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Souviens-toi que
je t'attends
de
Penny Jordan
Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le
titre : PAST LOVING
Résumé : Mais pourquoi ce matin-là avait-elle
emprunté la route du château ? Pour gagner quelques
minutes, Moira venait de provoquer la rencontre tant
redoutée ! Pétrifiée, elle regarda la haute silhouette
masculine s'avancer. Robert Graham... Revenu au pays
après douze ans d'absence. Douze longues années
pendant lesquelles Moira s'était efforcée de l'oublier, de
devenir une autre, une battante. Elle avait cru réussir,
mais voilà que Robert resurgissait et avec lui, le
fantôme de l'adolescente angoissée et amoureuse
qu'elle avait été. Non, c'était insupportable. Jamais elle
ne permettrait à Robert d'exercer de nouveau son
emprise sur elle ! Jamais...
Chapitre 1
— ... et c'est devenu une habitude, Moira! Cela fait déjà
deux fois cette semaine que Gerald doit « travailler »
jusqu'à Dieu sait quelle heure de la nuit. Ton entreprise
est en pleine expansion, mais tout de même ! J'ai de la
peine à imaginer qu'il reste penché sur tes comptes
jusqu'à minuit ! Sa nouvelle secrétaire a eu le toupet de
me dire qu'il était en réunion lorsque j'ai appelé hier
soir. Avoue que je vais finir par passer pour une idiote !
S'il a une liaison avec elle, qu'il ait au moins le courage
de l'avouer!
Stoïque, Moira laissa passer ce flot de récriminations.
Elle avait tant de peine, aujourd'hui, à fixer son atten
tion sur les mésaventures de son amie... Ce n'était pas
de l'indifférence, pourtant. Moira n'avait pas hésité à
sacrifier une de ses précieuses heures de liberté pour
accourir chez Nadine au premier appel. Mais depuis
deux jours, elle était distraite, tendue, sur le qui-vive,
sans trop savoir pourquoi...
Non sans nostalgie, Moira songea à son jardin. En
rentrant à la maison, vers midi, elle s'était promis de
mettre en terre ses bulbes de tulipe pour le printemps
prochain. Une occupation rêvée pour une chaude jour
née de septembre... Mais Nadine lui avait semblé si
bouleversée au téléphone! Que faire dans ces cas-là,
sinon tout abandonner pour voler à son secours?
Mais voilà. Il lui était difficile de se passionner pour les
problèmes de Nadine. D'autant plus qu'ils n'existaient
que dans son imagination ! S'il y avait un mari au
monde qui ne tromperait jamais sa femme, c'était bien
ce pauvre Gerald. Alors que la rousse Nadine, elle,
avait toujours eu de la fidélité conjugale une notion
plutôt élastique...
Moira s'efforça de prêter une oreille plus attentive aux
propos de son amie. Nadine avait cessé de se déchaîner
contre la nouvelle secrétaire de Gerald. C'était contre
elle, Moira, que se dirigeaient désormais ses attaques!
Ou plus exactement, contre l'excédent de travail qu'elle
exigeait de son mari.
— Gerald ne se plaint jamais, bien sûr! L'idée ne lui
traverserait même pas l'esprit. Mais il ne fait pas partie
de ton conseil d'administration, après tout. Je sais qu'il
est ton comptable, mais essaie de te souvenir de temps
en temps que tu n'es pas sa seule cliente, d'accord?
Moira réprima un sourire. Depuis quelques années, il lui
fallait composer de plus en plus souvent avec l'attitude
envieuse de ses amis. Le succès inattendu de Veraflor
avait laissé tout le monde pantois à Darkbridge. Mais
ses anciens camarades de l'école — Nadine en tête —
se faisaient de sa réussite une idée hautement
exagérée. On la croyait riche. Erreur! Ses bénéfices
étaient aussitôt réinvestis. Et l'achat d'une très belle
ferme ancienne avait été son seul véritable luxe,
jusqu'à présent.
Enfant, Moira avait adoré Haddon's Farm. Pas autant
que le château, bien sûr. Mais le château était et
resterait toujours un rêve... Que ferait une femme
seule avec vingt chambres à coucher, une salle de bal,
un salon qui à lui seul occupait la superficie de sa
maison tout entière? Même si elle avait eu les moyens
de se l'offrir, il lui manquerait toujours la famille
nombreuse, indispensable pour redonner vie à ces
vieux murs!
Non, la ferme lui convenait mieux. Moira adorait les
communs, même s'ils tombaient plus ou moins en
ruine. Quant au jardin, elle l'avait trouvé en friche. Un
beau défi pour qui se passionnait pour le jardinage ! En
partant de rien, la jeune femme avait pu laisser libre
cours à son esprit créatif.
— Mais c'est une vraie jungle ! s'étaient récriés Paul et
Gerald. Tu n'as pas de temps à perdre à taquiner la
mauvaise herbe, Moira. Veraflor a besoin de toute ton
énergie...
Moira réprima un soupir. Veraflor... Ce qui avait débuté
presque comme un jeu était désormais le gagne-pain
de plusieurs dizaines de personnes. Et aujourd'hui
encore, elle se demandait comment ils avaient pu
s'agrandir si vite!
Tout avait commencé par hasard, alors qu'elle feuille
tait un vieux manuel d'économie domestique. C'était
une édition datant du XVIIe siècle et elle comportait un
chapitre entier consacré aux crèmes et potions à base
de produits naturels. Chimiste récemment diplômée,
Moira disposait d'un dernier été de vacances à
employer comme elle en avait envie. Pourquoi ne pas
se lancer? Elle avait monté un laboratoire de fortune
dans un cabanon du jardin et s'était jetée à corps perdu
dans ses mélanges. Pour son usage personnel, tout
d'abord, puis pour amuser ses amies avec des cadeaux
pas comme les autres. Mais ses produits de beauté
avaient connu un succès aussi rapide qu'inespéré.
Grâce au bouche à oreille, le cercle restreint des
utilisatrices s'était élargi. Puis Paul, son frère, avait pris
en main la vente et le marketing. Et c'est ainsi que
Veraflor était née...
Moira n'oublierait jamais leurs débuts héroïques. Par
courir la campagne dans leur vieille fourgonnette, s'ins
taller tôt le matin sur les champs de foire et les mar
chés... Comme elle avait aimé cette période où ils
disposaient sur un étal quelques pots encore étiquetés
à la main ! Elle était libre, alors. Libre de laisser ses
longs cheveux blonds défaits, de s'habiller en jean et en
sweat-shirt. Personne ne lui demandait de soigner sa
sacro-sainte « image de marque ».
Mais depuis qu'elle avait été élue « Femme d'affaires de
l'année » deux ans auparavant, sa vie professionnelle
avait pris un tournant décisif. Publicité, communication
et relations publiques étaient devenues une préoccupa
tion majeure, presque une obsession. Moira se
reconnaissait à peine dans son rôle de « chef
d'entreprise phare des années quatre-vingt-dix ». Et
l'inconnue toujours tirée à quatre épingles dont les
miroirs lui renvoyaient le reflet ne lui inspirait pas
toujours la plus grande sympathie. Les jeans, relégués
au fond d'un placard, avaient été remplacés par les
tailleurs de stylistes en vogue. Ses cheveux,
régulièrement confiés aux soins des meilleurs coiffeurs,
étaient coupés et éclaircis à grands frais, de façon à
mettre en valeur la perfection de son teint et la finesse
de ses traits. Mais ce qui surprenait peut-être le plus
Moira, c'est qu'elle n'était plus une jeune fille mais une
femme. Une femme adulte qui avait « réussi », comme
on dit.
Trente ans... Elle avait trente ans, une maison, une
belle voiture, une entreprise florissante. Et une vie qui
ne ressemblait en rien à ce dont elle avait rêvé à dix-
huit ans... A l'époque, Moira Burns voulait se marier et
avoir des enfants. Point final. Tout comme sa mère, elle
aurait été le noyau de la cellule familiale : celle qui
cuisine, cajole, console et cultive les roses du jardin.
Or, rien de tout cela ne s'était réalisé. A trente ans, elle
faisait désormais partie de ces business women qui ne
vivent et ne respirent que pour leur carrière.
Surtout, Moira était guérie de ses illusions. Comme elle
avait eu une vision naïve du mariage à l'époque! Peut-
être parce qu'elle croyait aimer et être aimée...
Follement éprise de Robert, elle s'était donnée à lui
comme on ne se donne que pour la vie. Avec la convic
tion profonde que partager l'existence de l'être aimé,
c'était la félicité prolongée à l'infini... Rêveries d'adoles
cente que tout cela ! Il lui avait suffi d'observer ses
amis au fil des années pour constater que ses visions
poétiques de la famille étaient sans rapport aucun avec
la réalité !
Les nerfs soudain à vif, Moira vida sa tasse de thé. Elle
se sentait à l'étroit dans le salon surchargé de Nadine.
Pire même, elle étouffait dans cette pièce close où le
parfum de son amie saturait l'atmosphère. Être dehors,
enfin. Enfiler son plus vieux jean. Retourner à mains
nues la terre noire et fraîche. Puis placer les bulbes en
visualisant les harmonies de couleur qui se
déploieraient aux premiers soleils du printemps...
Robert l'avait toujours taquinée sur sa passion pour les
plantes.
— C'est ton côté paysan qui ressort, ma chérie, lui
avait-il souvent répété.
Pour Moira, il ne s'agissait pas d'une insulte. Elle était
fière de descendre d'une longue lignée de cultivateurs.
Son père, par nécessité plus que par goût, avait rompu
la tradition en devenant expert-comptable. Mais il avait
toujours refusé de vivre ailleurs que dans sa maison
natale. Paul, le frère aîné de Moira, avait été le premier
à se libérer de leurs origines. Il n'avait ni l'âme séden
taire ni la passion de la terre. Les voyages, le luxe, la
vitesse, la science et les techniques de pointe, voilà les
véritables centres d'intérêt de Paul. Pas étonnant que
Robert et lui aient été de si bons amis! Cette amitié
avait-elle résisté à l'éloignement, à l'érosion du temps?
Moira n'avait jamais osé poser directement la question
à son frère. Le départ de Robert remontait à douze ans
déjà, et il était rare désormais que Paul mentionnât
encore son nom. Tout ce qu'elle savait de Robert, Moira
l'avait appris par les articles de plus en plus nombreux
que lui consacrait la presse financière.
Robert... Les nerfs tendus à se rompre, Moira chercha à
détourner ses pensées de lui, à repousser les images,
les réminiscences, les questions incessantes qui reve
naient à son sujet. En vain. Les portraits de Robert vus
dans les journaux avaient réactualisé ses souvenirs,
précisé les contours qu'avait conservés sa mémoire. Et
de toute façon, même sans ça, Robert serait resté
présent dans son esprit.
Pourquoi ? Pourquoi le passé était-il demeuré si vivant
en elle ? La plupart des filles de dix-huit ans vivaient
une déconvenue amoureuse. Elle n'était pas la seule,
adolescente, à avoir cru aimer pour la vie. Mais les
autres oubliaient vite, elles! Toutes tiraient un trait sur
leur mésaventure et continuaient sans un regard en
arrière. Pourquoi le passé avait-il laissé en elle une
marque indélébile? Parfois, il lui arrivait de se dire que
c'était fini, qu'elle avait enfin tourné la page... Un vœu
pieu, une résolution... Jamais un constat sincère!
Avec les hommes, Moira observait par conséquent les
règles de prudence les plus strictes. Des amitiés, oui.
Mais jamais rien de plus ! Aimer était une aventure à
haut risque que Moira comparait volontiers à une
traversée en pleine mer sur une embarcation de
fortune. Le genre d'expédition dont on revient rarement
indemne. Et elle avait déjà eu plus que sa part de
péripéties ! Non, elle ne pouvait pas se permettre de se
tromper une seconde fois. Il y a des expériences qu'il
vaut mieux ne pas renouveler!
C'était surtout le souvenir de leur rupture qui hantait
Moira comme une scène de cauchemar. Tout. Elle
revoyait tout : l'attitude ironique de Robert, son regard
surpris — un rien dédaigneux — lorsqu'elle l'avait sup
plié de ne pas la laisser, de ne pas partir terminer ses
études à Harvard pour faire sa vie loin d'elle.
— Tu pensais m'épouser, Moira ! Mais tu n'as aucune
idée de ce que signifie un engagement à vie! Tu es
beaucoup trop jeune! Enfin, réfléchis un peu, tu
commences tes études en septembre!
Trop jeune... Quel argument facile! L'excuse aussi
banale que commode! En ce qui concernait l'aspect
physique de leur relation, pourtant, son « jeune âge »
n'avait posé aucun problème. Robert l'avait initiée aux
jeux de l'amour, lui avait murmuré tant de « je t'aime »
qu'elle en avait perdu la tête! Il avait mis une telle
passion dans sa voix, une telle tendresse dans son
regard, une telle émotion dans ses étreintes qu'elle
l'avait cru...
Oui, elle avait été trop jeune en effet. Trop jeune pour
faire la différence entre le désir et l'amour... Pour avoir
confondu les deux, Moira avait payé le prix fort. Au fil
des années, la certitude s'était imposée peu à peu que
le mal infligé par Robert resterait incurable. Il n'y aurait
pas d'autre homme pour elle. Pas de mari, pas
d'enfants, pas de famille...
Tant pis. Sa vie lui plaisait telle qu'elle était, tout
compte fait. Avec Robert, Moira avait rêvé d'une union
totale. Mais cet amour absolu n'existait que dans son
imagination. Il fallait se rendre à l'évidence : la plupart
de ses amis mariés restaient ensemble, certes, mais
avec plus de résignation que d'enthousiasme. Les
mariages tenaient grâce à l'habitude, aux enfants, aux
maisons achetées et rénovées en commun...
Telle était du moins la théorie que Moira avait forgée au
fil des années. Même s'il lui arrivait de se dire, dans un
sursaut d'honnêteté, que sa vision du couple et de la
famille était peut-être un peu trop noire pour être
honnête !
Avec un regain de curiosité, Moira examina les traits de
son amie. Nadine avait toujours été belle, mais son
visage portait déjà la marque des années. Quelques
rides prématurées, témoins de beaucoup d'amertume
et d'illusions perdues. Pauvre Nadine... Adolescente,
elle avait été la plus ambitieuse de toutes les filles de la
classe. « Pour rien au monde, je ne gâcherai ma vie en
restant dans ce trou perdu », proclamait-elle alors avec
dédain-. Nadine rêvait des lumières de la grande ville.
Le monde n'avait qu'à bien se tenir. Elle partait à sa
conquête...
A la première occasion, Nadine avait quitté leur petite
ville pour Londres, où elle avait trouvé un emploi dans
une galerie de peinture. Un bon début, certes. Mais son
ascension vers la gloire n'avait pas été aussi fulgurante
que prévu. La jeune provinciale était tombée dans le
premier piège tendu. En l'occurrence : les bras de son
employeur. Un faux pas qui lui fut fatal. Mise au cou
rant, l'épouse du propriétaire de la galerie avait fait un
scandale et Nadine s'était très vite retrouvée sans
amant... et sans emploi. Elle avait fini par rentrer à
Darkbridge, tête basse. Et par épouser, faute de mieux,
son grand admirateur de toujours. Et c'était ce même
Gerald, dévoué entre tous, qu'elle soupçonnait
aujourd'hui d'infidélité !
Honteuse de sa distraction, Moira s'efforça de rassurer
son amie. Mais Nadine balaya ses arguments d'un geste
impatient de la main.
— J'étais sûre que tu me dirais que je n'ai aucune
raison de m'inquiéter. Mais tu es incapable de voir le
mal, même s'il se fait sous ton nez, ma pauvre Moira !
Tu as toujours vécu dans les nuages. Pas étonnant que
tu ne sois toujours pas mariée... A propos, devine qui a
acheté le château?
« Nous y voilà! » songea Moira, résignée au pire.
Depuis deux jours déjà, elle se préparait mentalement
à ce qui allait suivre. C'était Rory, le jeune aide-
jardinier, qui avait été le premier à lui annoncer la
grande nouvelle :
— Mademoiselle Moira! Il paraît que Robert Graham
revient au pays! Et il est devenu tellement riche qu'il a
même acheté le château!
Rory, de dix ans son cadet, ne pouvait se douter qu'il y
avait eu une époque où Moira Burns et Robert Graham
sortaient ensemble. Et qu'en ce temps-là, elle aimait
cet homme plus que sa vie...
Nadine se pencha vers elle avec des mines de conspira
trice.
— J'ai pensé qu'il valait mieux te prévenir, Moira. Tu ne
le croiras jamais, mais Robert Graham est de retour !
J'aime autant te mettre en garde tout de suite.
Moira réussit à sourire.
— Me mettre en garde! Robert serait-il devenu un
criminel dangereux? Un sadique attaquant les femmes
seules en pleine nuit?
Pauvre Nadine ! Elle paraissait si déçue ! Une réaction
consternée, suivie de larmes et de confidences, aurait
eu le mérite de mettre un peu de piment dans sa vie.
Et d'alimenter par la suite d'interminables
conversations téléphoniques avec ses amies...
— Tu as beau plaisanter, Moira, cela m'étonnerait que
la nouvelle te laisse indifférente après ce qui s'est passé
entre vous. Nous nous sommes tous inquiétés pour toi
lorsque Robert a rompu. Mais qui n'aurait pas sombré
dans la dépression à ta place? Le couple que tu formais
avec lui faisait rêver tout Darkbridge. J'étais persuadée
pour ma part que tu serais mariée et mère de famille
avant tes vingt et un ans.
Par un remarquable tour de force, Moira parvint à
garder une attitude sereine. L'année précédente, son
attachée de presse l'avait inscrite de force à un stage
d'initiation à la prise de parole en public. Et c'était une
bonne chose qu'elle se soit laissé faire, tout bien
réfléchi. Les pratiques acquises se révélaient parfois
très utiles. Même sans public et sans médias!
— Ma pauvre Nadine, tout ça, c'est fini depuis long
temps ! Tu avoueras que j'ai d'autres soucis en tête
pour le moment que ces amourettes d'adolescente!
Nadine demeura un instant bouche bée.
— Tu veux dire que tu t'en moques? Que cela ne te fait
ni chaud ni froid que Robert soit de retour? demanda-t-
elle.
— Oh, c'est toujours redoutable de revoir un homme
dont on a été amoureuse une décennie auparavant. Le
choc des retrouvailles est rarement agréable. Cela ren
voie à une image de soi que l'on préfère oublier la
plupart du temps!
— Il n'empêche que je suis sidérée que Robert Graham
ait décidé de s'enterrer ici. Il paraît qu'il a fait son
chemin dans la vie. Tu te rends compte, il sillonne le
monde entier comme consultant en management. Un
homme comme lui devrait habiter à New York, à Lon
dres ou à Paris, pas au fin fond d'une campagne
perdue !
Il était inconcevable pour Nadine que l'on puisse choisir
de son plein gré un sort aussi funeste ! Moira pour sa
part n'aurait jamais pu vivre dans le cadre impersonnel
d'une grande ville. Mais Robert — elle était bien placée
pour le savoir — avait toujours eu des goûts très
différents des siens... En vérité, elle partageait
l'étonne-ment de Nadine concernant ce retour
inattendu. Pourtant, son amie se trompait sur un
point : Robert ne sillonnait plus le monde, c'était le
monde qui se déplaçait pour le voir. Ses compétences
universellement reconnues s'arrachaient à prix d'or sur
la place de New York et sa fortune était désormais
colossale.
Mais Moira ne lui enviait pas sa richesse. Posséder de
l'argent compliquait parfois singulièrement l'existence...
A sa modeste échelle, elle en faisait l'expérience tous
les jours !
— Rien ne te dérange là-dedans, alors? s'enquit Nadine
d'un air incrédule.
Une lueur d'amusement scintilla dans les yeux verts de
Moira.
— Des tas de choses me dérangent, au contraire. L'état
du monde me préoccupe! La cruauté, la pollution, la
guerre de destruction sans merci que l'homme mène à
la fois contre sa propre espèce et contre sa planète...
— Bien sûr, oui, je comprends, marmonna Nadine en
contenant à grand-peine son exaspération. Mais ce
n'était pas du tout ma question ! Je te demande en
toute franchise si le retour de Robert te laisse
entièrement indifférente?
Moira se leva d'un bond. Elle se pencha pour prendre
son sac et un épais rideau de cheveux blonds dissimula
un instant son visage trop expressif.
— Entièrement indifférente, oui. Avec le temps, on
apprend à relativiser les choses. Il y a plus grave dans
la vie qu'une déception amoureuse, non? Robert peut
revenir à Darkbridge le cœur tranquille. Je n'ai pas
l'intention de fomenter contre lui de sombres complots !
La jeune femme se redressa et sourit à son amie.
— Et pour ce qui est de Gerald... As-tu rencontré sa
nouvelle secrétaire?
— Merci bien, je n'ai pas du tout envie de la voir, vu les
circonstances! Pourquoi cette question?
— Eh bien... J'ai pensé que tu serais peut-être inté
ressée d'apprendre qu'Eileen a cinquante-cinq ans, un
double menton, de grosses lunettes et toute une ribam
belle de petits-enfants...
Une fois dehors, Moira s'attarda un instant au soleil,
inspirant à pleins poumons l'air encore tiède de cette
belle journée de septembre. La veille, pour la première
fois, la pleine lune avait illuminé une nuit cristalline et
froide qui annonçait déjà l'automne. La jeune femme
songea à ses placards qui regorgeaient désormais de
vêtements pour la saison à venir. Là encore, Evelyn,
son attachée de presse, lui avait presque forcé la main
en l'entraînant de boutique en boutique. Un mal néces
saire... Veraflor lançait une nouvelle gamme de
produits corporels ainsi qu'un parfum, juste avant Noël.
Et il y aurait les habituelles interviews pour la
télévision, la radio, la presse. Inutile d'espérer s'en tirer
avec un seul tailleur, comme elle l'avait timidement
suggéré à Evelyn...
Moira poussa un long soupir. Si elle avait été seule en
cause, elle aurait peut-être envoyé tout le monde au
diable et refusé tout net de se plier à ces exigences
publicitaires. Mais pour tous ceux qui l'avaient soutenue
pendant les débuts difficiles, elle se devait de jouer le
jeu jusqu'au bout.
— Vous ne voulez porter que des vêtements en fibres
naturelles? s'était exclamée Evelyn. Parfait! Avec la
vague écologiste qui submerge le pays, vous serez tout
à fait dans le ton. Et vous vous fabriquerez ainsi un
personnage cohérent, vu les produits que vous
proposez.
Rien de tel pour exaspérer Moira. Ses convictions
étaient sincères, bon sang! Il ne s'agissait pas d'une
basse manœuvre tactique ! A aucun prix, elle ne voulait
ressembler à ces industriels peu scrupuleux qui tiraient
honteusement profit de l'engouement généralisé pour
tout ce qui se proclamait à tort ou à raison « vert »,
« naturel » ou « biologique ».
Mais Evelyn ne lui avait pas laissé le temps de répli
quer. Déjà, elle avait abordé un autre sujet et compli
mentait Moira sur l'aspect naturel de ses cheveux. Un
comble !
— Naturels? s'était exclamée Moira. Avec les sommes
proprement scandaleuses que je laisse chaque mois
chez ce coiffeur de Londres que vous m'avez conseillé?
Alors qu'ils sont lissés, chauffés, éclaircis, disciplinés, et
j'en passe!
En vérité, Moira appréciait l'élégance simple et raffinée
de sa nouvelle coiffure. Mais elle détestait en revanche
ce souci obsessionnel des apparences qu'on lui imposait
sans relâche ! Avec une dernière pensée nostalgique
pour son jardin, Moira se glissa au volant et se résigna
à retourner à Veraflor. Avec des convictions telles que
les siennes, la logique aurait voulu qu'elle prenne
l'autobus ou se décide à rouler en bicyclette. Mais qui
n'a pas ses petites faiblesses? En vérité, Moira
conservait deux vices vraiment tenaces : la voiture et le
café noir! Et elle avait beau multiplier les résolutions
courageuses, rien n'y faisait. La jeune femme se souve
nait d'avoir pourtant élevé de vigoureuses protestations
lorsque Paul était arrivé un jour chez elle au volant
d'une superbe berline flambant neuve.
— Ta nouvelle voiture de service, ma chère ! avait-il
annoncé.
— Paul ! Tu es devenu fou ? Elle est bien trop belle
pour moi! Je n'ai pas besoin de tant de luxe, tu le sais
bien.
Le monstre avait feint de se rendre à ses arguments.
— Tu as raison, Moira. Je vais la renvoyer à l'usine. Ce
sera plus raisonnable.
Tous deux avaient éclaté de rire. Moira poussa un
profond soupir. Dieu que Paul lui manquait...
Elle consulta sa montre et accéléra l'allure. Elle s'était
attardée chez Nadine plus que de raison et sa présence
était indispensable à la réunion prévue cet après-midi.
Il s'agissait de mettre au point le « packaging » d'une
nouvelle gamme de maquillage dont le lancement était
prévu avant Noël. Mieux valait prendre le raccourci si
elle voulait arriver à temps ! Moira déboîta et s'engagea
dans l'allée bordée de grands arbres centenaires. Il
s'agissait d'une voie privée, à vrai dire. Mais ils étaient
si nombreux à l'emprunter!
Le long des haies, les mûres étaient noires et juteuses.
Moira songea aux merveilleuses confitures que sa mère
préparait chaque année. Mais cet automne-ci, il lui
faudrait se passer de ce plaisir gourmand. Ses parents
avaient célébré leur départ à la retraite de la façon la
plus positive qui soit : en s'offrant une croisière autour
du monde. Moira se sentait parfois un peu seule, en
leur absence, même si elle ne vivait plus chez eux
depuis longtemps. Elle aimait jardiner avec sa mère,
passer des heures penchée sur les catalogues des
pépiniéristes à échanger conseils et suggestions.
Perdue dans ses pensées, Moira continuait à rouler à
vive allure sur la petite route sinueuse. Elle négocia un
virage à angle droit et se trouva soudain face à l'impo
sant capot d'une grosse Mercedes noire. L'allée était
étroite, bien trop étroite pour permettre le passage de
deux voitures de front. Moira enfonça la pédale de frein
et se félicita de ses réflexes lorsque sa voiture
s'immobilisa juste à temps.
Mais son soulagement fut de courte durée. Les deux
véhicules étaient arrêtés face à face et la jeune femme
n'eut aucune difficulté à reconnaître le conducteur. En
fait, elle l'avait identifié d'instinct, avant même de dis
cerner ses traits.
Robert.
Déjà, il descendait de la Mercedes pour s'avancer dans
sa direction... Un grand froid s'insinua en elle. Pâle
comme une morte, Moira attendait, ses mains inertes
reposant sur le volant. L'allée était privée et desservait
l'arrière du château. Elle était en tort. Mais il y avait
pire : Robert à trente-cinq ans était peut-être plus
séduisant, plus irrésistible encore qu'à vingt-trois...
Chapitre 2
Contre toute attente, le désormais richissime Robert
Graham portait un jean et une simple chemise à car
reaux sous un blouson de cuir souple. De bien
modestes atours pour un homme d'affaires milliar
daire !
Cette décontraction ne se retrouvait cependant ni dans
son expression ni dans son allure. Sa démarche, sa
façon de froncer les sourcils dénotaient l'autorité, le
pouvoir exercé sans limites. Lorsqu'il s'approcha de la
voiture de Moira, il ne cherchait pas à dissimuler sa
contrariété. Rares devaient être ceux qui osaient se
placer en travers de son chemin, songea Moira. Au
propre comme au figuré!
— Je suis désolé, mais vous avez dû vous tromper de
route. Cette allée est privée et...
Il s'interrompit net et une lueur d'étonnement éclaira
fugitivement son regard.
— Moira?
La jeune femme réussit à sourire, malgré la tension qui
l'habitait. Elle avait trente ans, que diable! La maturité
aidant, elle avait appris à contrôler ses émotions...
— Excuse-moi, Robert. Je ne savais pas que...
Il ne la laissa pas terminer sa phrase.
— Tu me cherchais?
Interloquée, Moira le toisa avec froideur. Que s'était-il
donc mis en tête? Qu'elle était restée aussi naïve qu'à
dix-huit ans? Qu'à la première occasion, elle viendrait
se jeter à ses pieds en lui jurant ses grands dieux
qu'elle n'aimait que lui?
— Non, Robert, je ne suis pas venue ici pour te voir.
J'ai entendu dire que tu avais acheté le château, bien
sûr, mais je ne pensais pas que tu occupais déjà les
lieux. Non, j'ai tout simplement pris l'habitude
d'emprunter ce raccourci lorsque je suis en retard. Mais
je m'arrangerai dorénavant pour changer d'itinéraire.
A ces mots, le visage de Robert se contracta imper
ceptiblement et Moira en éprouva une vague sensation
de triomphe. C'était plutôt agréable de pouvoir affirmer
la tête haute que l'idée de venir le trouver ne lui avait
même pas traversé l'esprit ! Elle le blessait dans son
orgueil de mâle ! Même si, en fait de blessure, il ne
s'agissait que d'une très légère égratignure...
— De toute façon, j'ai l'intention de faire poser des
grilles de chaque côté de l'allée, déclara-t-il. Cela
m'épargnera de nouveaux incidents de ce genre. Mais
dans l'immédiat, il faudra que l'un de nous deux fasse
marche arrière.
Et naturellement, il s'attendait à ce qu'elle recule! La
réflexion de Robert était à double sens et elle avait reçu
le message cinq sur cinq. Il ne se contentait pas de lui
interdire de traverser la propriété! Non, on lui signifiait
également que le propriétaire restait inaccessible...
Quel sous-entendu insultant ! Robert était-il infatué de
sa personne au point de croire qu'elle allait de nouveau
succomber à son charme dévastateur? Certes, ces
retrouvailles n'avaient pas laissé la jeune femme tout à
fait insensible... Voir la photo de Robert dans les
journaux ne l'avait pas préparée à l'impact de sa
présence physique. Elle avait réagi de manière
instinctive : Robert avait toujours été attirant, et les
années avaient ajouté à son charme et à sa distinction.
Rien d'étonnant donc à ce qu'elle se sente troublée !
Mais ce n'était qu'un faible sursaut, le dernier soubre
saut d'une attirance vieille de douze ans...
La prochaine fois qu'elle verrait Robert, tout se
passerait normalement. Il n'y aurait ni souffle coupé, ni
gêne, ni battements de cœur précipités. Une fois
intégré au paysage mondain de leur petite ville, Robert
lui deviendrait très vite aussi indifférent que le reste de
la population masculine locale...
Probablement dérouté par le silence de la jeune femme,
Robert finit par se redresser.
— Bon, je vais reculer, ce sera plus simple, marmonna-
t-il. Nous sommes plus près du château que de la
route.
Moira acquiesça d'un signe de tête et le regarda
manœuvrer sa voiture. Avec quelle enviable aisance il
maniait le volant! Elle-même avait pris des cours de
perfectionnement de conduite l'année précédente. Mais
il lui manquait certaines des qualités essentielles qui
font les bons conducteurs. Son pire défaut étant sa
tendance à rêver au volant, comme elle venait d'en
faire juste à l'instant la désagréable expérience...
Robert s'engagea en marche arrière dans l'allée et la
Mercedes s'immobilisa au niveau des anciennes écuries.
Il y avait si longtemps que personne n'avait occupé le
château! Depuis la mort de lady Purmarend... Cela
remontait à plus de vingt ans maintenant. Lorsque
Moira n'était encore qu'une petite fille, Paul et Robert
l'avaient entraînée avec eux et ils y étaient entrés en
cachette. Quel âge pouvait-elle avoir à l'époque? Huit
ans... neuf, tout au plus. C'était Robert qui l'avait aidée
à escalader le rebord de la fenêtre, Robert qui l'avait
serrée contre lui lorsque la femme de charge de lady
Purmarend les avait surpris. Et c'était Robert toujours
qui les avait sortis de ce mauvais pas en calmant la
colère de l'employée de maison. Un garçon qui savait si
bien s'y prendre avec les femmes n'était pas fait pour
se marier jeune et se contenter d'une paisible vie
domestique! Si Moira avait eu plus de discernement à
l'époque, elle l'aurait tout de suite compris...
