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13-4-18 Imprimir: Notes sur l'amour et la jouissance des femmes www.fcl-b.be/spip.php?page=imprimir_articulo&id_article=135 1/5 Forum psychanalytique de Bruxelles http://www.fcl-b.be/spip.php?article135 Le Pavé du Nord Notes sur l’amour et la jouissance des femmes Sol APARICIO (Paris) Conférence à Liège. Mai 2000 1er mai 2000 A l’heure de la parité, que reste-t-il de nos différences ? Peut-être rien d’autre que nos secrets d’alcôve. Si la question mêrite pourtant d’être posée au-delà d’un cadre privé, c’est que l’on peut s’interroger aujourd’hui, comme le faisait Lacan en 1958 en terminant ses Propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine, sur les “incidences sociales de la sexualité féminine”. Nous pouvons en effet nous demander si la présence de plus en plus marquée des femmes dans la vie sociale et politique, dans la Cité, a une incidence sur celle-ci, et laquelle. Ou, serait-ce plutôt le contraire, les femmes ne seraient-elles pas de plus en plus captives de la jouissance phallique(1), c’est-à-dire de ce qu’elles ont en commun avec les hommes et ne les en différencie guère ? Les notes qui vont suivre, limitées à une réflexion sur le lien entre l’amour et la jouissance chez les femmes, trouvent un écho dans cette interrogation plus large. Amour <> Jouissance ? Demandons-nous, tout d’abord, si l’amour a quelque chose à voir avec la jouissance. En principe, freudiennement, il nous faut répondre “non”. Car l’amour prend racine dans le narcissisme, dans le rapport primordial de chacun à son image, alors que la jouissance est une affaire de pulsion. Les trois Contributions de Freud à la psychologie de la vie amoureuse sont là pour dire comme il est difficile à l’homme de faire coïncider l’objet de son amour et celui de sa satisfaction. Mais la question d’une conjonction possible entre l’amour et la jouissance est évidemment là, posée d’emblée, on serait tentés de dire, depuis toujours -et Freud lui accorde une place précise : celle d’un idéal auquel chacun aspire. D’une certaine manière donc, la psychanalyse part d’une prise en compte de cette problématique : celle de la conjonction ou de la disjonction entre l’amour et la jouissance. Sur ce point, je citerai un aphorisme bien connu de Lacan qui orientera mon propos, aphorisme qui lie l’amour à la jouissance tout en manifestant leur séparation : “seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir” (cf. Séminaire sur l’angoisse, séance du 13 mars 63). Comme tant d’autres énoncés de Lacan, celui-ci peut être entendu comme un signifiant, renvoyant à plus d’une signification. Nous pouvons, par exemple, l’insérer dans le cadre de cette remarque de Freud, reprise dans le Séminaire Encore : la jouissance obtenue n’est jamais égale à la jouissance attendue, ce n’est jamais ça ; ça laisse toujours à désirer et l’amour est ce qui permet à cette jouissance insatisfaite, inévitablement, irrémédiablement insatisfaite, de condescendre au désir, de consentir au manque qu’il suppose. L’articulation que la phrase de Lacan établit entre ces trois termes, peut également être lue en soulignant que l’amour “fait passer” la jouissance au désir, au sens de permettre à la jouissance d’entrer dans la dialectique du désir. Cela nous rappelle les développements de Lacan autour de la demande d’amour par laquelle l’enfant, dans ses échanges avec l’Autre maternel, est introduit dans le champ du désir. Le désir vient à la place de la jouissance grâce à l’amour, pourrait-on dire, ou encore, le renoncement à la jouissance est consenti en raison de l’amour. Quoi qu’il en soit, il semble que l’aphorisme de Lacan, qui tout à la fois met en avant la disjonction existante entre l’amour et la jouissance et pose sinon une conjonction entre ces deux termes, certainement un nouage entre les trois termes nommés : amour, jouissance et désir, cet aphorisme lacanien réécrit l’idée de Freud précédemment évoquée : si amour et jouissance ne parviennent pas à se conjoindre, cet idéal de la vie sexuelle qu’est “la concentration de toutes les formes du désir sur un même objet, ne pourra être atteint”. (Je cite là la traduction française d’un passage ajouté par Freud en 1915 au second de ses Trois essais, ch.VI).

