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Saussure et la linguistique japonaise
Hiroshi Ab (Universit du Tohoku)
0. Introduction
Le Cours de linguistique gnrale (1916) a t traduit en japonais en 1928. Il
sagissait de la premire traduction en langue trangre. Elle a suscit depuis
beaucoup dintrt parmi les linguistes japonais. En particulier, la critique mise par
Motoki Tokieda a ouvert ce que l'on appelle la discussion Tokieda . Lessentiel
pour Tokieda est de mettre au clair des fonctionnements subjectifs qui seraient,
selon lui, au fondement du langage. Il a, par exemple, distingu des morphmes
particuliers spcilasiss l'expression du jugement du locuteur : Ji, une sorte de
mots fonctionnels . Et, de ce point de vue, il sintressait non seulement Saussure,
mais Charles Bally, un des diteurs du Cours.
Dautre part, aux Etats-Unis, ltude de la subjectivit du langage commence
dans le cadre de la smantique gnrative avec Fillmore (1968) - l il est noter que
cest assez recent !-, qui partage un nonc en proposition et modalit, cest--dire
en information et subjectivit. Mais en Europe et au Japon, dj au dbut du XXe
sicle ou mme plus tt, il existait de riches observations sur la subjectivit du
langage. Et on y trouve plusieurs points stimulants qui sont rests ignors jusqu
prsent.
Le schma ci-dessous nest nullement exhaustif, mais peut donner au moins
une ide sommaire de la gnalogie du concept de subjectivit. Dans cet expos,
nous aimerions rendre compte des relations entre Saussure et Tokieda, dune part,
et entre Bally et Tokieda, dautre part.
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1. Saussure et Tokieda
Pour Tokieda, le langage sexerce en passant par plusieurs processus mentaux
chez lindividu. A chaque tape intervient la subjectivit du sujet parlant. Avec cette
Gengo-Katei-Setsu, ou thorie des processus du langage, celui-ci a critiqu la notion
saussurienne de la langue, qui considrerait le signe, selon lui, comme une entit
objective, cest--dire une entit hors du sujet parlant.
Sur cet angle, propos du mot compos par exemple, Tokieda a propos une
nouvelle mthodologie danalyse, fonde non plus sur la perspective rtrospective
mais sur la subjectivit. Par exemple, Nabe (casserole) et Hinoki (nom darbre,
cyprs japonais) sont perus par les Japonais contemporains comme des mots
simples. Mais leurs tymologies montrent quils taient tous deux des mots
composs : Na (poisson) et He (> Be) (jarre) dune part, Ki (arbre) et Hi (feu) :
littralement arbre de feu, d'autre part. Par contre, pour ce qui est de Usagi-Uma
(ne ; littralement, lapin-cheval), le mot est peru comme un mot compos,
puisque, ct de ce mot, Usagi ainsi que Uma continuent fonctionner aujourd'hui
encore comme des mots autonomes. Cela amne Tokieda supposer que ce qui
importe est seulement la subjectivit du sujet parlant.
A laide de ces exemples, Tokieda insiste sur l'importance de la distinction
entre deux points de vue : ceux du sujet parlant et de lanalyste objectif. La dernire
perspective ne peut s'obtenir que par l'observation froide de l'histoire des mots
concerns, tandis que la premire, plutt instinctive, du sujet parlant doit tre
tablie comme fondement de l'tude linguistique.
Or pour Saussure galement, fondateur du concept de synchronie, la
possibilit de dcomposer le mot en sous-units ne dpend pas du tout de
l'tymologie mais uniquement de la conscience du sujet parlant. On peut se reporter
la note suivante, manuscrite, de Saussure.
Criterium : Ce qui est rel, cest ce dont les sujets parlants ont conscience un
degr quelconque ; tout ce dont ils ont conscience et rien que ce dont ils peuvent
avoir conscience. / Or, dans tout tat de langue, les sujets parlants ont
conscience dunits morphologiques cest--dire dunits significatives
infrieurs lunit du mot. (Saussure 2002 : 183-184) / Autre exemple : en
franais de nos jours enfant, entier ne comportent au sentiment des Franais,
aucune espce danalyse, pas plus que nen comporterait le mot pour ou le mot
moi. / Au premier sicle, infans, integer, qui correspondent phontiquement,
comportent une analyse, car par exemple in-auditus et fari, tango, etc.
permettent la langue de dcomposer ainsi : in-fans, in-teger. (Saussure 2002 :
186)
Il est plutt frquent qu'un mot tymologiquement compos puisse tre peru
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dans la synchronie suivante comme un mot simple. Une tude qui s'intresse aux
fonctionnements du langage chez l'individu doit se concentrer sur la subjectivit du
locuteur. Rappelons ici que Saussure a mme propos d'insrer la linguistique et la
smiologie dans la psychologie.
