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SPÉCIAL L’HISTOIRE N°349 JANVIER 2010 46 L’AUTEUR Professeur à l’université Paris-I, historien de l’économie, Jacques Marseille vient de publier L’Argent des Français. Les chiffres et les mythes (Perrin, 2009) et L’Oréal, 1909-2009 (Perrin, 2009). L e paradoxe de la pauvreté* moderne est qu’elle naît avec la révolution de l’abondance. De 1820 à nos jours, en monnaie constante, le pouvoir d’achat des habitants de l’Europe occi- dentale a été multiplié par 20, l’espérance de vie à la naissance s’est accrue de plus de 40 ans et les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres ont été divisées par 6. Pourtant, la pauvreté n’a pas disparu et, manifeste- ment, les gens ne sont pas plus heureux. Cette histoire du progrès est même vue par certains économistes et sans doute par une large majorité de l’opinion comme une « addiction à la croissance » 1 qui n’a fait que multi- plier les frustrations et vouer la planète aux effets désastreux d’une civilisation matérielle dévorante. Finalement, comme l’a montré en 1974 l’écono- miste Richard Easterlin en s’appuyant sur de nom- breuses enquêtes, les sociétés riches ne sont pas plus heureuses que les sociétés pauvres. DU COTON ET DES PAUVRES Cette vision tragique de la pauvreté moderne naît en fait dans les années 1820-1840 au moment où se font sentir en Europe les premiers effets de la révolution industrielle amorcée en Grande- Bretagne dans les années 1770-1780. Une révo- lution économique immédiatement comparée par les contemporains à la Révolution française sur le plan politique. « Tandis que la Révolution fran- çaise faisait ses expériences sociales sur un volcan, écrivait en 1837 Adolphe Blanqui (aîné) dans son Histoire de l’économie politique en Europe, l’Angleterre commençait les siennes sur le terrain de l’industrie. La fin du XVIII e siècle y était signalée par des dé- couvertes admirables destinées à changer la face du monde et à accroître d’une manière ines- pérée la puissance de leurs inventeurs. » Mais cette révolution de la modernité était im- médiatement accusée aussi de fabriquer de « nou- veaux » pauvres. Adolphe Blanqui, toujours lui, poursuivait en ces termes : « La génération contem- poraine, plus occupée de recueillir les profits de ces conquêtes que d’en rechercher les causes, ne paraît pas avoir apprécié à leur juste valeur les embarras qu’elles traînaient à leur suite. Cette transformation du travail patriarcal en féodalité industrielle, où l’ouvrier, nouveau serf de l’atelier, semble attaché à la glèbe du salaire, n’alarmait point les producteurs La pauvreté a longtemps été le lot commun de la quasi-totalité de la population. Avec la révolution industrielle du xix e siècle apparaît une grande misère ouvrière que philanthropes et réformateurs se mettent à dénoncer. Avec cette question : comment y mettre fin ? Comment la pauvreté est devenue un scandale Par Jacques Marseille Une vision tragique de la misère moderne PARIS, MUSéE DU PETIT PALAIS/ROGER-VIOLLET

spécial Comment la pauvreté est devenue un scandale · La fin du xviii e siècle y était signalée par des dé- ... Cohen, La Prospérité du vice. Une introduction ... fait observer

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L’ H i s t o i r e N ° 3 4 9 j a N v i e r 2 0 1 0 46

l’auteurProfesseur à l’université Paris-i, historien de l’économie, jacques Marseille vient de publier L’Argent des Français. Les chiffres et les mythes (Perrin, 2009) et L’Oréal, 1909-2009 (Perrin, 2009).

Le paradoxe de la pauvreté* moderne est qu’elle naît avec la révolution de l’abondance. De 1820 à nos jours, en monnaie constante,

le pouvoir d’achat des habitants de l’europe occi-dentale a été multiplié par 20, l’espérance de vie à la naissance s’est accrue de plus de 40 ans et les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres ont été divisées par 6. Pourtant, la pauvreté n’a pas disparu et, manifeste-ment, les gens ne sont pas plus heureux. Cette histoire du progrès est même vue par certains économistes et sans doute par une large majorité de l’opinion comme une « addiction à la croissance »1 qui n’a fait que multi-plier les frustrations et vouer la planète aux effets désastreux d’une civilisation matérielle dévorante. Finalement, comme l’a montré en 1974 l’écono-miste richard easterlin en s’appuyant sur de nom-breuses enquêtes, les sociétés riches ne sont pas plus heureuses que les sociétés pauvres.

Du coton et Des pauvresCette vision tragique de la pauvreté moderne

naît en fait dans les années 1820-1840 au moment où se font sentir en europe les premiers effets de

la révolution industrielle amorcée en Grande-Bretagne dans les années 1770-1780. Une révo-lution économique immédiatement comparée par les contemporains à la révolution française sur le plan politique. « Tandis que la Révolution fran-çaise faisait ses expériences sociales sur un volcan,

écrivait en 1837 adolphe Blanqui (aîné) dans son Histoire de l’économie politique en Europe, l’Angleterre commençait les siennes sur le terrain de l’industrie. La fin du xviiie siècle y était signalée par des dé-couvertes admirables destinées à changer

la face du monde et à accroître d’une manière ines-pérée la puissance de leurs inventeurs. »

Mais cette révolution de la modernité était im-médiatement accusée aussi de fabriquer de « nou-veaux » pauvres. adolphe Blanqui, toujours lui, poursuivait en ces termes : « La génération contem-poraine, plus occupée de recueillir les profits de ces conquêtes que d’en rechercher les causes, ne paraît pas avoir apprécié à leur juste valeur les embarras qu’elles traînaient à leur suite. Cette transformation du travail patriarcal en féodalité industrielle, où l’ouvrier, nouveau serf de l’atelier, semble attaché à la glèbe du salaire, n’alarmait point les producteurs

La pauvreté a longtemps été le lot commun de la quasi-totalité de la population. avec la révolution industrielle du xixe siècle apparaît

une grande misère ouvrière que philanthropes et réformateurs se mettent à dénoncer. avec cette question : comment y mettre fin ?

