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7.11.2012 les inrockuptibles 23 22 les inrockuptibles 7.11.2012 La tour de contrôle du Space Port : à ses pieds, un restaurant-diner Q uand un nouveau venu loue un hangar à Mojave, Californie, pour construire un moteur à réaction, le patron de la base, Stuart Witt, lui demande deux choses : quel carburant il utilise (pour éteindre l’incendie en cas d’explosion) et combien de personnes assistent aux tests (il saura ainsi combien de cadavres chercher). C’est tout : “Si vous laissez les gens assumer les risques, ils se débrouillent bien.” Quarante start-up ont décidé de se perdre dans la pampa, au Space Port de Mojave. Elles construisent des fusées low-cost pour développer l’industrie balbutiante du tourisme spatial, et le lancement de satellites. Subventionnées par la Nasa ou des milliardaires de la net économie, elles louent des hangars 5 dollars le mètre carré. Il faut construire vite, fiable, pas cher. Seuls les plus rapides survivront. “C’est ici que le futur s’écrit”, lance Nadir Bagaveyev, 29 ans, ingénieur chez XCOR Aerospace. Au milieu des hangars et des carcasses d’avions. “L’exploration spatiale changera le monde, comme les ordinateurs l’ont fait. Nous sommes comme les premiers ingénieurs en informatique des années 50. On bosse dans des garages…” Rendez-vous dans cinquante ans, semble-t-il conclure sans le dire. Voilà l’état d’esprit de Mojave dans lequel baignent Nadir, ses collègues et leurs patrons. Le jeune homme n’échangerait pour rien au monde son job d’ingénieur de fusées contre un CDI chez Boeing : “Si tu travailles pour des ‘gros’, tu es assigné à des tâches médiocres. Ici, tu imagines toute la fusée, le réservoir, le téléguidage. Pour un ingénieur qui consacre sa vie à l’espace, Mojave est le bon endroit. On est libre, personne ne nous dit quoi faire. Un coin comme ça, en Europe, en Russie, ou ailleurs aux États-Unis, ça n’existe pas.” Natif de Kazan en Russie, Nadir est devenu américain en s’engageant dans l’US Army. Après son service, l’armée l’a naturalisé puis a financé ses études à l’université d’aéronautique de Daytona. Il arrive à Mojave en 2010 pour un stage dans une petite entreprise de design de fusées. Une fois son stage terminé, il toque à la porte d’XCOR Aerospace, entreprise concurrente située juste en face. Depuis, il habite un appartement peu meublé, en bordure de la voie ferrée. Au pied du lit, une biographie de Wernher von Braun et un recueil de conseils d’Andrew Carnegie sur “comment devenir riche”. Au-dessus du frigo vide, des pilules de spiruline. L’ordinateur du salon est fait maison : une carte à puce nue reliée à un écran LCD. Nadir passe le plus clair de son temps chez XCOR. Il y va même parfois la nuit. Il tape un digicode, entre et allume les néons. Le bâtiment s’éclaire, comme une grosse luciole ensablée. À part le ronronnement du transformateur, le silence est total. Les chaises de bureau sont en pagaille, des outils et des feuilles de calcul jonchent le sol. Des masques à gaz sont pendus au mur. L’un d’eux, rose à paillettes, appartient au seul salarié de sexe féminin de cette start-up de trente-cinq employés. Des dizaines de bonbonnes d’azote et d’oxygène liquides luisent parmi d’autres carburants plus mystérieux. Enfin, sous une bâche, on distingue le squelette de la bête sur laquelle bosse toute l’équipe depuis cinq ans : le Lynx. Une navette spatiale biplace qui assurera des vols commerciaux dans l’espace d’ici à 2014, si XCOR tient ses délais. Prix du ticket : 95 000 dollars. Un service que seuls les Russes proposent aujourd’hui avec leur navette Soyouz, pour quelques dizaines de millions d’euros. Le défi, pour XCOR, c’est d’être la première entreprise à construire une fusée à la fois fiable, réutilisable, qui envoie des humains et des satellites dans l’espace à “petit prix”. “La Nasa fait des appels d’offres à des compagnies comme nous, explique Nadir. Parce que nous, on fait plus avec moins. Pendant la guerre froide, on pouvait construire des