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10 MÉDIUM L E NUMÉRIQUE EN TOUTES LETTRES Les nouvelles hybrides PAUL SORIANO Glissements progressifs de l’autorité DANIEL BOUGNOUX Logistiques de l’écrit YVES JEANNERET Le livre déplié MICHEL MELOT Après le journal, les journalistes PIERRE ASSOULINE Inondation médiatique et presse écrite JEAN-MARIE CHARON Laisser dire, laisser passer FRANCE RENUCCI La relation épistolaire PAUL ORAISON Truffaut, homme de lettres RÉGIS DEBRAY Le cauchemar de Proust PIERRE-MARC DE BIASI Défaut de correspondances JACQUES LECARME La sacoche du facteur MARC PONTET Vos papiers ! DANIEL PERRIN-DINVILLE Le désordre du discours JEAN-RÉMI GRATADOUR Paroles d’entreprises JEANNE BORDEAU BONJOUR LANCÊTRE François de Neufchâteau avec Robert Damien SALUT LARTISTE Louise Merzeau UN CONCEPT Logistique, par Paul Soriano SYMPTÔMES Deux regards sur Quartett ; Cyrano ; La lettre au cinéma ; Saint Paul ; La Croix ÉDITIONS BABYLONE Directeur : Régis Debray - janvier-février-mars 2007

Revue publiée avec le concours du Centre national du livre

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Les nouvelles hybrides PauL soriano

Glissements progressifs de l’autorité DanieL Bougnoux

Logistiques de l’écrit Yves Jeanneret

Le livre déplié micheL meLot Après le journal, les journalistes Pierre assouLine Inondation médiatique et presse écrite Jean-marie charon

Laisser dire, laisser passer France renucci

La relation épistolaire PauL oraison

Truffaut, homme de lettres régis DeBraY

Le cauchemar de Proust Pierre-marc De Biasi

Défaut de correspondances Jacques Lecarme

La sacoche du facteur marc Pontet

Vos papiers ! DanieL Perrin-DinviLLe Le désordre du discours Jean-rémi grataDour

Paroles d’entreprises Jeanne BorDeau

BonJour L’ancêtre François de Neufchâteau avec Robert DamiensaLut L’artiste Louise Merzeau un concePt Logistique, par Paul SorianosYmPtômes Deux regards sur Quartett ;

Cyrano ; La lettre au cinéma ; Saint Paul ; La Croix

ÉDITIONS BABYLONEDirecteur : Régis Debray - janvier-février-mars 2007

La Fondation d’Entreprise La Poste met en œuvre un mécénat original et éclectique en faveur de l’expression écrite. S’intéressant spécifiquement à l’écriture épistolaire, elle soutient l’édition de correspondances de personnages connus ou inconnus, avec le double souci de la qualité de la publication et de l’intérêt pour les lecteurs. Elle encourage de même ce qui complète ou rend plus vivantes la lettre et l’écriture – la parole, le spectacle, la confrontation avec une autre expression artistique, ou la participation créatrice d’un public.

En 2006, le prix Wepler-Fondation La Poste a été attribué à Pavel Hak, pour son roman « Trans » au Seuil. Dans le cadre de son soutien à l’édition de correspondances, la Fondation a contribué à la récente publication des Lettres de Pierre-Jean Jouve à Jean Paulhan (1925-1961), aux Éditions Claire Paulhan.

Publié avec le concours de l’

www.fondationlaposte.org

www.irepp.com

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Revue publiée avec le concours du Centre national du livre

La Mission Recherche de La Poste et l’Irepp pilotent un programme de recherche intitulé « Le livre, le journal, la lettre », portant sur l’avenir de ces trois médias papier dans un monde de communications électroniques. Ce programme vise à revisiter les médias papier en les considérant pour ce

qu’ils sont, c’est-à-dire en opérant une déconstruction de ces objets médiatiques et en analysant les transformations dont ils sont l’objet depuis l’irruption du numérique. C’est pourquoi les recherches conduites couvrent les dimensions technologique, économique, psychologique et sociologique de la « dématérialisation » de l’information et de la communication en s’intéressant au rapport psychologique au papier, à l’avenir de la presse, à la question de l’autorité des médias, à la transformation de la relation épistolaire.

C’est dans cette perspective que les responsables de ce programme ont souhaité connaître le point de vue des médiologues, appréciant depuis longtemps le réalisme éclairé avec lequel ils considèrent ces questions.