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Le Pavé du Nord

Notes sur l’amour et lajouissance des femmes

Sol APARICIO (Paris)Conférence à Liège. Mai 2000 1er mai 2000

A l’heure de la parité, que reste-t-il de nos différences ? Peut-être rien d’autre que nos secretsd’alcôve. Si la question mêrite pourtant d’être posée au-delà d’un cadre privé, c’est que l’onpeut s’interroger aujourd’hui, comme le faisait Lacan en 1958 en terminant ses Propos directifspour un congrès sur la sexualité féminine, sur les “incidences sociales de la sexualitéféminine”. Nous pouvons en effet nous demander si la présence de plus en plus marquée desfemmes dans la vie sociale et politique, dans la Cité, a une incidence sur celle-ci, et laquelle.Ou, serait-ce plutôt le contraire, les femmes ne seraient-elles pas de plus en plus captives dela jouissance phallique(1), c’est-à-dire de ce qu’elles ont en commun avec les hommes et neles en différencie guère ?

Les notes qui vont suivre, limitées à une réflexion sur le lien entre l’amour et la jouissancechez les femmes, trouvent un écho dans cette interrogation plus large.

Amour <> Jouissance ?

Demandons-nous, tout d’abord, si l’amour a quelque chose à voir avec la jouissance. Enprincipe, freudiennement, il nous faut répondre “non”. Car l’amour prend racine dans lenarcissisme, dans le rapport primordial de chacun à son image, alors que la jouissance est uneaffaire de pulsion. Les trois Contributions de Freud à la psychologie de la vie amoureuse sontlà pour dire comme il est difficile à l’homme de faire coïncider l’objet de son amour et celui desa satisfaction. Mais la question d’une conjonction possible entre l’amour et la jouissance estévidemment là, posée d’emblée, on serait tentés de dire, depuis toujours -et Freud lui accordeune place précise : celle d’un idéal auquel chacun aspire. D’une certaine manière donc, lapsychanalyse part d’une prise en compte de cette problématique : celle de la conjonction oude la disjonction entre l’amour et la jouissance.

Sur ce point, je citerai un aphorisme bien connu de Lacan qui orientera mon propos, aphorismequi lie l’amour à la jouissance tout en manifestant leur séparation : “seul l’amour permet à lajouissance de condescendre au désir” (cf. Séminaire sur l’angoisse, séance du 13 mars 63).Comme tant d’autres énoncés de Lacan, celui-ci peut être entendu comme un signifiant,renvoyant à plus d’une signification. Nous pouvons, par exemple, l’insérer dans le cadre decette remarque de Freud, reprise dans le Séminaire Encore : la jouissance obtenue n’estjamais égale à la jouissance attendue, ce n’est jamais ça ; ça laisse toujours à désirer etl’amour est ce qui permet à cette jouissance insatisfaite, inévitablement, irrémédiablementinsatisfaite, de condescendre au désir, de consentir au manque qu’il suppose.

L’articulation que la phrase de Lacan établit entre ces trois termes, peut également être lue ensoulignant que l’amour “fait passer” la jouissance au désir, au sens de permettre à lajouissance d’entrer dans la dialectique du désir. Cela nous rappelle les développements deLacan autour de la demande d’amour par laquelle l’enfant, dans ses échanges avec l’Autrematernel, est introduit dans le champ du désir. Le désir vient à la place de la jouissance grâceà l’amour, pourrait-on dire, ou encore, le renoncement à la jouissance est consenti en raisonde l’amour. Quoi qu’il en soit, il semble que l’aphorisme de Lacan, qui tout à la fois met enavant la disjonction existante entre l’amour et la jouissance et pose sinon une conjonctionentre ces deux termes, certainement un nouage entre les trois termes nommés : amour,jouissance et désir, cet aphorisme lacanien réécrit l’idée de Freud précédemment évoquée : siamour et jouissance ne parviennent pas à se conjoindre, cet idéal de la vie sexuelle qu’est “laconcentration de toutes les formes du désir sur un même objet, ne pourra être atteint”. (Jecite là la traduction française d’un passage ajouté par Freud en 1915 au second de ses Troisessais, ch.VI).