Mais à neuf ans, qui se soucie d'être sage, prévoyante
et raisonnable? Robert était devenu son héros, son
idole. Et comme Paul s'arrangeait pour écarter sa petite
sœur de leurs jeux de « grands », son lot fut de le
vénérer en silence pendant les neuf années qui
suivirent...
La jeune femme tressaillit. Voilà qu'elle ruminait ses
vieux souvenirs, le regard rivé sur le château ! Que
devait penser Robert? Les joues en feu, Moira passa
une vitesse, mais il était déjà descendu de voiture et
s'avançait à grands pas dans sa direction... Elle sentit
ses joues s'empourprer. Une faiblesse dont elle se
croyait bien guérie... Mais pourquoi s'être attardée de
cette façon? Robert lui avait pourtant assez clairement
signifié qu'il n'y avait pas de place pour elle sur son
domaine ! D'une main, Robert prit appui sur le toit de la
voiture et se pencha, dans le but manifeste de
poursuivre leur conversation.
— J'avais espéré revoir Paul, dit-il. Mais il est absent, je
crois?
— Il est en Amérique du Sud. Il essaie d'en savoir un
peu plus sur les plantes utilisées en médecine
traditionnelle dans les tribus de la forêt amazonienne.
— Vaste programme... Quand revient-il?
— La date n'est pas encore fixée.
— De toute façon, il n'y a aucune urgence. Je compte
m'installer ici pour de bon. J'occupe l'ancienne maison
du gardien en attendant que les travaux de rénovation
soient un peu plus avancés. J'aurai donc l'occasion de le
revoir souvent.
Moira ne répondit pas. Qu'aurait-elle pu répondre,
d'ailleurs? Robert était de retour et s'apprêtait à
reprendre sa place dans leur petite communauté.
C'était son droit, même si elle pressentait que cette
décision entraînerait de fâcheuses complications...
La main de Robert reposait sur la portière. Elle était
hâlée, avec des ongles nets et courts. Une mince
éraflure courait le long de son index. A quelle occasion
un homme comme Robert pouvait-il se griffer? Vu la
position qu'il avait atteint dans la vie, il ne devait
pourtant plus rien faire de ses mains ! Mais peut-être
s'était-il battu avec les photographes pour défendre
l'honneur d'une de ces jolies femmes qui se pavanaient
à son bras sur les photos des magazines?
— Dès que Paul appellera, je lui annoncerai ton retour,
dit-elle d'une voix sèche, bien décidée à couper court.
Mais Robert semblait avoir du temps à perdre car il ne
mit pas fin à la conversation comme elle l'espérait.
— J'imagine qu'il doit être marié, depuis le temps?
— Pas encore. Paul fait partie de ces pierres qui roulent
et n'amassent pas mousse.
En vérité, son frère avait eu une liaison avec une jeune
femme divorcée, et mère de deux enfants. De son côté,
Paul souhaitait donner à leur relation une tournure plus
sérieuse. Mais son amie avait hésité et finalement
refusé de peur de déstabiliser ses enfants.
— Et toi, Moira? J'ai entendu dire que tu étais restée
célibataire?
— De nos jours, les femmes ne se marient pas aussi
jeunes qu'avant. Et puis à trente ans...
— A trente ans, on a encore l'avenir devant soi, je sais.
Moira s'obstinait à regarder droit devant elle. Elle
devina que Robert avait changé de position à l'odeur de
sa lotion après-rasage mêlée aux subtils effluves de
cuir émanant de son blouson. Quand enfin elle se
décida à tourner la tête, elle se figea en découvrant les
yeux de Robert à quelques centimètres seulement des
siens. Des yeux extraordinaires... Gris-vert, intelligents,
et d'une limpidité troublante.
— On a toujours tendance à juger trop vite les gens...
J'ai toujours pensé que tu te marierais très jeune,
Moira. Je te croyais faite pour la vie de famille.
La jeune femme tressaillit, choquée et humiliée qu'il
ose se permettre une telle réflexion.
— C'est toi qui me dis ça, Robert? J'ai pourtant suivi
scrupuleusement tes excellents conseils! Souviens-toi,
tu m'avais bien recommandé de ne pas gâcher mes
chances en me condamnant à la médiocre existence
d'une mère de famille! «Réussir d'abord »... Telle était
ta devise, non?
Elle ponctua sa question d'un sourire ironique. A
l'époque, Robert avait prétendu se soucier des intérêts
de Moira, mais il ne tenait compte que de ses propres
ambitions. S'il avait été à ce point désireux de ne pas
« gâcher toutes les chances » de Moira, il aurait veillé à
la tenir à distance au lieu de laisser les choses aller si
loin entre eux. Et il n'aurait pas non plus prononcé tous
ces « je t'aime », il n'aurait pas créé l'illusion que
l'amour qu'elle lui portait était payé de retour.
— Tu as changé, Moira.
— Qui ne change pas en une décennie? Mais il faut que
je file maintenant, Robert. La réunion de mon conseil
d'administration débute dans quelques minutes.
Autrement dit, je suis déjà en retard!
— Ils attendront, sois sans crainte... Tu ne ressembles
plus en rien à l'image que j'avais gardée de toi, Moira.
La femme d'affaires a-t-elle entièrement effacé la jeune
fille que j'ai connue?
Comment pouvait-il poser une question pareille? Pire
que de l'absence de tact, c'était de la muflerie pure et
simple. Pourquoi avait-il mentionné cette jeune fille
qu'ils avaient tout intérêt à oublier l'un et l'autre ?
Robert n'avait-il donc aucune idée de la blessure qu'il
lui avait infligée? Il avait tué toute spontanéité en elle,
détruit jusqu'à sa capacité d'aimer. Ne se rendait-il pas
compte qu'elle avait vécu pendant des années dans la
colère, la honte, le dégoût d'elle-même?
La personne qu'elle avait été à dix-huit ans, Moira
l'avait prise en horreur. Jusqu'à refuser de s'y
reconnaître. Car cette étrangère avait mendié et supplié
— elle s'était effondrée en larmes devant Robert en
l'implorant de ne pas la laisser. Et cette pensée était
intolérable à la femme que Moira était devenue.
Robert avait changé lui aussi. L'homme qu'elle avait
connu — ou cru connaître — n'aurait jamais manqué de
délicatesse à ce point. Luttant farouchement contre les
larmes, Moira passa une vitesse et se prépara à partir.
Ce Robert-là, celui qu'elle pensait aimer, n'avait en fait
jamais existé. Et c'était peut-être en cet instant ce qui
la désolait le plus...
Robert recula d'un pas et leva la main en signe d'adieu.
— La prochaine fois, n'oublie pas de partir de chez toi
un peu plus tôt, Moira. Cette allée sera désormais
réservée à mon usage privé.
— Oh, ne t'inquiète pas, murmura-t-elle entre ses
dents serrées. Il faudrait me payer très cher pour que
j'emprunte de nouveau ce raccourci!
Dix minutes plus tard, Moira n'était toujours pas remise
de ses émotions. Dire qu'elle s'enorgueillissait d'avoir
mûri! Elle s'était conduite comme une idiote, laissant
échapper des paroles de défi là où il aurait suffi de
hausser les épaules avec indifférence et de s'en aller
sans un mot. Nul doute qu'elle y eût gagné en dignité !
Enfin... Inutile de se lamenter, le mal était fait. Et au
moins, Robert savait à quoi s'en tenir à son sujet. S'il
pensait que l'annonce de son retour à Darkbridge l'avait
transportée vers des sommets de félicité, il venait
d'avoir la preuve du contraire. Autant que les choses
soient claires entre eux d'emblée.
Moira arriva à sa réunion en retard. C'était si peu dans
ses habitudes que les exclamations étonnées fusèrent.
Elle afficha son plus beau sourire et répondit :
— Je suis vraiment désolée, mais personne n'est
parfait, n'est-ce pas? Même pas moi! Et maintenant,
passons à l'ordre du jour, voulez-vous?
Après la réunion, Lawrence Sterling vint échanger deux
mots en particulier avec elle. Lawrence était leur
nouveau directeur des ventes. Chasseur de têtes à ses
heures, Paul l'avait débauché de Dieu sait quelle
multinationale. Célibataire et de deux ans son aîné,
Lawrence faisait depuis quelque temps à Moira des
avances non déguisées. Elle, de son côté, s'employait
tout aussi activement à le décourager. Mais sans grand
résultat, ni d'un côté ni de l'autre!
— Il paraît que Robert Graham est venu s'installer dans
la région, commenta Lawrence en faisant quelques pas
dans le couloir à son côté.
— Possible...
— Drôle de lubie pour un milliardaire, non?
— Simple retour aux sources, dit-elle sèchement. Il a
passé son enfance ici.
— Ah bon... Dites-moi, Moira, je trouve que les accords
auxquels nous sommes parvenus tout à l'heure ne sont
pas vraiment satisfaisants. Vous savez à quel point le
conditionnement est important pour les produits de
beauté. Et certains problèmes dont j'aurais aimé parler
n'ont pas été abordés. Comme je sais que Bob Holmes
était pressé de partir pour jouer sa partie de golf, j'ai
préféré ne pas insister. Mais pourquoi ne pas
poursuivre la discussion ce soir en dînant ensemble ?
— Impossible. J'ai d'autres engagements.
Lawrence avait-il vraiment besoin de faire remarquer
que Bob Holmes préférait jouer au golf plutôt que de
prolonger une réunion de travail? Moira détestait sa
façon de se faire valoir tout en rabaissant ses collègues.
Son ambition, son côté « jeune loup aux dents
longues », avaient le don de la mettre hors d'elle. Mais
Paul était satisfait de sa nouvelle recrue. Selon lui, les
techniques de marketing agressives prônées par
Lawrence allaient avoir un effet quasi miraculeux sur
leurs ventes. Face à un tel argument, elle ne pouvait
que s'incliner. De là à accepter ses invitations... Pas
question! La cause professionnelle avait des limites!
— Demain soir?
— Non, Lawrence. Je préfère que vous abordiez ces
questions avec Paul dès qu'il sera de retour. C'est son
domaine plus que le mien.
Le sourire charmeur de Lawrence se mua en grimace
de dépit, et il s'éloigna en marmonnant une vague
excuse. Attitude qui irrita Moira au plus haut point...
Décidément, les hommes ne lui inspiraient pas des
sentiments très charitables, ces derniers temps! Et pour
cause... Suffisants, protecteurs et paternalistes
lorsqu'ils avaient le vent en poupe, ils se transformaient
en petits garçons boudeurs dès que la situation tournait
à leur désavantage.
Moira haussa les épaules et se dirigea vers son bureau.
Accuser la gent masculine de tous les maux était peut-
être un peu excessif! Elle allait finir par faire du
sexisme à l'envers, si elle ne se surveillait pas !
En rentrant, ce soir-là, Moira vit deux hommes installer
des grilles à l'entrée de l'allée desservant l'arrière du
château. Robert n'avait pas perdu son temps... Avait-il
donc si peur qu'elle envahisse une seconde fois son
territoire? Furieuse, Moira appuya sur l'accélérateur et
passa à vive allure devant le chantier. Quelques
minutes plus tard, un ululement de sirène s'éleva
derrière elle : une voiture de police la suivait ! Sourcils
froncés, la jeune femme risqua un œil sur le tableau de
bord. Pas de doute : elle avait dépassé la limite de
vitesse. Et de loin ! Si Paul apprenait ça, il se tordrait
de rire. Lui qu'elle semonçait sans relâche pour qu'il se
décide à conduire enfin comme une personne civilisée...
Et voilà qu'elle se faisait arrêter !
Le policier se montra poli, mais inflexible. Stoïque,
Moira paya son amende et écouta les conseils et les
mises en garde de rigueur. Il y avait vraiment de quoi
s'arracher les cheveux. Après douze années de conduite
irréprochable, se faire prendre en flagrant délit à la
première incartade! Et tout ça à cause de Robert !
Moira pestait toujours en arrivant chez elle. Mais elle
n'allait tout de même pas gâcher sa soirée pour si peu!
En cas de mauvaise humeur tenace, un seul remède :
le jardin. Il ne fallut que quelques minutes à Moira pour
se débarrasser de son tailleur et revêtir un jean et un
chandail. Une fois dehors, elle déambula entre ses
massifs, arracha quelques mauvaises herbes et mit
enfin ses bulbes de tulipe en place dans la terre
fraîchement retournée. Puis elle traversa le verger où
mûrissaient les délicieuses pommes rondes de
l'automne. La soirée de septembre était fraîche, le ciel
d'un bleu si pur! La jeune femme s'attarda près du
bassin où ses poissons rouges allaient et venaient dans
l'eau verte en un ballet silencieux. Un héron cendré
passa, ses ailes largement déployées, son long cou
tendu en plein vol. Peu à peu, la sérénité des lieux
apaisa Moira et elle sentit qu'elle se réconciliait avec le
monde.
Rassérénée, elle rentra se changer. Car elle n'avait pas
menti à Lawrence. Ce soir, elle sortait.
Dans leur petite ville, les anciennes salles de réunion
qui donnaient sur la place du marché venaient d'être
restaurées à grands frais pour servir de cadres à
diverses manifestations locales. Ce soir-là, une vio
loncelliste célèbre devait donner un récital suivi d'un
souper. La soirée avait été organisée dans un but
charitable. Toutes les sommes récoltées devaient être
consacrées à la lutte conte la sécheresse en Afrique.
Moira avait été sollicitée, bien sûr, puisque Veraflor
était en passe de devenir l'une des entreprises les plus
importantes de Darkbridge. Elle avait acheté les billets
pour le spectacle, fait un don en argent et fourni les
bols de pot-pourri parfumé qui ornaient chaque table. Il
s'agissait d'une manifestation officielle avec tenue de
soirée imposée pour les hommes et robe longue pour
les femmes. Inspirée de préférence de ce qui se portait
pendant la période Regency, afin de créer une
harmonie avec le cadre. Moira, pour l'occasion, avait
commandé une robe vert nil de style Empire avec une
grande cape en velours doublée de soie. Ce qui
représentait à ses yeux une dépense extravagante!
Mais Paul lui avait fait remarquer qu'elle y assistait en
tant que dirigeante de Veraflor. Et comme la presse
serait présente, il était de son devoir de faire bonne
figure.
A l'aide d'un fer à friser, Moira s'amusa à boucler ses
cheveux pour les ramasser ensuite en un chignon très
lâche. Une fois prête, elle s'adressa une petite grimace
devant le miroir. Ces soirées qui rassemblaient les
notables locaux ne l'enthousiasmaient qu'à demi. Elle
aurait préféré de loin faire un don anonyme à
l'organisation humanitaire plutôt que de dépenser une
fortune en vêtements pour parader en compagnie
choisie et déguster des mets raffinés. Mais Paul avait
affirmé que ces soirées caritatives mondaines étaient
un mal nécessaire. Car si les gens payaient volontiers
des sommes exorbitantes pour participer à ce genre de
manifestation, ils n'auraient vraisemblablement rien
donné du tout s'ils avaient été sollicités de façon plus
directe. Que répondre à de tels arguments?
A 7 h 30 tapantes, on frappa à la porte d'entrée. Son
chevalier servant du jour était toujours d'une ponctua
lité sans faille, songea Moira en prenant sa pochette sur
un guéridon. John avait proposé de passer la prendre et
elle avait accepté de bonne grâce. Mais elle ne l'invita
pas pour autant à entrer prendre un verre. Hospitalière
et accueillante de nature, Moira avait dû apprendre à
réfréner sa spontanéité. Avec les hommes, une attitude
chaleureuse et amicale pouvait parfois prêter à
confusion. Elle en avait fait à plusieurs reprises la
désagréable expérience...
La quarantaine sportive, père de deux enfants et
Ecossais d'origine, John Lloyd était l'administrateur du
nouvel hôpital de la petite ville. Divorcé depuis peu, il
avait quitté Londres pour venir vivre et travailler à la
campagne. John avait un faible marqué pour la jolie
directrice de Veraflor. Il ne s'en cachait pas mais il était
suffisamment homme du monde pour respecter les
limites que Moira lui avait fixées.
Et qu'elle comptait bien maintenir! Depuis Robert,
aucun homme n'avait réussi à ébranler son indiffé
rence. Une indifférence qui n'était pas seulement
émotionnelle, mais aussi physique. Ses sens s'étaient
endormis en même temps que sa capacité d'aimer. De
ce point de vue, au moins, Robert lui avait rendu
service. En ces temps troublés où la prudence était de
mise, il valait mieux, tout compte fait, être à l'abri de
certaines tentations!
Moira se détourna pour fermer sa porte à clé.
— Mmm... Ce parfum que vous portez est tout
simplement ensorcelant! susurra-t-il.
John se tenait juste derrière elle. Trop près. Elle sentait
la chaleur de son souffle lui effleurer la nuque. Mal à
l'aise, la jeune femme plaqua un sourire de commande
sur ses lèvres et s'écarta d'un pas.
— Vous trouvez? C'est « Helia », le dernier-né de la
gamme. Il n'est même pas encore commercialisé, à vrai
dire. Il ne verra officiellement le jour que début
novembre.
— Eh bien, il est très troublant. Et vous aussi,
d'ailleurs. Surtout dans cette robe.
D'un geste instinctif, Moira resserra sa cape autour
d'elle. La lumière extérieure qu'elle avait laissé allumée
soulignait la courbe pleine de ses seins. Le décolleté
carré de la robe était un peu trop prononcé à son goût.
Mais le couturier n'avait rien voulu entendre. Dévoiler le
haut de sa poitrine était un « must » si on voulait
porter du style Regency, avait-il décrété.
Sous le regard admiratif de John, Moira commença à
regretter d'avoir cédé. Elle aurait dû être flattée de
plaire à un homme tel que lui, pourtant. John n'était
pas le premier venu. Grand, séduisant, remarquable
ment intelligent, il était d'une compagnie toujours très
recherchée. Mais la seule fois où il l'avait embrassée,
Moira n'avait rien ressenti du tout. Sinon peut-être une
vague curiosité qui s'était muée en dégoût dès que ses
baisers avaient pris un tour plus passionné.
Était-elle devenue frigide? Moira, par moments, en
arrivait à se poser la question. Mais il lui suffisait
d'évoquer sa relation avec Robert pour savoir que des
abîmes de sensualité se dissimulaient en elle. Dans les
bras de Robert... Un frisson voluptueux parcourut
Moira. Tout, elle lui avait tout donné. Sans aucune
retenue, dans un élan passionné de tout son être.
Comme elle venait librement à lui en ce temps-là, avec
des gémissements brefs, des sanglots de désir qu'elle
ne cherchait jamais à réprimer! Sa confiance en Robert
était totale. Et tout aussi totale était sa foi en leur
amour.
Comme elle avait réagi à chacune de ses caresses ! Un
simple effleurement suffisait à réveiller sa passion, à
raviver les flammes jamais éteintes. Elle lui mordillait le
cou, chuchotait son nom, s'escrimait sur les vêtements
qui les séparaient l'un de l'autre. Pendant plus de huit
mois, elle avait vécu dans un tourbillon sensuel et
magique. Puis vint le jour où Robert lui annonça qu'il
partait aux Etats-Unis terminer ses études. Seul.
Si Moira avait été plus réaliste, peut-être, la surprise
aurait été moins forte, son désarroi moins total. Au
début de leur relation, Robert avait mentionné son
intention de passer son diplôme de troisième cycle à
Harvard. Mais il n'en avait plus guère parlé par la suite,
et elle avait cessé de s'inquiéter à ce sujet. Leur amour
était tellement plus important ! Elle ne doutait pas,
dans son infinie naïveté, qu'elle était devenue aussi
indispensable aux yeux de Robert qu'il l'était aux
siens...
Leur amour... Était-ce vraiment la faute de Robert si
elle avait été si aveugle? Ce n'était pas lui qui l'avait
suppliée de faire l'amour la première fois. L'initiative
était bel et bien venue d'elle ! Et après coup, c'était la
répulsion née de sa propre conduite qui avait provoqué
en elle cette espèce de blocage! Tout lui faisait horreur
chez cette Moira trop amoureuse de jadis : son absence
de contrôle de soi, son incapacité à voir la réalité en
face, sa passion aveugle...
Les mains de la jeune femme se crispèrent sur la soie
de sa longue robe. Jamais elle ne retomberait dans le
même piège. Jamais, jamais, jamais.
— Vous êtes bien silencieuse, Moira, fit observer John
comme ils approchaient du centre-ville. Des problèmes
professionnels?
Elle se força à sourire.
— Je songeais au lancement de notre nouveau parfum,
une fois de plus.
— Pourquoi ne pas vous en remettre à Paul? Il
organisera tout de main de maître, c'est sa spécialité!
— Oui, mais l'idée de créer « Helia » vient de moi. Et
c'est un tel investissement, chaque fois, de sortir un
nouveau produit!
— Un investissement justifié si toutes les femmes dans
la rue se mettent à sentir aussi bon que vous ! Je ne
sais pas ce que vaut un avis masculin dans ce domaine,
mais je suis persuadé que votre petit dernier va
connaître un énorme succès.
Moira accepta son compliment avec le sourire. Mais elle
se sentait mal à l'aise, sur la défensive. Revoir Robert
aujourd'hui avait modifié son attitude envers John,
aussi étrange que cela puisse paraître. Son indifférence
face à ses avancés discrètes se muait en hostilité pure
et simple. Que la peste soit de Robert Graham !
Pourquoi avait-il fallu qu'il revienne lui compliquer
l'existence?
John se gara sur la place du marché, pour une fois
désertée de ses étals. De discrets projecteurs éclai
raient les salles de réunion, mettant en valeur les
pierres récemment sablées et l'élégance de la façade.
Dès leur arrivée, John et Moira furent chaleureusement
accueillis par leur députée locale et son mari.
— J'adore votre robe, Moira! Si vous n'êtes pas trop
accaparée, j'aimerais échanger quelques mots avec
vous tout à l'heure. Nous organisons une soirée de
soutien au moment de Noël et j'espère que vous
m'assurerez une nouvelle fois votre concours.
— Je serais ravie de pouvoir vous venir en aide pour
une telle cause, Helen.
Souriante, Moira poursuivit son chemin et laissa sa
cape au vestiaire. Ils étaient en avance et les invités
n'avaient pas tous encore gagné leurs sièges. John et
elle avaient d'excellentes places pour le récital. Comme
ils suivaient l'ouvreuse en direction de la scène, Moira
aperçut soudain une haute silhouette masculine.
Robert! Il était omniprésent, décidément! Il n'y avait
donc plus moyen de faire un pas dans cette ville sans
tomber sur lui?
Comme frappée d'un sort, elle s'immobilisa net. C'était
horrible, ce tremblement intérieur, ce mélange de
faiblesse et de colère ! Robert se tenait de dos et une
femme brune et mince s'appuyait à son bras. Moira la
reconnut aussitôt. C'était Angela Stark, la veuve d'un
riche promoteur de la région. Bien qu'elle eût passé la
quarantaine, Angela était restée très belle. Un peu trop
même, aux dires de certaines...
Moira se souvint des propos ulcérés d'une de ses amies,
lors d'une soirée où Angela s'était ostensiblement
approprié son mari :
— Ce qui m'exaspère le plus, c'est sa façon de jouer les
pauvres petites filles perdues et sans défense. Avoue
qu'à quarante ans passés, c'est un peu indécent. Et
pour ce qui est d'être sans défense... Angela Stark est
à peu près aussi redoutable qu'une mante religieuse!
Tout le monde sait qu'elle a épousé Harry Stark
uniquement pour son argent. Elle avait tout juste vingt-
cinq ans à l'époque! Personne ne s'amuse à épouser un
quinquagénaire à cet âge-là s'il ne croule pas sous les
billets de banque.
Moira avait écouté son amie avec une indulgence un
peu amusée. Le portrait qu'elle brossait d'Angela lui
paraissait trop noir pour être honnête. Mais
aujourd'hui... aujourd'hui, Moira aurait volontiers
traversé la pièce au pas de charge pour arracher cette
main fine et blanche cramponnée à la manche du
smoking de Robert!
Et dire qu'elle s'était toujours crue incapable de la
moindre violence ! Moira se détourna d'un mouvement
si brusque qu'elle heurta John de plein fouet. Il la retint
par un bras.
— Tout va bien, Moira?
Il y avait tant d'inquiétude, tant de gentillesse dans la
voix de John que Moira sentit les larmes lui monter aux
yeux. Sa gorge nouée ne laissait filtrer aucun son. Elle
secoua la tête pour lui signifier que tout allait bien et se
dégagea, indifférente aux regards étonnés que lui jetait
l'ouvreuse. Jamais encore ses nerfs n'avaient été mis à
si rude épreuve. Une colère froide, meurtrière s'était
emparée d'elle en voyant Robert en compagnie d'une
autre femme.
Une fois assise, Moira chercha à se convaincre que tout
se serait passé différemment si elle avait été préparée
à cette rencontre. Mais pendant toute la première
partie du concert, il lui fut impossible de se concentrer
sur la musique, malgré le jeu exceptionnel de la
violoncelliste. Comment oublier que Robert était là,
quelque part derrière elle, baigné lui aussi par les
mêmes sons graves et envoûtants?
Pendant l'entracte, John lui proposa de prendre un
verre au buffet. Mais Moira refusa. La perspective
d'avoir à saluer Robert lui était insupportable. Peut-être
pourrait-elle s'éclipser à la fin du récital en prétextant
un début de grippe? Moira ferma un instant les yeux,
cherchant à réinstaurer le calme en elle. Ce fut pire
encore. Dans son esprit se dessina aussitôt une image
d'Angela levant vers Robert un regard de velours qui
semblait receler mille promesses...
— Mais si vous désirez boire un verre, allez-y, John,
ajouta-t-elle. Je vous en prie, je ne veux pas vous
retenir ici.
— Je me moque bien de boire un verre ou non. C'est
vous qui m'inquiétez, Moira. Si vous préférez partir tout
de suite, je vous raccompagne. Vous savez que vous
pouvez compter sur moi.
Elle hésita, honteuse de gâcher ainsi la soirée de son
compagnon. Fuir serait si lâche, si infantile ! Et injusti
fié, surtout. Robert était venu accompagné d'une autre
femme, soit. Mais le contraire eût été étonnant ! Il ne
l'aimait pas, ne l'avait jamais aimée. Et elle avait fini
par accepter cette cruelle vérité ! Alors pourquoi ce
déchaînement de jalousie intempestif?
Peut-être parce que, pendant tout ce temps, elle avait
refusé d'y penser, tout simplement... Chercher à se
représenter la nouvelle vie de Robert, l'imaginer dans
les bras d'une autre femme, était un jeu masochiste
que Moira s'était interdit. Le temps avait passé,
estompant peu à peu sa souffrance. Mais voilà, Robert
avait fini par revenir. Et le passé, si soigneusement
enfoui, avait resurgi en même temps que lui !
Décidée à tenir bon, Moira rassura John et resta sur
place, le regard rivé sur l'archet de la concertiste...
Mais au fond, elle était terrifiée. Combien étaient-ils
dans cette salle à se souvenir qu'il y avait eu quelque
chose entre Robert et elle douze ans auparavant? Elle
n'avait pas pris la peine de se cacher à l'époque. Au
contraire! Comblée de bonheur pendant huit mois, elle
n'avait eu qu'une envie : parler de Robert à la terre
entière. Et lorsqu'il avait rompu, sa détresse avait été
trop forte pour passer inaperçue. Pendant le long hiver
qui avait suivi, on l'avait vue errer comme une âme en
peine : une grande jeune fille trop pâle, trop mince,
dont rien ni personne ne parvenait plus à retenir
l'attention...
Parmi les gens présents ce soir, nombreux étaient ceux
qui appartenaient à sa classe d'âge. Ses amis les plus
proches, eux, avaient fini par accepter son indifférence
pour les hommes et le mariage. On la croyait trop
absorbée par son entreprise pour avoir du temps à
consacrer à d'autres plaisirs. Et personne ne s'en
étonnait outre mesure. Il était bien vu dans certains
cercles de ne vivre que pour son travail. Et certaines
des amies de Moira l'enviaient même ouvertement.
Mais que penseraient ceux qui la connaissaient moins
bien? Ceux dont le jugement n'était pas tempéré par
une amicale indulgence? Jusque-là, elle avait réussi à
dissimuler, à garder une expression sereine chaque fois
que le nom de Robert était prononcé. Et même Paul,
qui de tous lui était le plus proche, ne se doutait pas à
quel point elle souffrait encore de sa grande
désillusion...
Et cette façade, cette fragile sérénité se trouvait
désormais menacée. Pourquoi Robert était-il revenu? A
l'époque, il avait clairement laissé entendre que son
départ serait définitif. Son plan de carrière était déjà
établi : il voulait grimper les échelons, atteindre les
sommets! L'avenir, pour lui, c'était les grandes capi
tales internationales et rien d'autre. Tout ce qui était
étriqué, banal, quotidien lui faisait horreur. L'attache
ment à une terre, une famille, un pays lui apparaissait
comme un carcan dérisoire. Sa vie serait internationale
ou ne serait pas!
— Mais je t'aime ! avait-elle murmuré dans un sanglot.
Tu ne comprends donc pas?
Robert l'avait regardée longuement. Et dans ce regard,
Moira avait lu sa propre condamnation, avant même
qu'il ne prononce la sentence.
— Je sais, Moira, avait-il dit. Mais j'ai d'autres besoins,
dans la vie. D'autres ambitions...
Que ces mots avaient été cruels dans leur implacable
concision ! Elle avait pleuré alors, des larmes amères,
douloureuses qui lui secouaient la poitrine en longs
hoquets silencieux. Car Robert lui avait tout repris.
Tout. Les plus beaux mois de sa vie ne lui apparais
saient plus soudain que comme une longue déchéance.
Tout n'avait été que leurre, illusion et tromperie.
— Tu n'as que dix-huit ans, Moira. Et toute la vie
devant toi. Intelligente comme tu es, tu n'as pas le
droit de t'enterrer si jeune! Se marier maintenant, avoir
des enfants, c'est se condamner à vivre pendant des
années dans une pauvreté financière et culturelle que
nous prendrions très vite en horreur l'un et l'autre.
Méritait-elle cette souffrance? Était-elle coupable
d'avoir cru à ses mots d'amour? Il aurait fallu plus de
recul, plus de lucidité, plus d'expérience ! Une autre à
sa place aurait peut-être compris d'emblée qu'elle
n'était qu'un passe-temps, une diversion agréable en
attendant que la vraie vie de Robert débute enfin...
— Et si vous reveniez sur terre, Moira?
Elle tressaillit en entendant la voix amusée de John. Le
récital était terminé, les spectateurs quittaient leurs
sièges et la rumeur encore étouffée des conversations
commençait à emplir la salle. De nouveau, Moira fut
tentée de fuir. Mais sa fierté la retint. Trop de gens la
connaissaient dans cette pièce. Et qui ne verrait pas un
lien de cause à effet entre son départ précipité et la
présence de Robert?
— Excusez-moi, John. J'étais complètement perdue
dans mes pensées...