Le présent numéro de Médium témoigne de cette démarche. Il réunit des contributions très diverses, venant de collaborateurs habituels de la revue et d’autres chercheurs associés au programme. Nous n’avons pas cherché à forcer le consensus. Pourtant, la plupart des contributions semblent bien se rejoindre dans une vision qui ne sous-estime ni la dynamique du « nouveau », ni la capacité de résistance de l’ « ancien », ni, surtout, la complexité des interactions qui les lient. Médiologiquement, en somme.

Catherine Gorgeonresponsable de la Mission Recherche de La Poste

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L’Histoire © Louise Merzeau, série « Codex », 2006. montage numérique couleur.

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Ceci fécondera cela

Régis DebRay et Paul soRiano

La révolution numérique a déjà sa rhétorique : d’abord un couplet sur les formidables opportunités, médiatiques, économiques et démocratiques

(surtout ne pas rechigner au progrès ni défendre des positions acquises) ; puis la profession de foi : on aura toujours besoin de livres et d’auteurs, de journaux et de journalistes, etc.

Sans exclure le moins du monde ce balancement bien légitime et, somme toute, plausible, nous voudrions tenter une analyse un peu plus approfondie, quitte à renchérir dans l’optimisme.

Livre, journal, lettre : trois artefacts de papier, portables, industriellement produits et distribués.

Comme toute industrie, celle des médias papier connaît une stricte division du travail, technique, sociale et culturelle : auteur ou journaliste, ingénieur ou technicien, ouvrier du livre. La lettre même, jadis vouée à la communication privée, est devenue pour l’essentiel affaire d’entreprises. Chacun son métier, et le public sera bien informé. L’introduction déjà ancienne de l’informatique dans la rédaction (traitement de texte) et l’ingénierie (logiciels d’édition) n’a guère modifié la répartition des rôles.

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L’Histoire © Louise Merzeau, série « Codex », 2006. montage numérique couleur.

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Mais un écran connecté n’est pas seulement un support d’information, concurrent du papier. C’est aussi et surtout une fenêtre par laquelle le ci-devant usager va remonter dans la chaîne de production, jusqu’à l’ingénierie, et jusqu’au saint des saints : la rédaction. Le monopole des journalistes et autres émetteurs autorisés de l’information et du commentaire public s’en trouve ébranlé, tandis que blogs et autres sites personnels ouvrent de nouveaux débouchés à la société des gens de lettres.

Alors, fin du papier ? Substitution ? Non. Très probablement : hybridation, poussée jusqu’à la production même des objets de papier, entre production de masse et fabrication personnelle. Les modes de production du journal et du livre feraient alors retour à ce qu’ils furent à l’origine, ceux de la lettre !

Reste à évaluer, puisque médiologues nous sommes, l’impact sur les contenus de ces transformations touchant le contenant : quels messages engendrent ces nouveaux médias ? Quels effets, ou plutôt quelles interactions, cette révolution industrielle peut-elle produire dans les superstructures et les nomenclatures ? Quel pouvoir en tirera le meilleur parti ? Le mercantile, si les médias deviennent des producteurs de contexte pour accueillir la sollicitation commerciale seamless (sans couture) ? Le communautaire, si la mondialisation des objets se conjugue avec la tribalisation des sujets ? Ou le politique, si les nouveaux médias permettent le redéploiement du débat citoyen ? Les trois options ne sont pas incompatibles et peuvent nourrir d’autres hybridations.

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Les nouvelles hybrides

Paul soRiano

L’hypersphère n’abolit pas les précédentes, logo, grapho, vidéosphère. Elle tend plutôt à les absorber, comme le nu-mérique absorbe tous les signes. Non pour fusionner, mais pour en délivrer la circulation. D’où une profusion de for-mats, anciens (livre, journal, lettre, revisités), nouveaux ou renouvelés. Reste à savoir quelles énergies vont mouvoir ces flux.

Depuis un bon demi-siècle, les médias de la graphosphère subissent sans défaillir l’assaut de l’audiovisuel. Cette confrontation a entraîné

quelques réajustements identitaires dans la population des médias, mais sans effets majeurs de substitution. Les deux sphères ont même appris à se soutenir mutuellement : c’est ainsi que les magazines de télévision affichent aujourd’hui les plus importants tirages de toute la presse française. Bien que nécessitant des équipements terminaux plus ou moins imposants, et pour certains des réseaux physiques, les médias audiovisuels ont déjà introduit une certaine « dématérialisation » par rapport à une graphosphère où circulent des objets de papier.

