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UNIVERSITE DE TULEAR --------------------
FACULTE DES LETTRES ET DES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES
---------------------- DEPARTEMENT D ’ETUDES FRANÇAISES
Mémoire de Maîtrise présenté par :
STEPHANE Nadhurou
Sous la direction de :
Monsieur BEMIARANA Jean-Marie
Maître de Conférences
Date de soutenance : 24 Décembre 2007
Année Universitaire 2006-2007
Tout spécialement, je dédie ce mémoire de Maîtrise, à deux êtres qui me sont
très chers :
- Feu, grand père maternel, Potro, qui de son vivant, chaque fois que je lui
rends visite dans sa petite cabane, disait toujours en posant sa main sur ma tête.
« Mon petit fils, tu iras loin, très loin, tu iras haut, plus haut que ton père… »
Que la terre lui soit légère.
- Mon cher fils, Kennedy, qui a pu supporter mon absence à la maison lors de
la rédaction de ce mémoire de maîtrise.
Que ce mémoire lui soit un témoignage d’amour.
REMERCIEMENTS
Je remercie infiniment Dieu, Maître de l’Univers, de m’avoir prêté vie et m’avoir donné
grâce de réaliser ce travail.
En outre ce Mémoire de Maîtrise n’aurait vu le jour sans l’aide précieuse d’un grand
nombre de personnes.
En premier, Monsieur BEMIARANA JEAN Marie, notre Directeur qui a accepté de
m’avoir comme étudiant dans le Département d’Etudes Françaises. Sans ses précieux
conseils, ses encouragements, ce labeur n’aboutirait à rien.
Qu’il trouve ici notre profonde reconnaissance.
De même, je remercie vivement Madame RAVOLOARIMANANA HERY-ZO,
Enseignante au Département d’Etudes Françaises, d’avoir sacrifié tout son temps à lire et
corriger ce travail. Ses remarques, ses conseils… nous étaient utiles.
Je témoigne aussi, à mes parents Fatima Houmadi et Nadhurou Saïd Ali, une pleine
gratitude des efforts qu’ils fournissent pour soutenir en tout et partout, les étapes de ma vie
en général et les différents niveaux de mes études en particulier.
Je tiens également à exprimer mon immense gratitude à mes frères et sœurs pour
leur soutien financier et surtout pour le choix qu’ils ont apporté en me demandant de
m’inscrire dans le Département d’Etudes Françaises.
A Madame SABINE Nirina Jeannine, qu’elle trouve à ces quelques lignes mes
sincères remerciements pour son souci de me voir réussir dans mes études et obtenir un
diplôme supérieur.
Tout spécialement, je remercie Mademoiselle Razana Hélène BALBINE dont
l’affection, l’ingéniosité et les encouragements ont permis dans le bon sens l’avancement de
mes travaux de recherche et d’études.
Enfin, je rends grâce à tous les amis comoriens et malgaches et à tous ceux qui de
près ou de loin m’ont aidé à la réalisation de ce travail.
La réalisation de ce mémoire de maîtrise est le résultat de plusieurs forces : volonté,
courage et conseils.
Nous prions le lecteur de cette étude de nous accorder toute son indulgence. L’auteur
n’ignore pas également que de nombreux chercheurs ont une meilleure connaissance que
lui dans ce domaine et s’excuse à l’avance des erreurs ou omissions qui lui auraient
involontairement échappé. Il serait heureux de recevoir l’avis et les conseils de tous ceux qui
auront bien voulu accorder quelques instants à la lecture de ce travail.
1
INTRODUCTION GENERALE
C’est dans le domaine de la littérature négro-africaine d’expression française
et plus particulièrement de la littérature malienne que s’inscrit le présent travail de
mémoire de Maîtrise.
Le Mali est assurément un haut lieu de la pensée africaine. Le croisement
entre l’Islam, adopté au départ par l’élite et les croyances traditionnelles auxquelles
le peuple restait attaché, est en grande partie responsable de la richesse ainsi que
de la diversité de sa culture. Et la plus grande partie du patrimoine culturel du Mali
est fondée sur la puissance et la beauté de la parole.
La littérature malienne, comme la littérature africaine en général, est passée
chronologiquement d’une phase orale à une phase écrite. De par sa pluralité et sa
vocation unitaire que lui impose l’histoire, la littérature orale malienne offre aux
écrivains un immense champ aux thèmes inépuisables, avec esthétique et aux
formes originales. Les écrivains maliens s’inspirent effectivement de la littérature
orale sous le double aspect du contenu et de la forme. La culture et la civilisation
maliennes que véhicule la littérature orale fournissent la matière de la plupart des
œuvres écrites. Elles interviennent seules ou en rapport avec la culture et la
civilisation occidentale de manière conflictuelle ou complémentaire. La mise en écrit
de ce grand parler devient donc la littérature écrite malienne.
Cette littérature malienne a été cependant jusqu’à une date récente dominée
par ce qu’on peut appeler le courant traditionaliste dont les représentants ont pour
noms Ahmadou Hampaté BÂ, Massa Makan DIABATE pour n’évoquer que ces deux
éminents auteurs. Mais depuis un certain temps, elle est imprégnée de ce
métissage, par la suite étoffée par la présence française.
Alors née du système colonial, cette littérature négro africaine paraît très
jeune. Elle est d’une importance capitale dans la mesure où celle-ci exprime entre
temps la nostalgie de l’Afrique précoloniale, le resurgissement des vieilles traditions
considérées comme « ensemble des valeurs du monde noir » pour reprendre une
définition de la négritude puis les conflits et les tensions entre le colonisé et le
colonisateur. Et enfin, elle institue des relations privilégiées entre les noirs et l’univers
culturel, spirituel, social et même anthropologique qui les entourent.
2
Cette littérature dont les premiers témoignages remontent en 1921 s’est bel et
bien affirmée dans les années qui ont précédé l’accession aux indépendances des
Etats africains. Elle s’est développée sous la forme romanesque. Le roman qui
connaît une vogue extraordinaire fait que les voix pathétiques des grandes figures de
cette littérature telles que Césaire, Damas et Senghor se sont tues. Ces grands
poètes ont passé, dirait-on, le flambeau à des romanciers tellement remarquables
aujourd’hui. C’est le cas de Mongo BETI, de Camara LAYE, de Cheikh Hamidou
KANE, de Sembene OUSMANE, de Seydou BADIAN et bien d’autres. Ces derniers
ont d’une façon ou d’une autre contribué à l’évolution ou plutôt au développement de
la littérature négro africaine.
Cette arrivée en force et en masse du roman suppose qu’il était le genre le
plus apte à rendre compte, à analyser et à peindre les transformations de la nouvelle
société africaine en train de s’édifier à la veille des indépendances et dans les
années qui suivent. Le roman se présentait avec une écriture souvent moins lyrique
mais mieux adaptée à la description précise de la situation qui prévaut. Il était lu de
profitable par un plus large public. Ainsi naîtra la conception stendhalienne du roman
« miroir que l’on promène le long d’une route ».
Et depuis son émergence, le roman africain d’expression française s’est
engagé dans cinq directions principales. Il existe bien entendu des points communs
à ces cinq formes romanesques. Elles ont été de long en large étudiées par de
nombreux écrivains. Et parmi ces formes nous avons le roman de contestation conçu
le plus souvent avant les indépendances. Ces romans prennent la forme de la satire
ou parfois celle du réquisitoire. Citons Le Vieux Nègre et la Médaille de Ferdinand
OYONO, Les Bouts de bois de Dieu de Sembene OUSMANE et Sous L’Orage de
Seydou BADIAN.
Né à Bamako en 1928, Seydou BADIAN, auteur important de la scène
littéraire du Mali, est considéré comme son premier grand romancier avec Sous
L’Orage paru en 1957, œuvre sur laquelle est centrée notre étude. Il a connu un
succès immédiat qui se perpétue encore aujourd’hui puisque le roman est toujours à
l’étude dans les universités d’Afrique. Ce roman, l’un des grands classiques de la
littérature africaine, occupe une place du premier choix comme livre miroir des
préoccupations et des thèmes privilégiés d’une époque : les conflits du passé et du
présent, de la tradition et de la modernité, entre village et ville ainsi que vieux et
jeunes scolarisés.
3
Certains ouvrages littéraires africains produits avant l’accession aux
indépendances en Afrique ont posé des problématiques sur le tiraillement entre
deux mondes : occidental et africain. Ils se caractérisent par la dénonciation de
l’introduction d’une nouvelle culture dans la culture ancestrale africaine, car
manifestement beaucoup de jeunes ont tendance à abandonner progressivement
leurs cultures au profit des cultures occidentales.
Le choix de travailler dans ce cadre n’est pas dû au hasard. En effet,
plusieurs raisons sont à la base de notre engagement dans cette direction.
D’abord, nous avons étudié, dès l’école d’initiation, des textes si riches des
grands maîtres qui ont marqué cette littérature négro africaine d’expression
française, et parmi lesquels Camara LAYE et Seydou BADIAN, l’auteur de l’ouvrage
concerné par notre travail. Cette étude, de par sa valeur, nous a amené petit à petit à
la découverte du monde noir : un monde victime de la colonisation. Et
l’enseignement que nous avons reçu dès notre première année du premier cycle
universitaire, a encore éveillé notre curiosité dans ce domaine. Ce qui nous conduit à
améliorer nos recherches. Ensuite, éloigné de ce grand continent noir, nous sentons
en nous quand même cette grande perte d’identité culturelle. Nous éprouvons donc
ce sentiment de malaise, car, tout comme l’Afrique, notre pays à savoir les Comores,
vit également ce phénomène.
Par ce travail, nous comptons mettre en garde les jeunes scolarisés et
notamment ceux de notre pays contre la destruction des valeurs traditionnelles. Nous
les invitons, par ce fait, à bien réfléchir sur leur histoire. C’est ce qui nous a poussé à
intituler notre travail de mémoire : « DE LA TRADITION A LA MODERNITE DANS
LE ROMAN DE Seydou BADIAN SOUS L’ORAGE »
Ce roman met en scène un couple de jeunes scolarisés, Kany et Samou, tous
deux issus de familles modestes. L’amour réciproque de ces jeunes est contrarié par
les projets du père de Kany, Benfa, qui entend, selon la coutume, lui faire épouser,
un riche et vieux marchand, Famagan déjà marié. Devant la réticence de sa fille,
Benfa l’exile au village de son oncle Djigui. C’est l’occasion pour Kany de prendre
contact avec certaines traditions ancestrales oubliées et de plaider sa cause auprès
de Djigui qui finalement décide d’intervenir en sa faveur.
Devant l’autorité de son frère aîné, Benfa s’incline et les deux jeunes gens
peuvent enfin convoler en justes noces.
4
Une grande interrogation se pose dans ce genre d’étude. Au contact de la
culture occidentale, la société traditionnelle africaine, en perte de vitesse, est en
proie à un certain nombre de bouleversement entraînant crise et rupture. C’est le
surgissement des temps nouveaux, mouvement qui se manifeste chez les jeunes
conscients des difficultés de leurs sociétés. Ainsi, face aux menaces de la modernité,
est-ce que les traditions auront toujours des valeurs ?
La méthodologie qui nous sert de fil conducteur est l’approche sociologique,
car étudier le conflit entre la tradition et la modernité relève d’un problème de la
société. Ce qui revient à dire que cette approche que nous avons choisie, va aussi
avec le choix du thème que nous traitons. Par ailleurs, l’œuvre représente ici le
produit d’une société. C’est l’histoire et les évènements qui se passent au niveau
d’une société qui permettent de rédiger le contenu d’un livre. Cette approche
consiste, d’une part, à faire un va-et-vient entre la société et le texte, et de l’autre à
établir un rapprochement entre l’histoire, la société en étudiant le mode de penser et
l’idéologie de la dite société. C’est ce lien qui a permis à Lucien GOLDMAN de
déclarer dans Pour une Sociologie du roman 1que :
« Le tout premier problème qu’aurait dû aborder une sociologie du
roman est celui de la relation entre la forme romanesque elle-même et
la structure du milieu social à l’intérieur duquel elle s’est développée.
C’est-à-dire du roman comme genre littéraire et de la société
individualiste moderne. (…) Il existe une homologie rigoureuse entre
la forme littéraire du roman et la relation quotidienne des hommes
avec les biens en général et par extension des hommes avec les
autres hommes ».
Ainsi, tout est significatif : les consciences, les idées, les désirs, les sentiments
des individus et même leur façon d’agir, tout cela se trouve exposé dans une œuvre
littéraire. Les personnages mis en scène jouent un rôle très important dans la
société, par conséquent cette approche analyse l’idéologie explicite de la société.
Pour bien organiser notre travail, celui-ci est divisé en deux parties dont l’une
est intitulée : « Le Pouvoir gérontocratique ». Dans cette partie, nous parlerons des
anciens qui représentent l’Afrique traditionnelle. Ils sont très attachés aux traditions
ancestrales et s’opposent catégoriquement à la modernité. Dans la deuxième partie,
intitulée « Les temps nouveaux », nous nous intéresserons aux jeunes scolarisés
1 GOLDMAN, Lucien., Pour une Sociologie du Roman, collection tel, Gallimard, 1964, pp. 34-36
5
qui représentent l’Afrique moderne. Ils exigent des reformes sociales et rejètent
certaines valeurs traditionnelles.
Nous verrons au début de chaque partie un plan détaillé qui compose ce
travail.
6
PREMIERE PARTIE
7
INTRODUCTION
Depuis l’émergence de la littérature négro-africaine, aux années 1920, les
critiques littéraires ne cessent d’y porter des aspects dynamiques et significatifs. En
effet, Sous L’Orage de Seydou BADIAN est une des œuvres qui dénotent l’histoire
de cette littérature.
Ce roman est écrit dans une espace musulmane où les traditions donnent un
pouvoir supérieur à l’homme, qui doit avant tout être le chef de la famille. Il accède
au pouvoir afin de diriger, de commander ou de donner des ordres. L’homme est
celui qui tranche le différend quand une querelle éclate entre tribus.
Dans la société africaine bien hiérarchisée d’avant la colonisation où chaque
individu trouvait sa place, les vieux nous apparaissent comme l’un des membres les
plus importants. Ils sont la sagesse de la société et les détenteurs des traditions.
Pour toutes ces raisons, ils représentent la valeur de l’Afrique et défendent contre
toute menace les valeurs culturelles du pays.
Intitulée : « Le Pouvoir Gérontocratique », la première partie dans laquelle les
vieux tiennent un rôle important dans la société, sera composée de trois chapitres.
Dans le premier chapitre, nous parlerons du village, comme cadre spatial ; lieu
qui naturellement garde les traditions ancestrales. Là nous verrons aussi comment
les vieux maintiennent le poids de la tradition.
Par la même circonstance, nous porterons dans le deuxième chapitre un
regard sur l’attitude des anciens à l’égard de leurs femmes et vis-à-vis de
l’administration coloniale.
En revanche, dans le troisième chapitre, la vie de la femme par rapport à celle
de leur mari sera relatée. Là-dedans la manière de préparer un mariage plonge toute
une famille dans un orage impétueux, car la jeune Kany veut décider seule à
l’encontre de ses parents.
8
CHAPITRE I:
LE POIDS DE LA TRADITION.
Les traditions sont des notions relatives au passé : coutumes, opinions,
usages … qui existent et qui se transmettent de générations en générations, à
travers les siècles. Les traditions font partie de ce patrimoine qui donne sens à la vie
et à la société d’un pays. Elles donnent à une société sa place et sa valeur par
rapport à une autre société donnée par la manière de vivre, d’agir, de se
comporter… Elles marquent également l’histoire d’un pays.
En Afrique, cependant, on constate que, ces derniers temps, les traditions
sont en voie de disparition surtout dans les grandes villes. En revanche, dans les
villages, les habitants arrivent à les conserver, car elles n’ont pas eu l’influence
occidentale. Ainsi donc, les villages sont vus comme les lieux qui maintiennent
fortement les traditions ancestrales par l’éducation qu’assurent les vieux du village.
Dans une société en proie à de nombreux bouleversements où les valeurs et
les modes de comportement se modifient, il est nécessaire de s’interroger sur ce qui
fonde l’identité d’une collectivité. C’est ce point crucial que nous examinons dans ce
chapitre.
I -1- LA VIE AU VILLAGE : Le village est tout d’abord une agglomération ou un groupe d’habitations rural
moins nombreux à la différence de la ville. C’est un lieu à la campagne dans lequel le
mode de vie de ses habitants garde toujours son aspect traditionnel : la vie intérieure
sinon sociale. C’est un milieu dans lequel les activités sociales et économiques
demeurent moins développées. C’est ce qui permet à certains villageois de fuir les
campagnes pour aller s’installer en ville, dans l’espoir de trouver une vie meilleure.
Nous verrons alors comment s’organise le mode de vie du village.
Sous L’Orage de Seydou BADIAN est, en effet, un témoignage de la vie d’un
village au Mali. En d’autres termes, ce roman constitue un document qui renseigne
sur les mœurs et les coutumes du village où vit le père Djigui, frère aîné du père
Benfa et oncle de Kany. Ce village est un lieu où l’esprit communautaire domine.
Dans cette société, les institutions telles que la famille, la religion, l’école…
9
maintiennent fortement les jeunes dans une situation de dépendance par rapport à
leurs aînés, seuls dépositaires du pouvoir de la parole. Ces aînés n’hésitent pas à
donner des instructions, des enseignements aux cadets. Comme l’a montré l’auteur,
la base des âges est ici importante dans la mesure où elle permet aux villageois de
vivre en harmonie, de se respecter les uns des autres surtout entre grands et petits,
de se fréquenter et même de s’entraider. Voyons ce qu’affirme l’auteur :
« Au village, les jeunes entourent de respect et de sollicitude leurs
aînés. Ils vénèrent les anciens et tout ce qui a été établi par eux. Ils
les écoutent religieusement quand ils leur racontent les faits passés
ou quand ils leurs enseignent les fruits de leur expérience et de celle
de ceux qui les ont précédés. Jamais entre cadet et aîné, il n’y a la
moindre discussion ; toute la vie est régie par une seule loi, celle de la
hiérarchie de l’âge, de l’expérience et de la sagesse. »2
Ce thème de « la vie au village » est partagé par de nombreux écrivains
africains que ce soit des écrivains d’Afrique noir ou du Maghreb. Nous citons par
exemple Mouloud FERAOUN le maghrébin qui dans Le Fils du Pauvre 3 relate la vie
des habitants de son petit village natal Kabyle. L’auteur montre un peuple qui vit en
harmonie et sans distinction. Un peuple qui s’aime. Ainsi, dit-il :
« A TIZI, on se connaît, on s’aime (…) On mène sa barque comme on
peut, mais il n’y a pas de castes. »
Le monde villageois dont parle BADIAN se fonde, à part la lente hiérarchie
des âges, sur des épreuves que les jeunes doivent subir pour devenir des hommes
selon les règles sociales établies :
« C’est seulement après avoir séjourné dans la « Case de circoncis »
que les cadets sont considérés comme des hommes. (…) Ils savent
veiller sur un secret. »4
La circoncision est une opération qui concerne avant tout les individus de sexe
masculin. Elle est assez importante, car elle permet à l’individu de rentrer dans une
autre phase ou dans un autre stade de la vie. Et par là, l’homme circoncis arrive à
garder ce qui lui est confié. Ces pratiques sont aussi reprises par Camara LAYE
dans son roman autobiographique lorsqu’il dit :
« Tant que nous n’avons pas été circoncis, tant que nous ne sommes
pas venus à cette seconde vie qui est notre vraie vie, on ne nous
2 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 27 3 FERAOUN, Mouloud, Le Fils du Pauvre, Collection Points, Seuil, 1954, p. 18 4 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 27
10
relève rien, et nous n’arrivons à rien surprendre. Ce n’est qu’après
avoir participé plusieurs fois à la cérémonie des lions, que nous
commençons à vaguement entrevoir quelque chose, mais nous
respectons le secret : nous ne faisons part de ce que nous avons
deviné qu’à ceux de nos compagnons qui ont une même expérience.