Moira se leva, très calme en apparence. John
l'observait, fasciné une fois de plus par sa mystérieuse
froideur. Il y avait si longtemps qu'il rêvait d'écarter les
voiles, de découvrir enfin celle qui se cachait sous le
masque. Elle paraissait toujours si réservée, si entière
ment maîtresse d'elle-même ! Mais la véritable Moira
était ailleurs. Surpris au repos, les traits de la jeune
femme trahissaient un désarroi, une blessure. Et quelle
tristesse parfois dans ces yeux verts si expressifs ! Que
de fois il avait lutté contre lui-même pour ne pas la
prendre dans ses bras... Ces lèvres si délicates, il aurait
voulu s'en emparer. Et ces cheveux! Il les imaginait
répandus sur l'oreiller, le ravissant visage de Moira levé
vers lui, le regard voilé par la volupté, ses bras nus
tendus, comme un appel... Mais John savait que toute
tentative dans ce sens serait vaine. Moira ne voulait
pas de son amour, et ce n'était pas le désir qui l'avait
fait frémir le jour où il l'avait embrassée...
Certaines femmes étaient naturellement froides et
dépourvues de sensualité. Mais Moira n'était pas du
nombre, même si les apparences le laissaient supposer.
Elle lui faisait penser plutôt à un animal blessé qui se
replie sur lui-même pour panser ses plaies.
Brusquement, John sentit Moira se figer à son côté. Il
suivit la direction de son regard et vit Helen, leur
députée, s'avancer dans leur direction, suivie de Robert
Graham et d'Angela Stark. John observa le petit groupe
avec intérêt. Helen venait leur présenter la nouvelle
célébrité locale, l'enfant du pays revenu après une
longue absence... Il était d'ailleurs fort bel homme, ce
Robert Graham. Se pouvait-il que Moira l'ait connu
lorsqu'ils étaient encore adolescents? C'était la
première fois qu'elle réagissait aussi intensément à la
présence d'un homme...
— Ah vous voici, John et Moira! s'exclama Helen. Je
vous cherchais partout. Vous vous souvenez de Robert
Graham, Moira? Mais, bien sûr, quelle question ! Paul et
lui étaient des amis intimes. Et naturellement, vous
savez comme tout le monde que Robert est désormais
propriétaire du château.
Moira acquiesça d'un signe de tête. Elle aurait été bien
en peine de répondre quoi que ce soit mais Helen, sans
se formaliser, poursuivit :
— Je m'évertue à le convaincre de mettre son salon de
musique à la disposition de notre association de
madrigal. Ce serait le cadre rêvé pour un concert de
musique ancienne, non?
— Pour l'instant, cette pièce ressemble plutôt à un
décor de film d'épouvante, rétorqua Robert. La pous
sière et le ver à bois y règnent encore en maître. Mais
une fois que les pestilences causées par les produits
traitants seront atténuées, nous pourrons peut-être
reprendre ce débat.
Tout le monde rit. Et Angela plus fort encore que tous
les autres réunis. Moira sentit son propre sourire se
crisper. Comment Angela pouvait-elle se raccrocher au
bras de Robert en le regardant de cet air d'adoration
profonde? Elle n'avait donc aucun sens du ridicule?
Bon... Il est vrai qu'elle était encore d'une beauté
saisissante. Mais tout de même!
Furieuse, Moira imposa silence à ces pensées infa
mantes. En vérité, Angela n'avait pas l'air ridicule du
tout, et c'était peut-être ça qui l'exaspérait le plus ! Se
souvenant juste à temps des recommandations d'Eve
lyn, son attachée de presse, Moira réussit à afficher le
sourire passe-partout qu'elle réservait généralement
aux médias. C'était son sourire public, le sourire de la
femme des années quatre-vingt-dix, belle, comblée et
sûre d'elle. Puis elle salua Robert d'un signe de tête.
— Ça va, Robert?
— Ça va...
Aucune allusion à leur rencontre de la matinée, pas de
commentaire sur sa réussite professionnelle... Mais
qu'avait-elle espéré au juste ? Que Robert se jetterait à
ses pieds, la main sur le cœur en lui parlant de ses
regrets éternels? Qu'il lui jurerait qu'il n'avait pensé
qu'à elle, chaque jour de leur séparation?
Moira effleura le bras de John.
— Je meurs de faim, pas vous? Je crois que je vais
céder à la tentation d'aller voir ce buffet d'un peu plus
près.
Très digne, Moira s'éloigna au côté de son compagnon.
Entre Robert et elle, c'était fini. Terminé. Depuis douze
ans, déjà. Pourquoi ne pas laisser au passé ce qui
appartenait au passé? Il n'y avait pas lieu de réagir
ainsi, pas lieu de trembler à la vue de Robert comme si
leur rupture datait d'hier.
Non. Et pourtant depuis le premier instant de leurs
retrouvailles, elle avait succombé à une suite sans fin
d'émotions non fondées, illogiques et surtout mena
çantes — incroyablement menaçantes — pour son
équilibre intérieur...
Chapitre 3
Ouf! Le pire était passé. Il lui suffirait désormais de se
tenir à l'écart de Robert pour le reste de la soirée et
l'épreuve serait surmontée. Nadine, qui se servait déjà
au buffet, abandonna Gerald à ses assiettes de hors-
d'œuvre pour se hâter à leur rencontre. Non sans une
pointe d'amusement, Moira contempla la tenue de son
amie. Et dire qu'elle avait craint de choquer parce que
sa robe était légèrement trop échancrée ! Le décolleté
de Nadine, lui, donnait le vertige. Et la transparence de
sa jupe en mousseline de soie était à la limite de
l'outrage aux bonnes mœurs!
— C'est comme ça que les dames s'habillaient à la
Cour, expliqua Nadine, sur la défensive. Imagine-toi
qu'elles humidifiaient leurs robes afin que le tissu
adhère à leurs jambes et sculpte leur silhouette.
Moira sourit devant ce louable souci d'authenticité
historique.
— Je sais. J'ai lu les romans de l'époque, moi aussi.
— C'est un chapitre de notre histoire qui m'a toujours
fait rêver. Mais c'est une bonne chose que seules les
femmes soient déguisées, ce soir. Je n'ose imaginer de
quoi mon pauvre Gerald aurait l'air dans une paire de
culottes ajustées! En fait, aucun homme présent dans
cette salle ne serait à son avantage dans la tenue d'un
squire du XVIIe siècle, si tu veux mon avis.
Avec un petit rire de gorge, Nadine se pencha pour
chuchoter à l'oreille de Moira :
— Robert est l'exception qui confirme la règle, bien sûr.
Il a tout à fait le physique de l'emploi, tu ne trouves
pas? C'est le type même du héros de l'époque.
Ténébreux, cheveux sombres, allure virile...
Ce fut plus fort qu'elle. Par automatisme, Moira tourna
la tête en direction du petit groupe qui monopolisait
l'attention de Nadine. Robert se tenait de dos, absorbé
dans une conversation apparemment animée avec
Gerald. Et néanmoins, comme s'il avait senti le regard
de la jeune femme se poser sur lui, il se retourna
soudain. Moira s'immobilisa net, tandis que la rumeur
des conversations alentour se muait en un
bourdonnement confus, entêtant. Comme si des milliers
d'abeilles tournoyaient au loin en un lent va-et-vient
hypnotique... La jeune femme ne pensait plus, ne
voyait plus. Tout son univers s'était réduit à ce seul
être, ce seul instant suspendu dans l'éternité.
Vertige... Impuissante, fascinée, elle avança d'un pas.
Un élan irrésistible la poussait vers Robert, une force
comparable au pouvoir d'attraction de l'abîme.
Dangereuse mais irrépressible. Plus rien ne comptait
que l'éclat de ces prunelles de jais. Le Passé, tout-
puissant, reprenait ses droits...
Soudain, la silhouette de Nadine se dressa entre elle et
Robert. Moira revint sur terre — ou plus exactement au
présent — lorsque son amie gratifia Robert d'un sourire
ravageur.
— Robert! Quel plaisir de te revoir parmi nous! Moira et
moi étions justement en train de dire que tu étais le
seul homme ici susceptible d'incarner un libertin à la
hauteur de nos fantasmes...
Provocante jusqu'au bout de ses ongles vernis, Nadine
caressa la manche de Robert pour en ôter un fil
imaginaire. Quel sang-froid ! songea Moira. N'importe
qui d'autre aurait été paralysé par le regard assassin
d'Angela! Mais la jalousie exacerbée des autres femmes
glissait sur Nadine sans l'atteindre. Moira jeta un bref
regard en direction de Gerald. Ce dernier observait sa
femme avec un mélange de résignation, d'ironie et de
colère sourde. Pauvre Gerald... Il était bien obligé de
s'armer de patience. Après huit années de mariage fort
chaotiques, il devait commencer à se rendre compte
que Nadine ne changerait jamais. Elle flirtait aussi
naturellement qu'elle respirait.
— Oui, Moira me confiait justement qu'elle ne serait pas
fâchée de te voir vêtu d'un de ces hauts-de-chausses
ajustés que les hommes portaient à l'époque, poursuivit
Nadine avec un battement de cils du plus bel effet.
Moira crut que le sol se dérobait sous ses pieds. En
toute autre circonstance — ou plus exactement avec
n'importe quel autre homme — elle se serait amusée à
abonder dans le sens de Nadine. Mais avec Robert...
Elle sentit ses joues s'empourprer et réprima juste à
temps une protestation véhémente. Nier, dans ces
conditions, ne pouvait qu'aggraver son cas. Mieux valait
se taire et saluer les extravagances de Nadine avec un
sourire distant et amusé. L'indifférence, en
l'occurrence, était la seule politique valable. Mais à quel
prix !
Tous les regards, bien entendu, étaient braqués sur
elle. Quel dommage que Paul ne fût pas là! Il aurait
remis Nadine à sa place sans hésiter. Nadine, au
demeurant, n'était jamais délibérément méchante. Mais
elle était si irréfléchie qu'elle commettait parfois les
pires impairs sans même s'en apercevoir.
John, lui, paraissait perplexe.
— J'ignorais que vous étiez fascinée par les libertins du
XVIIe, Moira?
— Rassurez-vous, je viens de l'apprendre, moi aussi,
déclara-t-elle. Mais vous connaissez Nadine...
Moira observa Robert à la dérobée. Avec une femme
pendue à chaque bras, il se trouvait en fâcheuse
posture. Et néanmoins, il se tirait de ses épreuves avec
un tact qui forçait l'admiration ! Il ne manifestait en
tout cas ni embarras ni vanité excessive. Comme
Gerald l'interrogeait au sujet du château, Robert
négligea ses deux admiratrices pour lui accorder aussi
tôt toute son attention.
— Les travaux de restauration dureront des années.
Sans parler des jardins, d'ailleurs. Tout est également à
refaire de ce côté-là.
— Si tu veux l'avis d'un expert, il faut absolument que
tu mettes Moira à contribution, suggéra Gerald avec
enthousiasme. Elle a un talent extraordinaire dans ce
domaine. Il faut voir le jardin de la ferme... Une pure
merveille!
— C'est exact, renchérit John. En plus de ses dons pour
l'horticulture, Moira a un sens des couleurs tout à fait
exceptionnel. Et elle n'a surtout pas eu peur de se salir
les mains ! Elle a travaillé d'arrache-pied pour obtenir
ces résultats fabuleux !
Moira avait envie de hurler. Comment endiguer ce
déferlement de compliments outranciers? Il ne man
quait vraiment plus que ça! Que devait penser Robert?
Qu'il s'agissait d'une manœuvre concertée pour lui jeter
son ancienne petite amie dans les bras? Décidément,
tous ses amis s'acharnaient à lui rendre la vie
impossible ce soir.
— Arranger un jardinet de cottage, c'est intéressant,
soit, déclara Angela d'un ton méprisant. Mais ça n'a
rien à voir avec le parc d'un château. On ne peut pas
abandonner une telle tâche aux mains du premier
amateur venu. Il faut une formation sérieuse et de
réelles connaissances pour s'attaquer à un tel projet !
Pour Moira, ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le
vase. Face à l'agressivité d'Angela, l'enthousiasme
maladroit de ses amis et le silence ironique de Robert, il
ne lui restait plus qu'à rendre les armes. Tant pis si les
gens se perdaient en conjectures sur son départ
précipité. Mais il y avait des limites à ce qu'elle pouvait
endurer en une seule soirée!
— Cela vous ennuierait de me raccompagner, John?
demanda-t-elle. J'ai un mal de tête épouvantable !
— Dans ce cas, il vaut mieux rentrer, en effet...
Attendez-moi ici, Moira. Je vais aller chercher votre
cape. Cela vous évitera de faire la queue au vestiaire.
John s'était éloigné sans lui laisser le temps de
protester. Stoïque, Moira se résigna à subir quelques
minutes de torture supplémentaires. Gerald lui sourit
avec gentillesse, comme s'il avait conscience de son
désarroi.
— Paul a-t-il enfin annoncé la date de son retour,
Moira? Ou a-t-il décidé de finir ses jours en Amérique
du Sud?
— Aux dernières nouvelles, il avait toujours l'intention
de revenir, Dieu merci. Il devrait arriver à temps pour
prendre en main le lancement de « Helia ». Paul a bien
trop peur que je me mette tous les médias à dos s'il me
laisse la direction des opérations !
Lorsque Gerald se tourna vers Robert, il y avait de réels
accents de fierté dans sa voix.
— Je suppose que tu es au courant du succès
commercial que connaissent les produits Veraflor? Sans
parler du succès d'estime, d'ailleurs!
— J'en ai entendu parler, en effet.
Robert accompagna cette réponse laconique d'un long
regard indéchiffrable. Une attitude qui mit à rude
épreuve les nerfs déjà tendus de Moira. Angela, elle,
haussa avec dédain ses belles épaules dénudées.
— Cette « mode verte » n'est qu'un engouement
passager, si vous voulez mon avis. Ce qui n'enlève rien
au mérite de Paul et de Moira, bien sûr ! Ils ont su tirer
parti de cette opportunité. Mais tout le monde sait que
la vague écologique retombera tôt ou tard.
Un long silence accueillit cette sinistre déclaration.
Moira ne broncha pas. Elle s'était contentée d'écouter
Angela avec un petit sourire railleur. Face à tant de
malveillance, argumenter serait une perte d'énergie
inutile. Elle s'apprêtait à tourner les talons pour se
mettre à la recherche de John lorsqu'à son grand
étonnement, Robert lui-même se lança à son secours.
— Vous vous trompez, ma chère Angela. Moira est une
véritable pionnière dans le secteur des cosmétiques
naturels. Et elle mérite d'être applaudie pour la
constance avec laquelle elle s'est toujours tenue à ses
principes de départ. On peut compter sur les doigts de
la main les gens qui continuent à faire passer leurs
convictions avant les considérations habituelles de
profit et de rentabilité.
Moira n'en croyait pas ses oreilles! Elle ne put résister à
la tentation de répondre. Le sujet que venait d'aborder
Robert lui tenait trop à cœur.
— Nous sommes plus nombreux que tu ne le penses,
Robert. Et les femmes forment l'écrasante majorité de
nos troupes, précisa-t-elle avec une note de défi dans
la voix.
— Et les hommes sont les grands méchants loups dans
l'histoire?
— Je n'ai pas dit cela. C'est une constatation, rien de
plus. Dans notre pays, en tout cas, les femmes se
préoccupent beaucoup plus que les hommes de la
protection de l'environnement.
— Peut-être pas pour longtemps. La prise de cons
cience des dangers qui menacent notre planète sera
bientôt générale. Et quoi de plus normal? Nous sommes
tous solidaires face à ces questions. Que nous soyons
homme ou femme, pauvre ou riche....
Dans le feu de la conversation, Moira n'avait pas
remarqué qu'ils s'étaient éloignés peu à peu des autres.
Robert se tenait tout près d'elle. Brusquement, elle le
sentit proche. Pas seulement physiquement, mais aussi
dans son regard sur le monde. Si proche même que,
l'espace d'un instant, Moira se trouva transportée
douze ans en arrière... et elle fut tentée comme avant
de chercher le chemin de ses bras. La jeune femme se
ressaisit juste à temps pour ne pas céder à cette
dangereuse impulsion. Mais l'illusion avait été si forte
qu'elle en tremblait de peur rétrospective. Comme elle
haïssait sa propre faiblesse! D'autant plus que rien ne
prouvait que cela ne se reproduirait pas. Dieu sait
combien de temps allait s'écouler avant qu'elle soit
enfin à l'abri de ces étranges phénomènes...
Par chance, John arrivait à grands pas. Moira lui aurait
volontiers sauté au cou, pour une fois! Elle allait se
porter à sa rencontre lorsque Robert déclara :
— A propos, pour les jardins... J'aimerais avoir ton avis,
si tu as le temps de venir jeter un coup d'œil.
Pendant que John l'aidait à se draper dans sa cape,
Moira se remettait non sans peine de sa stupéfaction.
Pourquoi lui demander une chose pareille? S'était-il
senti obligé de la consulter par politesse ? A cause de la
pression exercée par ses amis? Comme John et elle
prenaient congé, Robert lui prit la main et la garda un
long moment.
— Alors à bientôt, Moira? Je t'appellerai, de toute façon.
Elle n'eut même pas la présence d'esprit de répondre.
Déjà, John l'entraînait vers la porte. Pendant le trajet
du retour, Moira s'efforça de soutenir une conversation
sensée. Difficile pour un esprit en déroute ! En parfait
gentleman, John fit mine de ne pas s'apercevoir de son
trouble. Il la déposa devant la porte de la ferme et lui
souhaita une bonne nuit le plus galamment du monde!
Une fois chez elle, Moira s'effondra plus qu'elle ne
s'assit devant la cheminée du salon. Elle rajouta une
bûche, attisa les flammes puis, anéantie, enfouit son
visage dans ses mains. A présent que sa tension se
relâchait, un tremblement irrépressible la gagnait tout
entière.
Elle se sentait vidée de ses forces, anéantie, comme
après l'accomplissement d'un effort physique intense.
Et elle était glacée malgré la chaleur du feu. Moira noua
les bras autour de sa poitrine et se berça doucement,
comme on berce un enfant. Ce qu'elle éprouvait
maintenant, c'était le contrecoup du choc provoqué par
ses retrouvailles avec Robert. La lutte constante qu'il
avait fallu mener pour garder une attitude normale
l'avait exténuée.
Revoir Robert aurait aussi bien pu être une délivrance,
après tout. Si, au moins, il avait été plus petit que dans
son souvenir, plus pédant ! Un peu chauve de
préférence, et doté d'une confortable bedaine... Si elle
avait découvert que le héros de son adolescence, le
grand amour de sa jeunesse n'était qu'un fat, super
ficiel et imbu de lui-même ! Entre les exigences d'une
fille de dix-huit ans et celles d'une femme de trente,
quel rapport? Il y avait peu de chance a priori, pour que
l'homme d'aujourd'hui exerce la même fascination sur
elle que le garçon d'hier. Et pourtant...
Leur rencontre, hélas, n'avait pas démythifié Robert à
ses yeux. Il gardait intact son pouvoir de séduction.
Mais Moira ne voulait pas retourner dans le passé! Elle
ne voulait pas souffrir de nouveau! Oh, pouvoir oublier
Robert... Effacer à jamais le souvenir de ce qu'elle avait
éprouvé dans ses bras! Mais les émotions anciennes
affleuraient déjà, si proches, si intenses et vivantes
malgré le passage du temps...
Aujourd'hui encore, il lui suffisait de penser à Robert
pour sentir sa poitrine frémir et se tendre, pour que ses
lèvres s'entrouvrent au souvenir de ses baisers. Si elle
fermait les yeux maintenant, il serait si aisé de
retrouver les sensations d'hier, d'imaginer qu'il la
serrait de nouveau dans ses bras avant de retirer ses
vêtements d'une main impatiente...
Le carillon de la porte d'entrée déchira le silence et
comme surprise en flagrant délit de Dieu sait quel
crime, Moira se leva d'un bond, les joues brûlantes.
Robert... Le couloir était plongé dans l'obscurité. Elle
appuya sur l'interrupteur et la lumière discrète des
appliques murales joua sur les poutres apparentes. Les
talons de Moira claquèrent sur le beau carrelage ancien,
comme elle avançait d'un pas mécanique, rassemblant
sa longue jupe autour d'elle.
En tirant le lourd battant de chêne, Moira revint
brutalement à la réalité. Elle était folle, folle à lier!
Pourquoi n'avait-elle jamais songé à faire installer une
chaîne de sécurité ? Mais il était trop tard pour revenir
en arrière : la porte était ouverte et l'homme qui se
tenait de dos, comme sur le point de repartir, se
retournait déjà dans sa direction. Son intuition ne
l'avait pas trompée... Elle le reconnut bien avant que
son visage apparaisse en pleine lumière. Mais était-ce
bien étonnant? Il y avait eu un temps où elle connais
sait le corps de cet homme mieux peut-être encore que
le sien...
— Robert...
— Je viens de raccompagner Angela. Comme j'ai vu de
la lumière en passant, je me suis arrêté pour prendre
des nouvelles de ton mal de tête. Tu es partie de façon
si précipitée que j'ai pensé qu'il ne devait pas être
bénin. Mais ton ami est peut-être encore là?
Son ami? Il lui fallut quelques secondes pour
comprendre qu'il parlait de John. Moira secoua la tête
par automatisme et s'en voulut aussitôt de ne pas avoir
menti. Comment pouvait-on manquer de présence
d'esprit à ce point? Il aurait été si simple de prétendre
que John lui tenait compagnie!
— Non, je... je m'apprêtais à monter me coucher,
balbutia-t-elle.
Piètre mensonge ! Moira rougit jusqu'à la racine des
cheveux lorsque Robert fixa sur elle un regard sombre,
insistant.
— Oh, je n'ai pas l'intention de m'attarder, Moira. Mais
je me suis souvenu tout à coup qu'un massage du cuir
chevelu te soulageait en cas de migraine...
Incrédule, Moira le regarda fixement. Il plaisantait !
Non, elle avait dû mal entendre. Les châtelains mil
liardaires ne s'amusent en général pas à faire du porte-
à-porte en pleine nuit pour proposer leurs services
d'apprentis-masseurs !
Et pourtant, Robert gardait le silence, comme s'il
attendait une réponse quelconque de sa part. Brusque
ment, un vent de folie balaya le malaise de Moira.
Pourquoi ne pas céder à l'illusion? Robert était à sa
porte et rien ne l'empêchait de l'inviter à entrer, de dire
« oui, je veux bien », de soumettre ses tempes
douloureuses à la caresse de ses doigts. Une force
primitive, presque violente en elle lui commandait de se
laisser porter, d'aller jusqu'au bout de ce hasard
étrange qui l'avait conduit chez elle ce soir. Mais la
tentation, par chance, ne dura que quelques secondes.
Effarée, Moira se raccrocha à ce qui lui restait de
raison.
— Merci d'être venu prendre de mes nouvelles, mais il
s'agit d'un simple mal de tête, pas d'une migraine. Et
j'ai pris un cachet. Ça va déjà beaucoup mieux.
Robert avait-il perçu la note de panique dans sa voix?
Pour une femme de trente ans, il n'y avait vraiment pas
de quoi se vanter. Son attitude était si hésitante, si
puérile! Mais comment ne pas perdre ses moyens face
à une attitude aussi déconcertante ? Pourquoi Robert
était-il venu chez elle à une heure pareille ? Avait-il
vraiment eu l'intention de lui faire ce massage? Ou
perdait-elle la raison? Victime de ses nerfs, n'avait-elle
pas fantasmé Dieu sait quoi?
— Excuse-moi, Robert, mais je suis vraiment très
fatiguée, murmura Moira d'une voix tremblante.
Il fallait qu'il parte. Maintenant. Si cette situation
impossible se prolongeait une seconde de plus, elle
allait hurler. Robert la regarda longuement.
— O.K., je ne te retiens pas plus longtemps... Fais de
beaux rêves, Moira.
Il esquissa un pas en direction de la porte et se ravisa
de façon si abrupte qu'il heurta Moira de plein fouet en
se retournant.
— Désolé, murmura-t-il. Tu es certaine que tout va
bien?
— Absolument. Je me sens... merveilleusement bien.
Il devait la prendre pour une folle. Mais tant pis. Tout
ce qu'elle désirait, c'était de le voir sortir de la ferme au
plus vite.
— Tu trembles des pieds à la tête, Moira.
— Moi?
— Je le sens.
Et comment ne l'aurait-il pas senti, en effet, puisqu'il la
tenait tout à coup dans ses bras? Moira demeura un
instant en état de choc. Ce qui se passait en cet instant
ne pouvait être réel. Comment ne pas croire que ses
sens la trompaient, se jouaient de sa raison ? La
chaleur de Robert, son corps contre le sien, cette
intimité inattendue... Moira ne pouvait que se
soumettre sans comprendre, tandis que d'un geste
rassurant, Robert laissait courir ses mains dans le dos
de la jeune femme en un lent et apaisant va-et-vient.
Puis il murmura :
— Je ne devrais pas rester, n'est-ce pas? Tu es
fatiguée, tu voudrais que je parte.
Mais il continuait malgré tout à la tenir contre lui. Il
tourna la tête et laissa reposer un instant sa bouche
contre la sienne. Ce n'était pas le baiser d'un amant
mais celui, dépourvu de toute exigence, d'un frère ou
d'un ami. Les lèvres de Moira tremblèrent sous les
siennes. Elle avait mal, tout à coup, et cette souffrance
brutale, aiguë, atteignit très vite les limites du tolé-
rable.
Parce qu'une fois, déjà, Robert l'avait embrassée de
cette façon. Moira ferma les yeux. C'était pour l'anni
versaire de ses dix-sept ans... Son premier baiser. Le
baiser d'un homme à la petite sœur d'un ami. Mais elle
n'avait pas voulu se contenter de si peu. Les bras noués
autour du cou de Robert, elle l'avait supplié de lui en
donner plus...
Les larmes aux yeux, Moira voulut se dégager. Mais
Robert n'avait pas l'intention d'en rester là, de toute
évidence. Il enfouit une main dans la chevelure de la
jeune femme et la maintint prisonnière. Non par force,
mais par la simple pression de sa bouche contre la
sienne. Il y avait tant de certitude dans ce baiser, tant
d'assurance dans les mains qui glissaient sur son
corps ! Les mains de Robert... Elles allaient et venaient,
avec la confiante familiarité de qui revient en terrain
connu après des années d'errance...
Les sens de Moira, anesthésiés depuis si longtemps,
furent prompts à sortir de leur long sommeil. Au
premier effleurement de Robert, ce qui semblait mort,
éteint, desséché depuis toujours revint à la vie. Ce
plaisir qu'il lui procurait de force, Moira ne pouvait s'en
défendre. Car il était resté inscrit au plus secret de sa
chair, associé à ces mains, cette bouche, cette voix
sombre, grave, caressante...
Déjà, Moira perdait le contrôle d'elle-même. Dans une
minute — dans quelques secondes, peut-être — elle se
serrerait contre lui et ses gestes deviendraient invites.
Une perspective si humiliante que la jeune femme
trouva la force de se rejeter en arrière.
— Tu n'as pas le droit, Robert!
— Aucun droit, c'est vrai. Mais l'envie, oui. Tu sais, je
me suis souvent demandé quel genre de femme tu
étais devenue, Moira.
Il eut un sourire étrange avant d'ajouter avec une
pointe de nostalgie dans la voix :
— Je ne me suis jamais rendu compte jusqu'ici à quel
point mes souvenirs étaient pauvres, comparés à la
réalité. John est-il ton amant?
Trop en colère pour feindre, elle secoua la tête.
— Non. Et je ne vois pas en quoi cela te concerne.
— Il y a eu une époque où tout ce qui te concernait me
concernait également.
Pourquoi était-ce si douloureux de l'entendre évoquer le
passé? Choquée, elle réussit à balbutier.
— Il y a plus de dix ans de cela.
— Onze ans et dix mois, très exactement, rétorqua-t-il
en se détournant pour partir.
Robert avait déjà franchi la porte lorsqu'il ajouta :
— N'oublie pas ta promesse, malgré tout. J'attendrai
que tu aies vu les lieux avant de commencer les
aménagements.
Sa promesse ? Comme si elle lui avait jamais promis
quoi que ce soit! Moira voulut le lui faire remarquer,
mais Robert avait déjà refermé la porte. La jeune
femme était si abasourdie qu'elle demeura clouée sur
place. C'était à ne rien y comprendre. Rien. Quel sens
donner à l'attitude de Robert ? Quelle intention secrète
motivait son comportement aberrant?
Seigneur, qu'essayait-il d'obtenir par ces étranges
manœuvres? Il devait s'agir d'une plaisanterie. Une
mauvaise plaisanterie. Ou même d'un pari, peut-être?
Mais non, il était impensable que Robert soit tombé si
bas. Fallait-il y voir l'œuvre de la vanité, alors? Cer
taines personnes ne pouvaient supporter de perdre
l'amour des gens qui leur avaient été attachés. Mais
cela ressemblait si peu à Robert d'agir par caprice !
Alors quelle était la véritable explication? Les hommes
de l'âge et de la position de Robert ne se comportaient
pas comme il s'était comporté, ce soir. Un point c'est
tout. Ils n'entraient pas chez une femme tard le soir
pour l'embrasser presque de force, sauf s'ils avaient la
certitude que leurs avances seraient bien accueillies.
Robert était sans nul doute habitué à nouer des
intrigues amoureuses complexes avec ses relations
féminines. Mais il devait bien se douter qu'elle était la
dernière femme susceptible de vouloir lui servir de
partenaire... Alors qu'Angela, elle, n'aurait sûrement
pas demandé mieux que de le satisfaire.
A moins que Robert ne la considère comme défini
tivement acquise sous prétexte qu'elle l'avait autrefois
aimé à la folie? Le cœur battant à tout rompre, Moira
monta à l'étage d'un pas lent d'automate. Si c'était le
cas, il lui faudrait réviser son jugement. Et vite.
Ce soir, il l'avait prise au dépourvu en arrivant ainsi
sans prévenir. Mais ce serait la dernière fois qu'il
profiterait de sa faiblesse. La fille vulnérable et dispo
nible qu'il avait connue n'existait plus. C'était d'ailleurs
sa propre cruauté qui l'avait détruite à jamais...
Une fois au lit, cependant, Moira resta longtemps
éveillée, les yeux grands ouverts dans le noir. Elle
s'était glissée entre les draps avec la ferme intention
d'oublier ce qui s'était passé. Mais ses lèvres avaient
gardé le souvenir du baiser de Robert, le raz de marée
de sensations qu'il avait déclenchées en elle ne s'était
pas entièrement apaisé. Il n'avait pas suffi que Robert
s'en aille pour que le sortilège soit brisé. Au plus secret
de son être subsistait cette crispation, ce frémissement
inquiet, infiniment douloureux, que laisse le désir
inassouvi...
Quelle folie, quelle injustice aussi ! Pour rien au monde
elle ne retomberait dans le piège qui s'était refermé sur
elle il y a douze ans. N'avait-elle donc rien appris, rien
retenu des leçons passées?
Le corps en feu, livrée à des sensations qu'elle croyait à
jamais devenues étrangères, Moira finit par sombrer
dans un sommeil peuplé de rêves fiévreux...
Chapitre 4
Le bourdonnement insistant du téléphone près de son
lit tira Moira de son sommeil de plomb. Elle se redressa
en sursaut, tendit la main vers le combiné et vit avec
consternation que son réveil affichait 9 heures. Quelle
horreur ! C'était la première fois qu'elle se réveillait un
jour de semaine avec un pareil retard.
— Allô?
— Moira? John à l'appareil. Savez-vous que je vous
entends à peine? Je vous ai appelée au bureau il y a
quelques minutes, mais votre secrétaire était sans nou
velles de vous. Après ce qui vous est arrivé hier soir, je
me suis inquiété.
Après ce qui lui était arrivé hier soir? Mortifiée, Moira
chercha fébrilement une explication plausible. Comment
John avait-il appris que Robert s'était présenté chez elle
dans la soirée? La rumeur aurait-elle déjà circulé dans
la ville?
— Je... je ne comprends pas, John. Qu'est-ce qui vous
fait penser que...
— Vous avez manqué vous trouver mal à plusieurs
reprises pendant le récital. Et avec l'épidémie de grippe
qui sévit en ce moment... Je me suis dit que vous étiez
peut-être alitée avec une grosse fièvre. Si vous avez
besoin d'aide...
