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Yves Richez

SUCCES et REUSSITE21 principes pour repenser les évidences

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Ce qui est écrit dans ce livre est réel.Toutefois rien ne prouve que ce soit vrai.

Yves Richez

© Editions de l'Homo-Viator, Vincent Delourmel Publishing 2012

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

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Page 5: succès et reussite

Table des matièresAvant-propos d’une interview un peu à part.......................................................4

Introduction.................................................................................................................11La réussite et le succès, deux concepts inhérents à l’Occident : une possible introduction.................................................................................................................11

La réussite et le succès, deux concepts inhérents à l’Occident : une possible introduction........................................................................................................12

Principe premier :Dire OUI avec intensité..............................................................................................16

Préférer le « oui » au « non »............................................................................17OUI, comme dynamique réelle de la pensée.....................................................17Le propre de la nature c’est le « OUI », la propension......................................20Quand Francis Ouimet dit OUI à Eddie Lowerie : ce qui se répand.................21Dire OUI, c’est rendre sonore le « flux »..........................................................22

Principe deux :Renoncer sans regret...................................................................................................25

Renoncer : ce qui s’annonce en retour..............................................................26Renoncer en conscience, avoir l’expérience de l’expérience............................28Renoncer, non à la médaille, mais à sa cristallisation.......................................30Accepter de vivre avec un découvert de vingt mille euros pour mieux vivre ensuite................................................................................................................31Renoncer à ma création, laisser advenir le naturel............................................34

Principe trois :Non-agir, une manière spécifique chinoise d’agir dans la vie....................................37

Créer de l'écart avec les grandes évidences ......................................................38Le syndrome de l'efficacité, quand le « trop agir » tue l'effet attendu...............40La science du moment opportun : la kairologie................................................42Non-agir, laisser se faire après avoir fait ce qui était à faire.............................46Non-agir n'est pas « lâcher prise ».....................................................................48

Principe quatre :Observer les signaux faibles, un principe clé de la stratégie......................................54

Développer l’attention aux circonstances (partie une)......................................55

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Développer l’attention aux circonstances (partie deux)....................................58Détecter les signaux faibles : ce qui n’a pas encore de forme...........................63Ce qui est fixe se détermine, donc se dissout....................................................67

Principe cinq :S'égarer (et donc échouer avec élégance)...................................................................72

Introduction à l'égarement, à l'échec.................................................................73Échouer, « toucher le fond par accident et ne plus naviguer »..........................79S'égarer, quitter le « bon » chemin....................................................................83Échouer avec élégance .....................................................................................88

Principe six :Appréhender l'objectif (définir sans y être fixé).........................................................94

Fixer un objectif : prendre le risque d'y rester fixé (introduction)....................95L'objectif appartient à l'objet de la pensée.........................................................98Fixer un objectif, rester fixé à lui : un jour sans fin........................................102L'objectif, un espace de réalité anticipé...........................................................107Petit bol de riz par petit bol de riz, l'objectif peut advenir...............................112

Principe sept : Apprendre de l'expérience des autres et des choses (même non humain) ......117Apprendre de l'expérience des autres, même non humain (introduction).......118Les trois maîtres de Rousseau : les choses, la nature, les autres.....................119La chose nous forme : de là naît la « parformance ».......................................125Quand les choses modifient notre langage et nos concepts.............................130Les choses, leur nécessité, leur utilité dans le flux de la réussite....................137

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Avant-propos d’une interview un peu à part

Cher Vincent,

Cher ami de longue date,

Cela fait déjà quelques années que nous nous connaissons, n’est-ce pas ? Nous nous

sommes rencontrés alors que je me formais chez Dale Carnegie. Nous sommes alors en

1996. J’avais découvert le livre Comment se faire des amis grâce à mon frère Christian

quelques années auparavant. Cela avait été une « révélation ». Ce qui pour moi semblait

naturel, évident, se trouvait rédigé noir sur blanc en 30 principes. C’était il y a vingt ans ;

je devais avoir 22 ou 23 ans à cette époque. Toutefois, le titre m’avait fait « quelque

chose » : fallait-il lire un livre pour « se faire des amis » ? La lecture attentive m’avait fait

comprendre que cela allait bien au-delà. Et puis… un livre qui se vend à 33 millions

d’exemplaires méritait une ouverture d’esprit, non ? Devenu moi-même écrivain quelques

années plus tard, j’ai compris qu’un titre1 ne reflète pas toujours le contenu d’un

ouvrage…

Vois-tu, Vincent, si je pose comme point de départ ce livre de D. Carnegie, c’est parce

qu’il correspond à une période, une longue période durant laquelle je vais fonctionner,

penser le monde avec des principes que je trouve fantastiques et pourtant « classiques ».

Loin de les renier — bien au contraire —, je constate l’écart qui m’en sépare désormais.

Par écart, il faut comprendre ici la distance, l’éloignement, le cheminement, la « mise en

tension entre » qui te conduit de loin en loin de cet espace commun, confortable à partir

1 Richez Y., Aquila, nouvelle édition (Louis du vieux continent, 2005 première édition), Ambre Edition, 2011. Richez Y., Petit Eloge du Héros, Ambre Edition 2011. Persson S., Rappin B., Richez Y., Les traverses du Coaching, Editions Eska, 2011

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O n p r o g r e s s e r a r e m e n t e n restant immobile sous le lampadaire de ses préférences intellectuelles.

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duquel tu bâtis l’édifice de tes convictions. On ne progresse que rarement en restant sous

le lampadaire de ses préférences intellectuelles… C’est ce que j’ai appris.

Lorsque tu m’as demandé ce que je pourrais avoir à dire sur les thématiques du succès et

de la réussite, je me souviens avoir eu cette phrase à l’esprit : « il y a dix ans j’aurais eu à

dire, maintenant j’adhère au fait que ces concepts sont plus générateurs d’illusions que de

réalité. Voilà ce que j’ai à dire… ». Mais devant ton sourire et ton enthousiasme, je me

suis dis que c’était peut-être une opportunité de revisiter ces deux concepts. Nous

sommes d’accord, cher ami, cela ne vaut pas comme vérité, mais comme une hypothèse

que l’observation attentive du monde semble rendre fiable : cela te va-t-il ?

J’ai donc pris mon calepin et je me suis astreint à rédiger les principes que j’applique au

quotidien. Ce quotidien intègre ma pratique professionnelle, l’étude académique et

scientifique utile à l’actualisation de mes projets. D’une certaine manière, je vais te faire

entrer, non dans ma tête, mais dans mon flux.

Au bout de quinze minutes, j’ai finalisé 21 principes : les voici. Ces principes sont, pour

moi, à appréhender comme des compétences de vie :

1/ Dire OUI avec intensité 2/ Renoncer sans regret3/ Non-agir : un principe chinois fondamental4/ Observer les signaux faibles : un principe clé de la stratégie5/ S'égarer (et donc échouer avec élégance)6/ Appréhender l'objectif (définir sans y être fixé)7/ Apprendre de l'expérience des autres et des choses (même non humaine)8/ Rire avec la même intensité que pleurer9/ S’appliquer une discipline dans le temps10/ Renoncer à ses idées 11/ S'auto-observer en situation

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Principes, princeps : ligne de conduite permettant l’atteinte d’un résultat escompté.

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12/ Mobiliser et utiliser la mètis d'Ulysse13/ Demander (et recevoir) de l’aide et un conseil14/ Récolter ce qui a été semé (réapprentissage du principe de propension)15/ S’autoriser à devenir « extra-ordinaire »16/ Poser des questions au « ras du sol » (et quitter la métaphysique)17/ Ouvrir les bras dans la brise18/ Consigner son expérience19/ Se défaire de « soi »20/ Associer les trois MOON (MOde Opératoire Naturel) dans la construction du succès21/ Vivre curieux et grimacer (introduction à la plasticité neuronale)

Comme convenu ensemble, je vais rédiger un principe par semaine. Il y a quelques

instants, j’écrivais qu’il te fallait « entrer dans mon flux » pour appréhender les

thématiques. Cette idée pose le principe d’appréhender l’écart opéré entre il y a 20 ans

et aujourd’hui. La propension propre à cet écart se poursuit à ce jour. Bien que les

principes et réponses me semblent fiables, cela ne reste qu’une hypothèse répondant à

mes critères de recherche et de vécu. Peut-être, en cours d’écriture, modifierais-je un

principe si cela me semblait pertinent.

En 1996 je me mettais à mon compte. Du haut de mes petits 27 ans, j’étais déjà convaincu

d’avoir compris l’essentiel. Mon parcours de vie, difficile, atypique, me donnait, je le

pensais, une légitimité que quiconque ne pourrait me contester. Bien que mes valeurs

déclarées soient l’humilité, la sincérité, l’intégrité, etc., j’étais arrogant, égocentré et un

soupçon présomptueux. J’étais animé par la colère de ceux qui ont tout à prouver parce

qu’ils ont beaucoup perdu. Certes j’ai parcouru du chemin, je me suis frotté encore et

encore à l’aspérité qu’offre la réalité de la vie. Mais surtout, j’ai étudié. J’ai appris à

penser, c’est-à-dire à réfléchir sans sortir de la question. Les lectures se sont

complexifiées, la lecture émotionnelle de celui qui veut réussir et « montrer » est devenue

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Se frotter à l’aspérité pour laisser sur le bas-côté le surplus d’ego et autres inutiles idées.

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la lecture scientifique et passionnée de celui qui souhaite appréhender les flux complexes

de la vie. J’ai donc appris à lire autrement, non plus pour alimenter l’énergie de mes

rêves, mais pour être acteur et réalisateur de ces derniers. La nuance vaut d’être

soulignée.

En 2003, après une Validation de l’acquis et de l’expérience, j’entrais en DESS, titre

devenant peu après master 2. Trois ans plus tard, je soutenais une thèse professionnelle de

400 pages sur la question de La détection et l’actualisation des potentiels humains,

comme contribution à l’accompagnement et à la professionnalisation des coachs.

Au cours de cette période, j’ai lu avec discipline près d’une centaine d’ouvrages, dont

certains « imbuvables », comme le difficile Anthropologie de l’imaginaire, de Gilbert

Durand, ou le Épistémologie, de Bachelard. Je découvrais le vertige de l’ignorance. J’étais

dramatiquement ignorant. Alors j’ai continué à étudier, mais ce faisant, j’ai commencé à

prendre conscience que l’étude isolait. On me prenait — c'est le cas encore aujourd’hui —

pour un intellectuel, alors qu’en fait je suis un homme du terrain ayant appris à réfléchir

et à penser.

L’autre biais (ce qui éloigne, ce qui distancie) de l’étude, est l’esprit critique autant que

la disponibilité de l’esprit, me semble-t-il. Par esprit critique, il faut comprendre un esprit

qui ne se contente plus de « belles phrases » pour bien se sentir, pour croire en la vie. La

vie est une réalité sans poésie. La poésie est la rhétorique humaine pour adoucir les

aspérités du passage sur terre. J’aime la poésie, j’aime la science. L’une est sensuelle,

colorée, apaisante et chantante, l’autre est crue, directe, saillante et complexe.

En 2010, loin d’être lassé par mes trois années en DESS (dont une à écrire ladite thèse

professionnelle), je me présentais à l’université Paris-7 pour poursuivre un doctorat.

J’avais alors l’opportunité (créée, ici préméditée) d’avoir comme directeur de thèse

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Entamer l’étude, c’est sombrer dans le vertige de l’ignorance.

La poésie est sensuelle et lumineuse, la science est crue et saillante.

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associé François Jullien, le grand philosophe et sinologue français connu dans le monde

entier. La thèse doctorale venait approfondir la première recherche-action. Je travaille

depuis à la question des « stratégies d’actualisation des potentiels ». Pour cela,

j’investigue, j’étudie et je théorise, à partir du terrain et de la littérature, tout ce qui

concerne les lois de propension, d’actualisation.

Tu parles de succès, de réussite, mais finalement, ne sont-ce pas là les éléments finaux de

ces lois de propension ? Le succès n’est-il pas ce moment devenu visible, observable,

mesurable, parfois sonore d’un cheminement discret, silencieux, parfois saillant ? La

réussite n’est-elle pas la conséquence plus que le but ? Qui de Bill Gates, de Tiger Woods,

de Steve Jobs, de Nelson Mandela, de Thomas Edison, de Francis Ouimet savait qui il allait

devenir, ce que leur travail, leur parcours, leur engagement allait entraîner pour le plus

grand nombre ? Aucun. Ces cinq dernières années, je me suis rendu dans le cadre de mon

travail et de mes recherches au Canada, en Roumanie, au Brésil, en Chine, au Népal. A

chaque retour, je me sens un peu plus ignorant. Je sais… je me répète, mais l’insistance

rend visible à notre vigilance le point à préserver à l’esprit.

Les 21 principes (princeps — lignes directrices) que je te propose sont la synthèse de ces

quelque 20 dernières années. L’étude rigoureuse et continue, les voyages, les milliers de

rencontres, les milliers d’heures de réflexion, de formalisation, d’écriture, de solitude

avec « moi-même » et près de quatorze mille heures d’accompagnement sont, à défaut

d’une promesse, l’engagement d’une certaine justesse, non en terme de vérité, mais de

précision au regard de la réalité. Je propose de les rédiger avec vigilance, attention et

rigueur, mais aussi accessibilité, facilité et enthousiasme. Il te faudra, ainsi que tes

lecteurs, parfois relire une phrase, non parce qu’elle est difficile, mais parce que la

« logique » change, parce que la sémantique est différente, parce que les lois sous-

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Qui voyage n’a aucune vérité tenue pour acquise.

L’insistance rend visible à notre vigilance, le point à préserver à l’esprit.

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jacentes échappent aux évidences. Or la problématique posée par l'évidence, c'est que

nous ne la questionnons plus, nous la suspectons plus, nous ne la réfléchissons plus. Elle

affaiblit notre pouvoir de discernement, elle ne questionne plus notre faculté de réflexion,

de mise en perspective parce que notre langage et nos concepts sont codifiés, martelés

par des générations de discours et d'ouvrages se répétant les uns et les autres. L'évidence

« va de soi », nous l'acceptons de manière tacite.

C'est ici mon travail, je suis même tenté de reprendre un mot de François Jullien, mon

« chantier », repenser nos évidences parce que ces dernières portent le risque de nous

endormir. n’est-ce pas ?

Quoi qu’il en soit, merci de ta confiance indéfectible depuis tout ce temps.

Dois-je préciser qu’il te faudra garder à l’esprit l’intention qui me guide dans tous mes

travaux : la dynamique des choses. C’est-à-dire ce qui se passe quand cela se passe en vue

de réaliser, de manière consciente ou non consciente, une activité porteuse d’efficacité et

d’efficience. J’expliquerai en son temps ces notions.

Je te propose en quelques mots d’appréhender les « lignes de force » de notre culture

occidentale fondatrices de nos concepts d’aujourd’hui. Le concept n’étant que l’idée

principale puisant sa substance dans un ensemble de ressentis, d’observations,

d’expériences. La réussite, le succès, le bonheur sont des concepts, non la réalité. Il

faudra donc garder toujours cela en tête. Aucune de ces trois notions n’a de réalité

physique. Dans l’absolu, écrire sur ce sujet — aujourd’hui — serait autant une perte de

temps qu’encourir le risque d’ancrer un peu plus chez les personnes la croyance que leur

vie (la réalité) dépend de trois concepts (dans notre cas bien sûr).

Dire « OUI avec intensité », ainsi que les 20 principes à suivre, passe, me semble-t-il, par

la compréhension de notre ADN culturel : comment pense-t-on nos « oui » et nos « non » ?

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Réussite, bonheur et succès sont des concepts construits à partir de notre ADN culturel.

Ce qui se passe quand cela se passe, voici l’inconnue qui harcèle la pensée.

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La majorité des personnes à qui je pose la question ne savent pas me répondre, y compris

des élites ou des têtes bien faites !

Comment peut-on affirmer « Dites oui avec sincérité et vous connaîtrez le succès et le

bonheur » ? Il y a « autre chose » que de simples techniques à appliquer. Certes, ne rien

connaître à la mécanique compliquée d’un moteur ne m’empêche pas de rouler, mais la

majorité des personnes savent de quoi est composée la partie avant (parfois arrière) de

leur voiture : un moteur, une boîte de vitesses, une batterie, un alternateur, un radiateur

et d’autres innombrables choses mécaniques, électriques, fluides et électroniques. Nous

ne savons pas tout, mais nous appréhendons le « comment », ce qui nous permet de

déceler quand quelque chose « cloche ». Dans la vie, cela devrait être pareil, connaître à

minima le comment de notre modèle de penser, pour pouvoir réagir lorsque quelque chose

cloche, autant que pour tirer profit et plaisir de notre « conduite ».

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Diabolicus : ce qui divise.

Page 14: succès et reussite

IntroductionLa réussite et le succès, deux concepts inhérents à l’Occident : une possible introduction

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La réussite et le succès, deux concepts inhérents à l’Occident : une possible introduction

La France est l’héritière directe de la pensée grecque. Or, que nous lègue la Grèce

antique ? l’art du discours (le logos), le monde des idées (l’eidos), la vérité comme

principe à chérir et à rechercher, la perfection comme principe à poursuivre, l’idéal des

formes comme repères du beau, du laid, du bon, du mauvais, la division (diabolicus)

comme principe de compréhension du monde, les mathématiques (et leur abstraction).

Descartes et la pensée scientifique classique restent pour cela d’impérieux ambassadeurs.

Au XVe siècle, les religieux inventent sans le savoir les prémices du « temps » en ponctuant

les espaces de prière. Puis, le singulier est devenu l’usage, en marquant de manière

sonore les événements de la communauté : les mariages, les enterrements, les messes,

etc. Avec « le temps », les ingénieurs et les scientifiques ont cherché à rationaliser ce

dernier, c’est-à-dire « l’intervalle entre ». Il est devenu, ainsi, une norme que nous

connaissons tous et à laquelle la majorité des personnes confèrent une réalité

incontestable… On a fait d’une situation un enjeu, puis d’un enjeu un concept, puis d’un

concept une vérité devenue « réalité ». Cette modélisation est à l’origine de la

rationalisation du temps de travail par exemple, des temps de vie (enfant, adolescent,

adulte, senior, vieux), d’injonctions du type « tout se joue entre zéro et six ans » ou « à

partir de trente ans on commence à perdre de la mémoire et nos facultés ». Insérez-y les

modèles de pensée des religions monothéistes (un seul dieu), la morale et l’éthique

comme centre actif de la cité, et vous avez la France d’aujourd’hui.

Cinq grands événements clés permettent d’appréhender la manière dont l’Occident est

devenu ce qu’il est aujour2d’hui :

2 Nemo P., Qu’est-ce que l’Occident, PUF, 2004, p. 7-8

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Le temps n'est pas une réalité, c'est l'invention sonore de religieux du Xvè siècle pour annoncer la prière.

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L’invention de la cité, du concept de liberté au regard de la loi, mais aussi de

la science, de l’école (les Grecs).

L’invention du droit, de la propriété privée, du concept de la « personne » et

de l’humanisme à Rome.

La révolution éthique (ethica — morale) et eschatologique (eskhatos : terme

de théologie qui désigne l’étude des fins dernières de l’homme et du monde) de la

Bible entraîne les concepts de temps (début et fin du monde, le temps de

l’Histoire).

La « révolution papale » utilisant la raison humaine en unifiant la science

grecque et le droit romain afin d’écrire dans l’Histoire, l’éthique et l’eschatologie

biblique. Cette révolution est la première réelle synthèse entre « Athènes »,

« Rome » et « Jérusalem ».

Le cinquième événement est la promotion de la démocratie libérale issue des

grandes révolutions démocratiques (Hollande, Angleterre, Etats-Unis, France, puis

plus tard d’autres pays de l’Europe occidentale) dans les domaines de la science,

de la politique et de l’économie. Nous le connaissons sous le terme de modernité.

De là sont nés les principaux courants de pensée relatifs à l’importance de toujours faire

« mieux » (en quête de perfection), de se connaître (en passant par les modèles de la

personnalité, donc de la connaissance de soi — puisant encore dans les anciens modèles

grecs de l’être pensant et agissant). Se sont renforcés les principes de soumission au

sachant (celui qui sait, est diplômé, est certifié, écrit). La légitimité est née (celui qui

reçoit le droit du Divin). On a même affirmé que nous avions « tout en nous », comme

proclamation rassurante afin de préserver, peut-être, le concept ancien de l’égalité des

chances que la morale grecque chérissait (justice et démocratie). Nous serions tous égaux

face à la possibilité de réussir. Une telle affirmation est dangereuse, autant que fausse.

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L’homme occidental a inventé l’égalité des chances.La nature a produit l’équité pour les situations rencontrées.

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Dire que chacun, de manière équitable, en définissant ce qui pour lui désigne la réussite

et le bonheur, peut ensuite appliquer, respecter des règles et des principes lui favorisant

l’accès à ces derniers, me semble plus juste.

Reprenons le fil… La psychologie balbutiante du XVIe siècle ne jurait encore que par

Aristote et s’émancipait à peine de l’anthropologie et de la science au sens grec du terme.

L’intelligible allait devenir le modèle absolu de la pensée occidentale. Le sensible, quant à

lui, demeurait le mauvais rejeton dont elle ne savait que faire, trop insaisissable. Nombre

de personnes connaissent le « to be or not to be » de Shakespeare, mais ce nombre

appréhende-t-il ce qu’implique cette phrase : « savoir ou errer » ? En effet, être désigne

« savoir et demeurer sur le chemin de la connaissance et de la morale droite et juste », là

où le non-être renvoie à l’errance du voyageur, du vagabond, celui qui prend les chemins

de traverse, s’inquiétant peu des morales réductrices. Est-ce ainsi un hasard si Platon

ironise sur Ulysse, le célèbre « Homo-viator » (celui qui se forme par et dans le voyage) ?

Ulysse le rusé cherchant et trouvant le biais pour atteindre ses fins, lui, l’héritier de la

célèbre mètis de la déesse du même nom ? Or la mètis, on le sait, s’inscrit en défaut avec

la ligne droite, la perfection et l’idéal que Platon tente de toutes ses forces d’imposer au

monde (ce qu’il fera…). Le plus drôle, c’est que nous avons fini par croire à cette réalité,

alors que l’ensemble est une construction de toutes pièces, d’à peine 10 concepts clés et

vieux de vingt-deux siècles.

En début de texte, je te parlais de l’ouvrage de Dale Carnegie. Les fondements humanistes

de ce livre prennent leur source dans ses origines occidentales (intégrité, intérêt sincère,

respect, altruisme, etc.). Je te disais que je ne les reniais pas, mais que j’en avais pris

distance. Savoir comment nos « vérités » ont été construites, organisées, est la meilleure

manière de s’en émanciper. C’est à ce moment que tu peux devenir disponible à « autre

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Le flux : ce qui est par et dans le mouvement génère une force.

Modifier la manière d’appréhender la difficulté.

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chose ». Les 21 principes que j’aborderai dans les semaines à venir sont la manifestation

de cette disponibilité. Je les applique autant dans mon travail que dans ma vie. Ils

cohabitent avec les fondements de ma culture et, globalement, ça se passe plutôt bien.

Cela n’enlève rien aux « difficultés » rencontrées, cela modifie seulement la manière de

les appréhender, de les traiter et de s’y adapter.

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Principe premier :Dire OUI avec intensité

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Préférer le « oui » au « non »Il existe beaucoup d’ouvrages, de formations pour apprendre à dire « non ». Il me semble

plus intéressant d’apprendre à dire « oui », car cela nécessite plus de courage et

d’abnégation au regard de l’inconnu. L’expérience m’a enseigné que la réussite, autant

que le succès, était l’une des conséquences indirectes de la capacité à « dire oui avec

intensité ». L’expression peut sembler banale, voire faire « cliché », mais ce qu’elle

implique en terme de flux et de propension est sans précédent. Par flux, j’entends « ce

qui est par et dans le mouvement génère une force ». Le terme « intensité » pose le

principe d’une force, d’une tension entre deux « points ». Il y a l’idée d’un focus, d’une

orientation concentrée (cum-, avec, et centrage), tel un faisceau de lumière, un laser, un

point de lumière solaire qui traverse la loupe avant de devenir une petite flamme. C’est

cela l’intensité. Dire oui avec intensité, c’est focaliser un faisceau jusqu’à ce que celui-ci

devienne une petite flamme.

OUI, comme dynamique réelle de la penséeLe « oui » n’est pas une mécanique compliquée, il puise dans tout ce que l’individu cumule

comme croyance, certitude, concept et émotion tout au long de sa vie. La plupart de nos

concepts n’ont pas de réalité en soi ! Aussi, « dire oui avec intensité » commence par

accepter la part d’inconnu que le monde rend accessible à qui s’émancipe de ses concepts

aveuglants et obstruants. Nous ne savons pas ce qui se passera, ni si, oui ou non, nous

avons eu raison d’agir ou de prendre telle route, mais le mouvement offre un déplacement

par lequel arrive l’opportunité. Nous avons des adages du type : « avec le recul, cette

tragédie m’a conduit au bonheur », « c’était mal parti et tout le monde disait que je

faisais le mauvais choix, et pourtant… », etc.

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Dissensus : ce qui menace la pensée de s’endormir.

Dire oui avec intensité : focaliser un faisceau jusqu'à ce qu'il devienne une petite flamme

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J’ai observé sur des milliers de personnes que celles qui disent oui n’ont pas du tout les

mêmes séquences gestuelles que les autres. Le OUI (gestuel) est dynamique et

« propensionnel » (accroissement extérieur), le NON (gestuel) est déclinant, isolant,

rétrécissant. Le non appartiendrait plutôt au dissensus, ce qui veut dire « menaçant la

pensée de s’endormir, de s’étioler, de se rigidifier ». Un « OUI avec intensité » peut donc

dire NON, car il est à la fois positif et négatif. C’est ici que l’on quitte nos concepts

occidentaux. Quand je dis OUI à une opportunité, je dis de facto NON, soit à l’existant en

cours, soit à une potentielle opportunité.

Aux alentours de mes 35 ans, je me suis entraîné, avec rigueur, à « dire OUI avec

intensité ». le NON, comme préférence, était trop contraignant, tant au niveau cognitif

que moral. Peut-être te demanderas-tu : « comment s’y prend-il pour dire “OUI avec

intensité” ? ». Je te répondrai : en transformant le mot à la fois en « objet sonore » et en

un « rayon » que je propulse hors de moi par mon corps. Mon esprit devient le barreur qui

oriente la destination. Je vois le « oui » propulsé avec puissance. C’est cela que je dis et

que je sens quand j’écris : « entraîné avec rigueur ».

