SI...

TU SERAS UN ARRIVISTE

MON FILS

LIVRES & IMAGES

LIVRES & IMAGES France Sarl Septembre 1998 Copyright : René DELERINS Adresse E-mail : Delérins@ wanadoo. fr

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ISBN 2-7457-0022-7

Chapitre 1

C'est pour toi, mon cher René, que j'ai écrit ces pages destructrices d'idéal ; que j'ai consigné sur le papier les préceptes qui m'aidèrent à gravir l'échelle sociale ; que j'ai décalqué en un livre l'expérience de ma vie, manquant pour la première fois au principe le plus absolu de l'arriviste : ne songer qu'à soit même.

Mais que veux-tu ? Je suis vieux et arrivé, nul souci d'avenir ne me préoccupe plus, et je me moque maintenant de l'opi- nion des gens comme de mon premier men- songe. Pendant tout le cours de ma longue ascension vers la richesse, la gloire et les honneurs du monde, j'ai eu le temps de juger les hommes. Il ne faut pas les craindre.

Dépouillé de cette auréole dont s'affu-

blent les grands, les célèbres, les notoires, les snobs, tout homme apparaît comme un animal plus ou moins domestique, de race plus ou moins définie, mais en fait soumis aux mêmes besoins physiologiques que l'animal, et qui comme lui est appelé à vivre un certain nombre d'années sur la planète pour l'accomplissement de des- seins inconnus. Puis disparaît, se désagrè- ge et retourne à la masse amorphe sans avoir su pourquoi on l'en avait tiré.

Réunis, les hommes constituent des sociétés où tout de suite se remarquent deux classes : Les possédants et les non possédants. Aux premiers, toutes les joies compatibles avec le système social actuel ; aux seconds tout le reste, c'est-à-dire un maximum d'emmerdements et un minimum de joies : celles qui ne peuvent s'acheter, bien entendu.

Dans l'une et l'autre classes, il y a des sommets et des bas fonds.

Il y a des possédants enviables parce que leur richesse s'entoure de luxe, de considération, d'estime, de jouissance, d'orgueil, parce qu'ils sont aimés des femmes et ne se laissent pas dominer par

elles ; il y a des possédants ridiculement malheureux parce qu'ils ont l'âme de pauvres bougres et c'est ainsi que des non- possédants peuvent être enviés pour leur parfaite adaptation à de petites conditions sociales. Mais le nombre de ces derniers est négli- geable, et d'ailleurs l'arriviste, poussé dans quelque bas fond, ne doit avoir en vue que les sommets.

J'ai donc voulu, né de rien, devenir riche et célèbre. Un homme à l'estomac satisfait, aux désirs comblés, un de ces hommes dont le vulgaire dit qu'ils sont « Quelqu'un » parce que leur nom est dans toutes les bouches en même temps que les mots pain, viande, soleil et pluie.

Pour être tout cela, ce que je suis, il m'a suffi d'obéir aux préceptes ayant pour but de faciliter à l'arriviste les moyens de parvenir.

Ce principe admet naturellement à ce que le récipiendaire ignore les préjugés, la vaine sensiblerie et l'amour désintéressé du prochain.

Ta jeunesse, ton intelligence, certains traits particuliers de ton caractère feront de

toi le plus docile et le plus brillant des élèves. Tu as l'âme d'un arriviste comme d'autres ont une âme de prêtre.

Je veux que mon expérience t'évite les tâtonnements du début, je veux que tu sois l'homme arrivé dés l'âge où les autres ne seront pas encore partis.

Que ce guide soit la bible de tes aubes et le compagnon de tes veilles.

Donc, apprends ce livre et veille à ne pas égarer les feuillets. Je n'ai pas voulu qu'il fût publié, tant j'ai le mépris de la foule et il me déplairait de servir de trem- plin à quelque intrigant vulgaire. Mais pour toi, mon cher René, il n'était rien que je ne fis. La sympathie qui nous unissait, ton grand père et moi, je l'ai reporté tout entière sur ton jeune esprit.