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Cela dit, la possibilité d’un nouage entre amour, jouissance et désir, si nous pensons cenouage comme borroméen, implique de considérer qu’ils sont équivalents, qu’aucun des troisn’a une prévalence sur les autres. Or quand Lacan dit : “seul l’amour permet à la jouissancede condescendre au désir”, n’avons-nous pas plutôt l’impression que l’amour est mis enfonction en tant qu’opérateur d’une transformation, d’un changement radical de position chezle sujet ? On trouve une telle fonction d’opérateur d’une transformation attribuée à l’amourchez Freud, à un moment qui n’est pas quelconque, celui où il élabore une théorie destinée àrendre compte de l’existence du lien social : pas de pulsion sociale, pas d’instinct grégaire,affirme-t-il, comment donc expliquer la tendance à faire groupe, à fonder des institutions et àse soumettre à leur organisation toujours contraignante ? La réponse, c’est l’amour, l’amourdu signifiant maître, amour de l’Autre donc, sous la forme de la figure paternelle, sur lequel vase fonder l’identification aux semblables. Freud analyse la façon dont cela est rendu possible :il en situe les fondements sur la scène de la chambre d’enfants en soulignant l’intensité del’invidia, de la haine jalouse de l’enfant à l’égard du frère nouveau-né, l’intrus qui vient lui ravirl’amour dont il dépend. C’est précisément cet amour de l’Autre qui va induire un changementde position : puisqu’il ne saurait persister dans sa haine du frère sans mettre en péril l’amourde l’Autre, le sujet y renonce et s’identifie à celui qui dès lors n’est plus un pur rival mais unsemblable.

C’est donc là que l’on trouve la racine des sentiments sociaux d’égalité, de solidarité et dejustice, dans cette transformation de l’envie et de la jalousie infantiles, autrement dit, dansune modification de la position du sujet à l’égard de la jouissance, une modification qui se faitau nom de l’amour, dont l’opérateur est l’amour “porté à cette fonction de l’Autre livrée par lepère” (cf. Séminaire Les non-dupes errent, 12 mars 74).

Rappelons maintenant, à ce propos, que d’après Freud, celui de 1931-32, les femmes ont “peule sens de la justice” et que “leurs intérêts sociaux sont plus faibles” que ceux des hommes.La transformation que je viens d’évoquer, de la haine jalouse en une identification fondatricedu lien social, n’est-elle donc pas valable pour elles ? Ou, n’est-ce là qu’un préjugé de Freud ?Ce qui m’intéresse pour l’instant dans ce rappel, ce n’est pas de savoir si l’affirmation de Freudest vraie ou fausse, mais de tenir compte de ceci : une telle affirmation suppose de considérerque la transformation dont il a été question n’a pas lieu de manière identique pour chaquesexe. Cela veut tout simplement dire que nous acceptons l’idée que le rapport à l’amour et à lajouissance est autre chez les femmes. Idée prévalente dans l’enseignement de Lacan, et trèsprésente chez Freud.

L’amour exigé

Prenons d’abord la question par le biais du rapport à l’amour. Nous citons souvent Freud pourdire que la perte de l’amour chez les femmes a valeur de castration : la crainte de la perte del’amour serait l’équivalent féminin de l’angoisse de castration chez l’homme. La clinique vient àl’appui de cette thèse, elle nous fournit de nombreux exemples de l’effondrement que peuventvivre les femmes à la suite d’une rupture amoureuse, ou de tout ce qu’elles sont prêtes àaccepter lorsque l’angoisse que suscite l’éventualité de la rupture, se fait sentir. Cesser d’êtreaimée, cesser d’être investie d’amour, c’est cesser d’être (cesser d’être le phallus, sans doute,mais cette déphallicisation touche à l’être, elle réduit et ravale le sujet au rang d’objet-déchet).

Ceci dit, il est intéressant de noter que Freud n’a, d’abord, pas dit exactement cela. Puisque lepassage où il établit, pour la première fois, cette analogie entre la perte de l’amour etl’angoisse de castration est celui d’Inhibition, symptôme et angoisse qui n’évoque pas lesfemmes, mais le sujet hystérique(2) Cela permet de soulever une question à laquelle nousnous heurtons souvent, question que l’on peut se poser au sujet d’une femme : cette craintede la perte d’amour est-elle névrotique ou féminine ? Nous voyons tout de suite la perspectiveque cela ouvre : si c’était à l’hystérie d’une femme et non pas à son être femme que nousl’attribuions, la fin de l’analyse devrait permettre d’envisager la réduction sinon la disparitionde cette crainte. La perte de l’amour, cesse-t-elle d’être une menace à la fin de l’analyse ? (Laréponse à cette question quelque peu abrupte introduit, bien sûr, une nuance).