Les nouveaux médias numériques ne se distinguent pas des précédents par la conquête d’une autre catégorie de signes (le son et l’image après l’écrit sur le papier), mais par la réduction de tous les signes au code informatique. Ils

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peuvent alors simuler et combiner tous les autres médias et s’inscrire dans une hypersphère. Ils s’attaquent aux anciens médias écrits en proposant les mêmes services tout en faisant l’économie de la production (lecture directe à l’écran) ou de la distribution (impression locale).

Tout comme la presse et l’édition, l’audiovisuel met en œuvre des dispositifs industriels lourds. Les uns et les autres voient la publicité prendre une part croissante dans la formation de leur chiffre d’affaires par rapport aux recettes de la vente des produits et services, ainsi qu’aux subventions publiques (aides à la presse, redevances, etc.). Ancêtre de tous les médias écrits, la lettre n’a pas échappé à cette évolution : une grande partie du courrier distribué par La Poste est produite industriellement, et le courrier publicitaire prend une proportion croissante dans le trafic postal.

À première vue, les médias numériques ne semblent pas non plus faire exception. Ils sollicitent d’autant plus la publicité qu’ils peinent à faire payer leurs services et les « contenus » qu’ils diffusent. D’autre part, ils s’appuient eux aussi sur des industries lourdes, informatique et télécommunications. Avec toutefois une différence capitale.

L’appareil industriel des médias papier et audiovisuels s’interpose entre les producteurs et le public, établissant une relation asymétrique : les uns s’expriment, les autres lisent, regardent, écoutent. Dans l’hypersphère, en revanche, émetteurs et récepteurs se branchent sur une même couche technique. À cet égard, rien ne permet de distinguer matériellement le blogueur du journaliste.

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Dans l’un et l’autre cas, les superstructures (acteurs et institutions) sont asservies à des infrastructures, mais celles-ci opèrent de manière très différente dans l’une des sphères par rapport aux deux autres. L’attention du médiologue est aussitôt attirée : dès lors en effet que les conditions matérielles de la production médiatique sont à ce point bouleversées, qu’advient-il des institutions, des rôles sociaux et culturels que ces conditions ont contribué à établir ?

Les Livres sont de grosses Lettres…

Le livre, le journal, la lettre : trois objets de papier dont les usages diversifiés se déploient bien au-delà de la seule infocom. La liste des pratiques sociales où ils interviennent défie le recensement, toujours présents lorsqu’il s’agit d’informer, de convaincre, d’enjoindre ou de séduire. Très appréciés du public, ils se voient néanmoins reprocher depuis quelques années une propension à consommer des ressources naturelles, le bois pour produire le papier et le pétrole pour transporter les objets fabriqués avec ce matériau.

À chacun de ces médias sont attachées des logistiques, pour les produire et les distribuer, mais aussi pour en faire usage, puisqu’on peut les transporter avec soi, les stocker ou les archiver.

Une téLécommUnication (épistoLaire) créatrice d’amitié

« Comme l’a relevé un jour Jean-Paul, les livres sont des grosses lettres adressées aux amis. En écrivant cette phrase, il a désigné par son nom, dans sa quintessence et avec beaucoup de grâce, la nature et la fonction

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de l’humanisme : il constitue une télécommunication créatrice d’amitié utilisant le média de l’esprit. […] Du reste, si la philosophie écrite a pu demeurer virulente jusqu’à nos jours, elle qui naquit voici plus de deux mille cinq cents ans, elle le doit à sa faculté de se faire des amis par le texte. Elle s’est laissé prolonger par l’écriture à travers les générations, comme une chaîne épistolaire, et malgré toutes les erreurs de copie – voire, peut-être, grâce à ces erreurs – elle a entraîné copistes et interprètes dans son aura créatrice d’amitiés. »

Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain

(trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, Mille et Une Nuits, 2000).

