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about seneca's de ira
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Ces réflexions ont une portée très limité face à l’horizon de questions que le De
Ira de Sénèque pose aux lecteurs et aux commentateurs, surtout ces dernières années.
Cela ne pouvait guère être autrement, vu que, non seulement il s’agit du plus long texte
sur la colère que l’antiquité nous a légué,et le mieux conservé, mais de plus, dans le De
Ira se croisent deux sortes de problèmes très complexes et très débattus : le problème
global qui se pose à propos de la nature des passions selon les stoïciens et, dans ce
cadre, le cas particulier du De Ira. Quelles influences a-t-il subi ? Qu’est-ce qui dépend
de l’orthodoxie stoïcienne ? Qu’est-ce qui dépend de Posidonios ? Quel poids aurait eu
le traité sur ce même thème de l’épicurien Philodème? En quoi Sénèque a-t-il été
original par rapport à ses sources ?, etc… Or, on le sait, il n’y a point d’accord sur
presque aucun des problèmes énoncés, et on peut trouver les hypothèses les plus variés
et les plus divergentes sur chacun de ces aspects. En général, le problème des passions,
quant à la manière de son traitement dans le De Ira, semble former une sorte de triangle,
dont les sommets sont Chrysippe, Posidonios et Sénèque (et, pour des raisons qui ne
sont pas de seule géométrie,le traité de Philodème est mis de côté). Par ailleurs, aussi
bien l’interprétation de chacun de ces auteurs, que celle du rapport entre eux, est objet
d’une mésentente unanime. Il est, donc, impossible de discuter et analyser tous les
aspects en cause dans ce triangle. Alors, ici, nous prétendrons, simplement, désigner un
ou deux problèmes que le texte soulève au lecteur, en faisant précéder cette esquisse
d’une introduction à la nature des passions selon les stoïciens, très générique
(extraordinairement générique) et grossière. Cette introduction nous paraît nécessaire,
car, sans elle, les problèmes que nous avons l’intention de traiter n’auraient le moindre
sens. Considérons encore que, quant aux présentes vues, aucune originalité ne leur
incombe. Il est même aisé de trouver des versions plus élaborés et plus correctes de ce
que nous dirons.1
I
Ce premier point est, comme il a été dit, une simple introduction et a trait à la
compréhension de la nature propre des passions. Il est bien connu que, du point de vue
des stoïciens, les passions sont intimement liées aux jugements. Également su de tous,
est qu’il semble que cet étroit rapport entre passions et jugements soit thème de
discussion parmi les stoïciens eux-mêmes. Ainsi, selon Zénon, la passion est un
mouvement de l’âme irrationnelle contra natura, une impulsion excessive2, ou une
agitation (commotio) contra natura (Cicéron omet le rapport à l´âme irrationnelle3).
Mais, quel rapport il ya entre impulsion-agitation contra natura et jugement, c’est ce
qui n’est pas clair. La thèse la plus commune semble être celle qui affirme qu’une telle
1Bibliographie…
2 SVF I, 205
3 SVF I, 207
agitation est excessive, parce qu’elle découle d’un jugement erroné, de sorte que la
passion n’est pas le jugement en lui-même, mais quelque chose qui a lieu dans l’âme en
conséquence d’un jugement. De cela en témoigne Galien, présenté communément
comme l’auteur le plus canonique4. Dans le cas de Chrysippe, thèse retenue en général,
quoique les fragments ne soient pas très clairs, c’est que la passion est le jugement
erroné lui-même, le jugement contra natura lui-même5. Finalement, en ce qui concerne
Posidonios (et malgré les controverses), il semble clair qu’il est possible que des
passions existent sans jugements, étant donné qu’animaux et enfants sont pris de
passions et qu’existent des phénomènes difficiles à expliquer si les deux termes sont
identifiés, comme il arrive lorsque subsiste le jugement, mais la passion s’estompe, par
exemple (c’est pour cela que Chrysippe a ajouté que le jugement-passion doit être
récent)6. Dans tous les cas, Posidonios lui-aussi admet que le normal c’est que la
passion se fasse accompagner, ou dépende, d’un jugement. C’est-à-dire, dans les cas
normaux, la thèse canonique des stoïciens, c’est qu’il y a un jugement entremêlé à la
passion. Il paraît aussi que pour les stoïciens (et dans ce cas l’accord est plutôt
manifeste), les jugements sont en notre pouvoir, en nos mains, sinon de fait, tout au
moins de iure. La conjugaison des deux thèses – que les passions impliquent un
jugement et que celui-ci dépend de nous – est de la plus grande importance pour la
compréhension de ce qui se passe avec nous, à savoir, pour la façon de vivre que nous
constatons être celle que nous vivons.
Ce qui semble mis en cause par la thèse des stoïciens n’est pas quelque chose
qu’on puisse réduire à l’accusation enfantine d’intellectualisme. En fait, ce que les
stoïciens prétendent dire, c’est qu’avant tout, dans la façon dont nous nous trouvons
vivre, agit toujours une certaine compréhension des choses, de ce qui se passe avec nous
et de notre rapport avec la vie. Ceci signifie que, dans la vie, n’existent guère
d’évènements en deçà du sens, muets, pour ainsi dire, des évènements qui ne soient pas
susceptibles d’interprétation. Cette compréhension déterminée de ce qui se passe et du
rapport qu’on a avec la vie se retrouve chez tous les êtres vivants, tout au moins chez les
animaux et nous, puisque sans elle la survie serait impossible. Dans chaque cas donné,
un être vivant, un animal tout au moins, doit «savoir» comment répondre aux stimuli
qu’il reçoit de son environnement, vu qu’il les reçoit ; s’il ne «sait» pas, il n’aura même
pas le temps d’apprendre. Or, on constate, du point de vue des stoïciens, que la
compréhension de ce qui se passe avec nous, précisément dans notre cas, à savoir, celui
d’êtres chez qui le principe de gouvernance est «logique», a une forme de jugement.
Cela ne revient pas à dire simplement qu’en chaque cas il y a une certaine
«compréhension de ce qui se passe». Cela veut dire que la compréhension qu’un animal
non humain a de ce qui se passe avec lui est, pour nous, obscure (à dire vrai, nulle).
4 SVF I, 209
5 Veja-se, p. ex, os textos ordenados por NUSSBAUM, M., The Therapy of Desire, Princeton, Princeton
U.P., 1994, p. 359 e ss. Mas tenha-se em conta de que, vendo a totalidade dos fragmentos, a diferença
entre Zenão e Crísipo é muito menos clara. Para uma análise pormenorizada da tese de Crísipo, cfr.
SORABJI, R., The Emotions as Value Judgements in Chrysippus, in Emotion and Peace of Mind,
Oxford, Oxford Univ. Press, 2000, p. 29 e ss. 6Veja-se a compilação dos fragmentos de Possidónio a propósito de Crísipo em FILLION-LAHILLE, J.,
Le De Ira de Sénèqueet la philosophiestoicienne des passions, Paris, Klincksieck, 1984, p. 121-202.
Nous savons, cependant, ou du moins pouvons présumer, que l’animal doit en avoir une
quelconque idée, car c’est grâce à elle que, par exemple, le pigeon s’échappe du faucon
et ignore le moineau, ce qui paraît impliquer une certaine compréhension de la
différance entre ces deux êtres et de leur rapport à la survie du pigeon. À ce sujet les
stoïciens sont clairs et Chrysippe, pour des motifs évidents, s’intéressait beaucoup aux
animaux irrationnels, d’après Sextus Empiricus, et non sans une pointe d’ironie7. Mais,
toutefois, et cela devra être discuté à la suite, c’est là un aspect central de
l’interprétation du De Ira, la compréhension des animaux qui ne sont pas gouvernés par
le principe logique ne correspond à aucun jugement au sens propre du terme. Il s’agit
d’un certain type de compréhension conçue par analogie avec la raison, mais qui
correspond seulement à la constitution naturelle elle-même8, quoique, parfois, le
comportement des animaux semble découler de quelque chose comme d’un syllogisme.
