Upload
elisabeth-nilde
View
213
Download
1
Embed Size (px)
DESCRIPTION
Nouvelle par Marika Gallman
Citation preview
Elle ouvrit un œil furtif avant de le refermer aussitôt. Elle avait
entendu la porte. Cela ne pouvait signifier qu’une chose. Il n’était pas
loin. Et il allait recommencer.
Bien qu’elle ne l’ait pas aperçu, elle se remit à tirer frénétiquement
sur les liens qui entravaient ses membres, mais, comme lors de toutes
ses précédentes tentatives, ce fut peine perdue. Les attaches étaient
affreusement trop serrées, et elle n’avait plus la moindre force. Ses
efforts étaient vains. Elle ne parvenait qu’à s’entailler un peu plus les
poignets et les chevilles, et ce n’était pas une bonne idée, dans sa
position.
Elle sentit de l’air glacé fouetter sa joue gauche et résista au réflexe
d’ouvrir les yeux à nouveau. Il lui faisait peur. Très peur. Si elle avait
encore possédé en elle la force nécessaire, elle aurait hurlé. Mais elle
n’avait plus d’énergie. L’angoisse assourdissante qui avait battu à ses
tempes la première fois qu’elle l’avait entrevu avait fait place à de la
terreur froide, sans vigueur, morte.
Une main glacée s’empara de son bras, la faisant se raidir
complètement. Pas besoin de voir pour comprendre ce qui se passait.
Il se tenait là, juste à côté d’elle, sortant avec grand soin ses aiguilles
démesurées, les regardant amoureusement. Quelques secondes plus
tard, un petit tapotement à l’intérieur de son coude lui confirma les
faits, suivi du picotement de la tige métallique qui transperce la peau.
Les larmes se mirent à déborder de ses paupières closes, alors
incapables de lutter contre le flot qui voulait s’en échapper.
Puis elle sentit la vie s’en aller doucement de son corps, comme à
chaque fois. Si elle avait ouvert les yeux, elle aurait vu son sang la
quitter, aspiré par un des outils de torture de l’homme en noir. Elle
savait que, sous peu, son enveloppe charnelle lui semblerait être
comme détachée d’elle, grande étendue d’engourdissement qui lui
deviendrait étrangère. Du moins jusqu’à ce qu’il introduise la
deuxième aiguille. Celle qui faisait mal.
Depuis qu’elle était prisonnière, le rituel se déroulait
systématiquement de la même manière. Il entrait dans la vaste pièce
lugubre et dénuée de fenêtre, sans jamais parler, et allumait l’unique
bougie qui s’y trouvait. Alors que la flamme commençait à danser
contre les murs, il s’approchait d’elle et lui volait son sang. Toujours
un peu plus, sans dire un mot, sans la regarder. Puis, lorsqu’il était
satisfait de la quantité prélevée, il changeait d’instrument de torture, et
la brûlure s’installait là où le sang faisait défaut. La deuxième aiguille
lui injectait un liquide sombre qui — elle en était maintenant
persuadée — était de l’encre. Il enflammait ses veines et s’insinuait
jusqu’à son cerveau, rendant toute pensée cohérente impossible, court-
circuitant ses synapses à la douleur. Elle finissait toujours par
s’évanouir, au bout d’un temps qui variait selon ce que son corps était
encore capable d’endurer. Jamais elle ne voyait ce qui se passait
ensuite.
Au début de sa captivité, elle avait cherché à s’échapper. Vaines
tentatives. Elle restait clouée à ce lit, entravée par des attaches qui ne
lui laissaient aucune liberté de mouvement, privée de nourriture et de
boisson durant des jours. Ses forces l’avaient abandonnée peu à peu,
et, avec elles, l’espoir de pouvoir un jour s’évader de ce lieu de mort.