Et l’essentiel nous échappe jusqu’au jour de notre initiation à la vie
d’homme. »5
Les rites comme ceux de l’initiation assurent l’intégration de l’individu à la
conscience collective et préservent par conséquent la pérennité des traditions. C’est
ce qui fait que les jeunes écoutent les aînés
« Religieusement quand ils leur racontent les faits passés ou quand
ils leur enseignent les fruits de leur expérience et de celle de ceux qui
les ont précédés. »6
Ceci montre combien, au village, les jeunes et leurs aînés s’aiment,
s’amusent, discutent et vivent ensemble.
Les jeunes, au village, sont modelés, éduqués selon les principes du sacro
saint. Autrement dit, les principes font l’objet du respect, code de conduite morale en
vigueur dans une société où l’homme est véritablement le frère de son prochain.
C’est pourquoi :
« Il n’y a la moindre discussion, entre cadet et aîné. »7
La vie au village est toujours vue comme la vie du passé : une vie qui reste
inchangée, alors que dans les villes, tout tend vers la modernité. En effet, au niveau
de la civilisation matérielle, l’auteur Seydou BADIAN nous montre, par exemple, une
différence dans le mode vestimentaire. Il souligne comment les villageois s’habillent.
Il maintient le personnage dans son état traditionnel. Ce qui atteste que certaines
descriptions signalent et caractérisent le personnage. Ainsi le boubou définit le
personnage traditionnel. Il connote même le sauvage. Ce sont parmi les signes qui
départagent le campagnard du citadin. Ceci étant, en arrivant au village, Kany se
sent étonnée, car elle découvre un autre monde différent de son monde citadin. C’est
un monde nouveau ou plutôt perdu pour elle :
« Les hommes du village, couverts le plus souvent d’amulettes
défilaient sous ses yeux : vieux taciturnes au regard sombre, jeunes
5 LAYE, Camara, L’Enfant Noir, Plon, 1954, p. 119 6 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 27 7 Idem., p. 27
11
dans leurs boubous jaunes de cotonnade. Non, ce n’est pas la ville,
rien ici ne la rappelle. (…) Les femmes ne connaissent rien de mille
choses avec lesquelles on se pare bien. Elles ont leur pagne autour
des reins ; quelques-unes ont une camisole, et quelle camisole ! »8
Il est important de noter que la façon de se vêtir au village n’est pas la même
que celle de la ville. Les hommes, au village, ne font pas perdre leur vigueur, toutes
les valeurs qui fondent la communauté sont respectées. Ce respect passe par le
cycle éducatif « positif » où l’on apprend à être un homme, c’est-à-dire à se montrer
digne de ce nom, à vivre et à mourir en homme de foi, d’amour et de fidélité.
Quant au domaine nutritif, on constate au village une manière simple de vivre.
Ce qui rappelle une vie pauvre. Là bas, les hommes mènent une forme particulière
de vie qui est primitive. Et à défaut de moyen les habitants appliquent le système du
troc :
« Le feu s’obtient avec le silex ; la bouillie de mil se mange salée ; pas
de sucre, pas d’argent ; ici, on n’achète pas, on échange. »9
Cette manière de vivre traduit la misère, la paupérisation au village. Une telle
situation de vie au village s’explique par plusieurs facteurs, parmi lesquels la forte
croissance démographique et l’ignorance. Presque tous les habitants du village
mènent le même mode de vie. C’est ainsi que Mouloud FERAOUN dit lorsqu’il parle
de la situation vitale de son Kabyle natal :
« On ne peut ni établir un classement définitif, ni constater des
différences essentielles dans le genre de vie des habitants. » 10
Ce système de troc qu’appliquent les habitants du village ne fait que faciliter
leur vie, la rendre moins chère.
Toutefois, les jeunes villageois qui rêvent vivre dans le luxe et dans le confort
et qui souhaitent trouver loisirs et plaisirs, ne s’intéressent plus à cette vie monotone
et décevante à leurs rêves. (Une vie tranquille, paisible mais pauvre). A partir du
moment où le village ne répond pas à leurs besoins, ils cherchent un moyen qui est
celui de se rendre en ville où ils espèrent tout gagner. D’où la naissance de l’exode
rural : un mouvement qui ne bénéficie que peu de jeunes de la brousse. Un vieillard
8 Ibid., p. 112 9 Idem., p. 112 10 FERAOUN, Mouloud, Le Fils du Pauvre, Collection Points, Seuil, 1954, p. 15
12
du village se plaint à Kany, la jeune citadine, à propos de leurs enfants qui quittent le
village pour la ville. Ainsi déclare-t-il :
« Nos enfants envient ceux de la ville. Ils ne pensent qu’à fuir le
village. »11
Ce mouvement affecte aussi à son tour, dans le même ordre d’idée, l’héroïne
de Maïmouna, roman d’Abdoulaye SADJI. Maïmouna l’héroïne, cette jeune fille
radieuse qui, vivant auprès de sa famille à la campagne, n’a d’autre idée que d’aller
vivre en ville (Dakar), où elle espère réaliser ses rêves. Elle tient à ce qu’elle y aille,
parce que rien ne va au village. Ce n’est plus au village qu’elle peut vivre heureuse.
L’auteur l’a montré quand il dit :
« Il n’y avait pourtant bien des mystères qu’elle aurait voulu pouvoir
élucider, bien des réactions qui pour elle ne s’expliquaient pas.
L’évolution de cet état confina bientôt à la mélancolie et à la
souffrance. Le village ne lui disait plus rien, l’amour et la protection de
sa mère la laissaient indifférente ; une seule idée, un seul rêve,
emplissait sa jeune tête : répondre à l’invite de Rihana (sa sœur
aînée), aller à Dakar. »12
On voit ici combien Maïmouna était folle de partir pour la ville. Et si Rihana
appelle la petite Maïmouna à vivre auprès d’elle en ville, c’est parce qu’elle désire
aussi que sa cadette ait le même mode de vie qu’elle : une vie de luxe.
Symboliquement, le village incarne le passé, car il est à la fois le lieu de
l’enfance et celui de la tradition. Si de nombreux romans africains mettent en scène
des héros (des jeunes broussards) qui partent du village pour aller en ville, afin de
tenter l’aventure et connaître finalement mille mésaventures, Sous L’Orage de
Seydou BADIAN en fait le contraire. Ici, l’héroïne quitte en revanche la ville pour le
village. Ce dernier est un lieu de rédemption morale et spirituelle qui est encore en
partie préservé des influences étrangères. D’où un milieu dans lequel la société vit
toujours dans les traditions ancestrales.
Après cette vie au village, nous parlerons tout de suite de la résistance de la
tradition. Elle fera bien entendu l’objet du deuxième point d’analyse de ce chapitre.
Ici, les vieux défendent les traditions qui sont menacées par les jeunes.
11 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 94 12 SADJI, Abdoulaye, Maïmouna, Collection Les classiques africains, Présence Africaine, 1958, p. 45
13
I -2- LA RESISTANCE DE LA TRADITION Pendant la période précoloniale, en Afrique, les traditions ancestrales ont été
bien respectées. Mais à partir du moment où les occidentaux ont introduit une autre
culture, ces dernières connaissent de plus en plus une dégradation.
Dans le continent, alors que les jeunes écoliers prétendent tout moderniser,
les anciens veulent toujours rester fidèles aux traditions. Voyons au moyen de quoi
les anciens cherchent à défendre les traditions du pays dans cette divergence
d’idées.
L’ambition de sauvegarder les valeurs de l’Afrique traditionnelle est l’un des
soucis majeurs de beaucoup d’écrivains négro africains d’expression française
pendant la période dite coloniale. Ils ont tenté d’affirmer surtout la dignité et l’honneur
de l’Afrique, mais bafoués par la colonisation. Les écrivains africains viennent à
renier le présent colonial, car cette période est considérée comme un moment de
déchéance existentielle et de dégradation spirituelle à cause de contact de deux
cultures.
C’est par une structure dialectale que l’auteur Seydou BADIAN écrit son
roman situé à l’époque coloniale dans une société où deux cultures coexistent. En
effet, autour d’un problème de mariage, l’auteur crée deux groupes de personnages
antithétiques.
Le premier défend, outre la conception traditionnelle du mariage, l’ensemble
des valeurs culturelles de la société traditionnelle. Ce groupe représente celui des
anciennes générations.
Quant au second, composé généralement des écoliers, s’oppose au mariage
traditionnel et aux valeurs qui opposent la vision occidentale du mariage et les
valeurs culturelles de l’Europe.
Deux conceptions s’affrontent, par conséquent deux générations, deux
mondes : celui de l’ancienne Afrique où se reconnaissent le père de la jeune écolière
Kany et son fils aîné. Ce monde puise sa force dans la lente hiérarchie des âges et
des épreuves que l’enfant doit savoir franchir patiemment pour devenir un homme
dans le respect scrupuleux des règles qui unissent l’ordre des hommes. L’autre, celui
14
de l’univers considéré comme un système bien ordonné dans l’honneur et la parole
donnée dont le mariage imposé n’est après tout qu’un épiphénomène.
Constatant le rejet des valeurs traditionnelles par les jeunes scolarisés, les
vieux se réveillent et défendent ces valeurs qui sont un héritage. Dans cette
conception, nous voyons Kerfa-le-fou qui montre à Sidi la position ferme du père
Benfa. Ainsi il dit :
« Non, non le père Benfa n’acceptera pas. Il croit avoir raison. Il
défend contre vous ce que lui ont laissé ses pères. » 13
Sidi est parmi ces jeunes pour qui les traditions sont à rejeter. La position de
Benfa est forte et témoigne l’importance des traditions qui depuis les temps
immémoriaux et passant de siècle en siècle doivent rester telles qu’elles sont. Benfa,
comme les autres vieux, veut être un continuateur des valeurs traditionnelles
africaines et léguer cet honneur aux jeunes. Autrement dit, les anciens y restent
attachés et avec conviction ils veulent tant bien que mal les transmettre à leurs fils,
pour garder l’identité du pays.
D’emblée, nous sommes en présence d’un certain nombre de personnages
très attachés à la tradition et qui s’opposent catégoriquement à la modernité. A
l’inverse, nous avons les jeunes qui prétendent que le poids du passé est trop lourd
et qu’il est temps d’opérer les changements indispensables. Ils s’intéressent à la
modernité et veulent y conduire les vieillards qui sont les gardiens des traditions
africaines. Ils jugent de cette vie humeur qui ne convient qu’aux ancêtres :
« Tout cela est dépassé, disait Birama autour de lui, la civilisation
demande autre chose. Nous ne sommes pas faits pour cette vie dont
parle Sibiri ; elle est bonne pour les ignorants. » 14
Les ignorants sont ici les vieux qui veulent toujours rester dans leur mode de
vie alors que le monde évolue dans une nouvelle vision. Selon les jeunes, pour
asseoir une vie meilleure, il faut se débarrasser des traditions ancestrales. Cette
révolte marquera une nouvelle histoire. D’où une nouvelle vie. Par conséquent, ces
jeunes détestent par excellence le fétichisme du passé dans lequel les vieillards
voudraient les ancrer. Ces derniers, parfois plus soucieux de conserver leur pouvoir
souhaitent pratiquer une sagesse qui leur fait défaut. Les jeunes veulent à tout prix
13 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 161 14 Ibid., p. 30
15
tourner le dos à certaines valeurs traditionnelles. Le conflit s’accentue et prend de
jour en jour une autre allure. Cette divergence d’idées, marquant un climat
effervescent pourrait être annoncée dès le titre de l’ouvrage.
Si les anciens et les jeunes ne se comprennent plus, la faute revient aux
blancs qui ont instauré deux conceptions d’existence complètement contradictoires.
Les jeunes reçoivent les idées modernes, s’emprennent à la tradition inadaptée à
l’époque alors que les anciens regardent avec méfiance la modernisation, car celle-ci
risque de bouleverser leur pouvoir. C’est alors que pris par la colère, le père Benfa
s’attaque aux jeunes contre leur comportement en montrant ce qui les motive à
vouloir substituer les valeurs héritées des traditions ancestrales :
« Les jeunes parce qu’ils savent lire, écrire, veulent nous mener. J’ai
toujours eu des difficultés avec mes enfants qui sont à l’école. Cette
fois-ci je leur prouverai que je suis encore en vie. ».15
Il s’agit pour Benfa de lutter pour les traditions ancestrales jusqu’au dernier
moment. Tant qu’il est vivant, il ne se laissera pas être dominé par ses enfants.
Mais ce qui fait aussi un peu la force des traditions, c’est l’éducation que
reçoivent les jeunes auprès des vieillards. Ils sont souvent les aïeux, les grands
pères, les grands mères, les chefs religieux ou de famille. Ils leur expliquent le
respect des anciens vis-à-vis des mœurs et des coutumes qui assurent la pérennité
de l’organisation sociale et maintiennent ainsi la cohésion de tout le groupe.
Pour un legs familial et social, les enfants reçoivent ou bénéficient dès leurs
petits âges une éducation puritaine qui les façonne : c’est une éducation religieuse
ou une autre forme d’éducation qui se fait oralement. D’où l’importance de la
littérature orale traditionnelle. C’est le lieu pour Ahmadou HAMPATE BÂ de montrer
la valeur d’un vieillard africain. Il le compare à une bibliothèque.
Mais parce que les jeunes veulent tout changer, ils font la sourde oreille aux
conseils des anciens. C’est dans ce contexte que va se dessiner la grande
contestation des jeunes vis-à-vis de l’autorité et vont aussitôt en guerre contre les
aïeux qui, selon eux, semblent plus soucieux de leurs intérêts égoïstes que la
préservation de la tradition. Pour les vieux, le fait de choisir lui-même son mari ou sa
femme est un pas vers le délaissement des valeurs ancestrales. Mais pour les
15 Ibid., p. 159
16
jeunes ce choix n’entraîne pas la mort des traditions. Il constitue au contraire une vie
meilleure pour le futur.
Le conflit prend une allure difficile dans la mesure où chacun des deux camps
dans des joutes oratoires ou dans la pratique des idées veut mener l’autre. Nous
assistons alors à un dialogue impossible, si nous pouvons le dire.
Trop bousculés par les jeunes, les vieux, enracinés naturellement dans leurs
cultures, n’éprouvent pas facilement le besoin de s’en convaincre. Ils admirent le
passé qui signifie le respect des ancêtres, de la culture du pays et de l’harmonie
sociale. Selon eux, avec les jeunes les valeurs du pays s’effondreront. Leur
préoccupation demeure la recherche d’une évolution harmonieuse de leurs cultures
en relation avec l’universalité.
Face à ce problème qui se pose, apparaissent deux personnages importants
s’élevant au-dessus des deux groupes qui cherchent une voie de conciliation. Ils se
présentent comme des médiateurs en vue de l’enfantement d’une société nouvelle et
meilleure. Cette société doit être fécondée par les éléments positifs de chacune de
deux sociétés en présence. Il s’agit de Kerfa-le-fou et de Tiéman-le soigneur.
Les fous que nous rencontrons dans les romans africains présentent cette
particularité d’être tous intégrés à la vie sociale.
« Il est même intéressant de noter qu’ils vivent la plupart du temps
dans les lieux à forte concentration humaine comme le marché ou la
place publique. Leur singularité s’exprime toutefois à travers leur
accoutrement, leurs propos et les rapports qu’ils entretiennent avec la
communauté, mais il est toutefois un trait qui sert de dénominateur
commun à tous ces personnages, c’est qu’ils n’ont pas ou n’ont plus
de nom, donc pas d’identité à part celle générique de « fous ». Ce
défaut d’identité, aussi problématique soit-il dans le contexte de la
société africaine, ne fait pourtant pas du fou un parias rejeté par la
communauté qui semble, au contraire, entretenir avec lui une sorte de
complicité. Ce curieux attachement trouve sans doute sa raison dans
le rôle implicite attribué au fou par une société qui voit en lui à la fois
le détenteur et le révélateur d’une vérité cachée ou occultée, qui
intéresse l’ensemble de la communauté. » 16
16 CHEVRIER, Jacques, Littérature d’Afrique Noir de langue française, Collection Monde Noir, Nathan, 1999, p. 71
17
Les fous jouent également un rôle non négligeable dans la société africaine.
Ils sont les seules personnes qui s’expriment librement dans la société. « Détenteurs
et révélateurs d’une vérité cachée ou occultée », ils mettent fin, par ce pouvoir, de
nombreuses situations parfois graves qui se posent dans les sociétés. C’est ainsi
que nous trouvons Kerfa-le-fou qui joue le rôle de médiateur dans le conflit de
générations opposant les jeunes, qui veulent à tout prix changer, aux vieux, qui
désirent toujours sauvegarder la culture ancestrale. Ce fou met en garde les jeunes
contre une imitation stérile de l’Europe et les invite à réfléchir sur leur histoire pour
trouver la voie meilleure qui est celle du dialogue, de la compréhension mutuelle, de
la lente et patiente éducation conduisant au progrès de la société, sans entraîner une
rupture radicale avec le passé. Nous revenons encore une fois à dire que le fou est
un personnage important dans le roman africain. En effet, un autre fou se réveille
dans l’Aventure Ambiguë de Cheick Hamidou KANE. Partagé entre sa culture et
celle de l’occident, Samba Diallo, le héros de ce roman devient hybride et ne sait
plus que faire. Il échoue à concilier les tendances contraires qui le déchirent.
« Inquiétant et prophétique, un étonnant personnage, celui du fou,
témoigne de l’impossible synthèse des deux cultures : après un séjour
en Europe, il a regagné son village, l’esprit perdu. » 17
Fidèle alors à sa culture, le fou, après avoir supplié Samba Diallo de faire la
prière, a fini par le poignarder. Ce héros est poignardé, car il avait refusé de faire la
prière qu’il avait apprise à l’école coranique. Le Fou était devant lui, l’obligeant à
prier :
« Promets-moi que tu prieras demain
- Non, … Je n’accepte pas …
Sans y prendre garde, il avait prononcé ces mots à haute voix.
C’est alors que le fou brandit son arme, et soudain, tout devient
obscur autour de Samba Diallo. » 18
La mort du héros met un terme à son déchirement. L’enseignement religieux
qu’avait reçu Samba Diallo, comme tout autre enfant africain d’ailleurs, était destiné
à bien le former, afin de mieux se maintenir et de rester fidèle dans sa propre culture.
17 CHEVRIER, Jacques, Littérature Nègre, Collection Monde Noir, ARMAND Colin, 1974, p 144 18 KANE, Cheick Hamidou, L’Aventure Ambiguë, Julliard, 1961, p. 187
18
Après Kerfa-le-fou, qui cherche une voie de conciliation face au conflit de
génération, le second personnage, par la voix d’un infirmier habitant au village, formé
à l’école occidentale et ayant vécu en Europe s’appelle Tiéman-le-soigneur.
Comme pour montrer sa volonté d’appartenir aux deux mondes, cet homme
énigmatique, dont on devine clairement qu’il représente l’auteur, (BADIAN Seydou a
fait des études médicales à Montpellier) symbolise la réussite de la synthèse entre le
savoir occidental, la manipulation des outils du progrès et son intégration dans la vie
coutumière villageoise. Voyons ce qu’il dit :
« Il ne s’agit pas évidemment de tout accepter. Mais faites un choix
(…) Si vous aimez réellement votre peuple, si vos cris d’amour
n’émanent pas d’un intérêt égoïste, vous aurez le courage de
combattre toutes ses faiblesses. Vous aurez le courage de chanter
toutes ses valeurs. » 19
Et dans ses messages, il enseigne aux jeunes la relativité des cultures et des
civilisations, l’exigence de fidélité à soi et d’ouverture au monde extérieur, la
nécessité de l’apport de chaque peuple à la construction du monde de demain, de la
civilisation universelle. De toutes les façons, la solution a l’air efficace à partir du
moment où les vieux cherchent à fragiliser le climat en acceptant quelques
propositions des jeunes.