Comment la pauvreté est devenue un scandale

Par Jacques Marseille

Une vision tragique de

la misère moderne

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Les expulsésTableau de Fernand Pelez (1883), peintre des humbles (Paris, Petit Palais).

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notes* Cf. lexique, p. 92.1. D. Cohen, La Prospérité du vice. Une introduction (inquiète) à l’économie, albin Michel, 2009, p. 17.

anglais, quoiqu’elle eût un caractère de soudaineté bien capable de troubler leurs habitudes. Ils étaient loin de prévoir que les machines leur apporteraient tant de puissance et tant de soucis. Le paupérisme ne leur apparaissait pas encore sous les formes mena-çantes qu’il a revêtues depuis, et les métiers mécani-ques n’avaient pas développé cette puissance de tra-vail qui devait être momentanément si fatale à tant de travailleurs. »

« Paupérisme* », ce néologisme d’origine an-glaise, entré dans le vocabulaire français en 1822, associait ainsi les deux « embarras » de la moder-nité, la pauvreté des hommes et la surabondance

des biens. émile Laurent, un observateur éclairé de son temps, les résumait par cette boutade bri-tannique : « Une manufacture est une invention pour fabriquer deux articles : du coton et des pauvres » (Le Paupérisme et les associations de prévoyance, 1865). et alban de villeneuve-Bargemont, instruit par son expérience de préfet du Nord, écrivait en 1834 : « L’on a pu établir cet axiome qui, malgré son apparence paradoxale n’en est pas moins vrai, que plus un pays possède d’entrepreneurs riches, plus il renferme d’ouvriers pauvres. »

Ce qui, pour eux, caractérisait la pauvreté « mo-derne », c’était le fait que la nouvelle féodalité indus-trielle asservissait sans pitié ceux qui travaillaient pour elle alors que la féodalité ancienne garantis-sait la survie des hommes qui lui étaient attachés. il y avait beaucoup de « pauvres » dans l’ancien ré-gime agricole, mais cette pauvreté aux contours mal définis était le lot quotidien d’une économie et d’une société si dépendantes des calamités na-

turelles et de la démographie qu’il était bien difficile de distin-guer les « pauvres » de l’immense population des manœuvriers et des journaliers dont l’existence était tout aussi précaire. a tel point que la correspondance des députés du tiers état qui se rendent à Paris en 1789 ne fait

aucune mention des pauvres. jusqu’au xviiie siè-cle, le revenu moyen des habitants de la planète est en effet resté stagnant. Le niveau de vie d’un esclave romain, fait observer l’économiste Daniel Cohen, n’était pas significativement différent de celui d’un paysan du Languedoc au xviie siècle ou d’un ouvrier de la grande industrie au début du xixe. L’examen des squelettes montre aussi que les conditions matérielles mesurées par la taille ne de-vaient pas être très différentes à l’époque des chas-seurs-cueilleurs et à l’aube du xixe siècle.

De fait, la première moitié du xixe siècle semble vérifier la « loi d’airain » popularisée vers 1850 par Ferdinand Lassalle selon laquelle le salaire moyen ne peut pas dépasser le minimum vital nécessaire, loi qu’avait déjà énoncée turgot en 1766 dans ses Réflexions sur la formation et la distribution des ri-chesses : « Le salaire de l’ouvrier, écrivait-il, est borné par la concurrence entre les ouvriers à sa subsis-tance. Le simple ouvrier, qui n’a que ses bras et son industrie n’a rien qu’autant qu’il parvient à vendre à d’autres sa peine. Il la vend plus ou moins cher, mais ce prix plus ou moins haut ne dépend pas de lui seul, il résulte de l’accord avec celui qui paie son travail. Celui-ci le paie le moins cher qu’il peut ; comme il a le choix entre un grand nombre d’ouvriers, il préfère celui qui travaille au meilleur marché. Les ouvriers sont donc obligés de baisser le prix à l’envi les uns des

L’alerte sur la situa-tion des ouvriers a été

donné par les médecins. Louis rené villermé effec-tua ainsi une grande enquête sur les conditions de vie de la classe ouvrière dans les années 1830. « Les seuls ateliers de Mulhouse comptaient, en 1835, plus de 5 000 ouvriers logés dans les villages envi-ronnants. Ces ouvriers sont les moins bien rétribués. ils se composent principalement de pauvres familles chargées d’enfants en bas âge, et ve-nues de tous côtés, quand

l’industrie n’était pas en souffrance, s’établir en alsace, pour y louer leurs bras aux manufactures. il faut les voir arriver cha-que matin en ville et en partir chaque soir. il y a, parmi eux, une multitude de femmes pâles, maigres, marchant pieds nus au milieu de la boue, et qui, faute de parapluie, portent ren-versé sur la tête, lorsqu’il pleut, leur tablier ou leur jupon de dessus, pour se préserver la figure et le cou, et un nombre en-core plus considérable de jeunes enfants non moins sales, non moins hâves, couverts de haillons tout gras de l’huile des mé-tiers, tombée sur eux pendant qu’ils travaillent. Ces derniers, mieux préservés de la pluie par l’imperméabilité de leurs vê-tements, n’ont pas même au bras, comme les femmes dont on vient de parler, un panier où sont les provisions pour la jour-née ; mais ils portent à la main ou cachent sous leur veste, ou comme ils le peuvent, le morceau de pain qui doit les nourrir jusqu’à l’heure de leur rentrée à la maison. »

Extrait du tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures

de coton, de laine et de soie, 1840.

« Il faut les voir… »

Le salaire moyen ne peut pas dépasser le minimum vital nécessaire

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autres. En tout genre de travail, il doit arriver et il arrive que le sa-laire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance. »

reprise au début du xixe siè-cle par l’économiste anglais ricardo qui affirmait que, « dans l’avancement naturel des sociétés, les salaires tendront à baisser en tant qu’ils sont réglés par l’offre et la demande ; car le nombre des ouvriers continuera à s’accroître dans une progression un peu plus rapide que la demande de main-d’œuvre », cette « loi d’airain » est théorisée par Marx qui va faire de la misère ouvrière non seule-ment une conséquence inélucta-ble du système capitaliste qui se met en place mais l’élément in-dispensable de son « bon » fonc-tionnement. Comme l’écrira Lénine dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, en 1916, « tant que le capitalisme reste le capitalisme, l’excédent de capitaux est consacré, non pas à élever le niveau de vie des masses dans un pays donné, car il en ré-sulterait une diminution des pro-fits pour les capitalistes, mais à

ami de Marx, le philosophe allemand engels observe les ouvriers de Manchester.

