligĂ©e en tant que produit dâexportation. Une autre idĂ©e, malheureusement Ă©cartĂ©e par lâĂtat, est celle de sâinvestir dans lâimplantation dâentreprises
POSSIBLES, HIVER 2012 107
de transformation de cette pierre, au niveau local. Ce qui profite Ă dâautres pays tels que le Sri-Lanka et la Thaillande qui maĂźtrisent les techniques de chauffage et de taille. Bref, que des occasions ratĂ©es. «la source de revenus que pourrait reprĂ©senter ce corindon de Madagascar nous Ă©chappe complĂštement», dit Monsieur RAKOTONDRAZAFY Michel Ă ce propos.
Un autre paradoxe
Comme dit prĂ©cĂ©demment, la dĂ©couverte du saphir a provoquĂ© une ruĂ©e vers les endroits concernĂ©s, Ă commencer par Ilakaka. Les gens, venant des quatre coins de lâĂźle, affluent vers cette localitĂ© dans lâespoir de trouver une source de revenus meilleure. Mais, malheureusement, peu dâentre eux ont rĂ©ellement profitĂ© de cette prĂ©cieuse pour les raisons suivantes, que nous allons dĂ©tailler plus loin :Type de ressource employĂ© lors de lâextraction Terrain dâextractionLe coĂ»t sur place du saphir (concurrence)LâinsĂ©curitĂ©
Type de moyen employĂ© lors de lâextraction
Souvent, la difficultĂ© rencontrĂ©e par les exploitants locaux se situe au niveau du recrutement des employĂ©s. En effet, Ă dĂ©faut de moyens financiers pour employer des mains-dâĆuvre locales, ces exploitants ont peu de chance de sâapproprier du saphir et de les commercialiser pour obtenir du bĂ©nĂ©fice.
Terrain dâextraction
La possibilitĂ© dâobtenir un terrain dâextraction dĂ©pend de la rapiditĂ© de lâexploitant. Autrement dit, celui-ci doit y arriver parmi les premiers. Celle-ci est lâunique condition pour avoir un terrain dâextraction, Ă©tant donnĂ© lâabsence de lĂ©gislation sur la propriĂ©tĂ© des terres (titrisation) dans la zone.
Le coût sur place du saphir
A diffĂ©rence des thaĂŻlandais et des sri-lankais, les malgaches nâont pas les moyens pour acheter les saphirs vendus par ceux qui travaillent dans les carriĂšres. ConsĂ©quence : la plus part des saphirs extraits sont acquis par ces clients asiatiques dont, rappelons-le, les pays sont dĂ©jĂ les destinations de
SECTION I : RESSOURCES & MINES108
ces pierres pour leurs travaux.
LâinsĂ©curitĂ©
Il a Ă©tĂ© souvent signalĂ© que les exploitants malgaches sont victimes dâabus par la police et les gendarmes routiers, ceux-ci sachant quâils gagnent de lâargent grĂące au saphir. Par ailleurs, les communautĂ©s locales leur exercent un racket pouvant se terminer par une Ă©limination physique. A cela sâajoute la prĂ©sence de bandes organisĂ©es dans les environs des zones dâextraction, qui se dĂ©veloppent facilement.
La corruption liée au saphir
Les problĂšmes liĂ©s Ă la prĂ©sence et Ă la ruĂ©e vers le saphir ne sâidentifient pas uniquement au niveau des zones dâextraction mais, Ă©galement au niveau du pouvoir central. Tel Ă©tait le constat fait par un certain nombre de mĂ©dias, Ă la suite de lâarrestation dâun ressortissant africain, accusĂ© de fabrication de faux visas sur le sol malgache. Ces visas favorisent lâentrĂ©e sur le territoire de trafiquant en tout genre. La corruption concerne aussi comme dit ci-dessus la relation entre force de lâordre sur place et les divers acteurs de lâexploitation.
Lien entre la fabrication de faux visas et le saphir
Les africains, comme les asiatiques, sont des clients potentiels de ceux qui travaillent dans les carriĂšres. En effet, ils achĂštent cette pierre Ă lâĂ©tat brut Ă un prix beaucoup plus Ă©levĂ© que celui proposĂ© par un client malgache. Cependant, Ă©tant considĂ©rĂ© comme des Ă©trangers, ces africains doivent renouveler rĂ©guliĂšrement leur permis de sĂ©jour sur le territoire national. La lĂ©gislation malgache Ă©tant strict sur lâoctroi de sĂ©jour aux Ă©trangers, notamment, depuis le second mandat du prĂ©sident RAVALOMANANA, les africains voient leur chance de rester Ă Madagascar sâamenuiser. Sachant que le milieu administratif malgache est extrĂȘmement corrompu, certains dâentre eux nĂ©gocient secrĂštement avec des hauts cadres malgaches afin dâavoir la possibilitĂ© de rester sur le territoire en troquant le saphir contre le visa. De leur cotĂ©, ces hauts cadres verront leur revenu augmenter car, outre leur salaire, la vente des saphirs leur permettra de gagner beaucoup dâargents.
Résumé du constat
POSSIBLES, HIVER 2012 109
Au lieu de reprĂ©sentĂ© un atout Ă©conomique, le saphir malgache est visiblement source de problĂšme de diffĂ©rentes natures. Le dysfonctionnement au niveau des administrations, lâabsence dâemprise de lâĂtat dans la filiĂšre et la pauvretĂ© sociale en sont parmi les causes identifiĂ©es. On peut qualifier cette situation de paradoxe dans la mesure oĂč on a, dâune part, un Ătat qui considĂšre le saphir comme une ressource nationale, et dâune autre, une exploitation de cette pierre qui ne profite aucunement Ă la nation. Ce qui nous amĂšne Ă conclure quâune ressource nâest pas forcement bĂ©nĂ©fique pour le pays dĂ©tenteur sans une bonne gestion, un organisme de contrĂŽle Ă©quipĂ© et efficace, et sans un secteur justice probe et intĂšgre. Beaucoup dâefforts doivent ĂȘtre entrepris pour que la thĂ©orie coĂŻncide avec la rĂ©alitĂ©. Dans le cas de Madagascar, signalons que lâĂtat sâest engagĂ© Ă dĂ©velopper durablement la Grande-Ăźle lors du sommet de Johannesburg. Cet engagement suppose une action dâenvergure dans chaque domaine concernĂ© par le concept de dĂ©veloppement durable. Pour le cas du saphir, la gouvernance, le social, ainsi que lâenvironnement sont les domaines les plus touchĂ©s. Par ailleurs, gouvernants et gouvernĂ©s doivent unir leur force sâils veulent vraiment que le saphir soit un atout pour la rĂ©ussite Ă©conomique du pays, et un garanti pour les gĂ©nĂ©rations futures.
Pour terminer, force est de dire que lâexportation de saphir devrait reprĂ©senter une source de recette important pour lâĂtat malgache, Ă©tant donnĂ© lâimportance de sa prĂ©sence dans le sous-sol et la convoitise quâil suscite. La nationalisation de cette filiĂšre pourra ĂȘtre une stratĂ©gie de contrĂŽle de cette ressource par lâĂtat et une maniĂšre dâen tirer un bĂ©nĂ©fice qui va Ă©galement profiter Ă la population.
RepĂšres bibliographiquesLe saphir â une ressource non renouvelable (Madagascar)
http://www.sciencesetavenir.fr/magazine/decouvertes/092472/madagascar-la-ruee-vers-le-saphir.html
http://pagesperso-orange.fr/madagascar/voyage_madagascar/madagascar_sud/tulear/saphirs-ilakaka.html
http://www.tv5.org/TV5Site/enseigner-apprendre-francais/fiche-704-Madagascar_et_la_fievre_du_saphir.html
SECTION I : RESSOURCES & MINES110
Problématique et enjeux du saphir (Madagascar)
http://217.174.196.174/expressmada/index.php?p=display&id=1344
http://www.madagascar-tribune.com/Exploitation-du-saphir-le-debut-de,743.html
http://www.malango-actualite.fr/article/madagascar__l_octroi_des_titres_d_exploitation_miniere_encore_suspendu-6578.html
http://mywedtrip.blogspot.com/2010/04/quels-impacts-environnementaux-des.html
Autorisation Ă lâexploitation
http://razafimahazo.free.fr/Descendants/ReporterMdvv_Arch2008_2/Arcmdvv031008.html
http://pdf.usaid.gov/pdf_docs/PNADH318.pdf
http://www.memoireonline.com/08/08/1509/l-espace-monde-approche-geopolitique-et-geoeconomique.html
SECTION II : POĂSIE
113
POĂSIE
POĂMOIREil est une poĂ©sie mĂ©moirerĂ©miniscence des passĂ©s enfuisquâon essaie de retenir
souvenirs cicatrices avortĂ©esvĂȘtements dâautrefois pliĂ©sdans du papier de soiecortĂšge de cercueilsquâon porte en terreavec Ă©pitaphe pour garder la trace malsainede ce qui est disparuet quâon retienttoujours mal grĂ© malgrĂ© que le passĂ©doive rester derriĂšre
on le dĂ©nature lâempĂȘche dâĂȘtre
passĂ© de pics conquis de failles enjambĂ©es dâerrances de chutes
passĂ©s qui fluent et refluenten stĂšles innombrablesplaies que lâon sâamuse Ă rouvrir
vestiges en berne
retrouver lieux sons lumiĂšres ĂȘtresĂ travers les lignesentre les lettres
langue de silences
SECTION II : POĂSIE114
oĂč toute parole est soupiril y a loin entre le mĂ»rier et la soiemieux vaut se taire
(je ne tâai jamais demandĂ© si elle Ă©tait mariĂ©e)
toutes ces amputations de tendressetoutes ces mémoires tranquilles mémoires ouragans mémoires déchiréestous ces excisés de mythes ces interdits de légÚreté
on voudrait rĂ©pĂ©ter nây arrive pasle dĂ©sir sâestompe avant le rappelpĂšlerinage dans les charniers de lâĂąmesĂ©quence obsessionnelle de mĂ©moire butĂ©eles souvenirs comme les coquillagesĂ©chouĂ©s sur le sable toujours vides
***
il est une poĂ©sie naissance qui crĂ©eles mots en marchevenus de lâinstant dâavantqui enfouit les arĂŽmes dans les parfumspour en fixer la volatilitĂ©un lac nouvellement gelĂ© oĂč lâon ose
hĂ©sitation devant trop de certitudemots qui Ă©chappent parfois quâon rattrape triture tortureest-il possible de revenirle coton se rappelle
POSSIBLES, HIVER 2012 115
quâil fut fleur
mots enfin libérésles premiers
dialogues aprĂšs absence
(lorsque jâai enfin trouvĂ© les mots justes tu Ă©tais parti)
poĂ©sie de sables mirages turbulentsterre crevassĂ©e en attente dâeauoĂč se rĂ©vĂšle lâinvisible convoitĂ©poĂ©sie temps poĂ©sie mouvance poĂ©sie naufragĂ©e
tout devient possiblerobinets par oĂč la mĂ©moire fuit
croire profondĂ©ment en quelque chose quelquâunpuis tout Ă coup dĂ©crocherchagrin brume de lâĂąmetemporaire je saisle soleil je saissâapercevoir que le marbre sâĂ©rode
***
car la poĂ©sie est prophĂšteantichambre empreinte de peu dâespoirun vol de quinze vingt pies voleuses criardesjamais vu autant
y a-t-il une gare au bout de lâhorizonoĂč sâarrĂȘtent ces rails qui sâenfuient
SECTION II : POĂSIE116
projectiontout nâest que projectionon joue Ă jeter des piĂšces de monnaiedans la bouche dâune cloche les tintements gelĂ©s les avenirs glacĂ©sseule la poĂ©sie peut percevoir stabiliser les images enchaĂźner lâimpatience
la laine du mouton bĂȘle encore
discours de points dâexclamation dâinterrogationil suffit dâĂȘtre vivant
(je ne te demanderai jamais si tu mâas oubliĂ©e)
envie de mordre dans le rĂȘve pour voir
sâil en jaillira du rĂ©elĂ©lever des saulespour nos besoins dâombre
poésie matrice de lendemainspoésie magie image cavalcade
bonheur entre parenthĂšses
choisir ses ailleurs est-il nécessaire de mourir contredire audacieusement le destin choisir de tout recommencer ignorer le compte à rebours.
Lisa Carducci
117
POĂSIE
TOI, MON INFINITUDEJâenfonce mes regards dans tes yeux de faĂŻence,Je tire les cordages de lâombre jusquâĂ ceindre le rĂȘve Pour dĂ©couvrir le temps, Le temps quâil fait en toi.Je connais le contour de tes lĂšvres : Câest ma route de clartĂ© dans les profondeurs de la nuit,Celle qui dĂ©bouche sur ton cri;Je connais le relief de tes songesâŠMais le temps, ma quĂȘte obsĂ©dante se dĂ©robe Ă ma soif.
Ce que je cherche en toi,Je le dessine avec ma langue sur ta silhouetteEn rĂȘvant de tes bras qui ceinturent ma solitude,Qui tombent sur mon dĂ©lire en ailes endormies.Ce que je cherche en toi,Je le file en mĂ©taphores sur la trajectoire des Ă©toiles.
Cette bouche qui sâarque en lune,Cette lumiĂšre sur mon Ă©paule,Ce silence dans mon poĂšme,Ce parfum dans ma blessureCette prĂ©sence dans mon nĂ©antâŠFemme secrĂšte de mes pĂŽles cĂ©lestes,Ma promise, ma dĂ©raison,Ma fleur sacrĂ©e des antipodesCâest toi!Pourquoi chercher en toi le temps qui passeQuand tu es mon commencement et ma fin,Toi, mon Infinitude?
118
POĂSIE
QUAND PRENDRA FIN MA MARCHE? Je marche sur les routes dĂ©foncĂ©es du rĂȘve,Les yeux perdus dans le territoire de mes motsâŠIl y a longtemps que je nâai pas vu mon ombreErrer dans la maison qui pleure ton absence,Ton absence,Il y a longtemps que je nâai pas vu mon ombreFrĂŽler les premiĂšres pousses de tes roses. Je salue la mer qui dĂ©roule le silence entre tes lĂšvres,Je salue chaque chose qui me ramĂšne Ă toi,Chaque chose comme le temps dans ton rire,La houle de ton souffle et le couchant de tes regards Qui mâobsĂšde, me dĂ©vore.Rien nâa changĂ© dans le paysage de tes yeuxOĂč je lis mon destin comme le chagrin dans la nuit De mes amour de larmes, dâerrance et de corps renversĂ©s.Quand prendra fin ma marcheSur les trottoirs brisĂ©s de cette terre De dĂ©lire, de folie, dâorgasme et de malheurQui vibre sous mes pas?