Il y aurait donc chez Freud, d’après la lecture que je propose, des éléments en faveur de lathèse selon laquelle la différence entre les sexes se laisse sentir aussi bien dans le rapport del’être parlant à la jouissance, que dans la valeur qu’a pour lui, ou la fonction que remplit pourlui, l’amour.

Bien entendu, cela est plus clair chez Lacan. D’abord celui des Ecrits, qui fait valoir la différenceentre les sexes dans les modalités de l’amour en distinguant une forme fétichiste et une formeérotomaniaque (p.735) et qui avance déjà une opposition entre une jouissance féminine, quise réalise à l’envi du désir mâle, et ce désir mâle, qui trouve son signifiant dans le phallus.Ensuite, chez le Lacan des années 70 qui d’une part, dégage pour nous la notion dejouissance féminine de son obscénité sexologique, en la disant Autre et en la reliant à lacatégorie logique de “pas-tout”, et d’autre part, insiste pour dire qu’il y a chez les femmes une

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exigence d’amour. Il ne s’agit plus ici d’une demande fondée sur la crainte, sur le sentimentd’une menace de perte, mais d’une exigence, cela a été positivé. Le terme “exigence” traduitbien en français la force que comporte demand en anglais, c’est le versant pulsionnel qui s’ytrouve dévoilé. Et peut-être retrouvons-nous là la chemin qui sépare un sujet hystérique d’unefemme. De la crainte de perdre l’amour à l’exigence d’amour, il y a plus d’un pas marquant unrapport à la demande radicalement autre.

La confusion féminine

J’en viens par ce biais à un point qui m’intéresse, celui qui a suscité pour moi la questionconcernant la conjonction éventuelle de l’amour et de la jouissance chez les femmes(3) Jel’énoncerai ainsi : s’agit-il d’une conjonction ou d’une confusion ?

Il me revient en mémoire à ce propos une indication de Lacan dans le séminaire sur L’actepsychanalytique (cf. séance du 22 mars 68). Il affirmait que l’homme aime alors qu’il croitseulement désirer -c’est un fait qu’on peut ne pas savoir qu’on aime ou à quel point on aime ;les dits d’un sujet peuvent rendre manifeste à celui qui l’écoute un amour dont il n’est pointconscient. Pour les femmes, il disait qu’elles croient aimer alors qu’elles jouissent(textuellement : “pour une femme c’est sa jouissance qui lui fait croire qu’elle aime”). Onremarquera que là où, pour l’homme, il est question d’amour et de désir, pour les femmes,c’est d’amour et de jouissance dont il est question -ce qui était déjà le cas dans les Ecrits.Confusion, alors, erreur d’une femme ? Ou conjonction de l’amour et de la jouissance, chezune femme ? Croit-elle aimer alors qu’elle jouit, ou jouit-elle en aimant ?

Ce point peut légitimement, me semble-t-il, être soulevé à partir du Séminaire Encore, surlequel je vais m’appuyer exclusivement dans ce qui va suivre.

D’emblée, dès les premières pages d’Encore, un rapprochement se profile, une conjonctionpossible entre amour et jouisance, là où il ne s’agit, apparemment, que de leur disjonction : lajouissance du corps de l’Autre n’est pas le signe de l’ amour, dit Lacan. Mais tout de suiteaprès, il propose de nommer “encore” l’insatiable de l’amour, le fait que l’amour demandetoujours l’amour, ne cesse de le demander : “encore c’est le nom propre de cette faille d’oùpart dans l’Autre la demande d’amour”.(4) Nous sommes loin de l’origine narcissique del’amour. En guise d’origine nous n’avons plus qu’une faille, une faille d’où sourd une demandequi ne cesse pas.