« Pour résumer le résultat de nos promenades à travers ces localités, nous dirons que la quasi-totalité des 350 000 ouvriers de Manchester et de sa banlieue habite dans des cottages en mauvais état, humides et sales ; que les rues qu’ils prennent sont le plus souvent dans le plus déplorable état et extrêmement malpro-pres, et qu’elles ont été construites sans le moindre souci de l’aération, avec l’unique pré-occupation du plus grand profit possible pour le constructeur ; en un mot, que dans les loge-ments ouvriers de Manchester il n’y a pas de propreté, pas de confort, et donc pas de vie de famille possibles ; que seule une race déshuma-nisée, dégradée, rabaissée à un niveau bestial, tant du point de vue intellectuel que du point de vue moral, physiquement morbide, peut

s’y sentir à l’aise et s’y retrouver chez soi. […]» Le prolétaire qui n’a que ses deux bras, qui mange aujourd’hui ce qu’il a gagné hier, qui dé-pend du moindre hasard, qui n’a pas la moin-dre garantie qu’il aura la capacité d’acquérir les denrées les plus indispensables – chaque crise, le moindre caprice de son patron peut faire de lui un chômeur – le prolétaire est placé dans la situation la plus inhumaine qu’être hu-main puisse imaginer. L’existence de l’esclave est au moins assurée par l’intérêt de son maî-tre, le serf a au moins un lopin de terre qui le fait vivre, tous deux ont au moins la garantie de pouvoir subsister, mais le prolétaire, lui, est à la fois réduit à lui-même, et mis hors d’état d’uti-liser ses forces de telle sorte qu’il puisse comp-ter sur elles. »

Extrait de La situation de la classe laborieuse en angleterre, 1845.

engels : « pire qu’un esclave »r

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Le Londres de Gustave DoréEn 1868, le graveur Gustave Doré se rend à Londres et y découvre la misère du peuple ; il tire de son séjour une série de xylographies d’un saisissant réalisme social (une rue de londres, d’après Doré, BNF).

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en 1856, l’ingénieur Frédéric Le Play fonde la société internationale des études pratiques

d’économie sociale. s’entourant d’ingénieurs des Mines comme lui, mais aussi d’instituteurs, pas-teurs, médecins, il initie des enquêtes très minu-tieuses sur les ouvriers fondées sur l’observation de terrain et l’évaluation quantitative du bud-get. il en résulte une série de monographies, pu-bliées à partir de 1857 et poursuivies après sa mort jusqu’en 1885 : charpentier de Paris, pêcheur de saint-sébastien en espagne, menuisier de tanger, mulâtre affranchi de la réunion… Une de ces mo-nographies est consacrée à une lingère de Lille « d’après les renseignements recueillis sur les lieux en juillet 1858 par M. L. Auvray, traducteur du minis-tère de la Marine ». extraits.« L’ouvrière a été séduite par un ouvrier serrurier. il est résulté de cette union un enfant du sexe mas-culin. […] L’ouvrière a de l’intelligence, de l’esprit, un dévouement inaltérable pour son enfant et un fond de gaieté qui l’abandonne rarement. son heu-reux caractère lui fait supporter aisément ses souf-frances physiques. Dans l’hiver, lorsqu’elle est sans feu et n’a pour passer la nuit sur son grabat qu’une simple couverture de coton gris, elle entasse ses vêtements sur l’enfant pour le garantir du froid. sa conduite n’a pas toujours été pure ; mais les circonstances dans lesquelles la malheureuse fille a succombé, les souffrances morales et physiques

qu’elle a endurées, son dévouement pour son en-fant, semblent devoir racheter sa faute. […]» jusqu’à l’âge de 8 ans, époque où elle a perdu son père, elle est allée à l’école ; elle sait passable-ment lire, mais elle ne sait pas écrire. […] tout en elle annonce une constitution affaiblie par les pri-vations, l’excès de travail et les souffrances physi-ques. […] son enfant est pâle, maigre, et toute sa constitution est empreinte de débilité. […] L’état de mère fille la place au dernier rang de la société : elle rencontre peu de sympathie et de pitié. […] » L’ouvrière peine à suffire aux premières nécessi-tés de la vie. son salaire est ordinairement absorbé d’avance par de petites dettes contractées envers les fournisseurs. son matériel : 12 aiguilles diver-ses (0,15 F) ; 1 paire de ciseaux (0,50 F) ; 1 pelote de coton (0,15 F) ; 1 dé à coudre (0,15 F). total, 0,95 F. La plus importante subvention dont profite l’ouvrière consiste dans le paiement de son loyer par un de ses frères. […] Un couple de chemises lui sont données annuellement par son patron, et des vêtements hors de service, qu’une personne bienfaisante lui envoie de temps à autre, servent à habiller l’enfant. […] tout le travail de l’ouvrière est exécuté chez elle, au compte d’un patron, et à la pièce. L’ouvrière monte des chemises d’hom-mes ou tire des fils [ce qui] n’est confié dans les ateliers qu’aux meilleures ouvrières ; c’est le tra-vail le plus fatiguant, mais aussi le mieux rétribué. avec la couture qui forme les plis des devants, le tirage des fils est payé, à Lille, à raison de 3,50 F

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Précarité des femmesla repasseuse, fusain d’Edgar Degas, 1869 (Paris, musée d’Orsay).

une vie dePlongée dans l’existence d’une lingère

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1850-1913 : le salaire ouvrier double

Si la révolution industrielle, au xixe siècle, a fait naître une classe laborieuse qui

semble condamnée à la pauvreté, celle-ci recule en France à partir des années 1850.

augmenter ces profits par l’exportation des capi-taux à l’étranger, dans les pays sous-développés ».