119
POĂSIE
Ă TOISur mes lĂšvres, tu as laissĂ© un goĂ»t dâhumus et dâargileUn goĂ»t de sirĂšne au seuil du dĂ©sir,Un goĂ»t de baisers, de larmes et dâamertume. Le vent qui souffle dans mon langage dĂ©prime le silence,Ces nuages gris qui se perdent dans la solitudeDe minuit ont le goĂ»t de ton insupportable absence.Ma femme de terre nouvelle et de tourmente,Ma langue qui dit les aubes de cristal et les soirs de solitude,Ma chienne dâerrance perdue dans les ruesPoursuivie Ă tous les carrefours sombres de mes villes dĂ©sertĂ©es,TraquĂ©e Ă chaque halte,OĂč es-tu? Je ne veux pas mourir comme la ville de mon enfanceOu cette femme brisĂ©e dans mon Ă©criture,Qui se nomme NaĂŻma, Je ne veux pas mourir avant le dernier clin dâĆil dâune Ă©toileDans lâobscuritĂ© de la nuit.Je veux simplement mettre en musique tes mots Qui roucoulent dans mon silence,Chanter la fulgurance des mĂ©tĂ©ores dans tes yeux de jeune filleEt la mĂ©lancolie de lâautomne qui dĂ©pouille les arbres Et les cĆurs et les rĂȘvesAvant de mâendormir dans tes bras.
LA RAISON DE MA MARCHE Le temps est en lĂ©vitation. Moi, je mâĂ©chappe de toi pour me confondre Ă ton essence. Je suis une part de toi, un fragment de ton ĂȘtre, Un ĂȘtre nĂ© de ton ombre, Plus seul que le pin solitaire sur la colline de lâennuiQuand tu tâĂ©loignes de moi,
120
POĂSIE
Une terre fĂȘlĂ©eâŠJe suis lâhomme de toutes les rues dĂ©laissĂ©es,Ta doublure aux yeux dâamandes meurtries, Au corps pĂ©tri de souffrance,Le rĂȘveur devant les portes closes de ton cĆurQuand il ne rĂ©pond plus Ă ma dĂ©mence et Ă ma soif. Je ne veux pas passer ma vie Ă errer sur la corde de ton Ăąme Avec lâautomne dans mes yeux et la mĂ©moire Ă fond de puits. Je veux Ă©tendre ma poĂ©sie sur la margelle de ton corps.Car mon amour de janvier, Ma femme bas-relief miraculĂ©e de la pierre, Tu es la raison de ma marche dans le dĂ©sert du monde.
LA PREMIĂRE NEIGE La premiĂšre neige qui tombe est un flocon de lumiĂšreDans tes yeux qui ne fondent jamais quand brille la tendresse.Tu me regardes ainsi que la mer qui se dĂ©fait du silence des vaguesTu me regardes avec le monde fragmentĂ© dans tes prunellesâŠAh, que la vie est douce dans lâimagerie de tes regards!Les oiseaux tristes ont dĂ©laissĂ© mes rĂȘves,Les voix contraires de la folie, mes cauchemarsâŠJe suis, par la magie de tes regards, le verso de la douleur,Lâautre versant du moi. Ă mon amour, laisse-moi mâabriter sous lâombrelle de tes paupiĂšresToute une Ă©ternitĂ©. Le paysage de tes yeux est cette neige qui tombe En flocon de lumiĂšre, Plus pure que lâinnocence de tes baisers, Plus lĂ©gĂšre que lâĂ©vasion du songe dans la mĂ©moire.
Yves Patrick Augustin, Passionné dÚs le jeune ùge par les arts et les lettres, Yves Patrick Augustin poursuit une double carriÚre de graphiste et de poÚte. Auteur de quatre recueils de poésie, il est membre de la Société des PoÚtes Français, de la Société littéraire de Laval et de la revue Carquois.
121
POĂSIE
JâAI PARCOURU UNE ROUTE PROVINCIALEâŠJâai parcouru une route provinciale,Qui mâa amenĂ© prĂšs dâun endroit lointain.Comme un vent Ă©tranger, je suis parti.
Je me suis cachĂ© dans un hĂŽtel dâun quart dâĂ©toile.Il y a un faux nom dans le registre,Personne ne sait que je suis ici.
JâamĂšne avec moi la guitare quâun jour Je voudrais apprendre Ă jouer.Dans la chambre dâĂ cotĂ©, quelquâun sâest penduIl a mis sur sa porte «PriĂšre de ne pas dĂ©ranger».
Dans le couloir jâentends le mondeParler de moi et de mon attitude,Des verres qui se cassent, des bagarres,Des fourchettes qui se rangent avec promptitude.
Jâai, sur la chaise en fer, le restant de mon cafĂ©, La moitiĂ© dâun sandwich aux Ćufs et une cigarette mouillĂ©e,Il ne reste rien dans mes poches,Et câest la solitude qui est venu mâaccompagner.
Ne me cherchez pas, je suis Ă lâĂ©cartComme un loup qui a perdu sa mĂšre.Comme les justes devant lâenfer.
Je me suis cachĂ© dans un hĂŽtel dâun quart dâĂ©toile.Comme Paris Hilton quand elle veut manger.Comme un taxi dans le dĂ©sert.
SECTION II : POĂSIE122
Je ne sais pas si je vais revenir te voir.Câest de mettre du sel sur la blessure.Câest de prolonger les cris et la vaisselle filante,Les menottes, les hiatus et les voisins qui parlent.
Je nâai rien Ă perdre, rien Ă gagner,Comme un itinĂ©rant avec son chien,Sauf que je garde dans lâĂ©tui les photos interditesDâune relation maudite qui nâa pas fini hier.
Je veux du silence, jusquâĂ ce que ça devienne agressant.Câest pour ça que je me suis cachĂ© dans un hĂŽtel Dâun quart dâĂ©toile.
Pedro Carbajal est nĂ© en Uruguay, a vĂ©cu en Argentine pendant vingt ans et habite prĂ©sentement Ă QuĂ©bec, oĂč il fut diplĂŽmĂ© comme bachelier es Ars Ă lâUniversitĂ© Laval en 2010. Il est scĂ©nariste, dramaturge et poĂšte. Ce poĂšme est devenu une chanson que Fred Boucher chante dans ses spectacles.
SECTION III : DOCUMENTS
125
DOCUMENTS
MĂTAMORPHOSES DU PAYSAGE IDĂOLOGIQUE
Par ANDRĂ THIBAULT
Chez nous mais pas seulement chez nous, on ne peut pas ne pas constater le pouvoir de mobilisation dĂ©clinant des grandes catĂ©gories idĂ©ologiques naguĂšre solidement instituĂ©es. Bien sĂ»r, les tĂ©nors de la droite classique continuent leurs Ă©lucubrations pontifiantes (prospĂ©ritĂ© pour tous grĂące aux plus riches pour la droite Ă©conomique â ordre et sĂ©curitĂ© pour la droite politico-religieuse, les deux Ă©tant fortement reprĂ©sentĂ©es dans le gouvernement Harper). Et la gauche classique, amĂšre des dĂ©confitures quâont connues les expĂ©riences gouvernementales communistes et socio-dĂ©mocrates, persiste Ă vitupĂ©rer contre la toute-puissance malĂ©fique du capitalisme et/ou de lâempire Ă©tats-unien en tant quâuniques causes premiĂšres de toutes les injustices et toutes les pollutions.
Mais il nâest que trop Ă©vident que ces discours incantatoires se heurtent Ă une indiffĂ©rence croissante, qui me paraĂźt accentuĂ©e dans les plus jeunes gĂ©nĂ©rations. Des esprits chagrins y voient et y dĂ©noncent une vague de dĂ©politisation, voire de dĂ©sengagement. Le succĂšs dâimage de politiciens qui se prĂ©tendent libres de toute identification idĂ©ologique, François Legault au premier chef, semblerait leur donner raison.
Je voudrais proposer une tout autre lecture, que je trouve exprimĂ©e de façons diverses chez plusieurs autres observateurs et analystes. Dâabord, la passion pour diverses causes sociales , prises Ă la piĂšce, demeure bien vivante et connaĂźt mĂȘme un possible regain. Le phĂ©nomĂšne se heurte cependant Ă une critique qui y voit une juxtaposition dâenjeux sectoriels plus ou moins communautaristes ou corporatistes, peu compatible avec une vision partagĂ©e du Bien Commun.
SECTION III : DOCUMENTS126
Les majuscules qui prĂ©cĂšdent ne rĂ©sultent pas dâune faute de grammaire. Gauche et Droite, Ă©pistĂ©mologiquement plus proches quâelles ne le voudraient, hĂ©ritent dâun mode de pensĂ©e mĂ©taphysique dans leur vision du Bien et du Mal. «Bonum ex integra causa, malum ex quolibet defectu», ont appris les joyeux survivants du cours classiques... pour les quelques-uns un peu moins familiers avec le latin, traduisons que seule est bonne la perfection totale alors que la moindre dĂ©ficience nous plonge dans les tĂ©nĂšbres du mal.
Alors, pour une des traditions, la sociĂ©tĂ© bonne doit conjuguer le maximum de justice sociale, de libertĂ© dâopinion, de conscience et de mĆurs, dâouverture interculturelle (mais cent pour cent laĂŻque), de justice rĂ©paratrice et rĂ©Ă©ducatrice, dâĂ©quitĂ© des rapports nord-sud, de dĂ©mocratie et de dĂ©sarmement. Aux yeux de lâautre, la perfection sociale de peut venir que de la libre concurrence entre des entrepreneurs industrieux et compĂ©tents, dont les employĂ©s se lĂšvent tĂŽt le matin, travaillent avec ardeur et savent pratiquer la modĂ©ration salariale tout en soutenant lâĂ©conomie par leur consommation, protĂ©gĂ©s par des corps policiers qui osent rĂ©primer le crime avec vigueur, Ă condition que lâĂtat sâabstienne de perturber les Ă©changes Ă©conomiques et que tout ce beau monde se conforme aux rĂŽles familiaux traditionnels.
Il sâagit dans les deux cas dâune forme de pensĂ©e essentiellement idĂ©aliste concevant la sociĂ©tĂ© comme un systĂšme qui tend naturellement Ă lâordre et Ă une intĂ©gration harmonieuse, Ă laquelle lâensemble des acteurs se doit de contribuer sous lâĂ©gide de lâĂtat honnĂȘte et dĂ©sintĂ©ressĂ© pour les uns, des leaders de lâĂ©conomie ou des Ăglises pour les autres. Aussi, lâadhĂ©sion Ă une idĂ©ologie doit avoir les caractĂ©ristiques dâun acte de foi sans rĂ©serve et les partisans de lâidĂ©ologie adverse sont des obstacles Ă lâavĂšnement de la sociĂ©tĂ© bonne. Ă ma connaissance, les gens de la gĂ©nĂ©ration de mes Ă©tudiants sont Ă©bahis, voire incrĂ©dules, face Ă ces structures de pensĂ©e. Ce qui ne veut absolument pas dire absence dâaspirations sociales et politiques.
Cet idĂ©alisme qui fut alimentĂ© par les philosophies scholastiques mais aussi par une croyance dĂ©vote Ă la dĂ©esse Raison Ă lâĂ©poque des LumiĂšres et lâessentialisation de lâĂtat-Nation Ă lâĂ©poque romantique, est quelque peu bizarre tant elle Ă©lude lâexpĂ©rience universelle du chaos qui porta les Sceptiques grecs Ă prĂ©coniser la dĂ©mocratie pour que les divergences citoyennes Ă©vitent les dĂ©rapages inhĂ©rents Ă toutes les certitudes ( je confesse volontiers que la lecture de Castoriadis a profondĂ©ment inspirĂ©
POSSIBLES, HIVER 2012 127
les présentes réflexions).
Alors, supposer quâun et un seul courant idĂ©ologique, portĂ© par un et un seul mouvement ou parti soit en mesure de livrer un ensemble cohĂ©rent de solutions Ă toutes les aspirations humaines face aux malheurs et dysfonctionnements de la sociĂ©tĂ© rĂ©elle, câest rĂȘver en couleur et trop de rĂȘves en couleur ont dĂ©jĂ donnĂ© trop dâamĂšres dĂ©ceptions pour que les slogans habituels continuent Ă sĂ©duire Ă grande Ă©chelle. Dans cette optique, reprocher aux forums sociaux ou aux campements dâindignĂ©s de sâĂ©parpiller dans toutes les directions au lieu dâengendrer un Grand Projet rassembleur, câest vouloir fuir le caractĂšre tragique et conflictuel de ce dĂ©fi titanesque que constitue le vivre ensemble quand rien ni personne ne sont faits sur mesure pour produire naturellement de la justice et de la convialitĂ©.
Complexité et pluralité
Lâaltermondialisme reprĂ©sente probablement lâexemple le plus typique des configurations idĂ©ologiques Ă©mergentes. Ă lâintĂ©rieur mĂȘme du courant, «les dĂ©bats (sont) dâautant plus compliquĂ©s que les interlocuteurs sont nombreux» (Alain Gresh commentant Une stratĂ©gie alternative de Gustave Messiah, La DĂCOUVERTE 2011, «diplomatie de connivence et ordre international», Le Monde Diplomatique, octobre 2001, p.24). Il ne sâagit pas pour autant de cacophonie. Ce que nous partageons dans cette famille (trĂšs) Ă©largie, câest un ensemble commun clair et prĂ©cis de questions â donc une problĂ©matique â et non une dogmatique Ă©tablie qui dicterait un programme stratĂ©gique dĂ©jĂ instituĂ©. Gresh mentionne «sur la violence, sur le pouvoir, sur la place de lâĂtat». On pourrait ajouter : dĂ©passer ou rĂ©guler le capitalisme â dĂ©croissance ou dĂ©veloppement soutenable â dĂ©mondialisation ou refondation des institutions internationales â initiatives dĂ©centralisĂ©es ou nouvelles instances de coordination. Ajoutons a cela que lâafflux de jeunes universitaires rodĂ©s Ă lâimplacable rigueur du jugement par les pairs impose des rĂšgles dâargumentation exigeantes qui nâinterdisent pas les Ă©lans de lâimagination et du cĆur mais les forcent Ă prendre forme dans des dĂ©monstrations mĂ©ticuleuses.
Les exigences dĂ©mocratiques ne se limitent donc plus Ă la confrontation avec des idĂ©ologies adverses (pas dâinquiĂ©tude, elles ont encore un riche avenir), mais sâĂ©tendent aussi aux discussions internes, dans un perpĂ©tuel work in progress. Au lieu donc dâun affrontement entre des corpus
SECTION III : DOCUMENTS128
idĂ©ologiques complets et fermĂ©s qui se disputent lâadhĂ©sion de lâĂ©lectorat ou de lâopinion publique, on est face Ă une patiente crĂ©ation collective bribe par bribe, essayant de concilier des objectifs Ă©galement louables mais difficiles Ă ajuster (par exemple Ă©galitĂ© entre les cultures vs entre les sexes, engagement citoyen vs qualitĂ© des rapports quotidiens de proximitĂ©). Les traditions militantes comportaient un certain folklore fait de manifestes, de slogans, de grandes dĂ©monstrations publiques, de moments forts lors des campagnes Ă©lectorales. Les dĂ©bats sur internet, les dossiers statistiques, les forums Ă participation restreinte, nâont pas le mĂȘme charme et sâaccompagnent dâun constat permanent dâinachĂšvement. Cela donne une capacitĂ© de mobilisation moins Ă©vidente. «Et pourtant, elle tourne», nonobstant le choc culturel infligĂ© aux vieux routiers des luttes sociales.
