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George Sand Le château des Désertes Le château des Désertes

Sand Désertes

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Sand desertes

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Le chteau des Dsertes

George SandLe chteau des Dsertes

BeQLe chteau des Dsertespar

George Sand

(Aurore Dupin)

La Bibliothque lectronique du Qubec

Collection tous les ventsVolume 385: version 1.01De la mme auteure, la Bibliothque:

La Comtesse de Rudolstadt

Consuelo

Le meunier dAngibault

Horace

La dernire Aldini

Le secrtaire intime

Les matres mosastes

Voyage dans le cristal

Indiana

Valentine

Leone Leoni

Lelia

La mare au diable

La petite Fadette

Un bienfait nest jamais perdu

SimonFranois le Champi

Teverino

Lucrezia Floriani

Les dames vertes

Les matres sonneurs

Francia

Pauline, suivi de Metella

La marquise, suivi de Lavinia et Mattea

Les ailes de courage

Lgendes rustiques

Un hiver Majorque

Aldo le rimeur

Journal dun voyageur pendant la guerre

Nanon

Le chteau des Dsertes

Roman achev en octobre 1847, qui ne parat quen fvrier-mars 1851 dans La Revue des Deux Mondes.

Ce roman constitue la suite de Lucrezia Floriani.Notice

Le Chteau des Dsertes est une analyse de quelques ides dart plutt quune analyse de sentiments. Ce roman ma servi, une fois de plus, me confirmer dans la certitude que les choses relles, transportes dans le domaine de la fiction, ny apparaissent un instant que pour y disparatre aussitt, tant leur transformation y devient ncessaire.

Durant plusieurs hivers conscutifs, tant retire la campagne avec mes enfants et quelques amis de leur ge, nous avions imagin de jouer la comdie sur scnario et sans spectateurs, non pour nous instruire en quoi que ce soit, mais pour nous amuser. Cet amusement devint une passion pour les enfants, et peu peu une sorte dexercice littraire qui ne fut point inutile au dveloppement intellectuel de plusieurs dentre eux. Une sorte de mystre que nous ne cherchions pas, mais qui rsultait naturellement de ce petit vacarme prolong assez avant dans les nuits, au milieu dune campagne dserte, lorsque la neige ou le brouillard nous enveloppaient au dehors, et que nos serviteurs mme, naidant ni nos changements de dcor, ni nos soupers, quittaient de bonne heure la maison o nous restions seuls; le tonnerre, les coups de pistolet, les roulements du tambour, les cris du drame et la musique du ballet, tout cela avait quelque chose de fantastique, et les rares passants qui en saisirent de loin quelque chose nhsitrent pas nous croire fous ou ensorcels.

Lorsque jintroduisis un pisode de ce genre dans le roman quon va lire, il y devint une tude srieuse, et y prit des proportions si diffrentes de loriginal, que mes pauvres enfants, aprs lavoir lu, ne regardaient plus quavec chagrin le paravent bleu et les costumes de papier dcoup qui avaient fait leurs dlices. Mais quelque chose sert toujours lexagration de la fantaisie, car ils firent eux-mmes un thtre aussi grand que le permettait lexigut du local, et arrivrent y jouer des pices quils firent, eux-mmes aussi, les annes suivantes.

Quelles fussent bonnes ou mauvaises, l nest point la question intressante pour les autres: mais ne firent-ils pas mieux de samuser et de sexercer ainsi, que de courir cette bohme du monde rel, qui se trouve tous les tages de la socit?Cest ainsi que la fantaisie, le roman, luvre de limagination, en un mot, a son effet dtourn, mais certain, sur lemploi de la vie. Effet souvent funeste, disent les rigoristes de mauvaise foi ou de mauvaise humeur. Je le nie. La fiction commence par transformer la ralit; mais elle est transforme son tour et fait entrer un peu didal, non pas seulement dans les petits faits, mais dans les grands sentiments de la vie relle.George Sand,

Nohant, 17 janvier 1853.

M. W.-G. Macready.Ce petit ouvrage essayant de remuer quelques ides sur lart dramatique, je le mets sous la protection dun grand nom et dune honorable amiti.George Sand,Nohant, 30 avril 1847.

1La jeune mreAvant darriver lpoque de ma vie qui fait le sujet de ce rcit, je dois dire en trois mots qui je suis.

Je suis le fils dun pauvre tnor italien et dune belle dame franaise. Mon pre se nommait Tealdo Soavi; je ne nommerai point ma mre. Je ne fus jamais avou par elle, ce qui ne lempcha point dtre bonne et gnreuse pour moi. Je dirai seulement que je fus lev dans la maison de la marquise de..., Turin et Paris, sous un nom de fantaisie.

La marquise aimait les artistes sans aimer les arts. Elle ny entendait rien et prenait un gal plaisir entendre une valse de Strauss et une fugue de Bach. En peinture, elle avait un faible pour les toffes vert et or, et elle ne pouvait souffrir une toile mal encadre. Lgre et charmante, elle dansait quarante ans comme une sylphide et fumait des cigarettes de contrebande avec une grce que je nai vue qu elle. Elle navait aucun remords davoir cd quelques entranements de jeunesse et ne sen cachait point trop, mais elle et trouv de mauvais got de les afficher. Elle eut de son mari un fils que je ne nommai jamais mon frre, mais qui est toujours pour moi un bon camarade et un aimable ami.

Je fus lev comme il plut Dieu; largent ny fut pas pargn. La marquise tait riche, et, pourvu quelle net prendre aucun souci de mes aptitudes et de mes progrs, elle se faisait un devoir de ne me refuser aucun moyen de dveloppement. Si elle net t en ralit que ma parente loigne et ma bienfaitrice, comme elle ltait officiellement, jaurais t le plus heureux et le plus reconnaissant des orphelins; mais les femmes de chambre avaient eu trop de part ma premire ducation pour que jignorasse le secret de ma naissance. Ds que je pus sortir de leurs mains, je mefforai doublier la douleur et leffroi que leur indiscrtion mavait causs. Ma mre me permit de voir le monde ses cts, et je reconnus la frivolit bienveillante de son caractre, au peu de soin mental quelle prenait de son fils lgitime, que je navais aucun sujet de me plaindre. Je ne conservai donc point damertume contre elle, je nen eus jamais le droit mais une sorte de mlancolie, jointe beaucoup de patience, de tolrance extrieure et de rsolution intime, se trouva tre au fond de mon esprit, de bonne heure et pour toujours.

Jprouvais parfois un violent dsir daimer et dembrasser ma mre. Elle maccordait un sourire en passant, une caresse la drobe. Elle me consultait sur le choix de ses bijoux et de ses chevaux; elle me flicitait davoir du got, donnait des loges mes instincts de savoir-vivre, et ne me gronda pas une seule fois en sa vie; mais jamais aussi elle ne comprit mon besoin dexpansion avec elle. Le seul mot maternel qui lui chappa fut pour me demander, un jour quelle saperut de ma tristesse, si jtais jaloux de son fils, et si je ne me trouvais pas aussi bien trait que lenfant de la maison. Or, comme, sauf le plaisir trs creux davoir un nom et le bonheur trs faux davoir dans le monde une position toute faite pour loisivet, mon frre ntait effectivement pas mieux trait que moi, je compris une fois pour toutes, dans un ge encore assez tendre, que tout sentiment denvie et de dpit serait de ma part ingratitude et lchet. Je reconnus que ma mre maimait autant quelle pouvait aimer, plus peut-tre quelle naimait mon frre, car jtais lenfant de lamour, et ma figure lui plaisait plus que la ressemblance de son hritier avec son mari.

Je mattachai donc lui complaire, en prenant mieux que lui les leons quelle payait pour nous deux avec une gale libralit, une gale insouciance. Un beau jour, elle saperut que javais profit, et que jtais capable de me tirer daffaire dans la vie.Et mon fils? dit-elle avec un sourire; il risque fort dtre ignorant et paresseux, nest-ce pas?... (Puis elle ajouta navement:) Voyez comme cest heureux, que ces deux enfants aient compris chacun sa position!Elle membrassa au front, et tout fut dit. Mon frre nessuya aucun reproche de sa part. Sans sen douter, et grce ses instincts dbonnaires, elle avait dtruit entre nous tout levain dmulation, et lon conoit quentre un fils lgitime et un btard lmulation et pu se changer fort aisment en aversion et en jalousie.

Je travaillai donc pour mon propre compte, et je pus me livrer sans anxit et sans amour-propre maladif au plaisir que je trouvais naturellement minstruire. Entour dartistes et de gens du monde, mon choix se fit tout aussi naturellement. Je me sentais artiste, et, si jeusse t maltrait par ceux qui ne ltaient pas, je me serais lanc dans la carrire avec une sorte dpret chagrine et hautaine. Il nen fut rien. Tous les amis de ma mre mencourageaient de leur bienveillance, et moi, ne me sentant bless nulle part, jentrai dans la voie qui me parut la mienne avec le calme et la srnit dune me qui prend librement possession de son domaine.

Je portai dans ltude de la peinture toutes les facults qui taient en moi, sans fivre, sans irritation, sans impatience. vingt-cinq ans seulement, je me sentis arriv au premier degr de dveloppement de ma force, et je neus pas lieu de regretter mes ttonnements.

Ma mre ntait plus; elle mavait oubli dans son testament, mais elle tait morte en me faisant crire un billet fort gracieux pour me fliciter de mes premiers succs, et en donnant une signature son banquier pour payer les premires dettes de mon frre. Elle avait fait autant pour moi que pour lui, puisquelle nous avait mis tous les deux mme de devenir des hommes. Jtais arriv au but le premier; je ne dpendais plus que de mon courage et de mon intelligence. Mon frre dpendait de sa fortune et de ses habitudes; je neusse pas chang son sort contre le mien.

Depuis quelques annes, je ne voyais plus ma mre que rarement. Je lui crivais dassez longs intervalles. Il men cotait de lappeler, conformment ses prescriptions, ma bonne protectrice. Ses lettres ne me causaient quune joie mlancolique, car elles ne contenaient gure que des questions de dtail matriel et des offres dargent relativement mon travail. Il me semble, crivait-elle, quil y a quelque temps que vous ne mavez rien demand, et je vous supplie de ne point faire de dettes, puisque ma bourse est toujours votre disposition. Traitez-moi toujours en ceci comme votre vritable amie.Cela tait bon et gnreux, sans doute, mais cela me blessait chaque fois davantage. Elle ne remarquait pas que, depuis plusieurs annes, je ne lui cotais plus rien, tout en ne faisant point de dettes. Quand je leus perdue, ce que je regrettai le plus, ce fut lesprance que javais vaguement nourrie quelle maimerait un jour; ce qui me fit verser des larmes, ce fut la pense que jaurais pu laimer passionnment, si elle let bien voulu. Enfin, je pleurais de ne pouvoir pleurer vraiment ma mre.

Tout ce que je viens de raconter na aucun rapport avec lpisode de ma vie que je vais retracer. Il ne se trouvera aucun lien entre le souvenir de ma premire jeunesse et les aventures qui en ont rempli la seconde priode. Jaurais donc pu me dispenser de cette exposition; mais il ma sembl pourtant quelle tait ncessaire. Un narrateur est un tre passif qui ennuie quand il ne rapporte pas les faits qui le touchent sa propre individualit bien constate. Jai toujours dtest les histoires qui procdent par je, et si je ne raconte pas la mienne la troisime personne, cest que je me sens capable de rendre compte de moi-mme, et dtre, sinon le hros principal, du moins un personnage actif dans les vnements dont jvoque le souvenir.

