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Rousseau, Le Contrat Social Stage de Formation Continue Un thĂšme, un texte
© Académie de Nantes Année 2007-2008
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Rousseau, Le Contrat Social
Stage de Formation Continue Académie de Nantes Un thÚme, un texte Année 2007-2008
Lors de la premiÚre des quatre demi-journées, Monsieur Henri Elie, Inspecteur
PĂ©dagogique RĂ©gional, souhaite la bienvenue aux stagiaires. Avant de prononcer une confĂ©rence inaugurale, il met au jour les raisons du choix du Contrat Social comme Ćuvre proposĂ©e Ă lâexamen collectif. Comme chaque annĂ©e (on trouvera Ă©galement sur le site des comptes rendus des stages des annĂ©es prĂ©cĂ©dentes : 2004-2005 : Aristote, Ethique Ă Nicomaque ; 2005-2006 : Kant, Critique de la FacultĂ© de Juger ; 2006-2007 : Platon, Euthyphron), les critĂšres retenus ont Ă©tĂ© la radicalitĂ© du questionnement philosophique rencontrĂ© dans lâĆuvre, ainsi que lâempan de lâĆuvre sur les notions au programme.
En ce qui concerne la radicalitĂ© du questionnement philosophique rencontrĂ© dans lâĆuvre, Le Contrat Social de Rousseau est exemplaire de la position dâun problĂšme philosophique aigu, ce dont tĂ©moigne son sous-titre, « Principes du droit politique », qui indique que lâauteur se propose dâĂ©clairer les fondements mĂȘmes de la politique. Une exploration radicale de lâun des domaines majeurs du programme de philosophie dans les classes terminales est donc ici envisagĂ©e.
Quant Ă lâempan de lâĆuvre sur les notions au programme, il est manifeste, dans la mesure oĂč Le Contrat Social aborde « la sociĂ©tĂ© », « la politique » (avec cette prĂ©cision importante : le contrat examinĂ© est social et non politique), « le droit », « la morale », « la religion » (le chapitre huit du livre quatre est consacrĂ© Ă la « religion civile »), « la raison et le rĂ©el » (au sens oĂč Le Contrat Social peut ĂȘtre questionnĂ© Ă partir de la mĂ©thode dâinvestigation mise en Ćuvre par Rousseau), « thĂ©orie et expĂ©rience » (la politique est-elle un art ou une science ?), mais Ă©galement « la libertĂ© » (sous forme de perfectibilitĂ©, qui dĂ©finit lâhomme au moins autant que la raison).
Que pouvons-nous alors Ă©tudier avec nos Ă©lĂšves ? Tout ou partie de lâĆuvre ? Le plus souvent, câest le livre un qui est lâobjet de lâĂ©tude en classe. Ce livre est en effet le moment organique de lâĆuvre qui permet de la prĂ©senter comme une Ćuvre une. Mais il est difficile de montrer cela sans aborder la totalitĂ© du Contrat Social, ainsi que certains auteurs avec qui Rousseau, chemin faisant, est en dĂ©bat, parmi lesquels Grotius, Pufendorf, Barbeyrac, Beccaria, sans oublier Aristote.
I) ConfĂ©rence inaugurale, de M. lâI.P.R. Henri Elie. PrĂ©ambule : LâexposĂ© Ă suivre tente de situer Le Contrat Social en amont de lâĆuvre de Rousseau,
Ă partir des deux Discours. Cette appellation fait rĂ©fĂ©rence Ă : . Discours sur les sciences et les arts, composĂ© dans le cours de lâhiver 1749-1750,
envoyĂ© en mars 1750 Ă lâAcadĂ©mie de Dijon, couronnĂ© par cette AcadĂ©mie le 9 juillet 1750 (la question Ă©tait : « Le rĂ©tablissement des sciences et des arts a-t-il contribuĂ© Ă Ă©purer ou Ă corrompre les mĆurs ? ») ;
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. Discours sur lâorigine et les fondements de lâinĂ©galitĂ© parmi les hommes, rĂ©digĂ© en 1753-1754 (la question Ă©tait : « Quelle est lâorigine de lâinĂ©galitĂ© parmi les hommes, et si elle est autorisĂ©e par la loi naturelle ») : lâAcadĂ©mie de Dijon nâa mĂȘme pas voulu achever sa lecture.
Situer le Contrat Social Ă partir des deux Discours permettra dâĂ©clairer le moment proprement politique de la pensĂ©e de Rousseau. Cette dĂ©marche se place dans le sillage du principe mĂ©thodologique selon lequel il existe une unitĂ© de lâĆuvre de Rousseau (ce qui dessine une sorte de parallĂšle avec la façon dont Brunschvicg a abordĂ© les PensĂ©es de Pascal, sans oublier le Jean-Jacques Rousseau, la transparence et lâobstacle de Jean Starobinski, commentaire certes littĂ©raire, mais jamais Ă©loignĂ© de la profondeur philosophique).
Autre remarque : Le Contrat Social et lâEmile sont parus Ă un mois dâintervalle. Lâarticulation entre les deux permet de rĂ©flĂ©chir Ă la place du Contrat Social dans lâĆuvre de Rousseau : effectivement, oĂč situer le Contrat Social ?
Enfin, quelques points centrĂ©s sur la mĂ©thode seront Ă©galement abordĂ©s. Cette mĂ©thode est dĂ©livrĂ©e de maniĂšre concise dans lâEmile, V : « il faut savoir ce qui doit ĂȘtre pour bien juger de ce qui est ».
DĂ©veloppement de la confĂ©rence : Point de dĂ©part : la fin de la lettre Ă lâabbĂ© Raynal (in DiscoursâŠ, GF-Flammarion, p.
125) : « Je sais dâavance avec quels grands mots on mâattaquera. LumiĂšres, connaissances,
lois, morale, raison, biensĂ©ance, Ă©gards, douceur, amĂ©nitĂ©, politesse, Ă©ducation, etc. Ă tout cela je ne rĂ©pondrai que par deux autres mots qui sonnent encore plus fort Ă mon oreille. Vertu, vĂ©ritĂ© ! mâĂ©crierai-je sans cesse ; vĂ©ritĂ©, vertu ! Si quelquâun nâaperçoit lĂ que des mots, je nâai plus rien Ă lui dire. »
Pourquoi Rousseau confĂšre-t-il Ă lâacte de penser la fonction de faire entendre la voix de la vĂ©ritĂ© et de la vertu dans leur unitĂ© profonde ?
Une relation peut ĂȘtre tissĂ©e entre la pensĂ©e de Rousseau et celle de Descartes, dans la mesure oĂč un parallĂ©lisme de mĂ©thode verrait le jour. Que lâon se rĂ©fĂšre notamment Ă la fin de la prĂ©face au second Discours (GF, p. 154) :
« En considĂ©rant la sociĂ©tĂ© humaine dâun regard tranquille et dĂ©sintĂ©ressĂ©, elle ne semble montrer dâabord que la violence des hommes puissants et lâoppression des faibles ; lâesprit se rĂ©volte contre la duretĂ© des uns ; on est portĂ© Ă dĂ©plorer lâaveuglement des autres ; et comme rien nâest moins stable parmi les hommes que ces relations que le hasard produit plus souvent que la sagesse, que lâon appelle faiblesse ou puissance, richesse ou pauvretĂ©, les Ă©tablissements humains paraissent au premier coup dâĆil fondĂ©s sur des monceaux de sable mouvant ; ce nâest quâen les examinant de prĂšs, ce nâest quâaprĂšs avoir Ă©cartĂ© la poussiĂšre et le sable qui environnent lâĂ©difice, quâon aperçoit la base inĂ©branlable sur laquelle il est Ă©levĂ©, et quâon apprend Ă en respecter les fondements. »
Ce passage peut par exemple ĂȘtre lu Ă partir Ă la lumiĂšre de la premiĂšre mĂ©ditation mĂ©taphysique de Descartes (voir aussi le dĂ©but de la deuxiĂšme mĂ©ditation : « et comme si tout Ă coup jâĂ©tais tombĂ© dans une eau trĂšs profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus. », assez proche de lâimage du sable mouvant). Par-delĂ la simple coĂŻncidence du rĂ©seau mĂ©taphorique (lâimage de lâĂ©difice, le sable mouvant), il convient dâinsister sur le profond accord qui relie les deux penseurs, Ă savoir la quĂȘte de principes indubitables et son corollaire, la critique des prĂ©jugĂ©s. Plus prĂ©cisĂ©ment, il existe un accord entre eux non seulement en ce qui concerne la mĂ©thode, mais encore sur lâinstrument de la recherche, câest-Ă -dire la raison comme lumiĂšre naturelle.
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PremiĂšre logiquement, la raison comme lumiĂšre naturelle nâapparaĂźt pas du premier coup dâĆil. Son Ă©vidence est recouverte par les apparences immĂ©diates Ă©rigĂ©es en soliditĂ© des faits, dâoĂč lâimportance de lâidĂ©e de « mise Ă distance ». Au doute mĂ©thodique cartĂ©sien correspondrait ainsi lâexigence dâ« Ă©carter tous les faits », bien prĂ©sente dans le second Discours. Sur cette base, la recherche rationnelle peut alors sâinstituer, dans lâordre dâun « regard tranquille ». Mais il existe un autre point dâaccord entre ces deux penseurs : lâutilitĂ© de la vĂ©ritĂ© pour les hommes. Pour autant, en ce dernier unisson, sâinscrit la possibilitĂ© dâun dĂ©saccord, qui peut ĂȘtre saisi effectivement si lâon commence par tenter de bien entendre ce que dit Descartes de la mathesis universalis.
DÚs le deuxiÚme alinéa de la sixiÚme partie du Discours de la méthode, Descartes écrit :
« Je nâai jamais fait beaucoup dâĂ©tat des choses qui venaient de mon esprit, et pendant que je nâai recueilli dâautres fruits de la mĂ©thode dont je me sers, sinon que je me suis satisfait, touchant quelques difficultĂ©s qui appartiennent aux sciences spĂ©culatives, ou bien que jâai tĂąchĂ© de rĂ©gler mes mĆurs par les raisons quâelle mâenseignait, je nâai point cru ĂȘtre obligĂ© dâen rien Ă©crire. Car, pour ce qui touche les mĆurs, chacun abonde si fort en son sens, quâil se pourrait trouver autant de rĂ©formateurs que de tĂȘtes, sâil Ă©tait permis Ă dâautres quâĂ ceux que Dieu a Ă©tablis pour souverains sur ses peuples, ou bien auxquels il a donnĂ© assez de grĂące et de zĂšle pour ĂȘtre prophĂštes, dâentreprendre dây rien changer ; et bien que mes spĂ©culations me plussent fort, jâai cru que les autres en avaient aussi qui leur plaisaient peut-ĂȘtre davantage. Mais, sitĂŽt que jâai eu acquis quelques notions gĂ©nĂ©rales touchant la physique, et que, commençant Ă les Ă©prouver en diverses difficultĂ©s particuliĂšres, jâai remarquĂ© jusques oĂč elles peuvent conduire, et combien elles diffĂšrent des principes dont on sâest servi jusques Ă prĂ©sent, jâai cru que je ne pouvais les tenir cachĂ©es, sans pĂ©cher grandement contre la loi qui nous oblige Ă procurer, autant quâil est en nous, le bien gĂ©nĂ©ral de tous les hommes. »
Ces propos sont irrĂ©ductibles Ă la simple coquetterie. Dans cet extrait, il sâagit plus profondĂ©ment de dĂ©noncer Ă lâavance le contresens selon lequel publier Ă©quivaudrait Ă la recherche de la gloire, en une pĂ©riode dans laquelle la renommĂ©e sâattache pourtant Ă quiconque endosse la profession de savant. Il existe en ce sens une Ă©thique du penseur et de lâĂ©crivain communĂ©ment partagĂ©e par Rousseau et Descartes.
Selon Rousseau, Ă propos du savant, il existe une distinction entre fonction de droit et fonction de fait, celle-ci Ă©tant reliĂ©e au dĂ©sir de gloire, exprimant en cela lâamour propre. Et il convient de surcroĂźt de rappeler que le premier Discours nâa pas dit que la science nâest pas trĂšs bonne en soi ; le premier Discours a cherchĂ© Ă Ă©tablir une disproportion entre lâhomme et la science, comme le confirme la rĂ©ponse au roi Stanislas. Dans cette perspective, le moyen de conserver la sublimitĂ© de la science est de la rĂ©server Ă ceux qui aiment lâĂ©tude.
Ceci pourrait ĂȘtre mis en parallĂšle avec un texte cĂ©lĂšbre situĂ© Ă la fin de la sixiĂšme partie du Discours de la mĂ©thode :
« Et si jâĂ©cris en français, qui est la langue de mon pays, plutĂŽt quâen latin, qui est celle de mes prĂ©cepteurs, câest Ă cause que jâespĂšre que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient quâaux livres anciens. Et pour ceux qui joignent le bon sens avec lâĂ©tude, lesquels seuls je souhaite pour mes juges, ils ne seront point, je mâassure, si partiaux pour le latin, quâils refusent dâentendre mes raisons, parce que je les explique en langue vulgaire. » (propos qui peuvent ĂȘtre lus Ă partir de ce que ChaĂŻm Perelman appelle lâauditoire universel de la raison ; la popularitĂ© de la raison ne se confond pas avec le vulgaire)
En dâautres termes, Descartes et Rousseau sâopposent tous deux Ă une sorte de diffusion massive et incontrĂŽlĂ©e du savoir. Pour autant, on peut mettre en Ă©vidence certaines diffĂ©rences entre ces deux penseurs.
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Selon Descartes, la science nâa pas dâeffet pratique immĂ©diat dans les mĆurs. En dĂ©finitive, la science ne peut changer les mĆurs. Ce serait aller contre le droit de la libertĂ© dâopinion, mais aussi aller Ă rebours du droit divin qui garantit les institutions politiques existantes, de sorte que tout un chacun pourrait se prendre pour Dieu. Dans cette optique, il conviendrait de ne pas confondre religion et science. Cela dit, il peut y avoir accord en ce qui concerne lâaspect pratique (mĂ©canique et mĂ©decine), autrement dit lĂ oĂč il y a obligation de publicitĂ© (au sens de caractĂšre public des recherches). On en revient alors au dĂ©but de la sixiĂšme partie du Discours de la mĂ©thode : « il est fort possible de parvenir Ă des connaissances qui soient fort utiles Ă la vie, et [quâ] au lieu de cette philosophie spĂ©culative, quâon enseigne dans les Ă©coles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de lâeau, de lâair, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers mĂ©tiers de nos artisans, nous les pourrions employer en mĂȘme façon Ă tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maĂźtres et possesseurs de la nature. Ce qui nâest pas seulement Ă dĂ©sirer pour lâinvention dâune infinitĂ© dâartifices, qui feraient quâon jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commoditĂ©s qui sây trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santĂ©, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ».