Quand on dit NON, le cerveau doit en effet analyser, « peser », critiquer, rationaliser

(cerveau gauche), il doit négocier systématiquement avec le cerveau limbique et en

particulier l’amygdale, siège des émotions liées à l’apprentissage et des comportements

émotionnels, tant sociaux qu’affectifs. Il doit être vigilant à l’influence du système

reptilien : en effet, le cerveau gauche est, par observation, attracteur du reptilien.

L’analyse du cerveau, s’appuyant sur ses propres références personnelles et culturelles,

vient justifier les messages du reptilien (sécurité, risque, protection, reproduction,

territoire) : « tu comprends, je ne peux pas lâcher mon emploi d’aujourd’hui, l’analyse

des faits me montre qu’il y a trop de risques ». Voilà une analyse/réflexion cognitivo-

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Le OUI, à la fois positif et négatif.

Le NON peut attirer les émotions cousines de la peur et de la colère. Autant l’éviter.

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reptilienne que le « NON » pourrait attirer. Le NON mobilise les « émotions cousines »,

celles gravitant autour de la peur, de la colère (je parle ici des émotions primaires), donc

le pessimisme, le doute, l’inquiétude, la tension nerveuse. Un OUI est, au regard de mon

expérience et des résultats vécus, à la fois positif et négatif. Dans les deux cas, le OUI

inclut « la marche des choses ». Ce qui ne fonctionne pas maintenant offrira quelque

chose de positif demain. Il y a coopération au regard de la réalité et non morale ou

jugement. Dans tous les cas « je gagne ». Certains expliquent cela par le concept

d'« optimisme ». Nous sommes bien d’accord qu’un « OUI avec intensité » est projeté,

souhaité, poussé à l’extérieur de nous par la force de notre pensée, de notre corps, de

notre intention. Sinon, qu'en est-il, à part un vœu pieux.

Je le répète : je ne dis pas qu’il ne faut pas dire NON, je dis qu’apprendre et s’entraîner à

« dire OUI avec intensité » entraîne la faculté du « dire NON avec intensité » ; la grande

différence réside dans l’intention et la direction initiale.

Ce qu’il faut bien appréhender, c’est la « dynamique de la pensée », l’intensité de ses

demandes. La pensée, nous le savons désormais, est un acteur puissant dont les signaux

sont de puissants attracteurs. Ce qui est demandé au cerveau avec conviction, c’est-à-dire

de manière claire, sans doute et dirigée vers, est considéré comme « actif ». Le cerveau

se met en route. En bref, faites attention à ce que vous pensez, cela pourrait bien arriver.

Je peux même affirmer, au regard de mon expérience et de mon travail, que toute

personne se mettant à son compte, désireuse de réussir, respectant les règles simples du

commercial, du marketing, de la relation clientèle et de la qualité de service, est

« condamnée » à réussir. Tu en sais quelque chose, Vincent, non ?

19

Le OUI inclut et coopère. En cela, il est à la fois positif et négatif.

Page 23: succès et reussite

Le propre de la nature c’est le « OUI », la propensionLa nature dit « oui » (pardonne cet anthropomorphisme) à tout ce qui entraîne sa

propension (ce qui se déploie, telle la marée déroulant, sans coups successifs, sa pleine

étendue). La nature ne connaît ni l’égalité, ni la moralité, mais l’équité et la dynamique

« des choses ». Elle ne connaît pas non plus le concept de « chance », bien trop grec à son

goût. Mais la nature nous a offert un merveilleux cadeau : un corps (je ne dissocie pas le

cerveau de l’ensemble du corps). Or, les chercheurs en neurosciences (dont J. Anderson)

ont mis en évidence que le cerveau ne fait pas la différence entre ce qui est réel et ce qui

ne l’est pas. « Dire OUI avec sincérité », c’est donner un ordre simple, clair, déterminant

autant que déterminé à notre corps. Celui-ci n’a plus qu’à se mettre en mouvement. Le

cerveau dirige ses cerveaux-mécanismes vers tout élément, toutes informations, tous

signaux, même à peine perceptibles, afin d’organiser son « plan d’action ».

Mais si tu penses « oui, mais… », le cerveau considère le « mais » comme ordre premier. Le

cerveau infirme alors immédiatement l’ordre et rien ne se passe. C’est un peu comme

allumer le moteur de ta voiture. Tu enclenches la première, puis, l’instant d’après, tu

remets la boîte de vitesses au point mort, mais en appuyant quand même sur

l’accélérateur. Incongru ? Le quotidien me prouve le contraire presque chaque jour : « Je

veux un meilleur travail, mais je n’ai pas le bon diplôme », « Je veux être manager, mais

je n’ai pas la légitimité », « Je veux être heureux, mais c’est très difficile dans notre

société actuelle ». A chaque fois qu’un « mais », un « si », un « conditionnel », un « peut-

être », qu’il soit formulé ou pensé, est activé, le cerveau se met au point mort. Formuler

un OUI avec intensité, c’est passer la première, puis la deuxième, etc. en intégrant la

configuration de la « route » de la vie. Toutefois, chaque vitesse se déroule dans le temps

présent, c’est-à-dire dans un mouvement, un flux. Tu passes la troisième quand le véhicule

est déjà lancé. Il faut un effet cinétique pour que la transition soit « douce », sinon ça

20

Le OUI ouvre le temps. Il favorise les flux.

Le cerveau ne fait pas la différence entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas.

Page 24: succès et reussite

racle ou ça cale.

« Dire OUI avec intensité » entraîne une dimension que je considère majeure : ouvrir

l’espace temporel, là où le NON peut le réduire. Un OUI entraîne une propension sans

limite, le NON réduit et ferme la porte du temps.

Quand Francis Ouimet dit OUI à Eddie Lowerie : ce qui se répandLorsque le jeune et « tout petit » (de taille) Eddie,10 ans, se propose de devenir le caddie

de Francis Ouimet3, âgé de 20 ans, lors du prestigieux tournoi de golf Us Open, en 1913,

Francis commence par refuser. Heureusement pour lui, et devant l’insistance de cet

improbable personnage, il finit par accepter.

La demande « intense » d’Eddie à entraîner un « oui », certes empli de doute mais sincère

chez Francis, a porté ses fruits. Ce dernier, lorsque son ascension fulgurante au classement

général attire les plus hautes attentions aristocratiques, défendra la présence d’Eddie

quand les « gentlemen » voudront le remplacer par un caddie plus « normal ». Sans Eddie,

Francis Ouimet n’aurait probablement pas remporté ce tournoi. En effet, Eddie, bien que

fort jeune, va se révéler un formidable conseiller doué d’une sagesse rare. Francis fait

partie de la classe populaire, et le golf « appartient » aux aristocrates. Il est le seul

amateur issu de la classe populaire à jouer parmi les fleurons du golf (hormis le non moins

célèbre et inspirant Harry Vardon, lui aussi issu des classes populaires et favori lors de ce

tournoi.) Il est possible de dire que le jeune et improbable Eddie, comme caddie, illustre

3 J'invite volontiers à regarder, à défaut de lire le livre, le film issu de cette incroyable histoire : Paxon B., Un parcours deLégende, Walt Disney Pictures, 2006, 1h56. Mais aussi http://en.wikipedia.org/wiki/Eddie_Lowery, ou encore l’interview touchant des deux amis, l’un par l’autre, cinquante ans plus tard : http://www.youtube.com/watch?v=fbESzYZdbuA

21

Page 25: succès et reussite

— avec l’anachronisme y afférent — le discret mais fameux daïmon4 socratique. Le daïmon

pouvant être appréhendé comme une voix, un moi plus que moi qui, sans me forcer,

m’ouvre l’esprit sur les décisions à prendre.

Francis Ouimet deviendra l’une des plus importantes figures du golf du XXe siècle et Eddie

Lowerie multimillionnaire. C’est ici que j’use du concept de « répandre », c’est-à-dire ce

qui se déploie dans les interstices d’une culture, du temps et de la géographie. La

victoire, l’engagement, l’état d’esprit de ce golfeur de légende s’est répandu dans le

temps. Est-ce d’ailleurs troublant que l’organisation Dale Carnegie Training soutienne les

boursiers de la Fondation Ouimet ? Les deux hommes sont contemporains, leur valeur et

leur humanisme aussi.

Dire OUI, c’est rendre sonore le « flux »Je pense désormais qu’il y a dans l’annonce d’un OUI l’acceptation d’une errance. Or

l’errance est porteuse d’opportunités et l’opportunité est sujette à potentiels. Il y a plus

de « bonheur » dans l’errance que dans la détermination et l’idéal d’objectifs.

Ainsi, le « oui » est porteur d’une intention, c’est-à-dire d’une ligne de tension entre

« moi » et « ce » que je veux actualiser (que je distingue d’atteindre, trop fixant, pas

assez souple). Il y a dans le « OUI avec intensité » à la fois un acte posé dans la réalité et

l’acceptation immédiate que d’autres forces indépendantes et extérieures à nous puissent

prendre le relais. Dire OUI, c’est amorcer la dynamique, non la contrôler. C’est pourquoi

qui sait « dire OUI avec intensité » sait de facto dire NON, pas forcément l’inverse.

Allons plus loin : formuler un « OUI avec intensité » entraîne une dimension que je

considère majeure. Bien qu'il soit réducteur de l’associer au cerveau droit (intuitif,

4 Je renvoie avec plaisir le lecteur au chapitre de Petit éloge du héros, chapitre 3, p. 40.

22

Actualiser n’est pas atteindre, l’un est souple, l’autre fixant.

Pour influencer l’histoire, dire oui à son talent et à son daïmon.

Page 26: succès et reussite

spatial, émotionnel), je pense désormais que le OUI prend racine et « s’appuie » dans le

cerveau droit, mais qu’il utilise le gauche comme « outil ». Il mobilise l’intégralité de la

personne pour propulser le OUI vers l’extérieur. J’assume l’idée que le OUI se rend

indépendant de l’esprit dès qu'il est en dynamique. De nombreuses situations de coaching,

de formation, d’observations de terrain vécues semblent confirmer qu’une fois le OUI

« lancée » par l’esprit, le corps prend le relais et passe à l’acte sans revenir sur la décision

prise.

Un OUI entraîne une propension sans limites (ce qui sort de notre vue et de notre ressenti

temporel) là où le NON peut réduire et fermer la porte du temps. Je suis, en tant que

« jeune sémiologue », interpellé par l’écriture du NON, un O enfermé par deux N. La

structure du mot lui-même montre le « calage », le «serrage » du O entre les deux

verticalités du N, elles-mêmes bien fixées par les quatre pieds du double N. C’est un peu

comme un livre que l’on emprisonne entre deux serre-livres.

La prononciation à haute voix confirme la vision du mot : NON ! Le NON n’a pas de

résonance. La cavité de la bouche dissout le son. Ce dernier est grave, sourd et puissant,

mais s’arrête dans l’instant. Le OUI est plus aigu, plus résonant. Il file et se propulse avec

vitesse. Le OUI s’organise grâce aux zygomatiques majeurs et mineurs ; il est d’ailleurs

intéressant de noter que ces derniers viennent chercher une prise près des yeux,

contribuant à les « ouvrir » aussi. La bouche doit s’ouvrir pour dire OUI, alors que pour

NON, elle se ferme en formant un couloir étroit. Voici toute la différence. Le couloir

restreint et dirige, l’espace ouvre et élargit. Je pourrais aisément entrer dans une poésie

du type « souriez et vous élargirez les opportunités de la vie », mais je m’en abstiens.

Cependant, il m’est possible de dire que le OUI entraîne au niveau musculaire,

neurologique, physique et énergétique les conditions favorables pour que le temps et

l’espace deviennent d’excellents alliés.

23

Dire OUI avec intensité, c’est lancer la dynamique, non la contrôler.

Le O de NON est enfermé par deux N, soit deux verticalités à quatre pieds bien fixent.

Page 27: succès et reussite

En résumé, « dire OUI avec intensité » c’est engager par la pensée un principe dynamique

sans contrordre. Ce n’est donc ni un « mouais », ni un « oui… », ni un « oui mais… », ni une

autre construction sonore de l’esprit inutile à l’action elle-même. C’est, me semble-t-il,

abandonner le vieux concept du « tout en soi » pour accepter et utiliser (car dire OUI,

c’est aussi utiliser) ce qui s’offre à nous, même si c'est anodin. « Dire OUI avec intensité »,

c’est quitter le concept moralisant d’être « comme il faut », de couper les cheveux en

quatre (diabolisant ainsi le flux) afin de s’accrocher ainsi à son « idéal ». C’est

littéralement rendre sonore le flux lui-même. En effet, dire OUI, c’est rendre sonore une

pensée, une intention, une direction de l’esprit, donc déjà du corps lui-même. Le « OUI

avec intensité » n’est rien d’autre que cela, le rendu sonore d’une pensée que l’on oriente

avec « force » vers « quelque chose », non pas quelque chose de désiré, mais considéré

par le corps comme réel.

24

Dire OUI, c'est engager la pensée dans un principe dynamique sans contrordre.

Page 28: succès et reussite

Principe deux :Renoncer sans regret

25

Page 29: succès et reussite

Renoncer : ce qui s’annonce en retourJ’avais à peu près 18 ans lorsque j’ai pris conscience (consciencia : « claire connaissance

de ») que le regret « jouait contre moi ». En effet, le terme « regret », dans l’histoire de

notre langue, veut dire « sentiment pénible causé par la perte de quelque chose, de

quelqu’un. » Ce terme désigne aussi « le mécontentement de soi ou de la culpabilité dus

au fait que l’on estime avoir agi de façon inadéquate ou répréhensible »5.

La question n’est pas de savoir s’il faut regretter nos actes ou pas, la question est de

savoir ce que nous faisons des enseignements que le regret engendre. Le pire regret est

celui qui stagne dans la mémoire, celui qui arrête le temps, car l’esprit s’y attache,

comme un fantôme convaincu qu’il vit encore et hante les lieux réels où il n’est plus.

Nombreux sont ceux qui associent le fait de renoncer à quelque chose de regrettable, de

mauvais. Renoncer semble aussi renvoyer à l’idée de lâcheté, contraire à cet héroïsme

nécessaire dans la vie, qui consiste à affronter l’adversité, à tenir bon, à y aller coûte que

coûte... Si nous creusons encore un peu, nous découvrirons que le renoncement renvoie

directement à cet objectif (cet idéal) que nous avions projeté sur la vie et qui, ne se

réalisant pas, semble nous renvoyer à notre condition, nos incapacités, nos erreurs et

autres concepts culpabilisants. Nous planifions notre vie comme un idéal, mais la vie est

un flux indifférent à cet idéal, quoique sensible à nos choix. Regretter, c’est comme laisser

une ancre dans le mouvement de la vie, une ancre d’émotion qui se fixe à un moment

disparu. C’est la naissance d’un paradoxe entre la réalité et le temps : vivre une émotion

pour une réalité qui n’est plus. Une part du cerveau mobilise de la mémoire inutile autant

que néfaste. La question n’est pas de ne pas regretter, mais de capitaliser, de tirer

5 Rey A., Dictionnaire historique de la langue française, tome 3, Pr-Z, Dictionnaire LE ROBERT, 2000, p. 3151

26

Renoncer, quitter l’idéal pour rester disponible aux opportunités que la réalité propose.

Dire OUI, c'est engager la pensée dans un principe dynamique sans contrordre.

Page 30: succès et reussite

enseignement, d’apprendre le douloureux comme le fabuleux. Puis, avec le temps, c’est-

à-dire le flux par et dans lequel s’organisent, s’inscrivent, se déploient les rencontres, les

actions, les réalisations, les erreurs et « tout le reste », j’ai compris l’importance du

renoncement.

Nous voyons ici se profiler la droite ligne avec notre premier principe : « Dire OUI avec

intensité ». Nous connaissons l’adage « Un “tiens” vaut mieux un que deux “tu l’auras” »,

mais même parfois le « tiens » n’est pas le plus intéressant...

Or, le renoncement, côté chinois, s’émancipe de cette notion « héroïque » et « objectif »

(terme qui en soi n’existe pas comme concept). Renoncer renverrait plutôt à la notion

d’être en disponibilité à une « ouverture », un potentiel de situation, qui, non pas

soudain, mais dans l’ordre des choses, apparaît à moi. Il n’est pas l’idéal escompté, mais il

est là.

La grande majorité des personnes le vit au quotidien : un travail, mais un peu moins bien

payé que celui d’avant, une rencontre amoureuse avec une personne, mais elle est un peu

plus petite que dans dans mon « idéal », une maison, mais pas aussi bien placée que

souhaitée, etc.

Renoncer, dans la pensée chinoise, ou même étendu à la pensée asiatique, désigne le

principe dynamique de ne pas « s’attacher » à ce que l’idée (l’idéal) ancre dans l’esprit.

La position devient tout autre, car elle consiste à rester disponible à la réalité, attentif

aux signaux faibles que les événements conduisent à percevoir, les yeux grands ouverts à

ce chemin, à cette opportunité, cette faille qui, bien qu’imperceptible, offre un

déploiement au-delà de toute attente. Une telle position au regard de la vie enlève à qui

la pratique le concept de « stress », de « peur du lendemain », car la responsabilité de

réussir ne dépend plus seulement de mes forces, mais principalement de la « force des

événements ». Cette branche d'arbre immobile n’a aucune force et ne présente aucun

27

Laisser le flux nous prendre avec lui.

Regretter sans capitaliser — tirer enseignement —, ici est la réelle perte.

Page 31: succès et reussite

risque pour autrui, mais mettez-la dans l’eau puissante d’un torrent et la même branche

développera un potentiel d’objet dangereux, et, quoi qu’il en soit, porteur d’une

puissance réelle, car dynamique.

C’est désormais, Vincent, la manière dont je vis la vie. J’adhère et expérimente chaque

jour le fait d’être une branche dans le courant et les forces en cours. Ce que j’appelle le

flux, ce que les Chinois nomment le « che6 » (le support doué d’effet).

La réussite, le succès, sont autant de renoncements acceptés avec tranquillité, car,

intégré non dans le fait que mon idéal n’aboutit pas (et pour cause, c’est un idéal), mais

bien parce que, intégré au flux, je perçois ce qu’il m’était impossible de percevoir avant.

Renoncer permet ainsi d’avoir en retour autre chose.

Renoncer en conscience, avoir l’expérience de l’expérienceJ’ai commencé cette partie en te parlant de ma prise de conscience opérée aux alentours

de l'âge de 18 ans. Selon moi, le regret pouvait être une ancre dans la vie. Plus tard, grâce

à la découverte de l'œuvre du psychologue russe L. Vygotski, j’ai adhéré à la notion que la

conscience était « l’expérience vécue de l’expérience vécue », ce qui désigne l’idée, peu

ou prou, d’acquérir le savoir contenu et le ressenti/senti au moment où une situation est

vécue.

La pratique intensive des arts martiaux sino-vietnamiens (kung-fu) me l’avait

physiquement fait vivre dès mes 22 ans. A 35 ans, j’intégrais les concepts précis de

Vygotski sur la conscience, me permettant de l’organiser avec pertinence dans mon

6 Le « che » désigne, dans la culture chinoise, la notion d’énergie maximum impliquant le temps,dans le sens d’opportunité ou d’occasion (Jullien, 1992) p. 10, 25)

28

L’idéal est inerte. L’opportunité est dynamique.

Une branche inerte est sans puissance. Mettez-la dans le lit rugissant d’une rivière et sa puissance devient réelle.

Page 32: succès et reussite

quotidien (donc l’orienter dans l’agir et le non-agir). Puis-je préciser ce que tu sais déjà ?

le plus difficile est de réduire l’écart entre les concepts et la réalité : savoir n’est pas

opérer.

Prenons le temps de visiter le terme « renoncer », car sa dynamique est importante. Elle

l’est d’autant plus que chaque jour nous renonçons à quelque chose : « je pars maintenant

ou je réponds à ce mail ; j’écoute ce que me dit ma femme ou je regarde une seconde la

news Facebook sur mon smartphone ; je prends un café ou je m’abstiens parce que j’en ai

déjà pris trois aujourd’hui, mais un café avec des amis est tellement convivial », la liste

est infinie.

Le terme « renoncer » veut dire « cesser de prétendre à une chose, d’en envisager la

possibilité » (renuntiare : « annoncer en retour, rapporter, renvoyer »). Toutefois,

l’intention première du renoncement est : « ce qui annonce en retour quelque chose, ce

qui renvoie », ce qui rapporte, non comme valeur financière, mais comme ce qui revient

en retour après avoir voyagé.

Ce que « renoncer » m’a apporté, c’est la disponibilité aux possibles, aux « un possible ».

Comme je le développe dans mon livre Petit éloge du héros, là où la majorité cultive

l'« impossible », d’autres préfèrent le « un possible ». Ce n’est pas un jeu de mots : en

effet, si vous le prononcez à haute voix, vous serez étonné (ou pas) de noter que la

sonorité est identique, alors que l’intention, elle, est opposée. La pensée propulse

l’intention dans la réalité en mobilisant et activant toutes les facultés que le corps en

interaction avec le monde offre. Le succès et la réussite ne sont que les « un possible »

que nous propulsons dans la vie.

Mais revenons à cette notion de disponibilité. Cette dernière me semble désormais

indissociable du renoncement, qu’il ne faudra pas amalgamer avec le sacrifice. En effet,

29

Renoncer, rendre disponible « l’un possible »

La réussite est le flux lui-même, non plus un moment isolé de l’espace et du temps.

Page 33: succès et reussite

dans le premier principe, j’ai rappelé que le cerveau ne fait pas la différence entre ce qui

est réel et ce qui ne l’est pas. Le renoncement, comme acte de disponibilité, c’est laisser

les dynamiques, le flux, nous prendre avec elles, nous conduire. Avez-vous jamais fait du

canyoning ? Si une fois dans le courant vous cherchez à forcer ce dernier, et si soudain vous

laissez la peur vous étreindre, alors le courant pourrait devenir un ennemi et les

conséquences seraient peu agréables. Mais si vous vous « appuyez » sur lui, si vous « lui »

faites confiance, vous acceptez le principe selon lequel le courant s’appuie où il doit pour

atteindre le maximum d’efficacité ; si vous renoncez au contrôle que vous pourriez

(« croiriez » serait plus juste) exercer sur lui, alors vous connaîtrez des sensations folles et

la joie vous comblera. Vous serez envahi d’une dose d’adrénaline telle que vous serez

disponible à de nouvelles formes d’observations et de souvenirs.

Renoncer, non à la médaille, mais à sa cristallisationEn apparence, les deux termes s’opposent, voire semblent contradictoires : renoncement

versus réussite. Or en fait ils se polarisent, s’alimentent en entraînant un potentiel

d’accroissement. La réussite devient ce qui s’annonce en retour, une conséquence

naturelle que l’on ne force pas, mais plutôt que l’on fait croître avec naturel. La réussite,

en tant que concept, est aussi virtuelle que le web dans lequel la personne surfe. Pour

tenter de la rendre « réelle », il est nécessaire qu’il y ait de l’interaction avec le réel,

c’est-à-dire que « quelque chose se passe entre... »

C’est l’interaction avec le réel qui transforme, actualise, modifie autant la personne, son

environnement direct et indirect que la réalité elle-même. Désormais, je fais le choix

préférentiel de définir la réussite non plus avec des critères quantitatifs ou subjectifs,

mais dynamiques. C’est pourquoi je dirais que réussir, c’est porter à notre avantage un

effet en pleine capacité d’abondance et de déploiement. La réussite est un flux, non un

30

Réussir, prendre appui sur la médaille pour en déployer le potentiel.

Page 34: succès et reussite

moment isolé.

En ces termes, cela revient à dire que la réussite ne se définirait plus en terme de

situation isolée, visible et sonore (applaudissements, photos dans la presse et autres

manifestations sociales valorisant l’être), tel le champion exhibant sa médaille d’or ou son

trophée ; réussir serait plutôt prendre appui sur « la médaille d’or » pour en déployer le

plein potentiel dans « l’après ». La médaille ne serait donc plus ce « point d’arrivée » que

le temps fige à l’esprit avant de prendre la poussière sur une armoire ou dans un cadre,

mais un espace de déploiement dynamique à partir duquel la réussite s’actualise. La

médaille n’étant que la concrétisation d’une victoire visible, remplacez le mot

« médaille » par ce qui caractérise vos victoires visibles ou discrètes. La réussite devient le

flux lui-même et non un moment isolé de l’espace et du temps.

Si les personnes savaient ce que les mots pensés ont comme puissance dynamique, ils y

feraient autant attention qu’à leur hygiène alimentaire et physique. C’est ici, de manière

progressive, que renoncer sans regret poursuit son cheminement. Ce que j’appelle

« médaille », soit comme objet réel, soit comme signe distinctif de reconnaissance,

devrait ne plus être considéré comme point saillant, mais comme élément fugace du flux.

Ce qui s’annonce en retour, c’est l’actualisation de ce qui s’est mis en déploiement en

amont.

Accepter de vivre avec un découvert de vingt mille euros pour mieux vivre ensuiteNous sommes en 2005. A cette période, je me sentais essoufflé dans le cabinet fondé neuf

années plus tôt. Entre 2002 et 2004, une suite d’événements avait entraîné des pertes

financières personnelles liées à de malheureuses associations. Je vivais des relations

31

La médaille a le désavantage de cristalliser l’éphémère.

Les mots pensés ont une puissance dynamique ; il convient d’y faire autant attention qu’à son hygiène alimentaire ou physique.

Page 35: succès et reussite

humaines que je croyais sincères, qui ne l'étaient pas en réalité : abus de confiance,

malhonnêteté sur finances, mensonge. Je savais que certaines de mes décisions avaient

contribué à cela et je ne brimais personne. Je me souvenais avec précision d'une phrase de

Benjamin Franklin, lue dans le livre de Dale Carnegie. Je l’avais mémorisée parce que je la

savais utile pour l’avenir. Elle disait que le premier imbécile venu est capable de

condamner, de critiquer et de se plaindre : c’est ce que font les idiots. Je ne voulais pas

en être un, il est trop facile de reporter sur les autres nos erreurs et nos maladresses.

Assumer mes choix était douloureux, mais cela me rendait plus fort car empli de nouvelles

connaissances sur les relations humaines.

Ma jeunesse pleine de naïveté et ma confiance indélébile en l’Homme m’avaient fait

oublier que certaines personnes agissent en prédateurs. Expérience ne valant que s'il y a

capitalisation, je m’étais remis à ma table de vie, et j'avais couché noir sur blanc les

leçons utiles issues de ces moments vécus (ce qui de manière additionnelle crée de la

valeur). J’étais déterminé à ce que la spirale s’inverse. La période était d’autant plus

difficile que je préparais mon master 2 avec le devoir de rédiger un mémoire. Je savais

qu’un « simple » mémoire ne me permettrait pas de prétendre par la suite à un doctorat.