Cette faille que Lacan nomme “encore” suggère quelque chose de béant, sans limite, elleévoque ce tonneau des Danaïdes dont il s’est servi dans le Séminaire L’envers de lapsychanalyse (p.83) pour parler non pas de la demande d’amour mais de la jouissance. C’estce que Lacan écrit S (A) barré : il se sert de ce mathème dans le séminaire Encore pourindiquer que l’Autre comme lieu “ne tient pas, qu’il y a là une faille, un trou, une perte” (p.31).Et c’est aussi dans une faille que Lacan situe la source intarissable de la demande d’amour, sibien que S (A) barré peut être l’écriture de l’encore de l’amour, de sa faille originaire. Celasuppose également que nous l’écrivions “côté femme” ou, pour le dire autrement, celasuppose que l’insatiable de l’amour met l’être parlant du côté des femmes dans les formuleslacaniennes de la sexuation. L’hypothèse qui s’en déduit est simple, c’est que dans cetinsatiable même, il y a jouissance. Plus tard, dans le séminaire “RSI”, Lacan dira : “l’amour, çapart d’une femme”. Et il est bien sûr tentant de penser que si l’amour “ça part d’une femme”,ce ne peut être que parce qu’elle a rapport à l’Autre barré, à la faille dans l’Autre. Je vais yrevenir par un autre biais.

L’idée d’une confusion féminine entre l’amour et la jouissance, c’est chez Lacan que je l’aitrouvée, plus précisément, à la p.82 du Séminaire Encore, dans une phrase qu’il reprendensuite autrement. La formulation qui m’avait retenue était celle-ci (je l’extrais d’un passageplus long) : “l’homme peut prêter à la femme à confusion avec Dieu, c’est-à-dire ce dont ellejouit”. Cela m’avait paru limpide à le lire à un moment où j’en avais immédiatement trouvé uneillustration clinique, qui est en fait cinématographique, c’est-à-dire le fait d’un artiste. Voici lascène : une femme malade est à l’agonie. Un prêtre arrive, il l’invite au repentir, à se préparerpour la joie du ciel, la rencontre de Dieu. Il s’entend répondre : “non, pas Dieu, Jean !”. Leprêtre insiste, il parle à la mourante du renoncement aux passions de ce monde. Elle persiste,et renouvelle l’appel du nom de l’homme aimé : “Jean !”. (C’est, pour ceux qui connaissent cepetit texte, le “dialogue d’un prêtre et d’un moribond” de Sade, revu et corrigé par Luis Buñueldans son film Nazarin). La scène laisse apercevoir que la vanité des efforts du prêtre tient à ceque cette femme n’a pas besoin de Dieu pour aller au ciel, elle a son dieu à elle pour l’yamener. Ce qui se présente ainsi sous une apparence d’impiété, est un absolu de l’amour quirend possible la “confusion” entre l’aimé et Dieu, entre l’amour d’un homme et la jouissance deDieu. (Je rappellerai que cette même p. 82 parle de l’Autre comme du “terme dont elle jouit au-delà de tout ce jouer qui fait son rapport à l’homme.”).

Lacan, on le sait, a cité aussi bien Sainte Thérèse que Saint Jean de la Croix pour évoquer lajouissance autre que phallique, et dire qu’un homme peut aussi bien qu’une femme, se ranger

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du côté du pas-tout. Cette jouissance-là, souligne-t-il, le sujet n’en sait rien, sinon qu’ill’éprouve, rien ne peut en être dit. Cependant, les mystiques ont su en faire le support deDieu : Lacan propose, en effet, d’interpréter “une face de l’Autre, la face Dieu, commesupportée par la jouissance féminine”.

C’est-à-dire que cette jouissance dont ils ne savaient rien, les mystiques l’ont nommée, ils luiont donné un nom propre : amour de Dieu. Ils ont accordé à la jouissance Autre la significationd’un amour divin. Ce quelque chose qui, de temps en temps, comme dit Lacan, les“secouaient”, ils l’ont adressé à Dieu, à l’Autre radicalement Autre, dont on ne sait rien, auquelon ne saurait substituer aucun objet -c’est l’Autre à propos duquel Maître Eckhart parlait d’un“Rien sans nom”, mais que les chrétiens (comme Lacan nous l’a fait par ailleurs remarquer) onfait exister en l’aimant.