Dans la pensĂ©e de Rousseau, sâeffectue un chiasme. Comme savant, Rousseau participe Ă lâEncyclopĂ©die, mais doute en tant quâhomme de lâutilitĂ© des sciences pour lâhomme. Le premier Discours fustige par exemple lâidĂ©e de progrĂšs moral issu du progrĂšs technologique et scientifique, et dĂ©nonce lâidĂ©e de progrĂšs matĂ©riel de lâhomme, car la mollesse et lâabandon de soi menacent dâĂȘtre les effets trĂšs concrets des sciences et des arts. Sur ce point, Rousseau propose une sorte de rĂ©sumĂ© de sa position dans sa rĂ©ponse aux observations du Roi de Pologne (in DiscoursâŠ, GF, p. 89) :
« Ce nâest pas des sciences, me dit-on, câest du sein des richesses que sont nĂ©s de tout temps la mollesse et le luxe. Je nâavais pas dit non plus que le luxe fĂ»t nĂ© des sciences ; mais quâils Ă©taient nĂ©s ensemble et que lâun nâallait guĂšre sans lâautre. Voici comment jâarrangerais cette gĂ©nĂ©alogie. La premiĂšre source du mal est lâinĂ©galitĂ© ; de lâinĂ©galitĂ© sont venues les richesses ; car ces mots de pauvre et de riche sont relatifs, et partout oĂč les hommes sont Ă©gaux, il nây aura ni riches ni pauvres. Des richesses sont nĂ©s le luxe et lâoisivetĂ© ; du luxe sont venus les beaux-arts et de lâoisivetĂ© les sciences. Dans aucun temps les richesses nâont Ă©tĂ© lâapanage des savants. Câest en cela mĂȘme que le mal est plus grand, les riches et les savants ne servent quâĂ se corrompre mutuellement. »
Par lĂ mĂȘme, le bonheur ne peut ĂȘtre issu de la diffusion du savoir. Les sciences et les arts sont liĂ©s au « mal radical » de lâhumanitĂ©. Depuis que lâhomme est un ĂȘtre social, se dĂ©veloppe une disproportion entre la science belle et sublime et lâusage que les hommes en font. Par consĂ©quent, Ă moins de disjoindre vĂ©ritĂ© et humanitĂ©, il convient de rechercher une voie dans le domaine moral et politique.
On peut ainsi se rĂ©fĂ©rer Ă la fin du Jugement de Rousseau centrĂ© sur le Projet de paix perpĂ©tuelle de lâabbĂ© de saint Pierre :
« Sans doute la paix perpĂ©tuelle est Ă prĂ©sent un projet bien absurde ; mais quâon nous rende un Henri IV et un Sully, la paix perpĂ©tuelle redeviendra un projet raisonnable. Ou plutĂŽt, admirons un si beau plan, mais consolons-nous de ne pas le voir exĂ©cuter ; car cela ne peut se faire que par des moyens violents et redoutables Ă lâhumanitĂ©. On ne voit point de ligues fĂ©dĂ©ratives sâĂ©tablir autrement que par des rĂ©volutions ; et sur ce principe, qui de nous oserait dire si cette ligue europĂ©enne est Ă dĂ©sirer, ou Ă craindre ? Elle ferait peut-ĂȘtre plus de mal tout dâun coup quâelle nâen prĂ©viendrait pour des siĂšcles. »
Mais alors, quelle est la dimension pratique de la raison si elle nâest ni celle de lâEncyclopĂ©diste ni celle du grand rĂ©formateur ? Cette dimension pratique rĂ©siderait dans le
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fait de bien Ă©tudier ses devoirs. Câest ici que sâachĂšve le chiasme avec la pensĂ©e de Descartes : la lumiĂšre naturelle est chez Rousseau avant tout mĂ©taphysique et morale plus que logique, elle est le « cĆur » de la raison (comme sâil y avait « du Pascal » chez Rousseau). Les « mots dâordre » de cette lumiĂšre naturelle sont la vĂ©ritĂ© et la vertu, dâoĂč lâorientation vers lâĂ©galitĂ© des hommes. Cette raison pratique originaire ne peut accepter toute prĂ©tention divine ou positive Ă nous consoler de lâinĂ©galitĂ© politique, se rĂ©clamerait-elle dâun droit divin. Dans ces conditions, la prudence politique cartĂ©sienne (qui nâest pas dĂ©sintĂ©ressement du savant pour le vulgaire) nâest pas tenable pour Rousseau.
Pour autant, infĂ©oder les idĂ©es aux faits â processus typique de lâidĂ©ologie â ne peut ĂȘtre la voie Ă suivre. Celui qui est capable dâentendre les mots de vĂ©ritĂ© et de vertu (pour reprendre la citation qui inaugurait cette confĂ©rence) est prĂ©cisĂ©ment celui qui ne confond pas raison et fait, ce qui rappelle le dialogue de sourds dans le salon de musique du livre quatre de lâ Emile (Ă interprĂ©ter comme une rĂ©ponse de Rousseau Ă la lettre sur les aveugles de Diderot ?). Le fait obscur nâa nullement besoin dâĂȘtre rĂ©fĂ©rĂ© Ă une cause encore plus obscure. Autrement dit : le fait de la raison est la libertĂ©. On ne la rendra pas empiriquement sensible, mais ce principe final et mĂ©thodologique permet de « juger ce qui doit ĂȘtre pour bien juger ce qui est ». On passerait alors de lâĂ©loge du repos à « pourquoi la politique ? » : Le Contrat Social se retrouverait dans lâEmile (la question serait toujours recommencĂ©e).
II) Lecture collĂ©giale du livre un du Contrat Social. LâĂ©dition qui est ici utilisĂ©e est celle que propose Bruno Bernardi (Paris, GF-
Flammarion, 2001). PrĂ©cision liminaire : le travail de lecture collĂ©giale nâest pas Ă proprement parler une
lecture linĂ©aire ; il est avant tout entrepris en vue de lâidentification dâobjets problĂ©matiques. Le Contrat Social est effectivement un texte « problĂ©matique », dans la mesure oĂč il pose davantage un problĂšme quâil ne fournit de rĂ©ponse(s).
Premier mouvement : Ă©tude de lâ« Avertissement » (p. 39) et de la prĂ©sentation du
livre un, p. 45. Ces deux textes constitueraient une présentation générale de tout le Contrat Social. Le
« prince », le « souverain », et le « législateur », autrement dit ces trois figures importantes du Contrat Social sont bien présentes dans le texte de la p. 45.
Etude du premier alinéa de la p. 45 : Le texte aborde, dans cet ordre, le « prince », puis le « législateur », et enfin le
« souverain », ce qui reproduit la logique du commun des mortels, tributaire de lâordre du fait. En droit, lâordre est inverse (« souverain » â « lĂ©gislateur » â « prince »), de sorte que câest en dĂ©finitive lâappartenance au souverain qui lĂ©gitime la tĂąche dâĂ©crire sur la politique. Cette idĂ©e est au cĆur de la structure logique gĂ©nĂ©rale de la totalitĂ© du Contrat Social, ou au moins de la structure globale des quatre livres qui le constituent, dans la mesure oĂč, Ă quelques nuances prĂšs, les livres un et deux sont consacrĂ©s au « souverain », le livre trois au « lĂ©gislateur », et le livre quatre au « prince ».
Si lâon en revient au premier alinĂ©a de la p. 45, il apparaĂźt clairement que Le Contrat Social est tout entier marquĂ© par un balancement entre « lĂ©gitime » et « sĂ»r[e] », « lois » et « hommes », « droit » et « intĂ©rĂȘt », « justice » et « utilitĂ© », « ĂȘtre » et « devoir ĂȘtre ». Certes,
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dans ce contexte, il sâagit de distinguer, mais, plus profondĂ©ment, le but est bien de distinguer pour unir, comme si Rousseau refusait Ă©galement lâabstraction pure et lâempirisme aveugle.
Il convient de surcroĂźt dâinsister sur le « Je veux » inaugural (1er alinĂ©a, p. 45), trĂšs proche de la volontĂ© affichĂ©e par le Descartes de la premiĂšre mĂ©ditation mĂ©taphysique, comme si Rousseau tout autant que Descartes sâinstituait volontairement principe actif de sa recherche, dans lâordre de lâaffirmation dâune subjectivitĂ© libre et consciente dâelle-mĂȘme affranchie des pressions sociales. Dans lâaccomplissement de la dĂ©marche entreprise, il existe alors une unitĂ© entre la subjectivitĂ© rĂ©solue et la finalitĂ©, dans la mesure oĂč le processus engagĂ© ne consistera pas dans la simple justification de pratiques existantes, mais dans lâambitieux projet de rĂ©concilier la raison et le rĂ©el, au moyen de lâidentification dâun lien entre ce qui est et ce qui doit ĂȘtre.
Une dĂ©finition de la finalitĂ© assortie dâune nuance est fournie dans ce premier alinĂ©a de la p. 45, avec lâemploi de lâexpression : « telles quâelles peuvent [et non : « doivent »] ĂȘtre ». Ce mouvement prend sens dans lâhorizon dâune jonction entre la raison et le rĂ©el.
En ce qui concerne la relation entre « droit » et « intĂ©rĂȘt », on peut remarquer une inversion significative, dans le sillage dâune construction en chiasme. En effet, le lecteur sâattendait vraisemblablement Ă lire : « ce que le droit prescrit avec ce que lâintĂ©rĂȘt permet » or la formule de Rousseau est bien : « ce que le droit permet avec ce que lâintĂ©rĂȘt prescrit ». Comment interprĂ©ter cela ? DĂ©jĂ comme une sorte de dĂ©nonciation de la conception thĂ©ologique ou religieuse de la politique ?
Sur ce point, on peut se reporter Ă lâAvis au Lecteur rĂ©digĂ© par Beccaria (1738-1794), dans Des dĂ©lits et des peines (Paris, GF-Flammarion, 1991, trad. fr. Maurice Chevallier, p. 54-55) :
« Les sources dâoĂč dĂ©rivent les principes moraux qui rĂšglent la conduite des hommes sont au nombre de trois : la rĂ©vĂ©lation, la loi naturelle et les conventions sociales. On ne saurait comparer la premiĂšre aux autres, Ă©tant donnĂ© son but essentiel ; mais elles ont ceci de commun quâelles conduisent toutes trois au bonheur de cette vie terrestre. ConsidĂ©rer les rapports rĂ©sultant de la derniĂšre de ces sources ne signifie pas quâon exclut ceux qui naissent des deux premiĂšres, mais celles-ci, bien que divines et immuables, ont Ă©tĂ©, par la faute des hommes, altĂ©rĂ©es de mille maniĂšres dans des esprits dĂ©pravĂ©s, du fait de fausses religions et de notions arbitraires du vice et de la vertu ; il semble donc nĂ©cessaire dâexaminer indĂ©pendamment de toute autre considĂ©ration les effets des conventions purement humaines, que celles-ci soient expressĂ©ment formulĂ©es ou simplement supposĂ©es en vue de la nĂ©cessitĂ© et de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral ; sur ce point toutes les sectes et tous les systĂšmes de morale doivent nĂ©cessairement sâaccorder, et ce sera toujours une louable entreprise que de contraindre mĂȘme les plus opiniĂątres et les plus incrĂ©dules Ă se conformer aux principes qui poussent les hommes Ă vivre en sociĂ©tĂ©. »
Le premier alinĂ©a de la p. 45 peut en un sens ĂȘtre lu Ă partir de cet extrait (en un sens seulement, car Des dĂ©lits et des peines a Ă©tĂ© publiĂ© en 1764, tandis que Le Contrat Social a paru en 1762), comme si Rousseau prĂ©cisait Ă son lecteur quâil nâallait sâoccuper que des conventions humaines. Une demande dâautonomie dans la dĂ©termination de lâobjet est en tout cas effectivement Ă lâĆuvre dans le premier alinĂ©a de la p. 45.
Etude du deuxiĂšme alinĂ©a de la p. 45 : A la question de savoir si la politique est lâaffaire de tous, Rousseau rĂ©pond par
lâaffirmative. Il nây a pas que le prince ou le lĂ©gislateur qui puisse faire de la politique. Pour autant, si Rousseau Ă©tait prince, il ferait Ă©galement de la politique, si bien que le texte ne dit pas que la politique nâest pas lâaffaire du prince. De surcroĂźt, « lâaffaire de tous » signifie : lâaffaire de tous ceux qui aiment lâĂ©tude (voilĂ pourquoi Rousseau considĂšre que la
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dĂ©mocratie conviendrait trĂšs bien Ă un peuple de dieux, au chapitre quatre du livre trois, p. 105-107). En dâautres termes, câest parce que je suis « membre du souverain » (3e alinĂ©a de la p. 45) que jâai le droit et le devoir de rĂ©flĂ©chir sur la politique. Tout le monde serait-il au mĂȘme titre habilitĂ© Ă faire de la politique en tant que prince ou lĂ©gislateur ? Cela ne va pas de soi car si, en droit, la politique est lâaffaire de tout homme et de tout citoyen, dans les faits la question politique est plus complexe.
Etude du troisiÚme alinéa de la p. 45 : Ce paragraphe inclut une référence au vote, à intégrer dans un travail implicite plus
vaste, centrĂ© sur la notion de « voix ». Il sâagirait alors sans doute de prĂ©ciser que la voix du citoyen se fait entendre lĂ oĂč il est possible de lâentendre, Ă savoir dans cet Ăźlot prĂ©servĂ© du despotisme quâest la RĂ©publique de GenĂšve (Ă lâinstar de Descartes vis-Ă -vis des Etats libres de Hollande). Le citoyen, dans ce cadre, fait entendre sa voix. Ce droit est un devoir : le devoir de sâinstruire de lâĂ©tude de la chose publique.
Une remarque peut ĂȘtre proposĂ©e Ă propos de « raisons dâaimer ». La voix est la voix de la raison (qui conduit Ă la mĂ©ditation comme possibilitĂ© de neutralisation des scories du temps, dans un rapport aussi bien Ă lâorigine quâĂ la fin ; le caractĂšre extatique ou ek-statique du temps serait alors une arme critique contre lâidĂ©ologie) mais la raison est Ă©galement « raison dâaimer ». En dâautres termes, la raison est sensible, dans lâordre dâun lien vĂ©ritĂ© / vertu.
Ă ce stade de notre lecture, subsiste la croyance en un espace public de libertĂ©, mais le tragique va bientĂŽt « faire son Ćuvre ». La croyance en lâĂźlot de la RĂ©publique de GenĂšve va effectivement lourdement chuter, dans la mesure oĂč Le Contrat Social sera mis au pilon un mois plus tardâŠ
DeuxiÚme mouvement : Etude du livre I, chapitre I, « Sujet de ce premier livre », p.
46. Ce texte est comme un deuxiÚme texte de présentation, qui complÚte notre « premier
mouvement ». Il propose une prĂ©sentation gĂ©nĂ©rale du plan du livre un du Contrat Social. Premier alinĂ©a, p. 46 : « Lâhomme est nĂ© libre » : lâhypothĂšse de lâhomme Ă lâĂ©tat de nature est ici prĂ©sentĂ©e
(cf. premiĂšre partie du second Discours). LâĂ©tat de nature nâest pas un fait historique. Câest une construction hypothĂ©tique.