Moira laissa échapper un soupir de soulagement.
Comme la plupart des grands coupables, elle avait été
prête à avouer ses crimes avant même qu'on ne
l'accuse de quoi que ce soit!
— C'est gentil de vous soucier de ma santé, John, mais
je me sens déjà beaucoup mieux. Un coup de fatigue,
sans doute. J'étais tellement épuisée que je n'ai même
pas entendu mon réveil sonner. Vous vous rendez
compte ?
— L'important, c'est que vous ayez récupéré vos forces.
Et puisque vous voilà de nouveau fraîche et dispose,
rien ne vous empêche de déjeuner avec moi à midi,
j'imagine?
— Oh, John, je suis désolée! J'ai une réunion de service
qui commence à onze heures, et qui a toutes les
chances de se prolonger jusqu'en début d'après-midi.
John exprima sa déception mais il n'insista pas. Pen
sive, Moira reposa le combiné. La réunion n'était pas un
prétexte. Il lui aurait été impossible de se libérer,
même si elle l'avait désiré. Mais de là à se féliciter
d'échapper à ce déjeuner! Deux jours plus tôt, elle
aurait été ravie d'accepter une invitation de John.
C'était un homme brillant, enjoué. Quoi de plus
agréable que de passer une heure ou deux à bavarder
en si bonne compagnie?
Et pourtant Moira n'avait qu'une envie : le fuir à toutes
jambes! Incompréhensible, vraiment... Fallait-il
incriminer la mauvaise nuit qu'elle venait de passer? Si
au moins ses rêves ne l'avaient pas ramenée à l'époque
où Robert et elle étaient amants...
Moira repoussa les couvertures d'un mouvement
brusque et elle quitta son lit comme s'il était hanté.
Maudit passé qui resurgissait aux moments les plus
inattendus ! Ne connaîtrait-elle plus jamais la paix
maintenant que Robert était de retour? Pourtant, il y
avait longtemps qu'elle était guérie de son amour pour
lui !
Certes, elle avait gardé quelques cicatrices, elle était
encore un peu vulnérable par rapport au passé. Et le
retour de Robert l'avait plongée dans une certaine
confusion. Mais qui n'a pas ses moments de faiblesse?
Il lui suffirait d'éviter Robert dans la mesure du
possible, de réduire leurs relations à un simple
« bonjour, ça va ». Elle agirait comme une personne
qui se sait prédisposée à une maladie grave et qui
prend toutes les précautions nécessaires pour se
défendre de la contagion. Lorsqu'on avait conscience
d'un danger, il était logique de chercher à s'en
protéger!
Forte de cette sage résolution, Moira passa dans la salle
de bains, ôta son pyjama de soie et régla le robinet de
la douche. Mais elle ne se sentait pas vraiment
rassurée. Décider d'éviter Robert était une chose. Mais
se montrerait-il coopératif? Logiquement, oui. Vu ce qui
s'était passé douze ans auparavant, la politesse, le bon
goût, le respect d'autrui le plus élémentaire auraient
voulu qu'il la laisse en paix.
Pourtant, Robert l'avait prise dans ses bras la veille. Il
l'avait embrassée. Il lui avait laissé entendre qu'il l'avait
toujours trouvée désirable... Et alors? Fallait-il pour
autant applaudir tout haut ? Tomber à genoux devant
lui pour le remercier de tant de générosité ? En fait,
Robert s'amusait avec elle comme un chat avec une
souris. Une attitude qui n'était vraiment pas à son
honneur!
Moira serra les poings. Si Robert osait renouveler ses
avances, il ne tarderait pas à comprendre qu'il valait
mieux changer de cible. A l'avenir, elle l'ignorerait. Il
finirait bien par se lasser! Et de toute façon, toutes les
jolies femmes de la ville ne demandaient qu'à tomber
dans ses bras. Alors pourquoi s'inquiéter? Même si
Robert avait formé le projet pervers de l'attirer dans
son lit, il se découragerait vite. Il n'y avait aucune
raison pour qu'il persiste sur un chemin semé
d'embûches alors qu'il pouvait disposer d'un véritable
harem sans même avoir à lever le petit doigt !
Moira consulta sa montre et fit la grimace. Décidément,
elle manquait à tous ses devoirs! Il était grand temps
d'appeler Alice, sa secrétaire. Ses remords s'accrurent
lorsqu'elle entendit la voix inquiète de la jeune femme à
l'autre bout du fil.
— Moira ? Je commençais à me demander s'il fallait
prévenir les pompiers, la police et les ambulances ! Tu
as eu un malaise hier soir?
— Un malaise? Non, j'étais exténuée, tout simplement.
Le menu était un peu trop riche pour moi, tant du point
de vue de la nourriture que de la musique... Mais je me
sens déjà beaucoup mieux. Inutile de déclencher une
alerte générale, j'arriverai à l'heure pour la réunion de
service. A tout à l'heure, Alice!
Moira retourna dans sa chambre pour reposer le
téléphone et tomba soudain en arrêt devant son reflet
dans le miroir. Elle n'était pas encore maquillée et ses
cheveux mouillés, lissés en arrière, dégageaient ses
traits réguliers. Irrésistiblement attirée, la jeune femme
s'approcha de la glace. Comme si c'était le regard d'une
autre qui se posait sur ce visage, sur ce corps svelte
que dissimulait un simple drap de bain...
Quelle impulsion étrange la poussa alors à dénouer le
grand rectangle d'éponge? D'un œil critique, presque
scientifique, Moira étudia la femme qui se tenait nue
devant elle : une silhouette élancée, lisse et ferme...
Aucune trace d'affaissement ou de laisser-aller. Il est
vrai que le temps passé à travailler dans le jardin
contribuait à raffermir ses muscles. Et une fois par
semaine, Moira se forçait à suivre un cours de
gymnastique. Un moyen simple et efficace de rester en
forme tout en luttant contre le stress.
La jeune femme regarda fixement l'image un peu figée
que lui renvoyait le miroir : la courbe de ses hanches,
sa taille, ses jambes longues, sa poitrine un peu trop
généreuse... Moira se rapprocha, s'avança vers le
miroir jusqu'à le toucher. Son corps... Elle avait veillé
sur lui comme on entretient une mécanique bien huilée.
Jamais comme un objet de désir. Et si c'était un regard
d'homme qui se posait maintenant sur sa poitrine, sur
ses cuisses? La trouverait-il belle, désirable? Il y avait
longtemps — très longtemps — que cette question ne
l'avait pas effleurée...
Robert, dans le temps, adorait la caresser. Il s'émer
veillait de sentir la peau si douce frémir sous ses doigts.
Et il ne pouvait s'empêcher alors de poser les lèvres au
creux du cou de la jeune femme, sur ses seins blancs,
sur le tendre renflement de son ventre. Et jamais il ne
semblait se lasser de la toucher. Moira ferma les yeux.
Robert... Comme elle avait gémi de désir la première
fois qu'il l'avait embrassée ! Elle s'était risquée ensuite
à l'aimer à son tour, à explorer ce corps d'homme
tendu et dur, si différent du sien...
Moira sursauta. Le son d'une respiration rapide s'élevait
tout près, dans la chambre. Elle se retourna d'un
mouvement brusque. Mais il n'y avait personne d'autre
qu'elle dans la pièce. C'était donc son propre souffle qui
se précipitait ainsi ? Lui suffisait-il d'évoquer ces quel
ques souvenirs pour qu'elle retrouve cette vie, cette
chaleur, cette sensualité presque volcanique qui
caractérisaient la Moira d'autrefois?
Effarée, la jeune femme détourna les yeux. Car le corps
un peu raide entrevu dans le miroir s'était soudain
animé : ses joues pâles s'empourpraient, ses seins
semblaient plus durs, son regard brûlait... Comme pour
effacer cette image inattendue d'elle-même, Moira se
rhabilla en toute hâte, avec des gestes maladroits,
saccadés. Elle choisit exprès l'ensemble le plus strict, le
plus triste, le plus terne qu'elle put trouver.
Il s'agissait d'un tailleur pantalon dont Moira avait
regretté l'achat sitôt franchie la porte de la boutique. La
coupe en était trop sévère pour sa silhouette un peu
frêle. Et le tissu — un lainage d'un beige sans éclat —
« éteignait » plus qu'il ne mettait en valeur son teint
clair de blonde. Moira n'avait jamais eu le courage de le
porter jusqu'ici. Mais pour aujourd'hui, il ferait très bien
l'affaire. Elle ne se sentait vraiment pas d'humeur à
plaire !
Sans plus se préoccuper de son apparence, Moira prit
un petit déjeuner rapide et partit enfin travailler. En
route, elle se prépara mentalement en vue de la
réunion de service. Inutile de se leurrer : il lui faudrait
se battre une fois de plus pour défendre ses positions.
Côté service des ventes, on réclamait à cor et à cri une
diversification de la gamme. « Du nouveau, encore du
nouveau, toujours du nouveau ! » scandaient les
commerciaux. Rien d'étonnant, c'était le credo de
l'époque...
Moira appuya sur l'accélérateur. Jamais jusqu'ici, elle
n'avait accepté de mettre sur le marché un produit dont
elle n'était pas à cent pour cent satisfaite. Changer de
politique impliquait le risque de proposer des cosmé
tiques d'une qualité moindre. Et cela, elle le refusait par
principe. Pas question de laisser des considérations
commerciales prendre le pas sur tout le reste...
Non qu'elle soit fermée à toute idée de changement...
Mais pourquoi ne pas attendre que Paul revienne
d'Amérique du Sud? Moira plaçait de grands espoirs
dans ce voyage. Son frère allait leur apporter de nou
velles plantes, de nouvelles formules, de nouvelles
orientations de recherche. Et ce serait sûrement fasci
nant!
Ragaillardie par ces perspectives, la jeune femme gara
sa voiture sur le parking du laboratoire. Elle avait choisi
d'installer leurs locaux un peu à l'extérieur de la ville,
dans une usine abandonnée qu'il avait fallu entièrement
remettre en état. Au début, Paul avait désapprouvé ce
choix pour des raisons financières. Certes, il aurait été
plus économique d'occuper des bâtiments en
préfabriqué dans la zone industrielle au nord de la ville.
Mais Moira n'avait rien voulu entendre. L'usine
désaffectée dominait un étroit pan de canal où
croupissait une eau brunâtre. Rénover de vieux bâti
ments, c'était recycler des matériaux anciens plutôt que
d'en utiliser de nouveaux. Et l'idée de réhabiliter ce
quartier lui plaisait. C'était bien plus intéressant que de
contribuer à gâcher les abords de la ville à grand
renfort de tôle et de béton !
L'obstination de Moira avait été payante. Son initiative
fut applaudie, ses motivations commentées en détail
dans les nombreux articles qu'avait publiés la presse
locale. Peu à peu, des artisans avaient été amenés à
s'installer dans la partie de l'usine restée libre. Et on
venait même d'ouvrir un restaurant, avec une grande
terrasse donnant sur le canal. Les réfrigérateurs et les
carcasses de voitures qui rouillaient jadis dans l'eau
fétide avaient fini à la décharge. Et les oiseaux étaient
revenus nicher parmi les joncs qui repoussaient sur les
berges.
Moira pénétra dans son bureau avec vue sur le cours
d'eau où barbotaient désormais des familles entières de
canards. A son entrée, Alice leva les yeux de son écran
pour lui adresser un sourire amical. Lequel sourire se
mua en moue sceptique devant le tailleur pantalon
beige. Moira haussa les épaules.
— Je sais... J'aurais mieux fait de m'abstenir le jour où
je l'ai acheté. Mais je venais de lire toute une série
d'articles sur les rapports entre pouvoir et habillement.
Je me suis laissé convaincre sur le moment qu'une
femme devait porter des vêtements stricts, de coupe
assez masculine, si elle désirait imposer son autorité.
C'est sûrement idiot, mais tant pis!
Moira adressa un clin d'oeil à sa secrétaire et elle se
percha sur un coin du bureau.
— Mais assez parlé chiffons ! Que donne le courrier, ce
matin? Pas de catastrophes en perspective?
— Non, au contraire! Un producteur nous propose de la
lavande cultivée sans pesticide ni engrais de synthèse.
Une jeune fille nous écrit pour nous soumettre la
recette de crème pour les mains élaborée par son
arrière-grand-mère... Ah voilà, nous avons aussi les
premiers résultats des tests pour la crème de jour à
l'avocat.
— Et?
— Aucun problème. Les femmes qui l'ont essayée l'ont
beaucoup appréciée dans l'ensemble. Et il n'y a pas eu
de réaction allergique. Une des utilisatrices apporte
cependant une précision : son mari apprécie tellement
le parfum de la crème qu'il nous suggère de la décliner
en lait corporel.
Les deux femmes rirent de bon cœur. Puis Moira
rassembla quelques dossiers sur son bureau et partit
présider la réunion. Tout se passa sans incident parti
culier. Mais pendant les discussions, Moira nota à plu
sieurs reprises que ses collaborateurs l'observaient à la
dérobée dès que son attention n'était pas fixée sur eux.
Son tailleur déconcertait, de toute évidence. A la fin de
la réunion, leur chef de publicité s'arrangea pour
l'attirer à l'écart et il demanda d'une voix hésitante :
— Dites-moi, Moira, vous n'avez pas l'intention de
porter cet ensemble pour la soirée de lancement du
parfum, n'est-ce pas?
Elle le gratifia d'un sourire faussement étonné.
— Je n'y ai pas encore réfléchi. Pourquoi cette ques
tion?
— Je... euh... Il me semble que quelque chose d'un peu
moins sévère... Une couleur plus douce, plus féminine
peut-être, conviendrait mieux à votre personnalité.
Moira prit un air préoccupé.
— C'est un grave problème, en effet. Mais j'y réflé
chirai, c'est juré.
Elle quitta son collaborateur sur cette réflexion mor
dante et poursuivit son chemin jusqu'à son bureau.
— Quelque chose ne va pas? s'enquit Alice en la voyant
entrer sourcils froncés.
— Tout va bien, rassure-toi. Je me posais simplement
quelques questions. Crois-tu qu'un jour les hommes
cesseront de juger les femmes sur leur apparence? Ne
se décideront-ils jamais à nous traiter comme des êtres
humains à part entière?
Une expression perplexe se dessina sur les traits
d'Alice. Résignée à rester incomprise, Moira haussa les
épaules.
— Peu importe, Alice. Ne cherche pas à comprendre. Je
crois que je vieillis !
Le téléphone sonna avant qu'Alice puisse répliquer.
C'était Evelyn Harrison, l'attachée de presse free-lance
chargée de peaufiner l'image de Veraflor dans les
médias. Une innovation de Paul, bien entendu. Et que
Moira, naturellement, n'approuvait qu'à moitié! Mais
elle ne s'en était pas moins prise d'affection pour la
dynamique Evelyn. Ravie, Moira prit la communication
sur son propre poste.
— Comment allez-vous, Evelyn?
— Bien, bien... Dites-moi, j'aurais besoin de vous voir
assez vite pour régler, certains détails concernant la
sortie de votre nouveau parfum. Je me rends compte
que je vous prends un peu de court, mais j'ai la
possibilité de me libérer cet après-midi. Nous pourrions
discuter pendant le dîner, et je repartirais par le
premier train demain matin.
Moira feuilleta son agenda pour le principe. Elle n'avait
rien de prévu, mais elle détestait cet aspect de son
métier! Elle était devenue une espèce de symbole. Pour
le public, son image et celle de ses produits étaient
indissolublement liées. Et Evelyn avait choisi de jouer à
fond sur ce tableau.
— J'ai parfois l'impression que vous avez fait de moi
une poupée, Evelyn. Ou une de ces statues que l'on
sort une ou deux fois par an pour la promener au milieu
de la foule. Et tout le monde de s'extasier parce que j'ai
réussi à rester « féminine et douce », malgré mon
chiffre d'affaires élevé! Avouez que c'est exaspérant!
— Je comprends que cela vous pèse, Moira, mais il faut
se faire une raison. Tenez, prenez un chef d'entreprise
tout ce qu'il y a de plus masculin. Jamais il ne refusera
de tirer parti d'un atout dont il dispose, si sa société
peut en bénéficier!
— Je vous l'accorde, Evelyn. Mais personne n'exigera
de lui qu'il perde des heures et des heures dans les
cabines d'essayage et les instituts de beauté et ça, dès
qu'il a une malheureuse interview! Et personne ne
s'émerveillera non plus du fait qu'il ait conservé sa
virilité en dépit de sa réussite professionnelle!
Evelyn riait aux éclats. Quand elle se fut un peu
calmée, elle déclara :
— Ne soyez pas si intransigeante, Moira. Vous avez la
chance d'être belle, pourquoi ne pas l'accepter? Bien
sûr, nous préférerions tous être jugés sur nos compé
tences plutôt que sur les apparences. Mais c'est un
rêve ! La première chose qui frappe chez quelqu'un,
c'est son aspect physique. Et cela ne changera pas tant
que les hommes seront hommes et que les femmes
seront femmes! Alors autant composer avec la réalité...
Résignée une fois de plus à « composer avec la réa
lité », Moira referma son agenda d'un geste brusque et
reprit le combiné.
— C'est O.K. pour ce soir, Evelyn. Mais attention! Vous
connaissez mon opinion sur les médias. Essayez de
m'épargner le pire.
— Je ferai un effort, promis ! Mais je sais aussi à quel
point vous croyez à vos produits, Moira. Et tout ce que
je vous demande, c'est de parler de vos convictions les
plus sincères. Rien de déshonorant à cela, tout de
même?
Moira ne put s'empêcher de sourire en reposant le
téléphone. Evelyn aimait son métier et l'exerçait avec
une habileté redoutable ! Inutile de se bercer
d'illusions. Moira n'échapperait pas à la grande parade !
Tout serait mis en œuvre pour que le lancement du
nouveau parfum ne passe pas inaperçu et après tout,
c'est aussi ce qu'elle voulait.
Elle se tourna vers sa secrétaire.
— Evelyn arrive en fin d'après-midi, Alice. Retiens-lui
une chambre à l'hôtel Sarle Manor, veux-tu ? Ah oui !
Et pendant que tu y es, peux-tu nous réserver une
table à l'Auberge des Aulnes pour le dîner?
Paul appela quelques minutes plus tard. La ligne était
excellente et la voix de son frère lui parvint avec tant
de netteté que Moira en eut un instant les larmes aux
yeux. Paul et elle avaient toujours été très liés. Et elle
se rendit compte tout à coup qu'il lui manquait comme
jamais.
Son frère débordait d'enthousiasme :
— Grande nouvelle, Moira ! Je crois que je tiens un filon
intéressant. Je veux ramener ma trouvaille en Grande-
Bretagne afin que nous puissions procéder à des
analyses plus précises. Autrement dit, il faut que je
passe par toutes les formalités d'import-export, avec
les complications que tu peux imaginer. Mon dossier est
pratiquement complet, mais tu sais ce que c'est... Je
crains d'être bloqué encore ici une semaine ou deux.
Moira fronça les sourcils.
— Tu seras de retour pour le lancement de « Helia »,
au moins?
— Ne t'inquiète pas, petite sœur, je ne te lâcherai pas
au moment fatidique! Je n'ai pas envie que tu me
sabotes toute ma campagne de publicité ! Mais quelles
sont les nouvelles du pays ? Rien d'extraordinaire
depuis mon départ?
— Pas de grands bouleversements, non. Juste un retour
: celui de Robert Graham. Il a acheté le château.
— Ce bon vieux Robert est donc rentré au bercail ! Et
au château, s'il vous plaît! Ça ne m'étonne pas, tu vois.
Il a toujours rêvé d'y habiter.
Le cœur de Moira se serra de façon incompréhensible.
Ce n'était qu'un détail, bien sûr, mais Robert ne lui
avait jamais parlé de son désir de vivre un jour au
château. Pourquoi ?
Après avoir raccroché, la jeune femme se sentit sou
dain démoralisée. Elle glissa quelques documents dans
son attaché-case et se prépara à rentrer. Que prouvait
le silence de Robert, au juste? Qu'elle n'avait jamais
compté pour lui... Mais ça, ne le savait-elle pas depuis
une éternité? S'il l'avait aimée, ne serait-ce qu'un peu,
il lui aurait parlé de ce projet ! Et ils auraient pu en
rêver ensemble, échafauder des plans, le rebâtir en
pensée...
— Oh, assez! murmura-t-elle, exaspérée, en prenant le
volant de sa voiture.
Impossible pourtant d'écarter Robert de ses pensées !
Il était là, omniprésent, incontournable. Et pas moyen
de se débarrasser de lui ! Dès que l'attention de Moira
se relâchait, ses interrogations, ses souvenirs, ses
fantasmes revenaient au galop... Dans un moment
d'égarement, elle s'humecta les lèvres, retrouva les
sensations de la veille, de la bouche de Robert allant et
venant sur la sienne.... Furieuse, Moira fit claquer la
porte d'entrée de la ferme. Comme si elle n'avait pas
d'autres chats à fouetter, en ce moment! A trente ans,
on ne rêvassait plus comme une adolescente, que
diable!
Mais Robert était passé chez elle. Il l'avait prise dans
ses bras. Il l'avait embrassée, caressée...
Moira repoussa ces considérations d'un geste agacé de
la main. Autant regarder la triste réalité en face. Elle
payait le prix de sa prudence passée. S'il y avait eu
d'autres hommes dans sa vie par la suite, le retour de
Robert l'aurait vraisemblablement laissée indifférente.
Une nouvelle histoire d'amour, même malheureuse,
l'aurait guérie de sa ridicule passion. Mais voilà. Par
peur de souffrir encore, elle avait refusé toute liaison.
Et sa pusillanimité se retournait maintenant contre elle.
Car avec l'arrivée de Robert, les risques de rechute se
faisaient de jour en jour plus menaçants...
Aucune femme n'oublie son premier amant, c'est vrai.
Mais de là à se raccrocher aussi maladivement à son
souvenir... Était-ce là l'attitude d'une femme saine,
épanouie, sûre d'elle? Pourquoi s'être infligé ces années
de solitude? Si, au moins, elle avait lutté pour vaincre
ses incertitudes, pour se prouver qu'au même titre
qu'une autre, elle était digne d'être aimée!
En cet instant, il ne restait plus rien de la femme
raisonnable et sensée que Moira avait toujours cru être.
Son comportement de la veille avec Robert avait brisé
d'un coup toutes ses illusions à ce sujet. Il aurait été si
simple, si logique de le mettre à la porte au lieu de
trembler comme une feuille en attendant qu'il la prenne
dans ses bras!
Effondrée, Moira se laissa tomber dans un fauteuil
devant la cheminée. Il devait pourtant y avoir une
issue, une façon de résoudre le problème. Mais
laquelle? Se confronter enfin à son angoisse ? Accepter
qu'un homme prenne une place dans sa vie? Et s'il était
déjà trop tard...
Car elle était moins que jamais disponible pour ouvrir
son cœur à un autre. L'ombre de Robert planait de
nouveau sur elle. Et il avait envahi le moindre recoin de
ses pensées...
Chapitre 5
— Vous n'avez pas perdu du poids, au moins?
Evelyn avait posé la question d'un ton si accusateur que
Moira ne put s'empêcher de sourire.
— Rassurez-vous, pas un gramme, aux dernières nou
velles! Avez-vous fait bon voyage?
— Ne m'en parlez pas ! Vous connaissez les chemins de
fer britanniques... Ils ont fait des efforts, c'est vrai. Les
trains s'immobilisent toujours en rase campagne sans
raison apparente, mais à présent, une voix caverneuse
se met à hurler aussitôt dans le haut-parleur « qu'il
s'agit d'un petit problème technique que nous nous
employons à résoudre au plus vite » ! Je crois que c'est
encore pire que lorsqu'ils se contentaient de nous
laisser dans l'ignorance!
Les deux jeunes femmes échangèrent un sourire
complice et sortirent de la gare. Comme elles quittaient
l'hôtel Sarle Manor un peu plus tard, Evelyn entra dans
le vif du sujet.
— Je suis désolée de m'être imposée à vous à la
dernière minute, mais j'avais un client à voir pas loin
d'ici. C'aurait été dommage de ne pas profiter de l'occa
sion, non?
— Vous avez bien fait, affirma Moira. C'est toujours un
plaisir de vous voir par ici.
Evelyn lui serra affectueusement le bras comme elles
flânaient en direction du parking.
— Nous avons pas mal de choses à voir ensemble. Je
voulais vous proposer, entre autres, de faire une cam
pagne de publicité commune avec l'une de mes
nouvelles clientes. C'est une jeune styliste qui a banni
de son atelier tout ce qui pouvait ressembler de près ou
de loin à du synthétique. Elle travaille même avec des
matières recyclées... Ce qui ne devrait pas vous
déplaire! J'ai vu une partie de sa collection et j'ai
aussitôt pensé à vous. Je suis persuadée que nous
aurions un franc succès si vous portiez une de ses
créations pour la soirée de lancement.
Sans le vouloir, Moira fit une grimace qui arracha un
soupir à Evelyn.
— Moi qui espérais susciter enfin un peu d'enthou
siasme! C'est raté, une fois de plus. Mais réfléchissez-y
quand même, Moira. Pour les médias, cela pourrait
créer l'événement. Je vous verrais très bien avec un de
ses ensembles en laine naturelle écrue. Imaginez-vous
qu'elle drape là-dessus une grande couverture en
tartan écossais dénichée au marché aux puces. Vous
me croirez si vous voulez, mais le résultat est
extraordinaire.
— Je n'en doute pas. Notez que pour la couverture, j'ai
ce qu'il faut. J'ai gardé le plaid écossais sur lequel
couchait notre chien. Avec de vrais poils de setter
irlandais, s'il vous plaît! De quoi alimenter l'inspiration
des chroniqueuses de mode pendant toute la saison
d'hiver !
— Moira ! Je ne vous reconnais plus. Seriez-vous en
train de devenir cynique?
Evelyn s'immobilisa, la main sur la portière et dévisa
gea Moira d'un air perplexe.
— C'est étrange, dit-elle. J'ai l'impression que vous
avez changé depuis la dernière fois.... L'idée vous
répugne donc à ce point?
— Je n'ai rien contre les jeunes stylistes, bien au
contraire. Ce qui me déplaît, c'est cette attention qu'on
essaie de focaliser sur ma personne. Je ne suis pas
mannequin ! N'y a-t-il aucun autre moyen de présenter
ses créations sans que j'aie à m'exhiber? Evelyn haussa
les épaules.
— Des moyens, il en existe toujours. Mais ce sera
nettement moins percutant. Où allons-nous, au fait?
Nous aurions pu dîner à mon hôtel et...
— Oui, mais j'avais envie de vous faire connaître un
nouveau restaurant. La nourriture y est simple, à base
de produits frais...
— ... sains, biologiques et naturels, compléta Evelyn
d'un air de martyr. C'est bon, je me rends avant même
de livrer combat. Nous irons où vous voudrez.
Moira sourit en s'engageant sur une petite route de
campagne qui serpentait entre une double rangée de
haies.
— Lorsque vous découvrirez les lieux, vous compren
drez pourquoi je tiens tant à vous y emmener. Il s'agit
d'une ancienne bergerie médiévale très bien restaurée.
Il se dégage quelque chose de cet endroit... C'est
difficile à expliquer, mais vous verrez, ça saute aux
yeux. Je me suis dit que cela constituerait le cadre idéal
pour la campagne de publicité du parfum.
— Vous avez changé d'avis? Si mes souvenirs sont
bons, nous nous étions mises d'accord pour quelque
pente herbeuse au fin fond du pays de Galles, de pré
férence noyée dans la brume!
— Certes, reconnut Moira en se garant sur un petit
terre-plein. Mais il s'agit d'un parfum d'hiver. Et
l'ambiance qui règne dans cette bergerie correspond
exactement à ce que j'ai voulu exprimer en mélangeant
mes essences.
— Aïe! Je n'ose même pas penser aux associations qui
vont se créer dans l'esprit de la future consommatrice...
« Helia »? Effluves de laine de mouton mouillée avec
une pointe d'odeur de salpêtre sur fond de paille
humide. Un merveilleux bouquet de senteurs!
A peine eut-elle prononcé ces mots qu'Evelyn se
confondit en excuses, que Moira balaya d'un éclat de
rire.
— Vous voyez ces projecteurs, Evelyn? Ils fonctionnent
à l'énergie solaire, expliqua-t-elle comme elles se
dirigeaient vers le restaurant.
— Ah oui ? Et ce gravier dans lequel je me tords les
chevilles est recyclé, je suppose?
Mais Evelyn cessa de maugréer dès son entrée dans
l'auberge. Sous le charme, elle examina les énormes
poutres du plafond, huma l'odeur de feu de bois qui se
mêlait à celle, plus subtile, des bougies placées sur les
belles tables en chêne.
— Vous avez raison, Moira. C'est un lieu pas tout à fait
comme les autres... On serait presque tenté d'y poser
ses bagages pour ne plus jamais en bouger! Croyez-
vous que le propriétaire nous donnera son accord si
nous décidons de prendre les photos ici?
— Je n'en ai pas la moindre idée. Mais rien ne nous
empêche de lui poser la question... Désirez-vous
prendre un verre au bar avant le dîner?
— Oh non, je meurs de faim ! Et puis nous serons plus
tranquilles pour parler dans la salle de restaurant.
Dès qu'elles eurent passé commande, Evelyn lança une
seconde offensive :
— J'ai pensé que vous pourriez venir à Londres quel
ques jours, Moira. De toute façon, il vous faudra de
nouveaux vêtements pour le lancement et...
— Je ne suis pas certaine de pouvoir me libérer ! En
l'absence de Paul, je dois...
— D'ici là, il sera rentré depuis longtemps, non?
— En principe, admit Moira à contrecœur. Mais...
— Par pitié, Moira, ne prenez pas cet air torturé. J'ai
toujours l'impression d'être un bourreau avec vous.
Nous en reparlerons la semaine prochaine au
téléphone, O.K?
Une fois cette concession faite, Evelyn s'intéressa au
contenu de son assiette. Elle y risqua d'abord une
fourchette prudente mais son visage s'éclaira dès la
première bouchée.
— Mmm... C'est délicieux. J'étais pourtant convaincue
jusqu'ici que manger sain et bien manger étaient deux
activités inconciliables. Votre cuisinier est une
merveille, Moira.
— Ce n'est pas mon cuisinier, hélas. Ce serait trop
beau!
L'attention d'Evelyn se porta soudain vers l'entrée.
— Tenez-vous bien, Moira. Un homme seul vient de
pénétrer dans la salle. Et attention, pas n'importe
lequel! Un véritable Adonis!
— Honte à vous, Evelyn ! murmura Moira en hochant la
tête d'un air faussement sévère. Ce n'est pas très
charitable pour nos amis les hommes de les traiter en
vulgaires objets sexuels!
Les yeux d'Evelyn étincelèrent.
— Ne vous retournez surtout pas. Il se dirige droit sur
nous. Ou plus exactement, droit sur vous. C'est bien
ma chance !
Moira tourna la tête au moment précis où Robert
atteignait leur table.
— Moira! Il me semblait bien que c'était toi.
— Robert...
Mais pourquoi avait-il fallu qu'il vienne la saluer? Et
maintenant, la bienséance voulait qu'elle lui présente
Evelyn. Une Evelyn aux anges, totalement fascinée par
le beau Robert Graham... Moira avait beau froncer les
sourcils, rouler des yeux furieux, rien n'y fit.
Au grand soulagement de Moira, Robert déclara :
— Je ferais mieux de vous laisser, maintenant. Je vous
empêche de poursuivre votre repas.
— Aucune importance! s'exclama Evelyn. Nous avons
tout le temps. Vous attendez des amis, peut-être?
— Non, je me contente de ma propre compagnie pour
ce soir. On m'a parlé de ce restaurant à plusieurs
reprises et j'ai eu envie de l'essayer.