Il me fallait produire l’équivalent d’une thèse avec les standards y afférents. Ce travail

m’a demandé huit mois à temps plein, six jours sur sept, environ douze heures par jour. Or

tout consultant, formateur, coach, dirigeant de cabinet sait que s’il ne produit pas, les

honoraires n’arrivent pas. Outre la perte d’argent, je n’en gagnais plus. Cet effet de levier

inconfortable amplifiait l’apparente spirale descendante.

Je vivais tous les mois avec un découvert oscillant entre moins quinze mille et moins vingt

mille euros. Cela avait entraîné des tensions avec mon associé de l’époque. En effet,

j’avais mis en location-gérance la marque, les clients et les produits que j’avais créés. En

32

L'expérience ne vaut que s'il y a capitalisation.

Assumer ses choix peut être douloureux, mais cela rend plus fort.

Page 36: succès et reussite

retour, je recevais une rémunération sur le chiffre d'affaires et un pourcentage sur les

interventions. Mon associé, de bonne volonté et honnête, n’avait les compétences ni pour

intervenir ni pour vendre des missions complexes. Le résultat fut que le chiffre d'affaires

reculait et mes revenus avec.

Par deux fois, j’ai été parcouru de sueurs froides en me disant que j’allais à la

catastrophe. En effet, il ne fallait pas seulement réduire le découvert, il fallait aussi payer

les charges, les intérêts des découverts. Il me fallait gagner plus de cinquante mille euros

pour pouvoir « revenir à la normale », c’est-à-dire à + 1 euro. Le 22 septembre 2006, à

14 h, je soutenais ma thèse professionnelle avec succès. A la sortie de la présentation, je

me sentais, non pas soulagé, mais doté d’un avantage majeur : j’avais posé les fondations

d’un édifice qu’il me restait à construire. Le travail réalisé était l’un de mes meilleurs

investissements et rien n’aurait pu me faire changer d’avis à ce sujet. Ce travail de

recherche-action était ma « médaille d’or », conséquence de trois années de travail

intensif à partir de laquelle j’allais prendre un puissant appui, là où d’autres y voient un

moment douloureux et sans intérêt (outre l’accès au diplôme et la mention).

Une majorité de personnes considérait ma situation comme catastrophique, y compris dans

ma famille. Je voyais, de mon « point de vue », les « gains » de ce choix. Devrais-je

souligner que ma confiance inébranlable dans un proche avenir serein venait du fait que

cet état financier n’était pas lié à des erreurs structurelles de ma part (erreurs de gestion,

mauvais choix tactiques, fautes professionnelles, mécontentement de clients), mais à une

suite de décisions qui avaient entraîné cet effondrement apparent. Il faut savoir renoncer

pour gagner. Il faut savoir perdre pour apprendre les bons savoirs.

Pendant les années 2005 et 2006, j’ai renoncé au confort financier parce que je le savais

33

Apprendre à renoncer.

Désapprendre à abandonner.

Il faut savoir renoncer pour gagner. Il faut savoir perdre pour accéder aux bons savoirs.

Page 37: succès et reussite

« stagnant », un peu comme un salarié qui compte sur les primes et autres avantages que

son entreprise lui octroie pour organiser les choix financiers de sa vie. Bien

qu’entrepreneur et « patron » de mon cabinet, sa structure et la manière dont j’évoluais

ne pouvait pas me faire avancer, tant intellectuellement que financièrement.

L’écriture de ce qui deviendra le préambule (en 2012) d’une thèse emplie de maturité

était le meilleur choix qui soit, l’investissement à réaliser sans regret. En acceptant de

renoncer à la « rente » confortable mensuelle et, pire, de vivre avec un découvert

d’environ quinze mille euros par mois, je préparais l’avenir. Bien m’en a pris.

Renoncer à ma création, laisser advenir le naturelEn octobre 2006, j’observais avec attention les signaux faibles (blogs, presse académique,

presse grand public, articles en tout genre, documentaires, discussion de cafés,

participation à des réunions professionnelles, écoute des « gens bavards », mots clés sur

Internet, etc.). Les potentiels de situations détectés me permettaient de porter au

meilleur effet ce travail. Là où la quasi-intégralité des « étudiants » se contentent de

ranger sur une étagère les pages considérées comme laborieuses et inutiles, je planifiais

avec soin la manière avec laquelle j’allais récolter les fruits de ces quelque 400 pages.

Toutefois, en novembre de la même année, ma situation économique était toujours

exécrable et les perspectives de contrats faibles à court terme. Je savais que les dix mois

à venir seraient une véritable « compétition ». Je m’étais donné comme actualité de

repasser au-dessus de la barre du 1 euro en décembre 2007. Je devais ainsi résorber mon

découvert, payer mes impôts, mes intérêts de découvert, mes charges sociales et mes frais

courants. Le chiffre d’affaires à réaliser pour cela devait être d’au moins cinquante-deux

mille euros.

34

La réussite s’amorce souvent dans les moments exécrables. Il convient de garder sa lucidité pour le voir.

Le succès réside dans la détection des signaux faibles. La réussite dans l’aptitude de les porter à son avantage.

Certains pensent qu’être salarié est une sécurité. Mais qui a dit que la sécurité est synonyme de liberté ?

Page 38: succès et reussite

C’est en 2007 que le cours des choses commença à me montrer les couleurs des fruits que

je vais déguster quelque temps après. L’arrivée progressive d’une future associée,

devenant deux ans plus tard la présidente du cabinet, et la sortie progressive des anciens

actionnaires font partie des choix majeurs pris dans ma stratégie de développement.

Toutefois, une demande d’Hélène D. va m’amener à faire un choix crucial ; c’est ce choix

qui ouvrira la « porte » des opportunités qui en découleront. La première demande était

que je renonce à toucher des royalties sur le chiffre d’affaires ; la seconde demande,

consécutive (demande bis), était que je vende le cabinet que j’avais fondé (outils,

méthodes, clients, etc.). En effet, elle ne voulait pas s’investir dans « quelque chose »

dont elle ne possédait pas une part.

J’avais amorcé en 2005 une estimation financière de la valeur du cabinet. Le montant

qu'Hélène D., en tant qu’actionnaire et future présidente, et que mon autre actionnaire et

ami étaient prêts à investir était très en dessous de la valeur estimée (plus de cent mille

euros). Mais qu’est-ce qui était le plus important : recevoir un gros chèque, pour lequel

j’allais devoir payer d’importants impôts et mettre la pression dans le cabinet, ou

percevoir une somme des plus acceptables et préserver la motivation de ma nouvelle

associée ? L’histoire voudra que dans les trois années qui ont suivi, le choix de renoncer

sans regret à la grosse part du gâteau fut gagnant.

En 2009, le troisième actionnaire quitta le cabinet. En 2010-2011, le nouveau duo a

contribué à décrocher des contrats tels que mes revenus mensuels n’avaient jamais été

aussi élevés, c’est-à-dire supérieurs à cent cinquante mille euros sur un an. En 2011, le

cabinet réalisait un chiffre d'affaires de près de 850 000 euros, soit supérieur de plus de

720 000 euros à celui de 2005. L’écriture de cette thèse professionnelle m’a permis,

35

Renoncer aux privilèges égotistes est un facteur de réussite dans la durée.

Il y a dans l’écart plus d’opportunité de réussite que dans la différence.

Page 39: succès et reussite

pendant deux années, d’intervenir au CESA d’HEC dans le cursus de coaching. J’ai été

nommé responsable du comité scientifique de l’International Coach Federation. Nous

avons eu accès à des niveaux de missions plus stratégiques, nous faisant voyager dans le

monde entier. Moins de deux années après mon important découvert (et cet inconfortable

moment financier), j’avais multiplié par trois mes revenus de 2005.

Enfin, renoncer à mon statut possible de président du cabinet était une bonne décision.

Laisser la place aux autres permet aux potentiels d’une entreprise de croître. Un bon

dirigeant n’est-il pas celui qui s’entoure de meilleurs que lui ? Renoncer sans regret à

d’apparents privilèges égotistes pour réussir ce que nous considérons comme nos

« essentiels ». Là encore, bien m’en a pris…

S’entourer de meilleurs que soi et le leur faire savoir, voilà qui est porteur de succès pour

tous. Pourquoi ? Si vous prenez des gens moins compétents que vous, vous choisissez de

susciter l’envie, la jalousie et la médiocrité des résultats. La médiocrité, mediocritas,

désignant « ce qui s’arrête à moitié », il n’est utile pour personne d’avoir la moitié de la

qualité d’un travail. Avec un tel choix, vous optez aussi pour la cristallisation de votre

pouvoir sur eux, et donc de la peur à votre égard, puis de la peur entre eux. Cette peur

suscitant de la suspicion, de la rétention d’information, des attitudes malveillantes et non-

constructives, du mensonge, etc.

Mais si vous leur faites savoir qu’ils sont choisis parce qu’ils sont meilleurs que vous pour

les missions à réaliser, et si chacun d’entre eux possède un quelque chose qui n’entre en

concurrence avec aucun des autres, ils vont rapidement comprendre que votre talent est

de détecter les meilleurs, pas à les dépasser. Ça les rassure de savoir que vous savez voir

ce qu’ils ne voient pas. Ils vous challengeront certainement, mais ils ne remettront pas en

cause votre autorité. La raison en est simple : vous êtes dans le flux « of course ». Qui

renonce au pouvoir gagne en autorité.

36

S’entourer de meilleurs que soi et le leur faire savoir, voilà qui est porteur de succès pour tous.

Refuser la médiocrité, c'est refuser de s'arrêter à la moitié du chemin.

Entourez-vous de meilleurs que vous. Ne les mettez pas en concurrence et refusez la médiocrité. La réussite s’amorcera alors, telle l’eau dévalant la pente.

Page 40: succès et reussite

Principe trois :Non-agir, une manière spécifique chinoise d’agir dans la vie

37

Page 41: succès et reussite

Créer de l'écart avec les grandes évidences Vincent, on n'invente et n'innove que par l’intermédiaire de nos formes de l’intelligence,

du contexte, de l’utilité et de la configuration.

Dans les deux premiers principes, j’ai tâché d’appréhender des notions comme le « OUI

avec intensité » et le « renoncement sans regret ». J’ai amorcé ce que j’appelle « préférer

la vue du point au point de vue ».

Créer de l’écart et non de la différence.

Dans mes travaux, j'ai opéré à la fois une « dépsychologisation », à la fois qu’une « dé-

moralisation » de la personne. Que veulent dire ces deux termes ? Au cours de nos

nombreux échanges pendant ces quinze dernières années, je t’ai souvent exprimé la

manière dont j’avais appréhendé, d’un côté, l’extraordinaire apport de la psychologie

relatif à la compréhension de l’esprit humain, et, de l’autre, la manière dont nous nous

étions enfermés dans cette doctrine. La psychologie, comme toute discipline, n’existe que

parce qu’il y a des personnes pour la faire vivre. La psychologie (psukê, âme ; logos,

discours) ne pouvait naître que dans un monde où l’on croyait que le discours sur l’âme

permettait de comprendre la nature humaine.

J’ai pu mettre en lumière que les chercheurs, les innovateurs de la pensée sont toujours

soumis à leur propre culture, leur propre forme de l’intelligence, leur propre symbole.

Cela revient à dire qu’on n’invente, ne développe et ne pense que ce que notre forme de

l’intelligence nous offre comme opportunité, ceci dans un contexte historique propre,

dans une configuration spécifique et pour une utilité identifiée. Tels sont les cinq critères7

que j’ai pu mettre en évidence. Un Freud n’aurait jamais pu créer autre chose que la

psychanalyse, sinon il aurait été un James ; il en est de même pour un De Vinci, un

Einstein.

7 1/Formes de l'intelligence, 2/ Symbole, 3/Contexte, 4/Configuration, 5/Utilité

38

Préférer la vue du point au point de vue.Créer de l’écart et non de a différence.

On invente et innove que par l’intermédiaire de nos formes de l’intelligence, du contexte, de l’utilité et de la configuration

Page 42: succès et reussite

Qu’est-ce que j'entends par « dépsychologisation » et « dé-moralisation » de la réussite et

du succès dans cette première partie ? Je dis d’enlever à la psychologie le point central à

partir duquel les concepts humains, de la réussite sont pensés. Il ne suffit pas de changer

de point de vue, il faut littéralement changer la vue du point. D'un côté on part du

principe que la personne agit sur le monde, de l'autre on part du principe que le monde

agit et interagit sur la personne. Dans ce second cas, soit la personne subit, soit elle s'y

meut. Pour ma part, je trouve la seconde option passionnante, car elle libère la personne

du poids pesant de devoir agir seule face au monde.

Cette notion implique ainsi un écart (une distance entre) et non une différence (une

classification entre) entre les modèles traditionnels de la réussite et la manière dont je

repense, pratique, observe chez d'autres, étudie cette dynamique de la réussite.

Est-ce un hasard si je me rends au Népal (Himalaya, Humla) pour étudier la manière dont

une culture à l'écart de la notre évolue, collabore avec des conditions extrêmes,

dangereuses, leur rapport avec la vie, la communauté, le succès, l'épanouissement.

En enlevant l’idée que tout vient (uniquement) de la personne, j’ouvre de nouvelles

perspectives intéressantes, et moins contraignantes pour celle-ci. Je pense désormais que

nous n’avons pas tout en nous, contrairement à ce qui est souvent admis. Mais nous avons

la faculté de trouver « presque » tout autour de nous. Voici la grande nuance que je tâche

de développer dans mes travaux sur les stratégies d’actualisation de potentiel. La nature,

comme je l’ai dit, n’a pas inventé « l’égalité des chances » — concept occidental par

excellence — mais l’équité pour chaque configuration.

Concernant la dé-moralisation, j’entends par-là arrêter de se mettre « sur le dos » les

jugements de valeur, la myriade de principes éthiques relevant plutôt de la démagogie

(demagogos : faire ce qu’il convient pour s’attirer les faveurs du plus grand nombre) que

39

La nature n'a pas inventé l'égalité des c h a n c e s , m a i s l'équité pour chaque configuration.

« J'ai le cadeau de la nature dici. Je peux aller à de hautes alt itudes sans être malade »Chhembal, guide dans l'Himalaya

Ne nuire, ni de manière consciente ni intentionnelle à qui que ce soit.

Page 43: succès et reussite

d’une authentique éthique de vie. La morale, héritage de la Grèce antique, entraîne plus

de problèmes que d’efficacité.

ATTENTION ! je ne dis en aucun cas qu’il ne faut pas d’éthique. Je dis que dans le succès

et la réussite, l’un des seuls principes auquel j’adhère est celui de « ne pas nuire de

manière consciente et intentionnelle à qui que ce soit. » Lorsqu’une personne commence

à se poser des questions existentielles sur sa possible réussite et la culpabilité que cela

entraîne chez elle au regard de ses amis, de sa famille, alors on entre dans cette

moralisation qui dissout le processus lui-même. Une personne qui veut réussir au

détriment d’autrui entraîne de facto une propension qui la fera perdre à terme, d’une

manière ou d’une autre. Comme le susurre si justement la pensée chinoise : « Le ciel n’est

pour personne, mais il favorise toujours l’homme de bien ». Toute action, de quelque

nature que ce soit, est portée par son propre effet, autant que par son effect (ce qui se

déploie de manière non visible mais réelle). Ainsi le ciel n’est pour personne, mais les lois

de propension sont telles qu’elles favorisent par définition l’homme de bon. Tout est

question de temps… donc de transformation et d’actualisation (ce qui devient visible). Qui

respecte les principes est condamné au succès.

C’est ici qu’il convient de ré-appréhender le concept d’agir, puis son mode opératoire.

Le syndrome de l'efficacité, quand le « trop agir » tue l'effet attenduL’efficacité, tel est le mot clé de notre culture : être efficace ! Cela se voit, cela se

mesure, cela s’entend. Ainsi l’efficacité, être efficace pour réussir, passerait par la case

« maîtrise de l’outil, maîtrise de la technique (technê) ». L’efficacité (saillant) passerait

par cette idée ancrée d’un agir maîtrisé, d’une action continue dont l’héroïsme implicite

fait passer la personne pour un leader, un être exceptionnel. L’efficacité est normée au

temps : un point de départ, un point d’arrivée. Certains planifient leur réussite en

40

Le ciel n’est pour personne, mais il favorise toujours l’homme de bien.

Qui projette son plan sur la réalité se verra défait par elle.

Page 44: succès et reussite

fonction des critères sociaux : avoir une maison pour mes 30 ans, être « haut potentiel »

entre 35 et 42 ans, être quelque chose ou quelqu’un entre et entre. L’agir et la maîtrise

de cet agir s’inscrit en général dans cet « idéal » de l’efficacité. Mais ce faisant on en

réduit immédiatement le potentiel. En effet, rien ne se passe jamais comme prévu. Un

certain général Mikhaïl Koutouzov l’exprimera à ses généraux, à la veille de la bataille

d’Austerlitz. Mais l’arrogance des « jeunes officiers », voulant démontrer leur maîtrise de

la guerre et sourds à la prudence du vieux général, entraîna la défaite avant même que la

bataille ne commence.

Le problème réside dans le fait que les personnes voulant réussir projettent le plan de leur

réussite imaginée sur la réalité, puis l’idéalisent. Elles focalisent leur esprit dessus et

l’esprit s’y trouve fixé, incapable de s’en distancier, obstrué par l’idée elle-même.

Lors de mes conférences sur la stratégie, il y a une phrase que je donne aux managers

pour illustrer ce syndrome de l’efficacité à l’occidentale : « Faire et faire encore, des fois

pour éviter que rien ne soit pas assez fait. ». Nous faisons sans nous arrêter, nous agissons

sans économie, pour « occuper l’espace et le temps ». Faire et agir rassurent, mais faire

et agir ne sont synonymes ni de succès ni de réussite.

Notre culture a dans son ADN cette notion de l'« agir ». Or agir renvoie directement à la

notion de contrôler notre destin, notre vie, notre temps. N’avez-vous pas le sentiment

d’être en mouvement et donc de « contrôler » le temps quand vous agissez ? Vous êtes

dans le flux de votre vie dès lors que vous êtes en capacité de faire et de ne plus faire, de

sorte que rien ne soit pas...

Ainsi, « faire et faire encore, des fois pour éviter que rien ne soit pas assez fait » désigne

l’énergie déployée pour ne pas rater l’occasion, pour saisir ce moment pas encore arrivé

41

F a i r e e t f a i r e encore, pour éviter que rien ne soit pas assez fait. Voilà l’équation d’une non-réussite programmée.

Page 45: succès et reussite

et qui peut-être nous échappera si nous ne sommes pas prêt. Alors, tels les anciens dieux,

héros ou rois d’antan, nous nous tenons prêts, sous tension, prêts à bondir, le corps et les

émotions bandées comme l’arc prêt à décocher la flèche pointée, l’esprit collé à notre

objectif, notre idéal, priant pour que la chance (tuché) soit avec nous. Nous lisons et

cherchons la formule secrète. Nous sommes prêts à acheter l’outil parfait grâce auquel

nous pourrons mesurer le moment qui nous sépare/rapproche du succès. Nous sommes

ainsi prêts à nous remettre en cause (psychologisant notre mauvais agir), prêts à chercher

une nouvelle solution. Nous déployons de nouveaux objectifs, plus clairs, plus précis. Nous

les écrivons, nous en parlons. Nous cherchons « en nous » les facultés utiles pour y arriver

car, c’est écrit, nous avons tout en nous et si d’autres réussissent, alors pourquoi pas nous.

La raison pour laquelle le « trop » agir devient un syndrome qui tue le potentiel et les

« chances » de succès réside dans le principe qu’il épuise l’énergie, l’effet en cours, un

peu comme bander l’arc, attendre, fixer et fixer encore la cible finit par la rendre floue à

l’œil, qui s’épuise et s’aveugle sous la sueur qui perle. La main, tremblante au regard de

la tension musculaire de l’épaule, s’épuise à son tour par le manque d’oxygène, en raison

de l’apnée prolongée de l’archer indécis face au stress de rater sa cible. Ce moment

épuise l’agir initial, l’action est de moins en moins en cohérence avec le résultat

escompté, elle se dissout avec le « trop agir », le moment vient où l’agir est hors effet.

L’une des explications simples réside dans l'un de nos vieux héritages : le kairos, cette

recherche de l’occasion, de ce moment opportun à ne surtout pas rater…

La science du moment opportun : la kairologieIl y a peu de temps, nous étions toi et moi au restaurant avec un jeune homme plein de

hardiesse. Il préparait un plan d’action pour faire fortune sur Internet. Il avait suivi une

formation délivrant une méthode qu’il avait lui-même payée un prix conséquent. Il avait

42

Le kairos, ce t te i d é e d e s a i s i r l ’ o c c a s i o n . C e moment entre pas encore e t déjà plus…

Trop agir épuise la force contenue dans le potentiel.

Page 46: succès et reussite

acheté la méthode, il pouvait à son tour la vendre. Il nous argumentait avec engouement

les raisons et preuves du succès planifié.

Je me souviens fort bien du conseil que tu lui prodiguas et la manière dont il y fut sourd.

Les idées fixes étouffent la mélodie du bon sens. Lorsqu’il lança son plan d’action, l’échec

fut cuisant. Il fut efficace, il avait les techniques, il avait bien planifié, il avait respecté

les objectifs et il a échoué. Motivé, il entama le perfectionnement de sa méthode,

rechercha de nouvelles alliances, baissa le prix de son offre et le résultat fut tout aussi

décevant.

Agir pose en implicite l’idée de la maîtrise de. Les Grecs avaient un terme pour cela, le

kairos. Ils en avaient même fait une science, la kairologie désignant l’idée de tension pour

(ré)agir. Le kairos veut dire la maîtrise de l’occasion, ce moment opportun propice à l’agir.

Ce concept pose le principe d’une fin (à atteindre comme résultat) et d’un moyen, d’un

début d’une fin, d’une cause et d’un effet. Le kairos pose l’implicite d’un principe

mécanique (donc mécaniste) engendrant en lien direct le dogme mathématique (tout

problème peut être mis en équation, affirme Platon). Tout est causal, donc tout se

mesure. Le bricoleur du dimanche veut enfoncer un clou, on peut y voir un acte visible,

sonore, mesurable et mécanique. Sauf qu’une fois le marteau en main, le geste échappe à

la mécanique, il est dynamique : surtout ne pas rater la tête du clou… surtout éviter le

doigt. Réussir le coup une fois sur une amplitude faible est aisée, réussir mille fois sur une

amplitude élevée, voici qui change la mécanique. Tout bricoleur le sait.

La kairologie est la science à l’origine de la médecine occidentale : le corps est un

système mécanique complexe. Découpons-le et nous finirons par comprendre les principes

mécanistes de la guérison.

C’est là le grand principe occidental par lequel pense la quasi-totalité des personnes. Une

43

Q u i c u l t i v e l e s plantes sait qu’on ne s’occupe pas d ’ u n e o r c h i d é e comme d’un ficus. Pourquoi s’occupe-t - o n d e r é u s s i r comme si l’un était l’autre ?

L’Occident considère l’occasion comme la maîtrise d e « quelque chose », la Chine comme l’ in it ia l , l’amont à partir duquel ce qui doit advenir advient.

L e s i d é e s f i x e s étouffent la mélodie du bon sens

Page 47: succès et reussite

telle pensée entraîne à l’esprit, presque toujours, l’usage d’un petit mot dans ce cas

ennuyeux : « ou » — cela ou cela. Si l’Occident considère l’occasion comme la maîtrise

(mécanique) d’un moment particulier à capturer, la Chine considère l’occasion comme ce

qui est initial, ce qui s’amorce loin dans l’amont, là où rien encore n’est perceptible à qui

n’y prête pas une attention à la fois précise et « flottante ». Je m’arrête un instant sur

l’usage du ou. En effet, il divise, sépare, contredit, oblige à choisir, certes à renoncer,

mais pas au niveau dynamique, à un niveau psychologique, moral, opportun. On parle

d’ailleurs de bien ou de mal, de pile ou de face, de là ou là, comme si le ou annonçait

l’irrévocable, le non-retour possible. Or le succès autant que la réussite savent distinguer

non seulement l’usage et la pratique du « ou », mais et surtout l’usage et la pratique du

« et ». Le kairos permet ainsi de travailler au « comment » et le comment permet de

déterminer l’outil, puis l’outil permet de déterminer le savoir utiliser l’outil. Ainsi, la

personne intègre-t-elle entre elle et sa réussite… un savoir et un outil. Je pense que cette

logique est la plupart du temps erronée.

Le kairos pose un implicite douloureux pour l’esprit occidental. En effet, désignant la

capacité de saisir l’occasion entre « le pas encore et le déjà plus », le terme — sa

dynamique pour l’esprit — instaure une angoisse chez la personne, celle de rater

l’occasion : rater le bon travail, rater l’amour, rater la bonne route, rater l’amitié, rater

le train de la vie, rater l’appel « important », rater la bonne période de vacances et autres

ratages en cascade. Notre esprit agit pour ne pas rater cette occasion pas encore là et

peut-être déjà plus vraiment là. J’aime la manière dont Maela Paul parle du kairos dans

son ouvrage sur l’accompagnement, un « art de toucher juste, en s’adaptant à l’ordre des

choses et occasion à ne pas manquer, temps propice à l’intervention [...] représente ce

mélange arbitraire d’infondé et de nécessaire, d’incontournable »8. Notre culture, grâce

au kairos, voit la possibilité de s’émanciper des dieux de l’Olympe (pas si anciens que cela

8 Paul M. L'accompagnement : une posture professionnelle spécifique, L'Harmattan, 2004, p. 216

44

Qu'est-ce que la chance (virtu), sinon la main invisible d'une force supérieure, d'un dieu, d'un ange ?

Page 48: succès et reussite

au regard de l’Histoire) et en particulier d’une notion encore très présente de nos jours :

la chance (virtu). Or qu’est-ce que la chance, sinon ce geste invisible, cet agir provenant

d’une force supérieure, d’un dieu, d’une déesse, d’un ange.

Avec le kairos, la maîtrise rationnelle du temps et de l’agir, consolidée par mille

techniques et outils, l’homme devenait maître de son destin, de sa vie. Toutefois, si nos

ancêtres cherchent à rationaliser par le kairos les « choses » et l’agir, ils ne peuvent

cependant, et j’y reviendrai dans le principe 12 (mobiliser et utiliser la mètis d'Ulysse), lui

enlever la part de mètis, cette intelligence spécifique des situations utiles au kairos. Du

kairos, il ne resterait que la part « rationnelle », cette idée, pour ne pas dire cette

conviction, de devoir maîtriser le courant des choses, se maîtriser soi-même, en oubliant

la réalité des « choses » elles-mêmes, la mouvance, les interactions entraînant des

changements constants.