Une condamnation inexorable des tra-vailleurs à la pauvreté qui marquait bien la rup-ture avec la pauvreté ancienne. Dans les socié-tés rurales, la manifestation la plus inquiétante de la pauvreté était la mendicité, produit de la détresse rurale et urbaine. avec la révolution industrielle se développe la pauvreté « labo-rieuse », c’est-à-dire celle de gens qui, tout en ayant un travail, ne peuvent subvenir à leurs be-soins matériels et humains. Les working poors, bien qu’engagés par leur travail dans le sys-tème économique, vivotent sous le minimum nécessaire à l’existence. La première moitié du xixe siècle a pu faire croire à la réalité de cette malédiction. Le tableau que les philanthropes et les réformateurs de cette époque mirent sous les yeux des lecteurs était effroyable. Mal logées, mal nourries, mal payées les classes « labo-

rieuses » n’avaient jamais été autant soumises à la brutalité de patrons saisis par la fièvre du profit. Le tableau dressé par le médecin villermé, pionnier des études sociales, de l’état physique et moral des ouvriers de Mulhouse en 1840 est particulièrement sai-sissant (cf. p. 48).

Les chiffres du salaire des ouvriers recensés par olivier Marchand et Claude thélot2 confir-ment l’ampleur de cette pauvreté moderne. en 1846, le salaire annuel d’un ouvrier en monnaie constante (c’est-à-dire en pouvoir d’achat) est inférieur à ce qu’il était en 1826 (107 euros de 2008 contre 123 euros). Les sociétés industriel-les ne pouvaient ainsi prospérer que sur la pau-périsation des plus faibles.

l’extInctIon Du paupérIsmeau milieu du xixe siècle, il fallait vrai-

ment faire preuve d’optimisme pour croire comme l’économiste libéral Frédéric Bastiat que « l’invincible tendance sociale est une ap-proximation constante des hommes vers un com-mun niveau physique, intellectuel et moral, en même temps qu’une élévation progressive et indé-finie de ce niveau ».

et, pourtant, c’est bien à partir des an-nées 1850 que s’amorce le recul de la pauvreté, sinon l’extinction du paupérisme. en France, le salaire moyen annuel ouvrier en francs cou-rants fait plus que doubler entre 1846 et 1913 (cf. ci-dessus). Une hausse de 1,3 % par an du pouvoir d’achat ouvrier égale à celle du revenu moyen des Français au cours des vingt derniè-

les 100 plis. […] Le temps nécessaire pour tirer les fils et coudre 100 plis est au moins de 20 heu-res de travail. L’ouvrière, consacrant 10 heures par jour à sa besogne, gagne donc 1,75 F quotidien-nement ; mais il y a lieu de déduire un quart de produit pour chômages résultant des déplace-ments et des maladies. […]» L’ouvrière et son enfant font généralement qua-tre repas par jour. Le déjeuner, à 8 heures du ma-tin, se compose d’un peu de pain légèrement beurré qu’ils trempent dans du lait pur ou coupé d’eau de chicorée. Le dîner, qui a lieu à midi pré-cis, consiste en pain et légumes (le plus souvent des pommes de terre) auxquels s’ajoute parfois un peu de viande. autant que possible l’ouvrière met le pot-au-feu deux fois par semaine, mais avec des morceaux de viande de qualité inférieure […]. Le goûter, vers 4 heures du soir, ne comporte qu’une tartine, longue et mince tranche de pain légèrement beurrée. enfin le souper, qui se prend ordinairement à 8 heures du soir, se compose, comme le déjeuner, de pain trempé dans du lait pur ou mélangé. L’ouvrière ne consomme aucune boisson fermentée. […]» L’ouvrière habite à Lille une seule pièce. […] La surface totale de la pièce est de 10 mètres. […] Les murs sont absolument nus. il n’y a point de cheminée ; celle-ci est remplacée par un poêle. […] Le mobilier a l’aspect le plus triste. […] Les meilleurs vêtements de l’ouvrière sont engagés au mont-de-piété. »

Des classes laborieuses soumises comme jamais à la brutalité des patrons

lingère de Lille au milieu du xixe siècle.

note2. o. Marchand, C. thélot, Le Travail en France. 1800-2000, Nathan, 1997, p. 241. Le salaire annuel moyen d’un ouvrier en francs de l’époque était de 570 francs en 1851 et de 651 francs en 1826. Comparer les chiffres en longue durée est la question la plus redoutable posée aux historiens économistes. Les chiffres donnés ici ne doivent être considérés que comme un moyen parmi d’autres d’évaluer l’évolution du pouvoir d’achat pour une période déterminée.

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150 ans de lutte contre la misère

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ils ont fait

res années ! et surtout de 1,7 % de 1846 à 1872, pendant ce qu’il faut bien appeler les « trente glo-rieuses » du xixe siècle.

Un mouvement qu’ont bien perçu les contem-porains. en 1907, citant une étude de l’académie des sciences morales et politiques, le statisticien émile Levasseur estime que le salaire nominal moyen des ouvriers agricoles aurait augmenté de 100 % entre 1850 et 1907. en 1903, l’économiste Camille Colson calcule que le salaire d’un domes-tique (logement et nourriture inclus) est passé de 370 francs en 1866 à 840 francs en 1894. or, de 1866 à 1903, le produit intérieur brut (PiB) n’a augmenté que de 30 %3. La hausse des salaires les plus bas a donc dépassé nettement celle du PiB. ainsi, selon les travaux de Christian Morrisson et Wayne sayder, le rapport entre le revenu moyen des 10 % des Français les plus riches et celui des 10 % les plus pauvres serait passé de 1 à 19 en 1780 à 1 à 10,8 en 18904. Marx avait tort de douter de l’économie de marché et zola était un meilleur romancier qu’un observa-teur éclairé de son temps.