« partout il est dans les fers » : à relier à la fin de la deuxiÚme partie du second Discours.
« Je lâignore » : mais tout le second Discours construit une hypothĂšse rationnelle Ă propos de ce changement de sorte que le lecteur pourrait reformuler ce passage ainsi : « Je feins de lâignorer car tel nâest pas lâobjet du Contrat ».
« Je crois pouvoir rĂ©soudre cette question » : mais quâest-ce qui peut rendre lĂ©gitime lâaliĂ©nation de lâhumanitĂ© ? Cette façon dâĂ©crire est troublante⊠Mais en mĂȘme temps, le registre nâest pas celui de lâangĂ©lisme : mĂȘme le Contrat Social prĂ©suppose lâaliĂ©nation de la libertĂ© naturelle. Ă ceci prĂšs que le propos tenu ne consisterait pas dans une lĂ©gitimation de lâhomme dans les fers, mais de lâaliĂ©nation de lâhomme nĂ© libre.
Une derniÚre remarque est effectuée à propos de la tonalité pascalienne du phrasé de ce premier alinéa.
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DeuxiÚme alinéa, p. 46 : Rousseau y propose quelques indications sur la structure du livre un. PremiÚre hypothÚse : fonder la légitimité sur la nature au sens physique du terme.
Mais les rapports de force peuvent-ils ĂȘtre sources de droits ? Cette hypothĂšse est Ă©cartĂ©e au moyen de lâargument de la durĂ©e et de la rĂ©versibilitĂ©.
« Mais lâordre social⊠» invite Ă la deuxiĂšme hypothĂšse : fonder la lĂ©gitimitĂ© sur le droit divin (la question de lâorigine thĂ©ologique et non naturaliste de la lĂ©gitimitĂ© politique viendra en son temps), ce que semble confirmer lâexpression « droit sacrĂ© ». Ă moins que, dans lâexpression, « sacrĂ© » nâimplique pas la sacralisation religieuse, de sorte que le droit tiendrait de lui-mĂȘme sa valeur. Dans cette perspective, « sacrĂ© » signifierait « absolu ». Mais si le droit repose non pas sur la nature, mais bien sur des conventions, alors comment un absolu peut-il ĂȘtre fondĂ© sur des conventions ?
Revenons Ă la premiĂšre hypothĂšse : peut-on interprĂ©ter « tant quâun Peuple est contraint dâobĂ©ir et quâil obĂ©it, il fait bien ; sitĂŽt quâil peut secouer le joug et quâil le secoue, il fait encore mieux » comme une valorisation du fait de sâopposer Ă la force par la force ? Non, car Rousseau ne justifie pas par exemple une rĂ©volution. Valoriser lâidĂ©e de rĂ©sistance Ă une force injuste nâimplique pas lâĂ©loge de la rĂ©volution. Ă la fin du second Discours, survient un avertissement ultime, et en quelque sorte prĂ©monitoire, du type : « attention, il est possible quâune rĂ©volution survienne ». Et, prĂ©cisĂ©ment, il convient de lâĂ©viter, car la question politique ne se rĂšgle pas selon Rousseau sâil nây a pas un vrai lien social (la notion fondamentale est bien lâassociation, ce qui conduit Ă penser quâil y a plus dans la sociĂ©tĂ© que lâaddition des individus), or la puissance destructrice nâest pas une puissance de crĂ©ation. Et, de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, le dĂ©but du Contrat Social est marquĂ© par la recherche dâinstitution, et non de destruction (cf Contrat Social, I, 6, p. 55-58).
TroisiĂšme mouvement : PrĂ©sentation de la structure du livre un. Lâaxe central du livre un est le chapitre cinq, qui insiste sur le fait quâil faut toujours
remonter à une premiÚre convention. Les chapitres deux à quatre relÚvent de ce que Bachelard appelle le « dépouillement
Ă©pistĂ©mologique » qui, dans ce contexte, conduit en quelque sorte Ă la dĂ©molition des thĂ©ories du droit naturel (en tant que notion ambivalente et mĂȘme polysĂ©mique). Une analyse critique est menĂ©e : les livres qui prĂ©tendent ĂȘtre des « faits » sont examinĂ©s (un peu Ă la maniĂšre du second Discours, qui souhaite « Ă©carter les livres et les faits ») avec soin.
Les chapitres six Ă huit consistent dans lâexposition des principes, dans lâordre de la dimension positive de la recherche Ă©pistĂ©mologique.
Le chapitre neuf se propose de revenir au « texte prĂ©face » pour faire de nouveau jouer la double dimension de la recherche. Il est Ă noter que presque tout le livre un est consacrĂ© Ă la recherche thĂ©orique (mis Ă part le problĂšme de la rĂ©partition de la propriĂ©tĂ© dans un territoire), mais plus lâon avance dans le Contrat Social, plus lâaxe double sâĂ©quilibre. Ou alors, on peut considĂ©rer quâil existe une sorte de « point de bascule » dĂšs lors que le point de vue pragmatique prend le pas sur la question purement thĂ©orique des principes du droit politique.
De ce point de vue, les livres un et deux seraient ancrés dans la perspective théorique. à partir de la question du législateur, la dimension pratique prend plus de place. Précisément, le livre trois dépeint la politique comme art, ce qui est bien une question pratique. Dans le
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droit fil de ce double mouvement, deux modÚles prévalent : la République de Platon pour la dimension théorique, et le Prince de Machiavel pour la dimension pratique.
Un parallĂšle peut donc ĂȘtre esquissĂ© avec le second Discours. La façon dont Rousseau prĂ©sente le statut de ce second Discours est en effet frappante. Si lâon se reporte Ă la fin de la premiĂšre partie (in DiscoursâŠ, GF-Flammarion, bas de la p. 203 : « AprĂšs avoir prouvĂ© que lâinĂ©galitĂ© est Ă peine sensible⊠» â bas de la p. 204), on constate que Rousseau y expose sa mĂ©thode ainsi que les quelques difficultĂ©s quâelle engendre. Il dĂ©limite donc sa recherche en montrant que la fin de lâĂ©tat civil est Ă lâorigine dâun second Ă©tat de nature, totalement corrompu. Or, de maniĂšre paradoxale, Rousseau prĂ©sente ces limites comme des faits. Le problĂšme mĂ©thodologique est donc le suivant : le fait, omniprĂ©sent dans ce passage, perd toute prĂ©tention Ă la scientificitĂ©. Dans son commentaire, Goldschmidt avait pointĂ© cette Ă©trangetĂ©. La question du fait originel, ainsi que des faits intermĂ©diaires renvoie Ă la question du sens et du statut de lâhypothĂšse dans la dĂ©marche politique de Rousseau : celle-ci revĂȘtirait ainsi un caractĂšre a priori, qui permettrait de distinguer entre une pure fiction conjecturale et une hypothĂšse scientifique. En vertu du mĂȘme mouvement de pensĂ©e, ce que nous sommes rationnellement tenus dâaccorder dĂ©passe la prĂ©tendue objectivitĂ© des faits (ou faits garantis par les sens) [on peut sur ce point se rĂ©fĂ©rer Ă la lettre Ă HĂ©rodote dâEpicure]. La raison dĂ©gage alors la probabilitĂ© dâhypothĂšses concurrentes, dans lâordre dâun principe rĂ©gulateur. Mais ne sâagit-il pas Ă©galement dâun principe constitutif ? Toujours, cependant, la factualitĂ© reste oubli de lâessentiel. Que lâon se rĂ©fĂšre notamment Ă lâhypothĂšse de lâĂ©tat de nature : elle est construite sur la base dâune conception de lâessence de lâhomme ; Hobbes a procĂ©dĂ© ainsi, en vĂ©ritable philosophe, tandis que les autres concepteurs de lâĂ©tat de nature (les juristes de lâĂ©cole du droit naturel) sont restĂ©s tributaires des faits. Cela dit, Hobbes a tout de mĂȘme introduit du social dans le naturel, si bien que « mĂȘme lui » sâest trompĂ© dans la construction ou dans lâĂ©laboration de son hypothĂšse.
En dâautres termes, sâil convient de sâappuyer sur des faits, ceux-ci doivent toujours ĂȘtre mis au service dâune hypothĂšse rationnelle. Et câest bien la raison qui affecte ses hypothĂšses dâun degrĂ© de certitude. Par lĂ mĂȘme, la mĂ©thode de Rousseau est hypothĂ©tico-dĂ©ductive : chaque Ă©tape du dĂ©roulement du processus est rĂ©sultat dâune nĂ©cessitĂ©. Mais alors, comment une histoire de la libertĂ© peut-elle sâinsĂ©rer dans ce qui serait un mĂ©canisme ? Cela dit, il conviendrait plutĂŽt de parler de libertĂ© machinale, enracinĂ©e dans lâexercice, et non dâun simple mĂ©canisme.
En dĂ©finitive, lâhistoire sâinscrit dans une dĂ©marche hypothĂ©tico-dĂ©ductive, et non dans la primautĂ© de lâordre factuel. Dans cette perspective, la mĂ©thode purement empirique utilisĂ©e par les thĂ©oriciens du droit naturel relĂšve de lâidĂ©ologie, comme pensĂ©e toujours reliĂ©e â au risque de lâasservissement â aux faits. Pour autant, on peut considĂ©rer â dans le sillage du stage consacrĂ© en 2004-2005 Ă lâEthique Ă Nicomaque dâAristote â que la nĂ©cessitĂ© au sens pratique peut avoir une spĂ©cificitĂ© Ă©minente, irrĂ©ductible au primat de lâempirisme brut. Et Rousseau propose de surcroĂźt une critique radicale de la notion de fait, car il existe en dĂ©finitive une double prĂ©tention du fait : prĂ©tendre ĂȘtre un fait en tant que donnĂ©e censĂ©e ĂȘtre irrĂ©cusable, mais Ă©galement prĂ©tendre ĂȘtre autre chose quâun fait, Ă savoir une norme ou une loi. Dans le fait proclamĂ© autosuffisant est projetĂ© un prĂ©supposĂ©, un prĂ©jugĂ©, ou plutĂŽt une prĂ©conception de la nature humaine, qui exprime en rĂ©alitĂ© le rĂšgne de lâargument dâautoritĂ©. LâautoritĂ© dâAristote est alors Ă©pinglĂ©e comme source dâune tradition qui vise Ă justifier le fait du prince. Or, au lieu de poser le fait au principe de la raison, Rousseau pose la libertĂ© comme principe constitutif de la recherche.
Prenons lâexemple de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale : elle est une forme de permanence toujours au cĆur de la raison, elle est un principe constitutif, inaliĂ©nable, et inespĂ©rĂ©. Nâest-elle pas alors quelque chose de divin ? Cette dimension incite Ă situer conscience et raison lâune par rapport Ă lâautre. Dans cette optique, on peut considĂ©rer que, selon Rousseau, la conscience a
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un rĂŽle plus central encore que la raison. La conscience est la dimension la moins vulnĂ©rable vis-Ă -vis de lâhistoricitĂ© et vis-Ă -vis de la perfectibilitĂ©. Il sâagit alors de cultiver la voix, dâoĂč le problĂšme de lâĂ©ducation posĂ© dans lâEmile. Il existe une certaine faiblesse pratique de la raison, dâoĂč la mĂ©taphore dâun « cĆur » de la raison. La conscience est par lĂ mĂȘme la voix de la nature ou une sorte dâinstinct divin proche du daĂŻmĂŽn de Socrate (sur ce point, consulter le compte rendu du stage de lâannĂ©e 2006-2007 consacrĂ© Ă Euthyphron). Il apparaĂźt donc que le Rousseau romantique « des littĂ©raires » est un Rousseau quelque peu unilatĂ©ral car, on lâaura compris, il nây a pas vraiment de dualisme chez Rousseau.
Si lâon en revient au thĂšme du fait, on peut considĂ©rer que lâhistoire nous fait croire que nous dĂ©tenons la vĂ©ritĂ© sitĂŽt que nous sommes en prise avec des faits. Or il nous faut une histoire rĂ©flĂ©chie, câest-Ă -dire une histoire philosophique. Dans cette optique, le fait est toujours le rĂ©sultat dâune construction effectuĂ©e par une hypothĂšse rationnelle.
La dĂ©marche de Rousseau est la suivante : il se donne un fait, lâinĂ©galitĂ© entre les hommes. Et vis-Ă -vis de ce fait, il doit reconstruire tout un mouvement de pensĂ©e qui vise Ă rĂ©pondre Ă une question Ă la fois historique et juridique : « quelle est lâorigine de lâinĂ©galitĂ© parmi les hommes et si elle est autorisĂ©e par la loi naturelle ». La premiĂšre partie de la question est une question historique, la deuxiĂšme partie est une question juridique, or Rousseau prend en compte les deux Ă©lĂ©ments de la question. Il commence par la question juridique car cette double question sâadresse Ă lâhomme et que celui-ci est un ĂȘtre de libertĂ©, la libertĂ© le distinguant de lâanimal ou de la machine. La notion de fait est donc Ă complexifier au moyen de la distinction entre datum, le « donnĂ© » qui va de soi, et factum, rĂ©sultat dâun « faire », ou dâune histoire qui toujours a dĂ©jĂ eu lieu, celle de la libertĂ©. PrĂ©cisĂ©ment, quand on parle de droit, on parle dâun ĂȘtre libre. Autrement dit, si la question posĂ©e par lâAcadĂ©mie de Dijon renvoie Ă une question Ă la fois dâhistoire et de droit, elle implique aussi bien la question de la libertĂ© humaine.
Plus gĂ©nĂ©ralement, le fait pose nĂ©cessairement la question de droit (lâhomme devait-il produire ce fait ?), si bien que toute question dâhistoire est question dâactualitĂ©, ou plutĂŽt de lâactualisation de la libertĂ© (qui ne cesse donc de se « faire »), dâoĂč la prĂ©face et lâhommage au « connais-toi toi-mĂȘme » (second Discours, PrĂ©face, GF-Flammarion, p. 149). Or, Ă©tudier lâhomme nâest possible que par une mĂ©thode de soustraction (mĂ©thode Ă lâĆuvre dans la tentative dâidentification de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale) qui cherche Ă restaurer un point de vue originaire. La mĂ©thode de soustraction est alors une mĂ©thode dâabstraction revendiquĂ©e : on retrouve donc ici la mĂ©thode hypothĂ©tico-dĂ©ductive.
La libertĂ© est lâobjet dâune dĂ©finition naturelle dans le second Discours, elle est lâobjet dâune dĂ©finition politique dans le Contrat Social. Dans les deux cas, lâactuel et le factuel sont dĂ©bordĂ©s dans un temps extatique ou ek-statique. On peut remarquer chemin faisant que, de toute maniĂšre, une histoire empirique serait irrĂ©alisable. Dans cette optique, on peut considĂ©rer que Rousseau pose la question des conditions de possibilitĂ© dâune histoire. Manifestement, Kant sâen souviendra.