Il faut croire que la maturation dĂ©mocratique, lâintĂ©gration progressive dâun savoir-discuter mutuellement respectueux, constitue dĂ©jĂ une rĂ©volution politique au sein de la communautĂ© citoyenne dĂ©montrant cruellement par contraste le caractĂšre archaĂŻque ridicule des mĆurs parlementaires, pour ne pas parler de celles des instances dirigeantes de lâĂ©conomie.
Les thĂ©ories sociologiques ont dĂ» au cours des rĂ©centes dĂ©cennies introduire lâacteur et sa subjectivitĂ© (Castoriadis dirait son imagination) face Ă la contrainte aveugle exercĂ©e par les grandes structures et les modĂšles culturels. Or autant dâacteurs, autant dâangles de vision possibles dâune rĂ©alitĂ© aux facettes inĂ©puisables, sans cohĂ©rence a priori. Cela pourrait rĂ©sulter en une infinitĂ© de soliloques aux rares connexions fortuites. Mais le fait de partaqer un ensemble commun dâinquiĂ©tudes et de questionnements, comme dans le mouvement altermondialiste, permet que des familles idĂ©ologiques dynamisent lâĂ©volution sociale et politique par leurs mises en question et leurs espĂ©rances, dont lâinachĂšvement mĂȘme aiguillonne la continuitĂ©.
129
DOCUMENTS
DĂMOCRATIE SANS ĂTAT LAĂC? LE DILEMME DES « PRINTEMPS ARABES »
Par NADIA FAHMY-EID
Au lendemain de ce quâon a dĂ©signĂ© comme « les printemps arabes » et Ă la veille de voir installer de nouveaux modĂšles de gouvernance censĂ©s rĂ©pondre aux aspirations des hommes et des femmes qui ont fait advenir ces « printemps », lâespoir nâest plus vraiment au rendez-vous. Pourtant, ces militants rĂ©volutionnaires, qui ne partageaient pas au dĂ©part les mĂȘmes appartenances sociales et religieuses, ont acceptĂ© de prendre tous les risques en descendant dans la rue pour faire ensemble la rĂ©volution. Ils ont mis en commun leurs efforts, leurs sacrifices et surtout la volontĂ© de changement qui les habitait, pour remplacer les dictatures qui les avaient opprimĂ©s jusque-lĂ par la sociĂ©tĂ© libre et dĂ©mocratique dont ils rĂȘvaient. Ils ont dâailleurs pris tellement de risques que plusieurs dâentre eux ont payĂ© de leur vie leur dĂ©sir de libertĂ© et de dĂ©mocratie.
Mais voilĂ quâau lendemain dâun processus Ă©lectoral qui devait concrĂ©tiser leur projet rĂ©volutionnaire, ces militants commencent Ă se rendre compte aujourdâhui quâils font face Ă un danger rĂ©el de voir confisquer leur rĂ©volution et, du coup, de voir sâenvoler leur rĂȘve dâun avenir meilleur.
Câest quâen Tunisie, comme au Maroc, et peut-ĂȘtre mĂȘme demain en Ăgypte, les groupes qui dominent dĂ©sormais la scĂšne politique cherchent Ă convaincre les citoyens progressistes de leurs pays, quâils et elles ont tout intĂ©rĂȘt Ă voter des Constitutions qui confirmeront le caractĂšre religieux islamique de lâĂtat. Cependant, ces mĂȘmes groupes et les partis qui les reprĂ©sentent sâempressent, du mĂȘme souffle, dâaffirmer sur toutes les tribunes leur adhĂ©sion solennelle aux principes fondamentaux de la dĂ©mocratie. Mais afin de conjuguer sans problĂšme, affirment-ils, dĂ©mocratie et Ătat confessionnel ils suffira dâexercer le pouvoir dans la perspective et le cadre dâun Ătat religieux « modĂ©rĂ© » soit, en lâoccurrence, un « islam modĂ©rĂ© ». On rĂ©ussirait ainsi Ă prouver au monde entier quâun
SECTION III : DOCUMENTS130
Ătat dĂ©mocratique moderne nâa pas besoin de fonctionner dans un cadre laĂŻque, câest-Ă -dire religieusement neutre.
Câest bien dans ce sens quâiront les dĂ©clarations du chef du parti religieux conservateur Ennahda au lendemain des Ă©lections tunisiennes. En effet, aprĂšs avoir annoncĂ©, dans un premier temps, la volontĂ© de son parti de mettre en place un Ătat islamique, M. Ghannouchi se ravisera ensuite en se hĂątant de prĂ©ciser quâil sâagira dans les faits dâun « islam modĂ©rĂ© ». Une modulation destinĂ©e Ă rassurer Ă la fois les groupes de citoyens, et surtout de citoyennes, qui avaient mal rĂ©agi Ă sa premiĂšre dĂ©claration, et destinĂ©e aussi Ă apaiser les apprĂ©hensions de plusieurs nations Ă©trangĂšres qui sâĂ©taient montrĂ©es inquiĂštes face Ă une prise de position jugĂ©e incompatible avec des visĂ©es dĂ©mocratiques.
Ă cette Ă©tape, il nous apparaĂźt impĂ©ratif de se poser collectivement une question cruciale qui pourrait ĂȘtre formulĂ©e en ces termes : est-il possible, en toute logique, dâaffirmer quâon peut arriver, en lâabsence dâun Ătat laĂŻque, non confessionnel, Ă mettre en place une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique ? Il sâagit bien, rappelons-le, dâune sociĂ©tĂ© basĂ©e fondamentalement sur lâaffirmation de droits Ă©gaux entre tous les citoyens, y compris entre les hommes et les femmes, et dâune sociĂ©tĂ© basĂ©e Ă©galement sur lâaffirmation du droit de tous Ă la libertĂ© dâexpression et Ă la libertĂ© de conscience. Il apparaĂźt Ă©vident quâune telle question appelle nĂ©cessairement une rĂ©ponse nĂ©gative.
Pourtant une rĂ©ponse positive aurait eu lâavantage de paraĂźtre politiquement plus conciliante et socialement plus rassembleuse, mais cela ne lâempĂȘcherait pas, pour autant, dâaller Ă lâencontre de toute logique .Comment, en effet, peut-on concilier le principe fondamental de lâĂ©galitĂ© des droits et des libertĂ©s garanti Ă tous les citoyens dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, avec la lĂ©gitimation au niveau constitutionnel dâune seule religion qui, de ce fait, sera privilĂ©giĂ©e par rapport Ă toutes celles auxquelles adhĂšrent lâensemble des autres citoyens, et qui risque Ă©galement dâexercer une contrainte indue sur les incroyants? Cette religion sera dĂ©sormais la seule Ă voir confĂ©rer une reconnaissance lĂ©gale Ă lâensemble de ses codes, de ses lois et de ses pratiques; et elle pourrait mĂȘme ĂȘtre en mesure de les imposer Ă©ventuellement Ă lâensemble de la sociĂ©tĂ©.
Certes, on pourrait toujours invoquer le fait quâil sâagit le plus souvent de la religion majoritaire, ce qui dâailleurs nâest pas toujours le cas , mais surtout
POSSIBLES, HIVER 2012 131
cela ne change rien au principe selon lequel, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, la majoritĂ© ne dĂ©tient pas plus de droits que la ou les minoritĂ©s qui se partagent lâespace social. En plus, dans le cadre dâun Ătat confessionnel, le droit Ă la libertĂ© dâexpression risque dâĂȘtre compromis dans la mesure oĂč la religion dâĂtat jouit dâune lĂ©gitimitĂ© telle quâil pourrait ĂȘtre difficile, sinon dangereux, de formuler des critiques Ă son endroit , ou encore Ă lâendroit des pouvoirs religieux qui la reprĂ©sentent, que ces critiques soient justifiĂ©es ou non. Les citoyens, et encore plus les citoyennes qui sây risqueraient, pourraient faire face Ă lâexclusion sociale et , pire encore , comme dans le cas des sociĂ©tĂ©s iranienne et saoudienne, sâexposer Ă des sanctions bien plus sĂ©vĂšres liĂ©es Ă des accusations formelles de discours sacrilĂšges, de blasphĂšmes ou mĂȘme dâapostasie. Bref, on est encore une fois bien loin dâune forme quelconque de sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique.
En somme, le modĂšle de sociĂ©tĂ© issu dâune Constitution qui comporte une adhĂ©sion formelle Ă une religion particuliĂšre, mĂȘme si cette adhĂ©sion dĂ©clare se situer dans une perspective « modĂ©rĂ©e », reste un modĂšle qui correspond bien plus Ă une sociĂ©tĂ© thĂ©ocratique quâĂ une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique. Et le qualificatif de « modĂ©rĂ© » qui lui est accolĂ©, nây change malheureusement pas grand chose.
Quâil soit bien clair cependant quâil ne sâagit nullement de faire ici le procĂšs dâune religion particuliĂšre, pas plus que des religions dans leur ensemble. Les religions sont des Ă©lĂ©ments constitutifs importants de notre univers mental et affectif. Elles rĂ©pondent , pour la plupart, Ă des besoins dâordre spirituel ou moral et fournissent souvent des rĂ©ponses, le plus souvent rassurantes, Ă des questionnements relatifs aux raisons dâĂȘtre ou aux fondements mĂȘme de notre existence ici-bas, ainsi que sur son prolongement possible dans lâau-delĂ . On sait Ă©galement Ă quel point les religions reprĂ©sentent pour beaucoup dâindividus et de groupes sociaux une rĂ©fĂ©rence identitaire importante et comment elles agissent, Ă ce titre, comme des agents puissants de cohĂ©sion sociale.
Toutefois, et lâhistoire des guerres de religions qui ont marquĂ© lâOccident est lĂ pour nous le rappeler, les religions ne cohabitent pas facilement et spontanĂ©ment ensemble, mais ont plutĂŽt tendance Ă entrer en concurrence les unes avec les autres. Ceci est vrai aussi bien lorsquâelles prennent racine dans des espaces territoriaux et nationaux diffĂ©rents que lorsquâelles partagent le mĂȘme espace territorial et la mĂȘme appartenance nationale. Surtout si le rapport de force qui les concerne se situe, comme on a pu
SECTION III : DOCUMENTS132
le constater Ă travers lâactualitĂ© rĂ©cente, dans le cadre dâun rapport de pouvoir inĂ©gal entre le groupe religieux majoritaire et le groupe religieux minoritaire, comme câest le cas actuellement pour les Coptes chrĂ©tiens dâĂgypte vis-Ă -vis de la majoritĂ© musulmane. Câest dâailleurs le mĂȘme type de rapport de force quâon voit Ă©galement Ă lâĆuvre, mais qui joue cette fois en faveur du groupe religieux minoritaire au pouvoir, comme câest le cas des musulmans Alaouites en Syrie ou des musulmans Sunnites dans lâĂ©mirat du BahreĂŻn.
Ainsi, pour lâensemble des citoyens, la protection de leurs droits, aussi bien comme individus que comme groupes, passe nĂ©cessairement par la mise en place de sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques et laĂŻques, oĂč le caractĂšre non confessionnel de lâĂtat lui permet dâassumer avec plus de crĂ©dibilitĂ© son rĂŽle dâarbitre neutre et impartial entre les individus et les groupes religieux en prĂ©sence. Les femmes en particulier ont tout Ă gagner de lâintervention dâun Ătat laĂŻque lorsque des conflits les opposent aux pouvoirs religieux en place. Il faut se rappeler quâil sâagit le plus souvent de pouvoirs exclusivement masculins qui, tout au long de lâhistoire, ont non seulement exclu les femmes de leurs rangs mais ont eu tendance, le plus souvent, Ă interprĂ©ter les textes fondateurs en leur dĂ©faveur. Ce qui leur a permis, entre autres, de tirer de ces textes toute une sĂ©rie de prescriptions et de dogmes religieux qui ont eu pour effet de creuser et de maintenir longtemps un Ă©cart important entre les droits des femmes et ceux des homme (il faut lire, Ă cet Ă©gard, lâAvis, admirablement argumentĂ© et documentĂ©, publiĂ© en mars 2011 par le Conseil du statut de la femme et intitulĂ© : Affirmer la laĂŻcitĂ©, un pas de plus vers lâĂ©galitĂ© rĂ©elle entre les hommes et les femmes). En tenant compte des constats et des analyses qui prĂ©cĂšdent, on est en droit de conclure que la dĂ©mocratie ne peut se concevoir en dehors du cadre de la laĂŻcitĂ© de lâĂtat et que, de ce fait, dĂ©mocratie et Ătat laĂŻque constituent vĂ©ritablement un tandem indissociable. On ne peut donc parler dâun Ătat religieux de type modĂ©rĂ© â quâil soit musulman, juif, chrĂ©tien ou autre - sans que cette affirmation ne renvoie du mĂȘme coup Ă un projet de dĂ©mocratie Ă©galement modĂ©rĂ©e, ce qui signifierait une Ă©galitĂ© de droits modĂ©rĂ©e entre tous les citoyens dont, en particulier, le droit Ă une libertĂ© dâexpression modĂ©rĂ©e. On comprend quâil sâagirait, dĂšs lors, dâun simulacre de dĂ©mocratie qui, vidĂ©e de sa substance, aboutirait Ă la nĂ©gation mĂȘme de lâidĂ©e de dĂ©mocratie.
Nadia Fahmy-Eid, Historienne et Professeure retraitĂ©e de lâUqĂ m.
133
DOCUMENTS
SOUVERAINETĂ ALIMENTAIRE
Par ARIELLE DESFORGES
Pour survivre, lâhomme a besoin dâeau et de nourriture. VoilĂ un fait que personne nâosera rĂ©futer. En effet : « Lâalimentation est lâaction ou la maniĂšre de fournir aux ĂȘtres vivants la nourriture dont ils ont besoin pour leur croissance, leur dĂ©veloppement, leur entretien. Cette acception fonctionnelle souligne une Ă©vidence : lâalimentation assure le cycle de la vie dâun individu et la persistance de lâespĂšce Ă laquelle il appartient. »1 Lâhomme a besoin de manger pour survivre.