Jintitule ce petit drame du nom dun lieu o ma vie sest rvle et dnoue. Mon nom, moi, cest--dire le nom quon ma choisi en naissant, est Adorno Salentini. Je ne sais pas pourquoi je ne me serais pas appel Soavi, comme mon pre. Peut-tre que ce ntait pas non plus son nom. Ce quil y a de certain, cest quil mourut sans savoir que jexistais. Ma mre, aussi vite pouvante quprise, lui avait cach les consquences de leur liaison pour pouvoir la rompre plus entirement.

Pour toutes les causes qui prcdent, me voyant et me sentant doublement orphelin dans la vie, jtais tout accoutum ne compter que sur moi-mme. Je pris des habitudes de discrtion et de rserve en raison des instincts de courage et de fiert que je cultivais en moi avec soin.

Deux ans aprs la mort de ma mre, cest--dire vingt-sept ans, jtais dj fort et libre au gr de mon ambition, car je gagnais un peu dargent, et javais trs peu de besoins; jarrivais une certaine rputation sans avoir eu trop de protecteurs, un certain talent sans trop craindre ni rechercher les conseils de personne, une certaine satisfaction intrieure, car je me trouvais sur la route dun progrs assur, et je voyais assez clair dans mon avenir dartiste. Tout ce qui me manquait encore, je le sentais couver en silence dans mon sein, et jen attendais lclosion avec une joie secrte qui me soutenait, et une apparence de calme qui mempchait davoir des ennemis. Personne encore ne pressentait en moi un rival bien terrible; moi, je ne me sentais pas de rivaux funestes. Aucune gloire officielle ne me faisait peur. Je souriais intrieurement de voir des hommes, plus inquiets et plus presss que moi, senivrer dun succs prcaire. Doux et facile vivre, je pouvais constater en moi une force de patience dont je savais bien tre incapables les natures violentes, emportes autour de moi comme des feuilles par le vent dorage. Enfin joffrais lil de celui qui voit tout, ce que je cachais au regard dangereux et trouble des hommes: le contraste dun temprament paisible avec une imagination vive et une volont prompte.

vingt-sept ans, je navais pas encore aim, et certes ce ntait pas faute damour dans le sang et dans la tte; mais mon cur ne stait jamais donn. Je le reconnaissais si bien, que je rougissais dun plaisir comme dune faiblesse, et que je me reprochais presque ce quun autre et appel ses bonnes fortunes. Pourquoi mon cur se refusait-il partager lenivrement de ma jeunesse? Je lignore. Il nest point dhomme qui puisse se dfinir au point de ntre pas, sous quelque rapport, un mystre pour lui-mme. Je ne puis donc mexpliquer ma froideur intrieure que par induction. Peut-tre ma volont tait-elle trop tendue vers le progrs dans mon art. Peut-tre tais-je trop fier pour me livrer avant davoir le droit dtre compris. Peut-tre encore, et il me semble que je retrouve cette motion dans mes vagues souvenirs, peut-tre avais-je dans lme un idal de femme que je ne me croyais pas encore digne de possder, et pour lequel je voulais me conserver pur de tout servage.

Cependant mon temps approchait. mesure que la manifestation de ma vie me devenait plus facile dans la peinture, lexplosion de ma puissance cache se prparait dans mon sein par une inquitude croissante. Vienne, pendant un rude hiver, je connus la duchesse de... noble italienne, belle comme un came antique, blouissante femme du monde, et dilettante tous les degrs de lart. Le hasard lui fit voir une peinture de moi. Elle la comprit mieux que toutes les personnes qui lentouraient. Elle sexprima sur mon compte en des termes qui caressrent mon amour-propre. Je sus quelle me plaait plus haut que ne faisait encore le public, et quelle travaillait ma gloire sans me connatre, par pur amour de lart. Jen fus flatt; la reconnaissance vint attendrir lorgueil dans mon sein. Je dsirai lui tre prsent: je fus accueilli mieux encore que je ne my attendais. Ma figure et mon langage parurent lui plaire, et elle me dit, presque la premire entrevue, quen moi lhomme tait encore suprieur au peintre. Je me sentis plus mu par sa grce, son lgance et sa beaut, que je ne lavais encore t auprs daucune femme.

Une seule chose me chagrinait: certaines habitudes de mollesse, certaines locutions dloges officiels, certaines formules de sympathie et dencouragement, me rappelaient la douce, librale et insoucieuse femme dont javais t le fils et le protg. Parfois jessayais de me persuader que ctait une raison de plus pour moi de mattacher elle; mais parfois aussi je tremblais de retrouver, sous cette enveloppe charmante, la femme du monde, cet tre banal et froid, habile dans lart des niaiseries, maladroit dans les choses srieuses, gnreux de fait sans ltre dintention, aimant faire le bonheur dautrui, la condition de ne pas compromettre le sien.

Jaimais, je doutais, je souffrais. Elle navait pas une rputation daustrit bien tablie, quoique ses faiblesses neussent jamais fait scandale. Javais tout lieu desprer un dlicieux caprice de sa part. Cela ne menivrait pas. Je ntais plus assez enfant pour me glorifier dinspirer un caprice; jtais assez homme pour aspirer tre lobjet dune passion. Je brlais dun feu mystrieux trop longtemps comprim pour ne pas mavouer que jallais tre en proie moi-mme une passion nergique; mais, lorsque je me sentais sur le point dy cder, jtais pouvant de lide que jallais donner tout pour recevoir peu... peut-tre rien. Javais peur, non pas prcisment de devenir dans le monde une dupe de plus; quimporte, quand lerreur est douce et profonde? mais peur duser mon me, ma force morale, lavenir de mon talent, dans une lutte pleine dangoisses et de mcomptes. Je pourrais dire que javais peur enfin de ntre pas compltement dupe, et que je me mfiais du retour de ma clairvoyance prte mchapper.

Un soir, nous allmes ensemble au thtre. Il y avait plusieurs jours que je ne lavais vue. Elle avait t malade; du moins sa porte avait t ferme, et ses traits taient lgrement altrs. Elle mavait envoy une place dans sa loge pour assister avec moi et un autre de ses amis, espce de sigisbe insignifiant, au dbut dun jeune homme dans un opra italien.

Javais travaill avec beaucoup dardeur et avec une sorte de dpit fivreux durant la maladie feinte ou relle de la duchesse. Je ntais pas sorti de mon atelier, je navais vu personne, je ntais plus au courant des nouvelles de la ville.Qui donc dbute ce soir? lui demandai-je un instant avant louverture.Quoi! vous ne le savez pas? me dit-elle avec un sourire caressant, qui semblait me remercier de mon indiffrence tout ce qui ntait pas elle.

Puis elle reprit dun air dindiffrence:Cest un tout jeune homme, mais dont on espre beaucoup. Il porte un nom clbre au thtre; il sappelle Clio Floriani.Est-il parent, demandai-je, de la clbre Lucrezia Floriani, qui est morte il y a deux ou trois ans?Son propre fils, rpondit la duchesse, un garon de vingt-quatre ans, beau comme sa mre et intelligent comme elle.

Je trouvai cet loge trop complet; linstinct jaloux se dveloppait en moi; mon gr la duchesse se htait trop dadmirer les jeunes talents. Joubliai dtre reconnaissant pour mon propre compte.Vous le connaissez? lui dis-je avec dautant plus de calme que je me sentais plus mu.Oui, je le connais un peu, rpondit-elle en dpliant son ventail; je lai entendu deux fois depuis quil est ici.

Je ne rpondis rien. Je fis faire un dtour la conversation, pour obtenir, par surprise, laveu que je redoutais. Au bout de cinq minutes de propos oiseux en apparence, jappris que la duchesse avait entendu chanter deux fois dans son salon le jeune Clio Floriani, pendant que la porte mtait ferme, car ce dbutant ntait arriv Vienne que depuis cinq jours.

Je renfermai ma colre, mais elle fut devine, et la duchesse sen tira aussi bien que possible. Je ntais pas encore assez li avec elle pour avoir le droit dattendre une justification. Elle daigna me la donner assez satisfaisante, et mon amertume fit place la reconnaissance. Elle avait beaucoup connu la fameuse Floriani et vu son fils adolescent auprs delle. Il tait venu naturellement la saluer son arrive, et, croyant lui devoir aide et protection, elle avait consenti le recevoir et lentendre, quoique malade et squestre. Il avait chant pour elle devant son mdecin, elle lavait cout par ordonnance de mdecin.

Je ne sais si cest que je mennuyais dtre seule, ajouta-t-elle dun ton languissant, ou si mes nerfs taient dtendus par le rgime; mais il est certain quil ma fait plaisir et que jai bien augur de son dbut. Il a une voix magnifique, une belle mthode et un extrieur agrable; mais que sera-t-il sur la scne? Cest si diffrent dentendre un virtuose huis clos! Je crains pour ce pauvre enfant lpreuve terrible du public. Le nom quil porte est un rude fardeau soutenir; on attend beaucoup de lui: noblesse oblige!Cest une cruaut, Madame, dit le marquis R., qui se tenait au fond de la loge, le public est bte; il devrait savoir que les personnes de gnie ne mettent au monde que des enfants btes. Cest une loi de nature.Jaime croire que vous vous trompez, ou que la nature ne se trompe pas toujours si sottement, rpondit la duchesse dun air narquois. Votre fille est une personne charmante et pleine desprit.Puis, comme pour attnuer leffet dsagrable que pouvait produire sur moi cette repartie un peu vive, elle me dit tout bas, derrire son ventail:Jai choisi le marquis pour tre avec nous ce soir, parce quil est le plus bte de tous mes amis.

Je savais que le marquis sendormait toujours au lever du rideau; je me sentis heureux et tout dispos la bienveillance pour le dbutant.Quelle voix a-t-il? demandai-je.Qui? le marquis? reprit-elle en riant.Non, votre protg!Primo basso cantante. Il se risque dans un rle bien fort, ce soir. Tenez, on commence; il entre en scne! voyez. Pauvre enfant! comme il doit trembler!Elle agita son ventail. Quelques claques salurent lentre de Clio. Elle y joignit si vivement le faible bruit de ses petites mains, que son ventail tomba.

Allons, me dit-elle, comme je le ramassais, applaudissez aussi le nom de la Floriani, cest un grand nom en Italie, et, nous autres Italiens, nous devons le soutenir. Cette femme a t une de nos gloires.Je lai entendue dans mon enfance, rpondis-je; mais cest donc depuis quelle tait retire du thtre que vous lavez particulirement connue? car vous tes trop jeune...

Ce ntait pas le moment de faire une circonlocution pour apprendre si la duchesse avait vu la Floriani une fois ou vingt fois en sa vie. Jai su plus tard quelle ne lavait jamais vue que de sa loge, et que Clio lui avait t simplement recommand par le comte Albani. Jai su bien dautres choses... Mais Clio dbitait son rcitatif, et la duchesse toussait trop pour me rpondre. Elle avait t si enrhume!2Le ver luisantIl y avait alors au thtre imprial une chanteuse qui et fait quelque impression sur moi, si la duchesse de... ne se ft empare plus victorieusement de mes penses. Cette chanteuse ntait ni de la premire beaut, ni de la premire jeunesse, ni du premier ordre de talent. Elle se nommait Ccilia Boccaferri; elle avait une trentaine dannes, les traits un peu fatigus, une jolie taille, de la distinction, une voix plutt douce et sympathique que puissante; elle remplissait sans fracas dengouement, comme sans contestation de la part du public, lemploi de seconda donna.