Mais comme il faut une bonne dose de malignité à un monstre, les vieux
réagissent intelligemment et avec douceur pour parvenir à leurs fins, c’est-à-dire
protéger les valeurs traditionnelles qui sont à la menace des jeunes scolarisés. Ils
vont préparer un voyage pour les enfants à destination du village où ils vont
découvrir que l’on vit encore dans le contexte ancestral, alors qu’ils sont des purs
produits de la nouvelle société.
Ce voyage offre l’occasion d’aborder les problèmes sociaux, économiques et
politiques du pays. Il permet surtout à l’initiation et à la formation des jeunes de
même qu’au dénouement de la crise. Au cours de leur trajet, les voyageurs reçoivent
involontairement des leçons sur les différents aspects de la vie de leur pays.
Arrivés à destination, ils découvrent un monde étonnant. Alors, comme pour
eux une véritable éducation qui les transforme moralement et intellectuellement. Ils
détournent assagis et mieux intégrés à leur société. Mais ce jour révèle
19 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 143
19
salutairement aux jeunes gens leur acculturation. Sous l’égide d’un guide sûr, le frère
aîné du père Benfa, ils vont réapprendre leur monde, abandonner leurs credo
stériles, se convaincre que l’avenir n’est pas dans l’imitation servile des Blancs mais
un effort pour comprendre les anciens. Les coutumes sont faites pour
« servir les hommes, nullement pour les asservir. »20
Mais en même temps, les anciens, refusant de faire de leurs enfants des
adversaires s’ouvrent au changement, sachant que
« De la racine à la feuille, la sève monte et ne s’arrête pas. »21
Du reste, si le dénouement de l’histoire est favorable aux jeunes évolués, c’est
grâce à la sagesse et à la compréhension des anciens ainsi qu’à l’autocritique des
jeunes sur leur attitude à l’égard des coutumes. A partir de ces critiques de la
tradition et de la modernité, nous relevons le souci constant de ce roman qui est
l’union, la concorde, la réconciliation. Comme l’implore la mère de Kany :
« Vous, vous me ferez mourir de chagrin. Deux frères de même
sang, du même lait, qui n’arrivent pas à s’entendre ! (…) Ecoutez-moi
bien, je prie nuit et jour pour une famille unie. Croyez-moi, celui
d’entre vous qui sera cause du désaccord, aura mon éternelle
malédiction. » 22
Les deux frères dont il est question ici se sont opposés à propos de ce
problème : l’un s’allie au camp des anciens et l’autre à celui des jeunes.
La solution est ainsi dans un compromis. Les jeunes gens qui s’aiment se
marieront. Mais ils doivent bien observer le respect envers leurs aînés, obtenir leur
accord par la transaction, non la révolte, les convaincre patiemment et par leur
conduite raisonnable, prouver aux anciens que changer certaines coutumes ne
signifie pas détruire les bases mêmes de la famille.
Kany n’épousera pas Famagan, le vieux et riche commerçant que son père
avait proposé en mariage. Les tensions s’apaisent, les yeux se tournent vers un
monde nouveau, ouvert au changement sans renier la sagesse du passé. Appel
optimiste, voire idéal à une Afrique qui évite les conflits pour se construire dans
20 Idem., p. 143 21 Ibid., p. 38 22 Ibid., p. 57
20
l’harmonie d’apports multiples. Ce roman écrit aux années 50 reflète la conquête
d’un nouveau monde, d’un nouveau progrès spirituel.
Si les parents demeurent encore crédules et soumis aux apparences, la
nouvelle génération gagne en clairvoyance. Cet évènement introduit une seconde
espace romanesque après la ville où les jeunes fréquentent l’école. Nous aurons
l’occasion de parler avantageusement de la ville et de l’école étrangère dans la
deuxième partie de notre travail.
La vie au village représente la vie des anciens. Les traditions sont bien
respectées. Ici, les hommes vivent en harmonie. Ils se connaissent et s’entraident
dans presque tous les domaines, malgré leur pauvreté. Les vieux ont fourni des
efforts considérables pour protéger les traditions ancestrales qui étaient à la menace
des jeunes.
Ce chapitre sur le poids de la tradition nous amène à faire une autre étude qui
sera complémentaire à celle-ci : c’est la force des anciens qui compose l’analyse de
ce deuxième chapitre.
21
CHAPITRE II :
LA FORCE DES ANCIENS
Dans la vie, naturellement, les hommes ne se comportent pas de la même
manière et ne réagissent pas de la même façon.
Dans la société malienne, il existe par ce fait une hiérarchie. Les anciens y
occupent une place éminente et se prennent la plupart du temps comme des chefs
absolus. A la maison, ils donnent des ordres ou des recommandations à leurs
femmes. Ils ont un comportement bizarre. Cependant, ils interviennent en tant que
notables dans les affaires sociales, ils arrangent les conflits sociaux et mettent de
l’ordre dans la société. Par ce rôle, ils deviennent les premiers contestateurs des
employés subalternes coloniaux à l’instar des administrateurs, des commerçants et
des agriculteurs qui vont s’emparer de leurs pouvoirs. Ces commis, en se donnant
un net pouvoir vont installer des nouvelles structures sociales et des nouvelles
formes de service qui destitueront les anciens. Ainsi, des attaques rigoureuses
contre l’administration deviennent automatiquement importantes.
II -1- L’AUTORITE PATERNELLE : Le thème de l’autorité paternelle revient très souvent et surtout dans la quasi-
totalité des œuvres des écrivains africains. Seydou BADIAN est l’un des écrivains
maliens qui relient ceux du Maghreb pour blâmer l’autorité paternelle. Dans les
romans comme dans les autres genres, parmi les personnages mis en scène, il y a
celui du père. Les écrivains le présentent dans ce contexte avec un comportement
qui met cependant en jeux la vie de la femme au foyer.
BADIAN nous présente dans Sous L’Orage le rôle d’un père de famille qui se
transforme en autorité à propos d’un mariage. De temps en temps, celui-ci s’impose
de toutes les manières pour faire triompher son autorité. Le pouvoir de se faire obéir
est une grandeur pour le père Benfa. Maman-Téné et sa fille Kany sont décrites dans
ce roman comme des sujets qui ne sont là que pour subir et obéir. En effet, père
Benfa donne des ordres ou des recommandations qu’on doit exécuter. Ainsi, dit-il :
« C’est nous qui décidons, comme il est d’usage. C’est à Kany de
suivre. »23
23 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 54
22
L’expression « comme il est d’usage » affiche qu’un tel comportement d’un
mari vis-à-vis de son épouse et de ses fils ne date pas d’aujourd’hui et figure dans
leurs traditions. Cette autorité est par conséquent non seulement une coutume mais
un honneur dans la famille. Car si Kany réussit à choisir elle-même son mari, ce
serait une menace des traditions, de plus cela donnera une mauvaise image à la
famille Benfa, laquelle sera accusée la première à avoir transgressé les traditions du
pays. Ainsi Kany doit être sous le commandement de son père :
« Oui, nous avons le droit d’imposer qui nous voulons à Kany parce
que Kany a quelque chose de nous : elle porte notre nom, le nom de
la famille. Qu’elle se conduise mal et la honte rejaillit sur notre
famille. » 24
Cette autorité qu’exerce le père Benfa touche encore tout son entourage. Il
terrifie son entourage en sorte que personne ne pourrait faire un seul mouvement
normal à sa présence. Ceci dit que sa domination repose cette fois-ci sur la terreur.
Cette dernière s’explique par sa personnalité avant tout, ses décisions :
« Le père Benfa, superbe dans son boubou doré, chapelet en main,
s’était déjà installé. Il était si majestueux, si imposant que tous ceux
qui, venant vers la véranda, l’apercevaient, marchaient sur la pointe
du pied pour ne pas se faire entendre. Il resta ainsi seul avec ses
prières jusqu’à l’arrivée des autres. »25
Le portrait physique du père Benfa décrit par l’auteur, nous apprend qu’il est
un homme religieux : « boubou doré, chapelet en main, avec ses prières ». Ce titre
de chef religieux favorise en quelque sorte son autorité, car tout le monde lui doit du
respect. D’ailleurs, c’est par là qu’il cherche à exercer son autorité. Les terreurs, les
ordres et les recommandations se dégénèrent en une autre situation plus que difficile
pour la femme.
Dans cette société patriarcale, la femme subit une dégradation physique et
morale. Cette nouvelle situation que l’homme fait subir à sa femme est sans répit. La
femme perd par conséquent sa vigueur, son dynamisme. Cet affront envers elle est
par ailleurs, suivi d’une agression corporelle. Elle reçoit des châtiments de temps en
temps. Elle est tourmentée et tabassée :
24 Idem., p. 54 25 Ibid., p. 33
23
« Les poings fermés, marcha résolument vers la petite case. Il cogna
une, deux, trois fois et attendit. Le fouet sifflait toujours et la femme
hurlait invariablement. (…) Il se tourna vers ses camarades et haussa
les épaules. Puis, serrant les mâchoires, il recula pour prendre son
élan, afin de mettre en branle toute la puissance de ses muscles (…)
La femme s’assit sur la margelle du puits et se mit à pleurer. »26
Si BADIAN expose les problèmes que heurte la femme malienne et donc
africaine en général, c’est pour trouver une solution adéquate à ces problèmes.
Notons que le problème de l’autorité paternelle est contesté en premier en
Europe. Molière un dramaturge célèbre nous donne un exemple dans sa pièce de
théâtre intitulée L’Ecole des Femmes. Chrysalde un bourgeois exige de sa fille une
obéissance inconditionnelle. Son autorité paternelle est sacrée.
Si l’héroïne de BADIAN préfère être tuée que de se soumettre aux ordres de
son père, c’est pour mettre à terme cette situation. La mort qu’elle suggère ici est
d’une part, une révolte contre l’autorité paternelle, et d’autre part une libération dans
la mesure où elle fuit cette autorité. Aussi annonce-t-elle :
« Faites de moi ce que vous voudrez, je préfère mourir. »27
Ce problème réel, fréquent dans la société du Mali est une occasion pour
Seydou BADIAN de dénoncer l’humiliation de l’homme à la femme. L’auteur se
montre ici comme un avocat de la femme. Il met en scène Benfa pour servir de
prototype d’un père autoritaire.
Ainsi, la relation entre père Benfa et sa famille n’est pas un rapport de
communication entre deux individus mais bien un rapport de force entre un sujet et
un objet.
Après avoir parlé de la société patriarcale, nous allons nous intéresser
maintenant de la vision des anciens à travers l’administration coloniale.
II-2- LES ANCIENS FACE A L’ADMINISTRATION COLONIALE L’avènement de la colonisation en Afrique constitue un changement radical du
point de vue social et politique, dans la mesure où elle vient d’instaurer des nouvelles
structures administratives et des nouvelles formes de services de gestion.
26 Ibid., p. 59 27 Ibid., p. 72
24
Le patronat, les contributions, la poste, etc.… forment l’administration
coloniale. Bref, la bureaucratie et le commerce.
Il convient par cette optique de joindre l’idée maîtresse de la colonisation
selon laquelle le noir est ignorant et n’a pas de civilisation. Soi-disant, pour une
« mission civilisatrice », les Européens s’étaient rendus en Afrique pour civiliser les
Noirs qui sont des barbares. Or dans leur fort intérieur, c’était plutôt pour s’enrichir et
exploiter la richesse ou les ressources naturelles qu’offre le pays.
Nous voyons, en effet, la présence des européens, par le système
administratif, qui exploitent la richesse du pays au Mali. Ils font travailler durement la
population malienne, par une corvée qui ne rapporte rien au peuple. C’est pour cette
raison qu’un ancien se plaint en disant aux jeunes citadins :
« Nous travaillons dans le champ du blanc. Nous lui donnons du mil
et du caoutchouc. Nous travaillons sur les routes et tout cela pour
rien. » 28
Ce qui est un lourd fardeau pour les cultivateurs c’est la qualité de culture
qu’ils défrichent dans ces champs. Ils ne procurent pas des produits qui peuvent être
utilisés directement mais des produits des matières premières. Autrement dit, des
produits qui nécessitent des transformations avant qu’ils soient utilisés :
« Nous luis donnons du caoutchouc. »29
Le caoutchouc est le produit cultivé dans les champs la plupart du temps.
Dans cette nouvelle société, les nouvelles structures sociales et les nouvelles
formes de services sont à l’origine de la naissance des différentes catégories de
classes sociales dont la classe paysanne. Et comme il s’agit du système du patronat,
il existe un chef ou un patron et ses ouvriers.
Nous rappelons que nous sommes dans la période coloniale. Et les relations
entre patron et ouvriers n’étaient pas du tout bonnes. Les grands (patrons)
maltraitaient les petits qui sont les ouvriers. Ils les faisaient souffrir au point que la vie
ne valait plus la peine. C’est dans ces conditions qu’un commis se plaint de dire :
« J’ai toujours eu affaire à des mauvais patrons. Il vous rend la vie
impossible. Quoique vous fassiez, il est mécontent. Il vous crée des
histoires, vous crie après à longueur de journée et le bureau devient
28 Ibid., pp. 93-94 29 Idem., p. 93
25
un véritable enfer (…) Je travaille comme un imbécile et n’importe
quel nouveau débarqué gagne deux fois plus que moi. Ce n’est pas le
travail mais la couleur qu’on paie. » 30
Les derniers mots du commis nous renvoient à une situation de discrimination
raciale. A vraie dire, on doit être payé suivant le travail qu’on a exercé. Cette
nouvelle tendance amène Seydou BADIAN à stigmatiser farouchement les
occidentaux qui sont des oppresseurs du peuple malien.
Les Bouts de bois de Dieu vient témoigner cette conception puisque nous
sommes en pleine période coloniale. Alors déclare un inspecteur du travail :
« ça ne suffit pas de marcher sur les colonies, il faut encore qu’on
piétine les colonisés. » 31
C’est pour les industries et pour avoir des mains d’œuvre que les occidentaux
ont mis en cours le système administratif au Mali et en Afrique en général. Voilà
pourquoi ils y ont fait des champs de caoutchouc et d’autres cultures. Ces cultures
labourées au Mali sont exportées en Europe par les grands pour les transformer en
un autre état. Puis après tout ils viennent les revendre dans le pays d’origine à des
prix exorbitants. On peut dire que, même si on rencontre des commerçants noirs
d’origine malienne, ce sont les européens qui détiennent le monopole du commerce
dans ce pays :
« Les blancs veulent tout vendre eux-mêmes. Le mil que nous
cultivons, il faut qu’ils nous le revendent. Il en est de même du riz, des
arachides… » 32
Il est important de noter ici que pour se nourrir du mil, du riz et d’autres
denrées, les habitants du Mali dépendent des patrons occidentaux. Ils doivent
acheter chez les blancs les aliments de base qu’ils ont cultivé eux-mêmes. Par ce
procédé, nous dirons que dans Sous L’Orage, la forme de la remise en cause de la
colonisation apparaît plus suggestive que révoltée, le fond est à son tour plus
subversif que des cris hurlant même à l’injustice des abus. C’est alors que nous
découvrons un commerçant noir qui déclare en s’attaquant contre cette base de
l’économie coloniale. Un commerçant qui au contraire ses activités commerciales
bénéficient d’avantage les européens. Ainsi demande-t-il :
30 Ibid., p. 91 31 OUSMANE, Sembene, Les Bouts de bois de Dieu, Presses Pocket, 1960, p. 269 32 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 92
26
« C’est nous qui produisons les matières premières. Pourquoi ne pas
les envoyer en Europe nous-mêmes ?» 33
Signalons que si les européens arrivent à exploiter la richesse naturelle du
Mali, c’est parce que le peuple malien manque d’unité, de solidarité et d’organisation.
C’est ce qui fait qu’un agent subalterne dise :
« Si nous savions nous organiser, les choses iraient beaucoup
mieux. Par exemple, nos commerçants ne devraient pas rester à la
remorque des maisons de commerce européennes et des libano
syriens. » 34
Cependant il propose une solution efficace qui demain pourra facilement
briser le monopole du commerce qu’ont les européens en Afrique ou affaiblir à
jamais l’économie européenne qui se développe grâce aux ressources africaines :
« Il faut créer des écoles de pratiques rurales. Ainsi naîtra une
génération de paysans éclairés, laquelle s’érigera d’elle-même contre
la routine et les méthodes séculaires. »35
La domination commerciale des européens au Mali entraîne une menace du
pouvoir gérontocratique. C’est ce dernier facteur qui est cause directe des
manifestations des anciens contre l’administration coloniale. L’avènement de la
colonisation fait que les anciens ont perdu toute responsabilité ; tout pouvoir de
notabilité lequel permettait de régler les problèmes ou les conflits du village et
d’orienter le peuple du Mali dans le droit chemin. Partout au village, les chefs blancs
exigent qu’on les salue. Les vieux qui devraient être salués sont contraints à saluer
les jeunes chefs blancs. C’est une menace envers les traditions. Ce renversement de
situation fait crier à tue-tête les anciens qui ne tardent pas à communiquer aux
jeunes citadins :
« Le chef blanc vient au village avec ses gardes. Il veut qu’on le
salue, la main à la tempe ; nous sommes vieux, cela nous fatigue, ne
le sait-il pas ? Dans le village voisin, il a mis un chef qui n’est pas du
pays. Personne ne le veut, sauf le blanc ; les gens ont peur, alors ils
tremblent. Le blanc ne sait-il pas que quand on tremble devant un
chef on désire secrètement le voir trembler à son tour. (…) Ne
pourriez-vous pas dire aux blancs que nous ne sommes pas bien !
33 Ibid., p. 96 34 Idem., p. 96 35 Ibid., p. 97
27
(…) La force ne crée pas un chef mais un adversaire à abattre. (…)
Le blanc nous oblige à nous découvrir pour le saluer ; dites-lui que
chez nous, un vieux ne se découvre pas. Dites lui aussi que c’est aux
jeunes de saluer le vieux. » 36
La présence des chefs blancs dans les bureaux partout aux villages montre la
domination coloniale ou européenne en Afrique et plus particulièrement au Mali.
Cette domination est fortement contestée par les vieux lorsqu’ils disent : « Personne
ne le (blanc) veut ». Cela laisse entendre une réflexion sur l’émancipation du peuple
malien.
Devenu « objet » de son maître, le colonisé n’existe plus qu’en fonction des
besoins du colonisateur. Mais ce comportement ne peut rester sans douleur pour le
noir. Encore une fois, nous disons que cette attitude fera révolter le dominé, car si
l’Afrique ne se développe pas dans le domaine tant politico social que culturel, c’est
aussi en grande partie à cause de la colonisation, des chefs blancs mis en place
dans le continent. Père Djigui annonce même que :
« Un chef qui fait trembler est comme une grosse pierre qui barre une
piste. Les voyageurs l’évitent, la contournent, puis un jour ils
s’aperçoivent que le chemin serait moins long s’il n’y avait pas la
pierre, alors ils viennent en grand nombre et la déplacent. »37
Ce que dit Djigui illustre bien que l’administration coloniale fait reculer l’Afrique
et que celle-ci peut un jour accéder à sa liberté. Rappelons que la littérature
malienne comme celles d’autres pays africains avait pour but de chercher l’identité
du pays et son indépendance.