Soyons rigoureux, Chrysippe affirme même qu’existent certains chiens dont le
comportement est analogue à ce qui découle de la cinquième forme du syllogisme
complexe anapodictique, comme le réfère une fois avec complaisance Sextus
Empiricus9. Mais il ajoute rapidement, qu’il s’agit d’une analogie et non pas d’un
syllogisme ou d’un jugement au sens propre du terme, car, comme il a été dit, le
principe directeur du comportement animal n’est pas logique. En d’autres mots, le
principe par lequel les animaux savent est naturel, alors que, ce qui appartient aux êtres
gouvernés par la raison, c’est le jugement au sens propre du terme, et la différance entre
naturel et logique doit être maintenue, même si la forme de savoir naturelle imite la
forme de savoir logique, puisque la forme logique du savoir semble naturellement
prévaloir, de sorte que les autres formes en sont des imitations ou des analogies. Ceci
signifie que, dans notre cas, notre comportement est régi par des thèses avec une
prétention de vérité, des thèses qui expriment ou peuvent exprimer la reconnaissance
d’un état de choses comme étant de cette façon ou d’une telle autre, de sorte que ces
formes de reconnaissance peuvent être, comme on l’a dit, vraies ou fausses. En fait, un
jugement est contra natura parce qu’il est faux, du reste, c’est ce que signifie être
contra natura. Il est évident que cette compréhension de choses va compliquer la vie
aux stoïciens, comme on le verra, parce que, ce dont il s’agit dans la vie, c’est d’agir
logiquement en accord avec la nature et, d’après ce qui a été dit, il n’est pas toujours
facile de savoir quand est-ce qu’un jugement est en accord avec la nature, c’est-à-dire,
quand est-ce qu’un jugement est naturel. L’animal sait d’avance ce que nous devons
découvrir et devenir, puisque dans notre cas il s’agit de vivre en accord avec la nature,
mais logiquement. Ce que cela peut bien être, on le sait, est objet de controverse. En
fait, la seule chose claire que les stoïciens ont à dire sur ce que c’est qu’agir
harmonieusement ou en accord harmonieux avec la nature (la formulation varie), c’est
que c’est agir de telle façon que le principe logique directeur de notre vie, n’est ni
perturbé ni affecté, c’est-à-dire, c’est agir sans passion.
Cela fait donc partie de la définition de passion la perturbation de l’esprit
rapporté à un jugement, dont la fausseté dans ce cas (mais non nécessairement dans tous
7 SEXTUS EMPIRICUS, PyrrhoneaeHypotyposeis, I, 69.
8Cfr. SV II, 724-726
9 SEXTUS EMPIRICUS, Ibidem. Cfr. também SVF II, 726.
les cas, évidemment) se découvre en vertu de la perturbation. Par conséquent, les
différentes définitions que Sénèque formule dans le De Ira incluent toutes le jugement
comme leur composante, même si la question de savoir quel rapport s’établit entre
l’impulsion perturbatrice, l’agitation de l’esprit et le jugement en cause, reste ouverte.
Rien de cela paraît très original. La tradition antérieure aux stoïciens avait déjà
identifié, comme on pouvait s’y attendre, la présence d’un moment cognitif dans la
passion. Ce qui semble, au contraire, originel chez les stoïciens, c’est l’affirmation de la
possibilité d’extirper les passions. Les commentateurs ont l’habitude de prendre cette
thèse par son côté le moins intéressant, du moins me paraît-il. À vrai dire, les
commentateurs discutent la possibilité d’extirper les passions en se concentrant sur la
relation de cela avec l’existence de parties de l’âme, rationnelles et irrationnelles. On
discute si Posidonios acceptait l’existence d’une partie irrationnelle, à en croire le
témoignage de Galien, ou bien s’il ne l’acceptait pas, admettant qu’il s’agirait alors
d’une faculté ou du moins quelque chose qui n’est pas tout à fait une «partie». Bien
entendu, cette façon de considérer les choses est d’importance pour notre problème. S’il
existe, à bien dire, une partie irrationnelle de l’âme, c’est-à-dire, si les passions ne
dépendent pas simplement des seuls jugements, mais dépendent aussi et/ou surtout de
moments de la constitution de notre point de vue «non-logiques», alors, des
changements au niveau du jugement, aussi grands soient-ils, ne produiront guère
l’annulation de la passion. Et c’est bien comme ça que les choses se passent. Du point
de vue thérapeutique, ce qui importe le plus pour un stoïcien, là est la question
fondamentale. Mais du point de vue spéculatif, pour ainsi dire, cet aspect est le moins
grave de la thèse stoïcienne d’après laquelle il est possible d’extirper les passions.
Quand Chrysippe l’affirme de façon absolue, cela signifie qu’il est possible de changer
nos jugements sur la réalité et sur notre rapport avec elle. Il nous dit, donc, qu’il dépend
de nous, que sont en notre pouvoir, l’existence même d’un certain type d’évènements
avec la forme «x est y» et «à x correspond en vérité le comportement y». Mais il dit
plus… et pire. Ce «dépendre de nous» est affirmé de iure, car les stoïciens admettent
l’inexistence du «sage» du point de vue empirique; c’est-à-dire, du point de vue de la
facticité, il est très possible que nous ne soyons pas en conditions d’altérer comme nous
le devrions les jugements erronés. Tout cela, cependant, ne change en rien la thèse
fondamentale, à savoir, que toute notre vie est soutenue par des thèses, lesquelles sont
en notre pouvoir, elles peuvent donc être modifiées par nous. Un certain passage du De
Ira, dont le contenu devra être analysé de par la suite, laisse le lecteur moderne
époustouflé. Sénèque y affirme que certains mouvements de notre corps ne doivent pas
être pris pour des passions : «Nihil ex his quae animum fortuito impellunt adfectus
vocari debet». Et la raison en est que «ista, ut ita dicam, patitur magis animus quam
facit»10
. Or ce texte doit nous laisser perplexes. Sénèque dit qu’en nous certains
mouvements ne peuvent point s’appeler des passions, parce que vis-à-vis d’eux nous
sommes passifs. Il est certain que le terme employé pour désigner ce que nous
nommons «passion» est, comme on l’a lu, «adfectus» et non pas «passio». Que le
lecteur moderne traduise «adfectio» par passion ou émotion, ou qu’il choisisse un autre
10
De Ira, II, 3.
terme quelconque, et il pensera toujours à une forme de passivité (être affecté par) ;mais
Sénèque dit que, s’il y a passivité, alors, en langage moderne, il n’y a guère de passion,
d’émotion ou même d’affection. On est donc porté à croire que la thèse est une sottise,
même si l’on distingue les passions au sens propre du terme, des mouvements du corps
qui les précèdent. Pourtant, ce n’est guère cela qui est en cause. Le décisif c’est qu’au
cœur de l’adfectus il y a un jugement, qui est un acte du sujet que celui-ci peut faire ou
défaire. Dans le cas présent, il est dit que des actes qui nous constituent en tant que
sujets existent, alors que ces sujets-ci n’ont pas contrôle sur de tels actes, et c’est
précisément ce qui se passe avec la colère. C’est-à-dire, si nous sommes passifs, nous le
sommes en vertu d’un acte qui est en notre pouvoir (à l’exception, pour Sénèque, des
"prolégomènes" de la passion). Donc, de iure, la passion peut être extirpée, parce
qu’elle est en effet un acte à nous, du quel nous disposons. Le lecteur pourra grogner en
disant qu’il ne comprend pas comment il devient passif à cause d’un acte dont il
dispose, et cela étant, qu’en aucun cas il deviendrait passif. L’affaire a besoin d’étude.