QuatriÚme mouvement : Etude du livre I, chapitre II, « Des premiÚres sociétés », p.
46-48. Approche inaugurale : « nature », « liberté », « droit naturel » : primauté de la
mĂ©thode. Les chapitres deux Ă quatre du livre un du Contrat Social sâinscrivent dans un projet
critique et Ă©pistĂ©mologique. On y rencontre une tradition, celle des penseurs modernes, qui incite Ă poser la question : « quâest-ce que la nature dans le droit naturel ? » Pareille question implique de considĂ©rer pleinement la polysĂ©mie du terme « nature ». Mais comprenons bien
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que le passage envisagĂ© sâinscrit dans le registre rhĂ©torique de la concession. Autrement, dit, Ă ce stade, on nâest pas encore dans le « vrai » dĂ©part du Contrat Social : le dĂ©but sera vĂ©ritablement effectif Ă partir du chapitre cinq du livre un. Ă ce stade, le propos est encore ancrĂ© dans le dĂ©bat dâidĂ©es historiquement situĂ©. Rousseau Ă©tablit sa position vis-Ă -vis de lâĂ©tat de la recherche. Pour autant, il est sans doute dĂ©jĂ important de montrer aux Ă©lĂšves que lâopposition au droit naturel nâimplique pas le rejet de toute rĂ©fĂ©rence Ă la nature. Par exemple, la loi de nature est opposĂ©e Ă deux significations diffĂ©rentes de « loi naturelle », comme lâatteste un cĂ©lĂšbre extrait du second Discours, p. 151 (« Ces recherches si difficiles Ă faire⊠») â 152 (« ⊠dans le sein de la sociĂ©tĂ© mĂȘme »). Remarquons « en passant » que ce texte est « cartĂ©sien » dans sa mĂ©thode (au sens oĂč on y propose une critique de la scolastique du droit naturel), mais prĂ©sente Ă©galement une tonalitĂ© « kantienne » (dans la mesure oĂč Kant prĂ©cise que lâon nâa pas besoin dâĂȘtre savant pour savoir ce quâest la loi morale). Ce texte oppose le droit conventionnel au droit naturel, tout en faisant malgrĂ© tout rĂ©fĂ©rence Ă la nature. Il oppose aux thĂ©oriciens du droit naturel une sorte de champion du droit fondĂ© sur la libertĂ© (mais : cf dĂ©but de la PrĂ©face au second Discours).
Revenons alors sur lâopposition de Rousseau aux thĂ©oriciens du droit naturel. Il sait que les modernes entendent par « loi naturelle » non pas une loi ontologique, cosmologique, gĂ©nĂ©rale, mais une loi qui concerne lâhomme comme animal raisonnable : on ne peut donc pas opposer Rousseau aux thĂ©oriciens du droit naturel de cette maniĂšre. Que leur reproche-t-il exactement ? De manquer de mĂ©thode. Autrement dit, on est dans un dĂ©bat scientifique avant dâĂȘtre dâabord dans un dĂ©bat politique. Par lĂ mĂȘme, il nây a pas dâabord le combat du champion de la libertĂ© contre les tenants du droit naturel qui asserviraient lâhomme. Par exemple, quand Grotius et Pufendorf affirment que lâhomme est libre car il aliĂšne sa libertĂ©, ils lui reconnaissent bien une certaine libertĂ©.
Remarquons enfin que dans les chapitres deux Ă quatre du livre un du Contrat Social, Rousseau nâest pas simplement en rapport avec les autres penseurs : il sâagit plus profondĂ©ment de montrer que le fondement est et doit demeurer une perspective cruciale, sous peine de chuter dans une sorte de relativisme juridique (du type des recherches entreprises par Hans Kelsen principalement).
Retour au dĂ©tail du texte : En ce qui concerne les rĂ©fĂ©rences citĂ©es, les notes de lâĂ©dition de B. Bernardi sont
prĂ©cieuses. Ce texte peut ĂȘtre mis en parallĂšle avec au moins deux passages du second Discours :
le dĂ©but de la seconde partie, qui Ă©tablit le passage de lâindividu isolĂ© au collectif (ce qui nâest pas sans rappeler le dĂ©but des Politiques dâAristote), mais aussi â toujours dans la seconde partie - le moment qui vient aprĂšs la « ruse des riches », et qui permet de justifier cette « ruse » comme hypothĂšse fructueuse (in DiscoursâŠ, GF-Flammarion, p. 223-224 : « Quant Ă lâautoritĂ© paternelle dont plusieurs ont fait dĂ©river le gouvernement absolu et toute la sociĂ©tĂ©, sans recourir aux preuves contraires de Locke et de Sidney, il suffit de remarquer que rien au monde nâest plus Ă©loignĂ© de lâesprit fĂ©roce du despotisme que la douceur de cette autoritĂ© qui regarde plus Ă lâavantage de celui qui obĂ©it quâĂ lâutilitĂ© de celui qui commande, que par la loi de nature le pĂšre nâest plus le maĂźtre de lâenfant quâaussi longtemps que son secours lui est nĂ©cessaire, quâau-delĂ de ce terme ils deviennent Ă©gaux et quâalors le fils, parfaitement indĂ©pendant du pĂšre, ne lui doit que du respect, et non de lâobĂ©issance ; car la reconnaissance est bien un devoir quâil faut rendre, mais non pas un droit quâon puisse exiger. Au lieu de dire que la sociĂ©tĂ© civile dĂ©rive du pouvoir paternel, il fallait dire au contraire que câest dâelle que ce pouvoir tire sa principale force : un individu ne fut reconnu pour le pĂšre de plusieurs que quand ils restĂšrent assemblĂ©s autour de lui. Les biens du pĂšre, dont il est vĂ©ritablement le
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maĂźtre, sont les liens qui retiennent ses enfants dans sa dĂ©pendance, et il peut ne leur donner part Ă sa succession quâĂ proportion quâils auront bien mĂ©ritĂ© de lui par une continuelle dĂ©fĂ©rence Ă ses volontĂ©s. Or, loin que les sujets aient quelque faveur semblable Ă attendre de leur despote, comme ils lui appartiennent en propre, eux et tout ce quâils possĂšdent, ou du moins quâil le prĂ©tend ainsi, ils sont rĂ©duits Ă recevoir comme une faveur ce quâil leur laisse de leur propre bien ; il fait justice quand il les dĂ©pouille ; il fait grĂące quand il les laisse vivre. »).
Ce texte prĂ©sente le modĂšle paternaliste ou patriarcal, Ă lâaide notamment des trois premiers paragraphes. PrĂ©cisons dâemblĂ©e que lâexpansion du modĂšle patriarcal prĂ©suppose cependant lâidĂ©e dâune diffĂ©rence de nature entre les hommes et donc dâune inĂ©galitĂ© naturelle, position que Rousseau a combattue dĂšs le second Discours.
La famille est historiquement le premier modĂšle, et a pour elle lâargument de la durabilitĂ©. La diffĂ©rence naturelle implique un lien de dĂ©pendance. Il sâagit en un sens des lois de la nature. Ces lois ne produisent jamais une durabilitĂ© comparable Ă celle qui existe dans le champ social. Par consĂ©quent, câest la sociĂ©tĂ© qui explique la famille, et non lâinverse (de ce point de vue, lâamour paternel peut ĂȘtre tenu pour un prolongement de lâamour de soi).
Que penser, par ailleurs, de la rĂ©fĂ©rence Ă Grotius ? Ce dernier ne pense-t-il pas un droit idĂ©al non liĂ© au fait ? Pour autant, les travaux de Grotius contribuent Ă justifier la position des Etats libres de Hollande vis-Ă -vis des Anglais, en ce qui concerne le droit de navigation. Par lĂ mĂȘme, on peut tout aussi bien considĂ©rer que les questions de fait restent trĂšs importantes dans la pensĂ©e de Grotius. Il reste cependant incontestable que Grotius argumente en employant la rationalitĂ© (exemple : « lâeau est un milieu naturel qui appartient Ă tous », etc.), mais dans lâhorizon dâune question de fait. Câest ce qui agace Rousseau, sans doute ici de mauvaise foi cependant.
Plus gĂ©nĂ©ralement, considĂ©rons cet extrait du chapitre deux du livre un du Contrat Social : « Il est donc douteux, selon Grotius, si le genre humain appartient Ă une centaine dâhommes, ou si cette centaine dâhommes appartient au genre humain, et il paraĂźt dans tout son livre pencher pour le premier avis : câest aussi le sentiment de Hobbes. » (GF, p. 47). Grotius et Hobbes sont ici maltraitĂ©s, ce qui montre sans doute principalement que le rapport Ă lâĂ©rudition nâĂ©tait pas le mĂȘme Ă lâĂ©poque. Ou alors, il est possible de soutenir que Rousseau propose ici une lecture « par les effets », qui dĂ©borde donc ce que dit la lettre de la doctrine Ă laquelle on sâoppose. Enfin, Rousseau ne se situe pas dans le domaine de ce que nous appelons lâhistoire de la philosophie, toujours soucieuse de la vĂ©racitĂ© des doctrines : il est porteur dâune sorte de soupçon gĂ©nĂ©ralisĂ© vis-Ă -vis de la prĂ©tention Ă la scientificitĂ© (sa question serait la suivante : les prĂ©tendus savants ont-ils rĂ©ellement eu Ă©gard Ă la vĂ©ritĂ© ?), et il combat de surcroĂźt la toujours possible dimension idĂ©ologique de la science. Que lâon se rĂ©fĂšre par exemple Ă Grotius, liĂ© au commerce maritime ; Ă Hobbes, soucieux de rĂ©tablir la monarchie absolue aprĂšs lâĂ©pisode Cromwell ; ou Ă Aristote, liĂ© Ă lâesclavage (mais ce dernier, dans la mesure oĂč il indique quâil existe des Ăąmes libres dans des Ăąmes dâesclaves, et rĂ©ciproquement, reste hĂ©sitant sur ce point) : toutes ces dĂ©marches restent trop conjoncturelles ou trop liĂ©es au fait. Bien entendu, ces remarques ne dispensent pas le commentateur de montrer comment Rousseau construit une lecture trop partielle de telle ou telle doctrine.
ConsidĂ©rons Ă prĂ©sent un passage situĂ© peu aprĂšs, p. 48 : « Aristote avait raison, mais il prenait lâeffet pour la cause. » On peut tout dâabord remarquer chemin faisant un nouveau parallĂšle entre Descartes et Rousseau, dans la mesure oĂč tous les deux sont en dĂ©bat avec Aristote. Mais, dans la mesure oĂč il souligne que lâon peut perdre la libertĂ© de maniĂšre irrĂ©versible (un peu Ă la maniĂšre du dĂ©but du deuxiĂšme alinĂ©a de Quâest-ce que les LumiĂšres ? de Kant : « La paresse et la lĂącheté⊠»), ce passage est dâune importance cruciale, pour nous qui avons « la libertĂ© » au programme de nos classes terminales. Il est Ă noter quâune dimension hypothĂ©tique est conservĂ©e : « Sâil y a donc des esclaves par nature⊠»
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Bien entendu, ce passage pose problĂšme par rapport Ă la cĂ©lĂšbre formule « Lâhomme est nĂ© libre », qui renvoie apparemment Ă une essence et non Ă la naissance rĂ©elle ou factuelle. Autrement dit, dans la rĂ©alitĂ© de fait, des hommes peuvent naĂźtre contre nature. Câest un point dâachoppement du texte, car dire « câest rhĂ©torique » nâempĂȘche pas le texte de demeurer ce quâil est. En droit, un homme nĂ© pour lâesclavage est impossible. Mais lâidĂ©e de libertĂ© inaliĂ©nable nâest-elle pas en dĂ©finitive une approche religieuse de Rousseau ? Il sâagirait en tout cas dâune libertĂ© mĂ©taphysique, qui Ă©chappe Ă lâhistoire factuelle. Nâoublions pas de surcroĂźt « et partout il est dans les fers » : le passage du Contrat Social, I, 2, centrĂ© sur lâesclavage parle-t-il alors de nous ? De nous tous ? Dâune certaine catĂ©gorie ? Laquelle ? Ce texte est vraiment trĂšs problĂ©matique et constitue un point dâachoppement vĂ©ritable.
La notion de corruption est alors centrale. Que lâon se rĂ©fĂšre au passage du second Discours, qui insiste sur le fait que nous sommes tous frappĂ©s par le vice de lâambition. Nous prenons plaisir Ă la souffrance des maux des autres : cette corruption touche la nature mĂȘme des hommes. La corruption est par lĂ mĂȘme la question politique fondamentale (lâĂ©ducation est-elle le remĂšde vis-Ă -vis de cette corruption ? Lâ Emile et le Contrat Social ne paraissent quâĂ un mois dâĂ©cart, rappelons-le).
Insistons bien sur lâimportance du registre des « fers » : Contrat Social, I, 1, p. 46 : « partout il est dans les fers » / Contrat Social, I, 2, p. 48 : « Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusquâau dĂ©sir dâen sortir ». Sans doute doit-on alors poser la question de savoir si « Lâhomme est libre » renvoie Ă une origine ou Ă une destination. Vraisemblablement, ces deux perspectives sont aussi cohĂ©rentes lâune que lâautre.
CinquiÚme mouvement : Etude du livre I, chapitre III, « Du droit du plus fort », p.
49. Ce passage est sans doute en relation avec la philosophie de Pascal (sur le mode du
dialogue, comme le propose Bruno Bernardi dans la note n°21), mais il convient cependant de remarquer que lâon ne se situe pas dans une opposition frontale.
Dans ce chapitre, Rousseau oppose force et droit. Il montre que la force nâa de sens que dans un systĂšme de relations (sur ce point, on peut penser au passage consacrĂ© au sublime dans la Critique de la facultĂ© de juger ; le concept de force y est prĂ©sentĂ© comme comparatif, et non comme superlatif) : quand on est pris dans un rapport de force, lâĂ©quilibre est instable, dâoĂč la recherche de lâĂ©quilibre. Hommage est donc rendu Ă Hobbes, et mĂȘme Ă Pascal : tous deux ont bien aperçu ce point, mais ils en tirent une consĂ©quence inappropriĂ©e.
Trois remarques au moins peuvent ĂȘtre effectuĂ©es : Le registre de lâ« acte de prudence » fait immĂ©diatement penser Ă lâimpĂ©ratif
hypothĂ©tique kantien. Ou alors, lâ« acte de prudence » renvoie Ă lâintelligence du cas, dans le sillage de la phronĂšsis aristotĂ©licienne (sur ce point, consulter le compte rendu du stage consacrĂ© Ă lâEthique Ă Nicomaque dâAristote en 2004-2005). Dans ces conditions, on ne cĂšde pas Ă la force du fait de la volontĂ©, mais du fait de lâentendement.
Le registre du mĂ©decin implique sans doute la fin du discours mĂ©taphysique (au sens oĂč la reconnaissance du principe du meilleur ne dispense pas dâamĂ©liorer les choses) ; ne peut-on pas Ă©galement le lire en pensant Ă MoliĂšre ? Le comique de MoliĂšre est tragique : peut-on Ă©chapper Ă cette noirceur ? Ou alors : appeler le mĂ©decin, remĂ©dier ponctuellement aux maux, ce serait dĂ©jĂ une solution tout Ă fait honorable.