roquettes pour exploser l’ennemi sans contrainte de budget. Aujourd’hui tout a changé. Il faut être rentable, lancer la roquette, la faire revenir sans perdre un étage en route. Juste remettre du carburant.” Un mythe veut que la Nasa, pendant la guerre froide, ait fait un appel d’offres d’un million de dollars pour un stylo-bille révolutionnaire qui fonctionnerait même en apesanteur. De leur côté, les Russes avaient trouvé la parade : un crayon à papier. L’anecdote, bien qu’infondée, résume l’état d’esprit soviétique, qui se rapproche de la réalité de Mojave. Paradoxe : la nouvelle tête de pont du capitalisme spatial paraît bien plus proche de Baïkonour, la station russe, pour son obsession du budget serré, que de la Nasa : “Pour développer le tourisme spatial, il faut aller au moins cher et en même temps être archi fiable.” Avec sa petite fusée quadrimoteur faite maison, XCOR est une entreprise de taille respectable à l’échelle de Mojave. Mais on trouve plus spectaculaire dans le désert, comme le projet Stratolaunch. Avec 117 mètres d’envergure, ce sera le plus large avion jamais construit par l’homme. On l’appelle aussi “Birdzilla”. Son entrepôt est deux kilomètres à l’écart, protégé par des barbelés. Les échafaudages sont assez hauts pour contenir la chapelle Sixtine. Birdzilla emportera une fusée qu’il lâchera en plein vol, à haute altitude, pour qu’elle rejoigne l’espace. Le système D prévaut là aussi. L’oiseau sera construit à partir de deux Boeing 747 d’occasion qui patientent sur le tarmac du spatioport. Les projets sont en partie financés par des milliardaires de la Silicon Valley. La proximité est autant géographique (San Francisco est à trois heures de route) que dans l’esprit pionnier. L’espace est une nouvelle frontière, risquée et excitante. Le chantier Birdzilla est financé par Paul Allen, cofondateur de Microsoft, et des investisseurs d’Abou Dhabi. Derrière Masten Space, autre start-up de Mojave, se cache un ancien de Cisco, Dave Masten. Jeff Greason, fondateur d’XCOR, a travaillé dix ans pour Intel, jusqu’en 1997. Il ne se voyait pas “passer (sa) vie à faire passer Intel de 85 à 90 % de parts de marché”. Il a démissionné et placé ses économies dans XCOR. Sans parler d’Elon Musk, fondateur de Paypal, dont SpaceX a réussi à arrimer une fusée à la Station spatiale internationale (ISS) au printemps. Elon Musk ne cache plus que son but final est d’envoyer l’homme sur Mars avant 2050. Le désert propose peu de distractions, comparé à L.A. ou San Francisco. On est entre hommes à Mojave et seul s’élève un pub, fréquenté “par des alcooliques locaux pas très fun”. Alors, peu après son arrivée, Nadir a cofondé un club, le Mojave Makers. Les ingénieurs peuvent s’y retrouver pour boire quelques bières et expérimenter des projets personnels, armés de leur QI de 160. Un collègue de Nadir transplante un moteur électrique dans une Volkswagen Karmann. Un autre fabrique un planeur, dont chaque pièce est réalisée avec une imprimante 3D. Nadir, lui, construit un drone. Ce soir, il n’y a personne. L’ingénieur fume une clope et médite dans le garage. Comme Elon Musk, il pense que la colonisation d’une planète comme Mars n’est pas un futur possible, mais une fatalité : une question de décennies, et de quelques volontés individuelles. Puis il ouvre une porte du hangar et oriente le canapé – une rangée de vieux sièges d’Airbus – vers la Voie lactée. “C’est souvent là que je me pose quand j’ai fini mon business ; je regarde les étoiles, c’est là qu’on ira tous.” texte et photo Maxime Robin retrouvez ce reportage en photos sur inrocks66.tumblr.com space invaders Route 66, mile 2083. À Mojave, fini les fleurs dans les cheveux et les étés de l’amour, le rêve californien a la tête dans les étoiles. Quarante start-up fabriquent des fusées destinées au tourisme spatial et à la conquête de Mars. obama romney 5 5 Hangars, barbelés et carcasses d’avions : le décor typique du Space Port de Mojave Nadir Bagaveyev, 29 ans, ingénieur chez XCOR. Il a lui-même construit ce drone