Même s’il faut tenir compte d’une conjoncture économique favorable à la suite de la découverte en 1848-1850 des mines d’or en Californie et en australie, cette réduction manifeste de la pauvreté n’est pas non plus sans lien avec la politique volon-tariste de Napoléon iii. alors qu’il était détenu à la forteresse de Ham (en Picardie), celui qui n’était encore que Louis Napoléon Bonaparte avait ré-digé en 1844 L’Extinction du paupérisme dans la-quelle il écrivait, comme villermé, que « l’indus-

trie, cette source de richesse, n’a aujourd’hui ni règle, ni organisation, ni but ». arrivé au pouvoir, l’empe-reur mit bien en place des institutions destinées à combattre l’extrême pauvreté. il s’intéressa au fi-nancement du logement ouvrier, au sort des or-phelins, à la distribution de vivres aux plus né-cessiteux sous la forme de ce qu’on appelait alors les « fourneaux économiques » qui anticipent les « restos du cœur » et à la réglementation du mont-de-piété* pour protéger de l’usure tous ceux qui, pour survivre, étaient contraints d’engager leurs maigres avoirs. en vingt ans, la consommation de viande de boucherie s’accrut de 40 % dans les mi-lieux ruraux et celle de sucre passa de 3,3 à 7,2 kg

par habitant. C’est pour ne pas laisser à l’état le bé-

néfice exclusif de cette politique sociale et aussi par conviction chrétienne que de nombreux industriels s’engagèrent également, à l’image des Wendel, des

schneider, des Dollfus ou des de Dietrich, dans la réalisation de logements et d’équipements réser-vés aux salariés de la firme, dans des caisses de se-cours mutuel, des systèmes de retraite, des écoles, dans la construction et la mise à disposition d’hô-pitaux, de maisons d’alimentation et de bibliothè-ques. au Creusot, à styring-Wendel ou à Guise, ces patrons paternalistes mirent en place un sys-tème de protection sociale destiné à garantir les travailleurs contre les risques de l’existence5.

ils suivaient l’enseignement de Frédéric Le Play, le fondateur en 1856 de la société d’écono-mie sociale, auteur de nombreuses études pour le gouvernement de Napoléon iii. Cet ingénieur des

le play l’observateur Cet ingénieur s’est fait sociologue pour dénoncer la misère ouvrière à travers des enquêtes sur le terrain. Il prône la « réforme sociale », seule solution selon lui contre le désordre.

l’empereur social

C’est à un futur empereur

que l’on doit en 1844 l’essai

l’extinction du paupérisme.

Au pouvoir, Napoléon III va tenter de lutter

contre la misère à travers le

logement social ou la distribution

de vivres.

On consomme deux fois

plus de sucre en vingt ans

1883-1889 : création en Allemagne du premier système d’assurances sociales.

1898 : loi assurant la protection contre les accidents du travail en France.

1908 : pensions pour les vieillards indigents en Grande-Bretagne.

1930 : loi sur les assurances maladies en France.

1935 : Social Security Act aux États-Unis.

1942 : rapport Beveridge sur le Welfare State.

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reculer la pauvreté

notes3. Cf. M. Lévy-Leboyer, F. Bourguignon, L’Économie française au xixe siècle, economica, 1985.4. C. Morrisson, W. snyder, « Les inégalités de revenus en France du début du xviiie siècle à 1985 », Revue économique vol. 51, n° 1, janvier 2000, pp. 119-154.5. Cf. j.-M. Gaillard, « Les beaux jours du paternalisme », L’Histoire n° 195, janvier 1996, pp. 48-53.6. sur ces points cf. P. rosanvallon, La Crise de l’État providence, seuil, 1981 et s. Kott, L’État social allemand. Représentations et pratiques, Belin, 1995.

Mines polytechnicien dénonçait les dangers crois-sants d’une situation où les succès de la prospé-rité matérielle avaient compromis les sources de la vie morale. selon lui, les découvertes qui avaient « réduit dans une proportion inespérée les frais de production, développé la demande de bras et accru les moyens de bien-être des populations » n’avaient pas « tari les sources de désordre » ; les « patrons » avaient donc le « devoir » de combattre le paupé-risme et de se dévouer à la « réforme sociale ». Le Play envisageait même, un siècle avant l’instaura-tion de l’assurance chômage, d’assimiler aux éta-blissements « dangereux » du décret de 1810 les usines dont les fondateurs ne pourraient en cas de crise offrir à leurs ouvriers quelques ga-ranties de sécurité. et de conclure : « Le seul moyen de glorifier définitivement la révolution de 1789 est de la terminer »… par la « réforme sociale ».

Ce fut aussi un prince, otto von Bismarck, premier chancelier de l’allemagne uni-fiée en 1871, qui inaugura dans le monde l’état pro-vidence* chargé de protéger les plus faibles contre « l’insécurité de l’existence » dont Marx avait fait le caractère essentiel de la condition prolétarienne. Une insécurité qui portait comme noms mala-die, infirmité, invalidité, chômage et vieillesse. « Messieurs les démocrates joueront vainement de la flûte lorsque le peuple s’apercevra que les princes se préoccupent de son bien-être », écrivait Bismarck dans ses Mémoires.

Confronté à la force montante du Parti social-démocrate, il compensa la vigoureuse politique de répression qu’il mena par une politique sociale ac-

tive. La loi du 15 juin 1883 rendit en allemagne l’assurance-maladie obligatoire pour les ouvriers de l’industrie dont le revenu annuel ne dépas-sait pas 2 000 marks (soit le double du salaire an-nuel moyen ouvrier de l’époque). Les cotisations étaient pour les deux tiers à la charge des salariés (entre 1,5 et 3 % du salaire quotidien) et pour un tiers à la charge des employeurs, les ouvriers étant majoritaires dans les institutions chargées de gérer cette assurance sociale. La loi de 1884 sur les ac-cidents du travail obligea les patrons à verser une rente de 66,6 % du salaire à l’ouvrier en cas d’inca-pacité totale et, en cas de décès, à verser à la veuve une rente de 20 % de plus, plus 15 % pour cha-

que enfant à charge de moins de 15 ans. La loi de 1889 sur l’assurance-vieillesse-invalidité institua un premier système obligatoire de retraites alimenté par des cotisations payées pour moitié par les employeurs et pour moitié par les

ouvriers. Ces trois lois furent étendues par le Code des assurances de 1911 dans lequel les cotisations étaient payées pour moitié par les employeurs et pour moitié par les ouvriers6.