Parler d’amour “est en soi une jouissance”, et sans doute pouvons-nous considérer que nousrencontrons déjà là une forme de conjonction, mais en citant cela je voulais d’abord rappelerque “parler d’amour” veut dire qu’avec la parole nous introduisons le sujet. Lacan dit bien qu’“un sujet, comme tel, n’a pas grand chose à faire avec la jouissance”, et il le distingue ainsi del’être sexué qui, lui, “est intéressé dans la jouissance”. Par contre, quand il en vient à définirl’amour, c’est en termes de “rapport de sujet à sujet” qu’il le fait. Cela nous permet de penserque si quelque chose de l’expérience mystique, de cette expérience de jouissance-là, estsusceptible d’une amorce de subjectivation, cette subjectivation se fera en termes d’amour.J’ajouterai que l’amour s’y prête en raison du vide, de la faille qui fait le fond de la demanded’amour, en raison de son encore.

Aperçus cliniques

Dans un travail où je commentais un texte peu connu d’Helene Deutsch, datant de 1927,“Satisfaction, bonheur et extase”, je proposais de lire les deux vignettes cliniques qu’elleprésente comme une contribution pour une clinique de la jouissance féminine.(5) L’un des casoffre, en effet, à la fois un exemple criant de disjonction entre l’amour et la jouissance (il s’agitd’une femme qui n’aime pas son mari mais qui jouit avec lui), et, par les termes utilisés pour lacerner, une occurrence exemplaire de l’Autre jouissance, telle que Lacan l’a décrite dansL’étourdit, comme un dépassement de la jouissance “qui se fait du coït”. Dans la deuxièmevignette c’était, en quelque sorte, l’inverse : une femme qui disait ne pas connaître de désirsexuel avait des “extases” à des moments particuliers de son existence, pendant despériodes où elle se vouait à une cause ou à un idéal politique ou religieux, forme d’amoursublimé où l’amour et la jouissance semblent se conjoindre. Le fait qu’Helene Deutsch fasseappel aux extases mystiques pour rendre compte de ces vignettes avait évidement de quoinous retenir.

Le premier cas permettait d’illustrer à merveille, et à l’extrême, ce que l’on peut considérercomme la thèse lacanienne de base, celle d’une disjonction fondamentale entre l’amour et lajouissance. Thèse qui constitue le corollaire du postulat “il n’y a pas de rapport sexuel”. S’il n’ya pas de rapport sexuel c’est que l’aspiration vers l’Un propre à l’amour, le voeu de faire un,est mise en échec par la jouissance qui, elle, fait fi du partenaire. Le second, par contre, est delecture plus difficile, on n’est pas sûr du statut qu’il faut accorder à cette cause, ce S1 que lesujet poursuivait - mais l’expérience de jouissance est là, décrite comme un bonheur extrême,excessif, faisant irruption dans une vie marquée par un sentiment dépressif persistant. Ilarrive que des femmes, plus ou moins liées par l’amour à leur partenaire, témoignent d’unvécu extatique dans l’étreinte amoureuse. Il arrive aussi qu’elles se plaignent de ce quej’appellerais la modalité de leur amour, leur façon d’aimer. Ainsi cette analysante qui me disait“je le place anormalement”, réalisant soudain que la dialectique dont elle se trouvaitprisonnière dans son rapport au partenaire la condamnait, soit à incarner l’Autre de lademande (voulant être tout pour lui, tout lui donner, répondre à sa demande avant mêmequ’elle ne soit énoncée), soit à être le corrélat de déchet, le rien, d’un Autre divinisé -c’était làson jouer dans le rapport à l’homme. Mais, ne disait-elle pas plus en disant “je le placeanormalement” ? Car il y a bien dans cet énoncé quelque chose qui cherche à se dire, dans lesens d’une reconnaissance d’un excès, d’un dépassement d’une norme. Ainsi, ne pourrions-nous pas y entendre l’aveu de l’appel fait à l’homme aimé, pour qu’il se prête à cette“confusion” qui fera qu’elle pourra le constituer en lieu d’adresse de son amour, de son“adoration” (autre terme dont Lacan s’est servi), et satisfaire ainsi la jouissance qui divise sonêtre sexué ?La “confusion féminine” tiendrait donc à établir une conjonction entre l’amour et lajouissance, elle la favoriserait.