— Vous êtes seul ! Mais c'est trop triste ! Rien ne vous
empêche de vous joindre à nous, n'est-ce pas. Moira?
Incorrigible Evelyn ! Elle la plaçait vraiment dans une
situation désespérée. Comment refuser sans paraître
grossière? Moira s'éclaircit la voix.
— Une autre fois, peut-être? Nous en sommes déjà au
plat de résistance et Robert n'a même pas encore
commandé !
— Oh, mais ça ne me dérange pas du tout de ralentir
un peu, s'écria Evelyn. A moins que vous ne préfériez
dîner seul, Robert?
Moira attendit avec un sourire crispé, priant pour que
Robert ait la correction de refuser. Mais le charme
d'Evelyn opérait déjà, de toute évidence, car il accepta
sans se faire prier.
— Non, je ne suis pas un adepte de la solitude à tout
prix. Si vous me proposez une place à votre table, je
serai ravi de me joindre à vous!
Comme s'il n'avait attendu que ce moment, un serveur
se précipita pour proposer son aide. Une chaise fut
avancée aussitôt, un couvert rajouté. Et Robert de
renoncer à prendre une entrée afin qu'ils puissent dîner
au même rythme!
Mais le bel appétit, de Moira s'était envolé comme par
magie. Stoïque, elle continua à picorer dans son
assiette, mais les mets semblaient avoir perdu toute
saveur. Sa gorge était si serrée que manger devenait
une torture. Ce repas ne prendrait-il jamais fin? Evelyn,
elle, était toute à son affaire.
— Ainsi vous avez décidé de vous établir ici et de
poursuivre vos activités professionnelles sur place?
demanda-t-elle à Robert. Vous ne craignez pas d'avoir
des difficultés d'adaptation après avoir navigué pendant
des années dans des villes où tout vit, tout bouge à une
allure vertigineuse?
— Cela ne m'effraie pas. Je ne suis pas revenu ici sur
un coup de tête. Ce « retour au pays » était prévu
depuis longtemps.
Moira eut de la peine à réprimer une exclamation de
surprise. Robert, impatient de rentrer depuis toujours?
Lui qui avait toujours prétendu être atterré par la
médiocrité de la vie provinciale? Enfin, il avait eu le
temps d'évoluer en douze ans. A moins... à moins qu'il
n'ait eu l'intention de revenir depuis le début, tout
simplement ! Il était clair désormais qu'il lui avait caché
bien des choses. Alors même qu'elle se livrait tout
entière, lui avait veillé à garder ses secrets. De peur,
peut-être, qu'elle décide de l'attendre, songea Moira
avec cynisme. Son Ulysse parti à l'aventure ne voulait
pas d'une Pénélope patientant dans l'ombre... Robert
l'avait si peu aimée. Si peu aimée...
Soudaines, irrépressibles, les larmes lui montèrent aux
yeux, menacèrent de rouler sur ses joues. Moira tourna
la tête. Elle aurait voulu disparaître sous terre tant elle
avait honte ! Son brusque mouvement avait attiré
l'attention de Robert. Sans le voir, elle sentait son
regard peser sur elle. Et même Evelyn en oublia un
instant son flirt pour examiner la jeune femme d'un air
surpris.
— Ce... ce n'est rien, balbutia Moira avec un pâle
sourire. Un cil égaré dans l'œil, c'est tout. Ça va mieux,
je crois que j'ai réussi à le faire partir.
Moira eut droit aussitôt à toute la sympathie d'Evelyn.
— C'est terrible, n'est-ce pas? Ça arrive toujours au
mauvais moment et aucun maquillage n'y résiste. Une
horreur !
Pendant que Moira cherchait un mouchoir dans son sac,
Robert déclara soudain :
— Je suis content d'être tombé sur toi ce soir, Moira.
Nous n'avons toujours pas fixé de date pour ta visite,
rappelle-toi. Et je tiens à avoir ton avis avant de mettre
mes jardiniers à l'ouvrage.
Comme Evelyn manifestait sa curiosité, Moira se sentit
obligée de fournir quelques explications. Et la
conversation, tout naturellement, dévia sur le château.
— Comme j'aimerais y jeter un coup d'œil! s'écria
Evelyn. Si j'en juge d'après votre description, la maison
ferait un décor idéal pour la publicité du nouveau par
fum de Veraflor. Vous n'êtes pas de mon avis, Moira?
La jeune femme tressaillit.
— Je croyais que nous étions tombées d'accord pour
que ça se passe dans cette auberge!
— Et alors? Rien ne nous empêche de varier les
décors !
Un instant, Moira demeura sans voix. Evelyn cherchait-
elle sérieusement à attirer Robert dans ses filets? Moira
éprouva soudain des sentiments étranges. Une envie de
repousser Evelyn, de la voir disparaître au plus vite,
n'importe où...
— Le château n'est vraiment pas en état d'être photo
graphié en ce moment, déclara Robert d'un ton sans
réplique. Ce n'est qu'une ruine hérissée
d'échafaudages, malheureusement.
— Excusez-moi, j'avais cru comprendre que vous
l'occupiez déjà, murmura Evelyn en esquissant une
moue déçue.
— Non, je campe dans un cottage à l'entrée du parc. Je
tiens à être sur place pendant la durée des travaux.
— Comptez-vous installer vos bureaux dans le château?
demanda Evelyn.
— Bien sûr. Je ne travaille plus qu'avec une clientèle
restreinte. Et je devrais pouvoir m'en sortir avec une
secrétaire et un ou deux assistants. J'ai découvert qu'il
y a des choses plus intéressantes à faire dans la vie
que d'amasser de l'argent.
Evelyn acquiesça gravement.
— C'est un constat que les hommes d'affaires font
souvent, en effet. Mais j'admire votre sagesse, Robert.
A votre place, je ne sais pas si j'aurais eu le courage de
prendre la même décision. C'est facile de renoncer à
tout quand on est pauvre. En revanche, se retirer de la
course lorsque, comme vous, on a atteint les sommets
relève de l'héroïsme !
Moira se demanda s'il fallait en rire ou en pleurer.
Evelyn ne reculait devant rien, une fois lancée! Com
ment osait-elle bombarder Robert de compliments aussi
appuyés? Moira en avait honte pour elle. Ces basses
flatteries, au demeurant, glissaient sur Robert sans
l'affecter. Au lieu de se rengorger comme beaucoup
auraient été tentés de le faire à sa place, il haussa les
épaules avec un sourire un peu narquois.
— Ma décision n'a rien d'héroïque, je vous assure. J'ai
toujours eu la nostalgie de ce coin de campagne.
J'aurais aimé revenir plus tôt. Mais j'ai eu des
empêchements.
Des empêchements? De nature affective, sans doute...
Une femme — sûrement très belle — l'avait retenu à
New York. Mais où était-elle à présent? Attendait-elle
que les travaux soient terminés pour venir le rejoindre?
Moira était tellement occupée à imaginer l'inconnue
qu'elle en oublia de suivre la conversation.
— Moira?
Elle tressaillit quand Robert posa la main sur son bras.
Ce fut comme un choc électrique, un instant de confu
sion où les frontières entre passé et présent s'évanouis
saient. L'espace d'une seconde, Moira fut tentée de
s'appuyer contre lui, comme avant, de lui tendre les
lèvres dans un mouvement d'amoureux abandon.
Son égarement ne dura pas. Mais elle demeura trem
blante et bouleversée, le regard perdu dans le vague.
— Ma pauvre Moira, vous étiez vraiment à des années-
lumière d'ici! s'exclama Evelyn en riant. Ne me dites
pas que vous pensiez à votre parfum!
— Peut-être plutôt à un certain administrateur
d'hôpital ? suggéra Robert avec un sourire non
dépourvu d'ironie.
Moira vit une lueur d'intérêt s'allumer dans le regard
d'Evelyn. Il était temps de se sortir au plus vite de cette
situation inconfortable !
— Vous n'y êtes ni l'un ni l'autre. Paul a appelé cet
après-midi et il semble qu'il ait fait des découvertes
intéressantes pour Veraflor. La curiosité me démange !
Jeter le nom de Paul dans la conversation eut l'effet
escompté. Aussitôt, Robert demanda de ses nouvelles.
Evelyn s'inquiéta de connaître la date exacte de son
retour. Moira fournit de bonne grâce les explications
voulues puis, estimant qu'il était temps de mettre un
terme à son supplice, elle se tourna vers Evelyn.
— Je ne voudrais pas vous bousculer, mais n'oubliez
pas que demain, vous vous levez à l'aube.
— Vous avez raison, Moira.
Ouf! Moira repoussa sa chaise et se prépara à prendre
congé de Robert. Avec un peu de chance, elle ne le
reverrait pas de sitôt...
— Tu pourrais venir jeter un coup d'ceil au château
samedi, Moira? demanda Robert.
Moira hésita. Si au moins elle avait eu une certaine
pratique du mensonge... Mais elle se savait incapable
d'improviser sur l'heure une excuse valable. La dissimu
lation ne s'improvise pas. Il fallait être rompu à ses
techniques ou s'abstenir...
— Je ne sais pas si c'est une très bonne idée, Robert.
Comme Angela l'a suggéré, c'est une affaire de spécia
listes. Et je ne pense pas avoir les compétences
requises.
— Oh, Moira, comment pouvez-vous dire des choses
pareilles? se récria Evelyn. Ne l'écoutez surtout pas,
Robert. Elle est trop modeste. Son jardin est absolu
ment sublime. Si vous ne le connaissez pas encore, je
vous conseille d'aller l'admirer au plus vite.
Moira réprima un soupir. Si Evelyn se mettait de la
partie, sa cause était perdue d'avance.
— Eh bien, si tu y tiens, Robert...
— J'y tiens.
Sur cette réponse ferme et sans ambiguïté, il l'aida à se
lever et ils quittèrent le restaurant. Dès qu'elles furent
seules dans la voiture de Moira, Evelyn laissa libre
cours à son enthousiasme.
— J'ignorais que des hommes comme Robert existaient
encore. Il est viril, intelligent, riche et célibataire. Que
demander de plus ? Et je suis même prête à parier
qu'au lit, il est tout simplement fan-tas-ti-que. Il est
rare que mes intuitions me trompent dans ce domaine.
Moira aurait été bien incapable de répondre. Elle avait
rougi si fort que ses joues en brûlaient. Par chance, il
faisait sombre dans la voiture. Si Evelyn avait vu son
visage cramoisi, elle aurait été bonne pour un inter
rogatoire en règle...
— Pas de commentaires, Moira?
La jeune femme réussit à prendre un ton enjoué.
— Pas de commentaires. Votre description est tout à
fait exhaustive. Je ne vois pas ce que je pourrais y
ajouter.
— Un détail encore... Je pense m'être surpassée ce soir
pour être brillante, originale, désirable. Mais malgré
tous ces louables efforts, le divin Robert n'avait d'yeux
que pour vous.
— Vous êtes folle! Enfin... je veux dire, vous vous
trompez, reprit Moira d'un ton plus calme. Je connais
Robert depuis toujours. Paul et lui étaient à l'école
ensemble.
— Et le fait que Robert soit un vieil ami de votre frère
devrait l'empêcher d'avoir un faible pour vous?
— Votre imagination vous joue des tours, Evelyn.
— Ma foi, si vous tenez à nier l'évidence, c'est votre
problème... Mais qui est ce directeur d'hôpital que
Robert a mentionné?
Moira finissait d'expliquer qui était John lorsqu'elles
arrivèrent à l'hôtel. L'essentiel restait encore à faire, et
ce fut au bout de deux heures de pourparlers serrés
que Moira put enfin rentrer se coucher. Mais une fois
seule dans la voiture, elle fut assaillie de nouveau par
le souvenir de ce qui s'était passé au cours du dîner.
Restaurer les jardins du château... Cette tâche l'aurait
fascinée si tout autre que Robert la lui avait confiée... Il
avait bien dû remarquer son absence d'enthousiasme,
tout de même ! Pourquoi l'avait-il relancée alors qu'elle
avait veillé à esquiver la question ? La croyait-il donc à
ce point compétente? C'était absurde, à la fin! Lui qui
pouvait s'offrir les services des meilleurs paysagistes!
Les mains de Moira se crispèrent sur le volant. « Il a un
faible pour vous » avait hasardé Evelyn. Pour la
taquiner, sans nul doute. Comme elle se trompait!
Moira gara sa voiture dans l'allée, et se dirigea à pas
lents vers sa maison. Son univers familier lui paraissait
étrange, presque hostile ce soir. La face du monde
avait changé depuis le retour de Robert. Tout devenait
compliqué, cruel, effrayant...
Pour la première fois, la solitude l'effrayait. D'une main
tremblante, Moira poussa la porte d'entrée, et alluma
dans le couloir. Les yeux brûlants de larmes, elle
s'appuya contre le mur. Non, elle ne voulait pas monter
dans sa chambre, se laisser de nouveau envahir par les
rêves, retrouver en imagination les mains de Robert sur
son corps, sa bouche contre la sienne ! Elle ne voulait
plus brûler de désir au souvenir de leur passion ! Com
ment pouvait-on en arriver là, retomber dans un piège
vieux déjà de douze ans? A chaque seconde, il lui
semblait sombrer plus avant dans un cauchemar sans
fin.
— Robert, chuchota-t-elle. Robert...
Comment ce nom pouvait-il surgir de nouveau sur ses
lèvres? Seigneur.... N'avait-elle donc ni fierté, ni
dignité, ni volonté, ni courage? Mais pourquoi avait-il
fallu qu'il revienne?
Chapitre 6
La semaine qui suivit parut brève et interminable à la
fois. Moira luttait vaille que vaille pour écarter Robert
de ses pensées. Mais comment oublier l'échéance du
samedi ? Le vendredi soir fut une soirée perdue. Moira
la passa le regard rivé sur le téléphone à se demander
si oui ou non, elle allait annuler son rendez-vous du
lendemain. Mais à quoi bon? Même si elle trouvait une
excellente excuse pour ne pas venir, Robert lui
proposerait sûrement une autre date. Et par sa propre
lâcheté, elle prolongerait le cauchemar!
D'un geste déterminé, la jeune femme se détourna de
l'appareil et prit les livres de jardinage qu'elle avait
préparés en vue de sa visite. Moira connaissait bien son
sujet. Et il lui était facile de se représenter le château
tel qu'il avait dû être sous les Stuart : allées élégantes,
tonnelles, parterres très étudiés entourés de haies ou
même enclos derrière des murs. Dans ces lieux, les
dames pouvaient déambuler en paix ou même nouer —
qui sait? — des intrigues compliquées. L'aménagement
des jardins répondait à des règles fixes et établies dans
le moindre détail...
Plus tard, les grands parcs étaient devenus à la mode.
On admettait plus de fantaisie, mais les Stuart et leurs
courtisans avaient été très sensibles à l'influence
hollandaise. Pour Noël, l'année précédente, Paul avait
offert à Moira un livre magnifique avec des illustrations
empruntées à des tableaux de l'époque. D'un geste
résolu, la jeune femme l'ouvrit devant elle et
commença à le feuilleter. Ces jardins étaient très
structurés avec de longs canaux, des fontaines et des
bassins, des terrasses. Moira fronça les sourcils dans un
vain effort pour se concentrer. Peut-être y parviendrait-
elle plus facilement en prenant des notes ? Elle sortit un
calepin et un stylo d'un tiroir et les posa sur la table.
Mais à 11 heures du soir, seuls les mots « Jardin du
château » figuraient sur la page toujours blanche.
Découragée, Moira referma le livre. Autant monter se
coucher. Après tout, la visite complète du jardin pren
drait tout au plus une matinée... C'était donc juste un
mauvais moment à passer. Et qu'avait-elle à craindre,
en définitive? Les risques, Moira les connaissait. Et ils
étaient liés à sa propre faiblesse. Il lui suffirait d'être
vigilante, polie et froide. Si elle parvenait à ne rien
laisser transparaître de ses émotions, Robert n'aurait
aucune prise sur elle. Alors pas de panique! Il était
temps de reprendre confiance en soi!
Moira se réveilla tôt et en forme, mais les nerfs à vif.
Enfin... Le soleil lumineux de septembre entrait à flots
par la fenêtre ouverte. Il n'était pas question de remuer
des pensées noires sous un ciel aussi bleu! Tout en
sifflotant pour se donner du courage, Moira enfila un
jean et un T-shirt. Elle noua ses cheveux en une queue
de cheval toute simple. Voilà. Pas de maquillage, pas
de tenue recherchée. On pouvait difficilement faire plus
sobre. En la voyant ainsi parée, Robert comprendrait
qu'elle ne cherchait ni à lui plaire ni à l'impressionner !
Tout en s'efforçant de rester sereine, Moira descendit
préparer le café. Rien n'était plus agréable, le week-
end, que de s'offrir le luxe d'un petit déjeuner prolongé.
Moira trouva le journal du matin dans sa boîte aux
lettres et elle s'installa à sa table de cuisine inondée de
soleil pour lire à son aise.
La jeune femme venait de terminer son assiette de
céréales lorsqu'une voiture s'immobilisa dans l'allée.
Intriguée, elle s'approcha de la fenêtre du salon et
fronça les sourcils en voyant une Range Rover garée
devant sa porte d'entrée. Aucun de ses amis, à sa
connaissance, ne possédait ce genre de véhicule. Qui
pouvait bien lui rendre visite à une heure aussi
matinale?
La jeune femme s'apprêtait à sortir lorsque la portière
s'ouvrit. D'un bond, Robert descendit du véhicule. Il
suspendit son pas en notant la présence de Moira,
debout devant la fenêtre. Comme elle, il portait un
jean, et une chemise souple dont il avait retroussé les
manches. A le regarder ainsi, il était difficile de s'imagi
ner qu'il n'avait pas passé toute sa vie à la campagne,
à mener une existence paisible et retirée ! Robert lui
sourit et la salua d'un grand geste de la main. Le cœur
de Moira battait à grands coups dans sa poitrine. Une
force étrange, implacable la maintenait clouée sur
place, les yeux rivés sur son visiteur inattendu. Il lui
fallut faire un immense effort pour s'arracher à sa
contemplation, s'éloigner de la fenêtre et porter ses pas
vers l'entrée. Ses doigts gourds, soudain maladroits,
bataillèrent un instant avec le verrou. Puis elle se
composa un visage neutre et se prépara à affronter
Robert....
— Je ne te cueille pas au saut du lit, au moins, Moira?
J'ai pensé que ce serait une bonne idée de passer te
prendre. Cela t'évitera de sortir ta voiture, pour une
fois.
Tout en parlant, Robert était entré le plus naturelle
ment du monde dans la maison et s'avançait dans le
couloir. Voilà qu'il se comportait en vieil habitué ! Dieu
sait pourtant qu'il n'était pas appelé à devenir un fami
lier des lieux, songea Moira, la gorge soudain nouée.
— Mmm... Une odeur de café fraîchement moulu!
s'exclama-t-il en se frottant les mains. Un arôme
auquel je ne résiste pas.
— Je viens de terminer mon petit déjeuner, répondit
Moira d'un ton sec.
Il ne s'imaginait tout de même pas qu'elle allait l'inviter
à prendre une tasse avec elle pour parler du bon vieux
temps? De toute façon, elle ne dirait rien, ne ferait rien
qui puisse l'amener à penser... à penser quoi, au juste?
Qu'elle l'aimait toujours? Qu'elle était prête à reprendre
leur relation au point où ils l'avaient laissée?
Moira enfouit aussitôt dans l'oubli cette pensée
déconcertante et tourna résolument le dos à Robert
pour débrancher la cafetière électrique. Mais à sa
grande consternation, Robert lui emboîta le pas sans
attendre d'en avoir été prié ! Décidément, il ne lui
facilitait pas la tâche... Campé au milieu de la cuisine,
ses longues jambes écartées, il examinait les lieux d'un
air approbateur.
— Superbe et pratique! La cuisine idéale! Qui l'a conçue
et dessinée pour toi?
— Personne. Paul m'a aidée pour l'installation, bien sûr.
Mais j'ai fait moi-même tous les plans.
Robert laissa un court moment de silence s'installer
entre eux. Puis il reprit d'une voix songeuse :
— C'est vrai... J'aurais dû le deviner. Tu me répétais
souvent que la cuisine est le cœur de toute maison qui
se respecte. Une fois mariée, tu voulais l'installer toi-
même, avec une grande table ancienne où toute la
famille pourrait se réunir. A cette époque, tu prévoyais
d'avoir quatre enfants! Et tu en parlais avec tant de
conviction que je les imaginais déjà là, devant moi!
Moira écoutait, pétrifiée, les joues en feu. Quel plaisir
trouvait-il à l'humilier ainsi? Elle lui tourna le dos d'un
mouvement brusque.
— L'adolescence est l'âge des grands idéaux comme
chacun sait. On a tous tendance à faire des projets
irréalistes, dit-elle.
— Pourquoi irréalistes? Tu ne t'es pas mariée, c'est
vrai. Mais rien n'empêche une femme d'avoir des
enfants quand même, de nos jours.
Moira aurait voulu se boucher les oreilles, hurler jusqu'à
le faire fuir — loin, loin, à tout jamais. Elle tendit une
main tremblante vers sa tasse de café encore pleine et
renversa du liquide brûlant sur son jean.
— Aïe!
Crier la soulagea. Non d'une douleur physique somme
toute très supportable, mais d'une tension nerveuse
qui, elle, ne l'était pas!
— Ce n'est rien, murmura-t-elle avec un pâle sourire,
gênée d'avoir réagi de façon aussi excessive.
Moira saisit un chiffon pour essuyer la tache, mais
Robert le lui prit aussitôt des mains.
— Laisse-moi faire, cela vaut mieux. Tu trembles
comme une feuille ! Tu ne crois pas que tu devrais aller
t'allonger un moment?
— Non, tout va bien, je t'assure.
Mais comment ne pas continuer à trembler alors que
Robert, toujours muni de son éponge, continuait à
s'escrimer sur la tache, une main plaquée sur sa cuisse
pour maintenir le tissu tendu? A la torture, Moira se
dégagea d'un mouvement brusque.
— Laisse, je t'en prie. Je vais monter me changer avant
de partir.
— Ai-je droit à une tasse de café en attendant?
Que répondre alors que la cafetière était encore à
moitié pleine?
— Sers-toi, je ne serai pas longue.
Dans sa chambre, Moira contempla la minuscule tache
sur sa jambe. Toute cette agitation pour une brûlure
sans conséquence... En vérité, le contact des mains de
Robert avait laissé sur sa peau une empreinte
autrement plus durable... Moira prit un nouveau jean
dans l'armoire mais elle dut s'asseoir un instant pour
recouvrer son calme. Si, au moins, il ne s'était pas
penché sur elle de cette façon ! Pourquoi avait-il fallu
qu'elle retrouve son odeur, que son regard tombe sur le
dessin trop familier de sa mâchoire, l'arc élégant des
sourcils, les plis autour de sa bouche? Un flot de souve
nirs l'avait submergée aussitôt, alimentant une
imagination érotique qui se révélait de jour en jour plus
féconde...
Maudite faiblesse ! Comment pouvait-elle se rappeler
leurs étreintes avec un tel luxe de détails? C'était
injuste! Et avec quels raffinements dans la cruauté
Robert venait lui rappeler les rêves naïfs, les espoirs
qu'elle avait eu le tort de lui confier. Une famille, oui.
Elle avait voulu fonder un foyer où il faisait bon se
retrouver. Parce qu'elle avait toujours vécu chez ses
parents dans une atmosphère chaleureuse, pleine
d'amour. Et qu'il lui avait paru naturel de la reproduire
à son tour. Mais avec Robert! Pas avec n'importe qui!
Et aujourd'hui, ce même Robert qui l'avait trompée,
bafouée, venait la confronter à son échec. Froidement
et sans peser ses mots. « Et voilà, Moira. Ta maison est
peut-être aussi accueillante et confortable que celle de
tes rêves... Mais aucun cri d'enfant n'y résonne et tu
t'endors seule chaque soir. Tu n'as pas réalisé tes véri
tables ambitions ! » N'était-ce pas ce qu'il avait cherché
à lui signifier? S'il croyait qu'elle avait « raté » sa vie à
cause de lui, il se trompait sur toute la ligne! Elle était
heureuse, satisfaite! Son optique du mariage avait
changé, voilà tout. D'ailleurs, si elle avait voulu se
marier coûte que coûte, elle n'aurait pas été en peine
de le faire. Les propositions n'avaient pas manqué.
Mais se marier pour se marier? Non, c'eût été gro
tesque. Et qui sait même si elle n'aurait pas été profon
dément malheureuse en tant que mère de famille confi
née au foyer? Moira avait de nombreuses amies dans
cette situation qui se plaignaient de ne s'être jamais
épanouies. Point de vue qu'elle ne se priverait d'ailleurs
pas de donner à Robert à la première occasion!
Au même moment, une porte s'ouvrit en bas et la voix
de Robert s'éleva dans le couloir.
— Moira? Tout va bien?
Il n'allait tout de même pas pousser l'audace jusqu'à
monter s'en assurer?
— Oui, j'arrive !
Moira s'habilla en hâte et commença à dévaler les
marches. Parvenue à l'endroit où l'escalier formait un
angle, elle vit Robert qui l'attendait dans le couloir, une
main posée sur la rampe. L'espace d'une seconde,
Moira suspendit son pas. Son attitude, son sourire, son
visage... tout en lui restait si familier malgré le passage
du temps ! Ce serait si simple de courir se jeter dans
ses bras, de lui chuchoter à l'oreille qu'il lui avait
manqué, de le supplier de l'aimer encore comme il
l'avait aimée naguère !
Effarée, Moira continua à descendre d'une démarche de
somnambule, priant pour que Robert s'écarte
lorsqu'elle atteindrait le bas de l'escalier... Sa déception
fut si vive lorsque son vœu se réalisa qu'elle en aurait
pleuré.
— Voilà je suis prête. J'ai juste quelques livres à
prendre, dit-elle sans même ralentir à sa hauteur.
Robert, cette fois, patienta dans le couloir sans mot
dire.
— J'ai vidé la cafetière et fait la vaisselle, annonça-t-il
comme ils sortaient de la maison.
— Ah bon? Eh bien... merci.
Elle lui jeta un regard étonné. Difficile d'imaginer qu'un
milliardaire se soucie de détails aussi triviaux que des
tasses à nettoyer! Une fois dehors, Robert ouvrit la
portière de la Range Rover pour aider la jeune femme à
monter. Il avait toujours la même façon de conduire,
remarqua-t-elle. A l'époque, il roulait dans une vieille
voiture de sport qu'il avait entièrement remontée lui-
même. Abandonnée contre son épaule, Moira s'amusait
à contempler son profil lorsqu'ils partaient se promener.
Et il lui arrivait de s'imprégner du dessin de ses traits
jusqu'à ce que la tête lui en tourne...
Comme tout cela paraissait loin, et si irréel!
Aujourd'hui, elle n'osait même plus le regarder. Les
yeux fixés droit devant elle, Moira ne voyait plus que le
ruban gris de la route, le moutonnement des collines au
loin... Une remarque inattendue de Robert l'arracha en
sursaut à sa contemplation désabusée.
— Pourquoi ne t'es-tu pas mariée, au juste?
Il osait lui poser la question? Elle aurait voulu crier que
ce n'était pas du mariage en soi qu'elle était amoureuse
à dix-huit ans, mais de lui, Robert, et de lui seulement.
Mais sa dignité malmenée lui souffla une réponse moins
compromettante.
— Je ne vois pas en quoi cela te concerne, Robert. Mais
si tu veux vraiment le savoir, la solitude est devenue
une vieille amie à laquelle j'ai fini par m'attacher. Ses
charmes se sont révélés à l'usage et j'aurais du mal à
m'accommoder d'une compagnie, désormais. C'est un
choix de vie qui se défend, non ? Parmi les couples que
je connais, la moitié se consume d'ennui et les autres
s'empoisonnent la vie à coups de querelles retentis
santes. A quelques exceptions près, bien sûr. Mais le
tableau d'ensemble n'a rien de très encourageant!
— Parce que tu vois la situation de l'extérieur, Moira.
— Heureusement pour moi. Vu de l'intérieur, ça doit
être dix fois pire!
— Personne ne peut dire ce qui se passe vraiment au
sein d'un couple. Après tout, ces gens que tu
mentionnes restent ensemble, non? Ils doivent bien y
trouver leur compte.
Moira eut un bref sourire sans joie.
— Vivre ensemble est plus économique, plus commode
pour les enfants. Et il y a beaucoup de gens que la
solitude effraie... Mais tu es la dernière personne au
monde que je m'attendais à voir transformé en ardent
défenseur du mariage et de la famille !
La jeune femme n'avait même pas pris la peine de
dissimuler son amertume et son mépris. Sa gorge était
serrée et douloureuse, comme si elle venait de pleurer
toutes les larmes de son corps. Mais ses émotions, une
fois de plus, prenaient le pas sur sa raison. Pouvait-on
vraiment en vouloir à Robert parce que son opinion sur
le mariage avait changé? Il n'était certainement pas le
premier ni le dernier à aspirer à une vie affective plus
stable, une fois passé le seuil de la trentaine. Le phéno
mène était si commun, si banal, qu'il ne valait même
pas la peine qu'on s'y arrête... Alors pourquoi aurait-
elle volontiers étranglé Robert à mains nues?
Ce dernier darda sur elle un regard si grave qu'un long
frisson la parcourut.
— Moira, vais-je devoir payer toute ma vie pour les
erreurs du jeune idiot de vingt-trois ans que tu as eu le
malheur d'aimer? C'est vrai que j'étais pédant, arro
gant, aveugle et dévoré d'ambition. Mais je pense pou
voir affirmer en toute sincérité qu'un monde de dif
férence sépare ce garçon-là de l'homme que je suis
maintenant. Je n'irai pas jusqu'à prétendre que je n'ai
pas commis des fautes graves — des fautes dont
d'autres que moi ont dû payer le prix. Mais la vie s'est
chargée de m'apprendre deux ou trois leçons que je ne
suis pas près d'oublier. Pourquoi sinon crois-tu que je
sois revenu ici?
La jeune femme tressaillit. Que cherchait-il à obtenir
d'elle par ce surprenant plaidoyer? Sa confiance? Son
pardon? Elle ne lui accorderait ni l'un ni l'autre. Pas
après la façon dont il l'avait meurtrie, humiliée,
détruite. Pourquoi Robert ne voulait-il pas le
comprendre? La seule chose qu'il pouvait encore faire
pour elle, désormais, c'était de s'en aller, de la laisser
en paix...
— J'ignore pourquoi tu es revenu, Robert, chuchota-t-
elle d'une voix lasse. Et je t'avoue que je n'ai aucune
envie de le savoir. Pour moi, le passé n'existe plus.
Tout cela est mort... terminé. Tu as changé, moi aussi.
Alors à quoi bon remuer des souvenirs qui ne sont
agréables ni pour toi ni pour moi? Mon métier me
passionne et il me comble entièrement. Si je ne me suis
pas mariée, c'est par choix — pas par dépit. Il y a eu
des hommes dans ma vie, tu sais. Je n'ai pas été privée
de ce côté-là.
— Oui, bien sûr. Je n'en doute pas.
La voix de Robert était dure soudain, presque cassante.
Lorsque Moira risqua un coup d'œil dans sa direction,
elle vit que son regard était fixe, son profil crispé. Les
pneus de la Range Rover crissèrent sur le gravier
lorsqu'il bifurqua pour emprunter l'allée privée menant
au château.
— Finalement la situation est assez cocasse, conclut-il
d'un ton railleur. Moi, le grand défenseur de la liberté et
du célibat, je me retrouve de nouveau au fin fond de
cette campagne tant méprisée jadis, rêvant de confort
domestique et de bonheur familial. Et toi qui pensais
que l'amour d'un mari et la charge de tes enfants suffi
raient à illuminer ton existence, tu es devenue une
femme d'affaires endurcie pour qui les sentiments
n'occupent plus qu'une place de second plan.