Les ressources alimentaires reprĂ©sentent donc un enjeu primordial. Elles sont lâobjet dâune quĂȘte constante, dâune convoitise non liĂ©e Ă une envie, mais Ă un besoin vital. Elles sont un des Ă©lĂ©ments sine qua non Ă la perpĂ©tuation de lâespĂšce humaine, et de tout animal en gĂ©nĂ©ral. On pourrait parler ici dâinstinct primaire. Lâhomme doit manger; câest pour cette raison quâil a Ă©tĂ© au fil des siĂšcles en constante recherche de vivres et de moyens de les exploiter selon ses besoins,de maniĂšre toujours plus productive. Une ressource comme celle-ci suscite les convoitises : pour les consommateurs, les raisons sont Ă©videntes. Puisque que nous mangeons tous, nous essayons tous de nous procurer de quoi satisfaire ce besoin. En haut de la chaĂźne, se trouve le producteur. Bien quâĂ©tant lui aussi consommateur, il retire davantage de ces ressources naturelles. Puisque câest lui qui les cultive, il peut se permettre ensuite de les Ă©changer contre dâautres biens, ou plus frĂ©quemment dans nos sociĂ©tĂ©s dites modernes, un outil de transaction tel que lâargent. Ces deux agents de lâĂ©change sont-ils les seuls Ă bĂ©nĂ©ficier des ressources alimentaires? On peut bien sĂ»r trouver diffĂ©rents intermĂ©diaires dans lâĂ©change, mais ce ne sont pas ces acteurs lĂ qui nous intĂ©ressent. Autres que ces individus qui bĂ©nĂ©ficient des ressources alimentaires et de leur commerce? Comment en profitent-ils? Quel droit ont-ils dessus? Ce sont lĂ des questions complexes auxquelles nous essaierons de trouver des Ă©lĂ©ments de rĂ©ponse.
SECTION III : DOCUMENTS134
Revenons dâabord un instant aux producteurs. Les ressources alimentaires leur permettent dâaccumuler un certain pĂ©cule qui leur offrira une monnaie dâĂ©change pour acheter dâautres vivres. Ils sont en un certain sens des individus indispensables puisquâils subviennent Ă un besoin fondamental de lâhomme. Dâailleurs les agriculteurs ont occupĂ© pendant longtemps une place de premier ordre dans la sociĂ©tĂ©. Au Moyen Ăge, possĂ©der et cultiver la terre portaient en eux une certaine noblesse : les juifs, qui Ă©taient alors considĂ©rĂ©s comme des citoyens de seconde classe nây avaient pas accĂšs. Ils ne pouvaient se tourner que vers les mĂ©tiers alors interdits aux chrĂ©tiens, mĂ©tiers essentiellement liĂ©s au commerce. Pour Quesnay, et les physiocrates plus gĂ©nĂ©ralement, seule lâagriculture est rĂ©ellement productive. De statut. La classe des agriculteurs est donc la seule Ă crĂ©er de la richesse2. Cependant, durant les siĂšcles passĂ©s, le statut de la classe paysanne a bien changĂ©, et ce pour diverses raisons (urbanisation, industrialisationâŠ). Sans vouloir faire lâapologie de lâagriculture, on peut quand mĂȘme parfois dĂ©plorer ici le peu de considĂ©ration accordĂ©e aux agriculteurs. Comme on peut le voir dans certaines rĂ©gions, ces derniers sont considĂ©rĂ©s comme des citoyens de second ordre3. Ils ne sont plus quâune classe dĂ©chue et exploitable, sans que cela ne remette en cause le caractĂšre indispensable des ressources agricoles.
Les ressources issues de lâagriculture ont toujours Ă©tĂ© de plus en plus convoitĂ©es. Malthus Ă©voquait mĂȘme les limites de lâagriculture4, et de sa productivitĂ©. Les terres les plus fertiles Ă©taient exploitĂ©es en premier. Ensuite, on se tournait vers des terres de moins en moins fertiles. Le coĂ»t de production augmentait quand la fertilitĂ© baissait. Cela entrainait une hausse de prix de toute la production, puisque le coĂ»t pris en compte Ă©tait celui de la terre la moins fertile. Mais un autre problĂšme se posait : les terres sont une ressource limitĂ©e. Arriverait donc, selon lui, un moment oĂč la production ne pourrait plus augmentait (les coĂ»ts seraient de toutes maniĂšres supĂ©rieurs au prix que les consommateurs seraient prĂȘts Ă payer). Il en venait Ă la conclusion que la population ne devait pas continuer de croĂźtre au rythme de lâĂ©poque. MĂȘme sâil ne prĂ©voyait pas tous les progrĂšs techniques qui allaient survenir, on voit ici une crainte profonde qui est celle du manque de nourriture pour subvenir aux besoins de la population. Le caractĂšre indispensable de lâalimentation ressort. Le problĂšme qui se pose aujourdâhui nâest pas en premier lieu un problĂšme de manque absolu de denrĂ©es. La production serait en effet suffisante pour nourrir la planĂšte. Câest la rĂ©partition qui est Ă remettre en cause, mais lĂ est un autre aspect de notre sujet auquel nous reviendrons plus tard.
POSSIBLES, HIVER 2012 135
On voit donc la place quâoccupent les ressources alimentaires au sein dâune population. Elles permettent de nourrir cette derniĂšre, et procure une monnaie dâĂ©change aux producteurs, Ă©leveurs, chasseurs, etc. Cela Ă©tant dit, il faut aller voir plus loin. Les acteurs citĂ©s plus haut ne sont pas les seuls intĂ©ressĂ©s. Les ressources alimentaires ne sont plus seulement des ressources pour les consommateurs et les producteurs. Elles sont devenues des ressources pour des personnes tierces. Le caractĂšre indispensable de ces ressources confĂšre un certain pouvoir Ă ceux qui ont la main mise sur ces derniĂšres. Mais on ne parle ici des agriculteurs. Cela fait bien longtemps quâils ont perdu la place de premier ordre quâils avaient pu occuper autrefois dans la sociĂ©tĂ©. Ils demeurent certes indispensables, mais nâen fait pas Ă lâheure actuelle les acteurs principaux. Lâordre hiĂ©rarchique Ă©tabli par Quesnay nâa plus cours. Ce sont au contraire ceux qui ne produisent rien qui sont au pouvoir. Nous ne prĂŽnons pas ici un retour Ă une sociĂ©tĂ© oĂč la terre serait symbole de puissance et de noblesse. Loin de nous cette idĂ©e. Nous essayons simplement de prĂ©senter des faits de maniĂšre impartiale. Et le fait est que les producteurs de ressources alimentaires, bien quâindispensables Ă la survie de lâhomme, ne sont pas pour autant les personnes qui ont le plus grand pouvoir au sein des sociĂ©tĂ©s « modernes ».
Faisons ici une simplification un peu rapide : on a les agriculteurs qui produisent des Ă©lĂ©ments concrets, solides. Câest ce « concret » qui est indispensable Ă la survie de lâhomme, cette nourriture qui leur fournira lâĂ©nergie requise au bon fonctionnement de leur organisme. Mais ceux qui produisent ces matiĂšres premiĂšres ne sont pas nĂ©cessairement aux commandes. En effet, Ă lâheure actuelle, dans de nombreuses sociĂ©tĂ©s, ce sont dâautres individus qui maitrisent les ressources naturelles, ou qui du moins, en tirent profit sans les produire et sans les consommer. Cela peut paraĂźtre relativement abscond; je vais donc Ă©claircir mes propos. Certains individus arrivent Ă avoir une certaine emprise sur les ressources alimentaires de sorte quâils ont alors un pouvoir rĂ©el sur une ou des populations. En effet, quây a-t-il de mieux pour contrĂŽler une population que de se poser en maĂźtre des ressources qui la font vivre? Les ressources alimentaires Ă©tant indispensables Ă la survie de lâhomme, affamer une population est une solution pour arriver Ă ses fins. Tout cela peut se rĂ©sumer ainsi : « ContrĂŽlez le pĂ©trole et vous contrĂŽlerez les nations, contrĂŽlez la nourriture et vous contrĂŽlerez la population », Henry Kissinger
Au jour dâaujourdâhui, on peut voir que les ressources alimentaires dĂ©pendent en partie des politiques. Sans dire que cela bĂ©nĂ©ficie directement
SECTION III : DOCUMENTS136
Ă des individus en particulier, on peut voir que les politiques agricoles mises en place influencent grandement la production et la ventes des produits agricoles. On peut notamment Ă©voquer le rĂŽle que jouent les diffĂ©rentes taxes. Les taxes peuvent permettent dâenrichir un gouvernement, mais il est nĂ©cessaire quâil y ait redistribution, ce qui nâest pourtant pas toujours le cas. Câest Ă ce moment lĂ que lâon peut voir que certains politiques tirent profit des ressources agricoles.
Les ressources alimentaires sont aussi des ressources pour des individus qui nâont pourtant rien Ă voir avec la production de ces derniĂšres. En effet, depuis plusieurs dĂ©cennies maintenant, les produits agricoles sont entĂ©s dans lâengrenage boursier. Câest donc Ă la bourse que le prix des denrĂ©es alimentaires est fixĂ©, et ce au niveau mondial. Du riz produit en Afrique verra son prix fixĂ© Ă des milliers de kilomĂštres, par des personnes qui ne connaissent rien Ă la rĂ©alitĂ© agricole. Il nâest pas question ici de remettre en cause le systĂšme boursier dans son ensemble, mais il faut souligner tout de mĂȘme que la spĂ©culation qui se retrouve sur certains marchĂ©s boursiers a un impact sur le prix des ressources alimentaires, ce qui en bout de course a un impact sur des populations. Câest Ă ce niveau lĂ quâun problĂšme peut se poser. Lorsque la spĂ©culation devient trop forte, des personnes en souffrent. Elles nâont en effet plus les moyens de suivre les hausses de prix qui sâimposent Ă elles sans quâelles ne puissent rien y faire. Ce sont des personnes Ă des milliers de kilomĂštres qui dĂ©cident du prix de ce qui finira dans leur assiette. Mais pour les spĂ©culateurs, ces ressources ne reprĂ©sentent quâune source de profit supplĂ©mentaire, sans nĂ©cessairement avoir conscience de lâenjeu quâil y a derriĂšre. Le seul enjeu vu est le profit que peut apporter un investissement dans telle ou telle ressource.
DerniĂšrement, les denrĂ©es alimentaires se sont avĂ©rĂ©es une source de profit intĂ©ressante5. Divers fonds dâinvestissements ont donc investi massivement. Si le prix des ressources augmente, les profits augmentent. Et si les profits augmentent, cela permet de rĂ©investir encore plus dans les ressources alimentaires. On peut y voir un cercle vicieux/vertueux, selon le point de vue que lâon souhaite adopter. Le fait est que des sommes encore plus importantes se sont retrouvĂ©es sur les marchĂ©s boursiers des denrĂ©es alimentaires.
Comment expliquer Ă une population que si le prix du blĂ© augmente, câest Ă cause dâune spĂ©culation qui a cours Ă des milliers de kilomĂštres dâeux, que cette spĂ©culation est orchestrĂ©e par des gens qui ne portent guĂšre
POSSIBLES, HIVER 2012 137
attention Ă leur rĂ©alitĂ©. Câest ici un problĂšme crucial. Deux rĂ©alitĂ©s se font face, mais les forces sont inĂ©gales. La classe des producteurs nâest plus considĂ©rĂ©e comme la classe « premiĂšre ». Sans dire quâils soient considĂ©rĂ©s comme des citoyens de second ordre, il faut admettre que la noblesse de la tĂąche ne passe plus par la culture de la terre. Les sociĂ©tĂ©s modernes ont adoptĂ© dâautres valeurs; ĂȘtre en contact avec de lâargent, vu comme sale il y a quelques siĂšcles de cela, a supplantĂ© lâagriculture. Cette domination a lieu Ă©galement dans la confrontation de nos deux rĂ©alitĂ©s. En effet, les agriculteurs/consommateurs doivent bien souvent se plier aux dures lois des marchĂ©s financiers. Ce qui est Ă dĂ©plorer, câest que des individus manipulent des chiffres derriĂšre lesquels se cache une rĂ©alitĂ© tangible. Ils nâen ont pas pour autant conscience. Ces chiffres ne reprĂ©sentent pas pour eux du blĂ© concret. Ces chiffres reprĂ©sentent des profits associĂ©s au blĂ©. Le terme blĂ© nâest sans doute ici quâun moyen de classer les profits et les investissements car le blĂ© de la bourse nâest peut ĂȘtre pas le mĂȘme que le blĂ© dont les populations se nourrissent. Mais ces chiffres que des individus manipulent, ces quantitĂ©s de denrĂ©es que lâon achĂšte, que lâon vend, sur lesquelles on investit et on dĂ©sinvestit ont un impact direct sur le prix de nos aliments. Ce que nous avons dans notre assiette dĂ©pendra de lâaction dâindividus qui nâont pas conscience de la rĂ©alitĂ© sur laquelle ils jouent. La distance qui sĂ©pare ces deux mondes est regrettable. Ces spĂ©culateurs ne connaitront pas nĂ©cessairement le retour de bĂąton. Le prix des denrĂ©es ne les affectera pas autant quâune population en besoin. Ils en pĂątiront peu, en bĂ©nĂ©ficieront beaucoup, et rien ne changera jusquâĂ la prochaine bulle spĂ©culative. Nous venons de voir que les consommateurs et les producteurs ne sont pas les seuls intĂ©ressĂ©s dans le commerce des ressources alimentaires. Ce dernier inclus en effet dâautres partis, comme le gouvernement qui Ă©tablit la politique agricole, les marchĂ©s boursiers, les investisseurs, les spĂ©culateurs⊠Cela peut mener Ă certaines distorsions, Ă certains effets pervers qui auront impact sur la population. Afin dâillustrer notre propos, nous allons voir un exemple rĂ©cent, qui est celui du SĂ©nĂ©gal.
Le SĂ©nĂ©gal a Ă©tĂ© victime dâune inflation importante sur le prix les denrĂ©es alimentaires6. Les denrĂ©es Ă la base de lâalimentation de la population sĂ©nĂ©galaise ont Ă©tĂ© fortement touchĂ©es. Entre 2008 et 2009, le prix du lait, du riz et du maĂŻs ont augmentĂ©. Les dĂ©penses des mĂ©nages ont augmentĂ© de 28%. On peut noter quâentre 2000 et 2007, mĂȘme si le prix
SECTION III : DOCUMENTS138
annuel de gros du riz Ă lâimport est restĂ© sensiblement le mĂȘme, le prix Ă la consommation a lui augmentĂ©. Que dire alors lorsquâen 2008, le prix du riz Ă lâinternationale a connu une hausse fulgurante? Le prix du gros de riz a bien Ă©videmment augmentĂ©, de 64.8%, ce qui a entrainĂ© une baisse de la consommation (car rĂ©percussion sur le prix Ă la consommation). La population a donc pĂąti de cette flambĂ©e des prix. Il faut souligner que lâĂtat avait une marge maximale de 22 francs par kilo. Cependant, malgrĂ© la hausse du prix du gros et la baisse de la consommation, les vendeurs ont rĂ©ussi Ă maintenir une marge relativement importante, tout du moins supĂ©rieure Ă celle fixĂ©e par le gouvernement. En effet, la marge sur le riz a diminuĂ© de moitiĂ©, mais sachant quâelle Ă©tait Ă la base de 70 francs, elle est passĂ©e Ă 37.5 francs le kilo, ce qui est plus dâune fois et demi la marge Ă©tablie. On peut se demander si les vendeurs nâont pas fait de la rĂ©tention de riz pour alimenter la spĂ©culation et garder des marges importantes.
