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Tous droits réservés © Spirale magazine culturel inc., 2013 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 23 août 2020 19:21 Spirale arts • lettres • sciences humaines Réinventer son passé L’instant du danger. Réflexions d’un psychanalyste et témoignages sur l’exil forcé de Michel Peterson, Photographies de Charles-Henri Debeur, Éditions du passage, 60 p. Isabelle Décarie Horizon incertain du théâtre québécois Numéro 245, été 2013 URI : https://id.erudit.org/iderudit/69745ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Spirale magazine culturel inc. ISSN 0225-9044 (imprimé) 1923-3213 (numérique) Découvrir la revue Citer ce compte rendu Décarie, I. (2013). Compte rendu de [Réinventer son passé / L’instant du danger. Réflexions d’un psychanalyste et témoignages sur l’exil forcé de Michel Peterson, Photographies de Charles-Henri Debeur, Éditions du passage, 60 p.] Spirale, (245), 79–80.

Réinventer son passé / L’instant du danger. Réflexions d ...temps, renouer avec l’humanité, de remettre au travail la pensée et la culture ». Le livre, de grand format, avec

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Tous droits réservés © Spirale magazine culturel inc., 2013 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 23 août 2020 19:21

Spiralearts • lettres • sciences humaines

Réinventer son passéL’instant du danger. Réflexions d’un psychanalyste ettémoignages sur l’exil forcé de Michel Peterson, Photographiesde Charles-Henri Debeur, Éditions du passage, 60 p.Isabelle Décarie

Horizon incertain du théâtre québécoisNuméro 245, été 2013

URI : https://id.erudit.org/iderudit/69745ac

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Spirale magazine culturel inc.

ISSN0225-9044 (imprimé)1923-3213 (numérique)

Découvrir la revue

Citer ce compte renduDécarie, I. (2013). Compte rendu de [Réinventer son passé / L’instant du danger.Réflexions d’un psychanalyste et témoignages sur l’exil forcé de Michel Peterson,Photographies de Charles-Henri Debeur, Éditions du passage, 60 p.] Spirale,(245), 79–80.

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L ’exil n’est jamais simple. Se déracinerpour trouver ailleurs une vie différente

exige courage et persévérance. Quand l’exiln’a pas été choisi, quand il a été forcé parune situation politique, le courage doit sedoubler d’une lutte incessante pour la sur-vie, pour la reconstruction physique et psy-chique. Comment les réfugiés, les exiléspolitiques parviennent-ils à vivre tout encontinuant à porter les lourdes marquesdes traumatismes de guerre, de torture, quiles ont conduits en terre (pas toujours)d’accueil ? Comment font-ils pour résister àl’effondrement psychique sachant que cer-tains d’entre eux sont partis en laissantfamille et amis ? Le très beau livre de MichelPeterson, psychanalyste, propose un débutde réponse à ces questions urgentes quenous devons continuer à nous poser pourmieux comprendre ce que signifieaujourd’hui, dans une perspective philoso-phique et sociale, être apatride. Si leCanada est le cinquième pays au monde àrecevoir le plus de demandes d’asile, alorsnous devons aussi réfléchir aux conditionsde cette hospitalité qui n’est pas toujoursgarante d’une intégration facile. Car si uncertain capitalisme sauvage, dont la forceinéquitable progresse chaque jour, est basésur une politique du plus fort, il va sans direque ces exilés, ces peuples fragilisés, vivantparfois dans des conditions misérables, enconstante « destinerrance » — selon l’ex-pression de Jacques Derrida que l’auteurreprend ici —, sont très souvent laissés àeux-mêmes.

Depuis plus de dix ans, Michel Peterson estjustement à l’écoute «  des demandeursd’asile qui tentent leur chance au Canada »et des « revendicateurs du statut de réfu-gié » afin de les aider à regagner un sem-

blant de vie normale et à recom-poser leur identité grâce à laparole. En effet, on oublie tropsouvent que le plus difficile, dansces situations extrêmes, ce n’estpas seulement de survivre au« moment où la vie bascule », à« l’instant du danger », qui apoussé à la fuite, mais que la dif-ficulté tient aussi à l’apprentis-sage de ce nouveau monde où ledemandeur d’asile arrive sansrepères, souffrant souvent d’untrouble post-traumatique. Le livrede Peterson offre ainsi une conti-nuité à son travail de psychana-lyste, mais surtout il ancre dans lalangue et les images l’histoire deces vies brisées en train de serecréer et de se réécrire. Lesréflexions de l’auteur, proposéessous forme de courts textes quis’appuient judicieusement sur lesavancées philosophiques deJacques Derrida, côtoient –– etc’est là la force du livre, j’y reviendrai –– lestémoignages de ses patients ainsi que lesphotographies de Charles-Henri Debeur.