Tokieda prsente les exemples cits pour illustrer une des remarques qui
dcoulent de sa Gengo-Katei-Setu. Mais, comme on vient de le voir, cela ne diffre
en aucune manire de celle de Saussure. Nous pensons que les deux linguistes ont
lintention de mettre en relief limportance de la subjectivit dans le langage.
On peut donc dire que, pour lanalyse du langage, on a deux approches : celle
des tymologistes de la grammaire compare dune part et celle des synchronistes
de la subjectivit dautre part. Or elles refltent, nous semble-t-il, deux conceptions
fondamentalement diffrentes de la temporalit. La synchronie ne dsigne pas
seulement une coupe transversale du temps, mais implique la subjectivit, tandis
que celle-ci ne se trouve pas dans la diachronie.
Dans cette optique, il nous faut mentionner un fait intressant. En envisageant
les modalits de la narration au pass dans le cadre benvenistien : histroire / discours,
temps linguistique / temps chronique etc., nous avons rcemment remarqu quun
philosophe britannique, peu connu au Japon, John Ellis McTaggart avait distingu
deux notions temporelles, sries A et B, comme suit :
Positions in time, as time appears to us prim facie, are distinguished in two
ways. Each position is Earlier than some, and Later than some, of the other positions.
And each position is either Past, Present, or Future. The distinctions of the former
class are permanent, while those of the latter are not. If M is ever earlier than N, it
is always earlier. But an event, which is now present, was future and will be past.
For the sake of brevity I shall speak of the series of positions running from the far
past through the near past to the present, and then from the present to the near
future and the far future, as the A series. The series of positions which runs from
earlier to later I shall call the B series. It may be the case that the distinction
introduced among positions in time by the A series the distinction of past, present
and future is simply a constant illusion of our minds, and that the real nature of
time only contains the distinction of the B series the distinction of earlier and
later. (McTaggart 1908 : 458-459)
La srie A est le temps de lobservateur froid qui transcende le temps vcu et
dont lexemple type est lhistorien ou le comparatiste du XIXe sicle, tandis que la srie
B est le temps du sujet parlant, pour qui il nexiste quun prsent ternel. Chaque
vnement est situ, par le sujet, plus tt ou plus tard que ce prsent. Selon McTaggart,
cest la srie B qui se trouve la base de la srie A. La srie A ne se constitue que par
une abstraction du prsent vcu.
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Il n'est donc pas draisonnable de dire que, peut-tre indpendamment des
analyses de McTaggart mais paralllement lui, Saussure et Tokieda ont dcouvert tous
les deux la notion temporelle de srie B, temporalit qui implique la subjectivit comme
point de rfrence.
2. Bally et Tokieda
Au Japon on ne dbat que de la relation entre Tokieda et Saussure. Mais il est
noter que Tokieda s'intressait Bally autant, ou plus qu' Saussure. Tokieda
mentionne Bally peu prs partout dans ses oeuvres principaux : Kokugo-gaku-Genron
et Kokugo-gaku-Genron Zokuhen (Principes de linguistique japonaise, Vol. I, II et Vol.
supplmentaire). Pour Tokieda, Bally est avant tout celui qui a tabli les fondements
de la linguistique de la parole, laisse suspens par Saussure. Tokieda critique galement
Bally, mais il le fait de manire plus modre qu lgard de Saussure. Par exemple, il
crivait peu prs comme suit :
Charles Bally, successeur de Saussure, s'intressant la notion de parole
conue par Saussure, a labor un nouveau domaine de recherche. Ayant envisag
comment s'expriment les ides personnelles, appeles vie par Bally, au moyen de la
langue, il a nomm cette discipline stylistique. La linguistique de Bally se rsume donc
l'tude de l'expression. Selon Bally, ladite vie se compose de trois facteurs : affectivit,
volont et intelligence. Bally a pris en considration lopration de la langue par laquelle
s'exprime la vie ainsi dfinie. Il faut dire qu'il s'agit d'un des dveloppements de la
linguistique saussurienne. Mais ses intrts, s'tant limits l'laboration de la thorie
des reprsentations, ne se sont pas tendus celle de la communication. (Tokieda
1955 : 38-39)
Il est vident quici Tokieda tient compte du texte suivant de Bally ci-dessous :
La phrase est la forme la plus simple possible de la communication dune pense. /
Penser, cest ragir une reprsentation en la constatant, en lapprciant ou en la
dsirant. / Cest do