C’est ce que fait d’une certaine manière ce jeune homme motivé et enthousiaste. Il fait et

agit avec énergie pour ne pas rater l’occasion, l’occasion étant ce nouveau marché du

« business sur Internet », ou du moins la méthode pour faire de l’argent (comme si la

méthode en elle-même pouvait fabriquer de l’argent). Il déploie de manière rationnelle la

méthode… Or, qui mieux que toi le sait, ce n’est pas la méthode qui génère de l’argent,

c’est la valeur ajoutée que l’expérience apporte à la méthode (methodus, le chemin

vers...). N’est-ce pas le conseil que tu lui as donné ?

Ne nous méprenons cependant pas sur mon propos : le kairos, cette science de l’agir au

moment opportun, est intéressante et utile. Elle l’est d’autant plus que pour réussir, pour

accéder au succès escompté, il faut lui associer une qualité chinoise peu appréhendée par

l’Occident : le non-agir.

45

Ce que vous appelez Chance, je le nomme attention sensible aux signaux faibles.

Qui non-agit attire non pas la chance, mais les situations favorables. Il devient un créateur de « chance », c'est-à dire de forces agissantes à son avantage.

Page 49: succès et reussite

Non-agir, laisser se faire après avoir fait ce qui était à faireL’erreur principale chez la plupart des personnes désireuses de réussir, est de cultiver la

croyance — donc le concept inhérent à celle-ci — qu’il faille faire encore mieux et plus

pour que les « choses souhaitées arrivent ». Dans notre discussion, les choses sont la

réussite et le succès. Or, la pensée chinoise, s’étant déployée à l’écart de nos philosophes

et de notre ADN culturel, a intégré dès les débuts de sa pensée la notion de « non-agir »

(wuwey er wu bu wey). Si l’agir occidental renvoie à cette phrase déjà traitée en amont :

« faire et faire encore pour éviter que rien ne soit pas assez fait9 », le non-agir chinois

désigne l’idée que pour atteindre le résultat escompté, il convient de « faire et ne plus

faire, mais de sorte que rien ne soit pas fait ». Cette phrase pose le principe dynamique

suivant : toute chose posée avec précision est portée par elle-même à se déployer dès lors

qu’elle est « bien » amorcée.

Dans son ouvrage Traité de l’efficacité, François Jullien explique avec précision cette

notion complexe en traduisant le er contenu dans la phrase chinoise. Ce qu’il dit être un

mot de liaison, er/et, relie les deux dimensions de la phrase « wuwey er wu bu wey ». La

négation, comme le souligne le sinologue, « n’y porte pas sur le verbe lui-même, mais sur

son complément d’objet interne : l’agir est maintenu (dans sa perspective d’effectivité),

seul l’objet est retiré (dans ce qu’il risque toujours de contenir de partial et d’arrêté) ;

aussi, libérée de ce qu’elle implique ordinairement de rigide et de limité, l’activité est

portée à son plein régime, elle se confond avec le cours des choses au lieu de le troubler

[…] »10. Je suis conscient que cela peut demander un effort intellectuel pour appréhender

ce qu’implique cette phrase.

9 L'expression précise utilisée par François Jullien est « ne rien faire de sorte que rien ne soit pas fait.» (1996, p. 115)

10 idem

46

Le non-agir n’est pas le lâcher prise. Le premier laisse les forces en cours prendre le relais, le second est l’attitude de l’esprit à arrêter de faire.

Quand l’archer ouvre la pince de ses doigts, il offre à la flèche sa pleine activité. Ne faisant plus, tout se fait.

Page 50: succès et reussite

Il y a quelques lignes, je prenais l’exemple de l’archer. Poursuivons avec ce dernier. Ici,

notre archer bande l’arc, sa respiration s’harmonise avec le mouvement lui-même. L’esprit

est pénétré par le « tout » : la cible, le geste, la flèche, la brise, l’ancrage de ses doigts

de pieds au sol, son bassin aligné avec ses épaules lui procure cette tension légère utile à

bander l’arc lui-même.

Et puis, dans l’ordre des choses, à ce moment où l’archer « faisait », il libère la flèche en

ouvrant les doigts, devrais-je dire en desserrant les doigts, libérant l’énergie contenue

dans cette pince puissante. La flèche peut alors déployer ce pour quoi elle est « faite » :

traverser l’air, fendre la brise, prolonger l’esprit et atteindre ce que nous nommons la

« cible » (peut-être même au-delà…). L’archer cherche-t-il à courir après la flèche ?

Cherche-t-il à la contrôler par l’esprit une fois propulsée ? Libérée de la main, projetée

par l’énergie cumulée par l’arc lui-même, ce « juste moment » entre l’étirement et la

compression que l’âme (structure de l’arc) offre à la flèche permet à celle-ci d’atteindre

le maximum d’effet. La flèche portée à son plein régime se confond avec le cours des

choses…

Il en va de même avec mon ficus quand je l’arrose deux fois par semaine en été. Je fais et

je laisse se faire. Ainsi il se déploie grâce à sa propre activité à l’écart de mon activité à

son égard, qui, par insistance, deviendrait limitante ou étouffante : à trop tirer sur la

plante on la déracine. L’activité contenue dans le se est importante, c’est elle qui porte

l’effet dynamique en m’obligeant à rester passif. Il a cette réelle différence entre

« laisser se faire » et « laisser faire ».

Si je dis je laisse « laisse faire », je porte une autre intention, celle de contrôler, ou du

moins d’avoir le sentiment de contrôler le cours des choses ; c’est ce que les personnes de

pouvoir tentent de faire. Je laisse faire, car j’en ai le contrôle, je garde un œil dessus

prêt à bondir, à intervenir. Je reste en tension avec « ce qui se passe ». Or le « se » pose

chez moi l’implicite que je laisse « le pouvoir » à d’autres forces que moi (réduisant

47

Le non-agir est comme monter dans un train. Une fois dans ce dernier, je laisse le train me conduire à destination, ainsi devenir actif à son tour. Ce faisant, tout se fait.

Page 51: succès et reussite

d’autant mon ego…). Ainsi, je ne m’occupe pas de ce qui se déroule, je vaque à mes

occupations, laissant, à côté, en dehors de toute activité personnelle, se déployer l’effet.

Ce qui est possible se nomme l'« effectivité », ce qui se déploie à l’écart de mon contrôle,

ce qui se développe par « soi-même », prolongeant l’effet initial.

Autre exemple de la vie quotidienne : le voyage en train. Achetant mon billet, je m’active

pour arriver devant la bonne voiture, j’agis ainsi de manière directe. Une fois mon second

pied dans le train, donc hors de l’ancien espace où je devais agir, je laisse se faire. En

effet, je ne suis plus dans l’agir nécessaire pour avoir accès au train (le contrôle de

l’action). Je ne vais pas demander non plus (en théorie) au chef de cabine si le conducteur

du TGV a ses diplômes, ni même sortir un chronomètre pour valider la vitesse en pleine

voie rapide. Je laisse « l’ordre des dynamiques en cours » faire advenir le résultat

escompté : arriver à destination. Je laisse se déployer ce que j’ai amorcé par mon agir

initial. Je n’ai rien à faire de plus (au sens additionnel).

Non-agir n'est pas « lâcher prise »Il est important de différencier le non-agir d’avec le lâcher prise. Si le premier pose le

principe que d’autres forces agissent à mon avantage (me rendant passif à cela, car ce qui

est en cours agit pour moi), en actualisant le potentiel hors de ma participation active et

directe, le lâcher prise, quant à lui, pose le principe par lequel je demande à mon esprit

de rester expressément inactif afin de ne pas interférer sur le cours des choses. Lâcher-

prise consiste ainsi à rendre passif le mental afin qu’il lâche l’idée, elle-même en prise

avec la pensée.

Qui sait non-agir abandonne à vie le lâcher prise, c’est en tout cas la conséquence de ce

que j’ai pu expérimenter avec succès.

Mais avançons dans cette notion clé par un exemple. En 2004, je rencontrais la directrice

48

Lâcher prise, obliger le mental à ficher la paix au cours des choses.

Le Web agit comme l’âme de l’arc, il propulse les écrits telle une bouteille à la mer en la dupliquant à l’infini.

Page 52: succès et reussite

éditoriale de l’époque du site FocusRH.fr. J’acceptais alors de devenir chroniqueur. Je ne

recevais aucune rétribution financière pour ce travail, mais par cela je pouvais acquérir

une « visibilité ». Or, qu’est-ce que pose comme principe « acquérir de la visibilité », sinon

laisser l’écrit se déployer hors de mon contrôle une fois sur la Toile ? J’écris — donc je fais

—, je n’écris plus — car l’écrit est terminé — et j’envoie l’article à la rédaction. Je ne fais

plus rien directement, je laisse la rédaction « poster » la tribune, qui par propension (mots

clés, newsletter, blogs, autres sites d’informations, buzz) fait voyager, répandre l’écrit

(ainsi, laisser se faire de sorte que rien ne soit pas fait). En conséquence, les écrits se

déploient sur la Toile et dans le temps (puisque mon article peut être en plusieurs endroits

en même temps…) sans que je n’agisse plus.

Mon associée, Hélène, y voyait une perte de temps, voire pire, une perte de nos

connaissances au profit de la concurrence. Or cette connaissance est celle que nous

vendons à nos clients. Elle s’était mis en tête que je passais trop de temps à écrire mes

cinq mille caractères (projetant ainsi ses difficultés à le faire — elle trois jours, moi deux

heures), perdant, en apparence, en efficacité de production facturable et commerciale.

Or, l’histoire montre comment mes articles entraînèrent de la part d’acheteurs, de DRH,

de responsables de formation, des demandes de missions. Ainsi, j’estime le chiffre

d'affaires engendré de manière directe ou indirecte par mes articles à environ cent

quarante mille euros.

Nous sommes en 2012 et cela fait huit années, mois après mois, que j’écris avec rigueur et

plaisir mes cinq mille caractères la première semaine de chaque mois. Avec le temps et les

dynamiques du Web, je pense pouvoir dire que ce chiffre d’affaires reste « normal » : en

effet, ramené sur huit ans, cela fait environ dix-sept mille cinq cents euros par année, soit

l’équivalent d’un salaire brut de mille six cents euros par mois. Je n’ai pas souhaité ce

résultat, mais je savais qu’il était possible. Faisant et ne faisant plus (er), je favorise la

pleine propension du potentiel économique, intellectuel des textes, qui, d’une certaine

49

Se concentrer sur l’écrit, puis laisser l’effectivité prendre le relais.

L’hiver amorce le commencement de la vie dans la nature. Rien ne se voit et pourtant rien ne se passe pas.

Page 53: succès et reussite

manière, sont propulsés sur la Toile, telle la flèche par l’âme de l’arc. C’est cela

l’effectivité, ce qui se déploie au-delà de l’agir direct.

Je me suis concentré sur la qualité de mes écrits, leur constance, la cohérence des

thématiques, et c'est ainsi qu'ils ont engendré l’intérêt des professionnels. C’est cela le

non-agir au quotidien, savoir poser l’agir avec justesse (dans le temps et l’intention), s’y

atteler avec précision, rigueur et professionnalisme et laisser se faire. Au risque de me

répéter, il convient ensuite de savoir ne plus faire — devenir passif pour laisser le cours des

choses opérer avec effectivité —, mais de sorte que rien ne soit pas fait, c’est-à-dire

veiller à ce que les conditions favorables de déploiement soient dynamiques/actives.

N’est-ce pas ce que réalise si justement le surfeur une fois dans la vague ? Il laisse

l’effectivité de celle-ci le propulser. Il peut ainsi se concentrer sur la glisse elle-même et y

retirer tout le plaisir que l’interaction procure. Nageant en amont (faisant), se faisant

happer par le « curl », le creux, il pompe une fois ou deux pour générer la vitesse

nécessaire et utile à la glisse. Il fait, puis il ne fait plus, mais de sorte que rien ne soit pas

fait… N’est-ce pas encore ce que connaît le musicien, qui après avoir répété et répété

encore, laisse de dépit le morceau si difficile. Puis, quelques jours après, il découvre avec

stupeur que ses doigts jouent sans effort. Là encore, ayant fait et ne faisant plus — donc

laissant le cerveau travailler tranquillement à encoder les nouvelles connexions

synaptiques, puis réduire l’écart entre la réponse actuelle et la réponse désirée —, les

mains peuvent enfin « faire » car rien n’a pas été fait.

Je pense désormais que réside dans le non-agir le développement d’une faculté humaine

essentielle dans l’« accès » au succès : la confiance (confidencia, avoir l’assurance des

forces) dans le cours des choses. Ce n’est pas une confiance en soi (c’est-à-dire en mes

forces), mais une confiance dans la force des « choses ». Lorsque Tiger Woods subit des

50

Non-agir, laisser le cours des choses faire son travail après avoir fait le notre.

La réussite de Teddy Riner n’est pas la médaille olympique, mais la victoire « sans effort » ; n’est-ce pas là la Grande Victoire ?

Page 54: succès et reussite

propos racistes dans son enfance, sa mère lui dit avec sagesse : « laisse parler tes clubs ».

Or que dit une telle phrase ? « pratique et laisse tes résultats parler d’eux -mêmes, mais

veille à rester concentré sur ton geste et ton attitude, ainsi le résultat se fera ». Il en va

de même dans l’amour : celui qui insiste auprès de l’être désiré fixe, détermine et dissout

le potentiel de réponse autant que l'énergie d'amour souhaitée. Mais envoyer un SMS

tendre et laisser son message se déployer dans l’esprit de l’autre favorise une réponse,

même deux jours après. L’autre ne répond pas ? Qu’importe ! Refaire à nouveau, puis ne

plus faire, (mais) de sorte que rien ne soit pas (trop) fait.

Le bon sens paysan l’intègre depuis la nuit des temps dans la culture des champs : « on ne

tire pas sur une plante pour la faire pousser plus vite, on la bine, la sarcle, l’arrose, la

protège en vue d’en cueillir les fruits ». Mon grand-père m’expliquait, dans son vieux

patois franco-breton, la nécessité de laisser une terre en jachère une année après l’avoir

cultivée durant trois pour en retirer à nouveau les fruits. Or, dans le monde d’aujourd’hui,

on ne laisse « rien se reposer », c’est-à-dire laisser le temps par lequel quelque chose

d’additionnel se produit sans que nous ayons à faire quelque chose : n’est-ce pas l’image

mythologique de la « magie » ? Quelque chose se passe sans que j’y aie fait quelque chose

de direct et d’agissant ?

L’hiver est la saison non agissante. C’est d’une certaine manière à ce moment (moment =

ce qui se déploie sur une période) que le commencement s’amorce. C’est ensuite le

printemps qui en assure l’essor en propulsant la vie en mille couleurs, sons, odeurs et

autres forces visibles ou non à notre accessibilité. Puis l’été et l’automne engendrent le

profit autant que le déclin. Le déclin n’étant pas la perte, mais le ralentissement par

lequel ce qui doit à nouveau se déployer arrive.

En apparence rien ne se passe, et pourtant rien ne se passe pas ; déjà la sève amorce le

retour visible des premiers bourgeons, même si en apparence rien ne se distingue à l’œil.

51

L’important dans l’écriture du terme « non-agir » est le trait d’union. Il incarne le « vide » par et dans lequel ce qui peut se déployer s’amorce.

Page 55: succès et reussite

La nature non-agit et c’est pour cela qu’elle offre « succès et réussite » sous toutes ses

formes.

Le non-agir pose ainsi le principe clé d’une transformation silencieuse, ce qui s’opère avec

discrétion. Ainsi, la partie que je considère la plus importante dans la rédaction du « non-

agir » est le trait d’union, non pour l’union/relation qu’il propose entre « non » et

« agir », mais par ce qu’il propose d’espace vide, un espace sans rien « à dire », sans

concept, ce vide à partir duquel « tout » peut se déployer.

Le non-agir opérant comme un processus saisonnier, il s’active par lui-même, non par une

force visible et continue, mais par l’amplitude naturelle dans laquelle l’eau coulant sur la

pente est entraînée par sa propre dynamique. Puis, prenant de la vitesse et diverses

matières en cours de route, elle ne peut que gagner en puissance et en amplitude. Ainsi le

non-agir renvoie à l’idée que le succès se récolte, se cueille de manière naturelle, mais ne

se guette pas, ne se force pas jusqu’à l’épuisement. N’est-ce pas ce que le champion

olympique de judo Teddy Riner affirme au micro de France 24 : « c’est un aboutissement,

c’est le fruit d’un travail » ? Dans le titre de l’article du Figaro.fr, nous lisons l’implicite de

ce propos avec ce titre évocateur : « Des adversaires réduits à l'impuissance » Certes, nous

y verrons une sémantique héroïque et occidentale, mais l’implicite est plus subtil et en

lien direct avec le propos du champion : le fruit d’un travail. Ce processus qui, au moment

de l’action, enlève aux adversaires toute puissance, ou, pourrions-nous désormais dire,

dissout la puissance existante.

Or, qu’est-ce que le fruit cueilli, sinon la transformation silencieuse, continue, enrichie

qui, par propension (entretenue par le paysan mais aussi par le non-agir de la nature, la

pluie, le vent, le soleil, la nuit, le jour, les insectes, la terre, etc.), est « condamnée » à

tomber, à être cueillie ? Que ce soit Teddy Riner, Gandhi, Napoléon à Austerlitz, Leonidas

aux Thermopyles, Tiger Woods sur les terrains de golf ou tout autre illustration de ce type,

52

Qui sait laisser se faire ce qui advient sans insister, récolte bien plus avec sérénité que celui qui force les choses.

Le non-agir est discret et silencieux. Pourquoi donc se montrer aussi bruyant et le déranger dans son travail ?

Page 56: succès et reussite

chacun mobilise avec sagacité cette dynamique du non-agir, en laissant croître ce qui, par

propension d’un agir initial, ne peut désormais qu’advenir.

Gardons à l’esprit que le non-agir ne désigne pas l’idée de « ne rien faire », bien au

contraire. Cela ne veut pas dire non plus qu’il ne faille pas travailler ou agir, cela veut dire

qu’après avoir agi comme la situation le demande (en lien avec le cours et la disposition

des choses), il faut savoir arrêter l’activité et laisser d’autres forces prendre le relais à

notre avantage.

53

Page 57: succès et reussite

Principe quatre :Observer les signaux faibles, un principe clé de la stratégie

54

Page 58: succès et reussite

Développer l’attention aux circonstances (partie une)J’aime l’idée, cher Vincent, d’échanger avec toi entre chaque principe. Mes « évidences »

d’aujourd’hui ne sont pas celles d’autrui. La notion d'’évidence pose le principe que nous

considérons notre pensée si naturelle qu’elle n’est plus soumise, ni à « mise à l’épreuve »

ni à « dérangement ». Parfois, cela peut m’amener à conduire ma pensée comme si chacun

en avait l’expérience. Or mon expérience est unique de par le simple fait que personne

n’en a jamais partagé l’« espace-temps » et les leçons qui en découlent. Avec cette

gentillesse qui te caractérise, tu m’as rappelé que tes lecteurs étaient autant le manager,

le dirigeant, le professeur, l’artisan, la personne sans emploi ou tout autre lecteur assidu

et intéressé.

Je ne l’ai pas rédigé dans mon avant-propos et peu le savent, mais j’ai moi-même

commencé mon histoire professionnelle à l’âge de 15 ans par un CAP de mécanique auto.

Je me souviens fort bien de cette époque. Un moment de la vie où je me sentais triste

chaque jour. J’avais les mains parfumées au gasoil ou à l’huile. Mes ongles étaient toujours

noirs, mes connaissances restreintes même si mes facultés étaient réelles.

J’avais souvent mal au ventre en allant à l’école. Je redoutais les contrôles techniques car

je ne comprenais rien à la mécanique. Je ne comprenais même pas ce que je faisais là. La

plupart des « profs » me méprisaient parce qu’ils sentaient bien que je n’étais pas à ma

place. J’avais peu de copains, car on n’avait rien à se dire. J’étais en « bleu » à la récré,

et crois-moi si je te dis que le bleu n’était ni la meilleure couleur, ni le meilleur design

pour séduire les jeunes filles de mon âge. J’étais invisible : cela se traduisait par une

indifférence totale de la part des membres du sexe opposé que je croisais. Passer sans

être vu, voici ce qui est terrible pour un ado de 15 ans.

55

L'évidence, ce qui ne se porte plus à être pensé.

Invisible : situation où l'on n'est vu par personne.

Page 59: succès et reussite

Nous vivions, depuis la mort de notre père, avec des revenus modestes. Ma mère avait été

touchée si profondément que la douleur s’était ancrée en elle pour de longues années. Si

je pose, en intimité, quelques éléments de mon histoire, c’est parce que je sais quel

chemin il faut parcourir pour « apprendre à penser ». Avec mon 1 m 80 et mes 59 kg à la

balance, je ressemblais à ces grands timides voûtés que le monde ignore. J’avais bien

quelques connaissances, mais elles étaient dans la même catégorie que moi. Au dire des

professeurs et personnes « bien pensantes » de l’époque, rien ne me prédisposait à

devenir l’homme d’aujourd’hui. J’étais considéré avec un QI faible et sans réelles qualités

de « battant ». L’idée même d’obtenir un doctorat en partant d’un simple CAP était de

l’ordre de l’impossibilité sociale. Il aura fallu vingt-cinq ans pour transformer cet

« impossible » en « un possible ».

Je ne tomberai pas dans l’adage : « celui qui veut peut ». Il est erroné et trop lié aux

configurations et aux potentiels (forces en action pour qu’un système devienne actif).

J’avais peut-être les facultés, mais je n’avais ni les bonnes configurations, ni les potentiels

(les forces me permettant de m’actualiser) pour amorcer l’once d’un tel projet. De plus,

je n’avais pas encore « rencontré » les utilités indispensables pour pleinement advenir (je

reviendrai sur la notion d’utilité).

Il faut des « marches » pour escalader « quelque chose » de haut. Par-là, j’exprime le

principe que sans un « appui » solide, on ne peut avancer. Même pour glisser dans la pente

— concept sur lequel je reviendrai —, il faut un sol dur.

Pourquoi dis-je cela ? Il faut du courage pour entamer le chemin laborieux de la « liberté »

(liberitas, non soumis à la contrainte). Il faut du temps pour que le cerveau modifie ses

connexions neuronales, en moyenne six mois pour qu’une nouvelle habitude devienne

pleinement active et autonome. J’ai donc la pleine conscience de ce que mon écriture

56

Pour qui part de loin, le chemin pour apprendre à penser avec justesse est long.

Liberitas : non soumis à la contrainte.

Page 60: succès et reussite

peut demander comme « effort » au lecteur non habitué à une pensée précise et dense.

Comme je le dis, je ne suis pas un intellectuel, je suis un homme qui a appris à poser sur

son expérience, sa réalité quotidienne, une pensée nuancée et riche (variété large

d’options et de connaissances utiles à l’agir). Je peux affiner cette idée en empruntant à

la pensée confucéenne une notion clé : celle de savoir réfléchir sans sortir de la question,

sans pour cela connaître quelque chose à la pensée formelle. Cela veut dire qu’il n’est pas

nécessaire d’acquérir de la connaissance pour réussir, mais qu’il est utile et efficace de

savoir réfléchir à une situation sans sortir de ladite situation. Nous quittons ainsi la grande

tradition de la métaphysique occidentale ou de la « brillance intellectuelle » pour entrer

dans un « pragmatisme » ne passant jamais par le stade de l’abstraction.

Ces quelques mots d’explication posés, je remercie avec sincérité le lecteur pour sa

pugnacité dans la lecture. Je lui fais l’assurance que chaque mot, chaque idée, chaque

« concept » est issu d’une expérience ayant produit un résultat.

Le terme « circonstance » est fascinant et, pour ma part, porteur d’utilité dans la

dynamique du succès. Circonstance (circum-stare) veut dire « ce qui se tient autour ». La

majorité des personnes la redoute. En effet, elles la considèrent comme une fatalité, une

situation imprévisible venant à faire échouer leur plan : « je monte une entreprise, mais le

feu a détruit le local loué ; je commençais une belle relation avec cet homme, mais son

« ex » est revenue et il est reparti avec elle ; je devais signer un beau contrat, mais un

changement de direction a fait tomber le projet à l’eau ; etc. ». La vie — le processus par

lequel toute chose se déploie — se compose d’un enchevêtrement de circonstances.

Le décès de mon père, alors que j’entrais dans ma dixième année, est une circonstance

ayant modifié ma trajectoire. La sienne s’est arrêtée, la mienne a bifurqué. La disparition

modifie la réalité et, en conséquence, le déploiement de celle-ci entraîne une nouvelle

propension dont l’issue est imprédictible. On peut parler de fatalité, de drame familial, de

57

Circum-stare : ce qui se tient autour.

Ne rien connaître de la logique formelle mais savoir réfléchir sans sortir de la question.

Page 61: succès et reussite

tragédie, de « dureté de la vie » ; pour ma part, avec trente-trois années de recul, je

considère cela comme une modification de la pente de la réalité. Si mon père n’avait pas

quitté cette terre, la trajectoire initiale m’aurait conduit ailleurs. Où ? qu’importe

désormais. Pourquoi encombrer l’esprit de réflexions inutiles ? L’important ne réside pas

dans ce qui n’est plus, mais dans ce qui peut se déployer à partir de là où je suis.

Tu noteras, Vincent, que ma linguistique mobilise peu de concepts de type « maintenant,

hier, demain », ou encore « moi, les autres, ma vie, je ».

Après un travail de près de dix années, ma linguistique (ma sémantique, son ADN)

s’organise et se construit à partir et « autour » du mouvement : dynamique, situation,

configuration, déploiement, pente, dissolution, propension, efficience, interaction,

relation (dans le champ toujours dynamique et non psychologique). Cette transformation

sémantique a entraîné une vivacité et une dextérité de mon œil et de mon analyse dans le

champ de l’observation et des captures de forces. Cela a aussi modifié mes connexions

neuronales de sorte à me rendre bien plus vif aux signaux faibles, de quelque nature qu'ils

soient. Lorsque je te vois opérer (et non « faire ») en tant qu’illusionniste et magicien, je

le constate aussi.

Développer l’attention aux circonstances (partie deux)La circonstance, dans notre culture, revient à désigner « ce qui se tient autour de nous »,

venant nous « percuter », modifier notre plan, perturber l’idéal de notre volonté projetée

sur la réalité. Je me souviens avec clarté de mon entrée en sixième, la perturbation

cataclysmique ressentie, non au sens résilient du terme, mais au sens dynamique de la

réalité qui avait atténué mes sens et principalement mon audition (j’avais le sentiment

d’entendre le monde avec du coton dans les oreilles). Ce type de perturbation modifie

tellement la configuration structurelle, organique et neurologique de la personne, qu’il lui

58

Un être cher qui décède, ce n’est pas une « tragédie », c’est l’obligation de suivre soit une nouvelle trajectoire, soit celle en cours.