Le pouvoir administratif n’arrange en aucun cas les anciens. C’est un pouvoir
dans lequel les africains sont broyés par l’engrenage bureaucratique. A partir du
moment où on ne bastonne plus les vieux, il y a les impôts et les taxes à payer par
contrainte. Les droits énormes à payer vont être la cause de certains jeunes du
village à se déplacer pour chercher du travail à la ville. C’est ainsi que le vieux fait
expliquer aux citadins ;
« J’ai mon fils là-bas, à la ville. Il y est allé travailler pour payer les
impôts. La première année, il a envoyé quelque chose ; depuis, plus
36 Ibid., pp 108-109 37 Idem., p. 108
28
rien. Le connaissez-vous ? Ici au village, nous n’avons pas d’argent,
nous ne pouvons pas payer d’impôts. »38
Même si on se déplace pour aller à la ville, cela ne montre pas qu’on peut
facilement payer les impôts et les taxes. Seydou BADIAN s’attaque dans Sous
L’Orage contre les mentalités administratives.
Les victimes de l’administration coloniale sont d’abord les anciens qui sont
illettrés. Ils deviennent des proies qui s’attaquent rapidement au piège. Ils
rencontrent trop de difficultés dans les bureaux administratifs. On leur exige des
dossiers ou des papiers partout dans les bureaux. Pour contester ce système voici
un vieux qui se prononce :
« Avec le blanc, il faut des papiers, partout des papiers. Il faut des
bons, des autorisations, des laissez-passer et quoi encore ? Or nous
ne savons ni lire, ni écrire. (…) Vous allez dans un bureau ; le
commis, pour vous montrer qu’il est puissant, vous crie dessus. »39
Cet homme montre qu’il est difficile pour eux qui sont illettrés de chercher à
présenter des papiers écrits en langue étrangère dans des bureaux dirigés encore
par des étrangers.
A part BADIAN, d’autres écrivains ont parlé également du nouveau système
bureaucratique. C’est le cas de Sembene OUSMANE qui, d’après Jacques
CHEVRIER dit:
« Dans la Longue nouvelle intitulée Le Mandat met en scène un
pauvre chômeur dakarois auquel, parvient un jour, en provenance de
Paris, un mandat aussi fabuleux que providentiel. Toutefois pour un
homme illettré et « sans relations » comme Ibrahim Dieng percevoir le
montant de ce mandat inespéré n’est pas chose facile. Dans l’univers
coloré hostile et surchauffé de Dakar s’engage alors la quête
hallucinée des documents réclamés par l’administration.» 40
Ainsi se passe un dialogue entre Ibrahim Dieng et le commis.
« Dieng se présenta au guichet, le préposé, après avoir extrait une
fiche, la compara à l’avis.
- Ibrahim Dieng, ta carte d’identité ?
38 Ibid., p. 107 39 Ibid., p. 92 40 CHEVRIER, Jacques, Anthologie Africaine, Le Roman et la nouvelle, Collection Monde Noir, Hatier International, 2002, pp. 160-161
29
- Homme, j’ai pas de carte d’identité, j’ai mon reçu d’impôt, ma carte
d’électeur
-Y a- t-il une photo ?
- Non, non…
Donne-moi quelque chose où il y a ta photo ! Permis de conduire,
livret militaire ? »41
Dieng s’est rendu compte par la suite que toucher le mandat ne peut se faire
sans une carte d’identité. Mais toutes les démarches possibles entreprises par Dieng
pour percevoir son argent demeurent en vain, car un commissionnaire véreux
empoche finalement l’argent du mandat. Ainsi donc le héros du mandat est broyé par
l’engrenage bureaucratique d’une société qu’il ne comprend plus et dans laquelle il
se débat vainement comme un dormeur pris au piège d’un mauvais rêve.
Nous notons ici que le peuple malien occupe en grand nombre le secteur
primaire. Hormis quelques auxiliaires maliens, nous constatons que dans ce pays les
administrateurs français, les commerçants européens et libano syriens occupent les
secteurs secondaire et tertiaire.
La contestation de la colonisation est importante. Mais celle-ci dans le roman
de BADIAN Sous L’Orage ne s’apparente guère à des écrits contenant des violentes
attaques comme dans les romans de Mongo BETI ou de Ferdinand OYONO. Dans
Sous L’Orage, chaque problème évoqué est examiné dans ses aspects positifs et
négatifs. On dirait que c’est le style même du livre tout entier. Et nous rappelons que
la critique directe par la parole est contrariée à la culture malienne. La colonisation
n’a pas seulement des aspects négatifs, elle a aussi des aspects positifs. Elle a
contribué au développement des nations africaines. En faisant sortir le continent de
l’impasse, la colonisation a développé les infrastructures et a mis en place des
écoles et des hôpitaux. Nous voyons l’auteur qui fait même dire à un commerçant :
« Les blancs sont nos sauveurs. Nous allons pouvoir dire aux blancs
ce qui est mal. Nous allons leur dire ce qui doit disparaître, afin que
tout le monde soit heureux. Il faut reconnaître que les blancs nous ont
apporté beaucoup de biens.»42
« Dire aux blancs ce qui est mal » montre qu’ils sont les seuls qui peuvent
guérir tous les maux qui se posent dans ce pays du Mali et donc dans toute l’Afrique.
41 OUSMANE, Sembene, Le Mandat, Présence Africaine, 1966, p. 128 42 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, pp. 56-94
30
L’auteur a quand bien même une vision optimiste pour l’avenir de l’Afrique. Il
voit en lui une Afrique qui demain sera riche et développée. Toute sa motivation se
révèle ainsi :
« Avec la politique, tout va changer. »43
Dans la société patriarcale, seuls, les hommes ont le droit de s’exprimer, de
décider ou de commander. Les structures traditionnelles leur donnent une place
importante au sein de leurs familles et de leur société. Mais le système colonial a
introduit des nouvelles formes qui ont destitué ces derniers. Ainsi, les relations entre
les anciens et l’administration coloniale n’étaient pas bonnes.
Afin de donner plus d’éclaircissement sur les traditions, nous allons nous
mettre directement au troisième et dernier chapitre de la première partie de notre
travail. Dans ce chapitre, nous verrons la place de la femme et le refus du mariage
forcé.
43 Ibid., p. 94
31
CHAPITRE III :
LA RELATION HOMME-FEMME
Depuis leur apparition sur terre, l’homme et la femme ont toujours eu le plaisir
de vivre ensemble. Ils nouent une relation qui leur permettra de bien se connaître et
partager tous deux la vie. Cet amour qui les unit paraît mutuel. L’amour désigne
alors, au sens strict du terme, cette relation qui rapproche deux êtres humains qui
peuvent sans contrainte se marier. C’est ici le lieu d’introduire ce chapitre qui
examine successivement deux aspects, à savoir la place de la femme vis-à-vis de
son partenaire ainsi que le mariage traditionnel que conteste une jeune fille par la
manière de le faire.
Précisons que le but premier de célébrer un mariage est d’assurer la
descendance de la famille. Si Kany conteste le mariage traditionnel, c’est parce
qu’elle veut introduire un autre mode : raison pour laquelle on parle du mariage
d’aujourd’hui et du mariage d’hier. Et c’est ce dernier qui est décisif à démontrer
dans ce chapitre.
III -1- LA PLACE DE LA FEMME FACE A SON PARTENAIRE L’une des préoccupations majeures des écrivains africains au lendemain des
indépendances est le statut de la femme.
La femme est présentée sous l’image d’un être insignifiant. Celle-ci dépend
toujours du mari sous prétexte qu’elle est considérée comme étant sous la protection
de ce dernier. Elle est indéniablement présentée comme l’être le plus rabaissé dans
la société. Ses pouvoirs et ses droits sont limités à l’égard de son mari qui veut avoir
tout le commandement.
Comme elle est représentée dans Sous L’Orage, la vie de la femme demeure
constante dans la mesure où elle se trouve sous la domination totale de son mari qui
a le monopole dans toutes les affaires. Elle semble donc ne rien représenter et
pourtant elle est l’équilibre de l’homme et sa raison d’être parfois. C’est alors que
nous découvrons Maman-téné dans Sous L’Orage avec la seule activité qu’elle
exerce dans la vie de tout le jour. C’est celle de s’occuper du foyer. Dans la
conception des ancêtres, une fille est faite pour travailler à la cuisine et au champ
mais jamais dans un autre secteur.
32
Pourtant encore au foyer, elle doit toujours écouter son mari. Le foyer est la
première place pour les femmes. C’est ainsi que pour convaincre sa fille à épouser
Famagan, Maman-Téné tient à lui expliquer rapidement sa place dans la société en
tant que future femme. Alors affirme-t-elle :
« La plus noble aspiration d’une jeune fille est le foyer ; oui, le foyer,
un mari et des enfants : c’est le plus grand bonheur. » 44
Ainsi les jeunes filles ne doivent penser à rien d’autre que d’avoir un mari et
des enfants. Elles sont le rêve d’amour et l’objet de satisfaction de l’homme. Elles
sont vues comme des machines de fabrication d’enfants. Si Maman-Téné fait
connaître à sa fille que les enfants sont plutôt un bonheur mais pas une charge, c’est
parce que selon la sagesse populaire africaine, « L’enfant est une source de
richesse »
Mais si les femmes se trouvent dans cet état de dépendance, c’est parce qu’il
est hors de question d’envoyer une fille à l’école. Seuls les garçons y ont accès. Ce
qui revient à dire que les traditions maintiennent les femmes dans un état
d’ignorance. Fréquenter les portes de l’école française développe l’intelligence et
permet l’accès à une place assez favorisante dans la société.
La différence au niveau intellectuel rehausse l’homme et rabaisse la femme.
Ils n’ont pas la même vision et ne partagent pas les mêmes idées. Mais Kany ne
voudrait pas vivre dans cette différence. C’est ainsi que pour arriver à ses projets,
elle désire poursuivre ses études à l’école coloniale pour parvenir à ses fins. Mais sa
mère cherche par tous les moyens à bloquer son élan. Elle lui montre ce qui est utile
pour les filles à l’école : ce n’est pas apprendre à connaître beaucoup de choses ou
à espérer avoir une place importante dans la société mais apprendre uniquement à
savoir lire et écrire. Ainsi elle déclare à sa fille :
« Tu as été à l’école, peu de tes camarades en savent autant que toi.
Tus sais lire une lettre venant de n’importe quelle ville. Tu sais écrire
une lettre à n’importe qui, c’est largement suffisant pour toi. Moi qui
suis ta mère, je n’ai rien su de tout cela. Et pourtant j’ai été comme les
autres, Dieu merci. »45
44 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 71 45 Idem., p. 71
33
Les dernières paroles de Maman-téné expliquent qu’une fille à l’école n’est
pas vraiment utile. Une fille à l’école n’aboutira à rien. Celle qui fréquente l’école ou
celle qui ne la fréquente pas ont la même place dans la société : le foyer.
Cette place qu’occupe la femme pose aussi un autre phénomène très grave :
celui de consulter la femme pour demander son point de vue ou son opinion devant
un problème quelconque qui se présente dans la famille. Elle n’est jamais sollicitée à
participer ou à contribuer ses idées. On voit, dans Sous L’Orage, une seule fois
Maman-téné envoyée par son mari pour essayer de convaincre Kany à accepter le
mariage avec Famagan. C’est le seul moment important où on voit cette femme
devant son mari :
« J’ai à te parler de la part de ton père ; écoute-moi, écoute bien et
réfléchis à ce que je vais te dire. »46
Là où a échoué le mari, la femme peut réussir. Néanmoins, elle ne peut plus
promouvoir des décisions. Tout ce qu’elle fait dépend toujours du mari. Elle est à la
charge du mari.
Maman-téné souffre d’être devenue une première épouse délaissée et
esclave du foyer ; mais ce qui pour sa fille serait une insupportable tyrannie, devient
chez cette femme lucide et touchante un constat douloureux :
« Tais-toi ! Je ne puis rien, tu le sais bien, je ne suis rien. C’est ton
père qui décide ; auprès de lui, nous ne sommes rien, ni toi, ni
moi. »47
Compte tenu de la société dans laquelle nous sommes, (la société malienne
est une société où la religion musulmane occupe une place importante), la femme ne
peut rien décider ni rien faire devant son mari, considéré par la religion comme le
chef absolu du foyer. Les structures sociales et la religion musulmane sont les
causes de cette place qu’occupe la femme malienne.
Si les jeunes filles tiennent toujours à aller à l’école, c’est pour qu’elles ne
soient pas trop dépendantes de leurs maris. Ensemble, ils peuvent s’entraider et
réfléchir sur leur avenir pour ainsi avoir une vie meilleure. C’est aussi pour bannir
cette vie traditionnelle qui rend chef l’homme. C’est alors que la jeune malienne
Jeannette déclare dans Voix de jeunes dans la ville africaine que :
46 Ibid., p. 70 47 Ibid., pp. 74-75
34
« C’est le cadre traditionnel : la femme est soumise, le mari est très
considéré. Et puis mon père est intellectuel et ma mère n’a pas fait
l’école, donc leurs points de vue peuvent différer. Je peux avoir un
mari à peu près de même niveau que moi : on aborderait les
problèmes sous un angle beaucoup plus large, il y aurait un dialogue,
une communication, une complémentarité que je cherche. » 48
Les propos de Jeannette montrent bien que si la femme est dans un état
d’infériorité ou de dépendance par rapport à son mari, c’est parce qu’elle n’a pas
fréquenté l’école française.
Pour une vie heureuse, pour accéder à la même place dans la société ou
dans la vie, la femme, comme l’homme, doit aller également à l’école. Cela permettra
une interdépendance entre l’homme et la femme.
Après avoir vu la place de la femme vis-à-vis de son partenaire, nous allons
voir maintenant comment la jeune Kany refuse le mariage forcé imposé par son père.
III-2- LE REFUS DU MARIAGE FORCE Le mariage est une relation qui engage d’une façon légale l’homme et la
femme. L’un doit, sans contre coeur, se donner à l’autre. Mari et femme doivent
s’entraider pour l’avenir. Pour cela, les deux conjoints doivent librement se choisir et
avoir au préalable la possibilité de se fréquenter et de se connaître avant tout pour
éviter que leur union soit un saut dans l’inconnu. Cet acte implique également
l’alliance de deux familles aussi bien dans le domaine économique que social.
Mais les sociétés traditionnelles africaines avaient une autre vision pour les
mariages. Ils se faisaient plutôt à l’amiable uniquement entre les familles des deux
époux sans le consentement ou l’avis de l’un des conjoints. L’un est appelé
seulement à obéir. C’est ce qui fait dire à un jeune malien lors d’un interview que :
« Sa grand-mère lui a dit que chez eux, on ne présentait pas la fille à
son futur mari. Il conteste : il doit chercher sa femme, connaître son
caractère, pour qu’il puisse se mettre en confiance entière sur elle. »49
Ces propos illustrent bien que dans les sociétés traditionnelles africaines, les
mariages se faisaient par la force. Les grands-parents ou mêmes les parents
48 DENIEL, Raymond, Voix de jeunes dans la ville Africaine, INADES, 1979, p. 133 49 Ibid., p. 96
35
mariaient leurs fils de gré ou de force. C’est ce concept là que nous allons examiner
par rapport à la société moderne.
Immédiatement Seydou BADIAN nous présente dans Sous L’Orage la jeune
fille, Kany, qui refuse de devenir l’épouse d’un vieux riche commerçant que veulent
lui imposer ses parents. Conformément à la tradition, c’est le père qui doit choisir le
mari de sa fille sans que celle-ci soit consultée. C’est ce qui fait que le père Benfa dit
à sa fille
« Lorsque Samou, le fils de Coumba, osa demander la main de sa
fille. Que je ne vous voie plus ensemble, avait ordonné le père de
Kany, tu auras le mari que je voudrais. »50
Si le père Benfa a choisi Famagan (le vieux et riche commerçant) comme mari
de sa fille, c’est parce qu’il juge que celui-ci est un homme riche et de haut statut
social. Il est en mesure d’apporter la dot et financer la famille. Nous retenons par là
que c’est par profit qu’on célèbre ces genres de mariage. Ainsi le père de Kany ne
voit que l’aspect économique.
Famagan, le vieux commerçant avec la complicité du cupide père de la fille
désire arracher à Samou sa fiancée. Physiquement et moralement le commerçant
est détestable selon la jeune fille qui ne cesse de crier :
« Je n’aime pas Famagan, je n’aime pas Famagan. » 51
Ce commerçant, Famagan, est un homme assez âgé qui a déjà deux femmes.
La question d’âge est un facteur décisif pour la jeune fille de ne pas accepter
le mariage forcé avec l’homme que ses parents ont choisi. Et très souvent dans ces
mariages l’homme est plus âgé que la conjointe. L’attitude du père Benfa apparaît à
sa fille comme une sorte de viol puisqu’elle souhaite être la femme d’un homme
ayant le même âge qu’elle.
Si de nombreux écrivains africains dénoncent ces pratiques, c’est parce
qu’elles sont devenues une monnaie courante qui circule partout dans le continent.
Et les conséquences sont néfastes. Ils stigmatisent pour apporter un changement.
C’est ainsi que nous découvrons dans Maïmouna l’héroïne Maïmouna qui se révolte
avec l’intervention d’une amie contre l’idée d’épouser un vieil entrepreneur dont elle
ne connaît pas l’identité :
50 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 21-22 51 Ibid., p. 72
36
« Je connais, l’homme à qui on veut te donner en mariage ;
assurément, c’est un gentleman, riche et sérieux. On dit aussi qu’il est
de bonne famille. Mais Il est trop vieux pour toi, ma chère Maïmouna.
Que peut-il te donner que tu n’as pas ici ? Tu es jeune, ta beauté a
fait le tour du monde et tu n’as que l’embarras du choix entre mille
parties. Pourquoi se presser de te marier à un homme que tu n’aimes
pas. » 52
Belles et jeunes, ces filles voudraient se marier avec d’aussi jeunes et beaux
garçons de leur âge. Ce qui compte pour elles, ce n’est pas l’argent mais la beauté
et l’amour. Kany et Maïmouna ont déjà fait leur choix et aiment respectivement
Samou et Doudou Diouf.
Les caractères du commerçant reflètent l’opulence insolente due à tous les
avantages matériels inhérents à sa fonction du commerce. Son objectif n’est rien
d’autre que d’accroître le plus rapidement possible la quantité de sa richesse obsédé
comme dans le matérialisme.
Ce vieux et grand commerçant qui n’arrive plus à s’exprimer qu’en billets de
banque réussit à corrompre certains membres de la famille de la jeune fille. Ils font
parti, eux aussi, de cette catégorie de personnes auxquelles les biens matériels
deviennent chose sacrée au détriment des valeurs les plus nobles ; ils sont
incapables de s’élever vers un idéal exaltant, ne serait-ce que celui d’assurer le
bonheur à leur propre fille qui aime l’étudiant Samou qui fréquente la même classe
qu’elle. A l’unanime, Kany et Samou haïssent au plus haut point Famagan.