Cependant, la thèse des stoïciens se maintient de toute sa force : notre vie est soutenue
par des thèses, de telles thèses sont des jugements avec une prétention de vérité, par
conséquent elles sont en notre pouvoir. Un stoïcien prudent dirait peut-être que nous ne
pouvons qu’altérer les jugements erronés. Mais le stoïcien prudent sera trop prudent…
D’abord, parce que les choses ne peuvent pas être comme ça. En fait, si le sujet est
emporté par une passion à cause d’un jugement erroné, c’est qu’il a en son pouvoir le
jugement vrai, car celui-ci, selon les stoïciens, est l’originel qu’il a transformé en son
contraire. Deuxièmement, le jugement erroné n’a pas besoin d’être changé pour être
abandonné, puisqu’il est abandonné dès qu’il est reconnu comme faux. C’est donc parce
que le jugement erroné se présente comme vrai, qu’il s’identifie à la passion. Alors, s’il
faut irradier la passion, cela signifie de toute nécessité que le sujet a pouvoir sur des
jugements qu’il reconnaît comme vrais. Certainement qu’à ce moment s’introduit la
question du critère de vérité et celle de savoir ce que c’est qu’un jugement vrai. Mais,
du point de vue où se trouve le sujet agissant, il juge être face à un jugement vrai, alors
qu’il est faux, ce qui signifie qu’il juge que le critère stoïcien du vrai s’applique au
jugement erroné, et non pas seulement au jugement vrai. Dans les deux cas, la thèse
stoïcienne est, semble-t-il, claire : les jugements sont en notre pouvoir, précisément en
tant que jugements (donc, non pas nécessairement en tant que faux, même si la thèse des
stoïciens orthodoxe doivent être celle-ci). C’est bien pour cela que les passions peuvent
être extirpées. En fait, la passion pourrait dépendre du jugement avec des prétentions de
vérité sans que s’en suivent les thèses stoïciennes les plus scandaleuses. C’est-à-dire, le
sujet pourrait se rendre compte que son jugement est faux, sans avoir pris part à cette
découverte, alors il se sentirait tout aussi passif quant à la vérité ou fausseté du
jugement, que quant à la passion. Dans ce cas précis les passions dépendraient du
jugement, mais ne dépendraient guère de nous. Fait curieux, c’est là un thème que la
pensée contemporaine analyse, mais sans en assembler les pièces. Il est donc courant de
reconnaître que les passions ont un noyau cognitif. C’est aujourd’hui, pratiquement, un
lieu commun. Il est même possible de tourner la page et d’apprendre que les jugements
avec une prétention de vérité ne sont point en notre pouvoir, comme l’argumente
soigneusement B. Williams, en Deciding to Believe11
. Avec raison cet auteur affirme
qu’il appartient aux jugements qui ont une prétention de vérité, que nous les voyons
comme quelque chose qui s’impose à nous, donc, que nous n’ayons pas pouvoir sur eux.
Il y a, évidemment, quelque chose d’étrange avec l’affirmation «décider que x est vrai»,
car d’habitude nous reconnaissons seulement que «c’est ainsi que x se présente à moi et
je ne suis pas en condition de pouvoir penser d’une autre façon». Mais si Sénèque dit
que juger est un acte au cœur même de la passion et que nous avons pouvoir sur lui,
alors, il est clair que nous avons pouvoir sur les jugements avec prétention de vérité, car
– et que la répétition nous soi pardonné – avoir pouvoir sur des jugements reconnus
comme faux est, évidemment, insignifiant, à l’exception de ce qui concerne leur valeur
de vérité : nous ne reconnaissons pas en nous la capacité de les penser comme vrais. En
d’autres termes, nous pensons que la vérité et que la fausseté ne sont pas en notre
pouvoir, cependant, on ne comprend pas ce que veut dire la thèse stoïcienne selon
laquelle il est possible d’extirper les passions, sauf si elle signifie que nous avons
pouvoir sur l’acte par lequel nous disons que «x est juste» et «y est approprié». Que cela
soit faux n’est pas relevant, étant donné qu’à ce moment précis nous le considérons
comme vrai. Cela signifie que nous ne sommes pas passifs quant à la prétention de la
vérité de nos jugements, car, du point de vue des stoïciens, si nous l’étions, alors nous
serions soumis à la vie, à ce qui paraît ou ne paraît pas, etc… Il est certain, comme on
l’a dit, que les stoïciens soutiennent un ensemble des thèses qui prétendent protéger le
point de vue des conséquences anarchisantes qui, semble-t-il, découlent du fait que les
jugements avec prétention de vérité sont en notre pouvoir : ils affirment l’existence de
présentations cataleptiques, la possibilité d’obtenir des connaissances dont l’évidence
est irrécusable, etc…12
Ce que l’on prétend dire ici, c’est que la thèse selon laquelle les
jugements sont en notre pouvoir, malgré les apparences, est plus claire que la thèse
stoïcienne du critère de vérité. En fait, même le texte où Zénon veut métaphoriquement
montrer l’existence de présentations cataleptique, suggère que celles-ci sont en nos
mains. L’exemple est précisément celui de la main et, bien que célèbre, le texte mérite à
être transcrit : «nam cum extensis digitis adversam manum ostenderat, "visum"
inquiebat" huiusmodi est"; dein cum paulum digitos contraxerat, "adsensus huiusmodi";
tum cum plane compresserat pugnumque fecerat, comprensionem illam esse dicebat
(qua ex similitudine etiam nomen ei rei, quod ante non fuerat κατάληψιν, imposuit);
cum autem laevam manum admoverat et illum pugnum arte vehementerque
compresserat, scientiam talem esse dicebat, cuius compotem nisi sapientem esse
neminem».13
Probablement, Zénon prétend dire que c’est la présentation elle-même qui
s’enferme de la sorte dans l’âme du sage, mais il n’est pas du tout clair comment cela
pourrait se passer, ni, on l’a dit, qu’il existe un sage.
11
WILLIAMS, B., Problems of the Self. Philosophical Papers 1956-1972, Cambridge, Cambridge Univ.
Press, 1973, p. 136-151. 12
Cfr. o conjunto de textosem LONG, A., SEDLEY, D., The HellenisticPhilosophers, vol.I, Cambridge,
Cambridge UniversityPress, 1987, p. 241-253, com os comentários respectivos. 13
CICERO, Academica II, 145; SVF I, 66.
De cette façon, en dernière analyse, dans la possibilité d’extirper les passions est
en cause la thèse selon laquelle notre point de vue s’appuie sur des jugements qui, par là
même, ne sont pas naturels. C’est là la raison par laquelle, on l’a déjà dit, il devient
difficile de dire ce que c’est agir en accord avec la nature. En fait, nous vivons toujours
en fonction de jugements et tout le problème revient à savoir quels sont les jugements
qui sont en accord avec la nature. On ne pourra pas, de toute évidence, étudier
maintenant les thèses des stoïciennes sur la première appropriation de soi et la
constitution naturelle elle-même en tant que fondement de tout jugement vrai, c’est-à-
dire, en accord avec la nature. Il est clair que les stoïciens devront dire que nous avons
un accès primaire et original à ce qui est naturel en nous et, dans notre cas, de forme
logique, puisque de toute autre façon rien ne les distinguerait des sceptiques, qui eux
aussi reconnaissent que les jugements sont en notre pouvoir et que toute la vie dépend
d’eux, ou même des cyniques qui prétendent qu’agir en accord avec la nature revient à
suivre l’impulsion immédiate sans tenir compte des jugements. Cependant, comme on
l’a dit, quant aux contenus de ces jugements et quant à la première appropriation de la
constitution de soi-même, les stoïciens disent seulement que ne concordent pas avec la
nature ces jugements qui perturbent la raison, et c’est pour cela que Posidonios affirmait
que la question fondamentale de l’éthique est celle des passions14
.