L'avantage de la circonstance, c'est qu'elle entraîne à la détecter en amont. Dextérité de l'œil et souplesse de l'esprit, voici ses bienfaits.

Page 62: succès et reussite

faut un temps indéfini pour re-construire une structure mentale, psychologique et

physique acceptable.

Cette période post-cataclysmique fut si chaotique que je n’avais nul repère pour trouver

« la pente ». Par « la pente », je pose le principe que la « vie » n’est pas une montagne à

escalader, mais une pente sur laquelle il est nécessaire d’apprendre à « surfer ». Plus l’âge

se dissout et plus le temps passe vite… n’est-ce pas ?

Quittons mon histoire — circonstanciée — pour avancer dans cette notion de l’attention

vigilante aux circonstances. Au risque d’insister, là où la majorité des personnes veulent

une sécurité optimale pour vivre « heureux », j’adhère désormais au principe que l’un des

aspects du succès et de la réussite réside en l’acceptation d’une dynamique en prise avec

ce qui se tient autour de « soi » — ladite circonstance —, plus qu’en une toute-puissance

de l’esprit sur les choses.

Beaucoup cherchent à s’assurer que tout se passera bien. Pour cela, ils gèrent le risque :

assurance chômage, assurance maladie, assurance décès, assurance vie et autres multiples

assurances. Or, nous gérons le risque parce que nous voyons dans les circonstances de la

vie le risque de perdre ce qui nous est cher, alors que nous devrions d’abord y voir ce qui

peut nous faire « grandir », nous actualiser, c’est-à-dire advenir « autre chose ».

L’homme n’est plus l’enfant, ni en taille, ni en poids, ni en maladresse, ni en quoi que ce

soit, qu’il était à son origine, l’enfant est advenu et non devenu. L’homme advient avec le

cours des choses ; dans ce cours, il y a le possible chemin du succès. Si je choisis le terme

« advenir » (advenire, se produire, survenir) et non « devenir » (devenire, venir de, arriver

à), c’est qu’il pose le principe que l’environnement, dans le cours des choses, est porteur

d’une activité extrinsèque à la personne. Le terme « devenir », quant à lui, reste, dans

l’imaginaire collectif, trop lié à une activité intrinsèque projetée sur le monde. Advenir

pose ainsi le principe d’un enchevêtrement dynamique qu’il est nécessaire de faire croître

59

Pour voir ce qui se tient autour de soi, il faut à minima tourner la tête, à défaut de faire un tour complet sur soi-même.

Pourquoi chercher à devenir ? Mieux vaut advenir, plus riche en opportunités.

Advenir, collaborer avec le cours des choses pour que « cela » se produise.

Page 63: succès et reussite

pour actualiser ce qui, par propension naturelle, arrive. « JE » ne suis plus celui qui a le

seul pouvoir sur les choses, mais je — en tant que « système dynamique » — collabore avec

le cours des choses pour que ce cours se porte à mon avantage.

Dans un livret précédent réalisé pour ma conférence, Stratégies de développement des

potentiels11, j'évoquais l'image du surfer. Ayant moi-même, en tant que Breton, pratiqué le

surf plus de dix années sur les plages de Quiberon, j'ai appris combien la vague au loin est

sans forme : un léger surlignage sombre que l'œil inexpérimenté confond avec l'horizon. La

vague au large est sans forme précise, elle s'avance, se déploie et advient.

Le surfer habile vient la chercher en amont de sa « casse », là où les débutants subissent

sa déferlante. Profitant (sans effort) de son déferlé, le surfer expérimenté, prenant appui

dans le curl, gagne en vitesse et en puissance. La vague est indifférente au surfer et

pourtant elle lui procure la force et la « structure » utile à sa glisse. Le surfer collabore

ainsi avec le cours des choses sans que ce cours des choses ne s'arrête, sinon en

apparence, en venant se dissoudre à l'aube du sable. Le surfer aguerri va donc quitter la

vague avant qu'elle n'atteigne ce point de non-retour, c'est-à-dire ce moment précis où

glissant trop à l'aval de la houle, le surfer va devoir forcer les éléments (la barre, cet

espace où le rugissant des vagues se brise sur les néophytes) pour revenir à l'amont du lieu

où la vague est sans forme finalisée.

N'en est-il pas de même pour toi, Vincent, lorsqu'il y a près de quinze ans, alors que nous

échangions dans ton salon, je te questionnais sur ton avenir. Au même moment, tu me

proposais une boisson. Je te suivais avec naturel vers la cuisine qui jouxtait ton salon.

J'apercevais, car accessible à mes yeux, un document de travail sur la mémoire posé sur ta

11 Richez Y., Stratégies de développement des potentiels, Editions de l'Homo-Viator, SUCCESS C&L., Conférence ICFF Paris, 2012.

60

A l'horizon, la vague est sans forme.

Il y a dans l'anodin posé en bord de table un potentiel multiple de réalités possibles.

Page 64: succès et reussite

table de salon. J'ai hésité un instant pour savoir si je devais utiliser le terme « en

évidence », comme si tu l'avais posé avec l'intention consciente que je puisse le voir, or ce

n'était pas le cas. A cette époque, je travaillais souvent pour les Centres de gestion agréés

(CGA). Il ne m'a fallu qu'une seconde pour faire le lien entre ton talent, tes compétences

et la possibilité de bâtir une offre de formation pour cette clientèle que je savais ouverte

à l'apport que tu pouvais leur fournir. Je t'expliquais comment faire les documents, bâtir

une offre et t'ouvrais une première porte chez un CGA. Tu fis le reste...

Ce petit document était « là », il était autant le potentiel de situation que je pouvais voir.

J'étais cette « force » qui amorçait l'actualisation. Ce document était comme la vague,

« sans forme définitive », mais il était là et déjà prêt à advenir (ton futur ouvrage). Tu t'y

es attelé très vite et tu t'es mis en amont, prêt à monter sur la planche lorsque la vague

atteindrait le moment entre le « pas encore et le déjà plus ». Les choses en cours étaient

déjà là, les CGA, ton travail sur la mémoire, ton engagement dans la magie, ton

engagement à réussir, moi-même, tout était déjà en mouvement, il fallait « juste »

l'actualiser. Tu t'es mis à collaborer avec ce « cours des choses » et tu as surfé avec un

style pour lequel j'ai une grande admiration. Tu as aussi su sortir de la vague pour mieux

en profiter, c'est ce que montre ton actualité me semble-t-il. Cela rejoindrait d'ailleurs et

pour partie cette belle réflexion du psychologue russe Lev Vygotski : « L’homme est plein à

chaque minute de possibilités non réalisées. Cette non-réalisation possède le statut

paradoxal d’une “réalité incontestable”. »

L'expérience tend à me montrer que si l'homme est plein à chaque minute de possibilités

non réalisées portant ainsi le statut de réalité incontestable, l'environnement en porte

autant. Il y a plusieurs réalités incontestables en capacité de s'actualiser. Lorsque j'y pense

parfois, j'en ai le vertige. C'est certainement la raison pour laquelle je n'ai jamais craint

pour mon « avenir », car ce dernier était dans les circonstances accessibles à mes yeux, à

chaque instant. La pire chose qui puisse arriver à une personne c'est qu'elle soit aveugle

61

La vie n'est pas une montagne à gravir, mais une pente à dévaler. Et plus le temps s'égrène, plus ça va vite.

Page 65: succès et reussite

aux multiples réalités présentes autour d'elle.

Reprenons, veux-tu, notre développement.

Si nous prenons cette notion de circonstances, non comme un espace imprévisible et

porteur de souffrances, de problèmes ou de risques, mais comme une formidable

opportunité de vivre la vie rêvée, alors, soudain, une nouvelle réalité peut se déployer

devant nous. Cette notion est intéressante en effet, elle implique une nouvelle manière

d’appréhender l’expression suivante : liberum arbitrium indifferentiae. Elle veut dire

libre arbitre. Si nous ne prenons plus cette dernière sous une dimension purement

intrinsèque, c’est-à-dire le pouvoir de la pensée humaine sur la nature, ni d’ailleurs la

manifestation d’un Esprit supérieur duquel nous sommes capables de nous émanciper, alors

il devient possible de lui donner une tout autre signification : arbitrer ce qui se tient

autour de nous sans contrainte autre que le cours des choses. Cela veut dire que les

« choses » étant dénuées d’une intention propre (ne désirant ni bien ni mal à notre égard),

l’arbitrage relève de notre capacité à orienter notre gouvernail au regard du courant des

« forces en cours », tel un navigateur orientant son bateau sur la mer. N'est-ce pas cette

forme de liberum arbitrium indifferentiae dont tu fis preuve en arbitrant la voie à suivre à

partir de ce qui se trouvait autour de toi ? Tu amorçais une pente sur laquelle tu allais te

mettre à glisser, prenant de la vitesse avec les ans.

La vie n’est pas une montagne à escalader, mais une pente sur laquelle on prend de la

vitesse avec le temps.

Dès lors que l’on comprend combien la grande majorité de nos vérités culturelles ainsi

nos certitudes occidentales ne sont que des inventions de la pensée grecque, puis judéo-

chrétiennes projetées sur le monde, il devient passionnant d’investiguer de nouvelles

« conceptions dynamiques » d’opérer en ce monde. Je pourrais aller encore plus loin en

62

Il y a autour de soi bien plus d’opportunités qu’en « soi ». Une fois ceci compris, la vie devient étrangement plus généreuse.

Liberum arbitrium indifferentiae : libre arbitre

Page 66: succès et reussite

exprimant la notion suivante : dès lors que l’on s’émancipe des concepts tels que « je

suis », « je dois », « j’existe » et donc « qui je suis ? », « que dois-je faire ? », « quel est

mon destin, ma voie ? », alors j’enlève l’immense poids de ces concepts anciens de mes

« épaules » et mon esprit me laisse l’opportunité de me rendre disponible à autre chose.

Le succès et la réussite ne sont, me semble-t-il, que des manifestations, des conséquences

de ces « choses » auxquelles on donne le nom qui nous convient le mieux.

Voici pourquoi il convient d’être attentif aux circonstances, non parce qu’il faut en avoir

peur, mais parce qu’il faut en avoir toute la frénésie de la découverte. Qui regarde « ce

qui se tient autour de lui » peut s’y appuyer pour avancer. Oserais-je dire que j’en sais

quelque chose ?

Détecter les signaux faibles : ce qui n’a pas encore de formeCe quatrième principe parle de l’importance des signaux faibles, qui, en stratégie, portés

à leur plein effet, poussent au profit escompté. Le succès autant que la réussite sont des

profits escomptés. Dans ce cas, la circonstance devient un espace de potentiel à

actualiser. Qu’est-ce qui dans la situation porte un élément, un signal faible, presque

imperceptible, qui par mes nouveaux choix, mes comportements, mes actions et mes non-

actions va se voir infléchir pour que par propension (ce qui se déploie) ce dernier devienne

un élément majeur de ma vie ? La circonstance, pour ma part, n’est plus ni fatalité ni

chance, mais un potentiel de situation. C'est ce que les Chinois nomment le che. C’est-à-

dire ce qui porte en son sein la « force » en cours, en capacité de me conduire à. Cette

manière d’appréhender le cours des choses, et non pas « de voir la vie » — car rien ici

n’est philosophique —, est on ne peut plus pragmatique et concret. Le seul point

fondamental est d’arrêter de « se » donner de l’importance. Je veux dire par là que « je »

deviens un facteur lui-même du cours des choses et non un « être qui a tout en lui » et qui

63

Le succès n'est pas un objectif déterminé et fixe, mais un profit escompté.

Page 67: succès et reussite

a pouvoir sur les choses — soyons modeste. Je trouve d’ailleurs cette vérité arrogante et

présomptueuse, et du coup porteuse de son propre déclin.

Le 2 décembre 1805, Napoléon se trouve à Austerlitz, ses hommes sont pour la plupart

épuisés par de longs jours de marche. Le plateau du Pratzen est à l'avantage des Austro-

Russes. En face, les généraux ennemis sont confiants (hormis le vieux général Mikhaïl

Koutouzov) : leur plan est parfait ! S'ils avaient eu le Wifi et Canal Météo sur leur

smartphone, ils auraient pu prendre en compte le fait que la météo allait, à leur insu,

donner un possible avantage aux Français (si bien sûr leur général ne commettait pas la

même erreur qu'eux). Les signaux faibles sont présents, mais chacun les appréhende

différemment, les premiers les considérant comme des éléments naturels sans lien avec

leur plan. Les seconds y détectent un potentiel de situation qu'ils peuvent porter à leur

avantage. La région de Menitz et de Satschan est remplie d'étangs et de marais gelés,

autant de configurations qu'un stratège attentif aux signaux faibles peut utiliser au

désavantage du « plus fort ». Ce jour-là, il fait environ 5° C et le brouillard sera dans

quelques instants fatal pour ceux dont le plan est parfait. Napoléon va s'y « appuyer » (le

che, la force qui par propension se déploie) pour le porter à son avantage, même s'il ne

sait pas encore que le soleil, prenant le relais, renforcera l'effet du brouillard en

éblouissant l'armée ennemie. Pour cette fois, Napoléon, que l'arrogance n'aveugle pas

encore, actualise le potentiel de situation en transformant les signaux faibles en forces

utiles pour son armée. Ainsi, ce jour-là, Napoléon gagne la bataille et fête le succès avec

ses hommes. Les signaux faibles sont disponibles pour qui sait « sortir » de sa tête, c'est-à-

dire quitter le monde fermé des idées pour appréhender la réalité. Comme je l'écrivais

dans le principe deux : alors que je terminais ma première thèse professionnelle, je me

trouvais dans une situation financière délicate, je scrutais les signaux faibles, c'est-à-dire

l'ensemble des indices, des signaux imperceptibles, des rumeurs, des propos, des attitudes

dans la rue, dans les bureaux, dans les revues, sur le web, dans le monde en lien avec mon

64

Prendre appui sur les forces extérieures lorsqu'elles favorisent le succès.

A trop réfléchir sur soi, on finit par être aveugle aux signaux que le monde nous adresse.

Page 68: succès et reussite

projet, mon intention. Si à l'horizon la vague est sans forme, il ne faut pas pour autant

s'endormir sur sa planche, mais guetter le mouvement de l'eau, l'onde en devenir. Il ne

faut pas rester en attente de la vague, à « attendre qu'elle arrive », en tension « prêt

à bondir», il faut amorcer le mouvement en amont, avancer, s'inscrire dans le rythme en

devenir, se placer là où le pic s'amorce, à la fois au juste endroit, à la fois à la juste

vitesse.

Puis j'ai commencé à créer l'écart en écrivant des articles, en donnant des conférences, en

créant des vidéos, en animant des groupes de travail, en formant des centaines de

personnes (des managers pour la plus grande partie), sachant pertinemment que le marché

avait ses habitudes, ses gourous, ses outils. Je n'étais pas attendu, j'étais même

dérangeant. Il était nécessaire de ne jamais critiquer l'existant, mais d'insuffler le doute

sur la vérité en cours, montrer l'écart et non la différence. Préserver une intention

positive, c'est-à-dire ne nuisant à personne.

Il me fallait ainsi être patient. J'estimais que cette patience durerait de cinq à dix ans. Le

succès, la réussite sont des fruits qui mûrissent. Je savais que je devais amorcer bien en

amont l'influence du marché et m'appuyer sur les problématiques d'entreprises pour

actualiser notre offre. Je savais aussi qu'il était important d'enrichir l'existant en

conjuguant avec intelligence différents domaines : la cybernétique, l'anthropologie, la

sémiologie, la physique, la philosophie, l'andragogie (la formation pour adulte),

l’éthologie, etc.

Je savais que n'étant prisonnier d'aucune vérité, je pouvais allier les domaines entre eux

avec aisance et efficacité. Je m'inscrivais dans la même dynamique que d'autres avant

moi, tels que Walt Disney ou Steve Jobs. Ce dernier disait d'ailleurs : « Si le Macintosh a si

bien réussi, c'est parce qu'il est l'œuvre d'artistes, de zoologues et d'historiens qui se sont

révélés d'excellents informaticiens. »

65

Le succès commence par la perception d'infimes informations disponibles dans la réalité.

Le « che », ce potentiel de situation porteur d'une énergie maximum. Voici l'un des points communs à tous les stratèges, indépendamment de leur morale ou de leur intention.

Page 69: succès et reussite

Dans un autre registre et l'un des plus dramatiques du XXe siècle, Hitler appliqua avec

méthode ces règles de la stratégie. Par exemple, il utilisa les faiblesses de la république

de Weimar en faisant croître à son avantage les inconstances humaines, et ceci en jouant

sur deux tableaux, celui du capitalisme et celui du socialisme, de manière indirecte.

Pendant plusieurs années, sous couvert d'un « discours pacifique », Hitler va ruiner les

dominations française et anglaise. En signant en 1934 son pacte de non-agression avec la

Pologne, l'homme couvrait son flanc oriental. Puis son entrée en Autriche lui permet de

toucher le flanc de la Tchécoslovaquie. Discrètement, il soutient l'Italie de Mussolini.

L'étude de cette période montre que Hitler a su tirer avantage des signaux faibles, mais

aussi du signal fort que fut la crise de 1929. Ce n'est pas Hitler qui a réussi « seul », il a

réussi cette tragédie humaine parce que les forces en cours y étaient favorables.

Si Hitler réussit à atteindre le stade de Führer, il échoua dans le succès final de son projet,

car il était devenu lui-même aveugle aux signaux faibles que les alliés avaient capté à leur

tour.

Qu'aurait été l'Histoire si Hitler, en 1908, avait été accepté au concours des Beaux-Arts de

Vienne ? Ne nous méprenons pas, je ne fais nulle éloge de Hitler, de Jobs, de Gandhi ou de

tout autre personnage. Je souligne que les modus operandi sont toujours les mêmes,

seules les intentions changent. Prendre appui sur les potentiels de situation, utiliser les

forces en action en vue de les porter à leur plein effet, tel est l'un des principes

conduisant au « succès » escompté. En demandant au peuple indien de ne pas lutter,

développant le principe de non-violence (ahimsâ), Mohandas Karamchand Gandhi met en

œuvre le principe de propension. La violence des Britanniques n'ayant plus de « contre-

poids » par une réaction tout aussi violente des Indiens, ceci au regard des injustices

commises à leur égard, se voit porter à un tel niveau qu'elle se dissout d'elle-même.

Le succès de Gandhi vient du fait qu'il a utilisé les forces en action à l'avantage de sa

66

A quelque époque que ce soit, il y a toujours une forme de guerre, le vainqueur est celui qui gagne avec l'engagement minimal.

Page 70: succès et reussite

vision, de sa philosophie, même si les larmes, le sang et la violence eurent cours. Ne

prenant parti pour personne, mais cherchant constamment à dissoudre toute stimulation à

la colère ou à la guerre, Gandhi devient à lui-seul une force, le potentiel sur lequel un

pays entier va prendre appui pour s'émanciper de l'occupation britannique. Nous

retrouvons ici l'un des principes clés de la stratégie. Ce dernier consiste à réduire au

maximum l'engagement armé : en effet, le stratège n'est ni hargneux, ni violent. Les

grandes victoires, disent les anciens traités de guerre chinois, sont discrètes.

Ce qui est fixe se détermine, donc se dissoutPeut-être trouveras-tu ces exemples inadaptés à notre réalité contemporaine, aussi laisse-

moi souligner l'exemple des opérateurs des télécoms. Lorsque le président de Free loue les

réseaux d'Orange, il vole en quelques heures des dizaines de milliers de clients aux trois

principaux opérateurs français. En six mois, Free avait gagné près de 4 millions

d'utilisateurs. Le PDG de Bouygues attaque en retour Free parce que ce dernier,

finalement, utilise le principe du biais, de la ruse, de la configuration : s'appuyer sur les

infrastructures existantes d'Orange pour pénétrer le marché. Nous avons ici une

démonstration efficace de stratégie.

D'un côté les anciens « systèmes », avec leur modèle, leur plan, leurs ententes et leur

« équation parfaite », de l'autre le rusé, l'Ulysse des temps modernes prenant le biais,

s'appuyant sur le potentiel de situation qu'offre Orange qui, telle la ville de Troie, ne se

doute pas un seul instant qu'un « cheval » vient de pénétrer ses murailles. Le Grand

Général de Bouygues est défait par un improbable ennemi. Il se fait avoir sur un terrain

improbable. Le succès de Free, là encore, a été de s'appuyer sur le potentiel de situation,

le che, c'est-à-dire l'énergie maximum d'Orange à partir de laquelle il n'a plus qu'à projeter

son « attaque ». Le PDG de Free prive ainsi Bouygues et Orange de toute initiative en les

67

Le stratège portant à terme la Grande Victoire n'est ni belliqueux, ni violent, ni dominateur.

Une activité portée à son trop-plein est condamnée au déclin.

Page 71: succès et reussite

réduisant à la passivité. Les concurrents ne peuvent en effet agir de manière directe,

prisonniers qu'ils sont d'un contrat. Ce n'est pas tant le jeu de mots entre les dirigeants ou

le « qui a raison, qui a tort » qui nous intéresse, mais bien le modus operandi de l'un au

regard de son profit escompté. Une bataille semble remportée ; quant à la guerre,

l'Histoire le dira.

Le désavantage des « grosses structures », c'est qu'elles sont déterminées par leur propre

configuration, elles sont prévisibles et prédictibles ; or, le succès autant que la réussite

émergent la plupart du temps d'une indétermination. En effet, ce qui est déterminé arrête

le processus en cours. La détermination, dans les organisations, les couples, ce sont les

« routines », les « procédures » qui régissent l'activité. Or, dès lors que la procédure, le

process est déterminé, le potentiel même de succès vise à s'écrouler, à se dissoudre tout

simplement, parce qu'il n'y a plus de place pour le potentiel contenu dans la circonstance,

ou du moins le potentiel de faire émerger « quelque chose » contenu dans la circonstance.

Alors les structures épuisent et dissolvent l'énergie de propension de leur « force

interne ».

La circonstance est ce qui vient déranger ce qui est déterminé. La circonstance porteuse

de cette « force », de ce che, de cet effet maximal qu'il est possible de porter à l'avantage

de son projet ne vaut que parce que nous y sommes disponibles, non parce que notre vie

est réglée comme un papier à musique. Vous voulez réussir ? avoir du succès ? Alors

déréglez vos habitudes, vos process, vos déterminations.

Beaucoup de personnes veulent réussir, avoir du succès, mais elles sont déterminées par

leur propre « process », leurs propres règles dont la fixité épuise le che, pourtant

disponible et à portée de main. Ton livret sur cette table, il y a douze ans de cela, t'en

souviens-tu ? Tu étais disponible à ce qui pouvait se déployer, tu l'es toujours d'ailleurs,

68

Toute vie bien réglée est par définition fixée à son propre système.

Page 72: succès et reussite

c'est pourquoi les forces en cours te sont favorables.

Te souviens-tu, Vincent ? Au début de ce livre j'évoquais le vieux principe chinois : « le ciel

n'est pour personne, mais il favorise toujours l'homme de bien ». Toute chose amorcée

connaît sa propension. Toute activité portée à son trop-plein connaît son déclin. Le verre

trop rempli déborde, la personne trop amoureuse devient jalouse ou épuise l'autre,

l'entreprise assoupie par le succès s'endort dans ses « pantoufles » et soudain se fait

dépasser. Qui arrose trop son orchidée la tue, qui encourage trop épuise, qui s'entraîne

trop se blesse, qui surfe trop longtemps sur la vague se retrouve sur le sable.

A ce jour, lorsque je regarde ta « courbe » de réussite, je dirais volontiers que tu as su

rester dans l'avant du « trop ». Que ce soit dans les spectacles, les formations, les

conférences, la formation en ligne, je te vois déployer tes activités en veillant à ce que

jamais aucune ne prenne « trop » de place. Ainsi tu gagnes en propension sans jamais te

laisser piéger par une fixité dissolvante.

Quand le surfeur sort de la vague avant qu'elle n'entame son déclin, il peut recommencer

69

Les gens veulent réussir, mais leurs process de vie les y rend indisponibles.

Le « che » est la force pleine et disponible à partir de laquelle l'action atteint son effet le plus important.

La flèche fend l'air car la corde, bandée à son maximum, l'y propulse avec puissance : tel est le « che ».

Page 73: succès et reussite

sans se fatiguer. Lorsque le golfeur laisse son bassin basculer avec souplesse, le bois12

envoie la balle bien plus loin que s'il la tape en force. Et plus loin encore pour peu qu'il

perçoive la force du vent, l'humidité de l'herbe, la pente du green et qu'il porte à son

avantage l'ensemble des forces en cours. Il en est de même pour l'archer, pour le cycliste

se faisant aspirer par le peloton, pour l'aigle qui prend appui sur les courants aériens et

parcourt ainsi de longues distances. Le che est présent pour qui sait le percevoir, non d'un

point de vue intellectuel, mais bien d'un point de vue sensoriel, physique. Je le répète, le

che, dans la pensée chinoise, renvoie directement au potentiel de situation, du support

doué d'effet, de l'énergie maximale. Toutefois, c'est la capacité de la personne, de l'usage

qu'elle en fait ou non, qui permet d'en extraire l'effet escompté.

Tu as su porter à ton avantage les signaux faibles qu'Internet proposait dès 2004. L'arrivée

du haut débit, l'évolution des technologies, que tu as su prendre en amont, t'ont donné

l'avantage sur tes « compétiteurs ». Adaptant ton savoir et ton expérience au nouveau

marché que je te proposais il y a dix ans, tu as progressé en diversifiant ton offre. Ce

faisant, cette dernière renforçait ton autorité (auctoritas, celui qui a fait le chemin).

Cette pente te conduisait irrémédiablement à la télévision. Tu étais condamné au succès,

non parce que tu étais meilleur que les autres, mais parce que tu savais porter à ton

avantage les signaux faibles, les circonstances que la réalité portait à ton attention.

Ouvrant ton esprit à d'autres manières d'appréhender la magie, tu as su enrichir ta propre

pratique, la rendant « dynamique ». Sans être gourmand, tu as réussi une croissance

discrète. Voici une réussite.

Les signaux faibles sont ces indices, ces forces à peine visibles pour qui est tourné vers

12 Le bois est un club le plus long que le golfeur puisse avoir avec lui ; ce dernier est utilisé pour frapper de longs coups.

70

Qui sait être modéré aura le succès continu.