Même si Tiémoko, le frère aîné de Kany, partisan de la tradition s’arrange du
côté des anciens et essaie de nier complètement leur caractère d’avidité en
déclarant :
« Ce n’est pas pour ce qu’il leur a donné, ce n’est ni pour ses
présents, ni pour les sommes d’argent qu’ils ont reçues de lui (…) Ce
qui leur amène vers Famagan, c’est sa démarche, son heureuse
conduite à leur égard, en un mot son savoir. »53
Ajoutons alors que c’est plutôt ce domaine qui leur convient bien. Ce qui nous
amène à qualifier cette société traditionnelle d’une société de « l’avoir » et non de
« l’être ». 52 SADJI, Abdoulaye, Maïmouna, Collection Les Classiques Africains, Présence Africaine, 1958, p. 149 53 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 37
37
Mais si Kany songe nuit et jour à Samou qui pour elle incarne l’amour et
l’avenir, Benfa a pour sa fille d’autres projets, en l’espèce de Famagan. Ce dernier,
riche marchand, souhaite faire de Kany sa troisième épouse et il s’apprête à donner
sa parole. Cela nous pousse à dire encore une fois que le père de Kany ne voit que
l’aspect économique, alors que Kany désire plutôt un mariage d’amour auquel elle
voit
« un merveilleux avenir embelli par la présence permanente de celui
qu’elle chérit. »54
C’est à elle de choisir son mari. Il n’appartient pas à ses parents de le faire à
sa place. Elle sait le mari qui lui convient. C’est à elle que voudrait revenir la
responsabilité de choisir son futur mari. Si jamais elle se trompe, ce ne sera pas un
échec total mais une erreur surmontable. Cependant sa famille se demande
comment une jeune fille peut refuser honneur et argent pour s’attacher à l’homme
qu’elle aime en affirmant que
« Rien au monde ne pourra leur séparer ? » 55
Kany et Samou sont deux jeunes qui s’aiment d’un amour pur. C’est dans leur
union qu’apparaîtra le bonheur de vivre, la vie heureuse :
« Kany au fond d’elle-même se sentait liée à Samou, liée pour la vie… Oui
pour la vie. Ce mot, ils se l’étaient maintes et maintes fois dit depuis qu’ils
s’étaient vus. »56
Cette prise de conscience de la situation d’aliéné de la jeune fille est dictée
par l’école française qui l’a inculquée la signification de l’amour et de l’indulgence.
On pourrait dire que c’est le résultat de son savoir acquis à l’école des blancs. Et
c’est ce qui pousse la mère de Kany à conclure que :
« Ce mariage s’annonce difficile (le mariage de Kany et Famagan).
Sa fille est à l’école. Elle a appris à voir les choses par elle-même. »57
Malgré l’opposition de Kany, père Benfa invite sa famille pour les préparatifs
du mariage. Le drame de Kany est qu’elle n’a pas le soutien de sa mère. Au
contraire sa mère met en valeur l’autorité paternelle et le sacré de la tradition en
rappelant à la fille que son devoir est d’obéir.
54 Ibid., p. 23 55 Ibid., p. 79 56 Ibid., p. 22 57 Ibid., p. 46
38
« Il n’est pas question d’aimer, fit Maman-téné, tu dois obéir, tu ne
t’appartiens pas et tu ne dois rien vouloir ; c’est ton père qui est le
maître et ton devoir est d’obéir. Les choses sont ainsi depuis
toujours. »58
Mais Kany par sa violence demeure opposante à la décision de l’autorité
paternelle. Elle s’y oppose en disant à sa mère qu’elle ne peut en aucun cas épouser
Famagan :
« Mâ ! (…) pardonne-moi, mais je ne peux être la femme de
Famagan. Faites de moi ce que vous voudrez ; je préfère mourir. » 59
Il s’agit d’un refus absolu de la part de la jeune fille. Par sa détermination de
mourir, l’héroïne a lancé un défi à l’autorité paternelle et a bafoué la tradition.
Le refus ultra remarquable de Kany d’obéir à son père a déclenché une série
d’évènements marquant une autre forme d’action. La désobéissance de Kany
provoqua la colère de son père. A ce point, le drame se trouve dans les dialogues
tendus, dans la succession de scènes brèves, une expression plus propre à la crise
qui partage le père et sa fille.
Irrité par les résistances obstinées de Kany et de Birama, leur père Benfa
décide fermement de les envoyer de gré ou de force au village chez son frère aîné le
père Djigui qui les remettra dans le droit chemin :
« Je vais les envoyer dès demain, elle (Kany) et Birama (son frère)
au village, chez mon frère Djigui. (…) Le train entra en gare de K…
Birama et Kany descendirent après avoir salué leurs compagnons.
Leurs valises à la main, ils se rendirent au bord du fleuve : le village
du père Djigui était situé sur l’autre rive. »60
Ce voyage qui permettra le dénouement de la crise est imposé comme une
sorte de punition. Si Birama subit aussi cette correction, c’est parce qu’il a les
mêmes idées que sa sœur. La mesure prise par le père ressemble à un coup de
théâtre qui change d’une manière inattendue le déroulement d’une action, disons
dramatique.
L’évènement met en scène le personnage du père Djigui qui jouera à son tour
le rôle de médiateur entre Kany et son père. Djigui est un homme soucieux et riche
58 Ibid., p. 72 59 Idem., p. 72 60 Ibid., pp. 75-99
39
d’expérience. C’est un simple chasseur digne de confiance mais qui n’est pas digne
de personnalité. En ce sens, il intervient en faveur des jeunes qui veulent moderniser
les choses.
Fort heureusement pour le bon succès de leur projet matrimonial, les
amoureux trouvent en Benfa, l’oncle de Kany, un avocat avisé qui, fort de son droit
d’aînesse, réussit à convaincre le père intransigeant. Selon lui, le mariage
d’aujourd’hui n’est plus celui d’hier ! Kany finit par retrouver celui qu’elle aime et peut
l’épouser par la suite :
« Ton oncle Djigui, dans un message, a demandé au père Benfa de
te laisser continuer tes études, de te laisser à l’école jusqu’à ce que tu
deviennes ce que tu veux être. Que lui le veut ainsi. » 61
Ecrit Samou dans une lettre à Kany.
Alors que la mère de Kany essaie par tous les moyens de convaincre sa fille
afin qu’elle accepte d’épouser Famagan, le père Benfa l’accuse plutôt de la soutenir
à bien réaliser ses rêves. Ce qui provoque des malentendus entre les parents de la
jeune fille. Apparaît ainsi un autre climat d’effervescence : méfiance totale et conflit
entre les parents de Kany. Père Benfa pense que si sa fille ne le respecte pas, la
faute revient à sa femme auprès de qui la fille reste permanente. C’est ainsi que père
Benfa reproche sa femme en disant :
« Tu la gâtes ! C’est toi qui la soutiens dans ses projets de fille
perdue. (…) Oui, oui ! Tu l’écoutes, tu la soutiens. C’est même toi qui
l’incites à désobéir. D’ailleurs j’ai compris ! C’est parce qu’elle reste
auprès de toi qu’elle a un tel esprit. »62
Selon son mari, Maman-Téné ne joue pas son rôle. Elle éduque mal sa fille.
De toutes les manières père Benfa tient à marier Kany avec Famagan. C’est la
tradition qui le veut ainsi.
Les filles n’ont aucune valeur devant leurs parents. Elles sont considérées
comme un produit de consommation parmi tant d’autres, existant au marché.
Quiconque ayant de l’argent peut s’en acheter. C’est à ce propos que Birama
intervient au sujet du mariage de Kany et Famagan :
« Ce n’est d’ailleurs pas un mariage, mais une vente aux enchères.
Vous agissez comme si Kany était non une personne mais un vulgaire
61 Ibid., p. 150 62 Ibid., p. 75
40
mouton. Ce qui vous intéresse, c’est combien vous en tirez. Vous la
livrez au plus offrant et vous ne vous souciez plus de savoir ce qu’elle
devient. » 63
Dans cette situation, le courage et la grandeur d’âme manquent à la jeune fille
d’épouser le riche et vieux marchand qui a déjà trop dépensé pour corrompre la
famille de la jeune Kany. Il se montre particulièrement courtois et large à l’égard de
cette famille. Il distribue des billets de banque, des cadeaux divers pour apprivoiser
le clan de la jeune fille. Ce n’est pas l’argent qui fait défaut au grand commerçant,
mais peut être la valeur morale.
Si jamais la valeur morale de l’individu était fondamentale, la famille Benfa
n’aurait certainement pas accepté de donner sa fille en mariage en échange de
l’argent et des cadeaux. L’on aurait plutôt insisté sur la moralité de Famagan et
l’amour entre celui-ci et Kany. L’amour pur et réciproque peut être sacrifié au profit
de la sordide loi de l’intérêt. Mais folle du jeune Samou, Kany repousse le
commerçant. Ce dernier s’est affaibli face à cette ferme opposition de la fille. Il
n’arrive plus à user de la force et de la douceur pour parvenir à ses fins. Il est alors
déçu dans ses projets. Famagan se retire en disant que :
« Lui, il n’allait pas passer sa vie à attendre une fille alors qu’il y en a
par milliers dans la ville. » 64
Encore une fois, nous disons que Kany finit par épouser celui qu’elle aime. Un
mariage digne de ce nom doit se faire avec le consentement des deux conjoints
avant tout. Ils doivent se mettre d’accord pour leur union. Un véritable amour ne
s’achète pas. Il doit être mutuel.
Dans la société traditionnelle, la place de la femme n’est plus enviable. La
femme est un être qui n’arrive pas à se décider. Elle dépend toujours de son mari.
Face à cette situation, Kany refuse le mariage traditionnel qui la mettra dans un
même pied d’égalité que sa mère.
63 Ibid., p. 54 64 Ibid., p. 150
41
CONCLUSION
L’étude du roman, tout au long de la première partie nous a permis de dire
que les vieux sont avides de pouvoir dans les traditions ancestrales. Ils ont mené
des combats durs contre les jeunes scolarisés ainsi que l’administration coloniale
pour se protéger. Les jeunes et l’administration sont considérés comme les
destructeurs des traditions maliennes.
Les vieux cherchent par tous les moyens à sauvegarder les traditions
ancestrales, car elles leur permettent de jouer un rôle considérable dans la société :
ils y exercent un certain pouvoir.
L’auteur a présenté dans son œuvre une espace très importante pour montrer
la valeur des traditions africaines. Il s’agit du village où l’héroïne même était envoyée
par son père suite à sa désobéissance, afin de lui réapprendre la culture ancestrale
vite oubliée.
Ainsi nous avons, tout au long de cette partie, parlé des anciens qui
maintiennent fortement les traditions ancestrales ici ou là. Mais à un moment les
traditions connaissent une bousculade des jeunes qui veulent moderniser la vie. Il
s’agit des temps nouveaux ; c’est l’analyse qui constituera la deuxième partie de
notre étude.
42
DEUXIEME PARTIE
43
INTRODUCTION
Une société est un groupe d’individus vivant dans un milieu donné avec une
culture, des structures et des lois établies. Aucun individu ne vit en dehors du cercle
social.
La société malienne connaît, cependant, à partir du XXème siècle une crise
importante qui se caractérise par un tournant brusque et grave d’une succession
d’évènements mettant en voie de disparition la culture des anciens. C’est alors qu’on
assiste à un changement sur les traditions ancestrales, car les jeunes qui fréquentent
l’école occidentale voudraient entrer dans une nouvelle ère de leur histoire. Ils
désirent rompre avec certaines coutumes des anciens pour pouvoir pénétrer dans le
monde nouveau. L’univers occidental est le monde nouveau dont rêvent les jeunes
de la nouvelle génération. A une nouvelle génération, une nouvelle histoire.
Nous désignons cette deuxième partie « Les temps nouveaux » : le
changement radical qui s’opère dans la société traditionnelle patriarcale du Mali.
C’est un moment périlleux de la vie sociale malienne.
Alors tout comme la première, cette deuxième partie, comporte trois chapitres.
Dans le premier chapitre, nous analyserons successivement l’image de la nouvelle
école installée au Mali par la colonisation et celle de la ville par opposition au village.
Par ailleurs, l’idéal des jeunes de bâtir une nouvelle société nous amène à
étudier dans le deuxième chapitre l’atmosphère qui règne dans la famille Benfa à la
suite de l’annonce du mariage de Kany et Famagan. Le refus de cette jeune fille
d’épouser un homme polygame est décisif dans ce chapitre.
Quant au troisième chapitre, nous y examinerons les manifestations des
jeunes désirant être libres dans leur société ainsi que la délivrance de la femme de
toutes formes d’oppression.
44
CHAPITRE I :
L’IMAGE DE LA COLONISATION
La question de l’industrie en Europe est l’une des causes qui avaient entraîné
la colonisation en Afrique. En effet, ce continent était le mieux favorable aux besoins
des industries occidentales. Cependant, pour mieux s’installer dans les colonies
africaines, les occidentaux disaient qu’ils allaient apporter une meilleure civilisation
pour faire sortir ce continent « barbare » des ténèbres. C’est ainsi qu’ils ont construit
des écoles où l’enseignement se fait en français.
A l’école, l’enfant africain va bientôt découvrir la culture occidentale qu’il
n’hésitera pas à adopter. La plupart de ces écoles sont construites dans les villes qui
revêtent un autre aspect à l’arrivée des colons. Effectivement, les villes africaines et
les écoles restent dans le continent, la mémoire laissée par les occidents. C’est
justement ce point-là que nous allons voir dans ce chapitre.
I -1- L’ECOLE ETRANGERE FACE A LA TRADITION
L’école étrangère a ouvert ses portes en Afrique aux années 1800 avec la
colonisation. Elle est implantée dans le continent par les blancs qui du premier coup
transmettent leurs connaissances. C’est la philosophie occidentale à l’égard du
monde que véhicule l’école coloniale. Ainsi, de par sa nature, cette école est de
culture étrangère. Elle assure à l’enfant africain un nouvel enseignement et donc une
nouvelle culture. Ceci dit, l’enfant africain reçoit deux formes d’éducation : une
éducation qui lui apprend le respect des valeurs culturelles, l’obéissance et la
soumission. Et une autre qui lui apprend cette fois-ci la révolte, la liberté.
Ces deux sortes d’éducation, l’éducation selon la culture et la tradition et
l’éducation européenne sont l’une des conséquences de la rencontre de l’africain et
de l’occident. Et l’administration coloniale tient à privilégier l’instruction de cette
nouvelle école comme la seule initiation possible de former l’enfant noir. L’école
française marque exactement le clivage entre l’Afrique traditionnelle et l’Afrique
moderne.
Au début, l’installation de la nouvelle école était applaudie par les vieux dans
la mesure où elle fut à leurs yeux comme le moyen le plus rapide et le plus efficace
45
pour sortir le pays de l’impasse. Ils étaient donc fiers d’y envoyer leurs enfants et de
les voir briller. Ils manifestent à cet effet leur joie publiquement de voir leurs enfants
acquérir un certain savoir et une certaine connaissance. Mettre un enfant à l’école
était en ce moment un honneur pour la famille. C’est ainsi que satisfait de l’essor de
sa fille, le père Benfa présente Kany à la ville en parlant de son savoir à tous les
vieux du quartier. Il leur disait comment elle (Kany) savait manier l’écriture du blanc
et avec quelle facilité elle savait lire les lettres. De temps en temps, il la faisait
appeler devant la mosquée, et là, au milieu de ses compagnons, lui faisait lire et
traduire tout ce qui lui passait par la main. Alors d’un ton mystérieux, il disait :
« Elle sait lire ce qui est écrit par la machine. » 65
Ceci témoigne une grande satisfaction de la part du père de Kany d’avoir
envoyé sa fille à l’école.
Mais ce passage à l’école européenne marque le début d’une rupture grave
de Kany avec son monde africain. Les connaissances et le savoir acquis par cette
jeune fille à l’école française vont la conduire dans un autre chemin ; c’est celui de
l’européanisation. Cette école est séduisante et attrayante. Cette rupture comme
nous la remarquons s’explique par la séduction et l’attraction qu’opère sur lui
l’enseignement pour découvrir le monde européen. Un monde qu’elle avait rêvé :
« Elle avait rêvé de la petite maison dont leur parlait l’institutrice
européenne, maisonnette ornée d’un salon éblouissant aux meubles
lourds ; elle avait rêvé du petit jardin où s’enchevêtrant, la jacinthe, le
géranium et la rose mêleraient miraculeusement leur parfum aux
senteurs tropicales. »66
Il est douloureux alors de dire que les jeunes africains qui reçoivent
l’enseignement colonial destiné réellement à faire d’eux des futurs cadres aptes à
servir leur patrie, se perdent aussi rapidement que possible dans leurs valeurs
culturelles. Ils rêvent et cherchent quoique ce soit à reproduire en eux les modèles
dont on leur parle en classe. L’apprentissage du français dans cette école étrangère
sert un point d’ancrage avant tout au sentiment d’exil de Kany qui n’a d’autre songe
que de vivre dans un monde occidental. C’est une séparation provoquée par la
rencontre de l’enfant colonisé avec la langue et la culture des oppresseurs.
65 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 21 66 Ibid., p. 23
46
L’heure est en ce moment pour les jeunes au bouleversement radical des
mœurs et des coutumes jugées rétrogradées. Voilà pourquoi ils placent tous leurs
espoirs dans cette école qui leur donnera la clé du monde matériel que détiennent
les blancs pour enfin les affranchir. Nous voyons même Maman-téné qui, à la
recherche d’une solution pour sa fille, s’adresse à un féticheur en déclarant :
« Ma fille est à l’école. Elle a appris à voir les choses par elle-même
(…) On doit s’attendre à tout de la part des enfants d’aujourd’hui. » 67
Si les jeunes s’aliènent de la civilisation occidentale, c’est que tout simplement
parce que celle-ci est pour eux la meilleure. C’est aussi parce qu’ils veulent être
aimés et respectés par les blancs :
« Les blancs ne respectent que ceux qui parlent leur langue et
s’habillent comme eux ; car ceux-là seuls sont civilisés. » 68
Le problème de l’école qui semble le plus épineux est par conséquent de tous
les problèmes de société que pose l’Afrique l’imposition d’une culture étrangère à
ses coutumes. Suite à cela, les vieux tournent leurs yeux et considèrent l’école
comme un lieu qui kidnappe les enfants africains. Elle est en effet au cœur d’une
confrontation passionnée entre ses partisans et ses détracteurs. L’école n’hésite
cependant pas à constituer l’un des enjeux majeurs de sociétés en pleine mutation.
Les jeunes qui fréquentent les portes de cet endroit se voient les mieux
placés, les mieux intelligents de la société. Ce qui par conséquent entraîne une
mésentente et un non respect entre les enfants et leurs parents. Après une longue
conversation entre les vieux et les jeunes au sujet du comportement de ces derniers,
voici un vieux qui conclut :
« Voilà ce que j’attendais : l’école ! (…) S’il y en a qui rêvent que
d’être blancs, l’avenir se chargera de leur faire comprendre que « le
séjour dans l’eau ne transforme pas un tronc d’arbre en crocodile » Je
ne sais ce qu’on vous met dans la tête à l’école. Mais vous nous
revenez gâtés, insolents et irrespectueux. Dans la rue, vous feignez
de ne pas voir les grandes personnes afin de ne pas avoir à les
saluer. Vous vous croyez supérieures à tous les autres. » 69
Cette conception sur l’école étrangère, vue comme ennemie de la tradition
ancestrale du pays est aussi partagée par Cheikh Hamidou KANE dans son roman 67 Ibid., p. 46 68 Ibid., p. 30 69 Ibid., p. 56
47
intitulé L’Aventure Ambiguë. Dans ce livre, l’auteur présente les débats qui
opposent le maître et le chef des Diallobé ; la Grande royale, la tante de Samba
Diallo, bien résolue, elle, à tenter l’aventure de la modernité. Ainsi, déclare cette
femme pour des raisons qui relèvent à la fois de la politique et de la tactique :
« L’école étrangère est la forme nouvelle de la guerre que nous font
ceux qui sont venus, et il faut y envoyer notre élite, en attendant d’y
pousser tout le pays (…) L’école où je pousse nos enfants tuera en
eux ce qu’aujourd’hui nous aimons et conservons avec soin, à juste
titre. Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux. Quand ils
nous reviendront de l’école, il en est qui ne nous reconnaîtront pas.