Un obscur jouir

Lacan a pu dire que l’Oedipe est ce qui permet une “symbolisation de la jouissance sexuelle”dont, autrement, nous ne pourrions absolument rien dire, car la jouissance est, par définition,ce qui dépasse le registre du principe du plaisir et du sens et confine à la mort, elle n’est pas“traitable directement”, elle ne l’est qu’une fois devenue objet d’un interdit, interdit porté surle corps de la mère. C’est dans ce même passage (du Séminaire XVIII, D’un discours qui ne

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serait pas du semblant, séance du 17 mars 1971) que Lacan affirme : si d’une part, l’hommeen tant qu’il fonctionne, est châtré, la femme, elle, “n’a rien à faire avec la loi”. En tant quesujet, oui, comme tout un chacun ; en tant que femme, non, rien à faire avec la loi qu’etablitl’interdit oedipien.

Cela veut dire que l’appareil ou l’appareillage oedipien rend possible une “symbolisation de lajouissance sexuelle” côté homme, qui ne l’est pas côté femme. (C’est d’ailleurs ce que Lacandira dans L’étourdit). C’est donc de ce côté que se pose la question d’une amorce desubjectivation possible pour ce qu’il en est d’une jouissance qu’on peut dire ici hors Oedipe (enécho à l’“au-delà du phallus” d’Encore) et que l’exemple des mystiques et certaines remarquesde Lacan nous poussent à penser comme se faisant en termes d’amour.

Prenons ce qu’il dit dans L’étourdit, à la p.23 que j’ai déjà citée : il attribue “l’exigence del’amour” chez les femmes (cette exigence qu’il assimile après à la jalousie inhérente à l’amourféminin et qu’il traduit par un “que l’homme soit tout à elle”), l’exigence de l’amour donc, Lacanla fait dépendre de la jouissance féminine : c’est parce qu’elle est “la seule à ce que sajouissance dépasse” qu’une femme n’est pas toute et que “c’est comme la seule qu’elle veutêtre reconnue de l’autre part”. Lacan établit là un ordre logique : il y a d’abord la jouissanceféminine, puis l’exigence de l’amour. Dans les paragraphes qui suivent il articule d’une manièreanalogue l’insatiable de l’amour et l’absence de rapport sexuel, celle-ci est la prémisse quiexplique celui-là. De nouveau donc, un ordre : d’abord l’inexistence du rapport entre les sexes,puis l’insatiable de l’amour. L’amour qui aspire à ce lien impossible, rendu impossible par lajouissance.

La jouissance est donc là, d’abord, logiquement première, et l’amour (je reviens à monhypothèse) est ce qui vient la nommer, la désigner d’un nom propre, faute de pouvoir lasoumettre au signifiant (cas de la jouissance phallique). Confusion donc, plutôt queconjonction, entre cet amour, insatiable et exigeant, et une jouissance dont il n’y a rien à dire.Cela dit, si l’on peut avoir l’impression que l’amour lui-même est occasion de jouissance,qu’une femme peut jouir d’aimer -ce qui nous permettrait alors de parler d’une conjonction del’amour et de la jouissance -peut-être est-ce aussi à mettre en relation avec l’insatiable del’amour, avec la faille que Lacan a nommée encore, biais par lequel se trouverait réveillée enelle l’autre jouissance.

Il ne me semble pas, en effet, que le dernier enseignement de Lacan encourage ce que l’onpourrait appeler une réduction des aventures amoureuses féminines à l’attachement du sujethystérique au S1. Il y a, certes, une jouissance phallique attachée à l’amour, l’amour peut êtresitué aussi bien du côté de S(A) barré que du côté de (phi) sur le tableau de la sexuation(6),aimer et être aimée c’est aussi donner, recevoir l’amour en don, don d’amour qui est don dephallus. C’est le don que la fille attend du père, celui que, devenue femme, elle attendra deses substituts, nous le savons depuis Freud. Mais Lacan a bien marqué, dès les Proposdirectifs, qu’il y a pour les femmes un au-delà de cette dialectique centrée sur le phallus, unau-delà du voile, disait-il alors, d’où un Autre barré va “appeler son adoration”, Autre que l’onretrouve dans ces figures de l’amant châtré et de l’homme mort, que les rêves, par exemple,dévoilent.

Pour conclure : s’il y a, comme le dit Lacan, une façon mâle et une façon femelle de rater lerapport sexuel, la façon mâle étant de réduire l’Autre à l’objet a et la façon femelle de jouird’une manière énigmatique, au-delà du rapport à l’homme, disons, en revenant à l’aphorismeinitial, que l’amour d’un homme, pour une femme, est ce qui permet à la jouissance Autre decondescendre au désir de l’Un(7).

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