Sans mblouir, elle mavait plu hors de la scne plutt que sur les planches. Je la rencontrais quelquefois chez un professeur de chant qui tait mon ami et qui avait t son matre, et dans quelques salons o elle allait chanter avec les premiers sujets. Elle vivait, disait-on, fort sagement, et faisait vivre son pre, vieux artiste paresseux et dsordonn. Ctait une personne modeste et calme que lon accueillait avec gard, mais dont on soccupait fort peu dans le monde.

Elle entra en mme temps que Clio, et, bien quelle ne soccupt jamais du public lorsquelle tait son rle, elle tourna les yeux vers la loge davant-scne o jtais avec la duchesse. Il y eut dans ce regard furtif et rapide quelque chose qui me frappa: jtais dispos tout remarquer et tout commenter ce soir-l.

Clio Floriani tait un garon de vingt-quatre vingt-cinq ans, dune beaut accomplie. On disait quil tait tout le portrait de sa mre, qui avait t la plus belle femme de son temps. Il tait grand sans ltre trop, svelte sans tre grle. Ses membres dgags avaient de llgance, sa poitrine large et pleine annonait la force. La tte tait petite comme celle dune belle statue antique, les traits dune puret dlicate avec une expression vive et une couleur solide; lil noir tincelant, les cheveux pais, onds et plants au front par la nature selon toutes les rgles de lart italien; le nez tait droit, la narine nette et mobile, le sourcil pur comme un trait de pinceau, la bouche vermeille et bien dcoupe, la moustache fine et encadrant la lvre suprieure par un mouvement de frisure naturelle dune grce coquette; les plans de la joue sans dfaut, loreille petite, le cou dgag, rond, blanc et fort, la main bien faite, le pied de mme, les dents blouissantes, le sourire malin, le regard trs hardi... Je regardai la duchesse... Je la regardai dautant mieux, quelle ny fit point attention, tant elle tait absorbe par lentre du dbutant.

La voix de Clio tait magnifique, et il savait chanter; cela se jugeait ds les premires mesures. Sa beaut ne pouvait pas lui nuire: pourtant, lorsque je reportai mes regards de la duchesse lacteur, ce dernier me parut insupportable. Je crus dabord que ctait prvention de jaloux; je me moquai de moi-mme; je lapplaudis, je lencourageai dun de ces bravo demi-voix que lacteur entend fort bien sur la scne. L je rencontrai encore le regard de Mlle Boccaferri attach sur la duchesse et sur moi. Cette proccupation ntait pas dans ses habitudes, car elle avait un maintien minemment grave et un talent spcialement consciencieux.

Mais javais beau faire le dgag: dune part, je voyais la duchesse en proie un trouble inconcevable, une motion quelle ne pouvait plus me cacher, on et dit quelle ne lessayait mme pas; dautre part, je voyais le beau Clio, en dpit de son audace et de ses moyens, sacheminer vers une de ces chutes dont on ne se relve gure, ou tout au moins vers un de ces fiasco qui laissent aprs eux des annes de dcouragement et dimpuissance.

En effet, ce jeune homme se prsenta avec un aplomb qui frisait loutrecuidance. On et dit que le nom quil portait tait crit par lui sur son front pour tre salu et ador sans examen de son individualit; on et dit aussi que sa beaut devait faire baisser les yeux, mme aux hommes. Il avait cependant du talent et une puissance incontestable: il ne jouait pas mal, et il chantait bien; mais il tait insolent dans lme, et cela perait par tous ses pores. La manire dont il accueillit les premiers applaudissements dplut au public. Dans son salut et dans son regard, on lisait clairement cette modeste allocution intrieure: Tas dimbciles que vous tes, vous serez bientt forcs de mapplaudir davantage. Je mprise le faible tribut de votre indulgence; jai droit des transports dadmiration.Pendant deux actes, il se maintint cette hauteur ddaigneuse; et le public incertain lui pardonna gnreusement son orgueil, voulant voir sil le justifierait, et si cet orgueil tait un droit lgitime ou une prtention impertinente. Je naurais su dire moi-mme lequel ctait, car je lcoutais avec un dsintressement amer. Je ne pouvais plus douter de lengouement de ma compagne pour lui; je le lui disais, mme assez malhonntement, sans la fcher, sans la distraire; elle nattendait quun moment dclatant triomphe de Clio pour me dire que jtais un fat et quelle navait jamais pens moi.

Ce moment de triomphe sur lequel tous deux comptaient, ctait un duo du troisime acte avec la signora Boccaferri. Cette sage crature semblait sy prter de bonne grce et vouloir seffacer derrire le succs du dbutant. Clio stait mnag jusque-l; il arrivait un effet avec la certitude de le produire.

Mais que se passa-t-il tout dun coup entre le public et lui? Nul ne let expliqu, chacun le sentit. Il tait l, lui, comme un magntiseur qui essaie de prendre possession de son sujet, et qui ne se rebute pas de la lenteur de son action. Le public tait comme le patient, la fois naf et sceptique, qui attend de ressentir ou de secouer le charme pour se dire: Celui-ci est un prophte ou un charlatan. Clio ne chanta pourtant pas mal, la voix ne lui manqua pas; mais il voulut peut-tre aider son effet par un jeu trop accus: eut-il un geste faux, une intonation douteuse, une attitude ridicule? Je nen sais rien. Je regardai la duchesse prte svanouir, lorsquun froid sinistre plana sur toutes les ttes, un sourire spulcral effleura tous les visages. Lair fini, quelques amis essayrent dapplaudir; deux on trois chut discrets, contre lesquels personne nosa protester, firent tout rentrer dans le silence. Le fiasco tait consomm.

La duchesse tait ple comme la mort; mais ce fut laffaire dun instant. Reprenant lempire delle-mme avec une merveilleuse dextrit, elle se tourna vers moi, et me dit en souriant, en affrontant mon regard comme si rien ntait chang entre nous: Allons, cest trois ans dtude quil faut encore ce chanteur-l! Le thtre est un autre lieu dpreuve que lauditoire bienveillant de la vie prive. Jaurais pourtant cru quil sen serait mieux tir. Pauvre Floriani, comme elle et souffert si cela se ft pass de son vivant! Mais quavez-vous donc, monsieur Salentini? On dirait que vous avez pris tant dintrt ce dbut, que vous vous sentez constern de la chute?Je ny songeais pas, Madame, rpondis-je; je regardais et jcoutais Mlle Boccaferri, qui vient de dire admirablement bien une toute petite phrase fort simple.Ah! bah! vous coutez la Boccaferri, vous? Je ne lui fais pas tant dhonneur. Je nai jamais su ce quelle disait mal ou bien.Je ne vous crois pas, Madame; vous tes trop bonne musicienne et trop artiste pour navoir pas mille fois remarqu quelle chante comme un ange.Rien que cela! qui en avez-vous, Salentini? Est-ce vraiment de la Boccaferri que vous me parlez? Jai mal entendu, sans doute.Vous avez fort bien entendu, Madame; Cecilia Boccaferri est une personne accomplie et une artiste du plus grand mrite. Cest votre doute cet gard qui mtonne.Oui-da! vous tes factieux aujourdhui, reprit la duchesse sans se dconcerter.

Elle tait charme de me supposer du dpit; elle tait loin de croire que je fusse parfaitement calme et dtach delle, ou au moment de ltre.Non, Madame, repris-je, je ne plaisante pas. Jai toujours fait grand cas des talents qui se respectent et qui se tiennent, sans aigreur, sans dgot et sans folle ambition, la place que le jugement public leur assigne. La signora Boccaferri est un de ces talents purs et modestes qui nont pas besoin de bruit et de couronnes pour se maintenir dans la bonne voie. Son organe manque dclat, mais son chant ne manque jamais dampleur. Ce timbre, un peu voil, a un charme qui me pntre. Beaucoup de prime donne fort en vogue nont pas plus de plnitude ou de fracheur dans le gosier; il en est mme qui nen ont plus du tout. Elles appellent alors leur aide lartifice au lieu de lart, cest--dire le mensonge. Elles se crent une voix factice, une mthode personnelle, qui consiste sauver toutes les parties dfectueuses de leur registre pour ne faire valoir que certaines notes cries, chevrotes, sanglotes, touffes, quelles ont leur service. Cette mthode, prtendue dramatique et savante, nest quun misrable tour de gibecire, un escamotage maladroit, une fourberie dont les ignorants sont seuls dupes; mais, coup sr, ce nest plus l du chant, ce nest plus de la musique. Que deviennent lintention du matre, le sens de la mlodie, le gnie du rle, lorsquau lieu dune dclamation naturelle, et qui nest vraisemblable et pathtique qu la condition davoir des nuances alternatives de calme et de passion, dabattement et demportement, la cantatrice, incapable de rien dire et de rien chanter, crie, soupire et larmoie son rle dun bout lautre? Dailleurs, quelle couleur, quelle physionomie, quel sens peut avoir un chant crit pour la voix, quand, la place dune voix humaine et vivante, le virtuose puis, met un cri, un grincement, une suffocation perptuels? Autant vaut chanter Mozart avec la pratique de Pulcinella sur la langue; autant vaut assister aux hurlements de lpilepsie. Ce nest pas davantage de lart, cest de la ralit plus positive.Bravo, monsieur le peintre! dit la duchesse avec un sourire malin et caressant; je ne vous savais pas si docte et si subtil en fait de musique! Pourquoi est-ce la premire fois que vous en parlez si bien? Jaurais toujours t de votre avis... en thorie, car vous faites une mauvaise application en ce moment. La pauvre Boccaferri a prcisment une de ces voix uses et fltries qui ne peuvent plus chanter.Et pourtant, repris-je avec fermet, elle chante toujours, elle ne fait que chanter; elle ne crie et ne suffoque jamais, et cest pour cela que le public frivole ne fait point dattention elle. Croyez-vous quelle soit si peu habile quelle ne pt viser leffet tout comme une autre, et remplacer lart par lartifice, si elle daignait abaisser son me et sa science jusque-l? Que demain elle se lasse de passer inaperue et quelle veuille agir sur la fibre nerveuse de son auditoire par des cris, elle clipsera ses rivales, je nen doute pas. Son organe, voil dhabitude, est prcisment de ceux qui sclaircissent par un effort physique, et qui vibrent puissamment quand le chanteur veut sacrifier le charme ltonnement, la vrit leffet.Mais alors, convenez-en vous-mme, que lui reste-t-il, si elle na ni le courage et la volont de produire leffet par un certain artifice, ni la sant de lorgane qui possde le charme naturel? Elle nagit ni sur limagination trompe, ni sur loreille satisfaite, cette pauvre fille! Elle dit proprement ce qui est crit dans son rle; elle ne choque jamais, elle ne drange rien. Elle est musicienne, jen conviens, et utile dans lensemble; mais, seule, elle est nulle. Quelle entre, quelle sorte, le thtre est toujours vide quand elle le traverse de ses bouts de rle et de ses petites phrases perles.Voil ce que je nie, et, pour mon compte, je sens quelle remplit, non pas seulement le thtre de sa prsence, mais quelle pntre et anime lopra de son intelligence. Je nie galement que le dfaut de plnitude de son organe en exclue le charme. Dabord ce nest pas une voix malade, cest une voix dlicate, de mme que la beaut de Mlle Boccaferri nest pas une beaut fltrie, mais une beaut voile. Cette beaut suave, cette voix douce, ne sont pas faites pour les sens toujours un peu grossiers du public; mais lartiste qui les comprend devine des trsors de vrit sous cette expression contenue, o lme tient plus encore quelle ne promet et ne spuise jamais, parce quelle ne se prodigue point.Oh! mille et mille fois pardon, mon cher Salentini! scria la duchesse en riant et en me tendant la main dun air enjou et affectueux: je ne vous savais pas amoureux de la Boccaferri; si je men tais doute, je ne vous aurais pas contrari en disant du mal delle. Vous ne men voulez pas? vrai, je nen savais rien!Je regardai attentivement la duchesse. Quelle et t sincre dans son dsintressement, je redevenais amoureux; mais elle ne put soutenir mon regard, et ltincelle diabolique jaillit du sien la drobe.Madame, lui dis-je sans baiser sa main que je pressai faiblement, vous naurez jamais vous excuser dune maladresse, et moi, je nai jamais t amoureux de Mlle Boccaferri avant cette reprsentation, o je viens de la comprendre pour la premire fois.Et cest moi qui vous ai aid, sans doute, faire cette dcouverte?Non, Madame, cest Clio Floriani.