Le Leviathan de Hobbes propose au chapitre quatorze le mĂȘme exemple du brigand, mais pour en tirer des conclusions distinctes. En gĂ©nĂ©ral, en ce qui concerne les relations entre les pensĂ©es de Hobbes et celle de Rousseau, il nây a pas une simple opposition frontale (certains rĂ©sumĂ©s insistent un peu schĂ©matiquement sur les diffĂ©rences) mais une confrontation a tout de mĂȘme bien lieu. Dans ce contexte particulier, Hobbes Ă©crit ceci
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(Leviathan, XIV, « Des deux premiÚres lois naturelles, et des contrats », Paris, Sirey, trad. fr. François Tricaud, p. 138-139) :
« Les conventions passĂ©es sous lâeffet de la crainte, dans lâĂ©tat de simple nature, crĂ©ent obligation. Par exemple, si je mâengage par une convention Ă payer une rançon ou Ă fournir un service Ă un ennemi, je suis liĂ© par cet engagement. Câest en effet un contrat oĂč lâun reçoit le bienfait de la vie sauve et oĂč lâautre doit recevoir de lâargent ou un service en Ă©change de ce bienfait. En consĂ©quence, lĂ oĂč aucune loi nâinterdit lâexĂ©cution (ce qui est le cas dans lâĂ©tat de pure nature), la convention est valide. Aussi les prisonniers de guerre, si on leur fait confiance pour le paiement de leur rançon, sont-ils obligĂ©s de la payer. Et si un prince plus faible conclut une paix dĂ©savantageuse avec un plus fort, sous lâemprise de la crainte, il est tenu de la respecter, Ă moins (comme on lâa dit ci-dessus) quâil ne surgisse quelque nouvelle et juste cause de crainte, telle quâelle fasse reprendre les hostilitĂ©s. Et mĂȘme dans les RĂ©publiques, si je suis forcĂ© de racheter ma vie Ă un brigand en lui promettant de lâargent, je suis tenu de payer cet argent, aussi longtemps que la loi civile ne me dĂ©charge pas de cette obligation. En effet, tout ce que je peux faire lĂ©gitimement sans y ĂȘtre obligĂ©, je peux lĂ©gitimement, sous lâempire de la crainte, mâengager par convention Ă le faire. Et la convention que je forme lĂ©gitimement, je ne peux pas la rompre. »
Ce qui fait difficultĂ©, câest que Hobbes pose lâimpossible comme borne Ă toute possibilitĂ© de contrat. En dâautres termes, je ne peux contracter sur de lâimpossible, Ă savoir ce qui engage ma vie. Force est de reconnaĂźtre que ce passage reste trĂšs complexe.
SixiĂšme mouvement : Etude du livre I, chapitre IV, « De lâesclavage », p. 50-54 : Plan adoptĂ© par Rousseau : p. 50-51 : dĂ©veloppement de la thĂ©matique de la
soumission volontaire, autour du concept dâaliĂ©nation ; p. 51 (« Grotius et les autres⊠»)-54 : dĂ©veloppement des registres du droit de guerre et du droit de conquĂȘte.
Pour construire sa réflexion, Rousseau utilise différents modÚles : pÚre / enfant ; fort / faible ; maßtre / esclave. Cela dit, attention à la distinction du premier paragraphe, car on a à présent un modÚle conventionnaliste (on passe de la nature à la convention). Remarquons de surcroßt que, dans les théories du droit naturel, il existe des théories conventionnalistes.
En ce qui concerne lâaliĂ©nation, ce processus peut consister dans deux transactions possibles, Ă savoir « donner » ou « vendre ». Dans la perspective de lâesclavage volontaire, « donner » est une hypothĂšse que lâon peut vite Ă©liminer, au profit de lâhypothĂšse selon laquelle on se « vend ». « Vendre » est bien un Ă©change (ce qui, au passage, est important pour le programme des classes E.S. : « Les Ă©changes » ne sont pas simplement Ă©conomiques, comme en tĂ©moigne par exemple ce sujet : « Nây a-t-il Ă©change que de biens ? »). LâhypothĂšse centrĂ©e sur la « vente » se subdivise en « Ă©changer la libertĂ© contre la subsistance », et « Ă©changer la libertĂ© contre la sĂ©curitĂ© » (rĂ©unir ces deux subdivisions, ce serait somme toute garantir la vie).
La libertĂ© est par consĂ©quent tenue pour lâessence de lâhomme et pour le principe du droit. Nul nâa en effet le droit de disposer de la libertĂ© dâun autre. Sâil y a droit de chaque homme Ă disposer de la libertĂ© (et Grotius irait en ce sens), alors renoncer Ă sa libertĂ©, ce serait renoncer Ă quelque chose qui nâest pas nĂ©cessairement un droit. Mais la vraie folie ne consiste-t-elle pas dans le fait de renoncer Ă sa libertĂ© (ce qui correspond au problĂšme du rapport entre moralitĂ© et raison) ? Au nom de ce lien moralitĂ© / raison, on peut considĂ©rer que renoncer Ă sa libertĂ© est dĂ©raisonnable ; on pourrait mĂȘme affirmer que soutenir pareil propos serait Ă la fois immoral et absurde [est-ce que le droit ne contient pas en lui-mĂȘme une dimension de valeur ? Il ne serait ainsi pas simplement rationnel] car, renoncer Ă sa libertĂ©, ce serait renoncer Ă sa qualitĂ© dâhomme. Autrement dit, le droit nâest plus simplement
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lâexpression lĂ©gale dâun pouvoir, dans la mesure oĂč il doit instituer une certaine idĂ©e de lâhumanitĂ©. Insistons bien sur le fait que le caractĂšre « absurde » est Ă©voquĂ© dans le dernier alinĂ©a de la p. 50, ce qui accentue lâimplicite conception de lâhomme comme valeur Ă part entiĂšre. En un sens, mĂȘme dâun point de vue logique, il y a un « passage Ă la limite » lorsquâon prĂ©tend se donner car, en toute rigueur, se donner soi-mĂȘme annule le contrat. Effectivement, un « contrat » de soi avec soi nâest plus un contrat ; en dâautres termes : il nây a pas dâaliĂ©nation sans altĂ©ritĂ©. La servitude volontaire nâest donc pas une simple erreur : câest une folie vis-Ă -vis de lâidĂ©e de soi comme homme.
En rĂ©sumĂ©, le chapitre quatre du livre un tient le renoncement Ă sa propre libertĂ© pour immoral au nom de lâincompatibilitĂ© dâune telle entreprise avec une certaine idĂ©e de lâhomme. Pour le dire autrement : une certaine idĂ©e de la nature de lâhomme est requise, sinon on ne comprend pas la vĂ©ritable nature du droit. Le modĂšle simplement Ă©conomique des Ă©changes nâest donc pas suffisant, car il convient en dĂ©finitive de rĂ©affirmer le rĂŽle rationnel de la moralitĂ© dans la perspective du droit. Voici la rĂ©ponse de Rousseau Ă la question de savoir si lâon peut vĂ©ritablement penser le droit sans une idĂ©e prĂ©alable de lâhomme.
Lâexpression « convention vaine et contradictoire » (p. 51), prĂ©sente bien cette dimension Ă la fois logique (« contradictoire ») et morale (« vaine ») du problĂšme. PrĂ©cisons que lâoriginalitĂ© dâune telle union est sans doute relative. DĂšs le ThĂ©Ă©tĂšte de Platon, il apparaĂźt que lâargument qui justifie le principe de non contradiction sans pĂ©tition de principe nâest pas « moral », mais « intersubjectif », dans la mesure oĂč il est la condition de la communication. Dans cette perspective, la parole sâadresse moins Ă lâĂȘtre (Heidegger), quâĂ lâautre (LĂ©vinas). Bien entendu, ce cheminement ne dispense nullement de penser la diffĂ©rence des deux domaines envisagĂ©s, Ă savoir les domaines thĂ©orique et pratique de la raison.
En ce qui concerne la deuxiĂšme partie du chapitre quatre du livre un, centrĂ© sur la guerre, il apparaĂźt que Rousseau tente de montrer que, mĂȘme sâil y a des conflits Ă lâĂ©tat de nature, cela ne suffit cependant pas pour que lâon puisse Ă bon droit dĂ©terminer lâĂ©tat de nature Ă la maniĂšre de Hobbes, câest-Ă -dire comme guerre de chacun contre chacun. Rousseau distingue en ce sens le civil et le militaire (cf note de B. Bernardi, p. 52), dans la mesure oĂč une institution du citoyen comme soldat est requise pour que lâon puisse vĂ©ritablement parler de guerre, qui nâexiste en tant que telle que dans lâordre dâune relation conflictuelle dâEtat Ă Etat. En dâautres termes, une guerre non dĂ©clarĂ©e nâest pas une guerre : dans ces conditions, une guerre civile nâa pas de statut, elle nâest quâun moment de dĂ©liquescence, câest-Ă -dire : un « non maintien » de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale.
SeptiĂšme mouvement : Etude du livre I, chapitre V, « Quâil faut toujours remonter Ă
une premiĂšre convention », p. 54-55 : Un nouveau palier est franchi avec la formule initiale : « Quand jâaccorderais⊠» Il
est sans doute utile de considĂ©rer avec les Ă©lĂšves les diffĂ©rents couples dâopposĂ©s dans le premier alinĂ©a. Parmi eux, figurent les deux concepts majeurs dâ« agrĂ©gation » et dâ« association », or lâenjeu de cette distinction nâest rien de moins que la dĂ©finition de la sociĂ©tĂ© (notion au programme de nos classes terminales). La difficultĂ© vient du fait que le texte ne dit rien de la notion dâ« association » (cela viendra au chapitre six du livre un, par lâentremise du « pacte social »). PrĂ©cisons Ă©galement que dans le second Discours, les sociĂ©tĂ©s naissantes sont des associations qui relĂšvent plutĂŽt de lâ« agrĂ©gation ». Dans son commentaire, Robert DerathĂ© insiste sur les diffĂ©rents modĂšles de constitution : lâ« agrĂ©gation » renvoie alors Ă une union de forces, ou de force « forcĂ©es » dans la mesure oĂč elles sont rĂ©unies par lâeffet dâune puissance supĂ©rieure, tandis que lâ« association » renvoie Ă une union de volontĂ©s. Mais lâon tirera profit de lâhypothĂšse de B. Bernardi, dĂ©veloppĂ©e dans
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sa note n°40 (p. 193-195) qui, par-delĂ lâopposition entre mĂ©canisme et organisme, propose plutĂŽt un modĂšle chimique pour penser cette distinction conceptuelle [au passage : la chimie pose le problĂšme de savoir oĂč sâarrĂȘte la matiĂšre et oĂč commence la vie, question si importante pour nous qui avons « le vivant » au programme de nos classes terminales]. On pourrait Ă©galement considĂ©rer que le problĂšme posĂ©, en un sens, fait penser Ă une perspective stoĂŻcienne : malgrĂ© la mixtion, comment chaque partie peut-elle conserver sa nature propre ? Selon Rousseau, il nây a sociĂ©tĂ© que sâil y a mixtion sociale. Les Ă©lĂ©ments en sortent transformĂ©s. La transformation en question est alors envisageable selon deux modalitĂ©s : dâune part, la transformation par le produit, dâaprĂšs la logique selon laquelle la mixtion implique que le tout est supĂ©rieur Ă la somme de ses parties, et, dâautre part, la transformation interne des Ă©lĂ©ments. Comprenons bien, en tout cas, que des Ă©volutions rendent possibles certains Ă©quilibres, de sorte quâil convient dâagir lorsque cela est possible (on passe alors dâune phase Ă une autre).
Le deuxiĂšme alinĂ©a de ce chapitre cinq du livre un manifeste un radical changement du point de vue Ă©pistĂ©mologique. La question nâest pas celle du rapport gouvernant / gouvernĂ©s, autrement dit : on ne se situe pas dans la question de la sociĂ©tĂ©. Sans doute sommes-nous alors au seuil de la question politique, dans la mesure oĂč le contrat social prĂ©suppose une question prĂ©alable : quâest-ce quâune association qui soit vraiment une sociĂ©tĂ© et pas simplement un agrĂ©gat ? Le chapitre six du livre un nous obligera Ă nous demander : quelle articulation effective existe-t-il entre ce mĂȘme chapitre six du livre un et la « ruse des riches » (seconde partie du second Discours). Cette « ruse des riches » est-elle lâexpression dâun contrat social ou dâun contrat politique ? PrĂ©cisons alors que, si le contrat social produit la souverainetĂ©, le contrat politique dĂ©bouche sur la dissolution. La question est alors de statuer sur une prioritĂ© : est-ce le social qui institue le politique, ou est-ce lâinverse ? Lâaptitude Ă instituer et Ă produire une sociĂ©tĂ© permet de penser une sociĂ©tĂ© comme autre chose quâun artifice. On passera alors du droit aux mĆurs, au fur et Ă mesure que Le Contrat social se dĂ©roulera.
HuitiĂšme mouvement : Etude du livre I, chapitre VI, « Du Pacte Social », p. 55-58 : Le dĂ©but de ce chapitre six pose le problĂšme de lâunion des forces par agrĂ©gation. Les
deux premiers alinĂ©as sâinscrivent en effet dans la dĂ©marche suivante : alors quâune rĂ©union par agrĂ©gation ne pouvait rendre compte dâune sociĂ©tĂ© civile, lĂ , lâhypothĂšse (proche de celle qui est prĂ©sentĂ©e dans la seconde partie du second Discours) proposĂ©e est bien celle dâune agrĂ©gation.
Les alinĂ©as trois et quatre exposent le problĂšme que cette nouvelle direction engendre. Le problĂšme est redoutable vis-Ă -vis de la possibilitĂ© mĂȘme dâune naissance de la sociĂ©tĂ© civile. Le quatriĂšme alinĂ©a prĂ©sente alors lâĂ©pineuse question de lâarticulation nĂ©cessitĂ© / libertĂ©. Cette question est appelĂ©e par la logique impulsĂ©e : si lâon sâunit par agrĂ©gation des forces, alors y a-t-il Ă proprement parler une sociĂ©tĂ© civile, si le principe de lâassociation repose non pas sur la nĂ©cessitĂ© mais sur la libertĂ© ? Dans ces conditions, comment concilier nĂ©cessitĂ© et libertĂ© ? Selon Rousseau, la solution a pour nom : « contrat social ». Par contraste, la fameuse « ruse des riches » de la seconde partie du second Discours est bien plutĂŽt un contrat « lĂ©onin ».