Et à qui la faute ? Avec quelle désinvolture Robert
revenait à la charge, une fois de plus!
— C'est très drôle, en effet, admit-elle avec un sourire
étincelant.
Quelle conclusion tirer de ces confidences inattendues?
Que ce n'était pas le mariage en soi qu'il avait fui, à
l'époque, mais elle, Moira, en tant que personne? A
présent, les temps avaient changé et Robert savait
qu'un mariage brillant apporte un petit « plus » dans la
carrière d'un homme d'affaires soucieux de son image.
Un sourire amer effleura les lèvres de Moira. Oh, elle la
voyait d'ici, la femme qu'il finirait par épouser. Belle,
élégante sans ostentation, suffisamment humble pour
rester à sa place. Un faire-valoir, en somme. Une
femme que l'on affiche comme un signe extérieur de
richesse, au même titre qu'une Rolls ou un voilier.
Cette fonction-là, Moira ne pourrait jamais la tenir. Elle
voulait un partenaire à sa mesure, un mari qui
partagerait réellement sa vie. Un homme qui la soutien
drait dans son désir d'indépendance, qui serait fier de
sa réussite à elle, au lieu de la considérer comme un
symbole parmi d'autres de ses propres accomplisse
ments...
Moira revint au moment présent lorsque la Range Rover
s'immobilisa devant le château. Elle débloqua sa
portière et se hâta de descendre, sans laisser à Robert
le temps de lui proposer son aide. Côte à côte, ils
gravirent l'escalier central qui menait au hall d'entrée
de la vaste maison.
— Je pensais t'offrir un café avant de commencer. Ça te
va?
Moira accepta d'un haussement d'épaules. Elle avait les
nerfs si tendus qu'elle n'osait même pas parler. Un
simple « non, merci » à prononcer, et elle risquait
d'éclater en sanglots! Et Robert qui s'obstinait à la
dévisager ! Comme s'il cherchait à la démasquer, à
trouver le point vulnérable qui lui donnerait de nouveau
prise sur elle. Pourquoi?
De plus en plus mal à l'aise, Moira regarda sans la voir
l'immense cuisine lugubre et vide dans laquelle Robert
l'invita à pénétrer.
— Ce n'est pas très joyeux, comme pièce, surtout
lorsqu'on vient de voir la tienne, dit-il. Je crois que
j'aurais grand besoin d'un avis féminin pour revoir la
conception des lieux.
— Consulte donc Angela. Elle sera ravie de venir te
prodiguer ses conseils. Et elle a la réputation d'être une
maîtresse de maison accomplie.
— Je n'en doute pas, acquiesça Robert avec le plus
grand calme.
Moira sentait son regard peser sur elle. Mais elle
gardait le dos tourné, murée dans son silence.
— Moira...
Sa voix était si douce, soudain. Presque tendre... Moira
ferma les yeux, luttant contre le picotement désormais
familier des larmes sous ses paupières. Robert avait
prononcé son nom comme un appel. Il lui suffirait de se
retourner pour trouver ses bras ouverts. Elle s'y
jetterait alors, sa bouche viendrait cueillir la sienne, et
tout serait si simple...
Non!
— Tout compte fait, je préfère me passer de café,
Robert. Prends ton temps pour boire le tien, je t'atten
drai dehors. As-tu un plan ou un dessin des jardins?
— Je ne sais pas. J'ai trouvé des tonnes de papiers au
grenier, mais moisis pour la plupart. Je n'ai pas encore
eu le temps de les trier.
Comme il semblait las soudain ! Le cœur de Moira se
serra. Avait-elle mal compris ce qu'il cherchait à lui
exprimer? Regrettait-il sincèrement le passé? Désirait-il
encore...
Elle se tourna vers la porte d'un mouvement abrupt.
Jamais elle ne retomberait dans le piège! D'un pas
incertain, elle traversa un véritable dédale de couloirs
avant de déboucher enfin dans la cour pavée qui
donnait sur les anciennes écuries. Là, elle respira à
fond, bien décidée à profiter de ce répit pour se
ressaisir. L'épreuve de cette rencontre se révélait plus
ardue encore que prévu...
Robert ne fut pas long à venir la rejoindre. Mais Moira,
par chance, avait recouvré un peu de son sang-froid.
— Alors? Ces jardins?
— Par ici.
Il désigna une porte en bois qui donnait sur le verger.
Les ronces et le chiendent y régnaient en maîtres, et
les arbres laissés à l'abandon étaient couverts de
mousse et de plantes parasites. Moira effleura le tronc
d'un pommier. Les pommes étaient véreuses,
minuscules, et la plupart étaient déjà tombées de
l'arbre.
— Si tu tiens à conserver le verger, il faudra pratique
ment tout arracher, déclara-t-elle. Tu auras besoin des
services d'un jardinier à plein temps. Surtout si tu
décides également de remettre le potager en culture.
Cela dit...
— Cela dit, ce sera agréable d'avoir des fruits et des
légumes frais non traités, l'interrompit Robert.
— On en trouve désormais dans presque tous les
supermarchés. Et à un prix de revient bien moindre.
— Ce n'est pas pareil. Un fruit que l'on a vu pousser n'a
jamais tout à fait le même goût que les autres. Et je
veux que mes enfants connaissent le plaisir de manger
leurs cerises à même l'arbre.
Ses enfants... Moira réussit tant bien que mal à pour
suivre d'un ton dégagé.
— Alors, je n'en dis pas plus. De toute façon, j'aurais
pris la même décision à ta place ! Si tu trouves rapide
ment des jardiniers qualifiés, tu peux même espérer
obtenir tes premières récoltes au printemps. A
condition de ne pas lésiner sur les moyens!
— Je tâcherai de faire au mieux. Mais passons à la
suite, veux-tu?
Deux heures plus tard, la visite des jardins n'était
toujours pas terminée. Et à l'approche de midi, le soleil
de septembre reprenait une vigueur quasi estivale.
Moira rêvait d'un coin d'ombre et d'une boisson glacée
tout en observant Robert du coin de l'œil. Quelle éner
gie ! Il avait l'air aussi frais et dispos que s'il venait de
sortir de sa douche. Des sensations qu'elle était loin de
ressentir !
Les jardins étaient restés à l'abandon pendant des
décennies. Mais il y avait eu un temps — lointain déjà
— où ils avaient été l'objet de beaucoup de soins. Moira
ne put s'empêcher de laisser transparaître son enthou
siasme :
— Il faut vraiment chercher à les recréer tels qu'ils
étaient, Robert ! Ce serait un crime de vouloir les trans
former. Il y a du travail, c'est sûr. Mais je peux te
garantir que le résultat sera à couper le souffle.
— Il y a de beaux restes, en tout cas, acquiesça Robert
comme ils gravissaient une volée de marches menant à
un jardin clos.
Un peu plus tard, la vue se dégagea et ils longèrent un
grand bassin circulaire. Une fontaine s'élevait en son
centre avec des dauphins maintenus par les bras
potelés de jolis chérubins de bronze. Et sous le tapis de
nénuphars, on devinait même ici et là le passage fugitif
d'un poisson rouge solitaire.
Au-delà du bassin s'étendait une vaste pelouse et un
pavillon d'été tout blanc se dressait à son extrémité.
Superbe ! Moira prit son élan, et courut entre les
hautes herbes pour l'explorer.
— Non!
Le hurlement de Robert la cloua sur place. Au même
moment, il lui saisit le bras avec force et elle sentit ses
doigts s'enfoncer dans sa chair.
— Le toit est en très mauvais état. Regarde! Moira leva
les yeux et vit un gros bloc de pierre en équilibre
précaire, presque au-dessus de sa tête. Elle frissonna
malgré la chaleur et ses jambes se dérobèrent sous
elle.
— J'aurais dû te prévenir plus tôt, je suis désolé. Planté
derrière elle, Robert lui maintenait toujours les épaules.
Une chaleur douce, insidieuse, refluait en elle, par
vagues lentes, paresseuses. La sensation de faiblesse
ne faisait que s'accroître alors même qu'elle avait cessé
d'avoir peur. Comme si elle était prisonnière d'un cercle
magique que Robert aurait tracé autour d'eux... Une
force émanait de lui qui l'engloutissait tout entière,
sans que rien en elle ne puisse y résister.
— Il y a un banc en pierre, là-bas, Moira. Assieds-toi un
moment, je reviens tout de suite.
Soudain délivrée de son emprise, la jeune femme
chancela avant de se diriger d'un pas mal assuré vers le
bloc de pierre rongé par l'herbe et le temps. Lorsqu'elle
se retourna, Robert avait disparu. Elle était seule dans
ces lieux d'un autre âge. Enfin, pas tout à fait seule,
malgré tout... Mais le lapin qui sautillait dans l'herbe
haute à quelques mètres de là ne semblait pas troublé
outre mesure par sa présence ! Que ces jardins étaient
beaux... Et comme elle aurait aimé y vivre! Il y avait
amplement de la place pour aménager une aire de jeux
pour enfants. Et deux ou trois poneys pourraient couler
des jours heureux dans l'enclos qui jouxtait le
potager...
Et alors? En quoi cela la concernait-il? Il s'agirait des
enfants de Robert, pas des siens ! Moira pesta tout bas
pour s'être laissée aller à caresser des rêves aussi
insensés. C'était insupportable, à la longue, d'être à ce
point perturbée !
— Moira? Ça va?
Elle ouvrit les yeux. Robert tenait un grand panier de
pique-nique et une couverture roulée sous le bras!
Aurait-il prévu un déjeuner bucolique sur l'herbe pour
parachever sa stratégie de reconquête? De mieux en
mieux!
Il ne put s'empêcher de sourire devant le regard
méfiant qu'elle posait sur lui.
— J'ai pensé qu'il serait plus agréable de déjeuner ici
qu'à la maison. Le château n'est pas encore très
accueillant, hélas. Et il faut profiter des derniers jours
de beau temps.
Il déroula la couverture et fit signe à Moira de venir le
rejoindre.
— Viens, c'est bien plus confortable que le banc. Tiens,
regarde, j'ai tout prévu.
Robert prit deux coussins dans l'immense panier et les
cala contre un tronc d'arbre. Toujours debout et à
distance prudente, Moira suivait ces préparatifs d'un œil
de plus en plus morose.
— Il ne fallait pas te donner tant de peine. J'aurais pu
déjeuner chez moi! dit-elle d'un ton sec.
— Je n'en doute pas. Mais c'est tellement sinistre de
manger seul, tu ne trouves pas?
— Cela dépend... Toutes les compagnies ne sont pas
préférables à la solitude. Loin de là.
Robert laissa échapper un bref soupir exaspéré.
— N'y a-t-il donc aucun moyen de faire la paix avec toi,
Moira? Je sais que je t'ai blessée il y a douze ans et que
je me suis comporté comme le dernier des rustres. Et
je comprends que mes excuses puissent te paraître
dérisoires.... Mais tu étais la douceur et la générosité
incarnées à l'époque! Je refuse de penser que tu sois
devenue aussi dure et fermée que tu le prétends.
Laisse-moi au moins une chance de me racheter!
— De quelle façon? En me demandant des conseils de
jardinage? En m'offrant des déjeuners champêtres?
L'ombre d'un sourire joua sur les lèvres de Robert.
— Non. C'est par pur égoïsme que je t'ai demandé cette
faveur. Ne crois pas que j'espère obtenir ton pardon. Tu
n'as guère de raisons de me l'accorder. Surtout pas en
échange de quelques sandwichs...
— Alors qu'attends-tu de moi? s'enquit-elle, à bout de
nerfs.
Il lui jeta un regard sombre, comme s'il cherchait
quelque chose qu'il avait connu et qu'il craignait de voir
perdu à tout jamais.
— J'aimerais juste te prouver que j'ai réellement
changé.
Un léger tremblement agita les lèvres de Moira. Surtout
ne pas pleurer, ne pas s'émouvoir, ne pas céder...
— Mais ce n'est plus mon problème, Robert ! Tu ne vois
donc pas que ces preuves arrivent trop tard?
— Je m'en rends compte, Moira. Tu n'es plus une jeune
fille, tu es une femme. Mais cette femme a, un cœur,
elle aussi. Pourquoi ne pas repartir de zéro?
— Repartir de zéro? Pour aller où? Non, cela n'a plus de
sens, Robert. Tout est mort entre nous. Il n'y a plus
rien — rien du tout...
En deux enjambées, il l'avait rejointe.
— Détrompe-toi. Il reste encore au moins ça. Elle
tressaillit, chercha son regard. Robert allait l'embrasser.
Moira en avait la certitude et, néanmoins, elle
n'esquissa pas un geste pour le retenir. Elle restait là,
immobile, son visage levé baigné de lumière, comme si
une fièvre brutale l'avait foudroyée sur place. Les
paumes de Robert enserraient ses joues dans un étau
magique. Sa tête, lentement, s'interposa entre le solei!
et elle — ses yeux vinrent plonger dans ceux de la
jeune femme.
Robert l'avait toujours' embrassée ainsi, sans baisser
les yeux, en lui chuchotant de faire de même :
— Ne me cache pas ton regard, Moira. Je veux voir ce
que tu ressens, je veux lire jusqu'au fond de toi...
Mais si aujourd'hui, elle gardait encore les yeux
ouverts, c'était pour se protéger et non plus pour se
livrer. Les fermer, ce serait glisser dans un univers de
sensations tactiles. Un paradis, certes, mais dont il
faudrait revenir tôt ou tard. Et ce retour serait
effroyable. Moira avait trop souffert pour ne pas le
savoir...
— Moira... C'est vrai, n'est-ce pas? Les années ne nous
ont pas enlevé ça...
Elle voulut répondre, mais Robert l'embrassait déjà. Sa
bouche, du moins, allait et venait sur la sienne,
dessinait de savantes arabesques en une danse lente,
compliquée, hypnotique. Moira se soumettait, incré
dule, et néanmoins douce et malléable dans le refuge
de ses bras. Il n'y avait plus de résistance en elle, plus
de raideur, plus de rejet. Rien que la force vive du désir
qui montait comme une sève pour irradier tout son
être. Un frisson la parcourut, si intense que d'instinct,
elle ouvrit la bouche pour lui signifier son refus d'aller
plus loin.
Une faible tentative de protestation que Robert inter
préta tout naturellement comme une invite... La pres
sion de ses lèvres se fit plus insistante, sa langue,
doucement, traça son sillon tentateur, il l'enlaça pour la
plaquer contre lui.
— Moira...
Murmurait-il vraiment son nom? Non, ce n'était qu'un
rêve emprunté à ces scénarios invraisemblables que
son imagination rebelle tissait sans relâche, malgré les
interdits de sa raison... Tout se confondait : la caresse
du soleil et celle des mains de Robert sur ses hanches,
le chuchotement du vent dans les herbes hautes et le
murmure de sa voix. Il n'y avait plus que cet immense
vertige où tout venait se fondre, s'entremêler,
disparaître. Robert l'embrassait et Moira perdait pied,
s'enfonçait loin, toujours plus loin, proche déjà du point
de non-retour...
Ce fut l'imminence du danger qui d'un coup l'amena à
se rejeter en arrière.
— Non!
Elle recula d'un pas, le souffle court, les yeux assombris
par la colère.
— Je ne suis pas venue ici pour ça, Robert Graham. Et
si tu crois que tu vas pouvoir te servir de moi comme tu
l'as fait par le passé, tu te trompes. Je ne joue plus à ce
jeu-là, tu m'entends?
— Je n'ai pas souvenir d'avoir employé la force,
rétorqua-t-il avec un demi-sourire. Tu m'as rendu mes
baisers.
Comme elle le détestait en cet instant ! Avec une sorte
de rage frénétique, Moira chercha les mots pour le
briser.
— Nous ne sommes plus des enfants, Robert. La
sensualité d'une femme de trente ans s'enflamme plus
facilement que celle d'une fille de dix-huit. J'aurais
réagi de même avec n'importe quel autre individu mâle
un tant soit peu attirant.
Ces paroles jetées, Moira se détourna pour fuir. Son
mensonge lui paraissait si creux, si fragile! Un seul
regard de Robert suffirait sans nul doute pour le percer
à jour. Jamais, avec quiconque, elle n'avait éprouvé ne
serait-ce qu'un vague écho de ce qu'elle venait de
ressentir dans ses bras. Peut-être parce qu'il avait été
son premier amant ? Par quel mécanisme pervers le
concept du plaisir restait-il si exclusivement lié à
Robert?
Quoi qu'il en soit, c'était au jeune homme d'antan
qu'elle avait rendu ces baisers. Pas à l'homme qu'il était
devenu aujourd'hui!
— Je rentre déjeuner chez moi, Robert. Je pense que tu
comprendras pourquoi. Et si tu as besoin de conseils
supplémentaires pour ton jardin, suis les recommanda
tions d'Angela et consulte des spécialistes.
Moira traversait déjà la pelouse au pas de charge
lorsqu'elle se rappela avec horreur que sa voiture était
restée à la ferme. Il ne manquait vraiment plus que ça!
Comment avait-elle pu commettre l'imprudence de se
laisser entraîner dans une situation aussi humiliante?
Robert la rejoignit sans se presser et s'inclina devant
elle, un sourire narquois aux lèvres.
— Votre chauffeur est à votre disposition, madame...
Inutile de me regarder de cet air terrorisé ! J'ai compris
le message. Je te présente mes plus plates excuses et
je te promets de me comporter en gentleman... Si c'est
vraiment ce que tu veux.
— Tu en doutes encore?
Furieuse, Moira poursuivit son chemin. Robert aurait-il
décidé de la « promouvoir » de nouveau comme
maîtresse d'appoint en attendant d'avoir trouvé l'élue?
Ce n'était pas invraisemblable, tout compte fait. Il
venait de New York, une ville où la vie amoureuse est à
haut risque pour un homme jeune, célibataire et ama
teur de plaisir. Il avait dû acquérir là-bas certaines
habitudes élémentaires de prudence. Peut-être pensait-
il limiter les risques en choisissant une femme dont il
connaissait bien les antécédents? De ce point de vue-là,
au moins, son calcul était excellent! Encore meilleur
qu'il ne le pensait même!
Robert serait-il satisfait d'apprendre qu'il n'y avait plus
eu personne après lui dans la vie de Moira Burns?
Chapitre 7
Moira ne disposa que de quelques heures pour se
remettre des émotions de la matinée. Le soir même,
John devait l'emmener dîner chez des amis. En dépit de
son manque d'enthousiasme, la jeune femme se
prépara avec un soin scrupuleux. John méritait bien un
petit effort. Après tout, ce n'était pas à lui de payer
pour ses désordres affectifs. Alors finis les yeux battus
et les mines moroses ! John n'avait pas besoin de
savoir qu'elle aurait préféré passer la soirée terrée au
fond de son lit ! Avec un bon roman de préférence, afin
d'oublier le monde en général et Robert Graham en
particulier...
« Pourquoi la vie est-elle si mal faite ? » songea Moira
dans un accès de découragement, tout en tournoyant
devant le miroir dans un ensemble pantalon en crêpe
de Chine noir. Si les sentiments répondaient à une
quelconque logique, elle aurait dû tomber amoureuse
de John ! Il incarnait le type même du mari idéal. Et
pour l'avoir vu avec ses enfants, elle savait qu'il était
un bon père. Sans compter qu'il respecterait son
indépendance, Moira en était certaine...
La jeune femme examina sa silhouette dans la glace,
dessina au niveau de sa taille une courbe imaginaire...
Pourquoi ne pas se l'avouer? Le désir de se marier et
d'avoir des enfants ne s'était jamais vraiment éteint,
malgré tout ce qu'elle avait pu affirmer à Robert. Alors
pourquoi repousser John? Il était peut-être temps de
guérir, d'élargir ses horizons, de laisser sa féminité
s'épanouir enfin...
John et elle étaient invités à une soirée donnée par un
chirurgien de l'hôpital. A la grande surprise de la jeune
femme, elle y fut accueillie comme une véritable célé
brité ! Sollicitée, entourée, complimentée sur l'essor
foudroyant de Veraflor, elle ne put consacrer à son
compagnon tout le temps qu'elle aurait voulu. Dévorée
par les remords, Moira l'invita à entrer prendre un verre
lorsque John la déposa chez elle.
— L'offre est tentante... Puisque vous insistez, je
prendrai volontiers un café, dit-il d'un ton enjoué.
John lui tint compagnie à la cuisine pendant que Moira
mettait la cafetière en marche. Ils échangèrent
quelques commentaires sur la soirée écoulée. Puis,
avec sa galanterie coutumière, John prit le plateau
lorsque le café fut prêt et ils se dirigèrent vers le salon.
— Je suis désolée, John, je n'ai pas dû être d'une
compagnie très agréable, ce soir.
— Disons que vous êtes distraite... et malheureuse!
Quelque chose vous préoccupe, Moira, et je crois savoir
ce que c'est.
La main en suspens au-dessus de la poignée de la
porte, elle lui jeta un regard inquiet.
— Que voulez-vous dire?
— Je ne pense pas me tromper beaucoup en affirmant
que votre problème porte un nom et que ce nom est
Robert Graham — autrement dit, votre ex-grand
amour...
Moira se força à grimacer un semblant de sourire. Peut-
être s'amusait-il à la taquiner?
— Liriez-vous par hasard trop de romans, John? Tout
est fini entre Robert et moi, depuis longtemps!
— Pourquoi feindre avec moi, Moira? J'ai appris, au
hasard d'une conversation, qu'il y avait eu une histoire
d'amour torride entre Robert et vous avant son départ
pour les Etats-Unis. Mais même sans cela, j'aurais
deviné tôt ou tard. Votre réaction l'autre soir était assez
éloquente. Vous l'aimez toujours?
— Oh, John, je vous en prie! Il ne m'est même pas
sympathique !
Les joues en feu, Moira s'était levée d'un mouvement
brusque pour se rasseoir aussitôt. Elle croisa les
jambes, les décroisa, se pencha pour prendre sa
tasse... John, les sourcils froncés, suivait des yeux ces
gestes incohérents.
— Mais physiquement, il ne vous laisse pas indifférente,
c'est ça?
Moira faillit en lâcher sa tasse de café. Elle balbutia
quelques paroles de déni puis renonça avec un soupir
exaspéré.
— Bon, peut-être, admettons... Mais ce n'est pas un
sujet que je souhaite aborder avec vous, John. Ni avec
personne d'autre, d'ailleurs. Je sais que certaines
femmes parlent très librement de ces choses, mais ce
n'est pas mon cas.
— Je ne voulais pas vous embarrasser. Et encore moins
essayer de vous arracher vos secrets. Ne croyez pas
non plus que je sois venu en juge. Mais en tant qu'ami,
je vous offre une aide, un soutien. Pour une femme, il
n'est pas toujours facile d'admettre que désir et amour
ne sont pas nécessairement synonymes. Or, il n'y a pas
lieu de vous culpabiliser. Robert a été votre premier
amant, je suppose...
— John, non! Je n'ai aucune envie de poursuivre cette
conversation. Je... je ne peux pas, vous comprenez?
murmura-t-elle, les larmes aux yeux.
Il posa sa tasse sur la table basse et se leva.
— Désolé, Moira. Je ne poursuivrai pas cette séance de
torture. Un dernier conseil, malgré tout : cessez de
lutter contre vous-même. Cédez, tout simplement. Le
temps magnifie les souvenirs. Vous verrez que la réalité
est peut-être moins séduisante. Il suffit parfois d'une
seule nuit pour détruire des illusions tenaces que l'on
traîne avec soi depuis toujours.
Avec un léger sourire aux lèvres, John se dirigea vers la
porte.
— C'est un point de vue purement masculin, bien sûr.
Et pourtant, je vous recommande d'essayer, même si le
remède vous paraît un peu radical. Vous resterez
prisonnière de votre attirance pour Robert tant que
vous continuerez à vous en défendre. Autrement dit,
vous ne serez jamais disponible pour un autre homme
que lui. Il est évident que votre deuil de cette relation
reste à faire. Au moins sur le plan physique.
Au moment de sortir, John s'attarda un instant et
adressa un clin d'œil amical à la jeune femme.
— Allons, ne me regardez comme ça, Moira! Ce que je
viens de vous dire est purement désintéressé, parole
d'honneur! Je m'en veux de vous avoir bousculée ainsi,
mais cela me désole de vous voir dans cet état, Moira...
Et soyez sans crainte, surtout. Je sais désormais que
Robert ou pas Robert, vous ne serez jamais pour moi.
Alors amis?
Moira réussit enfin à sourire.
— Amis...
Une fois John parti, cependant, Moira se précipita dans
la cuisine pour puiser un peu de courage dans une
seconde tasse de café bien noir. John n'avait vraiment
eu aucune peine à deviner la vérité ! Et il n'y avait
aucune raison a priori pour qu'il soit le seul à tirer ces
conclusions. Qui sait si toute la ville ne se gaussait pas
d'elle en guettant son premier faux pas?
Et puis après? Ce n'était pas le moment de devenir
paranoïaque ! Si John avait su lire en elle, c'est qu'il
était perspicace et surtout... amoureux! Mais que
fallait-il penser de ses conseils? John avait-il raison?
Fallait-il tomber dans les bras de Robert à la première
occasion ? Seigneur, non! L'aventure était trop risquée.
Même lorsqu'elle croyait encore à l'amour de Robert,
l'intensité de leur passion l'avait terrifiée par moments,
tant elle s'y perdait corps et âme...
Mais le passé était le passé. Et si le remède de John
était le bon, elle pourrait justement se défaire de ces
souvenirs insistants, se libérer enfin d'une vieille obses
sion. Alors, pourquoi ne pas tenter l'expérience?
Rien qu'à cette pensée, Moira se mit à trembler des
pieds à la tête. Un frémissement voluptueux la parcou
rut, si intense qu'elle chancela. Et si, en croyant se
sauver, elle signait sa propre perte? Peut-être... Mais
au point où elle en était, de toute façon ! Indécise et
paniquée, Moira finit par monter se coucher. Maudit
John avec ses idées saugrenues ! Comme si elle n'était
pas déjà assez perturbée comme ça. Les amis avaient
vraiment de drôles de façons de rendre service, parfois!
Moira ne disposa d'aucun répit au cours de la semaine
qui suivit. Elle se levait à l'aube le matin pour passer
toute la journée à Veraflor. Le travail ne cessait de
s'accumuler en l'absence de Paul, et le retard commen
çait à devenir alarmant. Même ses soirées à la maison
apportaient leur part quotidienne de stress. Car chaque
fois que le téléphone sonnait, l'angoisse lui tordait
l'estomac. Et si c'était...
— Je t'ai fait courir, Moira? demandaient régulièrement
ses interlocuteurs, étonnés d'entendre son « allô »
essoufflé.
— Un peu, admettait-elle, à la fois soulagée et hor
riblement déçue que ce ne soit pas Robert...
Mais quelle raison aurait-il de l'appeler? Ils s'étaient
quittés sur un adieu. Mais si Robert restait absent de sa
vie, il ne manquait pas de revenir hanter ses rêves.
Parfois lointain et fuyant, parfois proche et tendre... Et
Moira se réveillait avec la vision de ses yeux noyés
dans les siens, avec l'écho de sa voix chuchotant à son
oreille le témoignage de ces fols et imaginaires instants
de passion...
— Tu perds du poids, Moira, fit remarquer Alice un beau
matin. Ce n'est pas si compliqué de manger, pourtant !
— A condition d'en avoir le temps ! C'est tout juste si je
trouve encore celui de respirer, ces derniers jours. Et
Paul qui ne donne aucune nouvelle ! Et s'il avait décidé
de passer Dieu sait quel rite d'initiation pour vivre au
sein d'une tribu amazonienne?
— Allons, pas de pessimisme exagéré, Moira. Paul ne
va pas tarder à rentrer. Il sait bien que nous avons
besoin de lui ici. D'abord pour le lancement du
parfum...
— Ne m'en parle pas ! J'en fais des cauchemars toutes
les nuits. Et Evelyn qui me harcèle pour que j'aille
quelques jours à Londres! Comme si je n'avais pas
d'autres chats à fouetter en ce moment!
— Si tu veux mon avis, cela te ferait le plus grand bien.
A ta place, je me jetterais sur l'occasion. Imagine un
peu tes armoires débordant de prêt-à-porter haut-de-
gamme...
Avec un sourire, Moira alla prendre une tasse de café
au distributeur.
— Le problème, c'est que tous ces beaux vêtements ne
sortiraient jamais de mes placards, justement ! Tout ce
qui me sert dans ma garde-robe, ce sont les vieux
sweat-shirts de Paul, mes bottes en caoutchouc et mes
jeans les moins présentables. Tu me vois en train de
bêcher mon jardin dans une robe Alaïa?
Alice éclata de rire.
— Ne sois donc pas si raisonnable, Moira. Nous autres
femmes, nous avons bien droit à quelques coups de
cœur! J'ai vu dans Vogue une combinaison moulante en
velours noir. Extraordinaire. Avec ta silhouette, tu
ferais des ravages.
— Par pitié, Alice, arrête ! Tu veux que je devienne la
risée de tout Darkbridge? Personne n'oserait plus
m'inviter si je m'exhibais dans des tenues pareilles !
— Au contraire!
— Eh bien, je m'y mettrai peut-être un jour... On ne
peut jamais jurer de rien !
— Attends le retour de Paul. Il prendra aussitôt le parti
d'Evelyn et à eux deux...
— Et à eux deux, ils ne me feront pas porter quoi que
ce soit qui ressemble de près ou de loin à une
combinaison de velours moulante! Ça, je te le garantis.
— Un short, alors? demanda Alice d'un ton moqueur. Ils
seront à la mode cet hiver.
— Pas question! Bon, passons aux choses sérieuses. Te
souviens-tu où est rangé le devis pour les containers
recyclables ?
Une deuxième semaine s'écoula ainsi. Un jour, Moira
croisa Robert dans la rue. Il lui fit un geste de la main,
elle lui répondit d'un signe de tête. Le tout ne dura que
quelques secondes, mais Moira en eut des palpitations
pendant le reste de la journée...
Vint le week-end que la jeune femme avait espéré
passer dans son jardin. Mais le temps était à la pluie et
elle avait rapporté des monceaux de dossiers pour
rattraper son retard. Résultat : un samedi entier assise
à son bureau sans lever une seule fois le nez de ses
papiers ! A 8 heures du soir, Moira était exténuée, ses
paupières tombaient toutes seules, et elle n'avait plus
qu'une envie : se mettre au lit et dormir douze heures
d'affilée ! Elle s'apprêtait à céder à la tentation lorsque
le téléphone sonna. Le cœur battant, la jeune femme
s'approcha de l'appareil, hésita à décrocher... et se
félicita d'avoir fait preuve de courage lorsque la voix
joyeuse de Paul résonna à ses oreilles.
— Hello, petite sœur ! Tu ne devineras jamais d'où je
t'appelle !
— Bogota ? Honolulu ? Mexico ?
— Perdu! Imagine-toi que je suis chez moi, confor
tablement installé dans mon fauteuil préféré à boire
une petite bière bien de chez nous! Alors prends vite
une bouteille de Champagne, saute dans ta voiture et
fonce! Je t'attends dans une demi-heure au plus tard.
— Hé ! Mais laisse-moi au moins le temps de digérer la
nouvelle! Comment se fait-il que...
— Patience... Je ne parlerai qu'en présence de mon
verre de Champagne ! Nous allons fêter la découverte
du siècle !
Moira reposa le combiné en levant les yeux au ciel.
C'était bien de Paul d'arriver sans crier gare et d'exiger
qu'elle se précipite chez lui sur-le-champ ! Mais elle
était trop heureuse pour s'en plaindre. Jamais elle
n'avait autant éprouvé le besoin de sa compagnie...