La duchesse frmit, et je continuai fort tranquillement:Cest en voyant combien ce jeune homme avait peu de conscience que jai senti le prix de la conscience dans lart lyrique, aussi clairement que je le sens dans lart de la peinture et dans tous les arts.Expliquez-moi cela, dit la duchesse affectant de reprendre parti pour Clio. Je nai pas vu quil manqut de conscience, ce beau jeune homme; il a manqu de bonheur, voil tout.Il a manqu ce quil y a de plus sacr, repris-je froidement; il a manqu lamour et au respect de son art. Il a mrit que le public len punit, quoique le public ait rarement de ces instincts de justice et de fiert. Consolez-vous pourtant, Madame, son succs na tenu qu un fil, et, en procdant par laudace et le contentement de soi-mme, un artiste peut toujours tre applaudi, faire des dupes, voire des victimes; mais moi, qui vois trs clair et qui suis tout fait impartial dans la question, jai compris que labsence de charme et de puissance de ce jeune homme tenait sa vanit, son besoin dtre admir, son peu damour pour luvre quil chantait, son manque de respect pour lesprit et les traditions de son rle. Il sest nourri toute sa vie, jen suis sr, de lide quil ne pouvait faillir et quil avait le don de simposer. Probablement cest un enfant gt. Il est joli, intelligent, gracieux; sa mre a d tre son esclave, et toutes les dames quil frquente doivent lenivrer de volupts. Celle de la louange est la plus mortelle de toutes. Aussi sest-il prsent devant le public comme une coquette effronte qui clabousse le pauvre monde du haut de son quipage. Personne na pu nier quil ft jeune, beau et brillant; mais on sest mis le har, parce quon a senti dans son maintien quelque chose de la coquette. Oui, coquette est le mot. Savez-vous ce que cest quune coquette, madame la duchesse?Je ne le sais pas, monsieur Salentini; mais vous, vous le savez, sans doute?Une coquette, repris-je sans me laisser troubler par son air de ddain, cest une femme qui fait par vanit ce que la courtisane fait par cupidit; cest un tre qui fait le fort pour cacher sa faiblesse, qui fait semblant de tout mpriser pour secouer le poids du mpris public, qui essaie dcraser la foule pour faire oublier quelle sabaisse et rampe devant chacun en particulier; cest un mlange daudace et de lchet, de bravade tmraire et de terreur secrte... Dieu ne plaise que japplique ce portrait dans toute sa rigueur aucune personne de votre connaissance! Clio mme, je ne le ferais pas sans restriction. Mais je dis que la plupart des artistes qui cherchent le succs sans conscience et sans recueillement sont un peu dans la voie de la courtisane sans le savoir; ils feignent de mpriser le jugement dautrui, et ils nont travaill toute leur vie qu lobtenir favorable; ils ne sont si irrits de manquer leur triomphe que parce que le triomphe a t leur unique mobile. Sils aimaient leur art pour lui-mme, ils seraient plus calmes et ne feraient pas dpendre leurs progrs dun peu plus ou moins de blme ou dloge. Les courtisanes affectent de mpriser la vertu quelles envient. Les artistes dont je parle affectent de se suffire eux-mmes, prcisment parce quils se sentent mal avec eux-mmes. Clio Floriani est le fils dune vraie, dune grande artiste. Il na pas voulu suivre les traditions de sa mre, il en est trop cruellement puni! Dieu veuille quil profite de la leon, quil ne se laisse point abattre, et quil se remette ltude sans dgot et sans colre! Voulez-vous que jaille le trouver de votre part, Madame, et que je linvite souper chez vous au sortir du spectacle? Il doit avoir besoin de consolation, et ce serait gnreux vous de le traiter dautant mieux quil est plus malheureux. Nous voici au finale. Jai mes entres sur le thtre, jy vais et je vous lamne.Non, Salentini, rpondit la duchesse. Je ne comptais point souper ce soir, et, si vous voulez prolonger la veille, vous allez venir prendre du th avec moi et le marquis... dont la somnolence opinitre nous laisse le champ libre pour causer. Il me semble que nous avons beaucoup de choses nous dire... propos de Clio Floriani prcisment. Celui-ci serait de trop dans notre entretien, pour moi comme pour vous.

Elle accompagna ces paroles dun regard plein de langueur et de passion, et se leva pour prendre mon bras; mais jesquivai cet honneur en me plaant derrire son sigisbe. Cette femme, qui naimait les jeunes talents que dans la prvision du succs, et qui les abandonnait si lestement quand ils avaient chou en public, me devenait odieuse tout dun coup; elle me faisait leffet de ces enfants mchants et stupides qui poursuivent le ver luisant dans les herbes, qui le saisissent, le rchauffent et ladmirent tant que le phosphore lillumine, puis lcrasent quand le toucher de leur main indiscrte la priv de sa lumire. Parfois ils le torturent pour le ranimer, mais le pauvre insecte steint de plus en plus. Alors on le tue: il ne jette plus dclat, il ne brille plus, il nest plus bon rien. Pauvre Clio! pensais-je, quas-tu fait de ton phosphore? Rentre dans la terre, ou crains quon ne marche sur toi... Mais coup sr ce nest pas moi qui profiterai du tte--tte quon tavait mnag pour cette nuit en cas dovation. Jai encore un peu de phosphore, et je veux le garder.Eh bien, dit la duchesse dun ton imprieux, vous ne venez pas?Pardon, Madame, rpondis-je, je veux aller saluer Mlle Boccaferri dans sa loge. Elle na pas eu plus de succs ce soir que les autres fois, et elle nen chantera pas moins bien demain. Jaime beaucoup porter le tribut de mon admiration aux talents ignors ou mconnus qui restent eux-mmes et se consolent de lindiffrence de la foule par la sympathie de leurs amis et la conscience de leur force. Si je rencontre Clio Floriani, je veux faire connaissance avec lui. Me permettez-vous de me recommander de Votre Seigneurie? Nous sommes tous deux vos protgs.

La duchesse brisa son ventail et sortit sans me rpondre. Je sentis que sa souffrance me faisait mal; mais ctait le dernier tressaillement de mon cur pour elle. Je mlanai dans les couloirs qui menaient au thtre, rsolu, en effet, porter mon hommage Ccilia Boccaferri.

3CciliaMais il tait crit au livre de ma destine que je retrouverais Clio sur mon chemin. Japproche de la loge de Ccilia, je frappe, on vient mouvrir: au lieu du visage doux et mlancolique de la cantatrice, cest la figure enflamme du dbutant qui maccueille dun regard mfiant et de cette parole insolente:Que voulez-vous, Monsieur?Je croyais frapper chez la signora Boccaferri, rpondis-je; elle a donc chang de loge?Non, non, cest ici! me cria la voix de Ccilia. Entrez, signor Salentini, je suis bien aise de vous voir.

Jentrai, elle quittait son costume derrire un paravent. Clio se rassit sur le sofa; sans me rien dire, et mme sans daigner faire la moindre attention ma prsence, il reprit son discours au point o je lavais interrompu. vrai dire, ce discours ntait quun monologue. Il procdait mme uniquement par exclamations et maldictions, donnant au diable ce lourd et stupide parterre dAllemands, ces buveurs, aussi froids que leur bire, aussi incolores que leur caf. Les loges ntaient pas mieux traites.Je sais que jai mal chant et encore plus mal jou, disait-il la Boccaferri, comme pour rpondre une objection quelle lui aurait faite avant mon arrive; mais soyez donc inspir devant trois ranges de sots diplomates et daffreuses douairires! Maudite soit lide qui ma fait choisir Vienne pour le thtre de mes dbuts! Nulle part les femmes ne sont si laides, lair si pais, la vie si plate et les hommes si btes! En bas, des abrutis qui vous glacent; en haut, des monstres qui vous pouvantent! Par tous les diables! jai t la hauteur de mon public, cest--dire insipide et dtestable!La navet de ce dpit me rconcilia avec Clio. Je lui dis quen qualit dItalien et de compatriote, je rclamais contre son arrt, que je ne lavais point cout froidement, et que javais protest contre la rigueur du public.

cette ouverture, il leva la tte, me regarda en face, et, venant moi la main ouverte:Ah! oui! dit-il, cest vous qui tiez lavant-scne, dans la loge de la duchesse de... Vous mavez soutenu, je lai remarqu; Ccilia Boccaferri, ma bonne camarade, y a fait attention aussi... Cette haridelle de duchesse, elle aussi ma abandonn! mais vous luttiez jusquau dernier moment. Eh bien, touchez l; je vous remercie. Il parat que vous tes artiste aussi, que vous avez du talent, du succs? Cest bien de vouloir garantir et consoler ceux qui tombent! cela vous portera bonheur!Il parlait si vite, il avait un accent si rsolu, une cordialit si spontane, que, bien que choqu de lexpression de corps de garde applique la duchesse, mes rcentes amours, je ne pus rsister ses avances, ni rester froid ltreinte de sa main. Jai toujours jug les gens ce signe. Une main froide me gne, une main humide me rpugne, une pression saccade mirrite, une main qui ne prend que du bout des doigts me fait peur; mais une main souple et chaude, qui sait presser la mienne bien fort sans la blesser, et qui ne craint pas de livrer une main virile le contact de sa paume entire, minspire une confiance et mme une sympathie subite. Certains observateurs des varits de lespce humaine sattachent au regard, dautres la forme du front, ceux-ci la qualit de la voix, ceux-l au sourire, dautres enfin lcriture, etc. Moi, je crois que tout lhomme est dans chaque dtail de son tre, et que toute action ou aspect de cet tre est un indice rvlateur de sa qualit dominante. Il faudrait donc tout examiner, si on en avait le temps; mais, ds labord, javoue que je suis pris ou repouss par la premire poigne de main.

Je massis auprs de Clio, et tchai de le consoler de son chec en lui parlant de ses moyens et des parties incontestables de son talent.

Ne me flattez pas, ne mpargnez pas, scria-t-il avec franchise. Jai t mauvais, jai mrit de faire naufrage; mais ne me jugez pas, je vous en supplie, sur ce misrable dbut. Je vaux mieux que cela. Seulement je ne suis pas assez vieux pour tre bon froid. Il me faut un auditoire qui me porte, et jen ai trouv un ce soir qui, ds le commencement, na fait que me supporter. Jai t froiss et contrari avant lpreuve, au point dentrer en scne puis et frapp dun sombre pressentiment. La colre est bonne quelquefois, mais il la faut simultane lopration de la volont. La mienne ntait pas encore assez refroidie, et elle ntait plus assez chaude: jai succomb. ma pauvre mre! si tu avais t l, tu maurais lectris par ta prsence, et je naurais pas t indigne de la gloire de porter ton nom! Dors bien sous tes cyprs, chre sainte! Dans ltat o me voici, cest la premire fois que je me rjouis de ce que tes yeux sont ferms pour moi!Une grosse larme coula sur la joue ardente du beau Clio. Sa sincrit, ce retour enthousiaste vers sa mre, son expansion devant moi, effaaient le mauvais effet de son attitude sur la scne. Je me sentis attendri, je sentis que je laimais. Puis, en voyant de prs combien sa beaut tait vraie, son accent pntrant et son regard sympathique, je pardonnai la duchesse de lavoir aim deux jours; je ne lui pardonnai pas de ne plus laimer.