Il apparaĂźt donc que câest lâassociation qui peut ĂȘtre la clĂ© du problĂšme posĂ© par lâ agrĂ©gation. Certes, il serait tentant de considĂ©rer que le terme « agrĂ©gation » convient pour des forces, tandis quâ« association » ne serait appropriĂ© que pour des personnes et des biens, mais il convient de rappeler que les personnes et les biens doivent ĂȘtre protĂ©gĂ©s au moyen de la force commune (Ă moins que la force commune nâoriente vers le second Ă©tat de nature, ce
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qui est envisagĂ© dans le second Discours, mais, dans le contexte du Contrat Social, on peut dire que câest la force commune qui protĂšge : il ne faut pas se protĂ©ger dâelle).
Les alinĂ©as cinq et six exposent lâidĂ©e selon laquelle la clause est inhĂ©rente Ă la nature de lâacte. Le contrat est bien contrat dâaliĂ©nation totale (sixiĂšme alinĂ©a). Insistons : le contrat social exige une aliĂ©nation effective ; il prend la forme dâun pacte dans lequel chacun aliĂšne sans rĂ©serve sa personne (il est ici important dâexpliquer aux Ă©lĂšves que « aliĂ©nation » nâest pas ici synonyme de « soumission »). Le Contrat Social implique quâon « remette Ă plat » lâensemble des biens possĂ©dĂ©s, contre la « ruse des riches » (seconde partie du second Discours), mais ne perdons pas de vue que le deuxiĂšme objectif du Contrat Social est de prendre les hommes tels quâils sont. En quelque sorte, la double finalitĂ© du Contrat Social est prise en compte par la forme dâassociation dont il est question. PrĂ©cisĂ©ment, lâaliĂ©nation, dans ce contexte, signifie une obĂ©issance Ă soi-mĂȘme, via le rĂŽle jouĂ© par la communautĂ©. Il convient donc de multiplier les institutions politiques, car il y a « quelque chose » en chacun dâentre nous qui reste irrĂ©ductiblement individuel. LâintĂ©rĂȘt, pour lâindividu, nâest pas toujours identifiable Ă la volontĂ© gĂ©nĂ©rale, mais le point de vue de lâintĂ©rĂȘt bien compris est requis : il faut dĂ©montrer lâutilitĂ© du contrat social de ce point de vue. Il apparaĂźt alors que je nâai pas intĂ©rĂȘt Ă faire tort Ă ce tout car câest de ce tout que dĂ©pend la valeur ou la bonne santĂ© de mon existence. Le contrat social effectue par lĂ mĂȘme une transformation quasi-ontologique de lâhomme - le point de vue de lâintĂ©rĂȘt particulier doit effectivement se hisser Ă lâinstinct divin de la conscience tel quâil est exposĂ© dans la profession de foi du vicaire savoyard (Emile, livre IV), dans le sillage de lâamour de soi Ă©videmment irrĂ©ductible Ă lâamour propre â et en mĂȘme temps lâexigence de lâindividuation doit ĂȘtre conciliĂ©e avec le « vivre ensemble ».
La libertĂ© bĂ©nĂ©ficie de la dynamique impulsĂ©e. Pour le dire simplement : on gagne tout ce quâon perd, sans oublier le registre propre Ă la force commune qui permet de conserver tout ce quâon a. VoilĂ pourquoi lâon peut dire que, sans la force, il nây a pas de droit : avec le cheminement proposĂ©, on gagne les garanties dâun droit authentique. Il est alors utile de rappeler que le commentarisme sâest saisi de cette difficultĂ© pour brosser le portrait dâun Rousseau soit tenant de lâindividualisme, soit prĂ©curseur dâun vĂ©ritable totalitarisme. Par-delĂ ces interprĂ©tations aux antipodes lâune de lâautre, il est possible de forger lâhypothĂšse selon laquelle le droit Ă ĂȘtre soi ferait partie du droit naturel. PrĂ©cisons que ce nâest quâĂ lâĂ©chelle du Contrat Social quâil sâagit dâune hypothĂšse car cette idĂ©e est explicitement prĂ©sentĂ©e dans le second Discours. Pour justifier lâadoption de cette hypothĂšse, il est important de faire remarquer que lâun des enjeux du Contrat Social est dâessayer de faire comprendre que câest par la sociĂ©tĂ© civile que lâindividualitĂ© a vĂ©ritablement des chances dâexister autrement que dans la figure de lâhomme sauvage. Avec la sociĂ©tĂ©, surgit un nouveau « rĂ©gime dâĂȘtre » : le « je », câest-Ă -dire le sujet comme individu mais Ă©galement comme ĂȘtre social et culturel. Se dĂ©ploie alors un double rapport Ă soi : dâune part, le sujet juridico-politique et, dâautre part, le citoyen comme agent Ă part entiĂšre du tout quâest la souverainetĂ©. Lâhomme a donc Ă se penser et Ă se vivre selon un double rapport, actif et passif, comme sujet et comme citoyen. Effectivement, le pĂŽle « passif » correspond au tout comme Etat, tandis que le pĂŽle « actif » correspond au tout sur le mode du Souverain ou de la souverainetĂ©. Autrement dit, le corps moral et collectif a un « moi » commun. Davantage quâun « nous », ne sâagit-il pas dâun « je » de type nouveau ? Car la politique ne se construit pas sur la mort du « je ». Par lĂ mĂȘme, le « je » que lâon croit simple est double, câest-Ă -dire sujet et citoyen, si bien quâil est Ă nouveau individuĂ©.
Cette investigation peut ĂȘtre poursuivie par quelques remarques centrĂ©es sur la fin du huitiĂšme alinĂ©a, et notamment sur lâexpression « ce quâon a » (p. 57). Ce que lâon a est possĂ©dĂ© grĂące Ă la puissance souveraine que chacun reçoit du tout comme un droit. Mais il y a bien un « mien » et un « tien ». Il convient alors de lier le droit dâĂȘtre soi au droit dâĂȘtre soi
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dans une sociĂ©tĂ© libre et Ă©gale. En ce sens, la garantie dâune individualisation au sein de la sociĂ©tĂ© civile est une garantie contre lâinterprĂ©tation selon laquelle Rousseau serait fondamentalement un penseur de la totalitĂ© ou mĂȘme un penseur totalitaire. Comprenons bien la gageure qui est au cĆur de ce chapitre six : rien de moins que lâarticulation entre la souverainetĂ© (hobbienne) et la propriĂ©tĂ© (lockienne)⊠Dans cette perspective, le « civil » fait entendre la synthĂšse du social et du politique. Ainsi, la volontĂ© de contracter ensemble une telle forme dâassociation est lâinstant dĂ©cisif, lâinstant qui change tout, câest-Ă -dire lâinstant qui donne naissance. De ce point de vue, Rousseau est Ă©galement « cartĂ©sien » vis-Ă -vis de la question du temps, car il existe une sorte dâ« instantanĂ©isme » de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale, dans la mesure oĂč câest bien dans lâinstant quâelle produit le Souverain. Il existerait alors dans le contrat social une vĂ©ritable puissance de crĂ©ation (cependant irrĂ©ductible au fait de durer par soi-mĂȘme). La question devient alors : comment renforcer la bonne volontĂ©, condition de la naissance de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale alors que rĂšgne la corruption (sans pĂ©chĂ© originel) ? Dans un registre un peu diffĂ©rent, on peut remarquer que le lecteur est confrontĂ© Ă une tĂąche assez rude, car Rousseau est Ă la fois un penseur critique de lâinflation du moi (comme en tĂ©moigne la critique de lâamour propre), et un penseur qui stipule quâune dimension personnelle de lâexistence est constamment requise.
NeuviÚme mouvement : Etude du livre I, chapitre VII, « Du Souverain », p. 58-60 : Une réponse négative est apportée à la question de savoir si la délibération publique
peut obliger le Souverain envers lui-mĂȘme. Le Souverain nâa pas pour autant un pouvoir absolu et arbitraire. On peut alors remarquer que câest quand le Souverain est pensĂ© comme puissance parmi dâautres quâil y a un test de la qualitĂ© du Souverain.
Le Souverain est Ă envisager comme Souverain en acte (citoyen) ou comme individu dans son individualitĂ© mĂȘme. Si le Souverain est effectivement Souverain, alors il est Souverain en acte, câest-Ă -dire dĂ©libĂ©ration publique. Par consĂ©quent, on peut voir comment le Souverain peut sâinstituer, on ne peut pas le voir ĂȘtre le contraire de ce quâil est. Dans ces conditions, il y a bien une portĂ©e ontologique dans tout ce passage. Aussi est-il utile de prĂ©ciser que le Souverain sâincarne dans une figure (mais il ne faut pas confondre dâune part le Souverain et dâautre part le prince ou le gouvernement).
Par consĂ©quent, un peuple est libre de faire son mal (sur ce point, cf Le Contrat Social, livre deux, chapitre douze, p. 94 : « en tout Ă©tat de cause, un peuple est toujours le maĂźtre de changer ses lois, mĂȘme les meilleures ; car sâil lui plaĂźt de se faire mal Ă lui-mĂȘme, qui est-ce qui a droit de lâen empĂȘcher ? »), car le droit naturel fondamental est bien la libertĂ©. La loi est alors lĂ©gitime car le Souverain ne peut vouloir autre chose que la volontĂ© gĂ©nĂ©rale. Le Souverain est tout ce quâil doit ĂȘtre (p. 58 : « il ne peut y avoir nulle espĂšce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas mĂȘme le contrat social » ; p. 59 : « le corps politique ou le Souverain ne tirant son ĂȘtre que de la saintetĂ© du contrat ne peut jamais sâobliger, mĂȘme envers autrui, Ă rien qui dĂ©roge Ă cet acte primitif (âŠ). Violer lâacte par lequel il existe serait sâanĂ©antir, et ce qui nâest rien ne produit rien. »).
Il est important de distinguer le contrat de la loi (cf fin du livre deux), car le contrat nâest pas exactement une loi. Câest le Souverain qui donne forme lĂ©gale Ă un certain nombre de ses dĂ©cisions qui portent sur le gĂ©nĂ©ral. Le pacte social nâest pas une loi : le contrat social est lâacte souverain. Ceci est Ă comprendre de maniĂšre ontologique : lâĂȘtre du Souverain est le contrat social. Autrement dit, la souverainetĂ© est dans lâacte. VoilĂ pourquoi il est important de distinguer lâacte souverain de ce qui ne lâest pas. On peut alors imaginer lâhypothĂšse folle de lâautodestruction, au sens de mettre fin Ă lâacte par lequel on a pris naissance. Cette mort serait une mort souveraine, trĂšs diffĂ©rente de la mort du tyran (comme extinction du tyran et
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de son empire). Cependant, un peuple souverain peut se dĂ©truire par mauvaise politique (cf livre trois), mais cela nâa rien Ă voir avec le principe mĂȘme de la souverainetĂ©. On peut donc envisager un nouveau type dâĂȘtre : non pas une causalitĂ© mĂ©canique, mais une causalitĂ© par libertĂ©, qui fait songer Ă lâhorizon kantien.
Retraçons Ă prĂ©sent le dĂ©ploiement du contrat, Ă lâĂ©chelle de lâensemble de lâouvrage : on chemine effectivement de lâacte de naissance (livre un), Ă son exĂ©cution, qui passe par la conservation ou inscription dans la durĂ©e (livre deux), puis Ă la question de lâextension du lien social (livre trois, dans lequel on prend la mesure de la rĂ©alitĂ© la plus empirique (la « pĂąte humaine »)), et enfin Ă la question du sentiment de lâobligation (un sentiment est requis en chacun, ce qui pose la question de la religion civile Ă la fin du livre quatre). Il apparaĂźt clairement que lâon est loin du Rousseau « idĂ©aliste » : le rĂ©alisme est omniprĂ©sent, et vire souvent au pessimisme, en ce qui concerne lâhomme tel quâil est devenu.
Terminons par quelques remarques centrĂ©es sur « on le forcera dâĂȘtre libre » (p. 60). La seule libertĂ© effective a pour condition la garantie du Souverain ; quand le Souverain nous pousse Ă revenir Ă cette garantie perdue â par exemple par un acte dĂ©lictueux que nous aurions commis â il ne fait que nous faire revenir Ă la loi qui garantit la libertĂ©. Il ne sâagit pas dâune autre conception de la libertĂ© que mobiliserait le Souverain, car la seule libertĂ© possible passe par le Souverain. En dâautres termes, lâindĂ©pendance est dĂ©risoire ou inefficace par rapport Ă lâ autonomie. Mais ce passage peut Ă©galement ĂȘtre vu sous un autre angle : ne sâagit-il pas de dire ici que la sanction a une vertu Ă©ducative ?
Cela dit, que faire de la cĂ©lĂšbre « dĂ©sobĂ©issance civile » ? Ă lâoccasion, lâindividu nâa-t-il pas raison de se dĂ©solidariser des dĂ©cisions souveraines du Souverain ? Mais comment penser cela en termes de libertĂ© ? Autrement dit : suffit-il dâavoir raison contre tous pour se donner le droit dâoutrepasser le droit de tous ? Certes, câest le problĂšme de Thoreau, mais câest Ă©galement le problĂšme du Criton et de lâApologie de Socrate⊠Georges Canguilhem insistait Ă bon droit sur le fait que les classiques sont des classiques en ce quâils posent les problĂšmes de maniĂšre radicale, tandis que « la mode » est davantage soucieuse de solutions sĂ©duisantes et donc Ă©phĂ©mĂšres.
Ce passage invite par consĂ©quent Ă distinguer dâune part la libertĂ© de la volontĂ© et dâautre part la volontĂ© envisagĂ©e du point de vue de la raison. DâoĂč les questions suivantes : peut-on dissocier le Bien et la libertĂ© ? Peut-on dissocier la raison et la libertĂ© ? Le problĂšme est celui de la fondation du savoir du Bien, dans le domaine politique. Il est donc possible dâerrer. DĂšs lors, Rousseau est-il vraiment un philosophe du bonheur ? Il est dâabord un philosophe de la libertĂ© et du moindre mal. LâĂ©tat de fait de lâhumanitĂ© est fondamentalement le mal, rĂ©pandu par lâinĂ©galitĂ©. Le contrat social est ainsi un remĂšde cherchĂ© au sein du mal lui-mĂȘme. Mais grĂące au contrat social, on Ă©chappe au spectre de lâhumanitĂ© enchaĂźnĂ©e Ă des despotes.
DixiĂšme mouvement : Lecture du livre I, chapitre VIII, « De lâĂ©tat civil », p. 60-61 : Ce chapitre est important pour bien comprendre le passage de lâĂ©tat de nature Ă lâĂ©tat
civil. Il met en Ćuvre lâidĂ©e de transformation de la libertĂ© naturelle en libertĂ© civile. OnziĂšme mouvement : Lecture du livre I, chapitre IX, « Du domaine rĂ©el », p. 61-
64 : Dans tout ce mouvement se manifeste la puissance formatrice de la forme juridico-
politique, qui a dâindĂ©niables effets ontologiques (le passage de la possession naturelle Ă la propriĂ©tĂ© juridique en est lâexpression).