UNE CRUAUTÉ SANS LIMITEComment comprendre, d’un point de vuesimplement humain, la dictature militaire,les disparitions inexpliquées, les liquida-tions ethniques, les pelotons d’exécution,les actions terroristes ? La question estvaste, évidemment complexe, mais elle sertde point de départ pour s’imaginer le cadreoriginaire de l’exil forcé. Pour Peterson,nous vivons en effet, depuis le 11 septembre2001, dans une « nécropolitique postmo-derne en plein essor » où tuer, massacrer et

torturer sont devenus les actes ordinairesde la « violence organisée », où les individussubissent sans négociations les combatspour le pouvoir imposés par leurs gouver-nements. De tous les êtres qui vivent sur laplanète, « [n]ous sommes les seuls à forcernos congénères à agir contre leur volonté, àtuer en vertu de motivations qui ne répon-dent pas à des besoins ». Nous sommes lesseuls à faire du sadisme un spectacle auxlimites de l’humanité. Si la pulsion de mortdepuis Freud n’existe qu’en vertu de sontout autre, soit la pulsion de vie, force estde constater que la torture et la cruautéprennent de plus en plus le dessus sur levivant et s’immiscent dans la sphère duquotidien : elles sont banalisées, exhibées à

Réinventer son passéPAR ISABELLE DÉCARIE

L’INSTANT DU DANGER. RÉFLEXIONS D’UN PSYCHANALYSTE ET TÉMOIGNAGES SUR L’EXIL FORCÉde Michel PetersonPhotographies de Charles-Henri Debeur, Éditions du passage, 60 p.

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ESSAI

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la télévision, sur Internet, en passe de« devenir une mode, un art de vivre, un sportextrême ». L’auteur offre d’ailleurs quelquespages d’une grande lucidité sur la cruautéqui permettent d’approcher la questionsans avoir recours aux paradigmes du juri-dique ou du politique et qui lui donnent unsens tout à fait éclairant : « La cruauté estune énigme. D’où vient [qu’un humain] s’au-torise à franchir les limites du bien et dumal ? C’est qu’elle constitue l’un des propresde la psyché humaine, actualisant l’en deçàde la Raison et l’au-delà du principe de plai-sir. Inutile, donc, de fantasmer la fin de laGrande Prédation ou son dépassement. Ilest, au mieux, possible de la cadastrer, mais ilimporte d’abord et avant tout de la penseren rapport avec les pulsions, c’est-à-dire, sou-veraine et sans alibi. » Dans ce contexte, ilparaît évident que les demandeurs d’asilequi fuient leur pays arrivent marqués àjamais par ce qu’ils ont vécu, qu’ils aientquitté l’Afghanistan comme AhmadShohaib Kakaizada, dont le commerce a étéfermé après la prise de contrôle de Kaboulpar les Talibans, ou qu’ils aient fui laGuinée, comme c’est le cas de MamadouBah qui, après avoir perdu son père dansdes circonstances tragiques et après avoirété emprisonné pour s’être opposé au gou-vernement, est parti « pour ne pas perdre lavie » à son tour.

LE RÔLE DU PSYCHANALYSTEPeterson accompagne ces hommes et cesfemmes qui doivent composer avec lesséquelles du passé et l’organisation dufutur. Si certains médecins travaillent à blo-quer les souvenirs trop envahissants pardes antidépresseurs, à créer de la sorte devéritables trous de mémoire, l’auteur pré-fère «  au diagnostic refoulant d’état destress post-traumatique, […] la métaphoreposte-troumatique. […] Il s’agit alors deprendre le temps qu’il faut pour traduirel’intraduisible […] Il s’agit, pour dépasser lesclivages qui ont servi de protection, de luttercontre l’effondrement, redonner vie autemps, renouer avec l’humanité, de remettreau travail la pensée et la culture ». Le livre,de grand format, avec sa couverture indigoet le joli regard d’Amena Dashti soulignépar un voile, vient apporter une dimensionde plus à cet accueil en matérialisant surpapier les paroles et les présences. La partiecentrale du livre est composée de photo-graphies prises par Charles-Henri Debeurqui a choisi de montrer des portraits, repre-nant bien justement à son compte lesnotions d’empreinte et d’emprunt, mises

de l’avant par Félix Guattari, pour qui levisage figuré sert à la fois à l’inscription del’identité et au rétablissement du nompropre. Il aura fallu beaucoup de courage àces hommes et à ces femmes pour prendrela pose chez eux (et il ne faut pas négligertoutes les ramifications qui s’entrecroisent,toute la complexité qui structure le simplevocable « chez soi » pour l’exilé), pour sedévoiler dans un ouvrage qui allait êtrerendu public, et où les lecteurs allaient voirleurs visages exposés, révélant de la sorte« l’envers du divan », l’autre face de la paroleadressée en privé et maintenant tournéevers la collectivité.