Ce que je propose c’est que nous acceptions de mourir en nos
enfants. » 70
Nous remarquons par là que cette école étrangère est synonyme de
colonisation ou tout simplement prend l’image de la colonisation. Au lieu d’apporter
une éducation digne de ce nom, une éducation qui formera les jeunes à mieux s’en
sortir des problèmes vitaux auxquels ils se trouvent confrontés, elle les pousse au
contraire à détruire leurs propres cultures.
Mais les jeunes qui ont vécu jusque-là « au cœur des choses » prennent leurs
distances par rapport à ce monde nouveau et portent eux-mêmes un jugement sur
ce problème de scolarisation qui est source de modernité. Il s’agit par là d’une prise
de conscience du danger, c’est-à-dire de l’appartenance simultanée et conflictuelle à
deux cultures antagonistes. Kany découvre, par la voix d’un muezzin, homme
religieux lequel représente ici la culture ancestrale, les dangers que porte l’école
coloniale. Alors
« Elle paraissait donner raison à Fadiga le muezzin, lequel disait à
qui voulait l’entendre que l’école était l’ennemie de la famille. Le
muezzin a ajouté que les filles qui fréquentent ce milieu cherchent à
tout résoudre par elles-mêmes et que certaines vont jusqu’à vouloir se
choisir leur mari ! Ma fille à moi ne verra jamais les portes de ce
lieu. » 71
Ceci revient à dire que s’il est difficile pour un père de famille d’envoyer son
fils à l’école européenne, il est cependant très nuisible d’y envoyer la fille, car il
considère cette formation comme incompatible au rôle de la femme. Une fille n’est
70 KANE Cheick Hamidou, L’Aventure Ambiguë, Julliard, 1961, pp. 47-57 71 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 22
48
pas faite pour aller à l’école. Certains pères de famille éprouvent de la répugnance
d’envoyer leurs filles à l’école française.
Cependant ils pensent immédiatement à les marier quand celles-ci atteignent
l’âge de la puberté.
Comme il s’agit pour les jeunes de moderniser la culture, il y a lieu néanmoins
pour les vieux de protéger l’identité africaine traumatisée d’abord par la colonisation
et perturbée par l’irruption brutale du progrès technique, de la scolarisation et de
l’urbanisation. C’est ainsi que soucieux du comportement des jeunes, un vieillard et
ancien militaire dans l’armée en Europe raconte à ces derniers ses souvenirs
d’officier. Lui qui avait fréquenté l’école occidentale a gardé de choses si inoubliables
dans sa mémoire. Regrettant son passé, il éprouve le souci de conseiller les jeunes
afin qu’ils ne se trouvent plus dans la même situation que lui. Alors il dit tout en
commençant :
« J’étais comme vous. Quand j’avais votre âge, je ne connaissais rien
de ces choses-là. Mais, croyez-moi, j’ai compris ma bêtise, un jour
j’étais alors soldat en Europe. Il y avait eu une fête au régiment, on
nous avait demandé de présenter un numéro folklorique. Je ne savais
rien ; ni danse, ni chant de chez moi ; je n’étais d’ailleurs pas le seul ;
presque tous ceux de mes camarades qui avaient fait l’école étaient
dans ma situation. » 72
C’est pour attirer l’attention des jeunes et leur montrer que la chute de la
civilisation est un phénomène plus obscur dans l’histoire de l’humanité que cet
ancien militaire expose ses souvenirs lorsqu’il était dans l’armée.
Les paroles tenues par cet homme ont quand-même réveillé la conscience de
l’un des jeunes. Il s’agit de Samou.
Celui-ci reconnaît que la colonisation a saccagé les valeurs culturelles du
monde noir et que l’école aussi les a conduits dans un autre monde. Ainsi se plaint-
il :
« Nous n’avons pas été élevés dans les valeurs de notre pays. On
nous a éblouis et nous n’avons pas pu résister. Les Européens ont
tout brisé en nous : Oui, toutes les valeurs qui auraient pu faire de
nous les continuateurs de nos pères et les pionniers d’une Afrique qui,
sans se renier s’assimilerait l’enseignement européen. Le résultat a
72 Ibid., p. 156
49
été que nous avons voulu transplanter l’Europe dans nos villages,
dans nos familles. On ne nous a rien dit sur notre monde, sinon qu’il
était arriéré. » 73
Ce jeune homme voit en mal la colonisation ainsi que l’école française.
Dans cette école, ils devraient bénéficier également un enseignement leur
apprenant l’histoire de leur pays, autrement dit de leur continent mais pas
uniquement celle de l’Europe.
On pourrait dire par conséquent qu’il s’est produit une évolution dans les
moyens de conquête mis en œuvre par l’occident puisqu’à la sujétion par les armes
succède en effet une conquête infiniment plus subtile et plus pernicieuse qui est la
conversion des esprits aux modes de penser et d’agir européen par l’école.
Après cette étude sur l’école étrangère, nous passerons immédiatement au
deuxième volet de ce chapitre. Il s’agit de la ville qui a les mêmes caractéristiques
que l’école étrangère.
I -2- LE MILIEU URBAIN
Tout comme le village, la ville est aussi une agglomération ; groupe
d’habitations urbaines plus nombreux à la différence du village. C’est un lieu où il y a
un développement d’infrastructures et où le mode de vie dépasse l’aspect
traditionnel. Ses activités attirent en grand nombre les jeunes des villages voisins à
s’y rendre. Elle représente en quelque sorte aux yeux des jeunes un lieu de réussite.
Abdoulaye SADJI nous décrit dans Maïmouna 74l’attitude de son héroïne qui ne
pense qu’à partir en ville rejoindre sa sœur aînée car :
« Le village ne lui disait plus rien. ».
C’est en ville qu’elle espère vivre heureuse.
Mais le plus grand problème qui se pose à l’intérieur des jeunes qui ont envie
de partir pour la ville, c’est qu’ils sont la plupart d’entre eux sans aucune qualification.
Là-bas, ils résident dans les banlieues et gonflent par conséquent les villes. Ils
deviennent des chômeurs, des bandits, des délinquants, des voleurs. La vie que
mènent ces jeunes dans les villes n’est plus enviable, compte tenu également de la
73 Idem., p. 156 74 SADJI, Abdoulaye, Maïmouna, Collection Les Classiques Africains, Présence Africaine, 1958, p. 45
50
conduite des citadins. Sous L’Orage de Seydou BADIAN nous fait connaître
certaines manières de vivre pour les citadins.
En effet, contrairement au village, en ville l’homme mène une vie solitaire. Il
s’occupe de lui-même sans chercher à connaître ses proches. Cette vie en famille
n’existe plus. C’est ainsi qu’en échangeant des paroles avec un jeune de la ville, un
vieillard montre la simplicité de la vie au village ; une vie pleine d’amour entre
proches. Par la même occasion, il révèle au jeune citadin certains de leurs
comportements qu’il a appris par la voix d’un ami. Il cite alors :
« On m’a dit : à la ville, les enfants disent « moi ». Ils ne parlent que
d’eux. Nous faisons une bonne chose chez nous : lorsque quelqu’un
dit « moi, moi, moi » nous l’envoyons à la ville. Il n’a plus d’amis parmi
nous. » 75
Nous remarquons à travers cette citation que ce « moi » traduit l’égoïsme et
même l’orgueil. Cela dénote l’intégration totale des sentiments individuels à une vie
collective. C’est l’objet qui domine et qui couvre tout.
Cette idée est aussi reprise par Abdoulaye SADJI quand il décrit tout de
même les relations entre Maïmouna l’héroïne et Yacine, la bonne de Rihana, sœur
aînée de Maïmouna :
« Durant leurs sorties, la jeune fille et sa Mbinedane échangeaient
leurs impressions sur les moindres incidents et d’une manière
générale, sur la vie des gens à Dakar (Capitale du Sénégal). On n’y
faisait attention à personne. Chaque maison comptait une vingtaine
de locataire tous aussi indifférents les uns que les autres. L’égoïsme y
était la règle : « Bop sa Bop » (chacun pour soi). D’une porte à une
autre on ne se connaissait pas. » 76
Notons que si le vieux qui dialogue avec le jeune citadin tient des tels propos,
c’est pour montrer que la vie au village n’est pas la même que celle de la ville. De là,
il termine son intervention en donnant conseils au jeune. Ainsi il lui dit :
« Quand tu seras grand, tu ouvriras ta porte à l’étranger, car le riz
cuit appartient à tous. L’homme est un peu comme un grand arbre :
tout voyageur a droit à son ombre. Lorsque personne ne viendra chez
75 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, pp. 117-118 76 SADJI, Abdoulaye, Maïmouna, Collection Les Classiques Africains, Présence Africaine, 1958, p. 153
51
toi, c’est que tu seras comme un arbre envahi par les fournis rouges :
les voyageurs te fuiront. » 77
Tout cela, c’est pour attirer l’attention du jeune et lui inculquer la bonne
manière de vivre qui est celle du village : se comporter à la manière des villageois et
avoir de l’hospitalité, une attitude qui relève de la tradition.
Pour ces raisons, il va sans dire que la ville se meurt en perdant le sens de
ces valeurs, de couper le lien ombilical.
Dans le mode vestimentaire, on trouve certaines descriptions qui signalent et
caractérisent les personnages : la robe ou le complet définit la modernité et connote
le civilisé. Ce sont des signes qui départagent le campagnard du citadin aux yeux de
Kany.
Camara LAYE a parlé lui aussi des vêtements qui sont propres pour la ville.
L’auteur dit, lorsqu’il passait quelques jours de vacances à Tindican, petit village de
sa grand-mère :
« Beaucoup me soulevaient de la terre pour me presser contre leur
poitrine. Elles aussi (sa grand-mère et ses tantes) examinaient ma
mine, ma mine et mes vêtements qui étaient des vêtements de la
ville.(…) Aussi me serais-je volontiers libéré de ces vêtements (…) qui
n’étaient bons que pour la ville. » 78
La ville qui attire sur elle toutes les critiques est également le centre où se
trouvent toutes les contradictions sociales. Ce qui résulte que le cycle de la ville est
celui de l’éducation « par la négative ». Et les critiques sur la littérature africaine
considèrent la ville comme étant le symbole de la colonisation.
La ville est, comme le pouvoir colonial, une source des malheurs qui
s’abattent dans le continent noir. Elle est représentée dans Sous L’Orage comme le
carrefour des maux de la société malienne et des fléaux naturels. L’auteur n’a pas
manqué de nous donner un exemple d’une épidémie qui a ballottée jusqu’au
paroxysme et en tout sens la ville malienne. Cette épidémie qui a débuté en ville
s’est par la suite répandue dans les villages. BADIAN a décrit l’évènement de la
manière suivante :
77 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 118 78 LAYE, Camara, L’Enfant Noir, Plon, 1957, pp. 44-51
52
« Une épidémie de méningite cérébrospinale avait commencé par les
quartiers du Nord et avait petit à petit gagné tous les quartiers de la
ville. Cette maladie, disaient les vieux, n’avait été connue en Afrique
que durant la guerre. Ils disaient également que les soldats noirs
l’avaient ramenée du pays des blancs. Les vieux désemparés, criaient
à la malédiction, car la cérébrospinale semblait surtout en vouloir aux
jeunes. » 79
Nous remarquons clairement à travers cette citation que cette maladie est
importée en Afrique par des soldats africains qui étaient à la Métropole. Ils sont les
premiers à connaître cette calamité.
Le temps de la guerre où cette maladie est connue pourrait être le temps de la
colonisation. Donc cette épidémie serait la culture occidentale reçue par les soldats
noirs lorsqu’ils étaient en Europe mais aussi par les jeunes qui fréquentent l’école
occidentale. Seuls, ils sont mieux placés pour détruire les traditions, les cultures de
leurs pays d’origine.
Ce fléau qui ravage les jeunes symbolise la mort des cultures puisque les
jeunes sont les continuateurs des traditions africaines. C’est donc la culture coloniale
qui détruit la culture africaine.
Comme elle est présentée dans Sous L’Orage la ville est un monde où il ne
fait pas toujours bon vivre. Elle est la source d’échecs multiples : vie personnelle,
arrivisme, mensonges, impostures et autres malheurs. Abdoulaye SADJI 80 qualifie
Dakar d’une
« Ville dangereuse, ville de perdition. »
La vie moderne est celle de la ville. La capitale du Mali est comme un endroit
où les habitants perdent leur culture.
L’école étrangère et le milieu urbain constituent deux lieux dangereux pour les
jeunes africains. Ils représentent la colonisation et détruisent systématiquement la
culture africaine. Ils enseignent aux jeunes le mode de penser et d’agir européen.
79 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, pp. 131-132 80 SADJI, Abdoulaye, Maïmouna, Collection Les Classiques Africains, Présence Africaine, 1958, p. 189
53
Après l’école européenne et le milieu urbain qui restent l’image de la
colonisation, ce n’est plus le début d’un temps nouveau qui commence avec les
jeunes. Celui-ci fera l’objet du deuxième chapitre.
54
CHAPITRE II :
LES PREMICES D’UN TEMPS NOUVEAU La nouvelle génération malienne marque le début d’un temps nouveau. Avec
cette génération, on assiste au Mali un changement radical dans la vie sociale.
L’harmonie et l’entente cordiale disparaissent et cèdent la place à la haine et au
désordre. Raison pour laquelle le mariage de Kany devient vite la cause d’une
division familiale.
Ce mariage dont les acteurs sont des jeunes vient renverser les traditions des
aïeux, car tout bonnement, les jeunes refusent de suivre les modèles des anciens.
De là s’établit une sorte de rupture entre les membres de la famille Benfa dont il est
ici question.
Si Kany repousse l’union avec Famagan c’est que ce commerçant est un
homme polygame. Rappelons que la polygamie fait partie des coutumes africaines.
On pourrait dire que de nombreux dialogues représentent cette société en pleine
crise, déchirée par le conflit des générations, par la force de la tradition et par la
réalité vécue au jour le jour.
La rupture entre les membres de la famille Benfa et le refus de la jeune fille
d’épouser un homme polygame sont les principaux points d’analyse de ce chapitre.
II -1- LE MARIAGE COMME CAUSE D’UNE DIVISION FAMILI ALE La famille désigne dans le sens restreint l’ensemble du père, de la mère et
des enfants. Dans un autre sens, elle désigne encore l’ensemble des personnes qui
sont liées entre elles non seulement par le mariage mais aussi par la filiation. Les
personnes qui fondent une famille doivent se connaître et vivre en parfaite harmonie.
C’est cette vision qui fait que Maman-téné « prie nuit et jour pour une famille unie »
Cela laisse entendre assurément qu’il y a des multiples problèmes au sein de
la famille de Maman-téné. Rien ne nous cache cependant. Tout tourne autour du
mariage.
Le mariage de Kany, en effet, cause un antagonisme d’idées dans cette
famille où il règne par suite une mésentente. Dans cette divergence d’idées naît une
division qui se définit par les « deux cofiancés » de la jeune Kany : Famagan celui
55
choisi par les parents de la fille et Samou celui préféré par la jeune fille et ses cadets.
Le narrateur la prouve quand il dit :
« La famille Benfa était donc divisée à propos de cette affaire ;
Birama, Nianson, Karamoko étaient du côté de Samou tandis que le
père Benfa et Sibiri l’aîné ne pensaient qu’à Famagan. » 81
Ce mariage de Kany est un mariage à l’issue duquel les valeurs traditionnelles
sur le plan socio culturel tendent à disparaître. Des valeurs jugées négatives pour les
jeunes dans la mesure où elles ne maintiennent pas la valeur de l’homme. Justement
comme nous l’avons intitulé au-dessus Mariage comme cause d’une division
familiale, ce thème est un véritable parcours pour élucider le point de vue de chacun
de deux camps en confrontation.
Pour les parents et les fils aînés, les jeunes ne sont pas mieux placés pour les
guider dans le droit chemin. Quels que soient leur compétence et leur intelligence, ils
sont
« Trop petits pour leur montrer le chemin. » 82
Pour les jeunes, ce ne sont pas leurs parents ni leurs aînés, lesquels ne
savent ni lire ni écrire, qui doivent leur commander au sujet de ce mariage. Cette
famille est devenue, par conséquent, un champ de bataille, où les jeunes et les vieux
s’affrontent.
Cet affrontement engendre un atmosphère tendu : manque du respect à
l’égard des vieux. Rupture totale de lien entre fils et père. Pas plus de droiture entre
ami. Il n’y a que du sarcasme lorsque les parents veulent s’adresser à leurs fils. Ce
qui est important à retenir dans cette famille c’est de savoir que ce mariage n’est
qu’une cause immédiate ou plutôt un prétexte au partage de la famille Benfa.
D’une façon générale tout ce qui vient de l’occident ou bien qui est d’une
culture autre que celle de l’Afrique met en conflit les anciens et la nouvelle
génération. C’est que, depuis fort longtemps :
« En réalité, l’harmonie de la famille Benfa n’était qu’apparente et
cette affaire Samou permit de voir au grand jour une division. (…) bien
81 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 25 82 Ibid., p. 54
56
souvent, à propos d’école, de vaccination ou d’une autre chose, les
jeunes n’étaient pas de l’avis des anciens. » 83
En dépit de ce conflit qui déchire cette famille, père Benfa accentue les
préparatifs pour la réalisation du mariage. Il est de coutume que, si un garçon
demande la main d’une jeune fille, on organise une petite fête en cette occasion pour
annoncer la nouvelle à toute la famille qu’un tel est venu et voudrait être du nôtre.
Par la même circonstance, on discute ce qu’on doit faire pour la noce.
Mais puisqu’il y a une mésentente dans la famille Benfa, cette cérémonie ne
va plus passer dans les meilleures conditions. Les jeunes sans aucun doute vont
protester la cérémonie. Ils vont rejeter tout aliment préparé, pour faire gâcher la fête.
Ainsi Birama déclare :
« Je n’accepte pas ce colas, parce que je n’aime pas ce mariage. »84
Ce colas était préparé à l’opportunité des fiançailles de Kany et Famagan.
Il faut souvent un médiateur pour trouver une solution à un problème qui se
présente dans la vie sociale. Et de nouveau, Maman-téné, une femme courageuse et
soucieuse cherche à trouver l’union, la concorde ou la paix qui résulte de la bonne
entente et de la réconciliation. Elle ne s’attendait plus à des pareils conflits dans la
famille. Son souci majeur réside sur l’avenir de la famille. Pour elle, s’il n’est pas bon
pour les hommes de se mettre en querelle, il est encore pire pour une famille. Cette
dame est un personnage caractérisé par une grande tolérance, une expérience
humaine qui en fait la force de la famille. Cette mère occupe une place de choix dans
la conservatrice des valeurs traditionnelles dans la société malienne. Sa fonction de
mère s’obtient dans cette société en vertu justement de l’âge de la descendance de
progéniture, des qualités et de l’engagement social. Ces différentes conditions
permettent à cette dame, d’être non seulement conservatrice des traditions mais
aussi médiatrice indispensable aux conflits de ses enfants :
« Vous, vous me ferez mourir de chagrin. Deux frères de même sang,
du même lait qui n’arrivent pas à s’entendre !
Que deviendra donc la famille après nous, si vous, vous devez la
continuer ?
83 Ibid., p. 25 84 Ibid., p. 52
57
Ecoutez-moi bien, je prie nuit et jour pour une famille unie. Croyez-
moi, celui d’entre vous qui sera cause du désaccord aura mon
éternelle malédiction. » 85
Birama et Sibiri sont les fils de Maman-téné qui sont en conflit. Ils sont ici deux
frères physiquement proches et vivent dans une même maison. Ils se situent en
réalité aux antipodes l’un de l’autre sur le plan du comportement social mais aussi
sur la question du mariage qui les partage bien entendu. Autant Sibiri l’aîné est
parfaitement intégré dans les traditions et croit profondément aux valeurs de la
société traditionnelle et plus précisément à la parenté, autant Birama le cadet désire
bafouer volontairement ces valeurs qu’il juge périmées. L’un ne vit que par et pour la
société, l’autre exalte tout ce qui a trait à son bonheur et à son honneur.