Bien avant que la mobilité ne devienne une valeur sociale, ils étaient tous trois aussi portables qu’un téléphone mobile, et même un peu plus : sans fil à la patte ni connexion au réseau, une fois entre les mains de l’usager, il n’est plus nécessaire de les relier à quoi que ce soit. Dans l’ordre temporel, ils tirent parti des délais qui leurs sont attachés (production, distribution, lecture) pour nous ménager de la durée : temps arraché par la lecture aux autres activités qui nous sollicitent, périodicité diversifiée de la presse, temps épistolaire. Les deux premiers quotidiens gratuits diffusés en France se partagent le même espace-temps : lire au choix Vingt Minutes en métro ou Métro en vingt minutes. Le terme de logistique peut enfin s’appliquer à l’écrit lui-même, selon les formats, dans l’organisation des textes, la topographie, en somme. Bien avant aussi que l’hypersphère ne projette ses hybridations, nos trois objets de papier entretenaient des relations amicales, des livres sous forme de lettres, des journaux qui publient des lettres, des lettres qui parlent de journaux ou de

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livres, etc. Médiologiquement parlant, on sait combien l’usage de ces supports de l’écrit a façonné notre manière d’appréhender le monde, au point justement de lui donner la forme d’une graphosphère.

D’abord produits de manière artisanale, les médias de papier mettent en œuvre désormais des dispositifs de production industrielle. Du coup, leurs acteurs se sont progressivement spécialisés, auteurs, journalistes, techniciens et ouvriers (du livre). Nos trois médias continuent pourtant à diffuser des « œuvres de l’esprit » : un simple courrier publicitaire suppose un effort de construction d’un discours cohérent, pour informer, séduire, convaincre… Une véritable ingénierie se charge de composer les différents formats qui seront mis en production. Le traitement de texte et les logiciels d’édition y ont introduit l’informatique vingt ans au moins avant qu’Internet ne commence à actualiser tout le potentiel de la numérisation, sans effet notable sur la division du travail.

Reste, en bout de chaîne, la distribution, assurée par les réseaux logistiques, du livre et de la presse. Pour ne retenir qu’un chiffre, rappelons que les coûts de distribution représentent environ 60 % du prix de vente d’un livre. Opérateur du courrier, La Poste intervient aussi en tant que distributeur de plis (journaux) et de colis (livres). La distribution postale « adressée », généralement à domicile, coexiste donc avec la distribution en points de vente. Les modèles économiques des trois médias de papier sont très différents. L’industrie du livre vit essentiellement de ses ventes, parfois protégée de la libre concurrence (interne) par des régulations, telle la loi Lang en France. Le dispositif des droits d’auteur est étroitement attaché au modèle industriel, puisqu’il consiste à estimer

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la valeur intellectuelle de l’œuvre, et donc la rémunération de l’auteur, à une fraction du prix de vente de l’objet livre. Les recettes de la presse combinent les produits de la vente et ceux de la publicité. S’y ajoutent, en France notamment, des aides publiques motivées par la contribution au débat démocratique. La concurrence électronique y est beaucoup plus pressante que pour le livre et tend parfois à la « cannibalisation », quand l’information est mise en ligne par des entreprises de presse elles-mêmes, au risque d’inciter à la désaffection pour leurs éditions sur papier. La question des droits d’auteur, déjà plus complexe que pour le livre, en devient d’autant plus problématique, tandis que la propriété intellectuelle de l’information est remise en cause 1.

Le modèle économique du courrier est caractérisé depuis le milieu du xixe siècle par le fait que l’affranchissement est payé par l’expéditeur – à savoir essentiellement aujourd’hui les entreprises, principaux expéditeurs tant du courrier de gestion que du courrier publicitaire.

Au-delà des spécificités économiques de chaque média, on retiendra que la publicité est un moteur de la circulation d’au moins deux d’entre eux. À l’évidence pour le journal, et dans une certaine mesure pour la lettre, avec le courrier publicitaire. Quant au livre, outre qu’il fait l’objet d’un commerce, il connaît des expériences de sponsoring, voire d’introduction de publicité – pas toujours explicite – dans le corps même de l’ouvrage. On ne saurait en surestimer les conséquences : la réalité économique d’un média tend à devenir en quelque sorte extérieure à son industrie – comme c’est le cas de manière exemplaire avec la presse dite gratuite, intégralement financée par la publicité.