II
Que les jugements sont en notre pouvoir, c’est-à-dire, que la base catégorielle sur
laquelle notre vie repose toujours dépende de nous et, donc, puisse être changée, semble
être objet d’accord parmi les stoïciens en général. Il n’y a pas d’accord, paraît-il, entre
Chrysippe et Posidonios quant aux rapports ente les jugements et les passions15
. Du
point de vue de Chrysippe, la passion peut être totalement extirpé, parce qu’elle
s’identifie avec le jugement, de iure. Du point de vue du deuxième auteur, au contraire,
un résidu d’irrationalité subsiste toujours, qui ne peut être totalement irradié, parce qu’il
y a des moments de notre point de vue qui ne sont pas sous contrôle complet du
logistikon. Il n’est guère possible d’étudier maintenant les différentes interprétations de
la thèse de Posidonios: s’il admet ou non des «parties de l’âme» ou seulement des
facultés, d’autant plus que cela impliquerait analyser la difficile question de la notion de
«partie de l’âme» et de la communication entre elles. À ce qu’il paraît, Posidonios
n’admet point l’existence de parties, dans la mesure où leur existence impliquerai une
hétérogénéité radicale dans l’âme elle-même. Quoiqu’il en soit, il admet, semble-t-il,
que les passions ne sont pas totalement identifiables aux jugements. La différence entre
sa conception des passions et celle de Chrysippe, est un point sur lequel Galien ne cesse
d’insister constamment, et son témoignage peut difficilement être classifié comme
tendancieux, comme le voudrait FILLION-LAHILLE. Posidonios admet qu’il puisse y
14
KIDD, I. (ed.), POSIDONIUS, The Translations of the Fragments, Frag. Bk 1, vol. III, Cambridge,
Cambridge Univ. Press, 1999. 15
Para além dos textos já referidos de NUSSBAUM e de SORABJI, com as referências bibliográficas aí
indicadas, cfr. ainda, p. ex.., KIDD, I., Posidoniusn on Emotions, in LONG, A. A. (ed.), Problems in
Stoicism, London, The AthlonePress, 1996, p. 200-215.
avoir des moments d’irrationalité chez des êtres rationaux, des passions sans jugements.
On peut aisément rencontrer chez les commentateurs la reproduction, et de
l’argumentation de Posidonios, et des témoignages de Galien, etc… Pour notre but, la
thèse générale suffit : il peut exister, et il existe de fait, des passions sans jugements. De
là adviennent des difficultés à Posidonios, mais ce n’est pas de lui dont il s’agit ici.
En ce qui concerne le De Ira, le premier point à souligner, c’est que Sénèque
affirme, comme tout le monde sait, qu’il y a en nous des mouvements et des réactions
qui précèdent les passions, qui sont des préludes, des inchoations aux passions, mais qui
ne sont aucunement des passions au sens propre du terme : «Nihil ex his, quae animum
fortuito impellunt, adfectus vocari debet»16
. A ce genre de mouvements qui siègent dans
l’âme, Sénèque appelle «agitatio animi»17
, «primus ictus animi»18
ou encore "principia
proludentia adfectibus"19
. Pour faciliter la compréhension, quoique le terme ne soit pas
employé dans le De Ira, on utilisera le mot «propassio», attribué à Saint Jérôme, pour
traduire le concept stoïcien de «propatheia». Sénèque est alors explicité à ce propos : les
propassiones ne sont pas des passions. Cela signifie que Sénèque se maintient fidèle à
Chrysippe, car pour lui aussi il n’y a passion que lorsqu’il y a jugement. De sorte que,
paraît-il, l’introduction des propassiones a pour but préserverl’orthodoxie chrysippiènne
et ne constitue pas d’écart par rapport à elle. Il y a toutefois un point que Sénèque reçoit
de Posidonios et aussi de l’humanité commune: nous reconnaissons en nous de
réactions qui échappent totalement à notre contrôle, des mouvements du corps qui sont,
pour ainsi dire, trop rapides pour l’âme, des réactions auxquelles l’âme arrive toujours
en retard. Un sujet peut, qui sait, contrôler une frayeur que quelqu’un lui cause
subitement par surprise, mais il ne peut pas l’anticiper, ni les réactions provoqués (ou
qu’une telle frayeur est), parce qu’il appartient à une telle frayeur provoqué para
surprise, précisément, de ne pas être anticipé: le corps a déjà réagi, l’âme aussi, et le
logistikon arrive toujours après coup et fera ce qu’il pourra. En accord avec Chrysippe
et Sénèque, un tel sujet contrôlera la frayeur et remettra en place la normalité, mais le
mouvement initial de mutinerie du corps et de l’âme ne peut guère être anticipé, ou du
moins ne l’est pas toujours. En cela, Sénèque suit Posidonios et insiste sur l’éducation
comme forme d’anticipation des agitations primaires, en vue de la diminution de leur
pouvoir et de leur portée, aussi bien que sur l’usage de thérapeutiques de prophylaxie,
etc… Dans le De Ira, le cadre des passions semble alors être le suivant: il y a des
mouvements du corps et de l’âme, des agitations et des perturbations, qui sont antérieurs
aux jugements, et en cela Sénèque est d’accord avec Posidonios et non pas avec
Chrysippe. Cependant, comme ce ne sont pas des jugements, ces mouvements ne sont
pas des passions, et en cela il est d’accord avec Chrysippe et non pas avec Posidonios.
Résoudre le problème de façon simpliste, reviendrai à dire que Sénèque est éclectique,
mais ce serait alors une échappatoire insignifiante à un problème grave, propre à tous,
que Sénèque a, par ailleurs, soigneusement analysé. Le fait est que nous ne nous sentons
16
De Ira, II, 3; mesma ideia em Ep. 113, 18: "Omne rationale animal nihil agit nisi primum specie alicuius
rei inritatum est, deinde impetum cepit, deinde adsensio confirmavit hunc impetum". 1717
Ibidem. 18
De Ira, II, 2. 19
De Ira, II, 5.
pas responsables de tout ce qui se passe en nous, même en état de vigile, même quand
nous sommes lucides, mais nous nous sentons responsables quand nous disons oui à
cela. Or ceci implique que «cela» ait un sens, parce qu’au contraire cela ne pourrait pas
être objet du «oui» que nous lui prêtons. Sénèque est spécialement sensible à
plusieursaspects.
D’abord, il y a chez nous quelque chose que nous ne contrôlons pas, c’est-à-dire,
quelque chose qui n’est pas à nous, que nous ne sommes pas, et qui rentre dans notre
âme, l’émeut et la perturbe parfois de façon très violente; en un certain sens, cela nous
domine, mais n’a rien à voir avec nous, parce que cela y a été «mis» malgré nous. Or,
cela é difficile à penser. La preuve en est que Sénèque dit que cette sorte d’agitations
n’est pas une passion, comme le soutenait Posidonios, c’est-à-dire, elle n’est pas à nous.
D’un autre côté, il est clair que les propassiones ont un certain sens en nous, ce qui veut
dire qu’elles sont ou incluent des appréciations d’états de choses. S’il n’en était pas
ainsi, elles ne surviendraient pas comme elles le font. S’il nous arrive d’être effrayés
subitement par surprise, c’est parce que l’âme a évalué, et assez vite, un certain état de
choses comme potentiellement dangereux. Dans ce cas, il devrait y avoir un jugement
comme le veut Chrysippe, mais Sénèque est formel et affirme qu’il n’y en a pas.