Peut-être me plaît-il que de penser qu'un jour ta réussite — on n'arrive qu'en piétinant des cadavres — me vengera de la haine des sots, des affronts dévorés avec un sourire, des mépris dissimulés sous des paroles flatteuses.

Et c'est une joie, au déclin d'une vie brillante et comblée d'honneurs, alors que

lentement je sens venir l'heure où j'entre- rai dans l'histoire, que de me remémorer tant de phrases obscures de mon existence ambitieuse et les heureuses prises opérées sur le grand damier du monde.

Ton extrême jeunesse, est le plus pré- cieux des apports dans ton entreprise arri- viste. À ton âge, on n'a pas encore eu le temps de commettre d'irréparables fautes, on n'a rien à redouter d'un passé encom- brant. Plus tard, dans la vie, cette parole chaque jour retentira à tes oreilles émanée de lèvres soucieuses :

- Ah ! si j'avais quinze ou vingt ans de moins.

Cela signifie, qu'on a appris trop tard qu'il n'y a rien à révérer en ce monde, et rien à redouter des mystères de la tombe. Cela veut dire que vingt ans de moins et la science de la vie alors acquise, on agirait en arriviste. Cela veut dire aussi qu'on n'hésiterait pas à devenir un escroc pour l'amour de l'argent et des honneurs. Je pense que ce mot ne t'effrayera pas trop, il est passé dans le langage courant, et s'ap-

plique indifféremment à toute personne qui ne partage pas ce que nous croyons être nos opinions et nos idées.

Les philanthropes et les moralistes, les pontifes de l'esprit humains te diront :

- N'aie d'autre objectif que le bien, l'honneur et le devoir.

Dépouillé de ce masque derrière lequel mon mépris des hommes passe son temps à sourire, je te crie :

- Ne cherche qu'à t'élever au-dessus des autres, deviens riche, influent et consi- déré !

Que ta jeunesse se pénètre bien de ces vérités, si tu veux jouir des femmes et de toutes les satisfactions qu'offre la vie, ainsi que des plaisirs des sens et des déli- cates voluptés de l'esprit.

Eh oui, je suis riche, j'habite un luxueux appartement dans un quartier chic de Paris, j'ai ascenseur, télévisions et élec- troménager. J'ai un domestique !

J'ignore le froid en hiver et la chaleur en été. J'ai une luxueuse voiture qui me permet d'éclabousser les gens par temps de

pluie sans en être moi-même incommodé. Les mets de ma table sont raffinés, mes vins exquis, mes cigares de tout premier ordre. J'ai des fleurs en toute saison. Je n'ai point la passion des tableaux, ni des collections, je ne me ruinerai donc ni en croûtes, ni en timbres postes. Je ne fais guère de folies que pour les bronzes, et encore seules les nudités ne m'intéressent. J'en ai chez moi toute une galerie.

Chaque matin, je dépouille mon cour- rier. Il est toujours volumineux. Mon secrétaire se charge des lettres d'affaires, je me réserve de répondre aux félicitations de mes admirateurs. Je soigne moi-même ma popularité. Quant aux lettres de femmes, je juge généralement prudent de m'abstenir. Elles émanent presque toutes de vielles folles ou de laides hystériques. Cependant quand la personne est jeune et jolie, je me laisse plutôt convaincre.

Il est rare que j'ai plus de deux ou trois entrevues avec la même femme, car j'ai horreur des liaisons. Maintenant que l'âge me donne sur ce chapitre des loisirs consi- dérables, je suis devenu très difficile et ne m'épanche que sur des sujets absolument

remarquables au double point de l'âge et de la plastique naturelle.