Tout à la joie de le revoir, Moira se conforma aux
ordres de Paul, en s'accordant quand même le temps
de prendre une douche rapide avant de se changer.
Son frère vivait dans une grande maison victorienne
reconvertie en un ensemble d'appartements de grand
standing. La copropriété s'enorgueillissait d'une piscine,
de quelques terrains de tennis et d'un système de
sécurité ultra-sophistiqué. Moira dut patienter quelques
instants dans le grand hall lambrissé de chêne avant de
pénétrer dans l'ascenseur qui la mena jusqu'au dernier
étage.
La première chose qu'elle remarqua en voyant Paul fut
son hâle. Il n'avait pas hérité, lui, de la peau diaphane
de leur mère. Et le soleil avait éclairci ses cheveux tout
en fonçant son teint. Moira arrondit les lèvres et réussit
à émettre un son qui ressemblait très vaguement à un
sifflement admiratif.
— Tu es renversant, Paul ! Un vrai beachboy califor
nien! Tu vas faire des ravages parmi...
La remarque ironique de Moira se perdit dans un
murmure. Car Paul n'était pas seul... Un peu en retrait,
devant la fenêtre ouverte, la silhouette de Robert se
détachait dans la pénombre. Par chance, Paul était de
trop bonne humeur pour se rendre compte du trouble
qui agita soudain sa sœur.
— Eh oui, je suis beau comme un dieu! A la bonne
heure, je vois que tu as apporté le Champagne. Tu dois
être surprise de voir Robert ici. Imagine-toi qu'il est la
première personne que j'ai rencontrée en arrivant à
l'aéroport ! C'est extraordinaire, non ? Et il a même eu
la gentillesse de me raccompagner en voiture.
— Tu aurais dû me prévenir, murmura Moira. Je serais
venue te chercher.
— Si j'avais pu t'appeler, je l'aurais fait. Mais je n'ai
même pas eu le temps d'y penser ! Il faut dire que j'ai
eu une chance inouïe. Hier, j'apprends que
l'autorisation d'exportation m'est enfin accordée. Je me
précipite donc à l'aéroport pour faire ma réservation
pour le retour. Or, on m'apprend à l'agence qu'il y a eu
un désistement sur le vol du jour. Je file à l'hôtel, je
jette toutes mes affaires en vrac dans mon sac et je
repars sur-le-champ. Et la première personne que je
vois sur le sol britannique est mon grand ami
d'enfance ! Rob dîne avec nous, bien sûr.
— Il dîne avec nous? Mais que...
— Pas d'affolement, surtout! Loin de moi l'idée de
demander à ma féministe de sœur de se précipiter
derrière les fourneaux ! J'ai déjà passé commande chez
un traiteur. Tu n'es pas devenue végétarienne,
j'espère?
La jeune femme fit la moue.
— Cela dépend des jours... Mais vas-y, avoue tes
crimes ! Tu as demandé une grosse entrecôte bien sai
gnante pour moi?
— Hélas...
Paul la taquinait mais Moira ne se sentait pas le cœur à
rire. Dire qu'elle avait couru chez son frère, heureuse
de trouver enfin un refuge, un appui désintéressé, un
réconfort ! N'y avait-il donc aucun moyen d'échapper à
Robert? Avec un large sourire, Paul saisit la bouteille de
Champagne qui reposait sur son lit de glaçons.
— Il est frais à point! Je te confie la dangereuse
responsabilité de la déboucher, Rob? Je vais aller cher
cher mes verres à la cuisine.
Voilà qu'il la laissait seule avec Robert, maintenant ! A
la torture, Moira se planta devant l'un des tableaux
abstraits que collectionnait son frère et s'absorba dans
une contemplation prolongée. Le bouchon sauta, puis la
voix calme et posée de Robert s'éleva juste derrière
elle.
— L'idée de cette soirée ne vient pas de moi, Moira.
Mais peu importe. De toute façon...
L'arrivée de Paul mit fin à ces explications. Le Cham
pagne fut versé et le frère de Moira leva son verre.
— Je veux porter un toast, ce soir. A la forêt amazo
nienne et à l'iugyar.
— A Lijia?... Liujiar? s'exclama Moira en riant. Qui est-
ce? Ta nouvelle petite amie?
— Pas du tout! Il s'agit d'une plante aux vertus
particulièrement intéressantes qui pousse dans la forêt
amazonienne. Elle est utilisée par les tribus indigènes
qui s'en servent pour guérir les petites plaies, les mor
sures, les piqûres d'insectes. Mais cette mixture a
également un effet régénérant sur les peaux abîmées.
Je me suis appliqué moi-même une sorte de
cataplasme avec une pâte faite à base de racines et de
feuilles pilées. Les résultats sont tout à fait probants!
Avec un sourire triomphant, Paul marqua une pause
pour laisser à Moira le temps de réagir. Mais la jeune
femme demeura muette.
— Hé, Moira, tu en fais une tête ! Tu n'as pas l'air de te
rendre compte que c'est la trouvaille du siècle! Un
remède entièrement naturel avec un effet anti-âge réel.
Une mine d'or pour Veraflor!
Pauvre Paul! Moira aurait tant voulu partager son
enthousiasme! Mais la présence de Robert agissait sur
elle comme un poison violent, annihilant d'un coup
toutes ses facultés mentales... Elle s'empara du
premier argument venu pour justifier son indifférence.
— Tu viens de dire que cet onguent guérissait les
petites plaies et les piqûres. Ça n'en fait pas pour
autant un élixir de jouvence !
— D'accord, mais il les guérit avec une rapidité éton
nante ! On sait que le vieillissement de la peau est dû
en majeure partie à l'action du soleil. Et cette plante,
justement, guérit les brûlures ! J'ai l'impression que
l'iugyar accélère le renouvellement cellulaire. Tout cela
demande à être vérifié, bien sûr...
— L'innocuité de cette plante devra être testée au plus
vite. Et pas sur des animaux, entendons-nous bien !
s'exclama Moira.
Paul sourit et couva sa sœur d'un regard débordant de
tendresse.
— Ne t'inquiète pas, Moira. Je connais tes principes.
Mais imagine un peu les répercussions si les propriétés
rajeunissantes de l'iugyar se confirmaient! Par pitié,
petite sœur, essaie de faire preuve d'un peu plus
d'enthousiasme! Tu es d'un scepticisme désolant!
— L'enthousiasme viendra, rassure-toi. Une fois que
j'aurai les résultats des analyses. En attendant, je
demande à voir!
Avec un soupir à fendre l'âme, Paul s'effondra dans un
fauteuil et prit Robert à témoin de son infortune.
— Imagine-toi qu'elle est toujours comme ça! C'est
Saint Thomas en pire ! Emmène-la au paradis et elle te
soutiendra mordicus qu'il s'agit d'un mirage et que la
sombre réalité t'attend au prochain tournant...
La jeune femme se percha sur l'accoudoir et planta un
baiser sur la joue de Paul.
— Désolée, mon vieux. Mais Veraflor a une réputation à
maintenir ! Et il faut bien que l'un de nous deux au
moins garde les pieds sur terre.
— J'imagine que tu as raison. Il ne faut pas vendre la
peau de l'ours avant de l'avoir tué... La rengaine habi
tuelle! Mais l'espoir est quand même permis, non?
Allons, un sourire, petite sœur!
L'arrivée du traiteur sonna l'heure de la délivrance pour
Moira. En temps ordinaire, elle se serait sûrement
réjouie avec Paul. Mais la présence de Robert paralysait
toute spontanéité en elle. C'était vraiment injuste pour
son frère qu'elle ne parvienne pas à accorder à sa
découverte l'intérêt qu'elle méritait! Enfin... Tant pis
pour lui. Rien de tel ne serait arrivé s'il avait eu la
bonne idée de l'avertir que Robert passerait la soirée
avec eux !
— Le dîner est servi! annonça Paul. Et par respect pour
toi, Moira, personne n'a osé commander de viande. J'ai
pris du saumon, ça te va?
— Magnifique! Tu ne pouvais mieux choisir.
— Parfait. Alors termine ton Champagne et passons à
table.
Docile, Moira vida son verre d'un trait... et s'étonna
d'avoir tant de peine, tout à coup, à se maintenir sur
ses deux pieds ! Ce n'était pas désagréable, au
demeurant. Une sensation d'euphorie douce se
répandait en elle. Et tant pis si son sens de l'équilibre
s'en ressentait ! Si Paul, très occupé à verser le vin, ne
se rendit compte de rien, Robert vint lui offrir l'appui de
son bras. Moira hésita. Il semblait pressentir, anticiper
la moindre de ses réactions. Finalement, il suffirait de
fermer les yeux et de s'en remettre à lui. Robert serait
toujours là pour la soutenir, la guider, lui prendre la
main...
Mon Dieu, voilà qu'elle délirait, maintenant! Moira
frissonna si violemment que même Paul s'en aperçut.
— Mais tu as froid ! Assieds-toi vite, je vais mettre un
peu de chauffage... Tiens, Robert, prends cette chaise,
veux-tu?
Comme par hasard, Paul lui désigna la place à côté
d'elle! Moira respira plus librement lorsque son frère
commença à interroger Robert sur ses expériences
new-yorkaises. Les deux vieux amis avaient beaucoup
de temps à rattraper. Et pendant qu'ils bavardaient,
Moira se sentit presque en sécurité. Robert, néanmoins,
veillait avec soin à ne jamais l'exclure de leur
conversation. Par simple courtoisie? Ou par intérêt
véritable pour ses opinions? Impossible d'en juger...
— Alors, finie l'aventure, Robert, conclut Paul avec un
sourire. Tu te retires de la course infernale. Tu as perdu
toutes tes ambitions?
— Disons que j'ai renoncé à la plupart d'entre elles.
Celles qui me restent ne sont pas de nature profes
sionnelle... Ainsi vous sortez un nouveau parfum cet
automne? enchaîna-t-il en se tournant vers Moira.
— « Helia » est notre dernier-né, en effet, répondit
Moira avec calme.
— Et une source constante de conflits entre Moira et
moi, reconnut Paul en souriant. Ma sœur supporte très
mal les médias!
— Tu exagères, Paul ! Je n'aime pas avoir à me glisser
dans la peau d'une autre, voilà tout. Pourquoi faudrait-il
nécessairement qu'il n'y 'ait qu'une seule image de la
femme d'affaires des années quatre-vingt-dix? Pourquoi
se parer, briller, scintiller et jouer coûte que coûte les
idoles inaccessibles?
— C'est pourtant ce que les gens attendent, intervint
Robert. La part de rêve dans leur vie, un antidote à la
médiocrité, la laideur, la grisaille.
Paul exultait.
— Exactement! Tu vas peut-être réussir à la
convaincre, toi, Rob! Pourquoi ne pas envisager une
collaboration à trois, d'ailleurs? Nous avons grand
besoin d'un consultant en management. Veraflor prend
un tel essor...
— Peut-être un peu trop d'essor, justement, dit Moira.
Paul était trop occupé à parler de ses rêves d'expansion
pour prêter attention aux paroles de sa sœur. Mais
Robert hocha la tête d'un air sceptique.
— Je ne voudrais pas te décourager, Paul, mais à ta
place, je réfléchirais bien avant de chercher à
t'implanter à l'étranger. De nombreuses entreprises se
sont retrouvées en difficulté pour avoir voulu trop
s'étendre et se diversifier. « Rester petit », telle semble
être la nouvelle devise. Et je pense qu'elle s'applique à
Veraflor dans la mesure où son succès est largement lié
à sa bonne réputation.
Moira, qui était pourtant de cet avis, n'écoutait plus que
d'une oreille. Son saumon à peine entamé reposait
toujours dans son assiette. Mais son verre était vide, en
revanche. Paul, si ses souvenirs étaient bons, l'avait
pourtant resservie à plusieurs reprises. Mais elle avait
bu machinalement, pour se détendre, oublier... La
jeune femme étouffa un bâillement, puis un autre.
L'alcool et la fatigue combinés formaient un cocktail
redoutable. Il devenait clair que sa lutte pour garder les
yeux ouverts était perdue d'avance. Mieux valait agir
avant l'effondrement total.
— Désolée, vous deux, mais je crois que je vais être
obligée de rentrer si je ne veux pas m'endormir sur
place !
— Ça fait un moment que je te vois piquer du nez dans
ton assiette, admit Paul. Je vais appeler un taxi.
— Pourquoi un taxi? J'ai ma voiture! s'exclama-t-elle.
— Mais tu as aussi un degré d'alcool dans le sang qui
dépasse les limites permises! Sans compter que tu
t'assoupiras au volant avant même d'avoir quitté le
parking.
Moira ne put que s'incliner devant ces arguments.
— Inutile de commander un taxi, Paul. Je déposerai
Moira au passage, déclara soudain Robert.
Il n'en fallut pas plus pour tirer la jeune femme de sa
douce léthargie.
— Oh non, ne te dérange pas pour moi, Robert.
— Pourquoi voudrais-tu que cela me dérange ? Had-
don's Farm est sur mon chemin. Et à cette heure, le
samedi soir, les compagnies de taxi sont prises
d'assaut. Tu risquerais d'attendre des heures.
— Robert a raison, reprit Paul. Tu vas rentrer bien
sagement avec lui. Mais qu'as-tu donc fait pendant mon
absence pour t'épuiser à ce point ? La fête tous les
soirs ? Ce n'est pas très sérieux pour un chef
d'entreprise responsable de mener une vie aussi
dissipée!
— Monstre ! s'exclama Moira. Si tu crois que j'ai eu le
temps de m'amuser avec le travail que tu m'as laissé
sur les bras! „
— Désolé. C'est ma faute, en effet. Mais ton cauchemar
est terminé. Ton superman de frère est de retour. Tu
pourras dormir sur tes deux oreilles, ce soir.
Paul les raccompagna tous deux jusqu'à sa porte.
L'affaire était entendue, de toute évidence : elle repar
tait avec Robert. On ne songeait même plus à lui
demander son avis!
Un silence pesant s'établit entre Robert et Moira dans la
cabine d'ascenseur. A travers les vapeurs d'alcool,
Moira découvrait, incrédule, le piège où les cir
constances l'avaient jetée. La situation, en effet,
pouvait être qualifiée d'alarmante. Car ce qui devait ne
plus jamais arriver arrivait : elle se trouvait seule avec
Robert. En pleine nuit. Et ivre, pour tout arranger...
Chapitre 8
La fatigue de Moira l'emporta sur toute considération de
prudence. Elle s'assoupit quelques kilomètres avant
l'arrivée. Robert ralentit, intrigué par son silence et son
immobilité prolongée. Il se pencha pour voir le visage
de la jeune femme et sourit : elle dormait... Il ne put
s'empêcher de la contempler encore, retenant son
souffle de peur de la réveiller. Elle était belle — idéale
ment belle... Peut-être plus encore à trente ans qu'à
dix-huit. Et il y avait si longtemps qu'il était privé du
plaisir de la regarder vraiment, de détailler ses traits
sans susciter une réaction immédiate de rejet!
Quel idiot il avait été, il y a douze ans! Enfin... Il ne
servait à rien de ressasser les erreurs commises dans le
passé. Que de chemin parcouru depuis, songea Robert
tandis que la Range Rover reprenait de la vitesse.
Réussir, lutter, dominer le monde, voilà ce qui comptait
pour lui à l'époque. Mais ce qui était alors l'unique but
de son existence n'exerçait plus aujourd'hui la moindre
fascination sur lui. La jeune fille qu'il avait cru bon de
repousser, par contre, était devenue une femme aussi
désirable qu'inaccessible...
L'expression de Robert se durcit. Était-ce là le bilan de
sa vie? Il se serait trompé sur toute la ligne? Mais Moira
et lui sortaient à peine de l'adolescence! Et l'ambition
qui le dévorait alors était bien antérieure à leurs
premiers baisers. Tout en conduisant d'une main sûre,
Robert laissa dériver ses pensées sur ses années
d'enfance. Il revit son père, un peu voûté, miné par les
problèmes de santé qui l'avaient toujours empêché
« d'aller loin dans la vie », comme disait sa mère.
Tous deux étaient décédés aujourd'hui et Robert, avec
le recul, avait fini par comprendre bien des choses...
Que Mortimer Graham se serait volontiers contenté de
sa situation modeste s'il n'en avait tenu qu'à lui, par
exemple... Son père adorait son jardin, les parties de
cartes avec les amis, son existence paisible. Mais sa
mère, en revanche, avait harcelé son fils sans relâche.
« Ne deviens pas comme lui, Robert. Travaille dur et
oublie tout le reste. Il faut que toi au moins, tu
réussisses. »
Tandis que la Range Rover négociait un virage serré,
Robert songea à cette angoisse, cette obsession que sa
mère avait fini par lui transmettre : rien ne devait
l'arrêter ni le retenir avant qu'il ait atteint les
sommets...
Pour ne pas commettre la même erreur que son père,
Robert avait rompu avec Moira. La mort dans l'âme,
mais fermement convaincu que c'était la seule solution
raisonnable. Pour elle comme pour lui. La séparation
avait été plus dure que prévu, une fois loin d'elle. Mais
il s'était interdit de se morfondre dans des regrets
stériles. Lui, Robert, douter? Impossible. Il était un être
d'avenir, fait pour lutter et pour vaincre. L'amour de
Moira avait été un piège, une épreuve. Mais il avait eu
le courage de la surmonter pour aller de l'avant. Un
héros — un vrai — ne se serait pas comporté
autrement !
Des années plus tard, Robert avait fini par reconnaître
que le souvenir de Moira le hanterait toujours. Et pour
cause : il avait sacrifié l'essentiel pour le futile. Mais il
était trop tard, déjà, pour revenir en arrière. Moira
n'était pas faite pour vivre seule. Elle avait dû
rencontrer depuis longtemps un homme moins idiot que
lui!
Robert n'avait jamais réussi à l'oublier, malgré le
passage du temps. Il avait fini par renoncer à elle. Mais
chaque fois qu'il avait voulu construire une relation
durable avec une autre femme, le fiasco avait été total.
Ses passions, toujours brèves, s'éteignaient comme des
feux de paille. Des femmes avaient traversé sa vie,
bien sûr, mais ce donjuanisme facile avait fini par lui
inspirer une lassitude qui confinait à la répulsion.
Échaudé par cette longue série de déboires affectifs, il
en arrivait même à traverser de longues périodes de
chasteté dont il ne s'accommodait finalement pas si
mal!
Depuis longtemps déjà, il avait rompu tout contact avec
Darkbridge. Mais un jour, le nom de Moira avait attiré
son attention dans la presse financière britannique.
Veraflor sortait de l'anonymat : Moira Burns
commençait à faire parler d'elle...
Le jour où il apprit — toujours par voie de presse — que
la jeune femme était restée célibataire, Robert décida
de revenir s'établir en Angleterre. En se traitant de fou
et de passéiste, certes, mais tout à fait déterminé à
aller jusqu'au bout de son étrange projet. N'avait-il pas
fait le tour de ce que pouvait lui apporter la vie new-
yorkaise ? Il était temps de se confronter à un passé
qui refusait de le laisser en paix.
Sans toutefois se bercer d'illusions... Il lui suffirait
probablement de rencontrer Moira une fois pour savoir
qu'il courait après des chimères. La belle fille aux che
veux de lin qui obsédait sa mémoire n'existait sûrement
plus que dans son imagination. Mais qu'importe? Il
pourrait au moins lui présenter ses excuses. Et se
tourner avec une conscience apaisée vers de nouveaux
horizons.
Mais si Robert s'était préparé à subir la plus grosse
déception de sa vie, ce fut tout le contraire qui se
produisit ! Lorsque le hasard les avait mis en présence
l'un de l'autre, Robert avait essuyé de plein fouet le
choc des retrouvailles : Moira était toujours la même et
néanmoins une autre. La fille qu'il croyait si bien
connaître n'avait rien perdu de sa beauté. Mais avec la
personnalité et l'éclat de ses trente ans, il la trouvait
parée d'un nouveau mystère. L'effet de la curiosité vint
s'ajouter à celui de la nostalgie. Robert retomba sous le
charme... Prêt de nouveau à tenter l'aventure. Et à la
pousser aussi loin que Moira désirait aller, cette fois!
Robert soupira en voyant approcher les lumières de la
ferme. Autant se rendre à l'évidence. Jusqu'à présent, il
avait perdu plus de terrain qu'il n'en avait gagné. Phy
siquement, elle le désirait toujours, il avait pu le
constater à plusieurs reprises. Mais elle se détestait
lorsqu'il lui arrivait de céder aux exigences de sa
sensualité.
Dans ces conditions, pouvait-il espérer qu'une nouvelle
idylle se noue entre eux? Peu probable... Moira avait
toutes les raisons de se méfier de lui. De le haïr, même.
Et elle avait une façon de le regarder parfois qui
semblait condamner tout espoir. Si encore elle avait été
désœuvrée, en manque d'affection, il aurait eu une
chance de la reconquérir ! Mais Moira était devenue une
battante, passionnée par son métier, par les causes
qu'elle défendait. Peut-être, avec le temps, regagne
rait-il sa confiance? Ce serait déjà beaucoup, tout
compte fait...
Moira dormait toujours lorsque la Range Rover
s'immobilisa devant la ferme. Que faire? Robert se
pencha pour prendre le sac à main que la jeune femme
avait posé à ses pieds. Il hésita... S'il ne trouvait pas
les clés tout de suite, il la réveillerait, tout simplement.
Comme si son destin se jouait en cet instant, Robert
écarta lentement les pans du sac en cuir. Le trousseau
était là, bien en évidence... Le sort en était donc jeté.
Puisque le hasard en décidait ainsi, il porterait la jeune
femme jusque dans la maison...
Robert descendit ouvrir la porte d'entrée, puis revint
soulever Moira dans ses bras. Elle était si légère!
Comme s'il avait peur de la briser, Robert la tenait avec
précaution contre lui. Adolescente déjà, Moira l'émou
vait par sa délicatesse, par cette impression de fragilité
qui se dégageait de chacun de ses gestes. Et
aujourd'hui, il éprouvait de nouveau ce sentiment, avec
plus de force peut-être, car Moira était devenue une
femme...
Une rafale de vent vint balayer les nuages qui obs
curcissaient la lune. Un paysage en noir et blanc émer
gea des ténèbres, avec ses masses d'ombre, ses pans
de lumière transparente. Robert contempla le beau
visage de la femme qu'il tenait entre ses bras. Allait-
elle se réveiller, maintenant? Moira gémit, battit des
paupières. Robert retenait son souffle, les nerfs tendus
à se rompre. En un sens, c'était ce qui pouvait leur
arriver de mieux... Il la laisserait à sa porte, partirait
sans se retourner. La main de Moira se crispa, elle
fronça les sourcils, comme sur le point d'ouvrir les
yeux... Mais à la stupéfaction de Robert, elle tourna la
tête et se rendormit d'un sommeil confiant. Ses traits
étaient détendus, elle paraissait apaisée, presque
heureuse...
Robert sentait la chaleur de son souffle, le poids de son
corps assoupi contre lui. Il la désira soudain avec une
force si sauvage, si brutale qu'il eut peur de ses propres
réactions.
« Un peu de sérieux, mon vieux ! » Il allait entrer, la
déposer et repartir. Point final. Il voyait d'ici l'expres
sion de Moira s'il la tirait de son sommeil pour lui
annoncer qu'il n'avait jamais eu autant besoin d'elle
que ce soir! Robert pénétra dans l'entrée carrelée et
tira derrière lui la grande porte tendue d'un lourd
rideau damassé. Il contempla un instant le bouquet de
dahlias placé sur un guéridon. La maison ressemblait à
celle dont Moira avait toujours rêvé, songea-t-il en
hésitant devant la porte du séjour. Comment procéder,
maintenant? Il pourrait l'asseoir dans un fauteuil,
certes. Mais ce serait tellement plus agréable pour
Moira de se réveiller dans son lit...
Robert gravit les belles marches de pierre usées par les
années et finit par trouver la chambre de la jeune
femme. Il repoussa l'édredon en patchwork et il
allongea Moira toujours assoupie. Elle se retourna, sa
main tâtonna dans le vide, comme à la recherche d'un
appui, d'un corps familier. Une expression fugitive de
souffrance crispa ses traits. Comme une tristesse
ancienne et néanmoins jamais apprivoisée... Puis elle
frissonna, se recroquevilla sur elle-même et sombra de
nouveau dans un sommeil paisible.
En proie à une émotion singulière, Robert alla fermer la
fenêtre restée entrouverte et tira les rideaux. Voilà.
Mission accomplie. Il ne lui restait plus qu'à partir. Mais
de quelle façon ? Pouvait-il laisser Moira seule dans sa
maison sans fermer la porte d'entrée à clé? Il ne se
pardonnerait jamais s'il lui arrivait quelque chose...
Cela dit, il pouvait s'en aller en gardant les clés. Moira
avait sûrement un double en réserve. D'un autre côté...
Pas très chevaleresque de l'enfermer chez elle ! Non,
qu'il le veuille ou non, il devait rester. L'attente ne
serait vraisemblablement pas très longue. Gênée par
ses vêtements, Moira finirait bien par se réveiller...
Robert s'assit sur le bord du lit. Longtemps, il contem
pla sans le toucher le visage endormi de Moira. Puis il
retira ses chaussures et sa veste et s'allongea près
d'elle. A distance. Pour le simple plaisir de la regarder
plus à son aise. Les minutes s'étiraient. Une horloge
sonna deux coups. Robert bâilla, ferma les yeux. Il
n'était déjà plus tout à fait réveillé lorsqu'il enlaça la
taille de la jeune femme...
Une douce tiédeur envahissait Moira, en même temps
qu'une gamme subtile de sensations délicieuses... Elle
se pelotonna, chercha la source de chaleur familière et
s'en approcha avec un soupir de bien-être.
— Moira?
La jeune femme retint son souffle. Quelque chose en
elle lui commandait de se réveiller tout à fait,
d'analyser, de comprendre et de s'offusquer. Mais
pourquoi ne pas prolonger un peu ce qui ne pouvait
être qu'un rêve ? Il n'y avait aucune raison pour que
Robert soit réellement là, dans son lit, pour qu'il la
tienne dans ses bras. Ce songe bizarre était d'un
réalisme diabolique. Plus vrai que vrai. Qui, à sa place,
aurait eu le cœur de le briser?
— Moira...
Cette caresse sur ses lèvres, ces baisers dont il la
couvrait... Très vite, le désir balaya ses dernières ques
tions — comme il balaya les années d'absence, les
désillusions, la rancœur. Le temps avait cessé d'exister.
Ne restait plus que cet univers clos, étroit et néanmoins
infini, fait de fièvre et de plaisir. Robert était là, il ne
l'avait jamais quittée. Elle l'avait aimé hier, comme elle
l'aimait aujourd'hui et son amour pour lui était plus
solide, plus immuable que le roc...
Son amour ? Un instant le cœur de Moira se serra. Puis
elle repoussa de nouveau toute pensée, n'aspira plus
qu'à se consumer dans le feu de leurs étreintes. Les
mains de Robert couraient sur son corps. Sa bouche,
plus que jamais, était affamée de la sienne. Et il lui
chuchotait des paroles si brûlantes qu'elle s'embrasait à
les entendre comme sous les plus audacieuses
caresses.
La tête de Moira roula sur l'oreiller. Elle voulait sentir le
corps de Robert peser sur elle, elle voulait s'ouvrir sous
lui, retrouver sa nudité sous la caresse avide de ses
doigts. Un son léger mourut dans sa gorge. Presque
imperceptible. Un signal que seul Robert pouvait
entendre, interpréter. Réagissant aussitôt à sa
demande presque muette, il la déshabilla sans hâte, se
forçant à prendre son temps, à offrir plus qu'à exiger
du plaisir.
Elle chuchota son nom lorsqu'il se pencha vers elle.
Yeux clos, offerte, elle ne pouvait que l'encourager par
ses gémissements brefs et la pression de ses doigts
enfouis dans l'ébène de la chevelure de Robert. Le soleil
se levait déjà, mais Moira n'en avait cure. Il ne restait
plus que la chambre close, la voix de Robert
murmurant qu'elle était belle, le bruit rauque de leurs
respirations mêlées.
Avec un petit cri, Moira enfonça les ongles dans le dos
de Robert lorsque le cheminement de ses baisers
l'amena au lieu même où son désir puisait sourdement.
Tout se fondit en un kaléidoscope de sons et de
couleurs. Une mosaïque mouvante où son corps devenu
comme un fluide flottait en apesanteur. Puis l'attente
devint torture. Le cri qui explosa dans sa gorge était un
appel. C'était lui qu'elle voulait, lui dont son corps avait
soif.
— Viens...
Les larmes aux yeux, Moira le suppliait presque.
Pourquoi cette hésitation dans son regard?
— Robert...
Femme devenue tigresse, Moira s'employa à le séduire.
Ses yeux étincelaient, ses mains retrouvaient d'elles-
mêmes les chemins tant de fois parcourus. L'audace de
ses propres caresses la sidéra. Mais elle était femme,
conquérante, déjà assurée de sa victoire... Avec un
léger murmure de triomphe, elle l'amena en elle, au
plus secret.
— Moira?
Il s'immobilisa alors même qu'elle se raidissait sous la
fulgurance de la douleur. Comme la première fois...
Mais qu'importait la souffrance? Déjà, tout redevenait
lumière. C'était Robert qu'elle recevait en elle. Robert
dont la voix se faisait rauque en murmurant son nom.
Comme un appel. Comme s'il avait besoin d'elle, plus
que jamais, à mesure que la passion l'emportait, le
soulevait, pour le jeter vers des sommets inouïs. Son
plaisir implosa dans un cri dont elle ne sut s'il venait
d'elle, de lui, ou de leurs deux bouches mêlées.
— Moira?
Elle se détourna d'un mouvement brusque, chercha de
nouveau le refuge du sommeil. Cette voix d'homme qui
l'appelait marquait la fin du rêve, l'heure des explica
tions, le froid retour à la réalité. Mais l'ultime répit
auquel aspirait Moira ne lui fut pas accordé. La main de
Robert pesait lourdement sur son épaule lorsqu'il reprit
dans un murmure :
— Il est 9 heures passées, Moira. Je dois partir, mais je
ne voulais pas m'en aller avant... avant de t'avoir parlé.
Ce léger tremblement dans sa voix... Etait-ce déjà le
regret qui lui faisait chercher ses mots ? Debout à côté
du lit, Robert la regardait. Elle lut le remords dans ses
yeux. Et la honte, aussi. « Un réjouissant cocktail
d'émotions chez un homme qui vient de passer la nuit
dans vos bras! » songea-t-elle, anéantie.
Le cœur lourd, Moira tira le drap sur elle avant de
rouler à plat ventre. Quelle excuse allait-il inventer
cette fois pour justifier la nuit qui venait de s'écouler?
Ils avaient fait l'amour, avec passion et abandon.
Autrement dit, elle s'était trahie, humiliée. Et peut-être
même jetée dans ses bras une fois de plus. Qui sait ?
Elle n'avait aucun souvenir de l'avoir attiré dans son lit.
Mais il ne s'y trouvait tout de même pas par hasard ! Et
entre la fatigue, l'alcool, le manque de sommeil, Dieu
sait ce qu'elle avait pu inventer...
— Moira, il faut que je t'explique...
— Non! Ne dis rien, surtout. Par pitié, ne dis rien! Elle
secoua la tête en luttant furieusement contre les
larmes. Un nouveau rejet lui paraissait insupportable.
Si Robert prononçait un mot de plus, elle allait hurler,
lui jeter à la tête le premier objet pointu, tranchant ou
contondant qui lui tomberait sous la main... Brusque
ment, sa conversation avec John lui revint à l'esprit. Et
Moira se raccrocha à ses théories comme une noyée à
sa planche de salut.
— Tu n'as pas à t'expliquer, Robert. Tout est arrivé par
ma faute. Mais peut-être fallait-il en passer par là pour
que je puisse enfin tirer un trait sur cette vieille
histoire...