Les villes et les campagnes ont toutes Ă©taient affectĂ©es. En effet, le prix du riz brisĂ© qui est Ă la base de lâalimentation dans les rĂ©gions urbaines a doublĂ© entre 2007 et 2008. On imagine bien les consĂ©quences dâune telle augmentation. La demande Ă©tant relativement inĂ©lastique (câest-Ă -dire que quelque soit le prix, la demande restera sensiblement la mĂȘme. Cela se produit avec des produits de premiĂšre nĂ©cessitĂ©, des produits dont on peut se passer et dont il nâexiste pas de substitut proche ou plus Ă©conomique), les mĂ©nages ont du consacrer une part plus importante de leur revenu dans le riz brisĂ©. Mais il faut noter aussi que mĂȘme si une demande est relativement inĂ©lastique, il existe souvent un point au-delĂ duquel la demande va baisser car le prix sera trop Ă©levĂ©. Les habitudes de consommation vont donc changer petit Ă petit, et les consommateurs vont essayer de trouver un autre bien qui comblera le besoin en question. On peut donc penser que la consommation de riz brisĂ© a diminuĂ© Ă cause de la hausse de prix. Nous ne pouvons pas Ă©tablir ici si la population sâest tournĂ©e vers une autre ressource, et si oui, laquelle. Mais une chose est sĂ»re, la population urbaine a souffert de cette hausse de prix de la base de son alimentation. Dans les campagnes, les rĂ©percussions ont Ă©tĂ© certes diffĂ©rentes, mais il demeure que la population rurale a aussi pĂąti de cette hausse de prix. Une grande partie de la population dans les zones rurales vit de lâagriculture (57%, mais cela monte Ă 70% en Casamance et au SĂ©nĂ©gal Oriental). Cette population sâest vue amputĂ©e dâune partie de son revenu. En effet, le revenu a baissĂ© puisque la quantitĂ© produite a elle aussi baissĂ© (car baisse de
POSSIBLES, HIVER 2012 139
la consommation). Mais pour pallier Ă cette baisse liĂ©e aux quantitĂ©s, le prix a augmentĂ©. Mais le prix ayant augmentĂ©, la consommation a, elle aussi, baissĂ©. Ce qui a eu un nouvel impact sur les quantitĂ©s etc. On se trouve donc devant un cercle vicieux; lâeffet prix ne pouvant pas compenser lâeffet quantitĂ© (câest-Ă -dire quâune hausse du prix ne va pas annihiler une baisse de la quantitĂ© produite, bien au contraire. Une hausse du prix va entrainer une baisse de la quantitĂ© demandĂ©e, que lâoffre devra suivre).
La population sĂ©nĂ©galaise a donc faire face Ă cette situation complexe. Le revenu consacrĂ© Ă lâalimentation a augmentĂ©, et le pouvoir dâachat a diminuĂ©. Pour survivre, certains ont du diminuer le nombre de repas pris, ou au moins les quantitĂ©s consommĂ©es, des enfants ont Ă©tĂ© retirĂ©s de lâĂ©cole, etc⊠cela Ă cause dâun manque de ressources alimentaires.
DâoĂč vient cette inflation si importante et si lourde de consĂ©quences? Il faut noter que dans le reste de la zone UEMOA, lâinflation nâa pas Ă©tĂ© aussi importante. Il y a eu inflation, certes; mais au SĂ©nĂ©gal, le taux dâinflation des prix Ă la consommation reprĂ©sentait plus que le double de celui dans les autres pays de lâUEMOA. Comment expliquer de telles disparitĂ©s? Il y a certes les habitudes alimentaires qui ne sont pas les mĂȘmes au SĂ©nĂ©gal, mais cela ne suffit pas. Une partie de lâinflation est imputable Ă la politique agricole mise en place depuis 2000 par le rĂ©gime libĂ©ral. Depuis 2000, la production agricole ne cessa de baisser. Lâoffre Ă©tant devenue infĂ©rieur Ă la demande, le prix a augmentĂ© pour arriver Ă un nouvel Ă©quilibre. Câest une loi Ă©conomique de base, la loi de lâoffre et de la demande, illustrĂ©e par le graphique ci-dessous. Cette loi permet dâexpliquer en partie, et en partie seulement lâinflation sĂ©nĂ©galaise. Dâautres facteurs, que nous verrons plus tard, rentrent en ligne de compte.
SECTION III : DOCUMENTS140
Cela implique que la couverture des besoins alimentaires est passĂ©e au SĂ©nĂ©gal Ă 48% environ. Il a donc fallu avoir recours aux importations pour nourrir la population, or les importations ont eu pour effet de faire encore augmentĂ© les prix. En effet, le prix sur les marchĂ©s internationaux Ă©tait supĂ©rieur au prix intĂ©rieur, ce qui a menĂ© Ă un prix de vente supĂ©rieur au prix intĂ©rieur. Vu quâil ne peut y avoir quâun seul et mĂȘme prix dâĂ©quilibre, il y a eu alignement sur le pris le plus Ă©levĂ©, i.e. sur le prix Ă lâinternational ici. Il faut souligner que le SĂ©nĂ©gal est le seul pays de lâUEMOA qui a eu recours aux importations, tout du moins dans cette quantitĂ©. Cela nâest pas Ă lâorigine de la politique agricole menĂ©e par le gouvernement sĂ©nĂ©galais, mais en est plutĂŽt le rĂ©sultat. Les agriculteurs se voient dĂ©couragĂ©s, et moins incitĂ©s Ă produire, ce qui a bien Ă©videmment entrainĂ© une baisse de lâoffre intĂ©rieure, et une hausse du prix. On peut citer ici le cas des bons impayĂ©sïżœ.
Par ailleurs, les marges sont fixĂ©es par les producteurs eux-mĂȘmes. Il y a certes une marge imposĂ©e pas lâĂtat, mais cette derniĂšre nâest guĂšre respectĂ©e. Ainsi, les producteurs en profitent pour obtenir des marges importantes, comme dĂ©jĂ soulignĂ©s prĂ©cĂ©demment. Il y a aussi les taxes. Bien que les taxes puissent ĂȘtre imposĂ©es lĂ©galement aux producteurs, les consommateurs peuvent cependant se retrouver Ă assumer la taxe. En effet, ce nâest pas nĂ©cessairement lâagent lĂ©galement taxable qui assume le coĂ»t de la taxe. Cela va dĂ©pendre de lâĂ©lasticitĂ© de lâoffre et de la demande. Si lâoffre est plus Ă©lastique que la demande, câest le consommateur qui va en bout de course, payer la taxe. Dans le cas des ressources alimentaires, lâoffre est plus Ă©lastique que la demande (cf. ci-dessus, demande inĂ©lastique). Câest donc la population sĂ©nĂ©galaise qui se retrouve Ă assumer la taxe, en payant un prix plus Ă©levĂ© quâauparavant, mĂȘme si cette taxe est imposĂ©e aux producteurs ou aux vendeurs. Dans le mĂȘme temps, la baisse des subventions liĂ©e Ă la consommation de riz brisĂ© a contribuĂ© Ă la hausse de prix. En effet, une subvention agit dâune maniĂšre comparable Ă la taxe. Ici, sachant quâil nây a plus de subvention, ce sont encore une fois les consommateurs qui vont devoir assumer le coĂ»t additionnel, supportĂ© auparavant par la subvention. Avec des taxes plus importantes et des subventions moindres, les recettes fiscales ont augmentĂ©. Il nâest pas fonciĂšrement mauvais dâaugmenter les recettes fiscales, mais sachant quâil nây a pas eu de redistribution efficace et rĂ©elle, cela nâa servi quâĂ enrichir le gouvernement, sans que la population ne puisse en profiter.
On ne peut sâarrĂȘter pour expliquer ce qui sâest passĂ© au SĂ©nĂ©gal. En
POSSIBLES, HIVER 2012 141
effet, il faut Ă©galement prendre en compte un certains nombres dâautres Ă©lĂ©ments extĂ©rieurs. Les Fonds dâinvestissements ne sont pas les seuls Ă avoir perturbĂ© le marchĂ© des denrĂ©es alimentaires. Ils ne sont pas les seuls facteurs explicatifs de la hausse des prix des produits agricoles. Voyons donc de plus prĂšs ces causes, situĂ©es cette fois ci Ă un niveau mondial. La demande de ressources alimentaires a augmentĂ© ces derniĂšres annĂ©es. Il est vrai que la Chine et lâIndes consomment de plus en plus. Ce sont deux pays en voie de dĂ©veloppement, avec un poids dĂ©mographique non nĂ©gligeable (ces deux pays reprĂ©sentent Ă eux seuls un tiers de la population mondiale). Leur consommation, notamment de denrĂ©es alimentaires, ne cesse dâaugmenter. Mais dans ce cas ci, les denrĂ©es alimentaires sont vues comme une ressource alimentaire, dans le sens oĂč elles gardent leur utilitĂ© premiĂšre, câest-Ă -dire nourrir des individus.
Mais allons voir un peu plus loin. Si la demande de ressources alimentaires au niveau mondiale a autant augmentĂ©, câest notamment Ă cause de la hausse de la production des biocarburants, et de politiques mises en place pas les Ătats-Unis et lâUnion EuropĂ©enne. Regardons tout dâabord du cĂŽtĂ© des biocarburants. Au dĂ©but des annĂ©es 2000, le prix du baril du pĂ©trole a augmentĂ© pour atteindre des sommets dans le courant de lâannĂ©e 2008ïżœ. Cela a poussĂ© certains pays Ă investir dans des ressources autres que le pĂ©trole, des ressources qui paraissaient alors moins coĂ»teuses, mais aussi plus Ă©cologiques. Que ce soit aux Ătats-Unis ou en Europe, la production de biocarburants est devenue un rĂ©el business. LâUnion EuropĂ©enne importe de gigantesques quantitĂ©s de cĂ©rĂ©ales et dâolĂ©agineux, en partie pour produire des biocarburants. En ce qui concerne les cĂ©rĂ©ales, elle en importe mĂȘme plus que la Chine ou lâInde. Les Ătats-Unis produisent eux aussi des biocarburants de maniĂšre non nĂ©gligeable. Ici un premier problĂšme se pose : ces ressources lĂ ne sont pas utiliser Ă ce quâon pourrait appeler leur utilitĂ© premiĂšre, câest-Ă -dire nourrir la population. Elles ne sont plus des ressources pour les consommateurs qui cherchent Ă sâalimenter, mais des ressources pour des consommateurs qui cherchent Ă par exemple faire rouler leur vĂ©hicule. Il y a donc un transfert de consommation. Les consommateurs finaux ne sont plus les mĂȘmes, ou tout du moins la consommation finale de ces ressources diffĂšrent de la consommation premiĂšre. En plus de ces nouveaux consommateurs, il faut Ă©galement prendre en considĂ©ration un certain nombre dâintermĂ©diaires qui tirent profit de ces ressources lorsquâelles vont ĂȘtre changĂ©es en biocarburant. En effet, rentrent alors en scĂšne de nouveaux protagonistes. Les denrĂ©es alimentaires sont pour eux une ressource, mais pas au mĂȘme titre que
SECTION III : DOCUMENTS142
de simples consommateurs. Ces ressources ne comblent pas les mĂȘmes besoins. Ces intermĂ©diaires tirent un profit strictement monĂ©taire dans cet Ă©change de denrĂ©es alimentaires. Et lors de cet Ă©change, il est important de souligner que jamais les denrĂ©es alimentaires de seront considĂ©rĂ©es comme des ressources alimentaires. Ce sont certes des ressources, mais des ressources Ă©nergĂ©tiques ou des instruments de profit. Cela ne serait pas un problĂšme si la hausse de la consommation de biocarburants nâentrainait pas un manque dans lâoffre de ressources alimentaires, destinĂ©es Ă nourrir une population. En effet, il faut reconnaĂźtre quâil existe un certain conflit entre la production de ressources alimentaires et la production de ressources vĂ©gĂ©tales destinĂ©es Ă devenir des biocarburants, et ce conflit est prĂ©sent trĂšs tĂŽt dans la production : on le trouve dĂ©jĂ au niveau du partage des terres. MĂȘme lâon nâest pas du mĂȘme que Malthus (cf plus haut), on peut tout de mĂȘme reconnaĂźtre que les terres exploitables sont limitĂ©es. Prenant en compte cette donnĂ©e, on comprend bien vite lâapparition du conflit : considĂ©rons quâau dĂ©part, tourtes les terres soient consacrĂ©es Ă la production de biens agricoles. Ă partir du moment oĂč la production de cĂ©rĂ©ales destinĂ©es Ă ĂȘtre transformĂ©es en biocarburants apparaĂźt, il faut nĂ©cessairement que la production de biens agricoles diminue. Dans ce cas ci, les denrĂ©es alimentaires destinĂ©es Ă la consommation deviennent plus rares, et cet effet de raretĂ© entraine une hausse de prix. Sachant que le prix des cĂ©rĂ©ales au niveau mondial est basĂ© sur le prix des cĂ©rĂ©ales aux Ătats-Unis et que ces derniers produisent une quantitĂ© importante de biocarburants, on voit mieux pourquoi il y a eu une forte hausse de prix des ressources alimentaires ces derniĂšres annĂ©es. Cela a eu des rĂ©percussions mondiales, et donc des rĂ©percussions sur le SĂ©nĂ©gal.