Puis je déplie mes journaux. D'abord ceux de l'ennemi qui me traitent de gâteux, de crapule et d'impuissant. J'en ris parfois tout haut. Je passe alors aux journaux amis, à ceux qui m'encensent. J'y apprends avec plaisir, et pour la millième fois que je suis un génial penseur, un polé- miste profond et le rempart de tous les honnêtes gens. Ma vanité ainsi délicieuse- ment chatouillée, je travaille à la mise au point de quelque discours destiné à être couronné par l'opinion pour les idées morales qu'il renferme. Puis je reçois des visites. On m'appelle « Mon Cher ». Eh ! oui ! Ces imbéciles, égarés par les dia- tribes égalitaires auxquelles je suis forcé pour plaire au peuple, m'appellent « mon cher ami ». Ce sont les petits inconvénients du métier.

Le soir je vais au théâtre, au restaurant à la mode, à quelque réception mondaine. On me choie, on m'admire, on me photo- graphie, on se récite mes dires. Et le soir, quand je ne suis pas trop las ou désireux de solitude, je m'endors dans les bras char-

mants de quelque délicieuse créature au corps ferme et parfumé.

Voilà ce que je suis, voilà l'exemple de ce que je te propose, plutôt que d'être tel humble et dévoué sujet de la république qui passe son temps à crever de faim, à souffrir de toutes les misères du monde, en gardant et défendant de son corps la fortune de ceux qui l'exploitent.

Mais quand nous serons morts, cet hon- nête homme et moi, quelle différence vien- dra-t-on faire entre nos deux pourritures ?

Les uns diront de moi : - C'était un grand homme ! Les autres : - Ce fut un escroc ! Des gens trouveront encore pour m'ac-

cuser et d'autres pour me défendre. Et je ne serai pas ainsi tout à fait mort.

Mais quand à cet homme qui demeura honnête, humble et vertueux, crois-moi, la mort l'aura pris tout entier. Et l'on ne dira rien de lui.

Chapitre II

Sache donc apprécier l'avantage d'être jeune et de connaître déjà ce que tant de gens ignoreront toujours :

Qu'il faut dominer, qu'il faut arriver par tous les moyens. Cette science acquise vaut presque toutes les autres. Tu as main- tenant un but dans la vie : Monter.

Mais garde toi bien de ne jamais laisser deviner cette sourde ambition. Chausse-toi, de souliers silencieux pour ton ascension vers les sommets. N'imite pas ces intrigants vulgaires qui ont aux pieds de lourdes grolles cloutées. Ils mar- chent sur des épaules, des têtes et des mains que ces ferrures ensanglantent. Et la douleur fait hurler les victimes, l'attention s'éveille, les cris gagnent de proche en proche, la coalition des humbles finit par barrer le chemin de l'envahisseur. Cherche

plutôt à soulager celui qui te porte par des aspirations profondes qui remplissant d'air ta cage thoracique, te rendront plus léger. Que tes pas soient une caresse, que tes gestes soient câlins, que tes ongles soient constamment gainés de velours. Éclaire tes yeux et sache sourire. Évite toutefois ce rictus stéréotypé sur les faces des imbé- ciles.

Fait en sorte que tout le monde se croie près de ton cœur. Comme ta jeunesse ne te permets pas encore de discerner parmi tes condisciples ceux qui seront les maîtres de demain, ménage les tous sans distinction de rang ni de fortune. A ton âge toutes les chances sont égales, et le noble et le riche brosseront peut-être un jour les souliers du camarade pauvre assis auprès d'eux sur les bancs du lycée.

Si ton caractère est violent et emporté, travaille à te contenir, à ne pas laisser percer l'envie qui bout en toi, l'or- gueil qui te ronge, la jalousie qui te dévo- re. Sois surtout patient. Oppose ton visage de bonté à celui qui serait disposé à te haïr.

Je n'expliquerai pas les raisons diverses qui me poussèrent à publier ces pages. Elles n'étaient pas destinées à voir le jour.

Je les publie pourtant, malgré la répugnance que j'éprouve à couvrir de mon nom des théories dangereuses et des affirmations trop souvent empreintes de cynisme ; je les publie, me contentant de garder secret le nom de leur illustre auteur, pour ne troubler ni la quiétude de ses derniers moments, ni la conscience de ses admirateurs, ni l'âme de son fidèle disciple : l'arriviste contemporain.

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