Deuxièmement, Sénèque dit que les propassiones sont involontaires. À première
vue, cela semble vouloir dire seulement que les propassiones ne nous appartiennent pas.
Cependant, le problème se complique ici un peu. Sénèque soutient que ce qui
transforme la propassio en adfectus c’est l’approbation de la propassio. Le texte ici est
ambigu et, pour plus de sureté, il vaut mieux le citer en entier, même s’il est un peu
longuet : «Prima ilia agitatio animi, quam species iniuriae incussit, non magis ira est
quam ipsa iniuriae species; ille sequens impetus, qui speciem iniuriae non tantum
accepit sed adprobavit, ira est, concitatio animi ad ultionem voluntate et iudicio
pergentis. Numquam dubium est quin timor fugam habeat, ira impetum; vide ergo an
putes aliquid sine adsensu mentis aut peti posse aut caveri. Et ut scias quemadmodum
incipiant adfectus aut crescant aut efferantur, est primus motus non voluntarius, quasi
praeparatio adfectus et quaedam comminatio; alter cum voluntate non contumaci,
tamquam oporteat me vindicari, cum laesus sim, aut oporteat hunc poenas dare, cum
scelus fecerit; tertius motus est iam impotens, qui non si oportet ulcisci vult, sed utique,
qui rationem evicit»20
. Le texte n’est pas clair, parce qu’il semble donner deux
interprétations du processus de constitution de la passion, dans ce cas, de la colère, mais
on présupposera qu’il n’y a aucune différence vis-à-vis des autres passions. Dans la
première version, il y a deux moments, alors que dans la deuxième il y en a trois. Le
schéma le plus complexe est alors, propassio, volonté non contumace de propassio (ou
de ce qu’elle inclut), perte complète de la raison. Au-delà d’un certain comique présent
dans le texte, étant donné que le sujet paraît conclure qu’il doit se comporter
irrationnellement et donc il se comporte en conformité, ce qui est suggéré c’est que le
troisième moment est le développement du deuxième, du fait que dans le deuxième il y
a déjà de l’involontaire, même s’il est dépourvu de contumace. Cela étant, la structure
de la passion est: x a la forme de menace, approbation de x. Ce qui est approuvé peut
20
De Ira, II, 3-4
croître en intensité, jusqu’au point où l’on perd contrôle de l’acte même par lequel
quelque chose est approuvé. Il est intéressant, par ailleurs, de porter notre attention sur
un autre aspect: dans le De Ira, on insiste sur le fait que le sujet doit agir rapidement sur
la propassio, car s’il ne le fait pas il sera facilement entraîné par la passion. Cela veut
dire qu’il existe une espèce de pesanteur que mène l’âme de la propassio à la passion,
presque insensiblement, et Sénèque emprunte à Chrysippe la métaphore de la pesanteur,
puisqu’il dit dans le De Ira, I, 7, que l’âme qui tombe (est entraîné) dans (par) la passion
ressemble à une personne qui perd le contrôle de son corps à cause de la pesanteur, ce
qui est au su de tous un exemple typique de Chrysippe21
. De la même façon, dans une
lettre de polémique contre Ariston de Chios, Sénèque Souligne le besoin de préceptes
pratiques, précisément, semble-t-il, pour éviter ce genre de pesanteur, à savoir, éviter la
tendance à être entraîné par quelque chose qui est présente sans que l’on s’en rende
compte; cela arrive parce que souvent nous savons de choses desquelles nous ne nous
rendons pas compte, des choses qui passent inaperçues, quoique nous les sachions:
«interdum enim scimus nec attendimus. Non docet admonitio, sed advertit, sed
excitat»22
. En considérant ces textes, il en ressort, paraît-il, que la passion se produit par
confirmation (admettons le mot pour le moment) de quelque chose qui est déjà dans
l’âme sans qu’elle-même l’y ait mis, et cette confirmation a lieu par entraînement, par
pesanteur. Le problème consiste par conséquence à déterminer qu’est-ce qui est déjà
dans l’âme et qui sera approuvé après coup, c’est-à-dire, qu’est-ce qu’une propassio,
quelle est sa structure, quels moments elle inclut.
Ordonnons un peu ce qui a été vu jusqu’à présent:
a) il ya en nous des mouvements qui ne dépendent pas de nous, mais qui
correspondent à une appréciation d’un état de choses. Cette thèse corrige le point
de vue de Chrysippe;
b) de tels mouvements, bien qu’ils incluent des appréciations, ne sont pas des
passions, parce que les passions incluent des jugements. Cette thèse corrige le
point de vue de Posidonios.
Que sont alors les propassiones? Tout porte à croire que ce seraient des
jugements, parce que Sénèque est clair quand il affirme que, dans le cas de la colère,
elles correspondraient à la présentation d’une offense, et cela semble être un jugement.
Mais Sénèque nie expressément qu’il y ait là un jugement, dans le texte déjà cité et en
d’autres par tout le long du De Ira, sans toutefois nier qu’il y ait une sorte
d’appréciation d’un état de choses. Cette appréciation a la forme d’une comminatio,
d’une menace, mais cela implique d’une certaine façon qu’on comprenne quelque
chose. On pourrait alors penser que cette appréciation de menace serait opérée par une
partie irrationnelle de l’âme. En fait, les expressions de Sénèque souvent le font penser,
quand il parle de parties moins nobles de l’âme ou quand il dit que la raison est le
meilleur en nous. Dans ce cas, les propassiones seraient en nous le même que ce qui se
passe chez n’importe quel animal, quelque chose de totalement indépendant du
21
Cfr. SVI III, 462. Sobreesteaspecto, cfr.INWOOD, B., Seneca and psychological dualism, in
BRUNSCHVIG, J., NUSSBAUM, M. (eds.), Passions and Perceptions.Studies in Hellenistic Philosophy
of Mind, Cambrodge, Cambridge Univ. Press, 1993, p. 150 e ss. 22
Ep. 94.
logistikon. C’est là une thèse défendue par plusieurs auteurs, par exemple, par G.
Bocchi, dans Philosophia Medica e Medicina Rhetorica in Seneca23
. L’argumentation
de Bocchi se fonde sur le fait que Sénèque distingue, dans la genèse des passions, un
impetus simplex, qui correspond aux premiers mouvements de l’âme, d’un impetus
compositus, qui implique et inclut l’intellect24
. Or l’impetus simplex, précisément parce
qu’il n’inclut pas l’intellect, est quelque chose que nous avons en commun avec les
animaux. Cela étant, la thèse de Sénèque serait identique à celle de Posidonios, à
l’exception d’un simple changement de nature terminologique: ces agitations ne seraient
pas appelées passions, terme réservé au jugement qui se rajoute à elles, ou bien à la
forme qu’elles gagnent une fois retenues dans un jugement qui les reconnaîtrait.
Pourtant, il n’est point du tout clair que cette thèse corresponde à l’intention du
De Ira. En fait, l’appréciation correspondante á ce que Sénèque appelle impetus simplex
– le tremblement du corps vis-à-vis de la reconnaissance d’un danger imminent, etc… -
ne peut pas être aussi simple, car il correspond à une catégorisation évidente. La
propassio de la colère correspond à un mouvement qui dépend totalement de la
présentation de quelque chose de catégorisé en tant qu’offense subie injustement.
L’impetus peut très bien être simple, mais il est provoqué par la perception (fausse) d’un
prédicat bien complexe: «une offense subie injustement». Il n’est point clair que les
animaux se mettent en colère à cause de perceptions de ce genre, peut-être ni même le
chien de Chrysippe.