La mise sur pied d’un tel système, historique-ment révolutionnaire, ne s’expliquait pas seule-ment par des motifs de tactique politique. elle avait également été favorisée par le courant so-cialiste allemand qui, à l’inverse du socialisme français, affirmait, par la bouche de Ferdinand Lassalle, que « rien ne [pourrait] nous porter se-cours que l’aide de l’État ».

Ce fut encore un libéral affirmé, john Maynard Keynes, qui, pendant la grande crise des an-

le paradoxe BismarckPremier chancelier de l’Allemagne unifiée en 1871, il mène une politique de répression tout en jetant les bases de l’assurance maladie, vieillesse et contre les accidents du travail.

Keynes et l’abondanceConfronté à la crise des années 1930, l’économiste britannique propose un modèle fondé sur le développement de la consommation et de l’investissement afin de résorber le chômage.

le Welfare State de BeveridgeEn 1942, ce haut fonctionnaire au ministère du Travail britannique publie, à la demande du gouvernement, un rapport sur l’assurance sociale qui jette les bases de l’État providence.

C’est un prince qui

inaugure l’État providence

1945 : création de la Sécurité sociale en France. Fondation de l’Organisation des Nations unies

pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).

1964 : le président américain Johnson lance la « guerre contre la pauvreté ».

1988 : en France, création du Revenu minimum d’insertion (RMI).

1999 : couverture médicale universelle (CMU).

2009 : le RMI est remplacé par le Revenu de solidarité active (RSA).

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nées 1930, expliqua que le système capitaliste était mieux à même de conduire à l’abondance et d’éradiquer la pauvreté que toute autre organisa-tion. estimant que la pauvreté, liée au chômage, n’était que l’autre face de l’abondance, il annon-çait dans ses Perspectives économiques pour nos pe-tits-enfants que « des groupes toujours plus nom-breux échapperaient à la nécessité économique ». il présentait des propositions concrètes qui allaient déboucher, après la seconde Guerre mondiale, sur la société de consommation et le recul massif de la pauvreté. Le seul remède, disait-il à la radio à l’automne 1934 dans une série intitulée « Poverty in Plenty » (« La pauvreté dans l’abondance »), était de « changer la répartition des richesses et de modi-fier nos habitudes afin d’accroître notre propension à dépenser nos revenus en consommation courante ».

Ce fut enfin un autre libéral, lord William Beveridge, déjà chargé en 1907 d’étudier la ré-forme de la Poor Law, ce pilier du dispositif de trai-tement des pauvres en angleterre depuis l’épo-que élisabéthaine et, en 1909, du traitement du chômage, qui fut, dans les années 1940, le père du Welfare State britannique. Publié en 1942 son

Rapport au Parlement sur l’assu-rance sociale et les services conne-xes, plus connu sous le nom de rapport Beveridge, voulait com-battre les cinq grands « maux » que sont le besoin, la maladie, l’ignorance, la misère et l’oisi-veté et garantir à chacun, indé-

pendamment de sa position sur le marché du tra-vail, un niveau de vie minimal « au-dessous duquel nul ne devrait être autorisé ». ensuite, par des im-pôts progressifs et des prestations sociales comme les allocations familiales, il assurait une meilleure distribution des revenus selon les propositions déjà formulées par Keynes. enfin, il permettait aux plus défavorisés d’accéder dans une certaine mesure aux prestations sociales et culturelles, in-dépendamment des différences de statut ou de classe, en posant le principe que ces prestations seraient les mêmes pour tous quel que soit le re-venu des bénéficiaires.

La France avait, elle, tardé à mettre en œuvre ces réformes sociales. La masse des agriculteurs, le patronat des petites et moyennes entreprises et les médecins s’y opposaient, voyant dans toute forme d’« assurance sociale » une augmentation des charges, des entraves imposées à leurs activités professionnelles et l’« envahissement de l’état », antichambre du collectivisme. aucun d’entre eux – et ils formaient encore la majorité de la popula-tion française en 1945 – n’avait compris, comme

La sécurité sociale est le meilleur moyen de sauver le capitalisme

« tout penche en faveur du capitaliste »

Dans un rapport au conseil géné-

ral de l’association in-ternationale des tra-vailleurs, daté de 1865, Karl Marx veut démontrer qu’en ré-gime capitaliste les tra-vailleurs sont condam-nés à rester pauvres et que la seule condition de leur émancipation est l’abolition défini-tive du salariat.« La résistance pério-diquement exercée de la part de l’ouvrier contre la réduction des salaires et les ef-forts qu’il entreprend périodiquement pour obtenir des augmen-tations de salaires sont inséparablement liés au système du sa-lariat et sont provo-qués par le fait même que le travail est assi-

milé aux marchandises et soumis par conséquent aux lois qui règlent le mouvement général des prix. […] Le capita-liste essaie continuellement d’abaisser les salaires à leur mi-nimum physiologique et de prolonger la journée de travail à son maximum physiologique, tandis que l’ouvrier exerce constamment une pression dans le sens opposé. La chose se réduit à la question du rapport des forces des combat-tants. […] Le développement même de l’industrie moderne doit nécessairement faire pencher toujours davantage la ba-lance en faveur du capitaliste contre l’ouvrier et, par consé-quent, la tendance générale de la production capitaliste n’est pas d’élever le niveau moyen des salaires, mais de l’abaisser, c’est-à-dire de ramener, plus ou moins, la valeur du travail à sa limite la plus basse. Mais, telle étant la tendance des choses dans ce régime, est-ce à dire que la classe ouvrière doive re-noncer à sa résistance contre les atteintes du capital et aban-donner ses efforts pour arracher dans les occasions qui se présentent tout ce qui peut apporter une amélioration tem-poraire à sa situation ? si elle le faisait, elle se ravalerait à n’être plus qu’une masse informe, écrasée, d’êtres faméliques pour lesquels il n’y aurait plus de salut. »