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Dans ce dernier chapitre du livre un, on retrouve le paradoxe de la clause fondamentale du contrat social Ă propos des biens : lâEtat doit devenir propriĂ©taire des biens particuliers ; ensuite, il conviendra de distinguer le « mien » et le « tien ». Le droit de rĂ©quisition en est un exemple (les Ă©lĂšves ne doivent pas penser que lâon se situe ici dans lâutopie radicale).
Il importe Ă ce stade de la lecture de bien distinguer le propos de Rousseau des conceptions de Locke. Ă la diffĂ©rence de lâidĂ©e de droit fondamental chez Locke, il nây a pas de tentative de justification de la propriĂ©tĂ© ou de la possession. Mais alors, que penser de la cĂ©lĂšbre formule « Ceci est Ă moi⊠» (qui inaugure la seconde partie du second Discours, GF-Flammarion, p. 205) ? Y a-t-il une idĂ©e premiĂšre, celle dâune terre « mĂšre » ? Mais pour Rousseau, cette idĂ©e ne vaut que pour lâanimal prĂ©-rationnel (celui de la premiĂšre partie du second Discours). La propriĂ©tĂ© nâest pas un droit absolu de lâhumain. Il y a dâabord un animal qui trouve lâabondance dans la nature, puis il y a des contingences (par exemple des catastrophes) qui surviennent et montrent par leur existence mĂȘme que la nature devient marĂątre. Sâensuit alors la naissance de la raison comparative. Dans la mesure oĂč les hommes sont dĂ©sormais obligĂ©s de travailler, les liens se resserrent entre eux, mais en dĂ©finitive les hommes se divisent. Dans ces conditions, la possession naturelle est lâun des effets dâune raison comparative qui met en Ă©vidence le processus dâindividuation. Dans la premiĂšre partie du second Discours, lâanimal nâest pas un « moi » : le « moi » commence Ă apparaĂźtre au fur et Ă mesure de la vie agrĂ©gative. Les individus prennent alors la figure du « moi » : il y a par consĂ©quent une sorte de montĂ©e en puissance du processus dâindividuation. Dans ce contexte, les biens constituent lâobjectivation de la personne. Certes, la personne ne peut sây rĂ©duire, mais lâune des formes objectives de la personne est le bien matĂ©riel. Le lien entre la personne et le bien matĂ©riel peut bien entendu devenir abusif, mais ĂȘtre, câest ĂȘtre un soi, ce qui passe par la propriĂ©tĂ©. DĂšs lors, ce que je suis, câest aussi ce que jâai le droit de possĂ©der.
Lâhomme est donc, dâune part, un ĂȘtre purement rationnel, qui ne se diffĂ©rencie pas de lâautre homme (comme en tĂ©moigne lâexpĂ©rience de la pitiĂ©), et qui exprime mĂȘme une certaine expansion du soi vers la nature (de mon corps aux Ă©toiles, en quelque sorte), dont la rĂȘverie est lâaccomplissement, mais, dâautre part, lâhomme est Ă©galement un soi individuel, dans lâordre dâun nouveau « rĂ©gime dâĂȘtre ». Lorsquâon lit un texte de Rousseau, il convient par consĂ©quent de toujours se demander quel « rĂ©gime » de lâhomme est envisagĂ© par lâauteur.
Ultime remarque sur ce chapitre neuf : avec la constitution du territoire public, le Souverain prend une figure objective. LâidĂ©e de nation est donc prĂ©sente.
III) Eclairages conceptuels utiles pour aborder la lecture des livres
deux, trois, et quatre du Contrat Social : Premier mouvement : Présentation générale des livres deux à quatre. Avec Le Contrat Social, Rousseau se livre à une analyse rationnelle des principes du
droit politique. Elle conduit Ă une analyse de la souverainetĂ© politique du type : « Souverain = peuple ». On peut alors considĂ©rer les limites que Rousseau pose lui-mĂȘme vis-Ă -vis de sa propre conception de la souverainetĂ©.
Le premier grand problĂšme est posĂ© au chapitre trois du livre deux : « Si la volontĂ© gĂ©nĂ©rale peut errer ». La tonalitĂ© prĂ©sente dans ce texte ne peut pas ne pas faire penser au problĂšme de lâerreur chez Descartes, qui insistait sur le divorce possible entre volontĂ© et entendement. Rousseau prĂ©sente la volontĂ© gĂ©nĂ©rale comme volontĂ© du bien commun : la
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volontĂ© du Souverain ne peut vouloir que ce bien. Or, souvent, elle ne voit pas ce bien ou alors on la trompe. Il existe ainsi un certain parallĂ©lisme avec lâentreprise cartĂ©sienne, qui considĂ©rait lâentendement comme fini et la volontĂ© comme infinie : la dĂ©marche de Rousseau invite Ă poser le problĂšme de lâĂ©clairage intellectuel de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale. En dâautres termes, le « cĆur » (la volontĂ© gĂ©nĂ©rale) a besoin dâun « cerveau » : câest une premiĂšre grande difficultĂ© qui conduit au chapitre sept du livre deux, centrĂ© sur la figure du lĂ©gislateur. On ne peut pas espĂ©rer dâun peuple quâil parvienne Ă exprimer sous une forme juridico-politique le bien commun, il faudrait un lĂ©gislateur pour cela. Le lĂ©gislateur ne peut ĂȘtre un individu particulier, car il ferait intervenir son intĂ©rĂȘt particulier ou lâintĂ©rĂȘt dâune faction. Ce lĂ©gislateur devrait ĂȘtre surhumain ou divin (une divinitĂ© qui, contrairement Ă la perspective dâEpicure, sâintĂ©resserait aux hommes) et prendre en charge la mise en forme de la volontĂ© souveraine sans la trahir. Il conviendrait donc de connaĂźtre les hommes jusque dans leurs mĆurs. PrĂ©cisĂ©ment, ce travail sur les mĆurs est la grande Ćuvre du lĂ©gislateur, câest le secret de son art. Câest en ce sens que Le Contrat Social commence Ă basculer vers le rĂ©alisme ou la prise en compte de la rĂ©alitĂ© humaine et de lâamour de soi qui ne doit pas dĂ©gĂ©nĂ©rer en amour propre.
Dans le livre trois, on passe à la question du gouvernement. La théorie du Souverain
est par lĂ mĂȘme appliquĂ©e ou plutĂŽt confrontĂ©e Ă la rĂ©alitĂ©. Dans un premier temps (livre trois, chapitres un et deux), le propos est centrĂ© sur la
nature et le principe commun de la force du gouvernement. Dans un deuxiĂšme temps (livre trois, chapitres trois Ă sept inclus), la division des
gouvernements est abordĂ©e sur le mode de lâĂ©numĂ©ration. Cette question de la division des gouvernements rĂ©pond Ă un principe dâajustement Ă la variabilitĂ© du rĂ©el (par exemple : lâextension des territoires).
Dans un troisiĂšme temps, la thĂ©orie du gouvernement est confrontĂ©e au rĂ©el. Survient alors un second principe de variabilitĂ©, ou une nouvelle forme de phronĂšsis (prudence) : le renvoi Ă la question du « climat » en un sens trĂšs gĂ©nĂ©ral (cf le dĂ©but du chapitre huit, qui aborde le fait que la libertĂ© nâest pas le fruit de tous les climats). Le chapitre neuf propose une sorte de conclusion, marquĂ©e par le projet dâĂ©laboration dâun art politique.
Dans un quatriĂšme temps, Rousseau dĂ©veloppe la temporalisation de lâacte de souverainetĂ© en centrant son propos sur la question de la vie et de la mort des gouvernements et des peuples. Dans le dĂ©tail :
III 10 aborde lâabus de pouvoir et le principe de dĂ©gĂ©nĂ©rescence ; III 11, la question du temps sous lâangle de la durabilitĂ© ; III 12, la question de lâhistoire (histoire de faits ou histoire naturelle) ; ce chapitre est
intĂ©ressant pour aborder avec les Ă©lĂšves la relation Ă lâutopie ; III 13, la question de lâassemblĂ©e ; III 14, Ă noter : lâassemblĂ©e comme intervalle de suspension du pouvoir exĂ©cutif (Ă
relier Ă : IV 1) ; III 15, le peuple assemblĂ© doit bĂ©nĂ©ficier dâune skholĂš (Ă relier Ă la question de
lâesclavage ?) ; III 16-18, retour au problĂšme fondamental : comment le Souverain institue-t-il le
gouvernement alors que le rapport peuple / gouvernement ne peut pas ĂȘtre un contrat ? En quel sens exact le contrat social est-il bien un contrat ? DâoĂč le problĂšme des rapports entre rĂ©publique et dĂ©mocratie.
Le livre quatre, malgrĂ© les apparences, nâest pas un agrĂ©gat de textes autonomes.
LâunitĂ© du livre quatre est liĂ©e Ă la question du « cĆur » du contrat social, câest-Ă -dire le secret de lâart du lĂ©gislateur, qui pose le problĂšme des rapports quâentretiennent politique et
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morale (Ă©galement au sens de la morale sociale ou des mĆurs). En dâautres termes : si le livre trois a essayĂ© dâĂ©clairer le « cerveau », il faut dĂ©sormais en revenir au « cĆur ». La question centrale est celle de la corruption, ou de la corruptibilitĂ©. La question fondamentale est celle du « cĆur », car ce sont les « cĆurs » que lâon corrompt. Il convient donc de conforter la « santĂ© » (au sens du caractĂšre « sain »).
Dans le livre quatre, le premier chapitre (qui dĂ©veloppe lâidĂ©e selon laquelle la volontĂ© gĂ©nĂ©rale est indestructible, mais dâune fragilitĂ© rĂ©elle) et les chapitres sept (« De la censure », ce qui renvoie Ă la question de lâopinion publique, câest-Ă -dire de lâexpression ; la note 266 proposĂ©e p. 239 par B. Bernardi est sur ce point fort utile) et huit (« De la religion civile ») insistent sur lâexpression du « cĆur » du citoyen dans son rapport Ă lâEtat. La question des suffrages pose par exemple le problĂšme de lâorganisation de lâexpression politique du citoyen. Il convient alors dâindiquer les rapports qui existent entre Le Contrat Social et lâEmile : les solutions prĂ©conisĂ©es par Le Contrat Social sont-elles les seules ? Dans le dernier livre de lâ Emile figure un rĂ©sumĂ© du Contrat Social quâEmile doit emporter dans son « cĆur ». « OĂč » est donc le « lieu » fondamental du contrat social ? Dans le « cĆur » du citoyen ? Dans la force de lâidĂ©e ? Cette interrogation est importante, notamment pour aborder « la raison et le rĂ©el » dans nos classes terminales.
DeuxiÚme mouvement : retour sur le livre trois : Le premier chapitre du livre trois établit une définition du prince ou plutÎt du
gouvernement. Une dĂ©finition de lâaction, libre par essence, est Ă©galement proposĂ©e, dĂšs le deuxiĂšme alinĂ©a. Il est alors prĂ©cisĂ© quâil nây a dâaction que dâun agent libre, comme dans la philosophie dâAristote ; cette dĂ©finition de lâaction renvoie à « vouloir » et à « pouvoir », mis en image par la parabole du paralytique et de lâhomme agile (2e alinĂ©a). Cette dualitĂ© du vouloir et du pouvoir renvoie aux puissances exĂ©cutive et lĂ©gislative.
Le sujet de ces deux puissances doit ĂȘtre distinct : la volontĂ© lĂ©gislative a pour objet le peuple ; la puissance exĂ©cutive ne peut renvoyer ni Ă lâhomme privĂ© ni au souverain : elle applique le gĂ©nĂ©ral, si bien quâelle a rapport au particulier, ce qui constitue un vĂ©ritable problĂšme en dĂ©mocratie dans la mesure oĂč ce rĂ©gime prĂ©sente toujours le risque de confusion gĂ©nĂ©ral / particulier. Un corps intermĂ©diaire est donc nĂ©cessaire, analogue au rĂŽle jouĂ© par la glande pinĂ©ale dans la philosophie de Descartes. Des « gouverneurs » (membres du gouvernement), câest-Ă -dire des « magistrats » ou des « rois » sont donc requis, le terme de « prince » renvoyant Ă la totalitĂ© du gouvernement. Le gouvernement dĂ©signe par lĂ mĂȘme la suprĂȘme administration de la souverainetĂ© ; il administre les lois de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale.
Suit un texte compliquĂ©, centrĂ© sur la thĂ©orie de la proportionnalitĂ©. B. Bernardi insiste sur la valeur scientifique de ces passages, Ă vĂ©ritablement prendre au sĂ©rieux quand bien mĂȘme Rousseau lui-mĂȘme affirmerait que ce modĂšle scientifique prĂ©sente dâindĂ©niables limites.
Le chapitre deux du livre trois est consacrĂ© au calcul du « maximum [et non : de sa rectitude] de force » du gouvernement : on se situe donc dans le « cerveau » et non dans le « cĆur », et ce qui est dit est vrai de tout gouvernement. Ici, Rousseau manifeste clairement le souci dâĂ©laborer une science politique, et lâon peut remarquer que la thĂ©orie du gouvernement est la consĂ©quence de la thĂ©orie de la souverainetĂ©.
Ă partir du chapitre trois, la division des gouvernements est abordĂ©e. Rousseau recommande Ă son lecteur de ne pas considĂ©rer cette division comme une hiĂ©rarchie (dans ces pages, le lecteur ne doit pas chercher de rĂ©ponse Ă la question : « quel est le meilleur gouvernement ? » ; cette position est sans doute liĂ©e Ă la nature mĂȘme du projet du Contrat Social, Ă savoir penser la politique comme problĂšme). Ă chaque fois, il convient de tenir compte de la diversitĂ© des gouvernements. En dâautres termes, le principe politique doit ĂȘtre
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mis Ă lâĂ©preuve du rĂ©el. Remarquons au passage la formule employĂ©e p. 107 : « Sâil y avait un peuple de Dieux, il se gouvernerait DĂ©mocratiquement. Un Gouvernement si parfait ne convient pas Ă des hommes. » Autrement dit, la DĂ©mocratie est le mode de gouvernement dâun peuple qui nâaurait pas besoin de lâart politique. LâAristocratie est par consĂ©quent la meilleure forme de gouvernement pour les peuples corrompus que nous sommes ; elle est la « meilleure » au sens de la « mĂ©diocre » : celle qui tient le juste milieu. Quant Ă la Monarchie, elle nâest convenable que pour les grands Etats. Mais alors, comment protĂ©ger le petit Etat ? Par les ConfĂ©dĂ©rations de petits Etats.
Dans le chapitre sept, une phronĂšsis (prudence) est en place car, avec lâĂ©tude des gouvernements mixtes, il sâagit bien de prendre le rĂ©el « Ă bras le corps ». On a alors intĂ©rĂȘt à « dynamiser » ce que Rousseau veut dire (en dâautres termes : « rigidifier » le mixte serait de mauvaise mĂ©thode), lorsquâil adopte un principe de pondĂ©ration ou de modulation des trois premiers modĂšles initiaux. Il apparaĂźt en effet que le maximum de force engendre le maximum de tentation vis-Ă -vis de lâabus de pouvoir et que, dans le mĂȘme temps, le maximum de faiblesse est prĂ©judiciable, dâoĂč lâidĂ©e de modĂ©ration. Dans ce contexte, le gouvernement mixte nâest pas tant une forme de gouvernement quâun principe rĂ©gulateur et un principe de la rectitude du gouvernement simple (si une force admet de nâĂȘtre que moyenne, câest sans doute que la rectitude est prĂ©sente).