Donc, pour accepter que les propassiones soient en nous quelque chose de
commun à humains et animaux, il faut nécessairement accepter que les animaux aient
des présentations sous forme catégorielle. Même si à première vue cela puisse paraître
difficile d’admettre, une fois que seul le logistikon pourrait le faire, c’est là la thèse que
Sorabji se voit obligé à prendre pour bonne à fin de pouvoir rendre compte du problème
des mouvements émotionnels chez les animaux (et les enfants), qu’on les appelle
passions ou non. Dans un article important25
, Sorabji défend en argumentant dans le
détail et avec rigueur, que les présentations dont disposent les animaux sont
propositionnelles, c’est-à-dire, elles sont catégorielles, étant donné que par
«propositionnel» ne s’entend que «one thing is predicated of another» 26
, et c’est bien
cela que signifie catégoriser. Comme on pouvait s’y attendre, le chien de Chrysippe est
rappelé à la discussion27
.
Pour essayer d’éclaircir le problème en question, il faut malheureusement
tourner un peu la question et faire face à un autre, universellement considéré difficile: le
problème des lekta. Comme on conviendra, on ne pourra ici que faire une vague
ébauche de la question. Du point de vue des stoïciens, les états de choses où nous nous
trouvons et devant lesquels nous sommes, c’est-à-dire, toutes les choses qui nous sont
présentés, sont lekta, terme que l’on traduira par commodité par exprimables, c’est-à-
dire, des états de choses passibles d’être constitués en propositions, axiomes, même si
23
BOCCHI, G. ,Philosophia Medica e Medicina Rhetorica in Seneca, Milano, Vita e Pensiero, 2011. 24
Cfr. De Ira, II, 1 e BOCCHI, op. cit., p. 32 e seguintes. 25
SORABJI, R., Perceptual Content in the Stoics, Phronesis (30), 1990, p. 307-314. 26
SORABJI, R., op. cit., p. 307 27
O fenómeno é estudado nas pag. 308-309.
les lekta n’incluent pas que des propositions, mais aussi toute sortes d’expressions,
comme les ordres, les interrogations, les promesses, etc… Or, le plus logique, du point
de vue des stoiciens, serait de dire que les jugements sont en notre pouvoir parce qu’ils
sont des propositions, à savoir, parce que les présentations dont nous disposons ne sont
pas simples quant à leur sens. En fait, si les présentations nous étaient imposées en brut,
c’est-à-dire, si les présentations étaient absolument simples, on ne voit pas comment
nous aurions pouvoir sur elles. Disons-le autrement, si notre point de vue était purement
phénoménal et non pas propositionnel, nous ne pourrions guère éviter sa présence. Cela
semble être la raison par laquelle on a toujours cherché la présentation évidente dans la
présentation simple et, par ailleurs, lorsqu’on a montré que la présentation présumé
simple tout compte fait ne l’était pas, immédiatement on a conclu qu’elle était passible
de doute, donc non évidente. Quoiqu’ils soient, les lekta ont une structure
propositionnelle. Le problème soulevé maintenant sur le De Ira, est de savoir si
l’impetus simplex dont parle Sénèque inclut un lekton ou non. Si oui, alors rien
n’empêche les animaux d’avoir des présentations sous forme catégorielle, donc avec
une structure propositionnelle. Sorabji souligne le fait que le lekton n’exige pas une
structure propositionnelle actuelle, mais seulement une telle structure potentielle: un
lekton est quelque chose qui peut être dit, exprimé. Il a eut également soin de laisser
ouverte la question de savoir si la structure propositionnelle potentielle est potentielle au
sein du sujet lui-même qui la possède, ou non; il est tout à fait admissible que les
animaux aient des présentations douées d’une structure de lekton, mais dont ils ne
pourraient pas eux-mêmes transformer l’exprimable en exprimé. S’il en était ainsi, notre
différence par rapport aux êtres irrationnels consisterait dans la possibilité, non pas de
catégoriser (ni donc de constituer de syllogismes inexprimés), mas bien d’exprimer, de
constituer en forme ce qui est submergé dans la vie, quoique déjà (potentiellement)
catégorisé. Il est certain que, dans de De Ira, Sénèque est explicite quant à la nécessité
du langage pour l’existence de passions28
, raison par laquelle les animaux ne les ont pas,
mais ce problème pourrait facilement se résoudre: le pouvoir du langage n’étant ni celui
de catégoriser, ni celui de constituer des structures propositionnelles, mais plutôt
simplement celui d’émettre des propositions (évidemment aussi, des questions, des
ordres, etc…, et rien n’empêcherait un animal d’avoir toutes ces formes de lekta, sous
condition de ne pas les exprimer). Le problème a été soigneusement examiné par
Sorabji, il n’en vaut pas la peine de reproduire son analyse ici.
Il importe, toutefois, de tirer quelques conclusions. Si la thèse exposée, selon
laquelle l’impetus simplex est le résultat d’une présentation propositionnelle et
catégorisée, est vraie, cela signifie que la présentation peut être propositionnelle et
neutre quant à sa valeur de vérité, car Sénèque dit que l’impetus simplex n’a rien à voir
avec la raison (c’est, au contraire, en ajoutant la raison qu’il devient compositus) et la
valeur de vérité semble lié au logistikon. Cela devrait être suffisant pour exclure les
animaux des présentations catégorisés. Mais ce n’est pas le cas. Le problème est bien
plus complexe. En fait, dans notre propre cas, l’impetus simplex (lequel Sénèque affirme
n’avoir aucun rapport avec la raison) semble inclure une présentation avec une valeur de
28
Cfr. De Ira, I, 6.
vérité, car le sujet s’effraye subitement, par exemple, parce qu’il pense être en danger,
c’est-à-dire, parce qu’il pense que la proposition «je suis en danger» incluse dans
l’impetus simplex est vraie. Voilà la situation vraiment brouillée: à ce point, Sénèque
semble dire que l’impetus simplex inclut une structure propositionnelle avec des
prétentions de vérité (condition à satisfaire pour qu’il soit une menace), mais n’inclut
pas la raison, vu que seule la présence de la raison transformerait l’impetus simplex en
compositus et, donc, une propassio en un adfectus. Tout cela est étrange et presque
contradictoire.
Il faut tenir compte que Sénèque ne dit pas seulement que l’impetus compositus
inclut la raison. Il dit aussi, et l’on ne comprend pas s’il désigne la même chose ou non,
que cet impetus inclut la voluntas et la adprobatio, l’acte propre au verbe adprobo. Or
cela semble vouloir dire que l’acte de l’adprobatio entraîne, inclut, ou bien est (ce n’est
pas clair) la composition logique qui appartient au jugement, ce qui le rend,
précisément, passible de vérité ou de fausseté (dans le cas de la passion, elle rend le
jugement faux). En d’autres pas la situation n’est pas si claire, comme lorsque Sénèque
dit que le volontaire se constitue par effet de pesanteur. Dans ces cas, il semblerait que
la propassio inclut déjà une certaine appréciation de nature logique et que le volontaire
consiste en l’admission de cette prétention, de ce qui en elle est déjà logique. C’est-à-
dire, ce qui ne paraît pas clair dans le passage de la propassio à l’adfectus est le rôle de
l’assentiment au jugement. Si l’assentiment (l’adprobatio) est le moment par lequel le
jugement se constitue en tant que tel (à savoir, en tant qu’évènement catégorisé), alors,
la propassio n’a pas de présomption de vérité et la passion est exactement l’égal du
jugement, parce que celui-ci est produit par l’assentiment. Si l’assentiment a (ou inclut)
un jugement constitué au préalable, alors, la passion est un jugement consenti, ce qui est
plus qu’un jugement, et dans ce cas Sénèque serait au-delà de Posidonios, aussi bien
que de Chrysippe. Il serait aussi possible de penser que le jugement ne se constitue
comme jugement que dans l’acte de consentir, c’est-à-dire, qu’il pourrait y avoir
catégorisation et axiomes neutres quant à leur vérité ou fausseté. Autrement dit, la
valeur de la copule du jugement, dans cette troisième hypothèse, pourrait être double:
«x est y» pourrait être une proposition où le «est» peut tout aussi bien inclure
l’assentiment, comme ne pas l’inclure. La différence entre la propassio et l’adfectus
correspondrait alors au changement de la valeur de la copule du jugement. La
propassio, évidement, ne pourrait pas correspondre à la pure et simple neutralité de la
valeur du jugement. De cette façon, il n’y aurait pas de comminatio. Elle devrait avoir la
valeur de vraisemblance ou de quelque chose analogue (inclinaison, être proclive,
etc…), mais ne pourrait aucunement avoir la valeur d’assentiment. Certains des textes
de Sénèque vont dans ce sens et soulignent le fait que la propassio est une inclinaison
vers x déjà avec une certaine valeur de signification.