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infrastrUctUres, sUperstrUctUres, nomencLatUres

Il est possible, sinon agréable, de lire son journal à l’écran. Mais le même écran, complété par un clavier, offre bien davantage : l’accès à la chaîne de production d’un média jusqu’aux stades de création et d’ingénierie naguère réservés aux journalistes et autres professionnels. Si la lettre jouit du service universel, puisque tout le monde peut en rédiger une et la confier à La Poste pour être remise à son destinataire, elle se limitait en général à la sphère privée : plus besoin désormais d’accéder aux médias pour la rendre publique.

Si la notion de média papier a quelque consistance (le matériau, les usages, la dimension industrielle…), on peut s’interroger sur celle des « médias numériques ». On sait que la plupart des livres, des journaux et même des lettres traitées par La Poste sont des « sorties d’ordinateur », matérialisées par un terminal informatique appelé imprimante ou, plus généralement, dans un établissement où l’on imprime, découpe, assemble ces objets. C’est donc dès les années 70 que s’est produite la première et la principale « révolution numérique » dans le monde des médias. Traitement de texte et logiciels d’édition n’ont pas seulement changé les conditions de travail des auteurs et surtout des journalistes, ils ont conduit à stocker leurs productions sous forme numérique. La deuxième révolution numérique (Internet) permet la mise en circulation de ces contenus déjà numérisés. Si les professionnels de la presse formés avant la deuxième révolution restent culturellement influencés par les « sorties » qu’ils connaissent le mieux, leurs successeurs le seront de moins en moins. Le poids du passé est évidemment beaucoup plus considérable dans le cas du livre, systématiquement conservé (la numérisation du stock de livres requiert beaucoup

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de temps et d’argent), que dans le cas de la presse, dont les produits sont jetables par destination. De toutes les vertus accordées aux médias numériques, la plus décisive est sans aucun doute leur caractère « démocratique ». Tout le monde peut émettre aussi bien que recevoir, tandis que la presse, comme du reste les médias audiovisuels, sont asymétriques, affectés par la division du travail, industrielle, sociale et culturelle. En permettant de remonter la chaîne de production, l’écran-clavier donne accès à la fois à l’ingénierie des formats (créer un blog) et à la rédaction (écrire dans un blog). Il résout également le problème de la distribution, soit en supprimant le support papier, soit en permettant l’impression sur place. Et ce n’est pas fini : à terme, les usagers pourront aussi redescendre la chaîne pour fabriquer leurs propres… formats papier, au-delà de la simple impression des textes.

Dans Livre, (L’Oeil neuf, 2006), Michel Melot écrit : « L’existence de réseaux électroniques qui rend le pouvoir de communiquer directement avec ses lecteurs, sans l’intermédiaire des investisseurs qu’exige la lourde industrie du livre, libère l’auteur tout en le livrant à une autre industrie, celle des matériels et logiciels informatiques, plus lourde et plus concentrée encore » (p.108). Certes, mais on a vu que les positions respectives de ces deux industries lourdes dans la chaîne de production sont très différentes. Dans les industries du livre et de la presse, l’appareil industriel s’interpose en quelque sorte entre le rédacteur et le lecteur. Elle les sépare, et l’on sait combien cette séparation technique a pu s’institutionnaliser dans des rôles sociaux et culturels. Tandis que, face à l’industrie informatique, si le rédacteur et le lecteur sont tout aussi dépendants – sinon davantage, comme le souligne Melot –, ils se tiennent toutefois du même côté.

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Lire et écrire en Ligne

L’expansion de la « blogosphère », en France singulièrement, contredit le prétendu déclin de la lecture et de l’écriture dans les jeunes générations, tout en investissant, de manière « hybride », l’univers de la lettre (les premiers blogs étaient des espèces de journaux intimes rendus publics, évoluant vers la « conversation écrite », éventuellement imagée), de la presse (information, commentaire, opinion) et même du livre (des livres « extraits » de blogs, des blogs sur les livres…). On peut aussi imprimer tout ou partie d’un blog – on obtient alors un… média papier. Sur le plan culturel, le blog décourage les diagnostics hâtifs : tantôt symptôme de narcissisme, tantôt instrument de socialisation, tantôt affligeant (aux yeux de l’intellectuel), tantôt support d’intelligence collective (l’encyclopédie Wikipédia)…

En dépit des couches techniques qu’il nous masque, l’écran s’apparente à la page d’écriture, ce qui n’est pas le cas du livre ou du journal : tout au plus peut-on les annoter, sans pouvoir « remonter » jusqu’à l’auteur, sinon par la voie du… courrier des lecteurs. Le journal et le livre circulent, mais en « mode lecture » exclusivement, tandis que la page d’écriture électronique peut être partagée. Rédacteur et lecteur, échangeant leurs rôles, peuvent y écrire pour ainsi dire en même temps. Cette espèce de relation épistolaire en ligne se rapproche alors de la conversation écrite.