Il me restait savoir sil tait aim aussi de Ccilia Boccaferri. Elle sortit de sa toilette et vint sasseoir entre nous deux, nous prit la main lun et lautre, et, sadressant moi:Cest la premire fois que je vous serre la main, dit-elle, mais cest de bon cur. Vous venez consoler mon pauvre Clio, mon ami denfance, le fils de ma bienfaitrice, et cest presque une sur qui vous en remercie. Au reste, je trouve cela tout simple de votre part; je sais que vous tes un noble esprit, et que les vrais talents ont la bont et la franchise en partage... coute, Clio, ajouta-t-elle, comme frappe dune ide soudaine, va quitter ton costume dans ta loge, il est temps: moi, jai quelques mots dire M. Salentini. Tu reviendras me prendre, et nous partirons ensemble.

Clio sortit sans hsiter et dun air de confiance absolue. tait-il sr, ce point, de la fidlit de sa matresse?... ou bien ntait-il pas lamant de Ccilia? Et pourquoi laurait-il t? pourquoi en avais-je la pense, lorsque ni elle ni lui ne lavaient peut-tre jamais eue?Tout cela sagitait confusment et rapidement dans ma tte. Je tenais toujours la main de Ccilia dans la mienne, je ly avais garde; elle ne paraissait pas le trouver mauvais. Jinterrogeais les fibres mystrieuses de cette petite main, assez ferme, lgrement attidie et particulirement calme, tout en plongeant dans les yeux noirs, grands et graves de la cantatrice; mais lil et la main dune femme ne se pntrent pas si aisment que ceux dun homme. Ma science dobservation et ma dlicatesse de perceptions mont souvent trahi ou clair selon le sexe.

Par un mouvement trs naturel pour relever son chle, la Boccaferri me retira sa main ds que nous fmes seuls, mais sans dtourner son regard du mien.Monsieur Salentini, dit-elle, vous faites la cour la duchesse de... et vous avez t jaloux de Clio; mais vous ne ltes plus, nest-ce pas? vous sentez bien que vous navez pas sujet de ltre.Je ne suis pas du tout certain que je neusse pas sujet dtre jaloux de Clio, si je faisais la cour la duchesse, rpondis-je en me rapprochant un peu de la Boccaferri; mais je puis vous jurer que je ne suis pas jaloux, parce que je naime pas cette femme.

Ccilia baissa les yeux, mais avec une expression de dignit et non de trouble.Je ne vous demande pas vos secrets, dit-elle, je nai pas cette indiscrtion. Rien l-dedans ne peut exciter ma curiosit; mais je vous parle franchement. Je donnerais ma vie pour Clio; je sais que certaines femmes du monde sont trs dangereuses. Je lai vu avec peine aller chez quelques-unes, jai prvu que sa beaut lui serait funeste, et peut-tre son malheur daujourdhui est-il le rsultat de quelques intrigues de coquettes, de quelques jalousies fomentes dessein... Vous connaissez le monde mieux que moi; mais jy vais quelquefois chanter, et jobserve sans en avoir lair. Eh bien, jai vu ce soir Clio chut par des gens qui lui promettaient chaudement hier de lapplaudir, et jai cru comprendre certains petits drames dans les loges qui nous avoisinaient. Jai remarqu aussi votre gnrosit, jen ai t vivement touche. Clio, depuis le peu de temps quil est Vienne, sest dj fait des ennemis. Je ne suis pas en position de len prserver; mais, lorsque loccasion se prsente pour moi de lui assurer et de lui conserver une noble amiti, je ne veux pas la ngliger. Clio na point aspir plaire la duchesse; voil tout ce que javais vous dire, signor Salentini, et ce que je puis vous affirmer sur lhonneur, car Clio na point de secrets pour moi, et je lai interrog sur ce point-l, il ny a quun instant, comme vous entriez ici. Chacun sait plus ou moins la figure que tche de ne pas faire un homme qui trouve occupe la place quil venait pour conqurir. Je fis de mon mieux pour que mon dsappointement ne part pas.Bonne Ccilia, rpondis-je, je vous dclare que cela me serait parfaitement gal, et je permets Clio dtre aujourdhui ou de ne jamais tre lamant de la duchesse, sans que cela change rien ma sympathie pour lui, mon impartialit comme dilettante, mon zle comme ami. Oui, je serai son ami de bon cur, puisquil est le vtre, car vous tes une des personnes que jestime le plus. Vous lavez compris, vous, puisque vous venez de me livrer sans dtour le secret de votre cur, et je vous en remercie.Le secret de mon cur! dit la Boccaferri dun ton de sincrit qui me ptrifia. Quel secret?tes-vous donc distraite ce point que vous mayez dit, sans le savoir, votre amour pour Clio; ou que vous layez dj oubli?La Boccaferri se mit rire. Ctait la premire fois que je la voyais rire, et le rire est aussi un indice tudier. Sa figure grave et rserve ne semblait pas faite pour la gaiet, et pourtant cet clair denjouement lclaira dune beaut que je ne lui connaissais pas. Ctait le rire franc, bref et harmonieusement rythm dune petite fille panouie et bonne.Oui, oui, dit-elle, il faut que je sois bien distraite pour mtre exprime comme je lai fait sur le compte de Clio, sans songer que vous alliez prendre le change et me supposer amoureuse de lui... mais quimporte? Il y aurait de la pdanterie de ma part men dfendre, lorsque cela doit vous paratre trs naturel et trs indiffrent.Trs naturel... cest possible... Trs indiffrent... cest possible encore; mais je vous prie cependant de vous expliquer.Et je pris le bras de Ccilia avec une brusquerie involontaire dont je me repentis tout coup, car elle me regarda dun air tonn, comme si je venais de la prserver dune brlure ou dune araigne. Je me calmai aussitt et jajoutai:Je tiens savoir si je suis assez votre ami pour que vous mayez confi votre secret, ou si je le suis assez peu pour quil vous soit indiffrent, vous, de ntre pas connue de moi. Ni lun ni lautre, rpondit-elle. Si javais un tel secret, javoue que je ne vous le confierais pas sans vous connatre et vous prouver davantage; mais, nayant point de secret, jaime mieux que vous me connaissiez telle que je suis. Je vais vous expliquer mon dvouement pour Clio, et dabord je dois vous dire que Clio a deux surs et un jeune frre pour lesquels je me dvouerais encore davantage, parce quils pourraient avoir plus besoin que lui des services et de la sollicitude dune femme. Oh! oui, si javais un sort indpendant, je voudrais consacrer ma vie remplacer la Floriani auprs de ses enfants, car ltre que jaime de passion et denthousiasme, cest un nom, cest une morte, cest un souvenir sacr, cest la grande et bonne Lucrezia Floriani!Je pensai, malgr moi, la duchesse, qui, une heure auparavant, avait motiv son engouement pour Clio par une ancienne relation damiti avec sa mre. La duchesse avait trente ans comme la Boccaferri. La Floriani tait morte quarante, absolument retire du thtre et du monde depuis douze ou quatorze ans... Ces deux femmes lavaient-elles beaucoup connue? Je ne sais pourquoi cela me paraissait invraisemblable. Je craignais que le nom de Floriani ne servt mieux Clio auprs des femmes quauprs du public.

Je ne sais si mon doute se peignit sur mes traits, ou si Ccilia alla naturellement au-devant de mes objections, car elle ajouta sans transition: Et pourtant je ne lai vue, dans toute ma vie, que cinq ou six fois, et notre plus longue intimit a t de quinze jours, lorsque jtais encore une enfant.

Elle fit une pause; je ne rompis point le silence; je lobservais. Il y avait comme un embarras douloureux en elle; mais elle reprit bientt:Je souffre un peu de vous dire pourquoi mon cur a vou un culte cette femme, mais je prsume que je nai rien de neuf vous apprendre l-dessus. Mon pre... vous savez, est un homme excellent, une me ardente, gnreuse, une intelligence suprieure... ou plutt vous ne savez gure cela; ce que vous savez comme tout le monde, cest quil a toujours vcu dans le dsordre, dans lincurie, dans la misre. Il tait trop aimable pour navoir pas beaucoup damis; il en faisait tous les jours, parce quil plaisait, mais il nen conserva jamais aucun, parce quil tait incorrigible, et que leurs secours ne pouvaient le gurir de son imprvoyance et de ses illusions. Lui et moi nous devons de la reconnaissance tant de gens, que la liste serait trop longue; mais une seule personne a droit, de notre part, une ternelle adoration. Seule entre tous, seule au monde, la Floriani ne se rebuta pas de nous sauver tous les ans... quelquefois plus souvent. Inpuisable en patience, en tolrance, en comprhension, en largesse, elle ne mprisa jamais mon pre, elle ne lhumilia jamais de sa piti ni de ses reproches. Jamais ce mot amer et cruel ne sortit de ses lvres: Ce pauvre homme avait du mrite; la misre la dgrad. Non! la Floriani disait: Jacopo Boccaferri aura beau faire, il sera toujours un homme de cur et de gnie! Et ctait vrai; mais, pour comprendre cela, il fallait tre la pauvre fille de Boccaferri ou la grande artiste Lucrezia.

Pendant vingt ans, cest--dire depuis le jour o elle le rencontra jusqu celui o elle cessa de vivre, elle le traita comme un ami dont on ne doute point. Elle tait bien sre, au fond du cur, que ses bienfaits ne lenrichiraient pas; et que chaque dette criante quelle acquittait ferait natre dautres dettes semblables. Elle continua; elle ne sarrta jamais. Mon pre navait quun mot lui crire, largent arrivait point, et avec largent la consolation, le bienfait de lme, quelques lignes si belles, si bonnes! Je les ai tous conservs comme des reliques, ces prcieux billets. Le dernier disait: Courage, mon ami, cette fois-ci la destine vous sourira, et vos efforts ne seront pas vains, jen suis sre. Embrassez pour moi la Ccilia, et comptez toujours sur votre vieille amie.Voyez quelle dlicatesse et quelle science de la vie! Ctait bien la centime fois quelle lui parlait ainsi. Elle lencourageait toujours; et, grce elle, il entreprenait toujours quelque chose. Cela ne durait point et creusait de nouveaux abmes; mais, sans cela, il serait mort sur un fumier, et il vit encore, il peut encore se sauver... Oui, oui, la Floriani ma lgu son courage... Sans elle, jaurais peut-tre moi-mme dout de mon pre; mais jai toujours foi en lui, grce elle! Il est vieux, mais il nest pas fini. Son intelligence et sa fiert nont rien perdu de leur nergie. Je ne puis le rendre riche comme il le faudrait un homme dune imagination si fconde et si ardente; mais je puis le prserver de la misre et de labattement. Je ne le laisserai pas tomber; je suis forte!La Boccaferri parlait avec un feu extraordinaire, quoique ce feu ft encore contenu par une habitude de dignit calme.