Elle avait ensuite tenté de lui parler à de nombreuses reprises. Cela
n’avait pas été plus utile. Il s’était montré sourd à toutes ses
supplications, à toutes les choses qu’elle lui avait promises s’il la
libérait, à tous ses pleurs. Il n’avait même jamais eu la décence de la
regarder dans les yeux. Enfin, jusqu’à quelques jours plus tôt. Et
depuis cet instant fatidique, elle les gardait résolument fermés dès
qu’elle l’entendait arriver. Lorsque les prunelles de celui qu’elle avait
surnommé le croque-mitaine en hommage aux contes que lui racontait
sa mère lorsqu’elle était enfant avaient croisé les siennes, le temps
s’était arrêté. Dans ces deux billes lugubres, puits profonds sans iris et
sans âme, elle avait lu toute la peur du monde, sans pouvoir
comprendre d’où provenait cette certitude. Elle avait détourné la tête
au plus vite, déterminée à ne plus jamais le regarder.
Lors d’un bref moment de lucidité, elle songea à sa famille, ses amis.
Son fiancé. Que s’étaient-ils dit quand elle avait disparu, un soir
d’automne ? Avaient-ils pensé qu’elle les avait abandonnés
lâchement ? Que la crainte d’une vie rangée l’avait effrayée au point
qu’elle s’évanouisse dans la nature sans laisser de traces ? Elle
espérait de tout son cœur que non, et que, quelque part derrière les
ténèbres qui étaient devenues son existence, quelqu’un la cherchait,
que quelqu’un viendrait la délivrer. Tous les engagements qui lui
avaient un jour fait peur lui paraissaient si dérisoires à côté de ce
qu’elle endurait en ce moment... Elle aurait voulu les serrer dans ses
bras. Leur dire qu’elle les aimait. Revoir un coucher de soleil. Danser
sous la pluie. Faire courir l’herbe sous ses pieds alors qu’elle…
Elle fut violemment tirée de sa rêverie en sentant l’aiguille quitter sa
chair et être remplacée par sa sœur noire. Elle se raidit, attendant la
douleur qui ne tarda pas à arriver. Et une chose étrange se produisit.
L’homme en noir posa une main glaciale sur son front fiévreux et, la
caressant doucement, amoureusement, murmura un simple mot.
« Bientôt ».
De surprise, ses yeux s’ouvrirent et elle fut happée dans un gouffre
sans fin. Elle se commença à gémir à son insu, frénétiquement, avant
que ses pleurs ne se transforment en cris, tandis que son tortionnaire
reculait et se saisissait du seau dans lequel son sang avait été recueilli,
sans cesser de la fixer. Il alla jusqu'au pied du mur, plongea sa main
dans le liquide écarlate sans se soucier du fait que sa manche y trempe
également, puis se mit à tracer des symboles sur la paroi.
Des brûlures atroces se déclenchèrent dans son bras à ce moment
précis. N’essayant même plus de réprimer ses hurlements, elle baissa
les yeux et vit les traits se mouvoir sous sa peau. Le fluide sombre
semblait danser sous l’épiderme au rythme des coups de pinceau
invisible de l’homme en noir. Et la douleur… La douleur fulgurait
dans son être à mesure que l’encre s’attachait à ses cellules, et,
bientôt, elle ne fut qu’un amas de souffrances ténébreuses.
Le bourreau se mit à rire de joie, frénétiquement, valsant dans la
pièce comme les formes le faisaient sur son corps vaincu, reflets
obscurs des peintures maudites du mur, et la terreur s’insinua en elle
plus profondément qu’elle ne l’aurait jamais cru capable de le faire.
Le supplice n’était plus qu’un souvenir, tout comme l’étaient son
ancienne vie, et toutes les personnes qu’elle avait un jour aimées. Elle
n’était plus qu’un gouffre d’abîmes, empli d’une peur ancestrale qui
faisait exploser ses cellules au rythme de ses pulsations cardiaques.
Lorsqu’il s’arrêta de danser et revint vers elle en riant toujours, elle
n’était plus rien. Son âme était aussi noire que son sang, et les
marques rongeaient sa peau comme des remords. Jamais elle ne
saurait pourquoi elle se trouvait là, et, quand l’homme se pencha sur
elle pour lui donner le baiser de la mort, inspirant les dernières gouttes
de vie qui perlaient à la surface de ses lèvres, elle s’en fichait.