À la séparation engendrée par les industries du livre et du journal, le numérique oppose un rapport de mutuelle dépendance, comparable à celui que

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nous entretenons déjà avec les codes de la langue ou des différents types de discours institués. Savoir comment ces différents niveaux de code vont interagir offre une excellente question de cours à l’étudiant en médiologie.

ceci fécondera ceLa

Sur l’indigence des pronostics de substitution, Daniel Bougnoux nous a déjà mis en garde : « … Il faudrait se demander si ceux-ci [les nouveaux médias] tueront ceux de l’ancienne graphosphère, et si le schéma spontanément substitutif qu’on applique à cette histoire ne doit pas être nuancé par une vision plus complexe des coévolutions entre médias, de leurs hybridations, voire carrément de certains retours à des formes réputées obsolètes… » (« Maudits médias », in Médium n° 8).

Quatre hypothèses prospectives se dessinent a priori : 1/ Substitution (ceci tuera cela). Ce ne sera pas l’hypothèse générale ici retenue, même si elle peut affecter tel ou tel format qui connaîtrait peut-être alors le destin prédit par McLuhan : un média démis de ses fonctions socio-économiques devient objet culturel (littérature épistolaire), puis objet de divertissement (ateliers d’écriture), un peu comme la « nature » devient « paysage » puis « parc naturel » 2. Observons toutefois que le livre comme la lettre ont connu ces avatars alors même qu’ils étaient (et demeurent) socialement efficaces. 2/ Simulation (ceci imitera cela). C’est l’effet diligence : les premières automobiles ressemblaient à des voitures à chevaux sans chevaux. On peut citer le journal en ligne présenté dans le même format que le journal papier, ou encore le livre électronique qui simule le livre de papier tandis que d’autres versions

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électroniques s’en affranchissent. 3/ Cohabitation (ceci ignorera cela). Les médias de papier conservent une part de marché qui leur permet de subsister. Par exemple, les entreprises continuent d’envoyer des mailings publicitaires dans le cadre d’une stratégie de communication dite multicanal. Dans le monde des médias, les effets de substitution sont souvent compensés par des effets de génération induite : le nouveau média engendre un nouveau marché pour l’ancien. 4/ Hybridation (ceci fécondera cela). Cette dernière hypothèse semble à la fois la plus probable et la plus productive, d’autant qu’elle rend compte des autres à différents niveaux d’intégration des hybrides, entre nulle (cohabitation) et forte (magazine en ligne offrant de l’écrit, du son et de la vidéo).

L’hybridation désigne la production d’un nouvel objet par la combinaison de deux objets existants, ou encore d’éléments empruntés à des objets existants. La quasi-totalité des êtres composant l’ontologie des médias se prêtent à l’hybridation : les médias eux-mêmes (magazine écrit et audiovisuel sur Internet), leurs formats et leurs supports, les entreprises qui les produisent (groupes multimédias), leurs modèles économiques et leurs dispositifs commerciaux (abonnements mixtes), la publicité qu’ils diffusent, les couples auteur-public, réalité-fiction, publicité-rédactionnel, les usages, etc. Rien de plus hybride que le blog, dont on a déjà remarqué qu’il tient de la lettre ou du journal intime (un média privé rendu public), du journal ou même du livre, puisque l’on peut aussi en imprimer tout ou partie pour ensuite, le cas échéant, publier ce nouvel objet de papier.