De toute façon, le texte n’est pas clair, ni quant au statut du volontaire, ni quant
au rapport entre la propassio et les lekta; ces problèmes-ci n’étant pas identiques, ils
sont cependant en rapport. Nous ne savons pas, donc, si l’impetus simplex inclut une
structure propositionnelle ou non; nous ne savons pas si le passage du simple au
composé correspond au passage du passible d’expression (l’exprimable) à l’exprimé
(c’est-à-dire, dans le langage des modernes, au passage du confus au distinct), ou bien
au passage de quelque chose en deçà de sa propre possibilité d’expression à
l’expression. Nous ne savons pas aussi, et l’affirmative serait de toute convenance, quel
rapport il y a entre tout ça et la uoluntas. Dans certains textes de Sénèque, on semble
entrevoir l’opposition entre confus et distinct (dans les cas où la propassio est quelque
chose qui inclut déjà un jugement), dans d’autres, c’est la nouveauté du volontaire qui
se découvre (dans les cas où Sénèque laisse entendre que la passion correspond à un
collage de l’âme à une présentation et c’est ce collage qui fait exploser la présentation
comme vraie). Il y a, cependant, quelque chose que nous savons. La tradition
occidentale postérieure n’a plus lâché main des propassiones, d’une telle façon que sa
morale a distingué avec clarté conceptuelle sentir et consentir. Le rôle du jugement, par
contre, et cela est curieux, y a beaucoup diminué, par rapport à la tradition stoïcienne,
étant donné que la différence entre sentir et consentir, adjointe à l’affirmation que toute
valeur morale appartient au deuxième moment et non au premier, transforme le
jugement en simple présupposé du consentement, donc, quelque chose qui, en dernière
analyse, est déjà présent dans le sentiment, dans la propassio29
.
III
Parmi les maints problèmes où le De Ira éprouve des difficultés à maintenir les
thèses les plus orthodoxes du stoïcisme, s’il est possible de parler d’une telle chose,
nous référons seulement un autre. Il est clair qu’à l’origine de la passion ou, du moins,
dans sa signification morale, se trouve, non seulement un jugement, mais une erreur
dans le jugement. Le problème des passions revient alors à un problème cognitif. Cette
thèse, selon laquelle à l’origine du mal est une erreur, une défaillance dans la
connaissance, a après cela souffert beaucoup de développements, plus ou moins
turbulents, où on trouve aussi sa condamnation par un évêque médiéval qui l’attribuait à
Thomas d’Aquin. Au moyen âge, cette thèse portait le titre pompeux de Propositio
Magistralis et, dans sa formulation par Gilles de Rome, on pouvait lire: «non est malitia
in voluntate, nisi sit error in ratione»30
.
De toute évidence, il s’agit d’une thèse très problématique. En fait, si à l’origine
du mal il y a une erreur, à l’origine de l’erreur il ne peut y avoir aucun mal, c’est-à-dire,
il ne peut y avoir aucune erreur. Car, si l’erreur qui est à l’origine du mal avait elle-
même son origine dans une erreur, l’erreur à l’origine du mal serait le mal et non son
origine. C’est là le cas, spécialement, des stoïciens, chez qui le mal est une erreur, à
savoir, où, semble-t-il, n’est pas présent ce qui s’appellera plus tard volonté, malgré la
terminologie de Sénèque et Cicéron. Quand les stoïciens disent, donc, qu’à l’origine du
mal – c’est-à-dire, de la passion, puisque c’est elle le noyau du mal pour la pensée
29
Sobre o destino da propassio,cfr. SORABJI, R., Emotionand Peace of Mind, cap. 22 a 25.Para além das
referências já dadas, veja-se ainda o texto clássico de PIGEAUD, J., La Maladie de l'Âme, Paris,
BellesLettres, 1989, npagt. 243-372. 30
Cfr. PUTALLAZ, F.-X., Insolente Liberté. Controverses et Condemnations au XIIIe Siècle, Fribourg,
Ed. Universitaires de Fribourg, 1995, p.317. Para as teses pretensamente tomistas condenadas por E.
Tempier, cfr. HISSETTE, R., Enquête sur les 219 Articles Condamnés à Paris le 7 de Mars 1277,
Louvain, Publications Universitaires, 1977, especialmente p. 255.
stoïcienne – il y a une erreur, ils posent un énorme problème, celui de l’origine de
l’erreur: pourquoi, après tout, l’âme se tromperait-elle?
Pour sûr, les stoïciens présentent une variété raisonnable d’explications pour
l’origine de l’erreur. À savoir, une faiblesse du logistikon, et cela ne pouvait être
autrement: la droite raison ne se trompe pas, et c’est bien pour cela qu’elle est droite.
Mais comme il est facile de comprendre, cela n’est aucunement une explication, parce
que c’est là précisément le problème: l’erreur est une faiblesse du logistikon et non pas
quelque chose qui en dérive. Donc, la faiblesse devra être expliquée par une défaillance
du tonus vital. À ce moment, l’analyse a complètement abandonné ce qu’on appelle
éthique pour entrer tambour battant dans le domaine de la physique, quant à la nature du
tonus, quant à son rapport au pneuma, etc…31
. La question appartient alors à la
philosophie de la nature, au sens moderne du terme: «stoics ethics is ultimately
parasitical on physics (...). Moral character is a matter of pneuma-tension: the
disposition is a function of the logos in the soul, and the logos is "pneuma in a certain
state"»32
. Sénèque admet expressément cette dépendance du tonus de l’origine du mal.
Considérons, par exemple, ce qui est dit dans Lettre 114: «non potest alius esse ingenio,
alius animo color. Si ille sanus est, si compositus, grauis, temperans, ingenium quoque
siccum ac sobrio est: illo vitiato quoque afflatur»33
. Une fois de plus, on ne resoud pas
le problème, parce qu’il serait alors nécessaire d’expliquer d’où vient la défaillance de
l’ingenium, et là encore, c’est un problème certainement grave. Étant donné que, si la
défaillance de l’ingenium ou de la tonicité du pneuma ne dépend pas de nous, alors, ne
dépendra pas de nous non plus la faiblesse du logistikon; et si la faiblesse du logistikon
ne dépend pas de nous, alors, ce sera aussi le cas du jugement erroné. Donc, ce qui est
selon les stoïciens en notre dépendance, cesse de dépendre de nous: précisément, ces
jugements-là eux-mêmes, et de cette façon la différence entre le sage et le non sage est
ramenée à la différence entre un animal que la nature a produit avec succès, par
comparaison avec un autre que est né avec un défaut ou une inclinaison naturelle vers le
défaut. Or ceci est inacceptable pour tout stoïcien.