POSSIBLES, HIVER 2012 143
On peut se demander si Ă©tant donnĂ© la hausse de prix, il nâest tout de mĂȘme pas plus lucratif de revenir Ă la production de denrĂ©es alimentaires. La rĂ©ponse est simple : les biocarburants rapportent trop pour quâon puisse considĂ©rer un instant de baisser leur production. Selon Jacques Berthelot, il y a eu une augmentation de 48% du revenu net agricole aux Ătats-Unis en 2007, ce qui est en grande partie du aux biocarburants. Comment rivaliser face Ă une telle industrie, face Ă une telle machine Ă profits? Parce que les ressources alimentaires rapportent plus lorsquâelles sont transformĂ©es en biocarburant, une partie des terres leur est consacrĂ©e, mĂȘme si les consĂ©quences entrainent une faim dans le monde plus importante. Au delĂ des biocarburants, il peut ĂȘtre pertinent de citer les politiques menĂ©es par les Ătats-Unis et par lâUnion EuropĂ©enne en termes de subventions, ou de dumping. Lâagriculture reste un sujet tabou. MĂȘme si le libĂ©ralisme semble avoir gagnĂ© du terrain une peu partout dans le monde, il reste un Ăźlot protĂ©gĂ© que mĂȘme les pays les plus dĂ©veloppĂ©s ne veulent pas lĂącher : lâagriculture. Le dumping est censĂ© ĂȘtre interdit. Mais pourtant, des puissances telles que les Ătats-Unis ou lâUnion EuropĂ©enne y ont sans cesse recours (tout e blĂąmant les pays en voix de dĂ©veloppement ou les pays pauvres sâils daignent montrer une once de protectionnisme au niveau agricole). Lâagriculture de ces deux puissances est une agriculture « soutenue ». Les exploitants reçoivent des subventions consĂ©quentes qui leur permettent ensuite de vendre leurs produits Ăš un prix moindre. Sur le marchĂ©, ces produits sont donc compĂ©titifs, et pour pouvoir espĂ©rer rivaliser, les autres pays doivent sâaligner sur les prix imposĂ©s. Cela entraine donc une diminution du profit des agriculteurs qui ne reçoivent pas de subvention. Dâun cĂŽtĂ© on trouve des denrĂ©es Ă un prix trop Ă©levĂ© pour les consommateurs, et de lâautre cĂŽtĂ© on trouve des agriculteurs qui font un profit trop faible. Si on ajoute Ă cela le dĂ©mantĂšlement barriĂšres douaniĂšres (dĂ©rĂ©gulation), on comprend pourquoi les pays en voie de dĂ©veloppement se sont trouvĂ©s fragilisĂ©s. LâOMC exige en effet une diminution des droits de douaneïżœ. Des marchĂ©s qui ont pu ĂȘtre relativement fermĂ©s doivent faire face Ă une concurrence extĂ©rieure plus grande, et ils se trouvent donc dĂ©stabilisĂ©s, ce qui fut notamment le cas du SĂ©nĂ©gal. LâĂ©conomie des pays concernĂ©s devient une Ă©conomie davantage ouverte; elle suit donc les fluctuations des prix au niveau mondial. Dans ce cas ci, les denrĂ©es alimentaires sont considĂ©rĂ©es comme un bien Ă©conomique comme les autres. Câest un bien soumis Ă lâĂ©change, happĂ© par le libre Ă©changisme. Ceci nâest pas propre aux denrĂ©es alimentaires, mais lâagriculture reste un domaine Ă part car mĂȘme si la baisse des taxes douaniĂšre ne lâa pas
SECTION III : DOCUMENTS144
Ă©pargnĂ©e elle reste tout de mĂȘme un secteur relativement protĂ©gĂ©. Les denrĂ©es alimentaires ne sont donc des ressources qui comme beaucoup dâautres peuvent ĂȘtre Ă©changĂ©es, et qui permettent de retirer un certain profit. Mais elles ont cette particularitĂ© de faire partie dâun secteur protĂ©gĂ©. Es ressources alimentaires sont plus que de simples moyens de survivre, ce sont aussi des relais emprunts de pouvoir. Il nous faut dĂ©sormais conclure, mais la tĂąche nâest pas simple. Comme nous venons de le voir, les ressources alimentaires ont su susciter les convoitises au fil de lâhistoire. Ce ne sont plus uniquement des denrĂ©es qui permettent aux hommes de survivre, ou aux producteurs de gagner leur vie. Les ressources alimentaires ont pris une dimension tout autre. Elles sont des ressources pour des acteurs pourtant bien Ă©loignĂ©s : des traders Ă Chicago, des investisseurs venant de partout dans le monde, des hommes politiques, d,entreprises de toute sorteâŠetc. Face Ă tant de nouveaux protagonistes, comment peuvent lutter les consommateurs dĂ©sorganisĂ©s et dĂ©pourvus de moyens de pression efficaces? Comment le peuple sĂ©nĂ©galais peut combattre toutes ces personnes impliquĂ©es dans le commerce des ressources alimentaires? Ce nâest pourtant pas un cas isolĂ©. De nombreuses personnes ont souffert de la crise alimentaire de 2008. Nous nâavons pas de solutions Ă proposer ici, et ce la nâest dâailleurs pas notre sujet, mais nous avons pu au moins prĂ©senter un certain nombre dâacteurs liĂ©s aux ressources alimentaires auxquels on ne pense pas au premier abord, ou qui restent dans lâombre, ainsi que les nombreuses facettes qui se cachent derriĂšre le mot ressource : ressources pour qui? Ressources comment : Ă©conomie, alimentation, pouvoir⊠Tous ces Ă©lĂ©ments entremĂȘlĂ©s en font une ressource complexe.
Sans doute quâune note positive aurait Ă©tĂ© apprĂ©ciable, mais câest ainsi que se terminera ce dĂ©veloppement : « lâhomme est un loup pour lâhomme ».
Notes Encyclopaedia Universalis, http://proxy2.hec.ca:2246/encyclopedie/alimentation/#, par Daniel NAIRAUD, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du Conseil national de lâalimentation, inspecteur de la santĂ© publique vĂ©tĂ©rinaire http://www.universalis.fr/encyclopedie/francois-quesnay/ http://www.un.org/ecosocdev/geninfo/afrec/vol17no1/171food2.htm An Essay on the Principle of Population, as it Affects the Future
POSSIBLES, HIVER 2012 145
Improvement of Society with Remarks on the Speculations of Mr. Godwin, M. Condorcet, and Other Writers London, printed for J. Johnson, in St. Paulâs Church-Yard, Ă©dition anonyme de 1798http://www.guardian.co.uk/business/2010/jul/19/speculators-commodities-food-price-riseshttp://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=8834http://aitec.reseau-ipam.org/spip.php?article839http://www.socialisme-republiquesn.org/crimes-economiques/la-crise-alimentaire-au-senegal-que-cache-la-hausse-des-prix-des-denrees-alimentaires-au-senegal.html http://aps.sn/spip.php?article10738http://prixdubaril.com/ http://www.wto.org/french/res_f/booksp_f/agrmntseries3_ag_2008_f.pdf
146
DOCUMENTS
THE GHOST WRITER : Les dessous sordides de la réalité politique
Par PAUL BEAUCAGE
Compte tenu que, depuis quelque temps, Roman Polanski dĂ©fraie beaucoup plus la chronique des faits divers que lâactualitĂ© cinĂ©matographique, on ne savait guĂšre Ă quoi sâattendre en allant visionner The Ghost Writer, une adaptation dâun roman Ă succĂšs de lâancien journaliste Robert Harris. Dâautant plus que Polanski en a supervisĂ© le montage dans des conditions fort difficiles, Ă©tant dĂ©tenu en Suisse alĂ©manique avant dâavoir rĂ©ussi Ă achever son film. Or, il nous apparaĂźt indĂ©niable que le rĂ©alisateur de Rosemaryâs Baby (1968) jouit dâune rĂ©putation assez surfaite en raison de lâespĂšce de culte que lui vouent encore de nombreux cinĂ©philes inconditionnels ainsi quâune certaine presse soi-disant moderniste. Cela dit, on ne saurait affirmer sĂ©rieusement que les derniĂšres oeuvres polanskiennes ont impressionnĂ© une critique exempte de complaisance ou des observateurs soucieux de remarquer autre chose, au sein dâune crĂ©ation cinĂ©matographique, que des audaces stylistiques propres Ă un metteur en scĂšne. Ainsi, The Pianist (2002) - malgrĂ© lâinterprĂ©tation exceptionnelle dâAdrien Brody de mĂȘme que la rĂ©colte de moult rĂ©compenses artistiques - et Oliver Twist (2005) - malgrĂ© le savoir-faire du rĂ©alisateur - ne tĂ©moignaient pas dâune vision du monde transcendante de la part de Polanski. Au demeurant, le cinĂ©aste nâest pas parvenu, Ă travers ces films, Ă sâĂ©loigner des sentiers battus que dâautres â tels Andrzej Munk, Alain Resnais, David Lean et mĂȘme Carol Reed - avaient su Ă©viter avant lui. De maniĂšre honnĂȘte, on peut affirmer quâen dĂ©pit de certains succĂšs commerciaux quâil a remportĂ©s au fil du temps (Chinatown [1974], Tess [1979]), Roman Polanski nâest jamais devenu le cinĂ©aste que plusieurs pressentaient en lui aprĂšs la rĂ©alisation de son chef-dâoeuvre : Le couteau dans lâeau (1961). NâempĂȘche quâil peut encore nous surprendre...
Comme le suggĂšre son titre, le film de Roman Polanski relate lâhistoire dâun nĂšgre ou Ă©crivain anonyme, qui se voit offrir un extraordinaire montant dâargent pour rĂ©crire les mĂ©moires dâAdam Lang, lâancien premier ministre
POSSIBLES, HIVER 2012 147
de Grande-Bretagne, un homme tombĂ© en disgrĂące suite aux ratĂ©s relatifs Ă la guerre amĂ©ricano-britannique en Irak. Cependant, pour sâacquitter de cette tĂąche, lâĂ©crivain fantĂŽme doit se rendre aux Ătats-Unis afin de mettre la main sur le manuscrit original desdits mĂ©moires et rencontrer lâancien chef dâĂ©tat. Ce dernier, qui apparaĂźt comme un homme imbu de lui-mĂȘme et nullement portĂ© sur lâautocritique, espĂšre vivement que la rĂ©daction dâun tel ouvrage lui permettra de redorer son blason. Mais lâentreprise dans laquelle se lance lâĂ©crivain fantĂŽme nâengendrera pas les rĂ©sultats escomptĂ©s par les deux hommes.
Un film de politique-fiction
MalgrĂ© quelques concessions faites au profit dâun certain cinĂ©ma commercial avec lequel le rĂ©alisateur a constamment flirtĂ© au fil des ans, The Ghost Writer se rĂ©vĂšle sans doute le meilleur film de Polanski depuis la lointaine rĂ©ussite, dans un tout autre registre, du surrĂ©aliste Le locataire ([1976] dâaprĂšs Le locataire chimĂ©rique [1964] de Roland Topor). MĂȘlant constamment lâesprit satirique et lâhumour noir Ă une intrigue dramatique, lâabsurde au sĂ©rieux, le cinĂ©aste parvient dans le cas prĂ©sent Ă tracer un portrait particuliĂšrement corrosif du monde politique occidental et de ses principaux reprĂ©sentants. Curieusement, plusieurs observateurs ont considĂ©rĂ© le film de Polanski comme un simple drame policier ou un thriller â dans la lignĂ©e des dĂ©cevants Frantic (1988) et The Ninth Gate (1999). Or, Ă notre avis, il sâagit-lĂ dâune regrettable mĂ©prise : le long mĂ©trage de Polanski sâinscrit bien plus dans le domaine du rĂ©cit de politique-fiction, aux accents fantastiques, que dans celui du polar, lequel lui est subordonnĂ©.
Ă nos yeux, la narration de lâoeuvre met continuellement en relief des composantes sociopolitiques, traduisant les rapports de force qui existent dans le monde contemporain tout en admettant la dimension imaginaire, fictionnelle dâune telle dĂ©marche. Les questions dâactualitĂ© relatives Ă la gouvernance des diffĂ©rents pays se situent donc au coeur du drame. Ăvidemment, la manipulation mĂ©diatique constitue une des armes les plus efficaces dont peuvent disposer les figures importantes de lâunivers. Aussi assiste-t-on Ă une tentative de sĂ©duction, voire de prise de contrĂŽle de lâopinion publique par lâancien premier ministre britannique Lang. Toutefois, une partie significative de celle-ci sâest polarisĂ©e contre lui, ce qui explique les rassemblements de manifestants, qui protestent contre sa prĂ©sence aux Ătats-Unis, attendu quâil aurait explicitement autorisĂ©
SECTION III : DOCUMENTS148
des membres de lâarmĂ©e britannique Ă commettre des exactions durant la guerre en Irakïżœ. Ainsi, Adam Lang ne trouve pas la paix en sâexilant aux Ătats-Unis, mĂȘme sâil sâest rĂ©fugiĂ© dans une maison fortifiĂ©e sur lâĂźle de Marthaâs Vineyard : son passĂ© le hante. Le dĂ©goĂ»t que de nombreux occidentaux Ă©prouvent pour la guerre que le prĂ©sident amĂ©ricain et son homologue Lang ont initiĂ©e contre lâIrak fait en sorte que lâun et lâautre paraissent condamnĂ©s Ă perdre le combat destinĂ© Ă sâassurer les faveurs de la majoritĂ© silencieuse...
Un récit à clefs
Sur le plan symbolique, Roman Polanski et son coscĂ©nariste Robert Harris ont eu lâheureuse idĂ©e de construire un rĂ©cit Ă clefs plutĂŽt que de crĂ©er une intrigue comportant des ĂȘtres ayant un rapport Ă©loignĂ© Ă la rĂ©alitĂ©. Certes, les diffĂ©rents symboles du film nâapparaissent pas comme ayant un haut niveau dâabstraction, mais elles permettent au spectateur politisĂ© de tracer les liens qui sâimposent entre les diffĂ©rents personnages, voire entre les figures et lâaction. Dans cette optique, on lâaura devinĂ©, le personnage dâAdam Lang symbolise un avatar de lâancien premier ministre britannique Tony Blair, Ruth Lang reprĂ©sente le personnage de Sherry Blair, lâĂ©crivain fantĂŽme reprĂ©sente le citoyen ordinaire qui nâest guĂšre fĂ©ru dâinterrogations politiques et souhaite surtout assurer son bien-ĂȘtre matĂ©riel. Pour sa part, lâopposant politique John Maddox symbolise George Galloway, un ancien dĂ©putĂ© travailliste qui a dĂ©noncĂ© vivement les politiques pro-amĂ©ricaines et nĂ©olibĂ©rales du gouvernement de Tony Blair. On assiste mĂȘme briĂšvement Ă lâapparition tĂ©lĂ©visuelle dâun (stĂ©rĂ©o)type reprĂ©sentant lâancienne secrĂ©taire gĂ©nĂ©rale des Ătats-Unis Condoleeza Rice, qui prend caricaturalement la dĂ©fense dâAdam Lang, lorsque le Tribunal international de La Haye dĂ©cide dâinstituer une enquĂȘte par rapport aux allĂ©gations selon lesquelles Adam Lang aurait explicitement ordonnĂ© que lâon torture des citoyens britanniques, dans le cadre de la guerre en Irak. Avouons-le : dans ce cas, la caricature se confond presque avec le personnage rĂ©el !