Réussite de la gloire et du prestige contre l’honneur de la famille, ambition contre
modestie, irréflexion contre sagesse, individualisme contre communautarisme, autant
d’oppositions pertinentes qui éloignent Birama et Sibiri et font de ces êtres deux
prototypes représentant chacun un univers précis : le modernisme et la tradition. L’un
en pleine mutation, l’autre repose sur des dogmes sacrés légués par les temps
immémoriaux.
Après cette vision sur la division de la famille Benfa due par ce mariage, Que
dira-t-on à propos de la polygamie ?
II -2- LE REJET DE LA POLYGAMIE Parmi les problèmes périlleux que subit la femme africaine et plus
particulièrement la femme musulmane, figure au premier rang la polygamie puis vient
la répudiation.
La polygamie, en effet, fait partie des institutions musulmanes. Elle se met en
route partout dans les pays où la religion musulmane occupe une place du premier
plan comme le Mali. Religieusement parlant, tout bon musulman peut avoir jusqu’à
quatre épouses mais à condition qu’il les traite dans un même pied d’égalité.
La polygamie est devenue aussi un fait social que la plupart des hommes
riches pratiquent. Si ces derniers se sont déjà mariés, ils éprouvent l’ambition de
chercher à épouser d’autres femmes qui deviendront par la suite leur seconde, leur
troisième ou leur quatrième.
85 Ibid., p. 57
58
Les structures de la polygamie maintiennent la supériorité de l’homme sur la
femme, car seuls les hommes sont permis de faire la polygamie.
Les femmes sont, dirait-on , des épouses trompées ou des proies de l’amour
masculin, car sur le plan conjugal même, l’homme qui se fait toujours le chef exerce
facilement son autorité sur la femme.
Spécialement il lui impose une coépouse. L’homme, paraît rapidement, en ce
sens, un destructeur de l’amour qu’il ne le construit plus à cause d’une certaine
hypocrisie, d’un certain attachement excessif à lui-même qui fait qu’il recherche
exclusivement son plaisir et son intérêt personnels. Il distingue amour et relation
charnelle et prône la suprématie de l’instinct : la femme est pour lui un objet.
Quelquefois il met son orgueil à vaincre, c’est-à-dire à tromper sa femme.
Nous sommes bel et bien dans un monde de « l’avoir » et non de « l’être ».
D’où cette propension à la polygamie, la femme étant considérée comme une chose,
un objet dont la possession accroît le prestige du propriétaire. Aussi n’hésite pas
Famagan le vieux et grand commerçant à se remarier pour la troisième femme. Cette
union s’avère malheureusement difficile. Kany qui devrait être la troisième épouse du
riche commerçant essaie de boycotter cette union.
Les jeunes filles qui fréquentent l’école européenne voient la polygamie
comme un fait traditionnel, qui met les femmes dans une situation de vie délicate.
C’est de cette raison qu’un jeune montre la position de Kany si ce mariage se fera.
Ainsi dit-il :
« Tout change et nous devons vivre avec notre temps. Tu comprends
bien que Kany ayant été à l’école ne peut pas être la troisième femme
de Famagan. Si vous la lui donnez, le divorce s’ensuivra
immédiatement » 86
Ceci montre combien Kany rejette la polygamie. Elle se révolte contre cette
pratique sociale. Cette révolte se voit aussi dans Voix de jeune dans la ville
africaine87 avec la jeune Jeannette lorsqu’elle comprend comment vivent ses
parents. Elle dit alors :
« La manière dont ils (ses parents) vivent et celle dont on aspire à
vivre, ce n’est pas la même chose. Mon père est polygame : c’est déjà
86 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 56 87 DENIEL, Raymond, Voix de jeunes dans la ville Africaine, INADES, 1979, p. 133
59
un point que je n’aime pas. Et c’est toujours le cadre traditionnel. Et
puis mon père est intellectuel et ma mère n’a pas fait l’école, donc
leurs points de vue peuvent différer. Je pense avoir un mari à peu
près de même niveau que moi : on aborderait les problèmes sous un
angle beaucoup plus large, il y aurait un dialogue, une
communication, une complémentarité que je recherche. »
A travers cette citation, Jeannette montre que les hommes profitent
l’analphabétisme des femmes pour accomplir leurs projets, car il n’y a que les
femmes illettrées qui acceptent la polygamie. De même, Kany, qui sachant lire et
écrire, refuse cette union avec Famagan, malgré sa richesse. Ce qui compte pour
elle, ce n’est pas la richesse, mais l’entente, autrement dit l’amour. Elle trouve que
l’amour est la seule chose qui donne sens à la vie. Avoir une coépouse sera
pratiquement impossible de trouver cet amour. Elle bénéficiera un amour partagé.
C’est là que repose son combat. Kany refuse d’être la troisième épouse de Famagan
lui qui en « a déjà deux ». Etant vieux pourquoi cherche-t-il encore à se remarier ?
Les manifestations contre le droit des hommes libres à la polygamie
deviennent sérieuses, étant donné que dans cette vie la querelle, la haine, la jalousie
sont les relations qui animent les coépouses. Si Kany écarte la polygamie, c’est
aussi en partie à cause de la situation que mène sa maman devant ses coépouses.
Maman-téné souffre d’avoir des coépouses. Elle souffre habituellement des
problèmes psychologiques et déclare la guerre une fois qu’elle rencontre ses
coépouses. De toute manière la faute revient au père Benfa qui a trouvé des rivales
à sa première femme. Il donne, en plus, parfaitement raisons aux rivales de la mère
de Kany chaque fois qu’elles se battent. Et par conséquent cette mère et première
femme devient une proie de la répudiation. L’amour qui unit cette dame avec son
mari a pris fin aussitôt que père Benfa s’est remarié. Ce sont ses nouvelles femmes
qui sont admirées et qui tiennent la direction de la maison. Ainsi le narrateur
s’exprime par ces termes :
« Les misères de Maman-téné : Maman-téné avait été délaissée par
le père Benfa, dès que ce dernier avait épousé ses deux femmes. Il
avait transporté ses affaires chez ses nouvelles épouses et était
devenu étranger à Maman-téné. Il ne plaisantait plus avec elle, ne se
confiait plus à elle. Kany voyait tout cela à présent. Elle voyait les
jolies coépouses de Maman-téné faire la loi dans la maison. Elle se
rappelait que le père Benfa hurla sur Maman-téné chaque fois qu’elle
60
se disputait avec la plus agaçante de ses coépouses : Mata, la
dernière venue. »88
Cette petite tragédie est intéressante dans la mesure où elle nous fait vivre
jour après jour, heure par heure, l’attente obsessionnelle d’une femme frustrée dans
son désir, rongée par la jalousie et déchirée par le conflit que se livre en elle le
respect des convenances.
Dans cette vie de polygamie, comme toute autre femme, Maman-téné montre
une opposition ferme en manifestant un mécontentement. Même si elle tient pareil
aux anciens à ce que Kany épouse Famagan, au fond d’elle-même, elle aide sa fille
à éviter cette troisième union de Famagan. Cette femme ne veut plus que sa fille
souffre aussi dans la vie infernale de la polygamie. C’est par une recommandation de
la part du père de Kany que Maman-téné aille convaincre sa fille afin qu’elle se
marie. Dans leur conversation, Kany demande à sa mère :
« Tu ne voudrais pas que je souffre comme tu as souffert, n’est-ce
pas ? »89
Il s’agit pour elles de briser le cercle infernal de la polygamie.
Dans cette situation de polygamie qui est d’actualité, comment les femmes
écrivains ne peuvent pas s’exprimer ? C’est alors que Ramatoulaye se révolte dans
Une si longue lettre de Mariama BÂ.
Ce premier roman d’une jeune femme sénégalaise raconte le destin croisé de
deux amies d’enfance, Aïssatou et Ramatoulaye, confrontées l’une et l’autre, à
quelques années d’intervalle, au dramatique problème de la polygamie en milieu
musulman. Délaissées du jour au lendemain au profit de très jeunes filles, chacune
d’elle réagit à sa manière.
Modu le mari de Ramatoulaye est mort ; Tamsir le beau frère veut l’épouser.
Celle-ci repousse cette noce, car cet homme est polygame. Ainsi déclare-t-elle :
« Ma voix connaît trente années de silence, trente années de
brimades. Elle éclate, violente, tantôt sarcastique, tantôt méprisante
(…) Et tes femmes, Tamsir ? Ton revenu ne couvre ni leurs besoins ni
ceux de tes dizaines d’enfants (…) Je ne serais jamais le complément
de ta collection. Ma maison ne sera jamais pour toi l’oasis convoitée :
pas de charges supplémentaires, tous les jours, je serais de « tour »
88 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, pp. 73-74 89 Idem., p. 74
61
(séjour réglementé du polygame dans la chambre de chaque
épouse). »90
Dans une telle situation si le mari est mort selon la tradition, c’est le frère
cadet qui hérite de l’épouse laissée par son aîné.
La question de « tour » que réclame Ramatoulaye est un des problèmes
majeurs qui sont à l’origine des conflits dans la vie de polygamie. Maman-téné, la
mère de Kany avait tellement raison de se chamailler avec ses coépouses. La
polygamie a des lois qu’il sied de respecter. Et la transgression de ces lois qui ne
sont pas scrupuleusement observées met le mari et ses femmes en dispute. Nous
trouvons, par exemple, dans Voltaïque. Noumbé qui revendique ses « trois jours »
que son mari les a passés chez sa deuxième femme aîda :
« La nouvelle se propagea dans la maison : que Moustafa avait
découché, alors que c’était les « trois jours » de Noumbé. » 91
Le plus grand goût des hommes polygames est de chercher à se remarier à
des petites jeunes filles qui ont des charmes. Famagan ne tarde plus à demander la
main de la jeune fille Kany. Mais si Kany et ses cadets luttent contre cette union,
c’est à cause des mentalités des hommes polygames. Ces derniers n’aiment pas au
sens noble du terme. Ils veulent tout simplement utiliser les femmes comme des vils
objets de plaisir et les abandonner quand leurs charmes vont les quitter. C’est pour
cela qu’un des frères de Kany proclame ceci :
« Ce mariage fera le malheur de Kany (…) Notre sœur n’aime pas
Famagan ; elle ne sera jamais heureuse avec lui. » 92
Cet état se vérifie également dans La Nasse, de Patrice NDEDI PENDA.
Collette, l’héroïne déclare au sous préfet, lui qui a déjà sa femme et qui veut nourrir
un amour éphémère pour elle que :
« Vous êtes abject et vénal ! Vous êtes avides de ma jeunesse, de ma
beauté (…) Vous me laisserez pour chercher une autre. » 93
Cette conception des polygames à chercher toujours des petites jeunes filles
est projetée aussi dans Voltaïque quand Souleymane voudrait se remarier :
90 Passage cité par Jacques CHEVRIER :, Anthologie Africaine I, Le Roman et la Nouvelle, Collection Monde Noir, Hatier International, 2002, p. 278 91 OUSMANE, Sembene, Voltaïque, Présence Africaine, 1962, p. 58 92 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 53 93 Passage cité par Jacques FAMENDONGO, Le Prince et le Scribe, Collection Mondes en Devenir, Berger Levrault, 1988, p. 92
62
« Déjà il avait trois épouses. Il tyrannisait ses femmes avec ses
vices : il en voulait des vices, le bougre ! (…) Avec l’âge il voulait se
couronner, prendre une quatrième femme. Il en voulait une jeune.
Une qui aurait l’âge de sa fille aînée. »94
Tout ceci montre bien que les hommes qui s’intéressent à la polygamie ont
d’autres rêves que ceux de se marier. Il est question d’un besoin plutôt que d’autre
chose. En tout cas la polygamie dépend de chacun des hommes.
Ce fait social, la polygamie, fixe toutes les racines de la violence entre
l’homme et la femme. L’homme ne peut pas facilement prendre en charge deux ou
plus de deux femmes, pour des raisons économiques. Il y aura un partage de revenu
entre ses femmes et le nombre de bouches à nourrir augmentera d’année en année.
Une femme moderne devrait être dans un ménage monogamique, absolument
avoir deux ou trois enfants. Manger avec son mari, dormir avec lui dans la même
chambre. Porter son nom à la place de son propre nom. Etre affichée partout avec lui
et devant tout le monde et ceci pour le meilleur et pour le pire.
Le mariage de Kany avec Famagan a provoqué des malentendus dans la
famille Benfa. Cette dernière s’est divisée en deux camps : d’un côté nous avons les
anciens et de l’autre nous avons les jeunes.
La jeune Kany refuse l’union avec le vieux commerçant. Donc elle rejette la
polygamie qui fait partie des traditions ancestrales.
Cependant, la quête de la liberté et l’émancipation de la femme ne sont-elles
pas les manifestations directes des jeunes qui ont reçu à l’école française une autre
culture que la leur ? Cela constitue l’étude du dernier chapitre de notre travail.
94 OUSMANE, Sembene, Voltaïque, Présence Africaine, 1962, p. 140
63
CHAPITRE III :
LES APPORTS DE LA JEUNESSE
Le combat le plus important que livrent les jeunes dans cette société
gérontocratique est la libération de l’être dans toutes ses formes. Cette mêlée,
change d’un coup l’atmosphère dans la société : un climat d’agitation y règne, car les
jeunes pour réussir dans cet assaut vont braver des interdits, des carcans et des
règles établis dans la société qui embarrassent l’homme à être libre au sens large du
terme. A cette libération s’ajoute la délivrance de la femme qui reste plus que
primordial.
En effet, l’image de la femme à partir du 20ème siècle semble être à l’ordre du
jour dans beaucoup de conférences internationales. On en parle également sur les
places publiques et dans les mass médias. C’est un fait qui ne cesse d’être toujours
d’actualité. Pour pouvoir aider la femme à mieux vivre et à trouver une place dans la
société, les écrivains ont à leur tour pris la plume pour blâmer sans complaisance
certains tabous qui la rendent inférieure. Il s’agit dans tous ces combats de libérer
l’homme des contraintes sociales et d’émanciper la femme.
III -1- LA QUETE DE LA LIBERTE : La liberté est l’un des principes qui permettent à l’individu de vivre heureux
selon ses aspirations dans la société. Certaines institutions cependant limitent ce
principe inhérent à l’homme. Dans Sous L’Orage par exemple, BADIAN expose les
traditions qui sont un pouvoir appartenant aux vieux. Celles-ci ne rendent pas les
jeunes libres.
Ayant reçu à l’école française la philosophie occidentale, les jeunes veulent
inverser les signes : renverser le pouvoir gérontocratique pour s’acheminer vers la
libération. Une certaine lueur d’optimisme et d’espoir va naître avec la détermination
de cette jeunesse qui décide de braver les interdits et construire un monde nouveau.
Un monde qui sera à la mesure de l’homme et à la mesure de sa liberté. Une liberté
de choisir selon son goût. Pour les jeunes, la phase de la soumission totale de
l’homme à l’ordre de la communauté correspond à la période ancestrale. Maintenant
c’en est fini. La jeune Kany et Samou qui n’ont guère été initiés au monde ancestral
64
(« nous n’avons pas été élevés dans les valeurs de notre pays (…) on ne nous a rien
dit sur notre monde, sinon qu’il était arriéré ») sont un archétype des africains
déracinés, coupés de l’ordre traditionnel et s’abreuvant à la source l’individualisme
occidental et de la logique cartésienne auxquels l’école du blanc les a habitués. Ils
ne sauraient valoriser l’ordre de la société traditionnelle. Par contre, ils exaltent
l’ordre qui privilégie les aspirations de l’individu à la liberté, à l’égalité, à la
suppression de l’emprise du groupe sur l’homme.
Kany se demande pourquoi elle n’aurait pas le droit de vivre sa vie, selon les
aspirations profondes de son cœur, c’est-à-dire hors du joug ancestral et
conformément à l’ordre qu’elle jugerait bon, à partir de sa propre réflexion. Elle
profite de ce mariage pour reprendre sa liberté. Elle dit non à l’union avec Famagan
et veut épouser le jeune Samou.
Mais cela apparaît à l’autorité comme une offense. Ainsi déclare un jeune à
propos du mariage de Kany pour montrer un tournant dans la vie :
« C’est elle qui se marie. C’est à elle de choisir (…) Tout change et
nous devons vivre avec notre temps. » 95
Mais la liberté se confond pratiquement avec l’existence de la conscience.
Toute philosophie de l’existence postule la liberté comme principe, non seulement de
l’action mais aussi de la réflexion. Quelle que soit l’action lorsqu’on agit, on engage
les autres.
La notion de liberté est l’action faite par l’homme et qui engage l’humanité. Si
l’homme est absolument libre de choisir ses valeurs, lorsqu’il choisit, il fait une
certaine façon d’être un homme. Il choisit pour tous les hommes. L’homme ici ne
porte pas seulement la responsabilité totale de son existence. Il tient aussi celle de
l’existence de tous les autres. Par exemple, le mariage dont il est question ici, c’est
clamé à la force du monde qu’il a de la valeur. C’est engager quelqu’un à faire de
même. Ceci étant un bon évènement.
En voulant la liberté, Kany et Samou découvrent qu’ils dépendent entièrement
de la liberté des autres et que celle des autres dépend de la leur. En effet, ils doivent
faire des actes exemplaires qui seront appréciés et initiés par les autres :
« L’exemple de Kany doit être suivi, quel que soit le « sacré » de
certaines de nos institutions, il ne faut pas hésiter à leur faire la 95 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, pp. 54-55
65
guerre ; si elles doivent nous maintenir en état d’infériorité par rapport
aux autres peuples. »96
Nous remarquons donc ici que l’acte de Kany est salué et engage le monde
de la nouvelle génération qui ne va pas hésiter à applaudir ce grand geste.
« Kany était heureuse. Ses camarades partageaient sa joie. » 97
C’est comme un appel à un engagement. Car le combat de Kany aboutit à ses
fins. Elle a pu épouser l’homme qu’elle aime :
« Samou était accueilli dans la famille du père Benfa ; les coépouses
de Maman-téné l’appelaient déjà « notre genre. » 98
Cette réaction de Kany marque un bouleversement des traditions au Mali. Les
jeunes se donnent un libre accès de s’exprimer devant les vieux sans tenir compte
de leur présence. Ils disent n’importe quoi et n’importe comment. C’est ainsi que :
« Makhan a parlé, il a dit tout haut ce qui hier encore se disait qu’entre
frères, et rien n’en est résulté. (…) les temps ont changé. Temps
nouveaux temps nouveaux. » 99
Ceci témoigne une liberté aux jeunes qui vivaient dans un monde où les vieux
représentaient les lois. Et cela pareil à une société où le régime dominant est la
dictature.
Pour les jeunes tout ce qui est dans la société devrait concourir à la promotion
de la liberté et de l’égalité comprises comme des valeurs sacrées qu’il est absurde
de nier. Il apparaît ainsi clairement que l’effondrement des valeurs traditionnelles
dont la plus consistante semble être la solidarité face à un monde de plus en plus
rongé par la frénésie du succès individuel a donné naissance à un univers étouffant
où l’individu avide de liberté se sent mieux à l’aise. Nous aboutissons ainsi chez
Kany et Samou à un univers paradisiaque dans lequel ces jeunes amoureux et
sentimentaux réalisent l’un de l’autre leurs rêves. Leur dynamisme juvénile, leur
solidarité ont répondu à leurs souhaits. Nous voyons Samou qui est bien
« Accueilli dans la famille du père Benfa (…) il sortait avec Kany au vu
et su de tous. » 100
96 Ibid., p. 155 97 Idem., p. 155 98 Idem., p. 155 99 Ibid., p. 136 100 Ibid., p. 155
66
La liberté et l’égalité, principes inhérents à l’ordre libéral et individualiste qui a
balayé l’ordre communautaire, ne sont en réalité que des chimères. On n’est plus
libre. Les hommes ne sont libres que sur le plan théorique. La liberté sera toujours
celle d’un groupe.