Le chapitre huit adopte un nouveau principe de prudence. En effet, lorsquâil est affirmĂ© que la libertĂ© nâest pas le fruit de tous les climats, la climatologie est posĂ©e comme principe des richesses produites. LâexcĂ©dent de richesses produit le luxe nĂ©cessaire Ă lâEtat. Ce problĂšme du budget public renvoie au thĂšme de lâimpĂŽt et donc Ă la question de la rĂ©partition des richesses publiques. Revenons alors sur le « climat » : il est Ă entendre au sens large, dans la mesure oĂč il renvoie Ă la fertilitĂ© du climat, Ă la nature du sol, aux aliments eux-mĂȘmes (plus ou moins Ă©nergĂ©tiques), Ă la force des habitants, et au besoin de consommation plus ou moins grand. La pensĂ©e de Rousseau est de ce point de vue en relation avec les divers projets de sciences sociales (on pense Ă Malthus, mais Ă©galement Ă dâAlembert et Condorcet).
Le chapitre huit (mais aussi le chapitre dix) prĂ©cise que, Ă la diffĂ©rence de la conceptualisation proposĂ©e par la pensĂ©e antique, la tyrannie nâest pas un modĂšle de gouvernement. Elle agit Ă distance sur un peuple peu nombreux dont les liens sont extrĂȘmement distants. De ce point de vue, dans la tyrannie, il existe une sorte de « granularitĂ© » du peuple. Le despotisme profite dâun excĂšs de « superflu » (lâexcĂšs des ressources nourriciĂšres profite au despote) : le « mauvais rĂ©gime », dans tous les sens de lâexpression, des rapports Souverain / Gouvernement est patent. Remarquons chemin faisant que la supposĂ©e absence de culture Ă©conomique de Rousseau « lâidĂ©aliste » est ici sĂ©rieusement mise Ă mal.
Le chapitre neuf a valeur de conclusion vis-Ă -vis de la mĂ©thode adoptĂ©e, qui relĂšve au fond dâune sorte de « mĂ©decine ». Il insiste ainsi sur le signe du bon gouvernement, Ă savoir lâenvie du peuple de prospĂ©rer, qui se reconnaĂźt au nombre de la population.
Le chapitre dix prĂ©sente, nous lâavons dit prĂ©cĂ©demment, la temporalisation de lâacte de souverainetĂ©.
Le chapitre onze fait Ă©tat de la durabilitĂ© du corps politique. On y rappelle que le lĂ©gislateur souverain est le « cĆur ».
Le chapitre douze contribue Ă montrer que, en politique, câest le « cĆur » quâil faut sonder. Un certain nombre de faits montre que ce « cĆur » a pu battre. Il apparaĂźt alors que Rousseau propose beaucoup plus une mĂ©decine prĂ©ventive quâune mĂ©decine en quĂȘte de guĂ©rison. Ce chapitre prĂ©sente de surcroĂźt le peuple assemblĂ© comme principe de lâhistoire. Ceci est important car, si lâon pouvait considĂ©rer que le livre trois Ă©tait en quelque sorte tributaire dâun modĂšle machiavĂ©lien, lĂ , le peuple assemblĂ© est comparable au philosophe-roi de Platon (car tel est ce qui peut conserver lâĂąme de ce corps). Mais ce passage laisse prise Ă
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un argument rĂ©aliste qui peut ĂȘtre formulĂ© ainsi : que vaut cette rĂ©fĂ©rence Ă lâassemblĂ©e des philosophes ?
Le chapitre treize montre que Rousseau sâinscrit dans un rĂ©alisme rationnel : lâhistoire peut donner quelques exemples de peuples ayant effectivement « fonctionnĂ© » de cette maniĂšre, si bien que le caractĂšre rĂ©el et rationnel (non utopique) du peuple est prĂ©cisĂ©. Le peuple doit sâassembler dans un grand peuple ou dans une confĂ©dĂ©ration de petits Etats.
Le chapitre quatorze caractĂ©rise lâassemblĂ©e dans le sillage de la suspension du pouvoir exĂ©cutif, sans laquelle la voix de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale peut ĂȘtre usurpĂ©e.
Le chapitre quinze examine les conditions dâexistence de lâassemblĂ©e du peuple. Et, prĂ©cisĂ©ment, de la skholĂš est requise. Mais, chez les Anciens, elle prĂ©suppose lâesclavageâŠ
TroisiÚme mouvement : retour sur quelques aspects du livre quatre, et aperçus
plus généraux : Le chapitre un du livre quatre aborde la question du temps, dans la perspective du pur
acte de souverainetĂ© (qui, immanquablement, fait penser au temps « pointilliste » cartĂ©sien). Dans la rĂ©alitĂ©, comment ĂȘtre vĂ©ritablement Ă lâĂ©coute de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale ? Attention à « qui ne dit rien consent »⊠Autrement dit, comment faire pour entendre effectivement le « cĆur » ? Avec les Ă©lections, les suffrages, les assemblĂ©es et le tribunat, des remĂšdes techniques sont mis en lumiĂšre. Mais on en revient ensuite au « cĆur du cĆur », câest-Ă -dire la censure, qui fait rĂ©fĂ©rence Ă lâexpression, ainsi que le prĂ©cise utilement la note 266 de B. Bernardi. Le censeur est le « dĂ©clarateur » de lâopinion. Il sâagit donc dâĂ©clairer la notion dâopinion publique.
Les mĆurs sont dĂ©terminĂ©es par lâactivitĂ© du jugement qui estime ou Ă©value ce qui paraĂźt beau et bon au peuple (câest-Ă -dire : lâopinion publique qui, comme le prĂ©cise le chapitre trois du livre deux, peut errer). La faillibilitĂ© du jugement exige une rĂ©gulation Ă©clairĂ©e. Ce que le censeur examine est ce que lâopinion publique dĂ©sapprouve ou doit dĂ©sapprouver. Lâusage de « doit » pose problĂšme : le censeur est-il un « dĂ©clarateur » ou un « Ă©claireur » ? En tout Ă©tat de cause, lâopinion publique est Ă©clairĂ©e par la constitution. De ce point de vue, le lĂ©gislateur fait naĂźtre les mĆurs ; dĂšs lors, la fonction du censeur ne peut viser que la conservation (il nâĂ©tablit pas, il ne rĂ©tablit pas). Ceci fait irrĂ©sistiblement penser Ă la lettre Ă dâAlembert sur les spectacles. Dans une citĂ© qui est encore une citĂ© de la vertu, introduire le thĂ©Ăątre, câest introduire le mal. Mais dans les citĂ©s dans lesquelles les mĆurs sont corrompues, le thĂ©Ăątre est requis. Par lĂ mĂȘme, le remĂšde est dans le mal : telle est la « mĂ©decine » de Rousseau. Dans cette mĂ©decine fondamentalement prĂ©ventive, la censure nâa pas le pouvoir de contrainte. Si le Gouvernement est un exĂ©cuteur (Ă©ventuellement dans tous les sens du terme), ce nâest pas le cas de la censure, qui tente de prĂ©venir, de consolider, de prĂ©server.
Reste alors Ă considĂ©rer le rapport entre la loi et la volontĂ© gĂ©nĂ©rale. La volontĂ© gĂ©nĂ©rale peut-elle vĂ©ritablement devenir singuliĂšre sous forme de loi ? On peut considĂ©rer que, dans la pensĂ©e politique de Rousseau, le principe est la volontĂ© gĂ©nĂ©rale, mais celle-ci a un problĂšme dâune part en termes de transposition sous forme dâun systĂšme constitutionnel et dâautre part en ce qui concerne lâapplication au cas particulier. Les rĂ©ponses apportĂ©es complexifient la vie politique. Câest le problĂšme du temps. PrĂ©cisĂ©ment, la vie politique serait simple sans la dimension du temps⊠Rousseau considĂšre la volontĂ© gĂ©nĂ©rale comme indestructible. Elle dit quelque chose de fondamental, dâinoubliable, et mĂȘme dâintemporel (cf la statue de Glaucus), Ă savoir une sorte dâamour de soi que la raison Ă©tend Ă lâhomme. Y a-t-il alors transcendance de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale ? En un sens oui, car il y a une tension entre dâune part la rĂ©alitĂ© et dâautre part un principe intemporel intangible (lâobjet de la mĂ©ditation)
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qui produit lâexigence dâune idĂ©e Ă mĂȘme de guider le droit politique (ce qui maintient un Ă©cart ou une distance). Ă titre dâexemple, on peut considĂ©rer la question de savoir si dans lâhistoire il y a effectivement eu des peuples assemblĂ©s.
Cette transcendance se mesure Ă©galement au fait que la volontĂ© gĂ©nĂ©rale sâobtient par soustraction lĂ oĂč la volontĂ© de tous se trouve par addition. Dans lâĂ©lection, on demande Ă lâindividu de se soustraire Ă lâintĂ©rĂȘt particulier ou de lâintĂ©rĂȘt des factions pour se centrer sur lâĂȘtre social. Remarquons chemin faisant que se soustraire de lâĂȘtre quâon est devenu Ă©tait dĂ©jĂ la mĂ©thode Ă lâĆuvre dans le second Discours. LâidĂ©e de lâhomme est donc un sentiment de « soi », au sens dâun « soi » universel, socratique ou chrĂ©tien. Mais nous sommes corrompus (dans une perspective distincte de celle du pĂ©chĂ© originel). Et il nây a pas de relation directe de lâuniversel Ă lâuniversel (sauf dans lâinstinct divin) : la prĂ©face des Confessions montre par exemple que lâuniversel est saisi Ă partir du singulier. De mĂȘme, si le LĂ©gislateur a bien en tĂȘte lâidĂ©e dâhumanitĂ©, son regard est en mĂȘme temps rivĂ© sur la rĂ©alitĂ©. Par lĂ mĂȘme, la tension reste une tension. Il nây a pas de synthĂšse « hĂ©gĂ©lienne ». Par exemple, la religion civile reste une religion « fermĂ©e », ou au service de la citĂ© (or, dans le christianisme, JĂ©sus nâest pas une figure politique si bien que quand la religion se fait institution politique, au risque de la thĂ©ocratie, le chrĂ©tien est « tiraillĂ© »).
Il y a toujours un risque de dĂ©gĂ©nĂ©rescence ou dâĂ©touffement dans la volontĂ© gĂ©nĂ©rale. Le chapitre un du livre quatre est Ă cet Ă©gard exemplaire : il insiste sur la thĂ©matique de la voix (cf « muette », p. 144, et « quâelle rĂ©ponde toujours », p. 145). Pour que la volontĂ© gĂ©nĂ©rale sâexprime, un espace public est requis ainsi quâune vie publique. Sinon, le risque de « perte de voix » (aphonie) est palpable. Autrement dit, la volontĂ© gĂ©nĂ©rale a toujours besoin du dĂ©bat pour savoir ce quâelle veut. De ce point de vue, ce que nous nommons « sondages » de maniĂšre contemporaine ne convient pas pour expliciter ce que veut la volontĂ© gĂ©nĂ©rale car les sondages se situent dans la perspective de la primautĂ© du quantitatif (les sondages posent nĂ©anmoins la question de la dĂ©mocratie, mais aussi des rapports dĂ©mocratie / rĂ©publique).
Ce cadre dĂ©sormais bien posĂ©, il est important de faire remarquer que le rapport entre la volontĂ© gĂ©nĂ©rale et la loi est directement abordĂ© par Rousseau au chapitre dix-sept du livre trois. Rousseau y tient ces propos : « celle-ci se fait par une conversion subite de la SouverainetĂ© en DĂ©mocratie ; en sorte que, sans aucun changement sensible, et seulement par une nouvelle relation de tous Ă tous, les Citoyens devenus Magistrats passent des actes gĂ©nĂ©raux aux actes particuliers, et de la loi Ă lâexĂ©cution. » (p. 138). Autrement dit, il y a une puissance reprĂ©sentative (mentale) de soi : lâhomme a la capacitĂ© de se penser sous diffĂ©rents rapports, et des solutions peuvent par lĂ mĂȘme Ă©merger. Lâhomme doit se penser comme sujet et comme citoyen.
Pour autant, la reconnaissance de la nĂ©cessitĂ© de sâincarner (chapitre un du livre trois, p. 100 : « Cependant pour que le corps du Gouvernement ait une existence, une vie rĂ©elle qui le distingue du corps de lâEtat, pour que tous ses membres puissent agir de concert et rĂ©pondre Ă la fin pour laquelle il est instituĂ©, il lui faut un moi particulier ») reste un problĂšme. Le problĂšme du Gouvernement est celui de la mĂ©diation, au sens de la mĂ©diĂ©tĂ© aristotĂ©licienne et, prĂ©cisĂ©ment, la mĂ©diation peut devenir opaque et interrompre le circuit qui va de lâintention Ă la rĂ©alisation. Le corps intermĂ©diaire peut poser problĂšme. Ainsi, avec la volontĂ© individuelle, la volontĂ© gĂ©nĂ©rale, et la volontĂ© de corps, il existe pas moins de trois volontĂ©s Ă orchestrer en chaque Gouverneur. LâĂȘtre individuĂ© est une totalitĂ© ou, pour le dire autrement : la politique institue des ĂȘtres.
Pour terminer, il peut paraĂźtre important dâinsister Ă nouveau sur le rapport entre lâ Emile et le Contrat Social, en rappelant quâau livre cinq de lâEmile, Rousseau finit par constituer Le Contrat Social comme viatique de lâhonnĂȘte homme. Emile vient en effet de rencontrer lâĂąme sĆur, Sophie, le versant fĂ©minin de lâhumanitĂ©. Avant de sâinstaller dans une petite mĂ©tairie et de se marier, lâĂ©tude des principes du droit politique (Le Contrat Social) et
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de LâEsprit des Lois de Montesquieu est requise. La crĂ©ation de la famille doit donc attendre la rĂ©flexion sur la CitĂ© (on nâest pas trĂšs loin du livre un des Politiques dâAristote). Le contexte nâest pas florissant, car le pays de lâhonnĂȘte homme est devenu introuvable (en un siĂšcle, une grande distance sâest creusĂ©e de Descartes Ă Rousseau), ce qui pose la question du patriotisme, par-delĂ le nationalisme Ă©triquĂ©. Rousseau nâest en ce sens pas trĂšs loin du « misanthrope sublime » de Kant, mais ce « misanthrope » est fondamentalement un penseur de problĂšme qui avec radicalitĂ© pose en dĂ©finitive la question dĂ©cisive : comment penser et vivre politiquement quand « le dĂ©sert croĂźt [Die WĂŒste wĂ€chst] » (Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « Parmi les filles du dĂ©sert ») ?
RĂ©dacteur : Blaise Benoit