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Napoléon iii, Bismarck, Keynes ou Beveridge, que la « sécurité sociale » était en fait le meilleur moyen de sauver le capitalisme en fournissant une réponse cohérente aux drames qu’avait provoqués la révolution industrielle7. inspirée par le rapport Beveridge, la France finit cependant, aux lende-mains de la seconde Guerre mondiale, par mettre en place à son tour un filet social, couvrant les risques maladie, maternité, invalidité, vieillesse, décès.

les « accIDentés De la vIe »Depuis 1945, sous l’effet de toutes ces avan-

cées, le revenu par habitant des Français a été mul-tiplié par 5 (cf. ci-dessus) et s’est accru au rythme moyen annuel de 2,7 %, mais de 1,5 % seulement depuis 1983. L’écart entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres, qui était encore de 1 à 9 en 1929, n’est plus que de 1 à 3 ! Le taux de pauvreté, défini en France comme le nombre de ménages vivant avec un revenu inférieur à 50 % du revenu moyen médian, est passé de 15,7 % en 1970 à un peu plus de 7 % aujourd’hui. Pourtant, notre société souffre, peut-être plus qu’au lende-main de la guerre où on avait encore faim et froid, de ce manque de lien social qu’aucune allocation ne semble pouvoir remplacer.

Comme le fait observer le sociologue serge Paugam, « dans les recherches sur la pauvreté, une question reste pratiquement sans réponse bien que souvent étudiée. Il s’agit du rapport entre deux for-mes caractéristiques de la pauvreté : la pauvreté qui se reproduit de génération en génération tel un des-tin et la pauvreté qui touche subitement des person-nes qui semblaient à l’abri de ce problème. La pre-mière s’abat comme une fatalité et se traduit dans leur esprit par la conviction selon laquelle ils n’y peu-vent rien puisque aucune autre solution n’est envi-sageable pour eux-mêmes et leur groupe d’apparte-nance. La seconde frappe des individus qui n’ont pas fait préalablement l’expérience de la pauvreté et qui se trouvent de ce fait désemparés face aux contrain-tes matérielles et aux inévitables humiliations que cette nouvelle situation leur fait subir »8. La question reste de savoir quelle est la proportion de la popu-lation qui reste pauvre de génération en généra-tion et celle qui connaît la pauvreté de façon plus épisodique, entre la « pauvreté traditionnelle » ou « structurelle » et la « nouvelle pauvreté ».

Une situation qu’évoquait en 1962 le sociolo-gue américain Michael Harrington quand il écri-vait : « A Los Angeles, […] parmi les pauvres assis-tés, les Noirs vivent mieux que les Blancs. Les Blancs

depuis 1945 : un revenu multiplié par 5

Ouvriers en luttela Grève au creusot de Jules Adler, 1899 (écomusée du Creusot). Le xixe, siècle de l’industria-lisation, est aussi celui des combats et des premières conquêtes sociales : droit de grève, droit syndical…r

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En France, la croissance exceptionnelles des Trente Glorieuses était en grande partie un rattrapage après les deux guerres mondiales et la crise des années 1930. Mais la pauvreté s’efface.

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vont dépenser la majeure partie de leur budget sur de la viande à griller, puis le reste du temps se nour-rir de spaghettis, de macaronis ou de pommes de terre. Les Noirs, parce qu’ils sont héréditairement membres de la catégorie des pauvres, ont un régime alimentaire de produits bon marché beaucoup plus équilibré à base de légumes verts et de bas morceaux de viande. En conséquence, ce sont les Blancs qui ont des problèmes de santé liés à la malnutrition (obé-sité, anémie et troubles cardiaques). Il y a un cu-rieux avantage à avoir connu la pauvreté en profon-deur : on apprend à survivre9. »

aujourd’hui, en France, selon les estimations, vivraient entre 4 et 8 millions de personnes dans la « pauvreté » : mal-logés, mal-nourris, « en situa-tion d’échec », exclus, sans-droits, sDF*… soit un pourcentage de la population qui était celui aussi de la fin du xviiie siècle. « Ce qui fascine le cher-cheur dans l’estimation de la pauvreté, écrit andré Gueslin, c’est que, depuis la fin du xviiie siècle, le chif-fre de 10 % de plus pauvres a été repris de façon ré-currente. Au début de la Révolution, une estimation du Comité de mendicité tend à évaluer la grande pauvreté entre 10 et 20 %. Pour le Mulhouse de la monarchie de Juillet et du Second Empire, Marie-Claire Vitoux évalue à 10 % des résidents perma-nents le minimum d’une misère persistante et indé-racinable. A Nancy, au début des années 1890, on

a une moyenne d’environ 10 %, assez proche de Nantes ou de Toulouse10. »

aujourd’hui, 8 à 10 % de la population relèveraient ainsi, comme autrefois, de l’assis-tance, qui est sans doute la

meilleure approche de la situation de pauvreté. « Chez nous, nous étions pauvres, écrivait jules romains, mais nous n’étions pas des pauvres »11, voulant dire par là que sa famille vivait chiche-ment mais sans avoir le sentiment de perdre sa di-gnité et d’être exclue des activités et des modes de vie normaux du pays dans lequel elle vivait, ce qui représentait pour lui la véritable pauvreté. Une ré-flexion qui renvoie aussi à l’analyse que donnait de la pauvreté le sociologue allemand Georg simmel en 1907 dans Les Pauvres. s’écartant de la seule question des ressources monétaires, il définit le « pauvre » comme un « assisté » : « Les pauvres, en tant que catégorie sociale, ne sont pas ceux qui souf-frent de manques et de privations spécifiques, mais ceux qui reçoivent assistance ou devraient la rece-voir selon les normes sociales. […] C’est à partir du moment où ils sont assistés, peut-être même lors-que leur situation pourrait normalement donner droit à l’assistance, même si elle n’a pas encore été octroyée, qu’ils deviennent partie d’un groupe carac-térisé par la pauvreté. »