Moira enfonça ses ongles dans ses paumes, si fort
qu'elle retint un cri de douleur. Elle avait les yeux
baissés et ne pouvait voir l'expression de Robert. Mais
le silence qu'il observait était peut-être pire encore que
n'importe quelles paroles...
— Il est vrai que je te désirais encore, Robert. Mais le
remède a fonctionné. Cette fois, tout est vraiment
mort. Je ne ressens plus rien pour toi. Tu vois... tu n'as
pas à te sentir coupable. Mais je crois qu'il serait
préférable que nous cessions de nous revoir.
— Est-ce réellement ce que tu veux, Moira?
A bout de forces, Moira ne put que hocher la tête pour
confirmer son monstrueux mensonge. Elle entendit son
pas sur le parquet ciré, puis le bruit d'une porte qui
s'ouvre et se referme. Parti. Robert était parti. Libéré
de toute responsabilité. Lavé de sa culpabilité. Blanc
comme neige...
Les yeux secs, Moira demeura longtemps immobile,
même lorsque le bruit du moteur de la Range Rover eut
décru au loin pour disparaître. Dire qu'elle n'avait cessé
de se répéter qu'elle désirait Robert sans l'aimer, que
ses réactions physiques n'étaient qu'une « séquelle »
sans gravité d'une maladie déjà ancienne! Fallait-il être
aveugle pour se raccrocher si longtemps à une aussi
pitoyable illusion! Robert, de son côté, n'était guère
plus perspicace, songea-t-elle avec une ironie
mordante. Pensait-il vraiment qu'une femme puisse se
donner à lui comme elle s'était donnée cette nuit, sans
l'aimer!
Mais grâce au ciel, il l'avait crue. C'était l'essentiel.
Comme il avait dû être soulagé qu'elle le laisse partir
ainsi sans rien lui demander. Il avait l'air si inquiet
lorsqu'il l'avait réveillée! Il avait dû se remémorer les
scènes qu'elle lui avait faites et imaginer qu'elle allait
de nouveau se raccrocher à lui, le supplier de l'aimer.
Quelle vision de cauchemar pour ce pauvre Robert ! Un
reste de désir physique l'avait amené jusque dans le lit
d'une ancienne maîtresse. Mais une fois ses besoins
assouvis, il avait dû regretter amèrement d'avoir
écouté ses bas instincts... Moira se leva d'un
mouvement brusque, secoua la tête comme pour
chasser cette pensée horrible et se blottit dans son
grand peignoir en éponge. Il n'y avait pas eu trace de
soulagement dans la voix de Robert lorsqu'elle lui avait
demandé de partir, pourtant... Au contraire. Il avait
paru abattu, presque triste, même... Mais il n'avait
peut-être pas apprécié qu'elle prenne l'initiative de la
rupture. La psychologie masculine était parfois si
compliquée!
Pour Moira, cette nuit fatidique marqua le début de la
période la plus noire de son existence. Même son
travail ne lui permettait plus d'oublier. Avec une volonté
tenace, elle se raccrochait aux apparences, continuait
tant bien que mal à vivre, à prendre des décisions, à
dormir. Même le simple fait de s'alimenter devenait une
épreuve.
— Qu'est-ce qui t'arrive, Moira? lui demandèrent tour à
tour Paul et Alice.
— Rien. Je suis un peu K.O., c'est tout.
Elle aurait pu se confier à eux, mais les confidences qui
viennent si facilement à vingt ans devenaient labo
rieuses à trente. Ses amis étaient habitués de sa part à
plus de pragmatisme. Et tous affichaient par rapport à
l'amour une attitude désabusée. Les grandes passions
amoureuses n'étaient plus vraiment à la mode, en ce
début des années quatre-vingt-dix. A quoi bon mettre
son cœur malmené à nu pour entendre les inévitables :
« Ce n'est rien. Ça te passera. Il n'y a pas qu'un
homme dans la vie » ? Mieux valait encore souffrir en
silence !
Un jour, Moira trouva un article sur Veraflor dans le
journal du matin. C'était sur sa personnalité à elle,
surtout, que s'était attardé le journaliste. Moira était
décrite comme « la femme moderne par excellence ».
« Elle a tout pour elle », concluait l'auteur avec
emphase.
La jeune femme rejeta rageusement le quotidien et
vida d'un trait sa troisième tasse de café noir. Elle
n'avait rien pour elle, au contraire. Même plus l'espoir
d'avoir conçu un enfant de Robert ! La confirmation lui
en était venue la veille au soir. Et les larmes qui avaient
refusé de couler après leur nuit d'amour s'étaient
libérées enfin. Son désir d'enfant, Moira le savait vain,
égoïste, condamnable. Elle n'avait pas le droit de
reporter sur un bébé une affection dont Robert était le
seul objet véritable. Mais elle se sentait trop seule, trop
triste, trop amoureuse. Il n'y avait plus rien de
raisonnable dans la femme qu'elle était devenue.
Un samedi soir, Moira céda par lassitude aux pressions
répétées de Paul et accepta de sortir dîner avec lui chez
des amis communs. Il faudrait bien, tôt ou tard, qu'elle
se résigne à mener de nouveau une existence normale.
Même s'il était tentant de rester cloîtrée à la maison à
naviguer sans relâche entre ses livres, sa tristesse et
son jardin, où fleurissaient les dernières roses de
l'automne...
Le couple qui organisait la réception, les Baileys,
étaient connus à Darkbridge pour leur amour du luxe.
Du « très beau monde », comme disait Paul, avec un
brin d'ironie dans la voix. Ils vivaient dans une maison
de style géorgien restaurée à grands frais. Chaudement
accueillis par leur hôtesse, Paul et Moira pénétrèrent
dans la salle de réception avec ses moulures dorées,
ses tentures, ses meubles anciens soigneusement mis
en valeur. Tout cela était un peu pompeux, un peu
théâtral. Mais il fallait reconnaître que cela ne manquait
pas d'élégance...
Et les quelques invités réunis s'étaient mis au diapason,
nota la jeune femme avec une ironie blasée. Sourires
plaqués, tenues de soirée... Si, au moins, elle ne se
sentait pas aussi seule, aussi glacée, aussi indifférente!
Moira était loin de se douter que son souhait allait être
exaucé à l'instant même. Car il ne resta plus trace
d'indifférence en elle lorsque ses yeux tombèrent sur
Robert... La violence de sa réaction prit Moira au
dépourvu. Elle se sentit malade — physiquement
malade — son cœur douloureux battit à se rompre, ses
muscles se crispèrent jusqu'à la tétanie.
— Que se passe-t-il ? demanda Paul en lui prenant le
bras.
Elle abandonna un instant sa tête contre l'épaule de son
frère.
— Rien... Ou plutôt, si. Je crois que je couve une bonne
grippe.
— Une grippe? J'ai bien cru que tu allais t'évanouir,
moi ! Sérieusement, Moira, tu ne penses pas que c'est
du surmenage, plutôt?
— Que de grands mots! Je traverse juste un petit
passage à vide. Ça arrive à tout le monde, non?
Était-il encore temps de fuir? Robert se tenait de dos, il
ne l'avait toujours pas remarquée. Mais il était inutile
d'espérer partir sans que Paul se lance à sa suite. Et
mieux valait ne pas penser aux suppositions malveil
lantes qu'entraînerait son départ précipité. Non, ce
qu'elle redoutait le plus au monde venait d'arriver : il
lui faudrait parler, sourire, s'amuser en présence de
Robert. Même si ce jeu impossible devait lui coûter ses
dernières forces...
Le hasard voulut qu'il soit placé en face d'elle à table.
Robert, qui l'avait ignorée aussi soigneusement qu'elle
l'avait dédaigné jusque-là, lui jeta un bref regard
inquisiteur. Ce fut presque le coup de grâce. Mais elle
tint bon. A son côté, Paul discutait à bâtons rompus
avec une voisine, inconscient de son désarroi. Et
Robert, lui, qu'avait-il remarqué? Rien, peut-être... Il
était trop occupé à bavarder avec sa compagne, une
Américaine, très brune, très chic, piquante à souhait.
La femme pour qui il s'était attardé à New York pendant
des années?
Ce soir-là, Moira fit connaissance avec le sentiment le
plus dévorant, le plus noir, le plus destructeur : la
jalousie. Candice — la belle Candice — était venue de
New York avec pour seul et unique but de voir Robert,
apprit-elle au détour d'une conversation. Ils étaient
donc amants... Avait-il pensé à Candice lorsqu'ils
avaient fait l'amour l'autre fois? Était-ce le désir né de
l'attente d'une autre qui l'avait conduit à elle?
Moira souffrait le martyre. Chaque bouchée qu'elle se
forçait à avaler menaçait de la suffoquer. Elle étouffait,
sa tête semblait sur le point d'exploser. Sans parler du
sourire qu'il fallait maintenir en permanence!
Si encore elle avait pu trouver Candice détestable! Mais
même cette consolation-là ne lui fut pas accordée. La
jeune Américaine était tout simplement adorable... Il y
avait quelque chose de scintillant en elle, un éclat qui
se retrouvait dans son esprit, ses yeux, sa manière
d'être. Quel contraste elles devaient offrir l'une et
l'autre! songea Moira, atterrée. Paul lui assurait que ses
yeux cernés et son teint pâle ne faisaient qu'accroître
son charme en l'ornant de mystère. Mais en cet instant,
Moira était tentée de ne pas croire un mot de ce que
son frère racontait ! Elle se sentait si triste, si vide !
Tout en elle était devenu factice : son sourire, ses
paroles et même sa façon de manger. Alors que
Candice était toute à ce qu'elle faisait, présente dans
chacun de ses gestes. Que la peste soit de cette fille !
Elle était la joie de vivre incarnée...
Et Paul aussi semblait sous le charme... A tel point
même qu'il accapara l'amie de Robert pendant toute la
soirée! Moira, qui bavardait avec de vagues connais
sances, ne pouvait s'empêcher de guetter la réaction de
Robert du coin de l'oeil. Mais son expression demeurait
inaltérée. Perdu dans ses pensées, il ne semblait guère
s'inquiéter de ce qui se passait autour de lui. Il devait
avoir une confiance totale en Candice et ne lui faisait
pas l'affront de la surveiller...
Enfin, Paul donna le signal du départ. Pendant le trajet,
son frère ne cessa de parler de Candice. Candice,
toujours Candice... Comme si Moira n'avait pas assez
souffert, déjà, de la voir toute une soirée ! Dire qu'elle-
même avait tremblé et gémi dans les bras de Robert
tout juste quelques semaines auparavant! A cette
pensée, une telle honte submergea Moira qu'elle eut
envie de disparaître, de se rouler en boule pour se
réfugier dans le sommeil et dormir des semaines
d'affilée.
— Tu devrais partir quelques jours à Londres avec
Evelyn, suggéra Paul d'un ton préoccupé. Cela
m'ennuie de te voir aussi fatiguée. Même Robert s'en
est rendu compte. Il m'a dit tout à l'heure que je
devrais veiller à ce que tu te ménages un peu plus...
Moira tourna la tête. Les yeux noyés de larmes, elle se
concentra sur le défilé régulier des lampadaires derrière
les vitres striées de pluie. Une suite absurde, répétitive,
de signaux lumineux trouant la nuit de leur bref éclair
sans joie. Anéantie, la jeune femme en arrivait à ne
même plus savoir ce qui était le plus fort en elle : son
amour pour Robert ou la haine de plus en plus féroce
qui se retournait contre elle-même et qui la minait à
petit feu.
Chapitre 9
— Hello, Moira! Désolée d'arriver à l'improviste, mais
Paul m'a juré ses grands dieux que vous ne m'en
voudriez pas. Alors j'ose?
Cette voix chantante à l'accent américain... Moira
l'aurait reconnue entre mille. Elle prit une profonde
inspiration, enfonça une dernière fois la bêche dans le
sol et réussit à se composer une expression souriante
avant de se tourner vers Candice. Frottant l'une contre
l'autre ses mains pleines de terre, elle s'avança vers sa
visiteuse.
— Quelle adorable vieille maison! s'exclama Candice.
De quand date-t-elle, Moira?
— Du XIVe siècle.
Une réponse pour le moins succincte... Moira aurait
volontiers fourni plus de détails si sa gorge nouée lui
avait permis de s'exprimer librement ! Mais aussi, pour
quoi fallait-il que cette Candice soit si charmante? Elle
aurait tant voulu la détester! Décidément, il était dit
qu'aucun désagrément ne lui serait épargné dans cette
histoire...
Moira sentit que la jolie Américaine l'observait à la
dérobée.
— Si j'ai choisi le mauvais moment pour venir vous
voir, il faut me le dire franchement, Moira, déclara-t-
elle. Je ne m'en offusquerai pas!
Moira secoua la tête et lui adressa son plus charmant
sourire. Il ne fallait surtout pas que Candice devine quoi
que ce soit. Ce serait à la fois humiliant pour elle et
très, très désagréable pour l'amie — ou la fiancée? —
de Robert.
— Vous ne me dérangez pas du tout, Candice. J'allais
justement m'accorder une pause pour boire un café.
Vous en prendrez bien une tasse avec moi?
— Volontiers.
Moira retira ses bottes dans l'entrée et précéda la jeune
femme dans la cuisine. Son jean était maculé de boue,
mais tant pis! Puisque Candice était venue sans
s'annoncer, elle ne se formaliserait pas... Si au moins la
jeune Américaine se décidait à jouer cartes sur table en
lui annonçant le but exact de cette visite-surprise ! Son
attitude amicale n'était pas celle d'une femme jalouse
venue exiger qu'on lui rende des comptes. Et pourtant,
Moira sentait obscurément qu'elle avait l'intention de lui
parler de Robert. Candice avait-elle eu vent de ce qui
s'était passé entre eux douze ans auparavant?
La jeune Américaine cependant ne semblait pas pressée
d'en venir aux faits. Elle s'extasia sur la cuisine de
Moira, évoqua des souvenirs de ses propres grands-
parents. Avec une amabilité et une gentillesse
déconcertantes... Une fois le café servi, elle annonça
tout à trac :
— Je pense que vous avez déjà deviné la raison de ma
présence ici, Moira?
Et voilà. L'heure des explications avait sonné.
— Non, je n'ai rien deviné, admit Moira d'une voix
contrainte. Je vous écoute, Candice...
— Je connais Robert depuis longtemps, vous savez. Je
crois que je suis une des premières personnes avec qui
il se soit lié à New York. Je venais juste d'arriver, moi
aussi, fraîchement émoulue de mon école, et je n'avais
encore jamais rencontré d'homme comme lui. Inutile de
vous préciser que je suis tombée amoureuse sur-le-
champ.
Pas de détails, surtout... Par pitié, pas de détails ! Mais
si Candice lut la prière muette dans le regard de Moira,
elle n'en poursuivit pas moins d'un ton égal :
— Un soir, Robert m'a invitée à l'accompagner à une
réception. Je ne vous cache pas que je jubilais. Je crois
que j'ai dû mettre une journée entière pour me
préparer et me faire belle. La fête se déroulait dans un
atelier d'artiste. Le buffet était très dépouillé mais la
boisson pléthorique. Pour la première fois — et
d'ailleurs la dernière —, j'ai vu Robert soûl. Alors, je l'ai
ramené chez moi, dans mon appartement.
Les doigts de Moira se crispèrent sur l'anse de sa tasse.
Allait-elle devoir subir une description complète et
détaillée de leur première nuit d'amour? Dans quel but
diabolique Candice lui infligeait-elle une telle torture?
Un léger sourire éclaira les traits délicats de la
conteuse.
— Ce qui suit n'est pas très « croustillant », contraire
ment à ce que le début de mon histoire laissait prévoir !
Là où je m'attendais à des baisers, je n'ai eu droit qu'à
des confidences. Robert m'a parlé de l'Angleterre. Mais
surtout d'une femme qu'il y avait laissée. Il m'assurait
que cet épisode était clos depuis longtemps mais j'ai
compris que je n'avais aucune chance. Aucune femme
au monde n'était susceptible de l'intéresser hormis celle
qu'il avait perdue pour de bon. Je lui ai demandé
pourquoi il ne retournait pas la voir puisqu'elle l'obsé
dait ainsi. Il m'a répondu qu'il était trop tard. Qu'il
l'avait blessée trop cruellement pour espérer un jour
obtenir son pardon... Puis, les années ont passé. Robert
et moi sommes devenus amis. De vrais amis. Un jour, il
m'a annoncé qu'il allait repartir. « Pour me colleter une
fois pour toutes avec le passé », m'a-t-il dit. J'ai voulu
aborder de nouveau le sujet en arrivant ici. Je brûlais
de curiosité, vous pensez bien! Mais Robert est d'une
humeur épouvantable et refuse de se confier. « Echec
sur toute la ligne », a-t-il simplement précisé d'un ton
lugubre.
Candice marqua une pause pour regarder Moira droit
dans les yeux.
— Et maintenant, vous allez m'accuser de me mêler de
ce qui ne me regarde pas, mais tant pis ! J'aimerais
comprendre pourquoi, à l'heure qu'il est, vous n'êtes
pas dans les bras l'un de l'autre à essayer de rattraper
le temps perdu ! Enfin, zut ! Il suffit de vous voir
ensemble trois secondes pour se rendre compte que
vous êtes amoureux. C'est un peu ridicule, dans ces
conditions, de souffrir chacun de son côté, non?
Candice aurait certainement poursuivi son plaidoyer si
Moira n'avait pas éclaté en sanglots. C'était plus fort
qu'elle... La jeune Américaine l'entoura de ses bras et
entreprit de la consoler. Avec tant de spontanéité et de
chaleur que Moira, à bout de nerfs, se mit à pleurer de
plus belle. Jamais crise de larmes n'avait été aussi
bienfaisante !
— Ainsi, j'avais raison, s'écria Candice lorsque Moira se
fut ressaisie. Alors, peut-on connaître les raisons de
cette guerre froide?
Moira sentit naître sur ses lèvres son premier vrai
sourire depuis des mois.
L'idée que Robert puisse tenir à moi ne m'a jamais
traversé l'esprit, Candice! Ou du moins, lorsqu'elle le
traversait, je me hâtais de la chasser... J'ai passé plus
de dix ans à me répéter que Robert n'existait plus pour
moi, que seule Veraflor comptait dans ma vie. Pendant
les quelques semaines qui ont suivi son retour, j'ai vécu
dans une confusion totale. J'avais trop souffert par le
passé pour ne pas me méfier. Robert a fait quelques
ouvertures, c'est vrai. Mais à chaque fois, je lui ai
attribué les pires motivations... Et lorsque je vous ai
vue avec lui, l'autre soir, j'ai aussitôt pensé que vous
étiez amants. D'autant pius que...
Moira s'interrompit en rougissant. Candice eut un léger
sourire... et le tact de ne pas demander plus de
précisions.
— Il n'y a jamais rien eu entre Robert et moi, affirma la
jeune femme. C'est un homme d'honneur, Moira. Il
s'est toujours refusé à donner de faux espoirs à une
femme !
— Et vous croyez... vous croyez qu'il m'aime toujours ?
— Je ne le crois pas, Moira. J'en ai la certitude!
— Mais alors pourquoi ne s'est-il pas manifesté pendant
toutes ces années ? Il aurait pu écrire, téléphoner, je
ne sais pas, moi !
Candice l'arrêta d'un geste.
— Et si vous lui posiez directement la question ? J'ai
voulu jouer les bonnes fées, c'est vrai, mais c'est ici
que s'arrête mon rôle. A vous, maintenant. Il semble
que vous ayez réussi à convaincre Robert qu'il ne
représente plus rien pour vous. Détrompez-le ! Allez le
débusquer dans sa tanière et faites-lui une déclaration
d'amour en bonne et due forme!
— Moi?
— Qui d'autre, à votre avis?
Le cœur de Moira battait si fort qu'elle porta d'instinct
la main à sa poitrine. Et si Candice se trompait? Elle
voyait d'ici la scène : l'expression embarrassée de
Robert, son rejet poli. Une horreur...
Candice consulta sa montre.
— Ne perdez pas de temps, Moira ! Le plus tôt sera le
mieux. Maintenant, je vous laisse, j'ai un rendez-vous
important. Avec quelqu'un que vous connaissez bien,
d'ailleurs... A propos, juste une petite question :
croyez-vous que votre frère Paul soit très attaché à sa
liberté ou y a-t-il malgré tout une place pour une
femme dans sa vie?
Moira éclata de rire.
— Les vrais célibataires irréductibles sont rares, Can-
dice. Et je suis certaine que Paul ne demande qu'à s'en
laisser convaincre. Surtout depuis qu'il vous a ren
contrée !
— Voilà une réponse comme je les aime ! Et mainte
nant, je file me préparer. Bonne chance à vous, Moira !
Candice incarnait l'énergie et la vitalité. Rien ne
paraissait impossible en sa présence. Une fois seule,
cependant, Moira retrouva la peur, les doutes, l'incerti
tude. D'un pas d'automate, elle gagna sa chambre pour
prendre une douche et se changer. Si Robert l'aimait
vraiment... Oui, c'était à elle de faire le premier pas.
Obsédée par la crainte de perdre sa dignité, elle ne
l'avait même pas laissé prononcer un mot, le matin où
il s'était réveillé dans sa chambre. Elle irait le voir. Et
advienne que pourra. Les risques étaient grands, mais
le jeu en valait la chandelle.
Moira enfila une veste et courut jusqu'à sa voiture. Il
faisait encore jour lorsqu'elle atteignit le cottage. Moira
scruta la rangée aveugle des fenêtres closes. Pas de
lumières. Aucune trace de vie. Robert serait-il absent?
Son cœur battait à se rompre, ses jambes étaient
comme du plomb. Longtemps, Moira garda la main sur
le heurtoir avant de se décider à le laisser retomber.
Mais le silence seul répondit à son appel. Ainsi, Robert
était parti... Luttant contre la tentation de fuir, Moira se
força à attendre encore un peu. Car il ne fallait pas se
leurrer. Jamais, au grand jamais, elle n'aurait le
courage de renouveler cette démarche...
Deux minutes au moins s'étaient écoulées, lorsqu'elle
s'autorisa à faire demi-tour. Déjà elle s'éloignait lorsque
la porte s'ouvrit. Comme foudroyée, Moira pivota sur
elle-même — avec une infinie lenteur, comme dans un
film tourné au ralenti. Robert se tenait sur le seuil. Il
avait dû enfiler son peignoir à la hâte, sans même
prendre le temps de se sécher car des gouttes d'eau
scintillaient sur ses jambes nues.
— Moira?
La jeune femme avala avec difficulté. Elle aurait tout
donné en cet instant en échange d'un don pour se
rendre invisible. Fermer les yeux, disparaître...
Candice, cette adorable romantique, avait dû inventer
son histoire de toutes pièces. Robert était trop
séduisant, trop sûr de lui, pour avoir passé toutes ces
années à regretter une amourette de jeunesse. Ce
n'était pas du tout son genre. Jamais son expression ne
lui avait paru plus impénétrable. Et jamais surtout, il ne
lui avait semblé plus inaccessible, plus attirant...
— Je te dérange, n'est-ce pas? murmura-t-elle d'une
voix à peine audible. Mais je pourrais revenir une autre
fois, Robert. Je...
— Entre, je t'en prie.
Avec quel calme souverain il avait prononcé ces mots !
Impossible de reculer... Moira pénétra dans le cottage
comme un condamné à mort se rend à l'échafaud.
— Désolé de t'accueillir dans cette tenue, Moira. Mais je
tentais de soulager mes pauvres muscles endoloris
dans un bain chaud. Figure-toi que je me suis mis en
tête de bêcher le potager, cet après-midi. C'est une
tâche d'envergure !
Moira respira un peu plus librement. Son attitude n'était
pas hostile. Déjà ça de gagné!
— Tu peux patienter une seconde? demanda-t-il. Je
vais monter me changer. Ensuite, nous prendrons un
verre, si tu en as envie.
Elle secoua la tête avec une espèce de violence déses
pérée.
— Non ! Je... Il faut que je te parle, Robert, balbutia-t-
elle. Tout de suite!
Moira chancela, soudain prise de vertige. Regarder
l'abîme sans fond où l'on avait décidé de se jeter devait
produire la même impression...
En deux enjambées, Robert l'avait rejointe et la saisis
sait aux épaules.
— Que s'est-il passé, Moira? C'est Paul, n'est-ce pas?
Ou tes parents? Un accident?
— Non...
Moira baissa la tête. Son plan initial avait été de tâter
prudemment le terrain, de sonder avec mille
précautions les sentiments de Robert. Mais elle savait
désormais qu'il lui faudrait agir de manière différente.
C'était à elle de faire acte de courage et de mettre son
cœur à nu. Quel que soit le prix à payer par la suite.
Le regard fixe, Moira débita d'un trait :
— Robert... Lorsque nous avons fait l'amour, ce n'était
pas dans un quelconque souci thérapeutique. Pas pour
moi, en tout cas. Je ne suis pas tombée dans tes bras
pour me guérir de toi, mais parce que je t'aime
tellement que je n'ai pas pu résister! Il n'y a jamais eu
personne d'autre que toi dans ma vie. Jamais. Je...
Le reste de la phrase de Moira se perdit dans un
murmure. Les joues en feu, elle se résigna à l'inévitable
: lire le verdict dans le regard de Robert...
Un masque... Le visage de Robert était plus inexpressif
qu'un masque. Moira crut que le sol se dérobait sous
ses pieds. Candice s'était trompée et Moira venait de
commettre l'erreur la plus humiliante de toute son exis
tence !
Etouffant un bref sanglot, Moira prit la fuite, les yeux
rivés sur la porte comme sur son unique chance de
salut. Robert, cependant, l'atteignit juste avant elle, si
bien qu'elle se précipita tête la première dans ses bras!
— Ah non, Moira! Cette fois, je ne te lâche plus, tu
m'entends? Plus jamais! Il y a des limites à ce que je
peux endurer ! Il m'a fallu un moment pour me
remettre du choc et voilà qu'après avoir juré que tu
m'aimes, tu pars comme si une armée de démons était
lancée à tes trousses! Je n'y croyais plus du tout, tu
sais...
Ces mots, Robert les murmurait contre ses lèvres, les
entrecoupant de tant de baisers qu'ils finissaient par ne
plus rien vouloir dire du tout. Mais Moira n'avait pas
besoin de paroles pour comprendre. Les doigts noués
derrière la nuque de Robert, elle s'agrippait à lui sans
retenue.
— Répète-moi que tu m'aimes, Moira. Je ne le mérite
pas... Je ne te mérite pas... Je crois que je vais monter
me changer, ce serait préférable. Si je continue à te
serrer contre moi de cette façon, nous ne parviendrons
jamais à exprimer deux paroles sensées à la suite! Et
cette fois-ci, je ne veux pas que nous fassions l'amour
avant d'avoir vraiment parlé.
Robert avait raison. Mais lorsque Moira voulut s'écarter,
il l'attira de nouveau contre lui avec une force brutale,
presque désespérée.
— Non, viens avec moi. Je me changerai dans la salle
de bains. Mais j'ai besoin d'entendre ta voix, de te
savoir tout près de moi.
Étroitement enlacés, ils gravirent l'escalier. Moira se
laissa choir sur le bord du lit lorsque Robert se retira
dans la pièce adjacente. Elle avait les jambes coupées,
sa gorge se nouait, elle aurait voulu lui hurler de ne pas
la laisser, pas un seul instant, pas une seconde. Amour
et désir se conjuguaient en une force toute-puissante
qui faisait rage en elle. Comme elle l'aimait !
Entièrement et depuis toujours! Jamais elle n'avait
éprouvé avec une telle urgence le besoin de lui
appartenir, de le toucher, de se donner dans un grand
mouvement d'abandon pour sceller leur destin...
— Moira? Tu es toujours là, au moins?
— Mmm..., dit-elle d'une toute petite voix.
La porte s'ouvrit à la volée et Robert laissa tomber la
chemise qu'il tenait à la main lorsqu'elle courut se jeter
dans ses bras. Il la serra contre lui à l'étouffer.
— Tant pis pour les explications, Moira, elles viendront
plus tard. Je ne peux plus supporter d'être éloigné de
toi!
D'un même mouvement, ils tombèrent sur le grand lit
défait.
— Moira...
Les yeux grands ouverts, elle lui tendit les bras. Ils
firent l'amour très vite, avec une passion violente,
presque brutale. Comme pour effacer les longues
années de souffrance. Comme pour rattraper ce qu'ils
avaient si longtemps cru perdu...
Lorsqu'elle reposa, pâle et encore vibrante contre lui,
Robert cueillit une larme sur sa joue.
— Je n'avais pas le droit de te quitter, Moira. Ça a été
une aberration. Une faute terrible.
— Tu m'as dit que tu ne m'aimais pas, que tu ne
m'avais jamais aimée. Que ce n'était qu'une aventure
sans lendemain, murmura-t-elle dans un sanglot.
— Je mentais.
— Mais pourquoi?
Robert parla de ses parents, de leur amertume, de
l'espoir que sa mère avait fondé en lui :
— En t'aimant, j'avais l'impression de la trahir... Elle
parlait de l'amour comme d'un piège. Et moi, j'étais fier
de l'avoir déjoué, de ne pas avoir écouté le chant des
sirènes, d'avoir réussi à partir.
— Mais plus tard? Lorsque tu as compris que tu tenais
toujours à moi?
— L'idée ne m'est même pas venue à l'esprit que tu
puisses encore être libre. Et je pensais que les dégâts
commis étaient irréparables, que tu ne me
pardonnerais jamais d'avoir tout brisé de cette façon.
Plus les années passaient, plus ma propre conduite me
paraissait monstrueuse. J'étais persuadé que tu me
haïssais.
— Jusqu'au moment où tu as tout de même décidé
d'aller te faire une opinion sur place? De vérifier que
mon image de toi était tout à fait aussi négative que tu
l'imaginais? chuchota-t-elle en lui effleurant les lèvres.
Robert sourit.
— Avoue que tu t'es arrangée, au début, pour confir
mer mes craintes! Le moins que l'on puisse dire, c'est
que tu ne m'as pas accueilli à bras ouverts!
Elle rit doucement à son tour, oubliant déjà les souf
frances passées, l'incertitude, les interminables années
de séparation.
— Il fallait bien mettre un peu de suspense dans cette
histoire à rebondissement, monsieur Robert Graham !
Robert l'attira à lui et il recommença à lui faire l'amour.
Ils s'aimèrent en toute lenteur, cette fois, savourant
chaque caresse, chaque regard échangé, chaque étape
du plaisir... Puis, ils pique-niquèrent sur le lit, assis en
tailleur parmi les couvertures et les draps froissés.
Entre deux éclats de rire et deux baisers, il fut question
de choses très sérieuses : les enfants, l'avenir, le
mariage. Moira tenait à Veraflor, certes, mais elle se
déclara prête à tenir un rôle moins important au sein
des laboratoires. Paul ne demanderait pas mieux que
de prendre la relève si nécessaire.
— Sauf si l'amour de Candice lui tourne la tête, bien
sûr, précisa la jeune femme après avoir résumé la
situation à Robert.
— Mmm... Connaissant Candice comme je la connais,
ces aveux sonnent le glas de la glorieuse carrière de
célibataire de ton frère ! Tes parents vont tomber des
nues en rentrant de leur voyage... Deux mariages d'un
coup! Alors, tu es d'accord pour que nous vivions
ensemble à Haddon's Farm en attendant que la
restauration du château soit terminée?
Les yeux clos, baignée dans un univers de pur bonheur,
Moira murmura de vagues paroles d'acquiescement.
— Inutile de vous préciser, chère madame Graham,
poursuivit Robert, que vous êtes responsable de la
restauration des jardins !
— Je te vois venir! s'exclama Moira, espiègle. C'est tout
de même incroyable ce qu'un homme est capable de
faire pour s'épargner quelques malheureux coups de
bêche!
FIN