Elle se transformait mes yeux, ou plutt elle me rvlait ces trsors de lme que javais toujours pressentis en elle. Je pris sa main trs franchement cette fois, et je la baisai sans arrire-pense.Vous tes une noble crature, lui dis-je, je le savais bien, et je suis fier de leffort que vous daignez faire pour mavouer cette grandeur que vous cachez aux yeux du monde, comme les autres cachent la honte de leur petitesse. Parlez, parlez encore; vous ne pouvez pas savoir le bien que vous me faites, moi qui suis n pour croire et pour aimer, mais que le monde extrieur contriste et alarme perptuellement.Mais je nai plus rien vous dire, mon ami. La Floriani nest plus, mais elle est toujours vivante dans mon cur. Son fils an commence la vie et tte le terrain de la destine dun pied hasardeux, tmraire peut-tre. Est-ce moi de douter de lui? Ah! quil soit ambitieux, imprudent, impuissant mme dans les arts, quil se trompe mille fois, quil devienne coupable envers lui-mme, je veux laimer et le servir comme si jtais sa mre. Je puis bien peu de chose, je ne suis presque rien; mais ce que je peux, ce que je suis, jen voudrais faire le marchepied de sa gloire, puisque cest dans la gloire quil cherche son bonheur. Vous voyez bien, Salentini, que je nai pas ici lamour en tte. Jai lesprit et le cur forcment srieux, et je nai pas de temps perdre, ni de puissance dpenser pour la satisfaction de mes fantaisies personnelles.Oh! oui, je vous comprends, mcriai-je, une vie toute dabngation et de dvouement! Si vous tes au thtre, ce nest point pour vous. Vous naimez pas le thtre, vous! cela se voit, vous naspirez pas au succs. Vous ddaignez la gloriole; vous travaillez pour les autres.Je travaille pour mon pre, reprit-elle, et cest encore grce la Floriani que je peux travailler ainsi. Sans elle, je serais reste ce que jtais, une pauvre petite ouvrire la journe, gagnant peine un morceau de pain pour empcher son pre de mendier dans les mauvais jours. Elle mentendit une fois par hasard, et trouva ma voix agrable. Elle me dit que je pouvais chanter dans les salons, mme au thtre, les seconds rles. Elle me donna un professeur excellent; je fis de mon mieux. Je ntais dj plus jeune, javais vingt-six ans, et javais dj beaucoup souffert; mais je naspirais point au premier rang, et cela fit que je parvins rapidement pouvoir occuper le second. Javais lhorreur du thtre. Mon pre y travaillant comme acteur, comme dcorateur, comme souffleur mme (il y a rempli tous les emplois, selon les jeux du hasard et de la fortune), je connaissais de bonne heure cette sentine dimpurets o nulle fille ne peut se prserver de souillure, moins dtre une martyre volontaire. Jhsitai longtemps; je donnais des leons, je chantais dans les concerts; mais il ny avait l rien dassur. Je manque daudace, je nentends rien lintrigue. Ma clientle, fort borne et fort modeste, mchappait tout moment. La Floriani mourut presque subitement. Je sentis que mon pre navait plus que moi pour appui. Je franchis le pas, je surmontai mon aversion pour ce contact avec le public, qui viole la puret de lme et fltrit le sanctuaire de la pense. Je suis actrice depuis trois ans, je le serai tant quil plaira Dieu. Ce que je souffre de cette contrainte de tous mes gots, de cette violation de tous mes instincts, je ne le dis personne. quoi bon se plaindre? chacun na-t-il pas son fardeau? Jai la force de porter le mien: je fais mon mtier en conscience. Jaime lart, je mentirais si je navouais pas que je laime de passion; mais jaurais aim cultiver le mien dans des conditions toutes diffrentes. Jtais ne pour tenir lorgue dans un couvent de nonnes et pour chanter la prire du soir aux chos profonds et mystrieux dun clotre. Quimporte? ne parlons plus de moi, cest trop!La Boccaferri essuya rapidement une larme furtive et me tendit la main en souriant. Je me sentis hors de moi. Mon heure tait venue: jaimais!4FlnerieElle stait leve pour partir; elle ramena son chle sur ses paules. Elle tait mal mise, affreusement mise, comme une actrice pauvre et fatigue, qui sest dbarrasse la hte de son costume et qui senveloppe avec joie dune robe de chambre chaude et ample pour sen aller pied par les rues. Elle avait un voile noir trs fan sur la tte et de gros souliers aux pieds, parce que le temps tait la pluie. Elle cachait ses jolies mains (je me rappelle ce dtail exactement) dans de vilains gants tricots. Elle tait trs ple, mme un peu jaune, comme jai remarqu depuis quelle le devenait quand on la forait remuer la cendre qui couvrait le feu de son me. Probablement elle et t moins belle que laide pour tout autre que moi en ce moment-l.

Eh bien! je la trouvai, pour la premire fois de ma vie, la plus belle femme que jeusse encore contemple. Et elle ltait, en effet, jen suis certain. Ce mlange de dsespoir et de volont, de dgot et de courage, cette abngation complte dans une nature si nergique, et par consquent si capable de goter la vie avec plnitude, cette flamme profonde, cette mmoire endolorie, voiles par un sourire de douceur nave, la faisaient resplendir mes yeux dun clat singulier. Elle tait devant moi comme la douce lumire dune petite lampe quon viendrait dallumer dans une vaste glise. Dabord ce nest quune tincelle dans les tnbres, et puis la flamme salimente, la clart spure, lil shabitue et comprend, tous les objets silluminent peu peu. Chaque dtail se rvle sans que lensemble perde rien de sa lucidit transparente et de son austrit mlancolique. Au premier moment, on net pu marcher sans se heurter dans ce crpuscule, et puis voil quon peut lire cette lampe du sanctuaire et que les images du temple se colorent et flottent devant vous comme des tres vivants. La vue augmente chaque seconde comme un sens nouveau, perfectionn, satisfait, idalis, par ce suave aliment dune lumire pure, gale et sereine.

Cette mtaphore, longue dire, me vint rapide et complte dans la pense. Comme un peintre que je suis, je vis le symbole avec les yeux de limagination en mme temps que je regardais la femme avec les yeux du sentiment. Je mlanai vers elle, je lentourai de mes bras, en mcriant follement:Fiat lux! aimons-nous, et la lumire sera.

Mais elle ne me comprit pas, ou plutt elle nentendit pas mes sottes paroles. Elle coutait un bruit de voix dans la loge voisine.

Ah! mon Dieu! me dit-elle, voici mon pre qui se querelle avec Clio! allons vite les distraire. Mon pre sort du caf. Il est trs anim cette heure-ci, et Clio nest gure dispos entendre une thorie sur le nant de la gloire. Venez, mon ami!Elle sempara de mon bras, et courut la loge de Clio. Il devait se passer bien du temps avant que loccasion de lui dire mon amour se retrouvt.

Le vieux Boccaferri tait fort dbraill et moiti ivre, ce qui lui arrivait toujours quand il ne ltait pas tout fait. Clio, tout en se lavant la figure avec de la pte de concombre, frappait du pied avec fureur.Oui, disait Boccaferri, je te le rpterai quand mme tu devrais mtrangler. Cest ta faute; tu as t mauvais, archimauvais! Je te savais bien mauvais, mais je ne te croyais pas encore capable dtre aussi mauvais que tu las t ce soir!Est-ce que je ne le sais pas que jai t mauvais, mauvais ivrogne que vous tes? scria Clio en roulant sa serviette convulsivement pour la lancer la figure du vieillard; mais, en voyant paratre Ccilia, il attnua ce mouvement dramatique, et la serviette vint tomber nos pieds. Ccilia, reprit-il, dlivre-moi de ton flau de pre; ce vieux fou mapporte le coup de pied de lne. Quil me laisse tranquille, ou je le jette par la fentre!Cette violence de Clio sentait si fort le cabotin, que jen fus rvolt; mais la paisible Ccilia nen parut ni surprise ni mue. Comme une salamandre habitue traverser le feu, comme un nautonier familiaris avec la tempte, elle se glissa entre les deux antagonistes, prit leurs mains et les fora se joindre en disant:Et pourtant vous vous aimez! si mon pre est fou ce soir, cest de chagrin; si Clio est mchant, cest quil est malheureux, mais il sait bien que cest son malheur qui fait draisonner son vieil ami.

Boccaferri se jeta au cou de Clio, et, le pressant dans ses bras:Le ciel mest tmoin, scria-t-il, que je taime presque autant que ma propre fille!Et il se mit pleurer. Ces larmes venaient la fois du cur et de la bouteille. Clio haussa les paules tout en lembrassant.Cest que, vois-tu, reprit le vieillard, toi, ta mre, tes surs, ton jeune frre... je voudrais vous placer dans le ciel, avec une aurole, une couronne dclairs au front, comme des dieux!... Et voil que tu fais un fiasco orribile pour ne mavoir pas consult!Il draisonna pendant quelques minutes, puis ses ides sclaircirent en parlant. Il dit dexcellentes choses sur lamour de lart, sur la personnalit mal entendue qui nuit celle du talent. Il appelait cela la personnalit de la personne. Il sexprima dabord en termes heurts, bizarres, obscurs; mais, mesure quil parlait, livresse se dissipait: il devenait extraordinairement lucide, il trouvait mme des formes agrables pour faire accepter sa critique au rcalcitrant Clio. Il lui dit peu prs les mmes choses, quant au fond, que javais dites la duchesse; mais il les dit autrement et mieux. Je vis quil pensait comme moi, ou plutt que je pensais comme lui, et quil rsumait devant moi ma propre pense. Je navais jamais voulu faire attention aux paroles de ce vieillard, dont le dsordre me rpugnait. Je maperus ce soir-l quil avait de lintelligence, de la finesse, une grande science de la philosophie de lart, et que, par moments il trouvait des mots quun homme de gnie net pas dsavous.