UN LIVRE EN MOUVEMENTAvec l’aide de l’auteur, tous savaient que ceprojet pouvait aussi les aider à surmonterles cauchemars, la peur constante, la culpa-bilité, à rendre compte du morcellement àl’œuvre dans le corps et la pensée, tout entrouvant une façon de retisser les souvenirset les identités. Les photographies sontpour la plupart des diptyques où les por-traits tantôt souriants, tantôt fermés,sont juxtaposés à des images du quoti-dien et à des détails  : mains fermées,regards inquiets, bras croisés. Ce n’est sansdoute pas un hasard si les images se trou-vent au milieu du livre, si l’analyste offrel’hospitalité même, le cœur de son ouvrage,à ces beaux visages pensifs, énigmatiques.

Il faut noter, par ailleurs, le grand soin aveclequel la disposition physique des photo-graphies, mais aussi des autres docu-ments, a été pensée. En effet, au départ, j’aiété étonnée de voir que le mot « bloc »remplaçait celui de « chapitre » dans ladivision du livre, l’associant un peu tropvite au mot « blocage », puis au « bloc opé-ratoire », et même aux « blocks » numéro-tés d’Auschwitz. Ensuite, j’ai compris quece mot devait plutôt faire penser à unechose reliée à la mémoire et à l’inscrip-tible, comme un « bloc-notes », se rappro-chant alors bien plus du Wunderblock, lecélèbre bloc-notes magique de Freud, quede mes associations noires, où le souvenirancien et la trace récente se mêlentensemble sur le même support. N’est-cepas là aussi l’enjeu du livre  : offrir unespace au passé qui fait encore souffrirtout en aménageant un lieu propice à l’in-vention de nouveaux souvenirs ? Les inter-stices créés par la disposition des photo-graphies, par la fragmentation du texte deMichel Peterson, travaillent précisément àinventer ces nouvelles racines et ces rhi-

zomes, ces croisements dont parle le psy-chanalyste  : « En venant à l’image, ilsreconstruisent une généalogie, trouvent denouveaux référents, commencent à formu-ler une nouvelle langue. […] L’instant dudanger constitue ainsi un montage, unagencement parmi d’autres, une série orga-nique de rhizomes. Cette architectoniquen’est bien sûr pas le fruit du hasard : elle futau départ motivée par la déterritorialisa-tion à laquelle ont été soumis les sujets. »

Ce qui me paraît tout particulièrementréussi dans cet ouvrage, c’est le face-à-face,au début de chaque bloc, entre le récit etla fiche. En effet, sur la page de gauche,se trouve un portrait accompagné dequelques phrases qui résument l’histoire dechaque patient, comme une mini-biogra-phie qui, en quelques mots, parvient à éclai-rer tout un trajet de vie et à faire com-prendre l’enchaînement des fuites, desactions, des violences. En vis-à-vis, sur lapage de droite, on peut lire une fiche quiressemble sans doute à celle que les agentsd’immigration utilisent au moment d’inter-roger le demandeur d’asile. En offrant cemontage créatif à ses patients, en faisantdialoguer ainsi l’identité privée qu’il connaîtbien avec celle, froide et impersonnelle, desdonnées de formulaires gouvernementaux,Peterson parvient à transformer les rensei-gnements en narration, réussit à ce que sesanalysants aient « voix au chapitre », à lesaider à s’approprier le fil de leur proprehistoire. L’instant du danger participe dela sorte d’une «  géopoétique » devenueaujourd’hui indispensable pour se penchersur les enjeux de ces migrations : « [a]u lieud’un droit international fondé sur une géo-politique meurtrière, c’est aujourd’hui unegéopoétique qui s’impose, annonçant denouveaux voyages dans les plis et les chairsdu monde. » En terminant, je remarque que,si les fragments, les fiches, les courtes bio-graphies, les images et les blocs dynamisentla lecture, je ne peux m’empêcher de voiraussi, dans ces interstices, ces blancs, ces« morceaux », quelque chose d’une déliai-son qui témoigne non seulement de ce sen-timent de perte qui s’installe à jamais cheztout exilé, mais qui suggère peut-être aussi« la lente et douloureuse élaboration de cetouvrage », et qui fait signe vers les tracesd’une écoute totalement engagée, immen-sément sensible. À son tour, le psychana-lyste aura trouvé, sous la forme d’un livre etdans le rôle du passeur, du traducteur, del’écrivain, un contenant où déposer ce tra-vail d’écoute, une adresse à laquelle posterces émouvantes demandes d’accueil.

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