Page 74: succès et reussite

« lui-même ». Pourtant, ils se déploient à l'écart de notre propre activité, indifférents à

nous-mêmes. Nous sommes tellement convaincus que nous sommes « tout-puissants », que

nous « avons tout en nous », que nous avons oublié à quel point, sans ces forces en action,

sans ce cours des choses sans début ni fin visée (telos), rien ne se fait et aucun succès

n'est possible. Nous sommes tellement incités à faire un « travail sur nous-même », pour

nous connaître, que nous avons oublié à quel point nous n'existons que parce qu'il y a une

configuration par et dans laquelle cette existence est possible. Les personnes ayant réussi,

non pas en terme de reconnaissance sociale — pas uniquement — mais en terme

d'actualisation d'une idée, d'un projet indépendamment de la morale, s'appuient, saisissent

et font croître à leur avantage ces signaux faibles. Trois mots qui se répètent dans une

phrase, un événement en apparence anodin, une répétition même fugace d'une activité

que personne ne prend au sérieux mais qui donne des résultats intéressants, une météo en

apparence négative pour les uns mais que d'autres portent à leur avantage, un coup de

vent économique, des tweets répétés autour d'une thématique, voici ce que sont des

« signaux faibles ».

71

Page 75: succès et reussite

Principe cinq :S'égarer (et donc échouer avec élégance)

72

Page 76: succès et reussite

Introduction à l'égarement, à l'échec

Lundi 17 septembre 2012. Il est 22 h 43. Avec mon inséparable casque à musique sur les

oreilles — j'écris toujours en musique —, je me prépare, cher Vincent, à aborder ce

cinquième principe.

Je me trouve à nouveau face à cette distance, cet écart avec lequel je dois composer :

l'échec... Thématique illustre que l'Occident traite encore et encore : « On apprend de ses

échecs, l'échec est porteur d'enseignements, il y a dans l'échec plus de connaissance que

dans la réussite », et autres expressions du type « bouillon de poulet pour l'âme13 » que la

littérature américaine a portées au succès des best-sellers populaires. Pourquoi ?

Les Etats-Unis sont le pays de « l'échec » incarné, mais ne sont-ils pas pour cela, encore, le

pays symbole de l'héroïsme ? N'est-ce pas pour cela que l'Ecole de Chicago14 y a connu une

prospérité intellectuelle avec le courant des histoires de vie du début du XXIe siècle ?

L'histoire de vie désigne la manière dont les personnes racontent leur histoire personnelle

(agiographie) en vue de se réapproprier leur chemin, leur parcours. Ce travail particulier

fait d'eux des auteurs (auctor, « celui qui fonde et établit »), ceux qui peuvent parler

parce qu'ils ont cheminé.

Ce n'est pas tant le fait de raconter son histoire qui rend ces histoires si importantes, c'est

la capacité du narrateur à en extraire la substantifique moelle. L'essentiel n'est pas

l'histoire mais la manière dont l'auteur marche, évolue, apprend, tire enseignement pour

lui, puis pour autrui. Parler de soi ne vaut que parce qu'il y a quelque chose d'enseignant

pour autrui. Je parle bien sûr dans cette notion de succès et de réussite.

13 Aux États-Unis, les « bouillons de poulet pour l'âme » ont connu un succès sans précédent, car ce sont des histoires authentiques de personnes ayant dépassé l'adversité, les moments d'échecs, l'impossible. Ces histoires réchauffent l'âme et le cœur, comme le bouillon réchauffe le corps dans les périodes de grands froids.

14 Il est possible de dire que c'est avec l'Ecole de Chicago que la sociologie américaine pose son acte

73

Les personnes n'aiment pas l'échec parce qu'elles voient le monde avec leur concept au lieu de le voir comme une multitude de chemins possibles.

Agiographie : mettre en lumière par la parole, la manière dont notre histoire nous façonne et nous enseigne.

Page 77: succès et reussite

Je me souviens de l'histoire de Marc-André Poissant (connu sous le nom de l'auteur à succès

Mark Fisher15). Alors qu'il rêvait de faire fortune de sa plume, l'homme occupe pendant un

temps le métier de taxi16. Au lieu de se plaindre d'un sort qui l'oblige à exercer un travail

éloigné de ses aspirations, le futur auteur à succès profite des longs embouteillages entre

Manhattan et l'aéroport JFK pour se mettre à questionner ses passagers. En effet, doté

d'une solide culture générale, il peut reconnaître quelques célèbres passagers du monde

du business et artistique. Il opère de même avec des personnes du quotidien, mais dont

l'assurance dégagée lui met la puce à l'oreille. C'est ainsi qu'il commence à prendre des

leçons en posant des questions du type « Comment vous y êtes-vous pris pour en arriver

là ? », « Quels sont les cinq conseils que vous trouveriez utiles à mon projet ? », etc.

L'histoire voudra que l'un des passagers soit le patron d'une grande agence publicitaire

new-yorkaise. Séduit par l'audace, la qualité du questionnement et la motivation (énergie

émotionnelle diffusée et canalisée sur une activité) du personnage, ce dernier lui remet sa

carte de visite et lui accorde un rendez-vous. Mark Fisher raccrocha le volant peu de

temps après...

Voici ce qu'est l'une des marques significatives des personnes à succès : elles savent

prendre l'enseignement de ceux qui ont fait le chemin (auctoritas). Dois-je souligner que

dans son livre Comment se faire des amis, Dale Carnegie extrait les enseignements clés

d'une hagiographie plurielle ? Je qualifie d'enseignement clé ce qui est utile pour autrui,

c'est-à-dire ce qui permet un processus additionnel. Dans la version de 1967, dont l'odeur

de naissance.15 Marc Fisher est l'auteur du best-seller Le Millionnaire. La série se vend à 5 millions

d'exemplaires.16 Issu d'un document autobiographique. Toutefois, ce dernier s'étant perdu dans mes cartons, je ne

peux confirmer l'exactitude de la source ni la fiabilité de l'information. Il semble cependant que M. Fisher ait exercé des « boulots » alimentaires (yoga, éditions, publicité) avant que le succès ne lui arrive.

74

Si tu ne sais pas où tu vas, regarde d'où tu viens

Auctoritas : celui qui fonde et établit par le chemin réalisé

Page 78: succès et reussite

de papier vieilli reste pour moi un plaisir aussi important que la lecture elle-même, on

peut lire, dans l'avant-propos rédigé par Armand Pierhal : « Le meilleur moyen qu'on ait

trouvé de réussir, c'est encore de rendre service. Faites des hommes vos amis, nous dit M.

Carnegie, et vous obtiendrez d'eux tout ce que vous désirez. » Dale Carnegie proposera

une conférence au titre évocateur, « Comment gagner la sympathie des hommes et les

influencer », inspiré à la fois par son propre parcours de vie et par ceux d'un grand nombre

de personnages renommés qu'il a interviewés, tels que Franklin D. Roosevelt, Owen D.

Young, Clark Gable. Carnegie s'inscrit dans cette grande dynamique de l'agiographie, de

l'histoire narrative. Il y a dans mon histoire parlée plus de connaissance que si je me

contente de la penser.

L'échec fait partie du chemin, c'est l'un des bas-côtés de la route. N'est-ce pas troublant

de constater à quel point le cinéma américain a porté à l'écran autant d'histoires de gens

méconnus : Rudy R. Ruettiger17, Jim Morris, Chris Gardner, etc. ?

On ne sait où l'on va que parce que l'on sait d'où l'on vient, dit l'adage indien...

Chez nous, parler de soi revient à évoquer nos angoisses, nos peurs, nos anxiétés, nos

doutes, notre sexualité, nos névroses, nos échecs, notre histoire familiale, etc. Mais dans

ce cas, l'échec est imbibé (« ce qui aspire, s'imprègne ») de peur, de l'interdiction implicite

de se mettre en avant. Pour circonscrire cela, notre culture borde la notion d'échec avec

des mots tels que « modestie » ou « humilité ». Or la modestie (modus, « qui observe la

mesure ») désigne la modération, le calme, la tempérance, la réserve, la discrétion,

l’honnêteté, là où l'humilité (humilis) signifie originellement « près de la terre », puis,

sous l'influence chrétienne, exprime la notion de bassesse, de platitude, de faible

élévation, d'infériorité. Le succès autant que la réussite sont incompatibles avec cette

version de l'humilité.

17 J'invite le lecteur à découvrir sur Youtube l'histoire vraie de Rudy : http://www.youtube.com/watch?v=vEGOTWwd14M

75

Quelqu'un a réussi ? Demandez-lui comment, sacrebleu ! au lieu de le jalouser ou de vous lamenter.

Si vous ne cherchez pas le meilleur pour vous, il vous restera le médiocre.

Page 79: succès et reussite

Poursuivons.

Les histoires sont nécessaires car elles redonnent à l'esprit cette énergie de

ressourcement, mais juste après, qu'en fait-on ? C'est-à-dire : que se passe-t-il lorsque la

dose de douceur se dissout à l'esprit et qu'il nous faut retourner dans la « vraie vie » ? Il

faut puiser dans les histoires, celles des autres, la sienne, le savoir utile, la connaissance

rendue visible, sinon nous risquons d'être ce que d'autres normalisent pour nous. Si nous

renonçons au meilleur, alors il ne nous reste que la médiocrité (mediocritas, « faire le

chemin à moitié »).

Dans les moments sombres de mon parcours de vie, je me souviens avoir puisé dans ces

histoires souvent dramatiques le moindre conseil, la moindre phrase qui, à la fois, me

« faisait du bien » et me montrait le chemin. Les meilleures histoires, en tout cas dans la

thématique abordée maintenant (« s'égarer, et donc échouer avec élégance »), sont celles

qui nous sont utiles. Je n'oublie pas les principes précédents, ils sont dans l'implicite de

mon développement. C'est l'enchevêtrement de ces dynamiques que j'avance depuis toutes

ces années.

En conférence, lorsque je suis amené à parler de l'échec, j'utilise une métaphore. Je

demande à l'assemblée si une personne accepte de me prêter une pièce de un ou deux

euros. Je prends celle-ci entre les doigts, mais, à l'inverse de toi, cher Vincent, je ne la

fais pas disparaître, je la décortique. Une pile, une face et une tranche. Je ne m'attarde

pas sur les symboles, ce n'est pas l'objet ici. Je demande aux personnes ce qui se passerait

si la pièce avait la même face, c'est-à-dire s'il n'y avait plus de pile à l'opposé de face. La

réponse spontanée est toujours la même : « cette pièce n'aurait pas de valeur ». La

tranche, cette épaisseur, confère aux deux faces à la fois sa forme, son poids, son

existence et, au regard de notre société, sa valeur.

Je propose l'idée que l'une polarise l'autre, l'une n'ayant de l'activité que parce que l'autre

l'alimente. L'une étant indifférente à l'autre, c'est-à-dire que l'une ne pose aucune valeur,

76

Les meilleures histoires sont celles qui nous sont utiles.

Les côtés pile et face d'une pièce de monnaie sont indifférents l'un à l'autre. Jamais ils ne se voient, ne se croisent, ne conversent. Leur impossibilité de rencontre fait la valeur de la pièce. En tout cas, celle que nous acceptons de lui donner.

Page 80: succès et reussite

aucun principe moral sur l'autre. Elles ne s'ignorent pas, mais elles ne s'accordent pas

d'intérêts visant à distinguer l'une de l'autre. D'ailleurs, somme toute, elles n'existent que

parce que nous croyons en elles. Si nous cessons de leur accorder de l'intérêt, ou même

une réalité, elles disparaissent de notre esprit. La réussite et l'échec sont, de manière

métaphorique et symbolique, les deux côtés d'une épaisseur, mais elles ne sont aussi que

les émanations de notre croyance. Elles n'existent que parce que nous croyons qu'elles sont

réelles. Un autre point important que j'aborderais plus loin est l'idée que l'une se retire à

l'autre. En effet, pour voir pile, face se retire, et vice versa. Cela peut sembler anodin,

mais l'une ne peut cohabiter avec l'autre dans le même espace de vision, sauf à prendre

deux pièces ou de placer un miroir derrière.

Or, si nous imaginons que pile se retire pour voir face, et inversement, pile pouvant être

nommé « quelque chose », alors nous amorçons en amont l'un des points clés de

l'« échouer ».

Aussi, quittons ce qu'elles contiennent de concept et rentrons dans ce qu'elles offrent

comme dynamiques.

Pour repenser une idée, un concept, il est nécessaire de connaître et d'appréhender deux

choses, me semble-t-il. La première est la source première : l'ADN sémantique et

symbolique de ce dont on parle. La seconde est la manière dont l'usage la rend utile et la

manipule (manipulare, « prendre entre »). En amorçant ce cinquième principe par l'idée

de cheminement, j'amorce en amont de mon développement mon écart avec l'idée

classique posée sur l'échec. Pour ma part, l'échec n'est que la conséquence d'un

cheminement. On ne sait que l'on échoue que parce que l'on a cheminé. Si l'on savait de

manière assurée que l'on va échouer avant même d'amorcer sa marche, alors nous

resterions fixés à notre espace, notre idée, notre temps, notre configuration.

L'échec ne serait que l'écart entre notre idéal, notre souhait et la réalité rencontrée,

77

Ce n'est pas l'échec qui est douloureux, c'est la charge émotionnelle concentrée sur le résultat souhaité.

Page 81: succès et reussite

atteinte. Ce que nous considérons comme douloureux dans l'échec n'est pas l'échec, mais

la charge émotionnelle concentrée sur le résultat attendu. Or, dès lors que tu dissous cette

charge, alors tu peux appréhender l'espace atteint comme porteur d'opportunités, de

potentiels de situation. Je te renvoie ainsi au principe quatre.

Faut-il repenser cette notion de l'échec ? C'est ce que le titre de mon livre promet :

repenser les évidences. Mais comme tu le notes dans mon titre ci-avant, je souligne la

notion d'égarement. S'égarer, notion effleurée dans mon introduction alors que j'évoque le

« être ou ne pas être » shakespearien. J'ai souligné que l'être était cette incarnation de la

perfection fantasmée et rédigée par Platon. L'être parfait, à la fois l'image de Dieu et des

mathématiques (abstraites et idéales, donc parfaites). Être s'inscrit ainsi dans cette

grande lignée de la connaissance, celle des lois de l'Univers, de la géométrie, de la

philosophie. Condamné à « se connaître », être n'a pas échappé à la division : diviser pour

expliquer (explicare, « lisser les plis »). Or Platon ne supporte pas les « plis », ces derniers

le renvoyant que trop à l'imperfection, à l'ombre, à ce qui n'est pas la morale. Platon

détestait Ulysse et méprisait Homère, c'est de notoriété publique. Or être renvoie

directement à la norme et à la morale lisse et droite, à la connaissance parfaite (donc à

l'objectivité), à la « fin » (telos), la voie, la science, l'au-delà (méta, l'être dans son mode

absolu). Peut-être, cher Vincent, me diras-tu que cela est abstrait, conceptuel et sans

utilité pour ton lecteur, pour toi. Je l'aurais pensé auparavant. Laisse-moi poursuivre

encore mon développement, non pour te convaincre (cum (co)-vincere (vaincre), « prouver

victorieusement contre quelqu'un »), mais pour te faire appréhender (apprehendere,

« saisir par l'esprit ») l'utilité pour l'esprit de bien décoder l'implicite de notre pensée

relative à la question de l'échec.

Mon introduction étant posée, je te propose maintenant de féconder mon idée, c'est-à-

dire lui donner matière à procréer « autre chose » que l'existant.

78

Apprehendere : saisir par l'esprit.

Page 82: succès et reussite

Échouer, « toucher le fond par accident et ne plus naviguer »

Avant de se donner le droit (donc de prendre légitimité sur) de repenser les termes échec

et égarement, il convient de savoir de quoi l'on parle.

Je te propose d'appréhender à la fois ce que « échec » et « échouer » veulent dire. Pour

rappel, et en restant en cohérence avec mes travaux, je vais poursuivre la

dépsychologisation de ces notions en restant centré sur les principes dynamiques des

termes. Tu sais, Vincent, à quel point les concepts abstraits me sont indifférents. Je

préfère ce « qui marche » ; or ce qui marche demande bien plus d'engagement que de

simplement fantasmer (fantasia) les concepts.

« Échec » provient du terme eschecs. Dans les premiers temps, ce terme désigne

l'injonction par laquelle le joueur d'échecs annonce à son compétiteur que son roi est en

danger. Bien qu'encore floue dans les origines, il semble que l'influence perse šāh mat (« le

roi est mort ») se croise avec l'ancien français eschec (butin). Toujours est-il que les

origines du terme « échec » renvoient à la prise d'un butin, de prendre afin de détruire

« échec et mat ». Plus tard, le terme est dérivé en proposant la signification suivante :

« revers éprouvé dans une entreprise ». Nous retrouvons ici en implicite le fameux telos

(la fin, le but) grec, la fin escomptée mais non atteinte, entraînant ainsi un ébranlement

psychologique, un antécédent dans l'histoire. L'échiquier, au XIXe siècle, désigne le terrain

où se joue une partie serrée, où s'opposent plusieurs intérêts.

Mon travail m'amène à considérer l'échec comme le principe dynamique propre au champ

tactique et stratégique plus qu'au champ psychologique. Toutefois, j'y apporte une

nuance : je l'appréhende comme le jeu de go, plus subtil et plus souple.

L'histoire du terme « échec » aboutit au sens de « perdre au regard d'un compétiteur une

pièce importante ». Il n'y aurait d'échec que parce qu'il y a un enjeu (risque ou opportunité

79

Échec : prise d'un butin, prendre et détruire.

L'échec, en stratégie, consiste à mettre l'autre en situation de perte totale.

L'échec, cette injonction paradoxale : d'un côté apprendre de nos erreurs, de l'autre marquer notre ignorance.

Page 83: succès et reussite

contenus dans une situation).

Il est intéressant de constater l'écart entre la signification initiale et ce que l'on en a fait.

En effet, de nos jours, l'échec semble porter une injonction paradoxale18 : d'un côté

échouer permet d'apprendre, de l'autre échouer montre le non-être, celui qui ne connaît

pas, celui qui ne sait pas, donc sans légitimité. Reconnaître l'échec c'est reconnaître son

ignorance, son humilité, donc sa bassesse (au sens chrétien). Combien de managers

rencontrés qui, au niveau conceptuel acceptaient l'idée que l'échec était « nécessaire »,

mais au quotidien considéraient que l'échec était la mise en lumière d'une incompétence,

donc d'une légitimité moindre que celle attendue, donc d'un résultat négatif lors de

l'entretien annuel d'évaluation, donc d'une baisse de la prime escomptée, donc et donc...

Laisse-moi maintenant appréhender l'autre pendant de l'échec : échouer. En tant que

Breton ayant vécu presque toute sa vie au bord de la mer, dans l'eau, sur l'eau, j'ai

réappris ce qu'échouer veut dire. Les experts de l'histoire des mots sont dubitatifs sur

l'origine du terme19, mais ils s'accordent à dire qu'échouer désigne initialement une

embarcation qui touche le fond par accident et ne peut donc plus naviguer. Toucher le

fond, ici, se prend au sens premier, c'est-à-dire le fond de l'eau, là où la portance

disparaît.

La Bretagne connaît parfois d'extraordinaires marées. Les bateaux s'échouent lorsque la

mer se retire à perte de vue. N'ayant plus de portance, ils restent immobiles. Pourtant,

lors de la prochaine marée la mer à nouveau se déploie. L'embarcation retrouve la

portance nécessaire pour lui permettre de naviguer. L'embarcation, passive, laisse se faire,

et pourtant rien ne se fait pas (principe du non-agir). Indifférente à la situation, la barque

s'inscrit dans le cours des choses, dans ce flux naturel de ce que nous aimons nommer « la

18 Deux vérités qui indépendamment fonctionnent, mais qui mises ensemble entraînent une impossibilité.

19 Il semblerait qu'« échouer » vienne du latin classique excidere, « tomber, sortir de, échoir ».

80

Échouer : toucher le fond par accident et ne plus naviguer.

Page 84: succès et reussite

vie ».

Voici la manière dont j'appréhende cette notion d'échouer : un flux dynamique en

interaction avec le cours des choses. Un moment où quelque chose se retire, m'obligeant à

la passivité, ce qui ne veut pas dire inaction ou non-action.

Lorsque la configuration se présente, il arrive que je sois, en tant qu'« embarcation »,

configuré à la passivité, mais n'est-ce pas le moment de poser les valises, de prendre le

temps de regarder autour de soi (au sens littéral du terme) ? N'est-ce pas ce moment où,

la mer se retirant, je peux découvrir les aspérités du fond marin, cachées à la haute

marée, et donc en retirer les enseignements nécessaires à l'amélioration de mes qualités

de navigateur ?

On échoue parce que quelque chose se retire. Quelque chose semble nous stopper dans

notre élan, dans notre projet et c'est cela qui nous contrarie. Or, qu'est-ce que la réussite

sinon quelque chose qui se retire aussi, qui nous rend passif ? La seule différence entre

échouer et réussir réside dans l'émotion et les concepts que nous y mettons.

Lisha est une connaissance de quelques années. Ce matin, elle me raconte qu'elle vient

enfin de trouver du travail. Depuis un long moment sans emploi, avec ses quelque

quarante printemps, Lisha, d'origine américaine, est une femme de tempérament. Elle me

dit en riant (elle rit en moyenne une fois par phrase !) qu'elle était sur le point de tout

quitter en France pour repartir aux États-Unis. Une rencontre de cœur associée à une

opportunité business était le signe, pensait-elle, d'un nouveau départ. Or, à son retour en

France, son histoire sentimentale se retire ainsi que l'opportunité. Dans le même temps,

un déjeuner avec un vieil ami et ancien client l'amène à parler avec spontanéité et sans

enjeux. Arrivée au café, il lui annonce sa nomination au poste de président d'une

organisation. Huit jours plus tard, après près de trois années de galère, elle signe son

contrat. Ce qui se retire offre un nouvel appui. C'est ce que Lisha vient d'expérimenter.

81

On n'échoue que parce que quelque chose se retire.

Qui se laisse immobiliser par le fond de sa mémoire connaîtra de grands désespoirs. Qui sait faire repartir son embarcation par la marée montante connaîtra de nouveaux rivages.

Page 85: succès et reussite

Quelques minutes après notre échange, Lisha m'adresse un sms dans lequel est écrit :

« C'est le modeste qui est puissant. »

Dans la réussite, ce quelque chose qui se retire peut être le sentiment de « galère », de

doute, de solitude face à ses choix, la tension émotionnelle possible, etc. Mais la réussite

porte aussi le principe d’immobilité, que je pourrais nuancer là encore par les notions de

passivité, de ralentissement, de déclin (ce qui tend à disparaître) où nous savourons les

regards tournés vers nous, ce moment où nous sommes applaudis, entre autres

considérations sociales valorisant notre ego. Combien de sportifs demandés sur les

plateaux de télé, dans l’essoufflement du temps qui se dissout, attendent l'appel d'un

journaliste ? Combien de « stars éphémères », portées au sommet de l'audimat par les

chaînes de télévision, se retrouvent quelque temps plus tard dans le souvenir effacé des

téléspectateurs ?

La réussite n'étant pas liée au seul regard d'autrui, mais aussi à un moment que nous seuls

pouvons vivre, par exemple dans cette montagne où nous réussissons un passage difficile,

près de ce récif esquivé malgré la force du courant et la montée du vent ou aux prises

avec cet appareil usagé que nous réparons par nous-même...

Ces réussites nous immobilisent un moment, ce moment sur le moment, ce moment décalé

où l'émotion nous envahit. Nous créons alors une mémoire, c'est-à-dire une série d'images

que notre esprit maintient en veille, un peu comme l'écran de veille d'un ordinateur.

Celles-ci fixent cette réussite à notre esprit. L'enjeu consiste à ne pas y rester fixé. J'ai

rencontré des personnes ayant réussi des exploits, mais qui demeurent dans ce temps

passé. L'une des pires choses qu'une personne puisse connaître, c'est de se laisser

immobiliser par le fond de sa mémoire.

Le marin en herbe qui s'échoue a sous-estimé l'horaire des marées, et le voici « piégé » par

ce banc de sable à quelques centaines de mètres de la côte. Nous échouons parce que

nous naviguons sur la mer de la vie (voici une métaphore), or cette mer est indifférente à

82

Le déclin, ce qui tend à disparaître

La réussite porte le principe d'immobilité, un espace-temps que notre esprit veut garder le plus longtemps à sa mémoire.

Page 86: succès et reussite

nos objectifs, à notre idéal. Elle se meut dans sa grande Nature et nous cherchons à nous

inscrire dans les courants, dans la houle, mais aussi dans les moments de silence et de

calme plat — le « sans vent ». La Vie est une grande marée qui se déploie et se retire.

J'aime cette notion dynamique et de flux inscrite dans l'idée que quelque chose se retire.

Lorsque j'échoue ou que je réussis dans mes projets, les questions que je me pose sont :

Qu'est-ce qui se retire ? Qu'est-ce que ce moment de passivité m'offre comme options ?

Que dois-je apprendre, en dehors de mieux me renseigner sur les horaires des marées ? Je

ne me pose jamais les questions : Qu'ai-je fait de mal, de bien ? Qu'est-ce que l'on cherche

à me dire ? Comme si une pensée supérieure voulait m'enseigner quelque chose. Si tel est

le cas, je n'ai aucune preuve scientifique qui me le confirme, aussi, le pragmatique que je

suis préfère apprendre du « cours des choses ». Comme si les valeurs subjectives du

« bien » et du « mal » avaient à voir dans l'échec, dans le principe d'échouer.

Mes questions sont : Que se passe-t-il ? au sens dynamique du terme. Comment je m'y

prends pour échouer ? C'est-à-dire : Comment m'y suis-je pris pour connaître l'immobilité,

puis en quoi celle-ci devient-elle un potentiel de situation que je porte à mon avantage

(cf. principes 3 et 4) ? Voici les questions simples auxquelles je cherche à répondre. J'aurai

bien le temps d'avoir peur, de rire, de crier, de pleurer, de sourire après...

Réussir et échouer, l'un et l'autre impliquent la même dynamique, seul le moment et la

configuration diffèrent. Dans les deux cas, quelque chose se retire.

S'égarer, quitter le « bon » cheminJ'ai toujours été fasciné par Ulysse. Non parce qu'il était un roi singulier au pays d'Homère,

mais parce qu'il était à la fois discret, écouté, celui qui a voyagé, tout ensemble puni et

aidé par les dieux de l'Olympe durant de longues années. Ne dit-on pas de lui que c'est un

« Homo viator : celui qui se forme par et dans le voyage » ?

C'est d'ailleurs en hommage à ce voyageur d'un autre temps que j'ai appelé ma maison

83

Ce qui se retire permet de voir autre chose.