Ăvidemment, le cinĂ©aste prend un certain recul par rapport Ă la rĂ©alitĂ© dans la mesure oĂč lâon sait que, contrairement Ă Adam Lang, Tony Blair ne subira jamais une enquĂȘte du Tribunal pĂ©nal international de La Haye concernant le rĂŽle quâil a jouĂ© par rapport Ă la Guerre en Irak. De mĂȘme, il apparaĂźt clair que le personnage de Ruth Lang est autrement plus intelligent et plus rusĂ© que ne lâest Sherry Blair. Toutefois, le cinĂ©aste Ă©vite
POSSIBLES, HIVER 2012 149
de trop sâĂ©loigner dâune nĂ©cessaire vĂ©ritĂ© politique, qui sert de rĂ©fĂ©rent au spectateur et Ă lui-mĂȘme... Faits Ă signaler : il y a deux grands absents, physiquement parlant, dans le rĂ©cit de Polanski : lâancien prĂ©sident des Ătats-Unis, qui reprĂ©sente le trĂšs impopulaire George W. Bush, et Macara, qui reprĂ©sente David Christopher Kelly, un ancien scientifique ayant travaillĂ© pour le gouvernement britannique (au MinistĂšre de la dĂ©fense), que lâon a retrouvĂ© mort au sein dâun bocage, dans des circonstances troublantes. Pour ce qui est de George W. Bush, le cinĂ©aste lui rĂšgle pĂ©remptoirement son compte en nous faisant entendre un quidam, qui se rĂ©fĂšre Ă lui en Ă©voquant le cas «du crĂ©tin de la Maison blanche», par rapport auquel les gens nâentretenaient aucune attente en raison de sa mĂ©diocritĂ© manifeste. Cela sâoppose au mystĂšre qui entoure les agissements dâAdam Lang, alias Tony Blair, lequel paraissait avoir autrement plus dâenvergure que son homologue Ă©tats-unien. Quant au personnage de Macara, qui a assumĂ© le premier la fonction dâĂ©crivain fantĂŽme, il habite lâintrigue du dĂ©but Ă la fin en vertu de son ascendant moral ainsi que du sort tragique quâil a connu. Dâune certaine façon, il sâimpose comme le guide spirituel du protagoniste du film et le double de celui-lĂ puisquâĂ travers lâenquĂȘte du jeune homme, le disparu revit. Cependant, cette «rĂ©surrection» entraĂźnera des consĂ©quences accablantes pour le nouveau prĂ©tendu scribe de Lang - dâune certaine façon, Macara le vampirise. On ne saurait dĂ©couvrir des secrets dâĂ©tat et menacer les responsables de ceux-ci sans mettre sa propre vie en danger !
La quĂȘte de la vĂ©ritĂ© et les mystĂšres diaboliques
Dans ces circonstances, on ne sâĂ©tonnera pas de constater que Roman Polanski renoue avec certains de ses thĂšmes caractĂ©ristiques, tels la thĂ©orie du complot et le satanisme. Assez tĂŽt, dans le film, lâhypothĂšse dâune conspiration fomentĂ©e par quelque organisme occulte est soulevĂ©e par le nĂšgre lorsque des voleurs le dĂ©pouillent dâun manuscrit anonyme que lui avait confiĂ© un reprĂ©sentant de la maison dâĂ©dition, qui lâa mis sous contrat pour rĂ©crire les mĂ©moires dâAdam Lang. Cette mĂ©saventure pousse mĂȘme lâĂ©crivain fantĂŽme Ă remettre trĂšs briĂšvement en question sa collaboration avec Lang. En outre, le culte du secret qui entoure le contenu du manuscrit original rĂ©digĂ© par Macara renforce cette hypothĂšse, poussant le nĂšgre Ă mener sa propre enquĂȘte afin de dĂ©couvrir les mystĂšres qui se rattachent Ă la gouvernance de Lang. La saisie inopinĂ©e dâune sĂ©rie dâindices lui facilitera la tĂąche, mais il se trouvera rapidement dĂ©passĂ© par la tournure des Ă©vĂ©nements... NâempĂȘche que la curiositĂ© quâil Ă©prouve
SECTION III : DOCUMENTS150
par rapport Ă la signification politique des gestes dâAdam Lang traduit sa volontĂ© de dĂ©mystifier une histoire Ă©minemment Ă©nigmatique. Un peu comme le protagoniste du magnifique Monsieur Klein (1976) de Joseph Losey, lâĂ©crivain fantĂŽme dĂ©laisse toute forme de prudence pour tenter dâĂ©clairer le mystĂšre dont il a subitement pris conscience et qui dĂ©passe son cheminement individuel. Dâune certaine maniĂšre, il cherche Ă devenir le maĂźtre dâun rĂ©cit autrement plus palpitant et profond que celui quâil doit Ă©crire... Le poĂšte Charles Baudelaire a dĂ©jĂ Ă©crit quâune des principales ruses du diable consistait Ă nous faire croire Ă nous, pauvres humains, quâil nâexistait pas. Or, dans The Ghost Writer, Polanski nâhĂ©site pas Ă reprĂ©senter des personnages ayant signĂ© un pacte avec le diable sans avoir pris rĂ©ellement conscience de ce phĂ©nomĂšne. Dans cette perspective, on dĂ©couvrira peu Ă peu quâAdam Lang a agi dâune maniĂšre machiavĂ©lique pour sâassurer de garder le pouvoir durant plusieurs annĂ©es. Ăvidemment, le rĂ©cit monotone dâAdam Lang ne comporte en lui-mĂȘme aucune rĂ©vĂ©lation Ă©clairante Ă ce sujet. Toutefois, comme le nĂšgre Macara a procĂ©dĂ© Ă une premiĂšre rĂ©Ă©criture du manuscrit avant de mourir, lâactuel Ă©crivain fantĂŽme et dâautres personnages du film entretiennent la conviction que Macara a fait de cette mouture un document Ă clefs, un ouvrage contenant des informations encodĂ©es, lesquelles traduiraient les manoeuvres illicites et immorales de Lang. En dâautres termes, Polanski, Ă la maniĂšre dâun Alain Robbe-Grillet dans Un bruit qui rend fou (corĂ©alisateur, Dimitri de Clercq, 1995), met en boĂźte «un rĂ©cit Ă clefs dans le rĂ©cit Ă clefs» et fait coĂŻncider lâĂ©lucidation du mystĂšre du film avec celle de lâĂ©nigme du manuscrit de Macara, le premier Ă©crivain fantĂŽme. Mais la quĂȘte de vĂ©ritĂ© du jeune nĂšgre dĂ©bouchera sur une constatation funeste : lâhomme sort toujours perdant de ses pactes diaboliques. Est-ce Ă dire quâil sâen tirerait mieux en se montrant fidĂšle aux enseignements divins ? Nullement, puisque lâoeuvre de Polanski nous rĂ©vĂšle quâil nây a pas de justice sur terre et quâil nâexiste rien de plus hypothĂ©tique que la croyance en la notion de providence.
Une esthétique opportune et révélatrice
La mise en scĂšne de Roman Polanski est trĂšs adroite puisquâelle ne tombe jamais dans les piĂšges que le cinĂ©aste dĂ©nonce. Ainsi, il a recours Ă une esthĂ©tique beaucoup plus sobre, nettement moins flamboyante que par le passĂ© (Ă lâopposite des racoleurs Pirates [1986] et Frantic, notamment). Pourtant, cela ne signifie aucunement que Polanski a bĂąclĂ© sa rĂ©alisation,
POSSIBLES, HIVER 2012 151
loin de lĂ . Ses plans sont fort bien composĂ©s et on reconnaĂźt la griffe singuliĂšre du rĂ©alisateur dans la plupart dâentre eux. Comme le film met en relief de nombreux faces-Ă -faces et comporte de multiples ramifications dramatiques, le rĂ©alisateur nâabuse pas de la continuitĂ© de certaines sĂ©quences, ayant volontiers recours au procĂ©dĂ© Ă©prouvĂ© du champ-contre-champ. Cependant, il sait Ă©viter toute forme de banalitĂ© en donnant Ă cette figure un relief saisissant. La photographie de Pawel Edelman, qui avait dĂ©jĂ collaborĂ© aux rĂ©alisations de The Pianist et Oliver Twist, apprĂ©hende avec fermetĂ© les personnages du film et le dĂ©cor dans lequel ils Ă©voluent. Au niveau de la lumiĂšre filmique, Edelman et Polanski privilĂ©gient des Ă©clairages assez ternes et des couleurs froides pour souligner le caractĂšre inhumain du monde politique. Sachant entretenir un certain suspense, Polanski se sert trĂšs finement des coupes franches ainsi que du montage rapide afin de traduire concrĂštement les angoisses ressenties par son protagoniste. Une des sĂ©quences qui tĂ©moignent le mieux de lâhabiletĂ© du metteur en scĂšne et de son directeur de la photographie, voire de leur brillante complicitĂ©, demeure celle de lâexĂ©cution dâAdam Lang â passage qui nâest pas sans Ă©voquer le tristement cĂ©lĂšbre assassinat du prĂ©sident amĂ©ricain John F. Kennedy. Utilisant habilement des cadrages serrĂ©s, insolites et des images signifiantes, Polanski et Edelman nous montrent deux meurtres avec une prĂ©cision quasi documentaire. Cette sĂ©quence est Ă ce point maĂźtrisĂ©e quâon a un instant lâimpression dâassister Ă un double attentat en direct. NâempĂȘche que la concision des plans est telle que lâon saisit avec aisance lâĂ©volution du drame. Du reste, Polanski rĂ©ussit Ă Ă©viter de filmer cette scĂšne de maniĂšre sensationnaliste, sâĂ©cartant de la voie de la facilitĂ© dans laquelle se complaisent dĂ©plorablement tant de camĂ©ramans oeuvrant pour des grands rĂ©seaux de tĂ©lĂ©vision mondiaux. La multiplicitĂ© de points de vue quâil traduit favorise lâassimilation de lâaction ou la perception synthĂ©tique du spectateur. De maniĂšre indirecte, le cinĂ©aste procĂšde aussi Ă une dĂ©nonciation du voyeurisme mĂ©diatique.
Un esprit ludique
En ce qui a trait Ă la bande sonore du film, elle se rĂ©vĂšle clairement moins Ă©laborĂ©e que celles des plus belles rĂ©ussites de Polanski (Le couteau dans lâeau, Repulsion [1965] et Cul-de-sac [1966]). Cependant, la qualitĂ© du dialogue du film, alliĂ©e Ă la ponctuation ironique de la musique dâAlexandre Desplat, permet au cinĂ©aste de crĂ©er un espace sonore qui se situe au diapason de la bande-image et de la narration. Desplat â qui a rĂ©cemment signĂ© des partitions sirupeuses (notamment celles de Largo Winch de
SECTION III : DOCUMENTS152
JĂ©rĂŽme Salle, Coco avant Chanel [2009] dâAnne Fontaine) - renoue avec la veine ludique, subversive qui Ă©merge de ses superbes collaborations avec le cinĂ©aste franc-tireur Karl ZĂ©ro (corĂ©alisateur, Bernard Faroux, Le tronc [1993]) et le fort perspicace Jacques Audiard (Un prophĂšte [2009]). Du reste, le cinĂ©phile quelque peu mĂ©lomane ne manquera pas de se rĂ©jouir du fait quâAlexandre Desplat nâa rien perdu de son habiletĂ© en participant Ă des entreprises de pur divertissement. Il faut toutefois souhaiter que cet artiste douĂ© ne dissipe pas ses capacitĂ©s en tombant dans les rets des sirĂšnes du cinĂ©ma commercial.
Par ailleurs, il importe de souligner que le rĂ©alisateur a le mĂ©rite de ne pas prendre son intrigue trop au sĂ©rieux. Ă lâinstar dâun Raoul Ruiz dans Trois vies et une seule mort (1996), il assume pleinement les rebondissements rocambolesques de la narration, sachant les investir dâun sens prĂ©cis et dâun humour libĂ©rateur. Selon Roman Polanski, il nâapparaĂźt pas vraiment important que la fiction cinĂ©matographique soit tout Ă fait conforme Ă la rĂ©alitĂ© ou quâelle imite la nature : le rĂ©alisateur est surtout dĂ©sireux quâelle corresponde Ă une certaine idĂ©e que lâon se fait du monde politique qui nous entoure, voire quâelle rĂ©ponde Ă des questions prĂ©pondĂ©rantes. Ainsi, Polanski nâhĂ©site pas Ă verser dans le cynisme le plus draconien pour dĂ©noncer les magouilles des politiciens ou ex-politiciens, des personnages mĂ©diatiques ou des organismes puissants, qui dĂ©terminent lâordre du monde. Mais peut-on lui donner tort dâentretenir un tel point de vue dans un contexte sociopolitique oĂč lâex-premier ministre de la Grande-Bretagne, Tony Blair, et lâancien adjoint du secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral des Ătats-Unis, Paul Wolfowicz, ont publiquement reconnu avoir utilisĂ© un prĂ©texte afin de tromper le monde entier et de dĂ©clencher une guerre amĂ©ricano-britannique contre lâIrak ? AssurĂ©ment pas. Cela dit, en Ă©vitant de tracer des analogies trop appuyĂ©es entre la rĂ©alitĂ© quotidienne et sa singuliĂšre intrigue, Roman Polanski empĂȘche son oeuvre de sombrer dans le rĂ©ductionnisme du film Ă thĂšse. Le rĂ©alisateur privilĂ©gie plutĂŽt la cohĂ©rence interne de son propre univers, ce qui renforce beaucoup la portĂ©e de son allĂ©gorie.
Une direction dâacteurs impeccable
MalgrĂ© les nombreux alĂ©as de la carriĂšre cinĂ©matographique de Polanski, ce dernier se rĂ©vĂšle encore aujourdâhui un directeur dâacteurs de premier plan. Cela explique que le jeune Ewan McGregor offre ici une performance adĂ©quate, une des plus significatives de sa carriĂšre, pour camper le personnage de lâĂ©crivain fantĂŽme. Son absence de cabotinage,
POSSIBLES, HIVER 2012 153
lâintĂ©riorisation de ses Ă©motions le rapprochent considĂ©rablement du citoyen ordinaire, lequel peut aisĂ©ment sâidentifier Ă lui. En ce qui concerne le mĂ©sestimĂ© et polyvalent Pierce Brosnan, qui interprĂšte le rĂŽle dâAdam Lang, il sait jouer de son charisme, de son image de beau garçon veillissant pour dĂ©voiler au spectateur averti les limites propres aux mĂ©canismes de la sĂ©duction. De cette façon, il tourne volontiers le dos aux personnages de James Bond (The World Is Not Enough de Michael Apted [1999] et Die Another Day [2002] de Lee Tamahori) et de Remington Steel (Remington Steel de Robert Butler et Michael Gleason, sĂ©rie tĂ©lĂ©visĂ©e [1982-1987]), lesquels lui ont pour un temps valu les feux de la rampe. En outre, sa composition Ă©voque avec Ă -propos les difficultĂ©s inhĂ©rentes aux lendemains de lâadulation et du vedettariat pour tout ĂȘtre humain. Cependant, McGregor et Brosnan se font indubitablement voler la vedette par une interprĂšte tout Ă fait exceptionnelle, dont il faudra suivre le cheminement cinĂ©matographique avec un vif intĂ©rĂȘt : elle se nomme Olivia Williams et elle incarne le personnage de Ruth Lang. Cette actrice de solide formation thĂ©Ăątrale â qui a rehaussĂ©, par son Ă©clatante prĂ©sence, des films aussi quelconques que The Postman (1997) de Kevin Costner et X Men : the Last Stand (2006) de Brett Ratner â rĂ©ussit Ă nous offrir une des plus remarquables prestations quâil nous ait Ă©tĂ© donnĂ© de voir au cours des derniĂšres annĂ©es. Son jeu maĂźtrisĂ©, souple, nuancĂ© â sâinscrivant dans la lignĂ©e dâinterprĂštes aussi talentueuses que Vivian Leigh, Maggie Smith et Vanessa Redgrave - lui permet de camper un personnage complexe, ambigu, qui se situe Ă des annĂ©es-lumiĂšre de lâimage de la potiche accompagnant trop souvent le politicien de prestige. Le plus grand mĂ©rite de la composition de lâactrice consiste Ă ne pas laisser entrevoir trop rapidement la part de machiavĂ©lisme que comporte son personnage. A priori, Ruth Lang semble reprĂ©senter une femme de tĂȘte qui sâest sacrifiĂ©e pour assurer la rĂ©ussite sociale de son mari. Toutefois, a posteriori, on dĂ©couvre quâelle constitue lâĂ©lĂ©ment dominant de la relation de couple qui lâunit Ă Adam Lang. DâoĂč la rĂ©vĂ©lation, pour le hĂ©ros et le spectateur, du cĂŽtĂ© sombre de sa personnalitĂ©.