Clio lcoutait loreille basse, se dfendant mal, et montrant, avec la navet gnreuse qui lui tait propre, quil tait convaincu en dpit de lui-mme. Lheure scoulait, on teignait jusque dans les couloirs, et les portes du thtre allaient se fermer. Boccaferri tait partout chez lui. Avec cette admirable insouciance qui est une grce dtat pour les dbauchs, il et couch sur les planches ou bavard jusquau jour sans saviser de la fatigue dautrui plus que de la sienne propre. Ccilia le prit par le bras pour lemmener, nous dit adieu dans la rue, et je me trouvai seul avec Clio, qui, se sentant trop agit pour dormir, voulut me reconduire jusqu mon domicile.Quand je pense, me disait-il, que je suis invit souper ce soir dans dix maisons, et qu lheure quil est, toutes mes connaissances sont censes me chercher pour me consoler! Mais personne ne simpatiente aprs moi, personne ne regrettera mon absence, et je nai pas un ami qui mait bien cherch, car jtais dans la loge de Ccilia, et, en ne me trouvant pas dans la mienne, on nessayait pas de savoir si jtais de lautre ct de la cloison. travers cette cloison maudite, jai entendu des mots qui devront me faire rflchir. Il est dj parti! Il est donc dsespr! Pauvre diable! Ma foi! je men vais. Je lui laisse ma carte. Jaime autant lavoir manqu ce soir, etc. Cest ainsi que mes bons et fidles amis se parlaient lun lautre. Et je me tenais coi, enchant de les entendre partir. Et votre duchesse! qui devait menvoyer prendre par son sigisbe avec sa voiture? Je nai pas eu la peine de refuser son th. Vous en tenez pour cette duchesse, vous? Vous avez grand tort; cest une dvergonde. Attendez davoir un fiasco dans votre art, et vous men direz des nouvelles. Au reste, celle-l ne ma pas tromp. Ds le premier jour, jai vu quelle faisait passer son monde sous la toise, et que, pour avoir les grandes entres chez elle, il fallait avoir son brevet de grand homme la main.Je ne sais, rpondis-je, si cest le dpit ou lhabitude qui vous rend cynique, Clio; mais vous ltes, et cest une tache en vous. quoi bon un langage si acerbe? Je ne voudrais pas qualifier de dvergonde une femme dont jaurais me plaindre. Or, comme je nai pas ce droit-l, et que je ne suis pas amoureux de la duchesse le moins du monde, je vous prie den parler froidement et poliment devant moi; vous me ferez plaisir, et je vous estimerai davantage.coutez, Salentini, reprit vivement Clio, vous tes prudent, et vous louvoyez travers le monde comme tant dautres. Je ne crois pas que vous ayez raison; du moins ce nest pas mon systme. Il faut tre franc pour tre fort, et moi, je veux exercer ma force tout prix. Si vous ntes pas lamant de la duchesse, cest que vous ne lavez pas voulu, car, pour mon compte, je sais que je laurais t, si cela et t de mon got. Je sais ce quelle ma dit de vous au premier mot de galanterie que je lui ai adress (et je le faisais par manire damusement, par curiosit pure, je vous latteste): je regardais une jolie esquisse que vous avez faite daprs elle et quelle a mise, richement encadre, dans son boudoir. Je trouvais le portrait flatt, et je le lui disais, sans quelle sen doutt, en insinuant que cette noble interprtation de sa beaut ne pouvait avoir t trouve que par lamour. Parlez plus bas, me rpondit-elle dun air de mystre. Jai bien du mal tenir cet homme-l en bride. On sonna au mme instant. Ah! mon Dieu! dit-elle, cest peut-tre lui qui force ma porte; sortons dici. Je ne veux pas vous faire un ennemi, la veille de dbuter. Oui, oui, rpondis-je ironiquement; vous tes si bonne pour moi, que vous le rendriez heureux rien que pour me prserver de sa haine. Elle crut que ctait une dclaration, et, marrtant sur le seuil de son boudoir: Que dites-vous l? scria-t-elle; si vous ne craignez rien pour vous, je ne crains pour moi que lennui quil me cause. Quil vienne, quil se fche, restons! Ctait charmant, nest-ce pas, monsieur Salentini? mais je ne restai point. Jattendais cette belle dame lpreuve de mon succs ou de ma chute. Si vous voulez venir avec moi chez elle, nous rirons. Tenez, voulez-vous?Non, Clio; ce nest pas avec les femmes que je veux faire de la force; les coquettes surtout nen valent pas la peine. Lironie du dpit les flatte plus quelle ne les mortifie. Ma vengeance, si vengeance il y a, cest la plus grande srnit dme dans ma conduite avec celle-ci dsormais.Allons, vous tes meilleur que moi. Il est vrai que vous navez pas t chut ce soir, ce qui est fort malsain, je vous jure, et crispe les nerfs horriblement; mais il me semble que vous tes un calmant pour moi. Ne trouvez pas le mot blessant: un esprit qui nous calme est souvent un esprit qui nous domine, et il se peut que le calme soit la plus grande des forces de la nature.Cest celle qui produit, lui dis-je. Lagitation, cest lorage qui drange et bouleverse.Comme vous voudrez, reprit-il; il y a temps pour tout, et chaque chose a son usage. Peut-tre que lunion de deux natures aussi opposes que la vtre et la mienne ferait une force complte. Je veux devenir votre ami, je sens que jai besoin de vous, car vous saurez que je suis goste et que je ne commence rien sans me demander ce qui men reviendra; mais cest dans lordre intellectuel et moral que je cherche mes profits. Dans les choses matrielles, je suis presque aussi prodigue et insouciant que le vieux Boccaferri, lequel serait le premier des hommes, si le genre humain ntait pas la dernire des races. Tenez, il a raison, ce Boccaferri, et javais tort de ne pas vouloir supporter son insolence tout lheure. Il ma dit la vrit. Jai perdu la partie parce que jtais au-dessous de moi-mme. L-dessus, jtais daccord avec lui; mais jai t au-dessous de mon propre talent et jai manqu dinspiration parce que jusquici jai fait fausse route. Un talent sain et dispos est toujours prt pour linspiration. Le mien est malade, et il faut que je le remette au rgime. Voil pourquoi je suivrai son conseil et ncouterai pas celui que votre politesse me donnait. Je ne tenterai pas une seconde preuve avant de mtre retremp. Il faut que je sois labri de ces dfaillances soudaines, et pour cela je dois envisager autrement la philosophie de mon art. Il faut que je revienne aux leons de ma mre, que je nai pas voulu suivre, mais que je garde crites en caractres sacrs dans mon souvenir. Ce soir, le vieux Boccaferri a parl comme elle, et la paisible Ccilia... cette froide artiste qui na jamais ni blme ni loge pour ce qui lentoure, oui, oui, la vieille Ccilia a gliss, comme point dorgue aux thories de son pre, deux ou trois mots qui mont fait une grande impression, bien que je naie pas eu lair de les entendre.Pourquoi lappelez-vous la vieille Ccilia, mon cher Clio? Elle na que bien peu dannes de plus que vous et moi.Oh! cest une manire de dire, une habitude denfance, un terme damiti, si vous voulez. Je lappelle mon vieux fer. Cest un sobriquet tir de son nom, et qui ne la fche pas. Elle a toujours t en avant de son ge, triste, raisonnable et prudente. Quand jtais enfant, jai jou quelquefois avec elle dans les grands corridors des vieux palais; elle me cdait toujours, ce qui me la faisait croire aussi vieille que ma bonne, quoiquelle ft alors une jolie fille. Nous ne nous sommes bien connus et rencontrs souvent que depuis la mort de ma mre, cest--dire depuis quelle est au thtre et que je suis sorti du nid o jai t couv si longtemps et avec tant damour. Jai dj pas mal couru le monde depuis deux ans. Jtais arrir en fait dexprience; jtais avide den acqurir, et je me suis dnou vite. Le furieux besoin que javais de vivre par moi-mme ma tourdi dabord sur ma douleur, car javais une mre telle quaucun homme nen a eu une semblable. Elle me portait encore dans son cur, dans son esprit, dans ses bras, sans sapercevoir que javais vingt-deux ans, et moi je ne men apercevais pas non plus, tant je me trouvais bien ainsi; mais elle partie pour le ciel, jai voulu courir, btir, possder sur la terre. Dj je suis fatigu, et jai encore les mains vides. Cest maintenant que je sens rellement que ma mre me manque; cest maintenant que je la pleure, que je crie aprs elle dans la solitude de mes penses... Eh bien! dans cette solitude effrayante toujours, navrante parfois pour un homme habitu lamour exclusif et passionn dune mre, il y a un tre qui me fait encore un peu de bien et auprs duquel je respire de toute la longueur de mon haleine, cest la Boccaferri. Voyez-vous, Salentini, je vais vous dire une chose qui vous tonnera; mais pesez-la, et vous la comprendrez: je naime pas les femmes, je les dteste, et je suis affreusement mchant avec elles. Jen excepte une seule, la Boccaferri, parce que, seule, elle ressemble par certains cts ma mre, la femme qui est cause de mon aversion pour toutes les autres; comprenez-vous cela?Parfaitement, Clio. Votre mre ne vivait que pour vous, et vous vous tiez habitu la socit dune femme qui vous aimait plus quelle-mme... Ah! vous ne savez pas qui vous parlez, Clio, et quelles souffrances tout opposes ce nom de mre rveille dans mon cur! Plus mon enfance a diffr de la vtre, mieux je vous comprends, enfant gt, insolent et beau comme le bonheur! Aussi tant qua dur votre virginale inexprience, vous avez cru que la femme tait lidal du dvouement, que lamour de la femme tait le bien suprme pour lhomme; enfin, quune femme ne servait qu nous servir, nous adorer, nous garantir, carter de nous le danger, le mal, la peine, le souci, et jusqu lennui, nest-ce pas?Oui, oui, cest cela, scria Clio en sarrtant et en regardant le ciel. Lamour dune femme, ctait, dans mon attente, la lumire splendide et palpitante dune toile qui ne dfaille et ne plit jamais. Ma mre maimait comme un astre verse le feu qui fconde. Auprs delle, jtais une plante vivace, une fleur aussi pure que la rose dont elle me nourrissait. Je navais pas une mauvaise pense, pas un doute, pas un dsir. Je ne me donnais pas la peine de vivre par moi-mme dans les moments o la vie et pu me fatiguer. Elle souffrait pourtant; elle mourait, ronge par un chagrin secret, et moi, misrable, je ne le voyais pas. Si je linterrogeais cet gard, je me laissais rassurer par ses rponses; je croyais son divin sourire... Je la tenais un matin inanime dans mes bras; je la rapportais dans sa maison la croyant vanouie... Elle tait morte, morte! et jembrassais son cadavre...

Clio sassit sur le parapet dun pont que nous traversions en ce moment-l. Un cri de dsespoir et de terreur schappa de sa poitrine, comme si une apparition et pass devant lui. Je vis bien que ce pauvre enfant ne savait pas souffrir. Je craignis que ce souvenir rveill et envenim par son rcent dsastre ne devnt trop violent pour ses nerfs; je le pris par le bras, je lemmenai.Vous comprenez, me dit-il en reprenant le fil de ses ides, comment et pourquoi je suis goste; je ne pouvais pas tre autrement, et vous comprenez aussi pourquoi je suis devenu haineux et colre aussitt quen cherchant lamour et lamiti dans le commerce de mes semblables, je me suis heurt et bris contre des gosmes pareils au mien. Les femmes que jai rencontres (et je commence croire que toutes sont ainsi) naiment quelles-mmes, ou, si elles nous aiment un peu, cest par rapport elles, cause de la satisfaction que nous donnons leurs apptits de vanit ou de libertinage. Que nous ne leur soyons plus bons rien, elles nous brisent et nous marchent sur la figure, et vous voudriez que jeusse du respect pour ces cratures ambitieuses ou sensuelles, qui remarquent que je suis beau et que je pourrais bien avoir de lavenir! Oh! ma mre met aim bossu et idiot! mais les autres!... Essayez, essayez dy croire, Salentini, et vous verrez!Mon cher Clio, vous avez raison en gnral; mais, en faveur des exceptions possibles, vous ne devriez pas tant vous hter de tout maudire. Moi qui nai jamais t gt, et qui nai encore t aim de personne, jespre encore, jattends toujours.Vous navez jamais t aim de personne?... Vous navez pas eu de mre?... ou la vtre ne valait pas mieux que vos matresses? Pauvre garon! En ce cas, vous avez toujours t seul avec vous-mme, et il ny a point de plus terrible tte--tte. Ah! je voudrais tre aimant, Salentini, je vous aimerais, car ce doit tre un grand bonheur que de pouvoir faire le bonheur dun autre!trange cur que vous tes, Clio! Je ne vous comprends pas encore; mais je veux vous connatre, car il me semble quen dpit de vos contradictions et de votre inconsquence, en dpit de votre prtention la haine, lgosme, la duret, il y a en vous quelque chose de lme qui vous a vers ses trsors.Quelque chose de ma mre? je ne le crois pas. Elle tait si humble dans sa grandeur, cette me incomparable, quelle craignait toujours de dtruire mon individualit en y substituant la sienne. Elle me dveloppait dans le sens que je lui manifestais, elle me prenait tel que je suis, sans se douter que je puisse tre mauvais. Ah! cest l aimer, et ce nest pas ainsi que nos matresses nous aiment, convenez-en.Comment se fait-il que, comprenant si bien la grandeur et la beaut du dvouement dans lamour, vous ne le sentiez pas vivre ou germer dans votre propre sein?Et vous, Salentini, rpondit-il en marrtant avec vivacit, que portez-vous ou que couvez-vous dans votre me? Est-ce le dvouement aux autres? non, cest le dvouement vous-mme, car vous tes artiste. Soyez sincre, je ne suis pas de ceux qui se paient des mots sonores vulgairement appels blagues de sentiment.Vous me faites trembler, Clio, lui dis-je, et, en me pntrant dun examen si froid, vous me feriez douter de moi-mme. Laissez-moi jusqu demain pour vous rpondre, car me voici ma porte, et je crains que vous ne soyez fatigu. O demeurez-vous, et quelle heure secouez-vous les pavots du sommeil?Le sommeil! encore une blague! rpondit-il; je suis toujours veill. Venez me demander djeuner aussitt que vous voudrez. Voil ma carte.