Page 87: succès et reussite

d'édition « les Éditions de l'Homo-Viator ». Je me suis formé par et dans le voyage. Je me

suis égaré et j'ai été balloté à la fois par mes choix et par les forces en action. J'ai erré,

m'égarant à ce point que ma propre langue me devenait étrangère. Or sans langue, plus

d'organisation sonore structurée de la pensée.

Ne pense-t-on pas le monde avec sa langue et ses signes ? J'ai retrouvé ma route le jour où

j'ai compris ma langue et mes signes. J'ai à ce moment pu m'en distancier, les considérer

pour ce qu'ils sont, des systèmes conceptuels visant à traduire et à réduire au mieux l'écart

entre ce que je suis en tant qu'être humain et la réalité, entre ce que mon cerveau traduit

et ce que mon esprit croit voir. Je ne suis en effet pas dupe de ce que je crois voir. Toi

l'illusionniste sait de quoi « je parle ».

Ulysse le polútropos est l'homme aux mille visages autant que l'homme aux mille tours

(polutropon). Celui qui change de visage en permanence, non pas par peur, mais parce que

la situation l'exige. Qu'il soit le personnage de Personne (Outis), le mendiant ou le roi

d'Ithaque, Ulysse est l'homme s'imprégnant des configurations pour mieux s'y adapter,

mieux s'y déployer. Et si Outis est l'un de ses fameux surnoms, la mètis n'est pas en reste.

La mètis, traitée dans le principe 12, étant la ruse, le détour, le biais. Ce n'est pas un

hasard si ou et mè en grec désignent deux formes de négation. Ulysse, le sans identité et

le sans fixité, est celui qui par cheminement se forme par et dans le voyage. Il est aussi

celui qui, par l'accès au monde des morts, ne peut plus revenir au monde profane. Il y a

dans l'accès à la réussite cette réalité d'une incapacité de retour en arrière.

Combien de personnes sont venues me voir parce qu'elles voulaient réussir ? La première

question que je leur pose est simple : « Êtes-vous prêt à réussir ? » Ce qui pose en

implicite les questions suivantes : « Êtes-vous prêt à quitter votre normalité, à vous

égarer, êtes-vous prêt à “souffrir”, c'est-à-dire à vous voir transformé par le voyage, à être

mis en friction avec le temps ? Êtes-vous prêt à cette forme de solitude qui vous éloigne

84

« Homo viator », celui qui se forme par et dans le voyage.

On ne sait que l'on a échoué que parce que quelque chose sur le chemin nous immobilise.

Page 88: succès et reussite

du monde profane ? ». Réussir, comme je l'ai amorcé dans mes précédents principes, est

une conséquence et non un objectif que notre idéal projette sur le monde. Les réussites

réelles nous changent. Qui n'a pas changé n'a pas réussi, il a juste brillé quelques instants.

Il y a quelques années, j'étais en contact avec un jeune garçon. Il rêvait d'être un acteur

d'envergure mondiale. Il avait du talent, mais son ego autant que son arrogance avait

attiré les foudres de ceux qui auraient pu être de merveilleux mentors. Lors de notre

dernier échange, je me souviens lui avoir posé la question suivante : Quelle différence

fais-tu entre une star et un grand acteur ? Sa mâchoire serrée (contraction des muscles

abaisseurs du visage), agacée par ma question, retint une réponse. J'ai prononcé alors

cette phrase : « Une star finit par s'arrêter de briller tôt ou tard ; un grand acteur inscrit

son nom dans les générations à venir par sa constance et sa capacité à déployer l'étendue

de son talent et de ses connaissances acquises. » Le nom de Clint Eastwood me semble

approprié pour illustrer mon propos. Ce garçon, pétri d'une colère nourrie par « quelque

chose » de personnel, se fermait de manière systématique les opportunités (ce qui devient

disponible et accessible).

On ne sait que l'on a échoué que parce que quelque chose nous immobilise. Combien

d'amis Ulysse a-t-il perdus en route ? combien de temps passé à penser que le temps ne

passait pas (île de Calypso) ? Il n'est pas anodin que l'eau, la mer (pontôi) soit

omniprésente dans L'Odyssée. L'eau, instable et soumise aux courants, aux vents, aux

mouvements de la terre, soumet le marin à de rudes épreuves. Ulysse subit la vengeance

de Poséidon, le dieu de la mer. Faut-il se rappeler que chez les dieux de l'Olympe,

Poséidon incarne « l'errance s'opposant au retour : au nostos »20. L'égarement met à

l'épreuve celui qui quitte le sentier, la bonne route (hodos), la normalité, mais en arrière-

plan tout ce qui offre sécurité, morale, connaissance, perfection, et l'être. C'est avec

20 N. Doiron, Errance et méthode, interpréter le déplacement d'Ulysse à Socrate, PUL, 2011, p. 18.

85

Une star brille et s'éteint. Un grand acteur marque les mémoires et le temps.

Page 89: succès et reussite

Platon que les puissants enseignements de L'Odyssée et d'Ulysse prennent fin. Platon

dénonçant, fustigeant avec force et démonstrations l'idée que la seule chose qu'enseigne

Ulysse, c'est le mensonge. Or le mensonge n'est pas compatible avec l'idéal de la cité : la

morale, la droiture et la vérité.

Le succès et la réussite sont synonymes de l'errance, de l'égarement, de l'échouage21. Le

concept d'échec par opposition à la réussite me semble désormais bien trop manichéen,

simpliste et dénué de toute sa richesse. L'échec (échouer) et la réussite sont deux aspects

dynamiques inhérents à l'errance, le voyage au sens propre, ici dynamique : le départ,

l'égarement, les rencontres, les pertes, les gains, le retour, la transformation qui en

découle, l'élégance (j'y reviens dans quelques lignes).

Ulysse réussit à rentrer chez lui, malgré l'errance imposée par Poséidon. Ulysse est ce non-

être : il n'est pas, puisqu'il est celui que le voyage a fait mourir à lui-même pour le faire

revenir autre que lui. De retour à Ithaque, il prend le visage du mendiant, l'humble, le bas

et le puant, celui que ses haillons font apparaître comme un pauvre bougre aux yeux des

prétendants. Mais derrière l'illusion se cache ce que le voyage offre comme stabilité,

comme assurance (ce par quoi le mental ne faiblit pas) et comme tranquillité. Ulysse

reprend son royaume malgré les forces hostiles à son égard. S'il y réussit, c'est parce que

ses voyages lui ont enseigné « mille tours ».

Ulysse n'a jamais cessé de vouloir rentrer chez lui, son intention n'a pas décliné avec le

temps. Il s'est égaré, il a erré et il a souffert dans la traversée (peirô).

Si je choisis Ulysse pour parler de l'égarement, de valeur morale, de vérité, d'idéal, c'est

parce qu'il me rappelle chaque jour que le monde n'est pas idéal, mais opérant et

indifférent à ma personne. Certes je peux agir, certes je peux non-agir, certes je peux

21 Le terme est assez rare, mais il me semble pertinent ici (dans son sens marin).

86

S'égarer met à l'épreuve qui quitte le sentier de la normalité.

Ulysse reprend son royaume parce que son voyage lui a enseigné mille tours.

Page 90: succès et reussite

décider, certes je peux me lamenter, mais quel que soit mon activité interne, le monde se

déploie. Nous avons des expressions pour cela : le train ne repasse pas deux fois, saisir

l'occasion, regarder autour de soi, rester sur le quai de la gare, etc. La question du

« bon », du « bien », du « mal », du « mauvais » n'existe que par concept interposé entre

nous et ce qui opère. S'égarer (esgarer) entraîne l'idée que notre esprit se trouble, que

nous perdons le « bon » chemin. Or, dès lors que le terme « bon » vient qualifier le terme

« chemin », nous posons sur ce qui se déploie au-delà de notre regard un concept et une

valeur. Pour ma part, je préfère associer au terme « bon » la qualité de ce qui harmonise,

c'est-à-dire ce qui entraîne une dynamique fluide, active et homéostatique.

Poursuivons encore un instant sur ce terme, « égarer ». S'égarer pose le principe d'être

troublé, de s'écarter du chemin de la morale, de la vérité, voire manquer de bon sens.

Égarer pose aussi l'idée de perdre quelque chose pour se rendre disponible à autre chose.

Pour son discours d'ouverture à l'université de Stanford le 12 juin 2005, Steve Jobs dit :

« Votre temps est limité, ne le gâchez pas en menant une existence qui n'est pas la vôtre.

Ne vous laissez pas prendre au piège du dogme — qui consiste à vivre avec les

conséquences des idées des autres. Ne laissez pas le bruit des opinions d'autrui couvrir

votre voix intérieure. Et surtout, ayez le courage d'écouter votre cœur et votre intuition.

Tout le reste est secondaire. » Au-delà d'une lecture classique, ce propos, outre sa possible

stimulation immédiate (car dans deux heures la « réalité » poursuivra son activité),

exprime de manière explicite l'importance de l'égarement, du « OUI avec sincérité » et

autres points abordés dans ces cinq premiers principes. Ne soyez pas humble, dit-il, ne

vous soumettez pas à la morale du plus grand nombre. Écoutez votre cœur, dit le

personnage qui, à 23 ans, valait un million de dollars ; mais « écouter son cœur » veut

dire : inscrivez-vous dans le cours des choses qui se trouvent à votre disposition et quittez

les concepts du « bien », de la « vérité » qu'entend le concept d'être. Ne soyez pas, dit-il,

vivez...

87

S'égarer : être troublé.

Qui voyage est mis à l'épreuve dans ses valeurs, ses idées, ses concepts.

Page 91: succès et reussite

Qui voyage est mis à l'épreuve dans ses valeurs, dans ses jugements moraux, dans sa

structure langagière, dans ses idées, dans ses concepts. Je parle bien du voyage, pas de

vacances, cet espace-temps où et quand l'on se rend en sécurité avec à l'esprit que c'est

un interlude à notre normalité.

Le voyage nous modifie, nous forme, nous trouble : comprenez ici que le dogme et la

normalité sont ébranlés par « autre chose ».

Einstein disait cette phrase que tu connais, Vincent : « On ne résout pas un problème avec

les habitudes de pensée à l'origine de ce problème » ; or cette phrase est l'expression

sonore d'un trouble de l'esprit au regard des normes de la physique. Einstein, on le sait,

était indiscipliné, il n'aimait pas le sport et était lent. Son sens de l'observation des choses

de la réalité l'ont amené à consolider cet écart avec les dogmes en cours. E = mc2 n'est pas

l'invention unique d'Einstein, mais l'assemblage remarquable de travaux précédents

intégrant Antoine Lavoisier, Émilie du Châtelet et Michael Faraday.

Le succès et la réussite sont des conséquences de l'égarement. J'insiste : égarement à la

fois par quoi notre esprit est troublé, par quoi notre normalité se voit dérangée par

« quelque chose » d'autre, par quoi la trajectoire se modifie.

Il en est de même pour Darwin, refusant à son père de devenir médecin, ou Edison, dont la

légende veut qu'il échoua mille fois avant que sa lampe ne fonctionne, et dont cette

simple phrase « la valeur d'une idée dépend de son utilisation » illustre la dynamique

inhérente au succès : est-ce utile ?

Échouer avec élégance Cette dernière partie sera courte, non qu'il n'y ait rien à en dire, mais parce que l'élégance

porte une subjectivité sujette à discussion. Je positionne ce terme à la fois dans la

thématique de ce livre et dans la manière dont je tâche de le vivre au quotidien.

88

Le voyage nous forme, nous modifie, nous trouble.

La valeur d'une idée dépend de son utilité. Le succès durable dépend de son utilité identifiée par autrui, par soi.

Page 92: succès et reussite

Le terme « élégant » (elegans, -antis) veut dire « qui sait choisir », mais aussi « distingué

et de bon goût ». Il semble qu'il découle de legere, signifiant « cueillir, choisir,

rassembler ». Ce terme a très vite servi à qualifier une chose : une œuvre d'art, un propos,

un écrit, un vêtement.

Il est possible de comprendre très vite à quel point le terme « élégance » est soumis à la

domination des valeurs et des concepts de beauté d'une société. Il est possible aussi d'y

apercevoir l'héritage européen de la noblesse de la pensée au travers de la perfection

d'une forme, d'une activité intellectuelle ou d'un phrasé éloquent (structuration de mots et

de concepts élaborés visant à qualifier une chose simple ou complexe). La démonstration

d'une idée, que les principes de la rhétorique fondent, l'usage habile de la couleur, là où la

fadeur des anciennes peintures chinoises propose une autre conception de la beauté.

L'élégance s'attribue aussi aux manières, à la courtoisie, à la politesse, au bon goût. Dans

notre conception elle est pétrie et nourrie par les concepts de beauté, d'intelligence et de

morale.

Pour ma part, je reviens à la source du mot : « qui sait choisir ».

« Échouer avec élégance » veut dire : savoir choisir la manière dont on décide de vivre

l'échec, l'échouage. Désignons-nous un coupable à notre situation ? Nous posons-nous en

victime ? Trouvons-nous prétextes et justifications ? Condamnons-nous le Ciel et les anges ?

Nous laissons-nous gagner par l'amertume et les regrets ? Baissons-nous les bras en pensant

que nous ne valons rien ? Etc.

Dans tous ces cas, nous restons prisonnier de la croyance clé que nous et les autres sont

les seuls responsables de ce qui se passe. Pétri des concepts de faute, de moralité, de

psychologisation (inadaptée dans le cours des choses), entre autres concepts liés à l'être,

nous utilisons des ressources de pensée et de penser22 inappropriées.

22 L'usage du substantif « penser » désigne la pensée d'une culture, ce que l'on nomme « paradigme » : l'ensemble des signes et des sens, des mots et des concepts de pensée qu'une culture développe pour penser le monde.

89

Elegans : qui sait choisir.

Échouer avec élégance : savoir choisir la manière de se comporter dans la situation.

Page 93: succès et reussite

Échouer avec élégance, pour ma part, revient à me montrer indifférent aux valeurs

subjectives que mon esprit occidental pourrait poser sur la situation défavorable à mon

activité, mon projet.

Élégant, à ce moment, désigne le calme, la tranquillité, opposés ainsi à l'agitation, à la

perturbation interne des émotions et de l'esprit. Si les émotions se manifestent à mon

esprit, elles le sont comme conseillers, non comme maîtres. La peur me propose trois

options : fuir (me retirer rapidement), me cacher (me rendre discret et non visible),

stopper (laisser la bourrasque passer en me tenant immobile). La colère, deux options :

me défendre (marquer une réaction à une action porteuse de nuisance à mon égard),

attaquer (anticiper ou amorcer une action visant à blesser, stopper de manière violente

l'en-face : personne, système ou autre). La joie, deux options : me détendre (laisser se

décontracter mes muscles et mon activité cérébrale), accepter et consentir (ne marquer

aucune opposition et laisser venir autant qu'advenir). La tristesse, trois options : ralentir

(réduire mes rythmes physiologiques et mentaux), pleurer (atténuer la douleur), accepter

(ne pas agir contre le « cours des choses »). Je peux poursuivre pour les autres émotions,

mais ce que je souhaite souligner ici, c'est la manière dont je choisis d'opérer, de me

comporter, c'est-à-dire de me mouvoir dans l'interaction entre moi et le monde, moi et les

autres, évoluant dans le monde et soumis au cours des choses. Les émotions suggèrent, je

dispose. Je n'ai pas dit que c'est facile, je souligne ce que je suis en capacité de mettre en

œuvre aujourd'hui après des années de travail, d'entraînement et d'études.

C'est cela que je désigne par « élégance dans l'échec », comme dans la réussite somme

toute. Des termes tels que fair-play, mauvais perdant, grosse tête ou modestie peuvent

illustrer cette notion.

Enfin, je termine cette partie en m'arrêtant un instant sur le terme d'« indifférence »

(indifferens). Combien de fois il m'a été reproché d'être quelqu'un de froid, de distant,

90

Opérer avec élégance, écouter le conseil de ses émotions.

Indifferens : ni bon, ni mauvais, sans distinction.

Page 94: succès et reussite

voire de peu de sociabilité. Voici comment on « case » quelqu'un avec des principes de

normalité... (je te vois rire d'ici). Qui a cheminé avec moi, c'est-à-dire qui a perdu et

gagné quelque chose à mes côtés sait qu'il n'en est rien. J'ai peu de sensibilité aux actes

politiques, aux éloges distendus, aux discours disproportionnés, aux titres de légitimité

derrière lesquels tant se « cachent ». Je ne pose aucun critère de distinction sur les

personnes. Ce qui compte pour moi est leur attitude, leur talent et leur souplesse dans la

vie.

Être indifférent, en terme d'attitude, désigne ma volonté de n'apporter ou de ne poser

aucune distinction ni sur les personnes, ni sur les choses, ni sur les événements, de ne

porter aucun jugement, c'est-à-dire de ne pas amorcer la mise en œuvre d'un ensemble de

critères moralisants, mesurants, qualifiants dont j'aurais la prétention de les croire

supérieurs ou meilleurs.

Je n'accorde que peu d'intérêt aux discours, car les mots doivent avoir une utilité sinon ils

sont bruyants et perturbent la tranquillité de l'esprit. Ne cherchant pas à distinguer pour

qualifier, je reste disponible à ce qui arrive.

Ainsi l'indifférence revient à ne porter ni attention, ni souligner la différence, une

distinction pouvant générer une propension non souhaitée.

L'indifférence relève d'une manière d'opérer, d'une effectivité que tu connais sous le nom

de discrétion : ce qui ne se relève pas. J'y ajoute un point clé : je ne le relève ni par la

parole, ni par la pensée. Cela m'offre ainsi une disponibilité à la spontanéité autant que la

possibilité de cultiver une naturelle naïveté, nécessaire au développement d'une intuition

fécondante. Enfin, dès lors que je suis indifférent, je ne suis donc plus encombré par des

idées et des pensées obstruantes. L'indifférence apporte la lucidité (lucidus) : esprit clair,

actif, vif comme l'éclair. Sans rien pour l'encombrer, la pensée se déploie à pleine vitesse.

N'est-ce pas ce que Morpheus dit à Néo dans Matrix : « libère ton esprit » ?23...

23 Je développe cette dimension en détail dans Petit éloge du héros, Ambre Éditions.

91

L'indifférence, une manière d'opérer avec discrétion

Page 95: succès et reussite

Pour illustrer cette notion d'indifférence et d'élégance, laisse-moi te conter une anecdote

vécue aux débuts des années 90. J'étais alors responsable adjoint d'un magasin de

nautisme à Vannes.

Un mercredi, je vois arriver un jeune garçon. Il avait à peine quatorze ans et était de

taille moyenne (1 m 50 environ). J'étais au fond du magasin. Je venais de ranger du

matériel. Il y avait d'autres personnes, mais soit elles avaient déjà obtenu des conseils,

soit leur attitude attestait leur souhait de rester seules. Je me souviens fort bien de lui, il

était souriant et avait les yeux pétillants. J'étais touché d'une si belle naïveté, c'est-à-dire

une attitude sans contrôle et sans sans à priori. Il regardait le matériel la bouche ouverte.

Rien que d'y penser j'en souris encore...

Le grand patron du groupe auquel nous appartenions était présent. Il était obnubilé par le

chiffre d'affaires. J'ai passé 45 minutes avec ce garçon, alors que des clients potentiels

entraient dans le magasin. Je percevais l'agacement de mon patron, qui ne comprenait pas

que je perde mon temps avec un « gosse » alors que de « vrais » clients étaient présents.

Mon responsable et ami de l'époque, lui, souriait.

Le jeune garçon s'est retiré en me remerciant avec chaleur. Je me suis occupé ensuite,

avec les autres vendeurs, des clients présents. La plupart « voulaient voir », « voulaient

jeter un œil » : tout vendeur en magasin connaît ces expressions. Arrivant au comptoir, le

« big boss » me fit remarquer sèchement qu'il est important de se concentrer sur les

personnes ayant les moyens d'acheter. Avec une certaine insolence et arrogance, je lui

rétorquai que son rôle était de gérer la boîte et que le mien était de vendre. Je lui

rappelai mes chiffres de vente, les meilleurs du groupe, j'étais ainsi le seul à savoir ce que

j'avais à faire. Quand j'y pense, je me dis que j'ai été « gonflé » (LOL).

Le samedi suivant, le grand patron était à nouveau présent. Deux fois en une semaine

relevait du rarissime, mais le « cours des choses » allait jouer en ma faveur...

92

Opérer avec lucidité, rendre à l'esprit sa pleine vitesse et sa clarté.

Réussite, considérer toute personne comme porteuse de potentialités

Page 96: succès et reussite

Je me souviens fort bien qu'aux alentours de 15 h, ce samedi-là, une BMW série 7 se gara

devant le surf-shop. La série 7 de BMW avait de particulier sa longueur. Elle dépassait les

autres véhicules. Le boss la vit. De l'avant sortirent un homme et une femme bien habillés

(lui en costume sans cravate, elle en robe longue de couleur vive) — rien à voir avec le

style surfer. Puis, côté gauche de la voiture, sortit le jeune garçon. Je me souviens de la

tête décomposée de mon patron. J'étais à quelques mètres de l'entrée et mon patron à

moins de quatre mètres de moi, au comptoir. Mon responsable, lui, vaquait aux

occupations d'un shop en pleine activité.

Le couple s'est approché de moi, le jeune garçon positionné entre eux deux. Le père m'a

regardé intensément et avec une expression de douce gravité. Il me dit : « Mon fils m'a dit

que vous vous étiez bien occupé de lui, que vous aviez pris votre temps et que vous l'aviez

respecté. Merci. » Ce jour-là, je fis une vente extraordinaire (plus de vingt mille francs,

soit plus de cinq mille euros compte tenu de l'inflation). Mon patron ne me fit plus jamais

de remontrance.

Cet exemple de mon indifférence face aux apparences reste un enseignement clé chez

moi. J'en ai des centaines d'exemples plus récents, mais celui-là a de particulier qu'il

incarne ce que l'indifférence a de majeur dans la réussite d'une vente, d'un projet. Ne pas

se fier aux apparences, c'est-à-dire ne pas se laisser imbiber par des symboles, des

concepts, des représentations que la culture nous inculque, mais prendre la situation, la

personne pour ce qu'elle porte d'activité potentielle. L'élégance est d'avoir su choisir de

m'occuper avec implication et sincérité de ce garçon plutôt que de me laisser contraindre

par les représentations de mon grand chef.

Le succès et la réussite dépendent aussi de notre capacité à nous montrer indifférent et

élégant lorsque la circonstance, l'opportunité, l'entre-deux se présentent à nous.

93

Parler : seulement si cela est utile.

Ne pas se fier aux apparences implique de développer son sens de l'indifférence.

Page 97: succès et reussite

Principe six :Appréhender l'objectif (définir sans y être fixé)

94

Page 98: succès et reussite

Fixer un objectif : prendre le risque d'y rester fixé (introduction)

Nous voici le dimanche 7 octobre 2012. Il est 19 h 36. Cet après-midi, alors que je déjeune

avec ma compagne, assis sur le bord du canapé, je vois l'une des revues préférées de la

gente féminine française (j'ose le penser... vu le nombre de mes connaissances le lisant24) :

Marie-Claire. Appréciant l'actrice Diane Kruger, dont la photo figure sur la couverture,

j'ouvre la revue sous l'œil interpellé de ma « chère et tendre ».

Ce n'est pas la réputation d'une revue ou sa typologie qui m'intéresse, c'est ce qu'elle peut

contenir d'utile. Une revue scientifique peut être soporifique si l'auteur écrit pour

augmenter son quota d'articles ; une revue grand public peut contenir des trésors. J'en ai

trouvé un au travers d'une phrase : « à trop vouloir influencer sur le destin qu'on désire, on

peut laisser sa chance », dit l'actrice25.

Diane K. pose avec lucidité un principe clé de la réussite : ne pas se laisser fixer ni par ses

objectifs ni par son idéal.

Dans le métier d'accompagnant, la notion d'objectif fait partie de ces expressions

évidentes : « se fixer un objectif clair, définir un objectif motivant, expliciter les critères

d'évaluation de ses objectifs ».

Il en est de même dans le management : objectif annuel, voire semestriel avec son

manager, feuille de route avec les objectifs MALINS (Mesurable, Accessible, Limité,

Intéressant, Nouveau, Simple) ou SMART (Spécifique, Mesurable, Ambitieux, Réaliste,

Temporel).

Dans un autre registre, les coachs posent des questions du type : « Quel objectif

24 Je ne peux manquer l'occasion de noter avec quel sérieux elles m'expliquent l'intérêt de lire cette revue, la qualité des articles, etc.

25 Marie-Claire, n° 723, novembre 2012, p. 72.

95

Ce n'est pas la réputation d'une revue qui importe, c'est son utilité.

« À vouloir trop influencer le destin, on peut laisser passer sa chance. »Diane Kruger, actrice.

Page 99: succès et reussite

souhaitez-vous atteindre ? » Ils utilisent, entre autres outils, le process GROW (Goal,

Reality, Options, Will26). L'objectif, en droite ligne avec la maîtrise du temps (kairos),

l'organisation de l'activité, l'usage de l'outil et du concept, respecte la tradition

occidentale : il se maîtrise en une kairologie identifiée (cf. Principe 3).

Longtemps j'ai utilisé ce modèle de pensée comme une évidence, mais, chemin faisant,

j'en suis arrivé au constat suivant : malgré la bonne volonté des personnes, de nombreux

objectifs ne peuvent s'atteindre. L'une des raisons est que l'objectif défini par notre

« idéal » n'échappe ni aux lois de propension, ni aux circonstances, ni au cours des choses,

et ce bien qu'il soit passé au crible d'outils censés le rendre accessible. Pour avoir utilisé

en son temps les process GROW, SMART ou MALINS, je peux dire que la majorité des

personnes ne « voient » pas la réalité. Ils ont instauré bien trop de concepts entre le

monde et leur cerveau.

Tout objectif classique est atteignable si nous réduisons au maximum l'influence du monde.

Perdre dix kilos dépend avant tout de nous, de notre détermination, de notre volonté, de

l'image idéale à laquelle nous souhaitons ressembler, au bien-être que nous imaginons

ressentir. Dans ce cas, il est possible de définir un process GROW, un SMART.

Pour actualiser un « objectif » simple, c'est-à-dire dans un espace-temps étroit et avec un

minimum d'interaction avec le monde et les autres, les outils classiques et notre seule

volonté fonctionnent. Si l'objectif est extérieur à nous, si ce dernier nécessite un temps

d'actualisation supérieur à douze mois, si nous y intégrons les relations et les interactions

inhérentes avec la multitude de personnes et les circonstances qui vont agir et non-agir,

l'objectif trop déterminé va se dissoudre de lui-même, se modifier, se reconfigurer. Notre

volonté ne suffit plus. N'est-ce pas le cas de l'amour ? de la création d'une entreprise ? d'un

projet qui implique d'autres personnes et autre chose que moi ?