Space Invaders

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Dans un désert de Californie, des start-ups réinventent la conquête spatiale. Prix de location des hangars : 5$ le mètre carré.

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Page 1: Space Invaders

7.11.2012 les inrockuptibles 2322 les inrockuptibles 7.11.2012

La tour de contrôle du Space Port : à ses pieds, un restaurant-diner

Quand un nouveau venu loue un hangar à Mojave, Californie, pour construire un moteur à réaction, le patron de la base, Stuart Witt, lui demande deux choses : quel carburant il utilise (pour éteindre

l’incendie en cas d’explosion) et combien de personnes assistent aux tests (il saura ainsi combien de cadavres chercher). C’est tout : “Si vous laissez les gens assumer les risques, ils se débrouillent bien.”

Quarante start-up ont décidé de se perdre dans la pampa, au Space Port de Mojave. Elles construisent des fusées low-cost pour développer l’industrie balbutiante du tourisme spatial, et le lancement de satellites. Subventionnées par la Nasa ou des milliardaires de la net économie, elles louent des hangars 5 dollars le mètre carré. Il faut construire vite, fiable, pas cher. Seuls les plus rapides survivront. “C’est ici que le futur s’écrit”, lance Nadir Bagaveyev, 29 ans, ingénieur chez XCOR Aerospace. Au milieu des hangars et des carcasses d’avions. “L’exploration spatiale changera le monde, comme les ordinateurs l’ont fait. Nous sommes comme les premiers ingénieurs en informatique des années 50. On bosse dans des garages…” Rendez-vous dans cinquante ans, semble-t-il conclure sans

le dire. Voilà l’état d’esprit de Mojave dans lequel baignent Nadir, ses collègues et leurs patrons. Le jeune homme n’échangerait pour rien au monde son job d’ingénieur de fusées contre un CDI chez Boeing : “Si tu travailles pour des ‘gros’, tu es assigné à des tâches médiocres. Ici, tu imagines toute la fusée, le réservoir, le téléguidage. Pour un ingénieur qui consacre sa vie à l’espace, Mojave est le bon endroit. On est libre, personne ne nous dit quoi faire. Un coin comme ça, en Europe, en Russie, ou ailleurs aux États-Unis, ça n’existe pas.”

Natif de Kazan en Russie, Nadir est devenu américain en s’engageant dans l’US Army. Après son service, l’armée l’a naturalisé puis a financé ses études à l’université d’aéronautique de Daytona. Il arrive à Mojave en 2010 pour un stage dans une petite entreprise de design de fusées. Une fois son stage terminé, il toque à la porte d’XCOR Aerospace, entreprise concurrente située juste en face. Depuis, il habite un appartement peu meublé, en bordure de la voie ferrée. Au pied du lit, une biographie de Wernher von Braun et un recueil de conseils d’Andrew Carnegie sur “comment devenir riche”. Au-dessus du frigo vide, des pilules de spiruline. L’ordinateur du salon est fait maison : une carte à puce nue reliée à un écran LCD.

Nadir passe le plus clair de son temps chez XCOR. Il y va même parfois la nuit. Il tape un digicode, entre et allume les néons. Le bâtiment s’éclaire, comme une grosse luciole ensablée. À part le ronronnement du transformateur, le silence est total. Les chaises de bureau sont en pagaille, des outils et des feuilles de calcul jonchent le sol. Des masques à gaz sont pendus au mur. L’un d’eux, rose à paillettes, appartient au seul salarié de sexe féminin de cette start-up de trente-cinq employés.

Des dizaines de bonbonnes d’azote et d’oxygène liquides luisent parmi d’autres carburants plus mystérieux. Enfin, sous une bâche, on distingue le squelette de la bête sur laquelle bosse toute l’équipe depuis cinq ans : le Lynx. Une navette spatiale biplace qui assurera des vols commerciaux dans l’espace d’ici à 2014, si XCOR tient ses délais. Prix du ticket : 95 000 dollars. Un service que seuls les Russes proposent aujourd’hui avec leur navette Soyouz, pour quelques dizaines de millions d’euros. Le défi, pour XCOR, c’est d’être la première entreprise à construire une fusée à la fois fiable, réutilisable, qui envoie des humains et des satellites dans l’espace à “petit prix”. “La Nasa fait des appels d’offres à des compagnies comme nous, explique Nadir. Parce que nous,

on fait plus avec moins. Pendant la guerre froide, on pouvait construire des roquettes pour exploser l’ennemi sans contrainte de budget. Aujourd’hui tout a changé. Il faut être rentable, lancer la roquette, la faire revenir sans perdre un étage en route. Juste remettre du carburant.”