Il ralluma son cigare au mien, et sloigna.

5DpitJtais fatigu, et pourtant je ne pus dormir. Je comptai les heures sans russir rsumer les motions de ma soire et conclure avec moi-mme. Il ny avait quune chose certaine pour moi, cest que je naimais plus la duchesse, et que javais failli faire une lourde cole en mattachant elle; mais une me blesse cherche vite une autre blessure pour effacer celle qui mortifie lamour-propre, et jprouvais un besoin daimer qui me donnait la fivre. Pour la premire fois, je ntais plus le matre absolu de ma volont; jtais impatient du lendemain. Depuis douze heures, jtais entr dans une nouvelle phase de ma vie, et, ne me reconnaissant plus, je me crus malade.

Je ne lavais jamais t, ma sant avait fait ma force; je mtais dvelopp dans un quilibre inapprciable. Jeus peur en me sentant le pouls lgrement agit. Je sautai bas de mon lit; je me regardai dans une glace, et je me mis rire. Je rallumai ma lampe, je taillai un crayon, je jetai sur un bout de papier les ides qui me vinrent. Je fis une composition qui me plut, quoique ce ft une mauvaise composition. Ctait un homme assis entre son bon et son mauvais ange. Le bon ange tait distrait et comme pris de sollicitude pour un passant auquel le mauvais ange faisait des agaceries dans le mme moment. Entre ces deux anges, le personnage principal dlaiss, et ne comptant ni sur lun ni sur lautre, regardait en souriant une fleur qui personnifiait pour lui la nature. Cette allgorie navait pas le sens commun, mais elle avait une signification pour moi seul. Je me crus vainqueur de mon angoisse; je me recouchai, je massoupis, jeus le cauchemar: je rvai que jgorgeais Clio.

Je quittai mon lit dcidment, je mhabillai aux premires lueurs de laube; jallai faire un tour de promenade sur les remparts, et, quand le soleil fut lev, je gagnai le logis de Clio.

Clio ne stait pas couch, je le trouvai crivant des lettres.Vous navez pas dormi, me dit-il, et vous tes fatigu pour avoir essay de dormir? Jai fait mieux que vous; jai pass la nuit dehors. Quand on est excit, il faut sexciter davantage; cest le moyen den finir plus vite.Fi! Clio, dis-je en riant, vous me scandalisez.Il ny a pas de quoi, reprit-il, car jai pass la nuit sagement causer et crire avec la plus honnte des femmes.Qui? Mlle Boccaferri?Eh! pourquoi devinez-vous? Est-ce que... mais il serait trop tard, elle est partie.Partie!Ah! vous plissez? Tiens, tiens! je ne mtais pas aperu de cela; il est vrai que jtais tout plong en moi-mme hier soir. Mais coutez: en vous quittant cette nuit, jtais de fort mauvaise humeur contre vous. Jaurais caus encore deux heures avec plaisir, et vous me disiez daller me reposer, ce qui voulait dire que vous aviez assez de moi. Rsolu causer jusquau grand jour, nimporte avec qui, jallai droit chez le vieux Boccaferri. Je sais quil ne dort jamais de manire, mme quand il a bu, ne pas sveiller tout dun coup le plus honntement du monde et parfaitement lucide. Je vois de la lumire sa fentre, je frappe, je le trouve debout causant avec sa fille. Ils accourent moi, membrassent et me montrent une lettre qui tait arrive chez eux pendant la soire et quils venaient douvrir en rentrant. Ce que contenait cette lettre, je ne puis vous le dire, vous le saurez plus tard; cest un secret important pour eux, et jai donn ma parole de nen parler qui que ce soit. Je les ai aids faire leurs paquets; je me suis charg darranger ici leurs affaires avec le thtre; jai caus des miennes avec Ccilia, pendant que le vieux allait chercher une voiture. Bref, il y a une heure que je les y ai vus monter et sortir de la ville. prsent me voil rglant leurs comptes, en attendant que jaille la direction thtrale pour dgager la Ccilia de toutes poursuites. Ne me questionnez pas, puisque jai la bouche scelle; mais je vous prie de remarquer que je suis fort actif et fort joyeux ce matin, que je ne songe pas mnager la fracheur de ma voix, enfin que je fais du dvouement pour mes amis, ni plus ni moins quun simple picier. Que cela ne vous merveille pas trop! je suis obligeant, parce que je suis actif, et quau lieu de me coter, cela moccupe et mamuse, voil tout.Vous ne pouvez mme pas me dire vers quelle contre ils se dirigent!Pas mme cela. Cest bien cruel, nest-ce pas? Prenez-vous-en la Boccaferri, qui na pas fait dexception en votre faveur au silence quelle mimposait, tant les femmes sont ingrates et perverses!Javais cru que vous, vous faisiez une exception en faveur de Mlle Boccaferri dans vos anathmes contre son sexe?Parlons-nous srieusement? Oui, certes, elle est une exception, et je le proclame. Cest une femme honnte; mais pourquoi? Parce quelle nest point belle.Vous tes bien persuad quelle nest pas belle? repris-je avec feu; vous parlez comme un comdien, mais non comme un artiste. Moi, je suis peintre, je my connais, et je vous dis quelle est plus belle que la duchesse de..., qui a tant de rputation, et que la prima donna actuelle, dont on fait tant de bruit.

Je mattendais des plaisanteries ou des ngations de la part de Clio. Il ne me rpondit rien, changea de vtements, et memmena djeuner. Chemin faisant, il me dit brusquement:Vous avez parfaitement raison, elle est plus belle quaucune femme au monde. Seulement javais la mauvaise honte de le nier, parce que je croyais tre le seul men apercevoir.Vous parlez comme un possesseur, Clio, comme un amant.Moi! scria-t-il en tournant son visage vers le mien avec assurance, je ne le suis pas, je ne lai jamais t, et je ne le serai jamais!Do vient que vous ne dsirez pas ltre?De ce que je la respecte et veux laimer toujours, de ce quelle a t la protge de ma mre qui lestimait, de ce quelle est, aprs moi (et peut-tre autant que moi), le cur qui a le mieux compris, le mieux aim, le mieux pleur ma mre. Oh! ma vieille Ccilia, jamais! cest une tte sacre, et cest la seule tte portant un bonnet sur laquelle je ne voudrais pas mettre le pied.Toujours trange et inconsquent, Clio!... Vous reconnaissez quelle est respectable et adorable, et vous mprisez tant votre propre amour, que vous len prservez comme dune souillure! Vous ne pouvez donc que fltrir et dgrader ce que votre souffle atteint! Quel homme ou quel diable tes-vous? Mais, permettez-moi de vous le dire et demployer un des mots crus que vous aimez, ceci me parat de la blague, une prtention au mphistophlisme, que votre ge et votre exprience ne peuvent pas encore justifier. Bref, je ne vous crois pas. Vous voulez mtonner, faire le fort, linvincible, le satanique; mais, tout bonnement, vous tes un honnte jeune homme, un peu libertin, un peu taquin, un peu fanfaron... pas assez pourtant pour ne pas comprendre quil faut pouser une honnte fille quand on la sduite; et comme vous tes trop jeune ou trop ambitieux pour vous dcider si tt un mariage si modeste, vous ne voulez pas faire la cour Mlle Boccaferri.Plt au ciel que je fusse ainsi! dit Clio sans montrer dhumeur et sans regimber; je ne serais pas malheureux, et je le suis pourtant! Ce que je souffre est atroce... Ah! si jtais honnte et bon, je serais naf, jpouserais demain la Boccaferri, et jaurais une existence calme, range, charmante, dautant plus que ce ne serait peut-tre pas un mariage aussi modeste que vous croyez. Qui connat lavenir? Je ne puis mexpliquer l-dessus; mais sachez que, quand mme la Ccilia serait une riche hritire, pare dun grand nom, je ne voudrais pas devenir amoureux delle. coutez, Salentini, une grande vrit, bien niaise, un lieu commun: lamour des mauvaises femmes nous tue; lamour des femmes grandes et bonnes les tue. Nous naimons beaucoup que ce qui nous aime peu, et nous aimons mal ce qui nous aime bien. Ma mre est morte de cela, quarante ans, aprs dix annes de silence et dagonie.Cest donc vrai? je lavais entendu dire.Celui qui la tue vit encore. Je nai jamais pu lamener se battre avec moi. Je lai insult atrocement, et lui qui nest point un lche, tant sen faut, il a tout support plutt que de lever la main contre le fils de la Floriani... Aussi je vis comme un rprouv, avec une vengeance inassouvie qui fait mon supplice, et je nai pas le courage dassassiner lassassin de ma mre! Tenez, vous voyez en moi un nouvel Hamlet, qui ne pose pas la douleur et la folie, mais qui se consume dans le remords, dans la haine et dans la colre. Et pourtant, vous lavez dit, je suis bon: tous les gostes sont faciles vivre, tolrants et doux. Mais je suivrai lexemple dHamlet, je ne briserai point la ple Ophlia; quelle aille dans un clotre plutt! je suis trop malheureux pour aimer. Je nen ai plus le temps ni la force. Et puis Hamlet se complique en moi de passions encore vivantes; je suis ambitieux, personnel; lart, pour moi, nest quune lutte, et la gloire quune vengeance. Mon ennemi avait prdit que je ne serais rien, parce que ma mre mavait trop gt. Je veux lcraser dun clatant dmenti la face du monde. Quant la Boccaferri, je ne veux pas tre pour elle ce que cet homme maudit a t pour ma mre, et je le serais! Voyez-vous, il y a une fatalit! Les orages et les malheurs qui nous frappent dans notre enfance sattachent nous comme des furies, et, plus nous tchons de nous en prserver, plus nous sommes entrans, par je ne sais quel funeste instinct dimitation, les reproduire plus tard: le crime est contagieux. Linjustice et la folie, que jai dtestes chez lamant de ma mre, je les sens sveiller en moi ds que je commence aimer une femme. Je ne veux donc pas aimer, car, si je ntais pas la victime, je serais le bourreau.Donc vous avez peur aussi, quelquefois et votre insu, dtre la victime? Donc vous tes capable daimer?Peut-tre; mais jai vu, par lexemple de ma mre, dans quel abme nous prcipite le dvouement, et je ne veux pas tomber dans cet abme.Et vous ne croyez pas que lamour puisse tre soumis dautres lois qu cette diabolique alternative du dvouement mconnu et immol, ou de la tyrannie dlirante et homicide?Non!Pauvre Clio, je vous plains, et je vois que vous tes un homme faible et passionn. Je vous connais enfin: vous tes destin, en effet, tre victime ou bourreau; mais vous ne faites l le procs qu vous-mme, et le genre humain nest pas forcment votre complice.Ah! vous me mprisez, parce que vous avez meilleure opinion de vous-mme? scria Clio avec amertume; eh bien, attendons. Si vous