Après ce travail sur la quête de la liberté, nous allons nous intéresser
maintenant à l’émancipation de la femme malienne.
III -2- L’EMANCIPATION DE LA FEMME MALIENNE Le problème de la condition féminine suscite dans ces dernières années de
nombreuses mesures et de multiples discours à l’échelle planétaire. Il va devenir
l’origine de la littérature dite littérature féminine en ce XXème siècle finissant dont le
but premier est la libération de la femme dans toutes les formes d’oppression et de
toutes les relations de dominance, en vue d’améliorer les conditions féminines, car
personne n’envie le sort des femmes. Elles n’ont pas assez de liberté physique ou
morale. A cette image de femme assujettie aux conventions de la société, un peu
partout dans le monde, des voix féminines se font aussi entendre.
Des femmes militantes, comme Simone DE BEAUVOIR, Mariama BÂ, Assia
DJEBBAR et d’autres, se sont engagées dans le combat. Ces femmes en raison
même de leur éducation militent ouvertement en faveur de l’amélioration de la
condition féminine qu’elles estiment, dans le contexte africain, doublement
pénalisée, à la fois par le système colonial et par la coutume qui maintient aussi bien
l’épouse que la jeune fille dans un statut subalterne. Ensemble la main dans la main,
elles cherchent leur émancipation. Elles entendent bien substituer la figure de la
femme combattante, décidée à partir en guerre contre les hommes et contre la
société dont ils constituent les piliers. Leurs romans sont donc autant de déclarations
de guerre contre le patriarcat. Des voix de femmes nombreuses et diverses ont alors
émergé dans la littérature africaine.
Ecrire paraît être devenu une façon moderne de prendre, ou d’arracher la
parole. Ecrire c’est même rendre la parole plus largement publique que n’aurait
jamais pu l’être la parole orale. C’est ainsi que Mariama BÂ s’exprime à ces termes :
67
« Des amitiés s’y nouaient, qui ont résisté au temps et à
l’éloignement. Nous étions de véritables sœurs destinées à la même
mission émancipatrice. » 101
Quelle que soit la manière mais il importe que la femme vive profondément sa
vie, qu’elle s’exprime, qu’elle s’accomplisse pleinement. Seydou BADIAN prenant
une large part pour l’émancipation de la femme fait révolter l’héroïne de son roman
Sous L’Orage. Kany le personnage principal cherche à se libérer de cette société
dominée par les hommes en choisissant elle-même son mari. C’est par l’acte de
mariage forcé qu’elle voudrait s’émanciper. Ce terme
« Que vient faire le point de vue de Kany. » 102
Lancé par son frère aîné lors d’une réunion familiale montre que la présence
de la jeune fille est inutile. Elle est là pour subir uniquement. En tant qu’être individu
et concerné de l’affaire, Kany normalement devrait être consultée pour donner son
point de vue. Dès ce moment la révolte commence.
La femme se doit d’être active, de participer à la vie publique, de prendre parti,
d’assumer son rôle de mère mais d’être l’égale de l’homme dans une certaine
mesure. Elle a droit à l’expression et au bonheur, sans pour cela abuser de l’homme
et se montrer habile à le manier, elle doit se départir de cette image de la femme au
foyer sans droit d’avis ou d’opinion, écrasée par ses charges de mère et la
supériorité de son mari. Elle n’est pas uniquement le rêve d’amour et l’objet de
satisfaction de l’homme. Elle est un être à part entière et doit pouvoir vivre sa vie et
affronter seule les divers périls ou péripéties de la société comme l’homme a su y
parvenir.
Un changement radical d’une société ne peut être alors possible et réalisable
sans une véritable libération de la femme. Elle ne doit plus se contenter des rôles
secondaires mais participer avec l’homme à la réalisation d’une nouvelle société
dans laquelle l’être sera respecté dans toute sa dignité.
Il convient de rappeler ici l’engagement politique de Seydou BADIAN qui dans
une perspective résolument marxiste, entend montrer que la femme est en quelque
sorte le prolétaire de l’homme et que seul le combat politique tel qu’il s’illustre dans le
101 Passage cité par JOUBERT, Jean Louis., NGANOU NKASHAMA, Pius et al, Revue Nouvelles écritures Féminines, Notre Librairie, Présence Africaine, 1994, p. 24 102 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 53
68
roman de notre Corpus est à même de lui permettre d’accéder à un nouveau statut
juridique et économique dans lequel elle acquiérra des droits égaux à ceux de
l’homme. C’est ainsi que ce jeune affirme :
« Si nous voulons vivre, il nous faut devenir un peuple fort. C’est la
femme qui fait démarrer la société. C’est elle qui la fait progresser.
Elle est le principal agent de l’émancipation. » 103
Nous remarquons à travers cette citation que la femme joue un rôle aussi
capital pour le développement d’un pays.
Cette conception sur l’émancipation de la femme remonte depuis le moyen
âge où on se demandait si vraiment la femme peut égaler l’homme qui lui tient en
tutelle. Il faut admettre qu’à travers les âges, la femme a subi la domination des
hommes. Cette idée évolue jusqu’au XXème siècle ; période au cous de laquelle les
partisans du mouvement deviennent de plus en plus nombreux. Par exemple Dans
Voix de jeune dans la ville africaine104 la jeune Amina s’interroge sur la question
homme- femme en cherchant le rapport entre ces deux êtres ou la différence :
« Qu’est-ce que l’homme a de plus utile que la femme ? Peut-il faire
tout ce que la femme fait ? »
Par ces interrogations, la jeune Amina réclame absolument ses droits en tant
que femme et montre que comme l’homme, la femme est aussi utile et aucun des
deux ne doit dépasser l’autre. D’ailleurs elle reprend en soulignant qu’
« On n’est pas égaux, mais nous sommes complémentaires. Chacun
a des défauts, mais nous devons avoir les mêmes droits que les
hommes, nous sommes tous des êtres humains. » 105
L’égalité entre l’homme et la femme non au point de vue de la force physique
mais intellectuel est donc l’émancipation que suggère Seydou BADIAN dans son
roman. En effet, dans ce roman, Kany se voit comme l’une des pionnières de la
promotion de la femme africaine, chargée d’une mission émancipatrice, résolument
progressiste et faisant partie d’une génération charnière, car il y a de bonnes gens
aujourd’hui qui croient encore que la femme doit être sous le joug des hommes. Or le
sort du pays doit intéresser également la femme. Rien n’empêche qu’elle ait sa place
au rang des personnalités politiques :
103 Ibid., p. 60 104 DENIEL, Raymond, Voix de jeunes dans la ville africaine, INADES, 1979, p. 158 105 Idem., p. 158
69
« C’est la femme qui fait démarrer la société. C’est elle qui la fait
progresser. » 106
Jusqu’à ce niveau, cette analyse que nous venons de mener montre un fait
réel et logique.
Cependant dans un pays comme Mali qui connaît en grand nombre la religion
musulmane, il est difficile dans les affaires sociales que la femme occupe la même
place que l’homme. L’homme doit toujours être devant et la femme derrière. Dans
ces genres de pays, pour émanciper la femme, il faut absolument être moderniste.
De même la femme elle aussi en tenant de se libérer des contraintes traditionnelles
de la féminité doit adhérer d’un bloc à une idéologie radicalement étrangère à sa
culture d’origine. Ainsi l’auteur fait dire à un jeune ceci :
« Il faut absolument flanquer toutes ces mœurs par-dessus bord.
Oui ! Cette situation que nous faisons à la femme nous mettra
éternellement en état d’infériorité à l’égard des autres peuples. Oui !
Flanquons toutes ces coutumes en l’air ; libérons la femme si nous
tenons à vivre. Ces coutumes font notre faiblesse. » 107
Il s’agit pour cela donc de bien servir la cause des femmes : promouvoir la
femme malienne, donc africaine en l’aidant à refuser l’impérialisme masculin autant
que le silence de la soumission, à exiger de sentir libre pour être femme et vivre en
femme ; ceci ne signifie pas un repli sur soi mais au contraire, une volonté d’être, un
rempart défensif pour aider et protéger. Rester féminine et gracieuse, occuper une
profession équilibrante et assumer son rôle de mère, avoir une existence pleine et
jouir d’une surabondance de vie. C’est l’idéal de la femme du XXème siècle. Nous
voyons alors bien des figures féminines qui sont là pour montrer qu’il peut arriver aux
femmes africaines de prendre la parole et le pouvoir, que ce soit légitimement ou par
effraction. Dans l’Aventure Ambiguë par exemple La Grande Royale se prononça
devant une foule :
« La place était déjà pleine de monde. (…) L’assistance formait un
grand carré de plusieurs rangs d’épaisseur, les femmes occupant
deux des côtés et les hommes les deux autres. (…) Un des côtés du
106 BADIAN, Seydou, Sous L’Orage, Collection Monde Noir, Présence Africaine, 1957, p. 60 107 Ibid., pp. 59-60
70
carré s’ouvrit et la Grande Royale pénétra dans l’arène. Gens du
Diallobé, dit-elle au milieu d’un grand silence, je vous salue. » 108
Cette femme, la Grande Royale pourrait être le modèle d’une femme africaine
qui bénéficie ses droits d’une façon égale que l’homme.
L’héroïne de BADIAN a profité du mariage pour prendre sa liberté. Elle a
choisi personnellement son mari. Là on a parlé aussi de l’émancipation de la femme.
Mais cette émancipation a entraîné la transgression de certaines coutumes.
108 KANE, Cheick Hamidou, L’AventureAmbiguê, Julliard, 1961, p. 55
71
CONCLUSION
L’analyse que nous venons de faire nous permet de dire que la société du
Mali a connu un changement dans le cadre des traditions. L’avènement de la
colonisation est cependant un fait important. La colonisation a nourri aux jeunes
maliens une nouvelle culture, autre que la culture traditionnelle malienne. Influencés
donc par cette culture, les jeunes ont mené un combat pour modifier la leur.
Nous remarquons bien dans le domaine du mariage, que la jeune Kany s’est
libérée du joug parental. Elle s’est mariée avec l’homme qu’elle aime en rejetant celui
proposé ou imposé par son père. Ce dernier lui avait proposée Famagan, un homme
polygame. Ce rejet est une attaque directe contre les traditions ancestrales
maliennes. Dans la société malienne, les jeunes semblent être libres, par rapport aux
traditions.
72
CONCLUSION GENERALE
Au terme de notre analyse, nous avons pu constater que, la tradition et la
modernité constituent, dans le roman de Seydou BADIAN Sous L’orage un couple
thématique à travers lequel s’expriment de nombreuses questions, telles que les
bouleversements historiques du Mali, l’opposition systématique entre ville et brousse,
père et fils et enfin passé et présent.
Dans cette œuvre, l’auteur met en exergue une classique histoire d’amour de
deux jeunes gens qui s’aiment en silence. Pourtant le père de la fille veut la donner à
un homme riche et âgé. Nous trouvons dans cette circonstance la mentalité des
jeunes qui s’oppose à celle des vieux. Ainsi, né un conflit des deux générations ; un
conflit éternel qu’on retrouve d’ailleurs dans presque toutes les civilisations, car alors
que les jeunes pensent à la modernité, les anciens s’enfoncent de mieux en mieux
dans les traditions.
Cependant le drame amoureux autour duquel se noue l’histoire qui met en jeu
les équilibres de la société, est relégué au fur et à mesure au second plan. A travers
cette histoire d’amour, l’auteur expose la gérontocratie renforcée ici par les structures
traditionnelles établies par la loi sociale. Ce pouvoir des vieux se transforme en
autorité. L’homme se fait le supérieur.
Les structures traditionnelles donnent une place très remarquable à l’homme
dans la société et ravalent la dignité féminine. Cela fait dire que si l’Afrique se trouve
dans un état arriéré ce n’est pas seulement à cause de la colonisation qui a
longtemps exploité tous les biens du continent mais également à cause des
structures traditionnelles. D’ailleurs en parlant du système colonial, l’auteur a montré
quand même un aspect positif en ce sens que l’africain aurait mis tout son espoir
chez le blanc.
Alors faut-il toujours maintenir la femme dans cet état pour demeurer dans
cette situation ? Pour aider la femme à avoir également une place prépondérante
dans la société, BADIAN a choisi une jeune fille pour l’héroïne de son roman. Cette
fille, ayant appris à l’école des blancs une autre civilisation qui reconnaît l’existence
de la femme, s’est dressée contre sa société qui semble de plus en plus subir
l’hégémonie des hommes. L’auteur qui se veut ici un défenseur des droits des
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femmes a montré tout de même que trouver une place à la femme nécessite de
braver des interdictions.
L’homme et la femme doivent tous deux bâtir la nation pour un meilleur
changement de vie.
BADIAN se montre un auteur qui ne s’enracine pas tout à fait dans les
traditions ancestrales et qui n’admire pas totalement la modernité. Il se place au juste
milieu de ces deux modes de vie. D’ailleurs ses personnages se battent toujours
pour la construction d’une nouvelle société avec un nouveau progrès spirituel : une
société qui sera fécondée par les idées positives de chacun des deux générations en
conflit. Tel est le grand souhait de l’auteur.
Dans son roman Le Sang des masques, le propos, pourrait-on dire, reste le
même avec Sous L’Orage. Dans l’un comme dans l’autre Seydou BADIAN évoque,
en un mot, les mutations sociales qu’entraîne le passage de la société traditionnelle
rurale à la société urbaine moderne. C’est la même unité d’inspiration, c’est-à-dire la
société africaine en mutation ou plutôt en crise.
Sous L’Orage creuse donc un fossé qu’il franchit ensuite allégrement grâce à
l’action soudain bienfaisante de l’intelligence et de la sagesse chez ses
personnages. Les jeunes ont pu éviter le pouvoir des vieux et le roman s’achève du
reste à l’avantage du couple.
74
BIBLIOGRAPHIE
OUVRAGE DE BASE :
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Paris, 1957, 181 p.
OUVRAGES DE BADIAN Seydou :
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OUVRAGES THEORIQUES :
� CHEVRIER, Jacques, Anthologie africaine I, Le Roman et la Nouvelle,
Collection Monde Noir, éditions Hatier international, Paris, 2002, 362 p.
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Paris, 1964, 372 p.
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Collection Marabout, Présence Africaine, Paris, 1987, 478 p.
� MATESO, Locha, La littérature africaine et sa critique, Karthala, Paris, 1986,
400 p.
� MOUZOUNI, Lahcen, Le Roman Marocain de langue française, Collection
Espaces Méditerranéens, éditions Publisud, Paris, 1987, 197 p.
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Saint-Paul, Paris, 1979,125 p.
75
� REUTER, Yves, Introduction à l’analyse du Roman, éditions Dunod, Paris,
1996, 179 p.
REVUES :
� CHEVRIER, Jacques., JOUBER, Jean Louis., NGANDU NKASHAMA, Pius et
al, Notre librairie, Nouvelles écritures féminines, Revue n° 117, Clef, Paris, 1994,
148 p.
� HAMPATE BÂ, Ahmadou., JOULIA, Dominique., MAKAN DIABATE, Massa et
al, Notre librairie, littérature malienne, au carrefour de l’oral à l’écrit, Revue N° 75-76,
Clef, Paris, 1984, 250 p.
� JACQUEY, Marie-Clotilde., BRUNOT, Mireille., WABERI, Abdourahman A. et
al, Notre Librairie, Littératures d’Afrique Noire 1991-1995, Revue N° 126, Clef, Paris,
1996, 140 p.
OUVRAGES GENERAUX :
� BOUDJEDRA, Rachid, La Répudiation, Denoël, Paris, 1969, 252 p.
� CHRAIBI, Driss, Le Passé simple, Denoël, Paris, 1954, 272 p.
� FERAOUN, Mouloud, Le Fils du Pauvre, Collection Points, éditions du Seuil,
Paris, 1954, 131 p.
� JELLOUN, Tahar Ben, L’Enfant du Sable, Collection Points, éditions du Seuil,
Paris, 1985, 209 p.
� JELLOUN, Tahar Ben, La Nuit Sacrée, Collection Points, éditions du Seuil,
Paris, 1987, 189 p.
� KANE, Cheick Hamidou, L’Aventure Ambiguë, Julliard, Paris, 1961, 191 p.
� KONE, Amadou, Le Respect des Morts, Collection Monde Noir, Hatier, Paris,
1980, 73 p.
� LAYE, Camara, L’Enfant Noir, Plon, Paris, 1954, 221 p.
� NDEDI PENDA, Patrice, La Nasse, CLE, Yaoundé, 1971, 92 p.
� OUSMANE, Sembène, Ô Pays mon beau peuple, Presses POCKET, Paris,
1957, 187p.
� OUSMANE, Sembène, Les Bouts de Bois de Dieu, Presses POCKET, Paris,
1960, 379p.
� OUSMANE, Sembène, Voltaïque, Présence africaine, Paris, 1962, 224 p.
� OUSMANE, Sembène, VEHI, Ciosane ou Blanche Genèse suivi du Mandat,
Présence africaine, Paris, 1966, 192 p.
76
� OUSMANE Sembène, Xala, Présence africaine, Paris, 1973, 192p.
� OYONO, Ferdinand, Le Vieux Nègre et la Médaille, Julliard, Paris, 1956, 187p.
� SADJI, Abdoulaye, Maïmouna, Collection Les Classiques Africaines, Présence
africaine, Paris, 1958, 251p.
� SENGHOR, Léopold Sédar, Liberté I, Négritude et Humanisme, Seuil, Paris,
1964, 446 p.
77
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION GENERALE ................................................................................................ 1
PREMIERE PARTIE: LE POUVOIR GERONTOCRATIQUE ................................................ 6
I -1- LA VIE AU VILLAGE : ................................................................................................ 8
I -2- LA RESISTANCE DE LA TRADITION .................................................................... 13
CHAPITRE II : ......................................................................................................................... 21
LA FORCE DES ANCIENS .................................................................................................... 21
II -1- L’AUTORITE PATERNELLE : ................................................................................. 21
II-2- LES ANCIENS FACE A L’ADMINISTRATION COLONIALE .............................. 23
CHAPITRE III : ........................................................................................................................ 31
LA RELATION HOMME-FEMME ........................................................................................ 31
III -1- LA PLACE DE LA FEMME FACE A SON PARTENAIRE ................................... 31
III-2- LE REFUS DU MARIAGE FORCE .......................................................................... 34
DEUXIEME PARTIE: LES TEMPS NOUVEAUX ................................................................ 42
CHAPITRE I : .......................................................................................................................... 44
L’IMAGE DE LA COLONISATION ...................................................................................... 44
I -1- L’ECOLE ETRANGERE FACE A LA TRADITION ................................................. 44
I -2- LE MILIEU URBAIN .................................................................................................. 49
CHAPITRE II ........................................................................................................................... 57
LES PREMICES D’UN TEMPS NOUVEAU ......................................................................... 54
II -1- LE MARIAGE COMME CAUSE D’UNE DIVISION FAMILIALE ........................ 54
II -2- LE REJET DE LA POLYGAMIE .............................................................................. 57
CHAPITRE III : ........................................................................................................................ 63
LES APPORTS DE LA JEUNESSE ........................................................................................ 63
III -1- LA QUETE DE LA LIBERTE : ................................................................................ 63
III -2- L’EMANCIPATION DE LA FEMME MALIENNE ................................................ 66
BIBLIOGRAPHIE .................................................................................................................... 74
TABLE DES MATIERES ........................................................................................................ 77