On peut encore considérer le problème d’une autre façon. Il est relativement
pacifique que l’erreur qui produit la passion concerne les choses que les stoïciens
nomment indifférentes: le sujet prend comme non indifférent quelque chose qui est
essentiellement indifférente34
. Or cette erreur est difficilement explicable, vu que le
sujet sait ce qui est important pour lui et ce qui ne l’est pas. Cela est garanti par la proto-
appropriation de soi e de la constitution naturelle du soi, donc, par son accès naturel à la
vérité: «patet omnibus veritas»35
. Sénèque est encore plus clair quand il décrit l’état
naturel de l’homme, dans la Lettre 90, comme un Âge d’Or où règnent la vertu et
l’ordre, sans l’erreur, à la suite curieusement, on le verra, des indications de Posidonios.
31
Para a relação entre a ética e a física em Séneca, veja-se o estudo detalhado de ROSENMEYER, T.,
Senecan Drama and Stoic Cosmology, Berkeley, Univ. of CaliforniaPress, 1989. Para a doutrina estóica
do pneuma, cfr., p. ex. SVF II, 716. 32
LONG, A., The Stoic Conception of Evil, Philosophical Quarterly, 18, 1968, p. 341. A citação de Long
é de Sextus Empiricus, SVF II, 96; cfr. ainda SVF II, 823. 33
Ep. 114, 2. Para a relação entre o ingenium e o pneuma, cfr. a análise de BOCCHI, op. cit., p. 90 e ss. 34
Cfr., por exemplo, SVF III, 480 e Possidónio, frag. 150b e 161, na edição citada de KIDD. 3535
Ep. 33, 11.
Il n’est guère facile d’expliquer comment l’humanité est sortie de l’Âge d’Or, comment
elle l’a abandonné, étant au départ déposé en plein dans la vertu. Sénèque, en accord
avec les stoïciens, affirme certainement que personne naît vertueux, mais naît plutôt
capable de vertu36
. Une telle capacité n’a pas de défaut naturel, ne pourrait pas l’avoir,
autrement rien ne saurait être en notre pouvoir.
Dans la Lettre 94, Sénèque dit que le mal peut s’expliquer de deux façons: «duo
sunt propter quae delinquimus: aut inest animo pravis opinionibus malitia contracta, aut,
etiam si non est falsis occupatus, ad falsa proclivis est et cito specie quo non oportet
trahente corrumpitur"37
. Encore une fois, semble-t-il, il n’explique pas l’origine du mal,
une fois qu’il dit que nous nous trompons à cause d’un mal, ou bien contracté, ou bien
vers lequel nous sommes naturellement inclinés. Posidonios, comme on le sait38
, disait
que le mal venait de nous-mêmes et non pas du dehors; probablement il pensait que
l’erreur dérivait d’un conflit entre le logistikon et les moments rebelles au logistikon,
mais ce qu’il faudrait alors expliquer c’est la révolte elle-même, la vérifier revient
seulement à énoncer le problème.
Il est aussi commun d’affirmer que l’erreur découle de la condition, de la
situation où nous nous trouvons. Cette explication se rencontre aussi chez Sénèque. Une
fois de plus, c’est là une thèse de difficile acceptation. En fait, même dans le De Ira, où
se multiplient les passages pessimistes, Sénèque dit que l’homme est essentiellement
bon: «An [ira] secundum naturam sit manifestum erit, si hominem inspexerimus. Quo
quid est mitius, dum in recto animi habitus est? Quid autem ira crudelius est? Quid
homine aliorum amantius? Quid ira infestius? Homo in adiutorium mutuum genitus est,
ira in exitium; hic congregari vult, ilia discedere»39
. Et l’homme est naturellement sans
passion, que ce soit du point de vue naturel, que du point de vue social. En fait, on
pourrait penser que, quoique naturellement incliné à la vertu (chose que Sénèque
n’affirme pas toujours), l’homme pourrait se trouver dans un milieu social
essentiellement hostile, d’où découlerait une mauvaise réaction, ordonné à la
survivance. Mais cela, non plus, n’est pas ainsi, selon les stoïciens, étant donné que
l’homme est naturellement citoyen du monde. L’humanité se trouve, certainement, dans
une situation où le mal surabonde. Par conséquent, il est aisé d’expliquer l’origine du
mal au vu de sa présence, ce que fait précisément Sénèque dans la Lettre 94, déjà citée.
Une fois résolu le problème, la solution est facile: il est simple d’être méchant, quand on
est méchant, ou quand on a une inclinaison vers le mal, ou bien quand le mal facilement
entre en nous. Sénèque dit tout cela et de maintes manières. Mais ce qui n’est point du
tout clair, c’est le passage de la Lettre 90, où naturellement l’on est à l’âge d’or de la
vertu, à la Lettre 94, où l’on est à l’âge noir du vice, duquel il faut se protéger.
«Inter cetera mortalitatis incommoda et hoc est, caligo mentium nec tantum
necessitas errandi sed errorum amor»40
. La situation s’est inversé de façon surprenante.
Dans le même texte où Sénèque affirme la bonté naturelle de l’homme, en répétant tant
36
Cfr. De Ira, II, 10. 37
Ep. 94, 13. 38
Frag. F35C, na ed. citada de KIDD. 39
De Ira, I, 5. 40
De Ira; II, 10.
de fois que la vérité est pour tous manifeste, il dit maintenant qu’en chacun de nous il y
a la mentalité d’un monarque41
, et pis, «omnes inconsulti et improvidi sumus, omnes
incerti, queruli, ambitiosi, - quid lenioribus verbis ulcus publicum abscondo? – omnes
mali sumus»42
. Le mal est à l’intérieur, comme disait Posidonios, et nous ne sommes
point, comme le veulent les stoïciens prudents, des êtres qui naissent capacités à être
vertueux, de sorte que l’existence humaine serait destinée à devenir toujours passage
d’un être capable de vertu à un être vertueux, passage d’un être capable d’être rationnel
à un être qui vit en accord avec la raison. Telle est en vérité la doctrine traditionnelle.
Sénèque finit, donc, par affirmer que la vie est un ardu processus où, en partant du mal
et du vice, nous avons besoin d’atteindre la vertu: «quid nos decipimus? Non est
extrinsecus malum nostrum: intra nos est, in visceribus ipsis sedet, et ideo difficulter ad
sanitatem pervenimus quia nos aegrotare nescimus (...) ... ad neminem ante bona mens
venit quam mala; omnes praeoccupati sumus; uirtutes discere vitia dediscere est»43
.
Sénèque n’a pas trouvé une bonne explication de la présence ostensive du mal
dans la vie. Celui-là est en tout pareil à celle-ci. Il semble aussi que, en renversant le
problème, Sénèque fait surtout usage d’un artifice de rhétorique et thérapeutique à fin de
guérir la colère: nous n’avons pas de motifs pour nous courroucer du mal qu’on nous
fait, puisque le mal est universel. Mais en fait, ce qui s’opère c’est la simple volte-face
de la question: l’ignorance sur l’origine de l’erreur et du mal a comme présuppositions
la vérité et le bien, d’où la difficulté à découvrir leur source, tout comme celles du Nil:
le mal est abondant, et lorsque nous cherchons son origine, il faut toujours présupposer
que nous sommes en aval par rapport à lui. En inversant le problème, Sénèque rend
problématique l’origine du bien: puisqu’il y a tant de mal, et puisqu’il est ubiquitaire,
d’où vient le bien?
41
Cfr. De Ira, II, 31. 42
Idem, III, 26. 43
Ep. 50, 4 e 6.