En ce qui a trait aux seconds rĂŽles du film, on aurait tort de minimiser les contributions des populaires Kim Cattrall (une des vedettes de la sĂ©rie tĂ©lĂ©visĂ©e Sex and The City de Darren Star, 1998-2004) et James Belushi (Wag the Dog de Barry Levinson, 1997) qui, sâils ne sâĂ©cartent jamais beaucoup de leurs performances habituelles, ne dĂ©tonnent jamais par rapport Ă lâesprit gĂ©nĂ©ral de la narration. Cattrall campe avec un aplomb suprenant le personnage dâAmelia Bly, la maĂźtresse-intendante dâAdam
SECTION III : DOCUMENTS154
Lang, laquelle donne un vernis de respectabilitĂ© Ă sa fonction officielle et dissimule avec adresse sa fonction officieuse. NĂ©anmoins, lâĂ©crivain fantĂŽme ne manquera pas dâĂȘtre informer de la nature profonde de la relation qui unit Amelia Ă Adam Lang... En ce qui a trait Ă Belushi, il insuffle Ă John Maddox une conviction et une force tranquille qui siĂ©ent parfaitement Ă un tel personnage. Cela dit, il importe encore davantage de souligner la contribution hors pair du vĂ©tĂ©ran comĂ©dien Tom Wilkinson, qui campe avec une sobriĂ©tĂ© exemplaire le personnage de Paul Emmett, un respectĂ© professeur dâuniversitĂ© dissimulant avec maladresse son identitĂ© dâagent de la CIA. Cet acteur aguerri, que lâon avait remarquĂ© dans Girl With a Pearl Earring (2003) de Peter Webber et Cassandraâs Dream (2008) de Woody Allen, donne une indispensable Ă©toffe Ă un personnage particuliĂšrement trouble. Enfin, mentionnons la prĂ©sence en camĂ©o du trĂšs chevronnĂ© Eli Wallach, qui campe avec conviction le rĂŽle dâun habitant anonyme de lâĂźle de Marthaâs Vineyard. Le refus de toute ostentation qui caractĂ©rise lâacteur nonagĂ©naire, dans la brĂšve sĂ©quence oĂč il se manifeste, traduit avec Ă©loquence le haut degrĂ© dâimplication des diffĂ©rents interprĂštes dans lâentreprise de Roman Polanski. VoilĂ qui contraste heureusement avec le laisser-aller que lâon dĂ©plorait au niveau de la distribution et de lâinterprĂ©tation dâune oeuvre comme Bitter Moon (1992), par exemple.
Quelques faiblesses narratives
Parmi les rares lacunes qui caractĂ©risent The Ghost Writer, il importe dâen souligner deux auxquelles nous nâavons pas Ă©tĂ© insensibles. Dâune part, Roman Polanski ne rend pas toujours probante la quĂȘte de vĂ©ritĂ© Ă laquelle prend part lâĂ©crivain fantĂŽme et dâautre part, il ne crĂ©e pas un espace fantastique aussi dĂ©mystificateur quâon aurait pu le souhaiter. Sur le plan individuel, on voit le protagoniste du film, un jeune homme sans prĂ©disposition particuliĂšre pour lâaventure ou les enjeux planĂ©taires - dâun naturel plutĂŽt ordinaire - se lancer dans une quĂȘte effrĂ©nĂ©e de vĂ©ritĂ© humaine et politique, qui met rapidement en pĂ©ril sa propre existence. Toutefois, on nâest jamais tĂ©moins des doutes quâil pourrait entretenir par rapport Ă la progression de son enquĂȘte, ni envers les risques quâil encourt. Or, on aurait aimĂ© que le personnage du nĂšgre balance davantage entre le vrai et le faux, entre le goĂ»t du risque et la nĂ©cessitĂ© de la prudence. Malheureusement, depuis lâĂ©poque rĂ©volue du Couteau dans lâeau et de Repulsion, Roman Polanski ne sâintĂ©resse guĂšre Ă la psychĂ© de ses personnages au-delĂ dâun certain seuil. Il prĂ©fĂšre jouer sur leur typologie et crĂ©er une relation dialectique entre eux, de maniĂšre Ă engendrer diffĂ©rents
POSSIBLES, HIVER 2012 155
concepts ou impressions dans lâesprit du spectateur. En lâoccurrence, le corollaire de ce choix consiste Ă nous montrer un espace surrĂ©el nettement trop limitĂ© pour ĂȘtre significatif. Conscients des considĂ©rations sociopolitiques propres au rĂ©cit de Polanski, nous ne nous attendions pas Ă ce quâil orchestre une rĂ©prĂ©sentation onirique aussi extravagante1 que celle de The Fearless Vampire Killers2 (1967). NĂ©anmoins, dans le cas prĂ©sent, les brĂšves incursions quâil fait dans le monde surnaturel ne nous permettent pas de mieux apprĂ©hender la rĂ©alitĂ©, ni de dĂ©couvrir de grandes vĂ©ritĂ©s philosophiques. Cependant, il importe de se montrer Ă©quitable envers le metteur en scĂšne : ces quelques faiblesses sont bien nĂ©gligeables par rapport aux fort apprĂ©ciables qualitĂ©s esthĂ©tiques et dramatiques du film. Au demeurant, le cheminement du protagoniste rejoint tellement les prĂ©occupations Ă©thico-politiques de chacun dâentre nous quâil serait prĂ©judiciable de sâen dĂ©sintĂ©resser.
Une conclusion saisissante
Certains observateurs ont dĂ©plorĂ© que Roman Polanski nâait pas recours Ă un dĂ©nouement narratif plus rĂ©aliste que celui qui caractĂ©rise The Ghost Writer. Pourtant, selon nous, cette alternative se rĂ©vĂšle des plus cohĂ©rentes, dans la mesure oĂč Polanski nâhĂ©site pas Ă sâaffranchir des rĂšgles du rĂ©alisme ou du naturalisme pour suggĂ©rer lâexistence dâun monde fondamental, situĂ© au-delĂ des apparences. Le cas Ă©chĂ©ant, il parvient Ă crĂ©er un truculent crescendo dramatique, qui permet au spectateur de devenir le complice de la conclusion de lâenquĂȘte policiĂšre que mĂšne le nĂšgre. Sur le plan stylistique, on ne manquera de goĂ»ter les mouvements de camĂ©ra et les ruptures de ton audacieux du rĂ©alisateur, qui procĂšde Ă une dĂ©nonciation en rĂšgle des mises en scĂšne et de lâhypocrisie propres au monde politique. Celui-ci affiche dâailleurs sans pudeur une façade de respectabilitĂ© afin de dissimuler les comportements les plus vils. Ăvidemment, cette reprĂ©sentation ironique du clinquant social contraste radicalement avec la sobriĂ©tĂ© esthĂ©tique dont Roman Polanski avait fait preuve jusque-lĂ . Toutefois, elle nâaltĂšre en rien lâhomogĂ©nĂ©itĂ© du propos et insuffle une touche de surrĂ©alisme, de baroque pertinente au film de politique-fiction.
1 Dans lâunivers de Roman Polanski, ce terme nâa rien de pĂ©joratif.2 Ce film particuliĂšrement parodique sâintitule aussi : Pardon me, but your teeth are in my neck.
SECTION III : DOCUMENTS156
Refusant de sâeffacer pour donner le champ libre Ă la version officielle des faits, lâĂ©crivain fantĂŽme profite du lancement posthume des mĂ©moires de Lang (dans un hĂŽtel de luxe) pour laisser savoir aux responsables des mensonges et des meurtres politiques dont il a connaissance quâil nâest pas dupe de leurs machinations. Il va sans dire que cette rĂ©vĂ©lation le rend particuliĂšrement dangereux aux yeux de lâĂ©tablissement politico-policier amĂ©ricano-britannique, qui juge fort urgent de lâĂ©liminer, ce qui se produira dans la derniĂšre sĂ©quence du film. On remarquera que Polanski situe la scĂšne de lâassassinat du nĂšgre â quâil a frĂ©quemment annoncĂ©e Ă travers son intrigue - dans le domaine du hors-champ du film. Pourquoi ? Simplement pour rĂ©vĂ©ler au spectateur que les Ă©lites policiĂšres agissent dans lâombre afin de cacher (une fois de plus !) la vĂ©ritĂ© au grand public. De maniĂšre prĂ©cise, on assiste au dĂ©part de lâhĂŽtel de lâĂ©crivain fantĂŽme, puis on voit une voiture non-identifiĂ©e se diriger prĂ©cipitamment vers lui et on lâentend heurter le jeune homme de plein fouet : le protagoniste nâĂ©chappera pas Ă son destin. Les derniĂšres images du long mĂ©trage nous montrent lâaction inexorable du vent, qui disperse avec violence les pages du manuscrit de Macara : elles cessent progressivement dâexister comme Ă©lĂ©ment de preuve incriminant par rapport Ă lâorganisme opaque, tentaculaire que constitue la CIA, ainsi quâĂ ses agents Ruth Lang et Paul Emmett. LâĂ©pilogue abrupt de la narration donne au titre de lâoeuvre tout son sens puisquâon constate que lâĂ©crivain fantĂŽme, en plus dâĂȘtre une figure non-reconnue, devient un auteur qui nâa pas dâexistence rĂ©elle, un ĂȘtre (du passĂ©) qui hante notre conscience de spectateur sans que lâon soit en mesure de lui venir en aide... Cette dĂ©duction dĂ©capante, iconoclaste et satirique Ă©voque, Ă travers le prisme du cinĂ©phile - dans la mesure oĂč lâhumour reprĂ©sente un rempart contre le dĂ©sespoir - les dĂ©nouements de films comme Wag the Dog de Barry Levinson et Le couperet (2005) de Costa-Gavras, lesquels dĂ©noncent avec virulence le systĂšme de valeurs des sociĂ©tĂ©s capitalistes occidentales, avec ses «gagnants» et ses «perdants». NĂ©anmoins, Roman Polanski est un metteur en scĂšne plus talentueux que ses homologues : aussi parvient-il Ă offrir au spectateur une reprĂ©sentation du monde politique plus maĂźtrisĂ©e et plus polysĂ©mique que celles de ces deux rĂ©alisateurs contestataires.
Tout bien considĂ©rĂ©, il faut souhaiter que Roman Polanski renoue avec le film de politique-fiction dans un avenir rapprochĂ© puisquâil paraĂźt sâĂȘtre dĂ©parti pour de bon des lamentables facilitĂ©s qui sabotaient les Ă©lans de The Death and the Maiden (1994), une adaptation malhabile, voire poussive dâune piĂšce surestimĂ©e dâAriel Dorfman... Ă nâen point douter,
POSSIBLES, HIVER 2012 157
lâunivers proposĂ© par Robert Harris lui est beaucoup plus propice, sur le plan crĂ©atif, que ses collaborations relativement rĂ©centes avec les scĂ©naristes GĂ©rard Brach (Pirates, Bitter Moon) et John Harwood (The Pianist, Oliver Twist), lesquelles ne favorisaient pas vraiment le renouvellement de la vision du monde du rĂ©alisateur dâorigine polonaise. Dans le meilleur des cas, elles lui permettaient dâeffectuer des incursions dans des univers auxquels il sâadaptait sans jamais les transfigurer vraiment. Au contraire, Polanski sâest pleinement investi dans The Ghost Writer lequel, au-delĂ du simple divertissement, facilite notre comprĂ©hension dâun monde politique que nous avons tendance Ă mĂ©connaĂźtre et alimente notre mĂ©ditation sur la nature humaine. Cela dit, il semble que les conditions de travail, les moyens financiers, techniques, que lui ont procurĂ©s les rĂ©putĂ©s producteurs Robert Benmussa et Alain Sarde lui ont convenu au plus haut point3. Puisquâil a recouvrĂ© sa libertĂ© de mouvement depuis un certain temps, il nâen tient donc quâĂ Roman Polanski de prouver quâil ressent suffisamment de passion envers son mĂ©tier pour crĂ©er une autre oeuvre dâun tel niveau !
3 PrĂ©cisons que ces deux producteurs ont dĂ©jĂ proposĂ©, en 2007, un budget de 130 millions de dollars Ă Roman Polanski pour rĂ©aliser le film-catastrophe Pompeii, dâaprĂšs un autre roman de Robert Harris. Toutefois, le projet a avortĂ© en raison de la grĂšve des scĂ©naristes de Hollywood.
AUTRE NUMĂRO
possiblesPour une société québécoise solidaire,
créative et émancipée
AuâdelĂ de la crise: la souverainetĂ© alimentairePossibles, volume 34, numĂ©ro 1-2, Ă©tĂ© 2010
LâidĂ©e dâune souverainetĂ© alimentaire en tant que moyen de se sortir de la crise alimentaire et dâĂ©viter Ă nouveau semblable tragĂ©die est au coeur de ce numĂ©ro double de Possibles. Il se veut Ă la fois une introduction au concept de souverainetĂ© alimentaire et une rĂ©flexion exhaustive et riche sur lâagroalimentaire, les communautĂ©s rurales du monde, mais aussi sur ce que nous mangeons (ou ne mangeons pas). Ainsi, nous souhaitons contri-buer Ă soutenir le dĂ©bat public sur lâavenir de lâagroalimentaire.
Section 1: Comprendre la crise agricole et la souveraineté alimentaireSection 2 : Perspectives citoyennes et solidaires sur la souveraineté alimentaire et ses politiquesSection 3 : Débattre des enjeux de la souveraineté alimentaireSection 4 : Poésie et fictionSection 5 : Documents
15$
Maintenant disponible Ă laLibrairie de lâUniversitĂ© de MontrĂ©al
Tel: 514 343-7362 - Adresse physique: 3200 Jean-Brillant, Local B-1315 Adresse postale: C.P. 6128, succ. Centre-ville H3C 3J7
AUTRE NUMĂRO
Aussi disponible sur notre site internet
http://redtac.org/possibles