Un mythe veut que la Nasa, pendant la guerre froide, ait fait un appel d’offres d’un million de dollars pour un stylo-bille révolutionnaire qui fonctionnerait même en apesanteur. De leur côté, les Russes avaient trouvé la parade : un crayon à papier. L’anecdote, bien qu’infondée, résume l’état d’esprit soviétique, qui se rapproche de la réalité de Mojave. Paradoxe : la nouvelle tête de pont du capitalisme spatial paraît bien plus proche de Baïkonour, la station russe, pour son obsession du budget serré, que de la Nasa : “Pour développer le tourisme spatial, il faut aller au moins cher et en même temps être archi fiable.”

Avec sa petite fusée quadrimoteur faite maison, XCOR est une entreprise de taille respectable à l’échelle de Mojave. Mais on trouve plus spectaculaire dans le désert, comme le projet Stratolaunch. Avec 117 mètres d’envergure, ce sera le plus large avion jamais construit par l’homme. On l’appelle aussi “Birdzilla”. Son entrepôt

est deux kilomètres à l’écart, protégé par des barbelés. Les échafaudages sont assez hauts pour contenir la chapelle Sixtine. Birdzilla emportera une fusée qu’il lâchera en plein vol, à haute altitude, pour qu’elle rejoigne l’espace. Le système D prévaut là aussi. L’oiseau sera construit à partir de deux Boeing 747 d’occasion qui patientent sur le tarmac du spatioport.

Les projets sont en partie financés par des milliardaires de la Silicon Valley. La proximité est autant géographique (San Francisco est à trois heures de route) que dans l’esprit pionnier. L’espace est une nouvelle frontière, risquée et excitante. Le chantier Birdzilla est financé par Paul Allen, cofondateur de Microsoft, et des investisseurs d’Abou Dhabi. Derrière Masten Space, autre start-up de Mojave, se cache un ancien de Cisco, Dave Masten. Jeff Greason, fondateur d’XCOR, a travaillé dix ans pour Intel, jusqu’en 1997. Il ne se voyait pas “passer (sa) vie à faire passer Intel de 85 à 90 % de parts de marché”. Il a démissionné et placé ses économies dans XCOR. Sans parler d’Elon Musk, fondateur de Paypal, dont SpaceX a réussi à arrimer une fusée à la Station spatiale internationale (ISS) au printemps. Elon Musk ne cache plus que son but final est d’envoyer l’homme sur Mars avant 2050.

Le désert propose peu de distractions, comparé à L.A. ou San Francisco. On est entre hommes à Mojave et seul s’élève un pub, fréquenté “par des alcooliques locaux pas très fun”. Alors, peu après son arrivée, Nadir a cofondé un club, le Mojave Makers. Les ingénieurs peuvent s’y retrouver pour boire quelques bières et expérimenter des projets personnels, armés de leur QI de 160.

Un collègue de Nadir transplante un moteur électrique dans une Volkswagen Karmann. Un autre fabrique un planeur, dont chaque pièce est réalisée avec une imprimante 3D. Nadir, lui, construit un drone. Ce soir, il n’y a personne. L’ingénieur fume une clope et médite dans le garage. Comme Elon Musk, il pense que la colonisation d’une planète comme Mars n’est pas un futur possible, mais une fatalité : une question de décennies, et de quelques volontés individuelles. Puis il ouvre une porte du hangar et oriente le canapé – une rangée de vieux sièges d’Airbus – vers la Voie lactée. “C’est souvent là que je me pose quand j’ai fini mon business ; je regarde les étoiles, c’est là qu’on ira tous.” texte et photo Maxime Robin

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space invaders Route 66, mile 2083. À Mojave, fini les fleurs dans les cheveux et les étés de l’amour, le rêve californien a la tête dans les étoiles. Quarante start-up fabriquent des fusées destinées au tourisme spatial et à la conquête de Mars.

obama

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Hangars, barbelés et carcasses d’avions : le décor typique du Space Port de Mojave

Nadir Bagaveyev, 29 ans, ingénieur chez XCOR. Il a lui-même construit ce drone