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Web sémantiqUe

L’hybridation se dessine déjà au niveau des contenus, voire des données. Un simple moteur de recherche offre des possibilités de produire des formats élémentaires, à l’initiative de l’usager, éventuellement secouru par des outils mis à sa disposition par le prestataire. Mais si le Web actuel est une espèce de gros document hypertexte, le Web dit « sémantique » ressemblerait plutôt à une grande base de données : les agents pourraient librement traiter les données produites par d’autres applications. Les agents mais aussi les applications, sans intervention humaine. On évoque déjà des agences de presse sans journalistes (donc beaucoup plus « objectives »). Être concurrencé par des blogueurs, passe encore, mais par des applications…

Davantage d’objets, anciens, nouveaux et hybrides, davantage d’acteurs : on peut s’attendre à une profusion, sanctionnée par les usages et les modèles économiques. Dans le monde du papier, après avoir investi la création et l’ingénierie des formats, le numérique pourrait introduire l’innovation dans les modes de fabrication et de distribution des objets. La « relocalisation du monde » promise par les Fabulous Labs 3 est très vraisemblable dans le secteur des médias, car il est tout de même plus facile de fabriquer à domicile un média papier qu’une bicyclette ou une machine à laver.

Est-ce à dire que chacun, demain, imprimera lui-même ses propres formats papier ? Sans doute pas, sinon marginalement. Mais on verra se déployer toute une gamme de situations entre deux extrêmes : consommation

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de produits fabriqués et distribués en masse, tel le journal gratuit distribué dans le métro, par exemple, et réalisation intégrale d’un média individuel. Entre les deux s’inscriraient toutes sortes de dispositifs intermédiaires et de formats. La sanction par les usages et les modèles économiques s’exprimera notamment par un arbitrage entre impression centralisée et impression locale, jusqu’au domicile, en fonction des performances de la distribution.

Le papier pourrait disparaître de toute une série d’applications au profit des écrans et d’autres supports électroniques. Là où le papier reste irremplaçable, c’est son transport qui pourrait être évité, en imprimant à domicile ou dans n’importe quel site équipé d’imprimantes, comme nous le faisons déjà pour les billets d’avion ou de chemin de fer. Paradoxalement, le papier résisterait aussi bien dans le registre des objets de qualité (magazines, livres) que dans celui des produits à faible valeur, tel le gratuit, le quotidien populaire, les livres « grand public », imprimés et distribués en masse. En dépit de l’hybridation, les nouvelles conditions de production, les nouveaux usages et modèles économiques, n’affecteront pas de la même manière nos trois médias de papier.

Le livre semble le plus pérenne de tous les « formats », pour des raisons qui tiennent notamment à la logistique des usages, à la simple commodité de manipulation de l’objet livre. Au-delà de ces arguments un peu triviaux, Michel Melot nous suggère que le livre tirerait avantage de tout ce qui pourrait être tenu, de nos jours, pour un handicap – sa matérialité, dans un monde qui aspire à la dématérialisation, sa clôture : « On a beaucoup vanté l’œuvre ouverte, les écrits à portes battantes et les modes sans frontières. Melot valide cette définition succincte du livre : “Ce qui réside entre deux couvertures.” Ce qui se tient au

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repos entre un début et une fin, que l’on peut annoter et chantourner à loisir, mais qui m’impose, dramatiquement, ses bornes… » (Régis Debray, préface à l’ouvrage cité). Refuge, en somme, et prétexte à se déconnecter, « le livre aussi joue à qui perd gagne » (ibid.).

Des trois médias de papier, il est celui qui oppose la plus forte résistance passive aux assauts multiformes de l’électronique, pas nécessairement des simulacres de livres (les projets de livres électroniques ont connu des échecs répétés), mais des disques et des sites, comme ceux qui ont déjà fait un sort à l’encyclopédie de papier. On serait pourtant surpris du nombre de livres publiés dans le monde pour annoncer la fin du livre, depuis La Galaxie Gutenberg de McLuhan 4. Cela alors même que son système de production-distribution n’est certes pas optimisé et ne saurait l’être, tant ce produit est plus qu’aucun autre voué au marketing de l’offre : chaque rentrée littéraire nous vaut un lot de commentaires effarés sur le nombre « excessif » de nouveautés dont la plupart connaîtront à brève échéance le pilon.

Il reste qu’une part croissante de notre patrimoine littéraire et la quasi-totalité des livres édités depuis quelques décennies reposent sur un support numérique. Ils se trouvent donc « virtuellement » accessibles via un terminal d’ordinateur, en attente d’un format électronique ou d’un équipement d’impression adéquats. Si la fabrication à domicile reste marginale, la possibilité de produire localement des petites séries, combinée avec la vente en ligne, devrait secourir les petits éditeurs, sous réserve d’améliorer aussi les dispositifs de distribution (initiatives postales ?). Les facilités d’écriture et de publication ne garantissent pas pour autant la prolifération des talents littéraires.