seuil de pauvreté,

mode d’emploi Un individu est considéré comme pauvre

lorsqu’il vit dans un ménage dont le ni-veau de vie est inférieur au seuil de pauvreté – les premières mesures remontent aux an-nées 1890. L’insee, comme eurostat et les autres organismes européens mesurent la pauvreté monétaire de manière relative (ils mesurent alors plus l’inégalité que la pau-vreté) alors que d’autres pays (comme les états-Unis ou le Canada) ont une approche absolue. Dans l’approche en termes relatifs, le seuil est déterminé par rapport à la distri-bution des niveaux de vie de l’ensemble de la population. eurostat et les pays européens utilisent en général un seuil à 60 % de la mé-diane des niveaux de vie. La France privilé-gie également ce seuil, mais utilise aussi très largement un seuil à 50 %, seuil de référence jusque récemment. en 2007, ce seuil est de 757 euros par mois pour une personne. a ce niveau, on compterait 4,28 millions de pau-vres (soit 7,2 % de la population). au seuil de 60 %, les pauvres seraient 8 millions (soit 13,4 %). La France ne se distingue pas des autres pays de l’Union européenne où, dans l’ensemble, le taux de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté est de 15 %. J. M.

Entre 8 et 10 % de la population relèvent de l’assistance

notes7. Cf. H. Hatzfeld, Du paupérisme à la Sécurité sociale, 1850-1940, armand Colin, 1971.8. s. Paugam, « La pauvreté en europe, entre statut transitoire et destin social », L’État des inégalités en France, Belin, « observatoire des inégalités », 2006, p. 155.9. M. Harrington, The Other America, New york, MacMillan, 1962.10. a. Gueslin, Les Gens de rien. Une histoire de la grande pauvreté dans la France du xxe siècle, Fayard, 2004, p. 251.11. j. romains, Les Hommes de bonne volonté, cité par serge Milano, La Pauvreté dans les pays riches, Nathan, 1992, p. 19.12. M. Hirsch, Manifeste contre la pauvreté, éditions oh !, 2004, p. 103.

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en faisant resurgir le spectre de 1929, la crise de 2007-2008 peut redonner vie aux analyses de ceux qui, comme à l’époque de villermé et Marx, pensent que tant que le capitalisme sera le capi-talisme, la pauvreté est la contrepartie inévita-ble de ce mode de production et que le rôle de cette « armée de réserve » est d’imposer la modé-ration aux actifs.

reste que les travaux réalisés par l’observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale montrent bien que les pauvres sont aujourd’hui surtout des « accidentés de la vie » plus que des tra-vailleurs de l’industrie. Ce sont des jeunes qui ne bénéficient pas des liens traditionnels de la famille ou qui sont sortis du système scolaire sans quali-fication (un nombre constant depuis 1995), des anciens détenus, des personnes victimes de ruptu-res affectives, de problèmes de santé ou d’états dé-pressifs et, surtout, des familles monoparentales, des femmes élevant seules leurs enfants victimes du faible niveau des pensions alimentaires et de la fréquence des défaillances dans leur paiement.

Deux statistiques permettent toutefois d’atté-nuer la noirceur du tableau. selon l’insee, un tiers des ménages pauvres ne le sont plus l’année sui-vante alors que 6 % de ceux qui ne sont pas pau-vres le deviennent.

Des chiffres et des réalités qui posent de manière lancinante la question du « que faire ? » Comment comprendre qu’un état comme la France qui pré-lève plus de 50 % de la richesse du pays ne par-vienne pas à vaincre la pauvreté ? en dépit de la charité* ressuscitée par « les restos du cœur » ou du rMi puis du rsa*, la pauvreté ne semble pas facile à éradiquer. elle démontre que les systèmes de protection sociale mis en place par l’état pro-vidence ne résolvent pas de manière définitive le problème. Peut-être même ont-ils pu, selon cer-tains, créer des « trappes à pauvreté » en enfer-mant les allocataires de minima sociaux dans un système d’assistanat. Ce n’est pas non plus le re-tour de la croissance qui inversera cette tendance.

Peut-être faudra-t-il inventer de nouvelles uto-pies ? Pourquoi pas une allocation universelle, un revenu unique versé à tous les citoyens, quels que soient leurs revenus et leur patrimoine ? « Être idéaliste, écrit Martin Hirsch, ancien président d’emmaüs France, proche de la gauche, haut- commissaire aux solidarités actives contre la pau-vreté dans un gouvernement de droite, c’est, cha-cun à son échelle, œuvrer pour vivre sur une planète moins égoïste, plus solidaire, sans passer par la vio-lence12… » Un programme que n’aurait pas désa-voué l’auteur de L’Extinction du paupérisme. n

L’écrivain américain William t. vollmann a recueilli le témoignage de pauvres dans le

monde entier. japon 2004-2005. « ils habitaient sous le pont shijo-dori près du fleuve Kamogawa à Kyoto, dans une bicoque en toile goudronnée bleue. […] » Ça fait longtemps que vous vivez dehors ? demandai-je. » Un an, dit l’homme au masque antimicrobien. C’était Petite Montagne. j’ai perdu mon boulot. j’étais salarié. L’entreprise qui m’employait a été restructurée. […] Le premier jour je n’avais pas de plan, mais il fallait bien trouver quelque chose à manger. on a récupéré des cartons et des draps. […]» Pourquoi êtes-vous pauvre ?» Grande Montagne se pencha en arrière et dit : je ne me considère pas comme pauvre. Nous ne sommes pas pauvres. si nous avons un en-droit où vivre, nous allons là ; si nous avons un travail, nous le faisons. […] Nous ramassons des boîtes de conserve vides et nous les ven-

dons pour le recyclage. en un jour, nous nous faisons 3 000 yens. Puis nous allons à l’épicerie. La meilleure nourriture rapport au prix est les râmen, le riz, les légumes. […]» Quel est votre rêve pour l’avenir ?» PDG ! s’écria Grande Montagne. » Petite Montagne dit : j’aimerais travailler. »

William T. Vollmann, Pourquoi êtes-vous pauvres ?, 2007, trad. Claro, Actes Sud, 2008.

même au Japon Les homuresuUn SDF à Osaka, en 2009. Le nombre des homuresu (« sans-abri ») s’est multiplié depuis les années 1990 pour atteindre 15 000 aujourd’hui.

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