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Au-delà, c’est la culture engendrée dans le plus long terme par les nouvelles formes de lecture et d’écriture, hypertexte, interactivité, écriture collective, etc., qui détermineront l’avenir du livre. « Nous avons tendance à oublier que les livres, éminemment vulnérables, peuvent être supprimés ou détruits. Ils ont leur histoire, comme toutes les autres productions humaines, une histoire dont les débuts mêmes contiennent en germe la possibilité, l’éventualité d’une fin » (George Steiner, Le Silence des livres, Arléa, 2006). Un commencement et une fin, tout comme dans les livres, justement ?

La presse, du fait de son hétérogénéité, devrait connaître les transformations les plus spectaculaires… Presse magazine et presse quotidienne, presse populaire et gratuite, presse d’opinion et de commentaire, presse généraliste et presse spécialisée… Ajoutons simplement quelques remarques sur le modèle économique et le défi des médias dits citoyens ou communautaires, sous leurs formes aujourd’hui les plus courantes : le blog et autres sites de publication de productions personnelles, écrits, images, vidéos… Le modèle économique des médias en ligne hésite devant trois options : gratuité (i.e. financement par la publicité), paiement pour l’accès et paiement pour le contenu, comme pour la vente de musique en ligne, ce qui requiert des dispositifs de micropaiement efficaces et sûrs.

La réduction contextuelle des contenus conduit à la gratuité, que pratiquent tout naturellement les médias d’initiative populaire, et milite donc pour l’option publicitaire. Le conflit entre Google et la presse belge, indignée par la publication non rémunérée de « ses » informations lorsque le moteur de recherche répond aux requêtes des utilisateurs, est très significatif. La réaction

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Les nouvelles hybrides Paul Soriano

Page 21: Revue publiée avec le concours du Centre national du livre

Achevé d’imprimer par Legatoria Zanardi s.r.l.

à Padoue (Italie)

Dépôt légal : janvier 2007

Numéro d’imprimeur : 4075

ISSN : 1771-3757

CPPAP : 0210 K 86056

Imprimé en Italie

Page 22: Revue publiée avec le concours du Centre national du livre

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ÉDITIONS BABYL ONE

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Les nouvelles hybrides PauL soriano

Glissements progressifs de l’autorité DanieL Bougnoux

Logistiques de l’écrit Yves Jeanneret

Le livre déplié micheL meLot Après le journal, les journalistes Pierre assouLine Inondation médiatique et presse écrite Jean-marie charon

Laisser dire, laisser passer France renucci

La relation épistolaire PauL oraison

Truffaut, homme de lettres régis DeBraY

Le cauchemar de Proust Pierre-marc De Biasi

Défaut de correspondances Jacques Lecarme

La sacoche du facteur marc Pontet

Vos papiers ! DanieL Perrin-DinviLLe Le désordre du discours Jean-rémi grataDour

Paroles d’entreprises Jeanne BorDeau

BonJour L’ancêtre François de Neufchâteau avec Robert DamiensaLut L’artiste Louise Merzeau un concePt Logistique, par Paul SorianosYmPtômes Deux regards sur Quartett ;

Cyrano ; La lettre au cinéma ; Saint Paul ; La Croix

Directeur : Régis Debray - janvier-février-mars 2007 - 12 €

La Fondation d’Entreprise La Poste met en œuvre un mécénat original et éclectique en faveur de l’expression écrite. S’intéressant spécifiquement à l’écriture épistolaire, elle soutient l’édition de correspondances de personnages connus ou inconnus, avec le double souci de la qualité de la publication et de l’intérêt pour les lecteurs. Elle encourage de même ce qui complète ou rend plus vivantes la lettre et l’écriture – la parole, le spectacle, la confrontation avec une autre expression artistique, ou la participation créatrice d’un public.

En 2006, le prix Wepler-Fondation La Poste a été attribué à Pavel Hak, pour son roman « Trans » au Seuil. Dans le cadre de son soutien à l’édition de correspondances, la Fondation a contribué à la récente publication des Lettres de Pierre-Jean Jouve à Jean Paulhan (1925-1961), aux Éditions Claire Paulhan.

Publié avec le concours de l’

www.fondationlaposte.org

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