26 J'invite le lecteur à découvrir l'article rédigé à ce sujet : http://www.focusrh.com/tribunes/qu-est-ce-que-le-process-grow.html. Il y découvrira la manière dont j'ai tâché de faire évoluer ce modèle vers une dynamique intégrant les aspects abordés dans ce livre.

96

Quand fixer l'objectif nous fixe à lui.

L'objectif n'est pas l'idéal, c'est un espace de la réalité identifié par notre cerveau comme accessible.

Ce ne sont pas les détails qui importent au cerveau, c'est le réalisme.

Page 100: succès et reussite

C'est de ce type d'objectif dont je parle, ce genre d'objectif pour lequel notre volonté ne

suffit pas.

Je propose de fixer un objectif si, et seulement si, l'espace-temps est étroit et court, et

ceci avec une interaction minimale avec l'environnement. Un exemple : si je veux

progresser au piano, je commence par me donner pour objectif « fixe » de réussir à jouer

main gauche et main droite en rythme tout en sifflant la chanson. Cela ne m'empêche pas

de vouloir « faire » l'Olympia, mais je ne me fixe pas l'Olympia en tête, je garde une image

claire, dynamique, sonore d'un espace immense d'où me regardent des milliers de

personnes heureuses de m'écouter jouer. L'Olympia est « extérieur » à moi, donc je ne m'y

fixe pas. Mais si cela arrive par une suite d'actualisations, alors j'en serai heureux.

Ainsi, mon cerveau, mon corps, mon esprit organisent dans le temps les étapes utiles pour

actualiser cette réalité. Le court terme est déterminable, le long terme est allusif et

appréhendable. Ne fixant pas mon idée sur un idéal, alors la réalité peut s'organiser.

Tu noteras, Vincent, que je n'écris ni « atteindre », ni « réaliser », mais bien

« actualiser », c'est-à-dire ce qui devient visible, réel, disponible à mon activité. Pour ma

part, l'objectif ambitieux doit être allusif, c'est-à-dire une image identifiée comme espace

de réalité à actualiser. Ainsi mon cerveau et mon esprit ne s'encombrent pas d'une

obligation de résultat. Ils ne se mettent ni en tension, ni en stress, ni en contrainte, c'est-

à-dire en état de trouble parce que la réalité ne correspond pas à ce que l'esprit s'est fixé

comme « image et idée ».

« À trop vouloir influencer sur le destin qu'on désire, on peut laisser sa chance », dit Diane

Kruger. Au regard de notre ADN culturel, présenté au début de mon développement, cela

se traduit par l'idée suivante : à trop vouloir provoquer la fortuna on affronte des forces

supérieures. En effet, la fortuna, nous dit la Grèce antique, est la chance que l'on ose

97

Un objectif classique est celui qui ne dépend que de nous.

Réussir, c'est accepter de décider d'objectifs pour lesquels notre volonté ne suffit plus.

Le court terme est déterminable, le long terme est allusif.

Ne fixant pas mon idée sur un idéal, la réalité peut s'actualiser.

Page 101: succès et reussite

affronter. Or la chance (virtu) est cette opportunité divine qui nous est proposée. À jouer

avec un idéal qui nous dépasse, instauré par des instances supérieures au-delà de nos

décisions personnelles, nous nous enlevons toute opportunité de bénéficier des faveurs des

mêmes dieux. Voilà ce qui pourrait être traduit de la phrase de Diane Kruger.

Ramené à une lecture « pragmatique », cela donne : à trop rester fixé sur son idéal de vie,

nous prenons le risque de rester fixé à nos idées aveuglantes. Une telle attitude nous

conduit de manière inexorable à laisser se dissoudre les potentiels de situation. Ce qui,

dans le cours des choses, s'offre à nous, comme ce courant d'air, ce souffle de vent qui,

prenant la fleur de pissenlit, la porte et l'accompagne (se joindre à), sans que cette

dernière ne fasse d'effort, là où à son tour elle va pouvoir féconder la terre. L'objectif est

de féconder, et pourtant elle ne se fixe pas l'objectif d'atteindre le lieu parfait. Le cours

des choses s'en charge.

À trop vouloir agir sur « autre chose », à l'écart de notre maîtrise immédiate associée au

cours des choses, alors on laisse se dissoudre les potentiels de situation dans lesquels

réside notre réussite en devenir. L'objectif ne se définit pas, il s'appréhende avec le cours

des choses.

L'objectif appartient à l'objet de la pensée

Je poursuis le développement du principe six, mais il me faut rappeler l'importance de lire

chacun des principes comme le déploiement des précédents. Ce n'est pas un propos

additionnel et circonscrit aux autres, c'est un propos enchevêtré à l'ensemble des notions

développées en amont.

Je te guide sur ma pente, Vincent. Elle va s'accélérer. Sache que je garde à l'esprit la

thématique de ce livre : succès et réussite. Je ne parle pas d'une réussite égocentrée et

narcissique, je parle de quelque chose qui apporte quelque chose d'additionnel à la

98

Objectif : ni à atteindre, ni à réaliser, juste à actualiser, c'est-à-dire rendre visible et accessible.

Qui affronte la fortuna affronte des forces supérieures dont il n'a aucune connaissance.

Constringere : enchaîner, contenir, serrer, peser sur.

Page 102: succès et reussite

communauté, au monde.

Si nous étions dans une écriture purement centrée sur « soi-même », je recommanderai

d'autres livres plus pertinents que celui-ci. Je pense avec sincérité que d'autres le sont

vraiment. Mais la vie, cette dynamique qui s'organise indépendamment de « moi », porte

une telle richesse, une telle potentialité pour nous tous qu'il est nécessaire de revisiter nos

« évidences ». Je garde mon engagement de « repenser » les notions à l'écart des

évidences, des classiques. L'ordre des principes est voulu. C'est un puzzle qui s'organise et

se déploie.

Le terme « objectif », objectivus, veut dire « qui appartient à l'objet de la pensée ». Il est

d'ailleurs dérivé d'objectum (« objet »).

Le philosophe et théologien Duns Scot précise que l'objectif est une idée, une

représentation de l'esprit et non une réalité subsistant en elle-même27. Avec Descartes, le

mot désigne un concept, une représentation de l'esprit et non une réalité formelle. Avec la

modernité, le terme désigne « une réalité en lui-même, indépendamment de la

connaissance, de la volonté d'un sujet », mais aussi un « point de vue » reposant sur

l'observation et l'expérience.

Il faut bien comprendre que le terme « objectif » prend sa source dans notre ADN

culturel : la connaissance, la technê, la science, l'idée, le sujet, la morale, la subjectivité

(bien-mal-bon-mauvais, etc.).

Comment pensons-nous le terme « objectif » ? Je t'invite, cher ami, à t'asseoir un instant.

Visualise le mot « objectif », puis prononce-le. Que vois-tu ? Qu'est-ce qui se manifeste ?

Tant que nous ne savons pas comment nous pensons nos « mots », nos « concepts », nous

ne pouvons entamer le chemin menant à la réussite telle que je l'ai définie en amont.

Vois-tu, cher Vincent, nous sommes une forme élaborée de vie conditionnée par le

27 Dictionnaire historique de la langue française, 2000, p. 2414.

99

Une réussite utile est une réussite qui ne flatte pas l'ego.

Ne fixant pas mon idée sur un idéal, la réalité peut s'actualiser. Tel est la base de l'objectif : être flexible aux autres « idées ».

Un objectif utile s'attire les faveurs du monde.

Objectivus : qui appartient à l'objet de la pensée.

Page 103: succès et reussite

mouvement. Avec nos 360 articulations, nous sommes « mouvement ». Notre cerveau

traite plus de deux cent mille informations en temps réel, même si nous en avons à peine

conscience. C'est pourquoi je considère l'objectif, dans un premier temps, comme la

capacité de visualiser dans le flux, par déduction réaliste, les points d'appui nécessaires à

mon projet ; et, dans un second temps, comme la capacité de les rendre tangibles à mon

esprit en vue de décider des actions et des non-actions.

Dès lors que nous définissons nos objectifs avec nos idées et nos concepts, nous prenons le

risque (grand) de nous y voir fixés. C'est d'ailleurs ce qui arrive la majorité du temps. D'où

le sentiment de déception, de stress, de gâchis et autres émotions dissolvantes. Ce fut le

cas d'un cadre supérieur d'une grande entreprise voulant devenir directeur du marketing

au sein du groupe. On lui en avait fait la « promesse », à condition de réaliser un bilan de

compétence et un 360° (technique visant à faire parler des personnes travaillant avec nous

pour connaître leur avis). Il réalisa les deux avec succès. Mais le poste fut confié à un

jeune « haut-potentiel » sortant d'une grande école. Lorsque je l'ai rencontré, il était aigri

et défaitiste. À ma question « Que souhaites-tu pour toi, indépendamment de tes concepts

sur toi ?», il répondit qu'il voulait être le numéro deux d'une entreprise, être le patron du

marketing. Mais, m'a-t-il dit, « j'ai 47 ans, j'ai fait 25 ans dans la même entreprise, je n'ai

pas de réseau. Je suis has been... » (je cite). Je me souviens avoir souri en lui disant

qu'une telle pensée devait être difficile à vivre. Nous avons travaillé sur le « flux », c'est-

à-dire faire en sorte que son talent et ce qui l'enthousiasme se sache.

Je lui ai ensuite demandé de mettre de la couleur dans ses vêtements et d'enlever sa

cravate : le style « La Défense, gris et bleu foncé » était incompatible avec ses rêves de

couleurs. Il m'a montré son CV, je lui ai demandé de réaliser le marketing de son parcours,

de son identité : il a amorcé une plaquette. Nous nous sommes vus trois fois. Peu de temps

après, il m'a appelé avec un immense bonheur : il avait trouvé le « job de ses rêves », et

100

Visualiser le flux, précepte à la matérialisation d'un objectif.

Nous sommes par définition des êtres de mouvement. Nos 360 articulations sont là pour nous le rappeler. Un objectif est synonyme de mouvement.

Page 104: succès et reussite

ce exactement comme il le voulait. Un dirigeant japonais l'avait recruté en tant que

numéro deux de sa société. Il lui avait dit : « Un homme qui reste fidèle à son entreprise

pendant vingt ans est un homme en qui je peux avoir confiance. » Au début, son objectif

fixe le rendait triste et aigri, car il le pensait selon les standards français, mais jamais il

n'avait pensé qu'il existait d'autres standards avant que nous travaillions sur le flux et non

sur l'idée. À ma connaissance, il y travaille toujours.

Lorsque nos idées et nos concepts sont les dirigeants de nos objectifs, nous mettons notre

extraordinaire véhicule en contrainte. Rappelle-toi, mon ami, que nous avons dans notre

ADN les fondamentaux de « l'objet » : les formes physiques, les formes de beauté, les

formes du design, les formes du packaging, les formes de l'esprit, les formes de la pensée

et autres formes auxquelles nous nous soumettons.

Tant que notre esprit, notre cerveau ne « voit » pas cela, il s'y contraint.

Pourquoi mettre le cerveau en position de contrainte (constringere, « enchaîner »,

« contenir », « serrer », « peser sur ») en l'obligeant à se fixer sur quelque chose hors de la

réalité ? Puis-je réitérer le principe par lequel le cerveau ne fait pas la différence entre ce

qui est réel et ce qui ne l'est pas ? Si nous lui donnons une information considérée comme

réaliste, alors il s'y fixe.

N'est-ce pas cela, le grand problème de notre culture : avoir organisé un paradigme, un

ADN28 décalé de la réalité mais orienté « idéal » ?

Si j'utilise le terme de « problème », c'est parce que je le prends au sens premier de

problêma, « ce que l'on a devant soi ». « On » nous a mis devant nous une abstraction de

la réalité fondée sur un idéal européen, là où il serait désormais intéressant de mettre

28 ADN veut dire « acide désoxyribonucléique ». Composé de l'adénine, la thymine, la guanine et la cytosine, l'ADN est une molécule renfermant l'ensemble des informations utiles et nécessaires au développement et au fonctionnement de l'organisme. Nous savons par exemple que les neurones possèdent l'extraordinaire faculté de reconfigurer leur ADN (Science & Vie, n° 1141, 2012).

101

Problêma : ce que l'on a devant soi, pas dans la tête.

Page 105: succès et reussite

devant nous un objectif à actualiser.

Notre ADN culturel nous conduit à combattre notre propre encodage génétique. Celui-ci se

manifeste au travers de l'outillage déjà évoqué : la vérité, l'être, l'efficacité, la division, la

technique, le discours, l'idée, l'abstrait, le concept. L'objectif étant lié à l'idée, alors l'idée

peut se déployer, s'organiser, se structurer en un modèle géométrique et idéal. Ainsi, « se

connaître » en tant que personnalité, sa manière d'être avec les autres, mobilise-t-il de

nombreux concepts et outils utiles pour atteindre ses objectifs. Or l'objectif social est-il

un objectif réel ? C'est-à-dire quelque chose qui dans le cours des choses produit quelque

chose d'additionnel et d'utile ?

Si les dirigeants d'Atari ou de Hewlett-Packard avaient eu en leur temps des objectifs

autres que leur ROI (Return Of Investment), ils auraient appréhendé dans l'arrivée du

jeune Steve Jobs autre chose qu'un type étrange venant leur vendre un truc tout aussi

étrange. Ils y auraient vu un potentiel de situation. Mais l'histoire fut autre.

Un célèbre publicitaire français dit que l'on a réussi lorsque l'on a une Rolex pour ses

50 ans. Ainsi, selon lui, la réussite est centrée sur l'objet (la montre), et la marque (Rolex)

en est l'objet social. Cette injonction répond, me semble-t-il, parfaitement à la première

définition du terme « objectif » : une représentation relative à nos idées et à nos

concepts.

Tant que l'objectif se nourrit de la pensée, de l'idée projetée sur le monde, l'esprit y reste

fixé. Dès lors que l'objectif change de paradigme, c'est-à-dire dès lors qu'il puise et

s'appuie sur le cours des choses, alors il devient l'espace visuel et réaliste à partir duquel

l'esprit, la pensée, le cerveau, le corps peut organiser les stratégies utiles à l'actualisation.

Fixer un objectif, rester fixé à lui : un jour sans fin

Les expressions du type « mais pourquoi cela ne marche pas ? », « rien ne se passe malgré

102

Pour certains, avoir une Rolex à 50 ans est un signe de réussite. Résume-t-on la vie et la réussite d'une personne à un morceau de métal accroché autour du poignet ?

Page 106: succès et reussite

mes efforts », « j'ai dû faire une erreur quelque part », ou pire : « je n'ai pas les talents »,

« je ne suis pas doué », sont des constructions sonores, symboliques autant que des formes

de pollution non recyclées par notre esprit. Peut-être devrions-nous organiser le tri des

déchets de notre esprit comme l'on traite les déchets du quotidien :

le vert : les symboles et la sémantique dissolvants ;

le jaune : les pensées et les concepts inutiles ;

le bleu : le gaspillage d'énergie, le mauvais usage des émotions ;

le rouge : l'égocentrisme et l'arrogance.

Je n'utilise plus ce modèle de pensée, car « trop efficace », « trop agissant », « trop

parfait ». Ce que je vois devant moi n'est pas ce que mon ADN culturel veut me faire

croire. Aussi, quittant le mirage de mes concepts, je reconfigure mon ADN opératoire en

vue d'actualiser ce qui deviendra un succès, une réussite. Lorsque je marche, je regarde

devant moi tout en appréhendant l'allusif de l'environnement.

Aussi mon seul « problème » est ce que je dois regarder sans interpréter. Voici ce que je

nomme appréhender l'objectif : regarder sans me détourner de ce se tient devant et aux

abords de moi.

Revenons un instant sur le management. Combien de managers ai-je entendus dire :

« objectif de progression de 5 % pour les commerciaux, objectif de doubler les ventes dans

les six mois, objectif d'optimisation des ressources internes ». De toi à moi, je n'ai jamais

rien entendu quelque chose de moins stimulant. Penser comme cela, c'est penser à

l'envers. Un manager devrait dire : quelles sont les conditions favorables à percevoir, à

identifier, à créer en vue de les porter à notre avantage. Delà nous aurons une

augmentation de nos résultats. Fixant le chiffre, le chiffre se fixe à l'esprit.

103

Traiter les déchets de l'esprit comme l'on traite les déchets ménagers, voici ce qui est utile pour l'atteinte d'un objectif.

Appréhender l'objectif, regarder sans se détourner de ce que l'on a devant soi.

Page 107: succès et reussite

Pas plus tard que la semaine dernière, une personne travaillant en magasin m'expliquait

que celui-ci avait dépassé les objectifs du mois (au regard de l'année précédente). Durant

les dix derniers jours du mois, on a caché au patron le cash et les chèques. Les articles

vendus n'étaient pas déduits des stocks. Les employés sont restés honnêtes, ils ont juste

décalé d'un mois les chiffres pour ne pas être embêtés avec des « résultats incohérents ».

Voici comment on perd en efficacité et en performance. Définissant des objectifs

incohérents, les personnes douées définissent des stratégies cohérentes pour satisfaire les

incohérences de leur patron.

Une fois l'esprit conditionné, et sans un minimum de discernement, il « force ». À un

niveau tout autre, il en est de même lorsque nous allons en réunion ou lorsque nous avons

« quelque chose » en tête à dire. Ce quelque chose nous fixe à lui et nous sommes bien

incapables d'écouter l'autre lorsqu'il nous parle. Ou, si nous l'écoutons, nous cherchons à

ramener son propos à notre idée. Nous sommes fixés à nous-mêmes et cela peut devenir

fort contrariant pour nous comme pour autrui.

Les personnes confondent l'objectif, cet espace de la réalité à actualiser, et l'idéal (eidos).

Ils confondent le principe de « cause-effet » et celui de « condition-conséquence », ils

confondent la fin (telos) et l'aval (ce qui découle en contrebas). Ils confondent la

technique (technê) radicalisée par Platon, droite et fixe, et la technê des anciens,

indissociable de la mètis, ce que nous nommons si communément « l'art et la manière ».

Les personnes utilisent les mots et les concepts sans en connaître les dynamiques et leur

implication dans la réalité. C'est pourquoi ils n'atteignent pas leur objectif : ce que je

nomme « réalité actualisée ». La majorité des personnes, bien que s'en défendant,

pensent le monde de manière cartésienne (res extensa, ensemble d'organes mécaniques).

La nature (phusis) est pensée en termes de concepts géométriques et conceptuels,

104

Les personnes douées définissent des stratégies cohérentes pour satisfaire les incohérences de leur patron.

Connaître les mots et leur dynamique, voici ce qui est utile pour définir un objectif utile et dynamique.

Page 108: succès et reussite

rarement dynamiques. L'objectif est associé — par évidence — aux notions d'action et

d'efficacité, et donc d'outils et de discours.

Le manager annonçant à ses commerciaux l'objectif de + 5 % se trompe. Il fantasme

(fantasia, « imaginaire ») sa réalité, c'est-à-dire qu'il pose sur le cours des choses une

métrique idéale échappant aux forces en mouvement. Les 5 % sont une métrique

appartenant à un système symbolique, les mathématiques. Mais comment le manager

confiné dans son bureau à remplir ses « reporting » peut-il savoir ce qui se passe sur le

terrain ?

Combien de commerçants font leur « X » en milieu de journée pour vérifier si le chiffre

d'affaires du jour se rapproche de celui du même jour de l'année dernière ? C'est incongru,

et pourtant... Pire : ils définissent pour leurs vendeurs en magasin les objectifs de l'année

ou du mois en cours en fonction du même mois de l'année dernière. Y a-t-il une cohérence

temporelle ? La même journée va-t-elle se reproduire ? Mis à part dans l'excellent film Un

jour sans fin, de Harold Ramis, avec Bill Murray et Andy MacDowell (1993), rien ne se

reproduit deux fois de suite. Et encore, lorsque le héros comprend le principe de

répétition, la journée se répète, mais le cours des choses se modifie. Il ne met plus son

pied dans le trou d'eau gelée, il arrête de se suicider... bref : il devient positif. Sa volonté

— son objectif — de séduire la belle journaliste se réduit à une finalité non escomptée tant

que son intention est de la conquérir, mais dès lors qu'il se concentre sur « autre chose »,

dès lors que l'objectif est ailleurs, sur une autre réalité, la séduction opère. Il n'est pas

efficace, mais efficient.

Un objectif relève plus de l'efficience que de l'efficacité, tout simplement parce que ce

qui se déploie va en général au-delà de nos propres projections.

Ne s'agit-il pas là des principes rudimentaires de la théorie de l'effet papillon développé

par Lorentz ? Or, qu'est-ce que l'effet papillon veut dire sinon la dépendance sensitive aux

conditions initiales ? Définir un objectif pose ainsi l'hypothèse que les conditions initiales

105

Ce qu'enseigne le film Un jour sans fin, c'est qu'un objectif fixe une journée pour longtemps.

DSCI : Dépendance Sensitive aux Conditions Initiales.

Page 109: succès et reussite

ne subiront aucune dépendance sensitive. Voici une croyance ennuyeuse.

C'est cette croyance qui fait échouer (cf. Principe 4) l'actualisation des volontés de la

plupart des personnes. Poursuivons un instant sur cette question des D.S.C.I. (Dépendance

Sensitive aux Conditions Initiales). Cela veut dire que d'infimes différences à l'entrée d'un

système entraînent des différences considérables à la sortie. Gleick l'exprime avec

justesse dans son ouvrage : « en science comme dans la vie, on sait fort bien qu’une

succession d’événements peut atteindre un point critique au-delà duquel une petite

perturbation peut prendre des proportions gigantesques. Le chaos signifiait que ces points

critiques existaient partout.29 »

Le cours des choses modifie la réalité d'année en année. Fixer un objectif, au sens

traditionnel, est inapproprié pour qui cherche le succès et la réussite. En revanche, rendre

disponible et visible à l'esprit une réalité actualisable, voilà ce que je pourrais définir

comme étant un objectif.

Avant de poursuivre, je propose de définir le terme « dynamique ». En effet, je l'utilise

souvent et tu m'as demandé d'expliquer ce que cela veut dire, ce que j'y mets.

Le terme « dynamique » porte le principe d'une activité, d'une effectivité, d'un agir, d'une

capacité de. Du grec dunamikos, il pose un principe de puissance et d'efficacité. Motivé

par le principe de « force », j'y ajoute celui d'efficience (ce qui croît au-delà de l'effet

escompté). Ce n'est pas un hasard si mon travail de recherche doctorale concerne le

potentiel : l'ensemble des forces pour qu'un système devienne actif. Le terme de

« dynamique » pose aussi l'idée d'être en capacité de. Cela ne renvoie pas à l'être humain

seul, mais à toute « chose en capacité de. » Parce que le terme « dynamique » s'oppose au

terme « statique », j'adhère au principe que la dynamique des choses vaut parce qu'il y a

interaction (quelque chose qui se passe entre). Si Lewin écrit que la dynamique désigne

29 J. Gleick, La Théorie du chaos, Flammarion, 1989, p. 41

106

Ceux qui réussissent reconfigurent leur ADN personnel.

A-t-on jamais motivé une équipe en lui donnant pour rêve de faire 5 % d'augmentation de ses parts de marché ? Alors pourquoi se motive-t-on avec des chiffres : meilleur salaire, plus grande surface habitable, plus grand réseau, plus grand bureau ?

Page 110: succès et reussite

l'ensemble des forces en interaction et en opposition, je pense désormais que le terme

« dynamique » désigne toute activité visant à faire croître ou à dissoudre une chose réelle.

Par « réel », je pose aussi le principe que cela puisse échapper à nos concepts rationnels

traditionnels. Dès lors qu'il y a activité et propension, alors il y a dynamique. L'activité

entre deux jumeaux à des centaines de kilomètres l'un de l'autre est une « dynamique ».

La pensée que je propulse dans l'univers quantique, voici une dynamique ; une brise qui

m'enveloppe, voici une dynamique ; un courant marin qui pousse mon embarcation, voici

une dynamique. J'associe désormais le principe de la dynamique à celui de flux (fluere),

désignant l'idée d'un écoulement, d'un déploiement.

Cette explication étant posée, repensons le terme d'« objectif ».

L'objectif, un espace de réalité anticipéCombien de fois ai-je perturbé des managers en leur demandant de considérer l'objectif

comme un espace de réalité que le cerveau chercherait à créer, puis à le considérer

comme réel ? L'objectif mis sur l'appareil photo traduit la réalité du paysage en une forme

spécifique de l'image. Ajoutons-y la profondeur de champ, la vitesse d'obturation, la

sensibilité, voire un filtre, et la réalité s'en trouve « traduite ». Je travaille en photo avec

un objectif de 50 mm, macro avec ouverture à 2. Le 50 mm est un objectif intéressant, il

est censé respecter la vision de l'œil.

L'objectif, ainsi, capture une partie de la réalité. Il ne peut tout mettre dans le boîtier, sur

la carte flash ou, pour les puristes, sur la pellicule.

Définir un objectif (je garde le terme « définir » pour l'instant), c'est conduire le cerveau à

visualiser une partie de la réalité à actualiser. Dans ce principe, parler de + 5 % n'a aucune

réalité, c'est un objet mathématique et abstrait de la pensée sans cohérence avec la

réalité en cours (celle qui se déploie).

107

Ne pas définir un objectif, mais rendre disponible notre esprit à une image ressemblante dans la réalité.

Dunamikos : puissance, force, efficacité.

Fluere : ce qui s'écoule, se déploie.

Un bon 50 mm, voici un objectif simple et pertinent. Aucune déformation du monde.

Page 111: succès et reussite

Dans la dynamique de la réussite et du succès, l'objectif n'est pas une projection, en tout

cas pas dans ce que nous traitons en ce moment : la volonté d'actualiser le succès et la

réussite.

L'objectif est une excroissance de la réalité appréhendée en ce moment, ou en cours. Il va

être organisé de sorte à devenir espace d'anticipation. La différence entre l'anticipation et

la projection réside dans une nuance simple. L'anticipation est la faculté d'opérer une

chaîne de déductions plausibles, ayant un minimum d'écart avec les signaux que la réalité

nous envoie. La projection est la propriété de l'esprit à produire une idée, une image sans

lien avec notre réalité mais voulant s'y imposer.

Le surfer anticipe la vague, il peut ainsi se positionner dans le mouvement de cette

dernière. Le débutant projette de se voir surfer « la » vague. Sauf qu'il n'a ni un surf

approprié, ni appréhendé la barre (séquences de vagues cassantes), éprouvante pour qui

n'a pas la condition physique, ni travaillé la technique du « canard ». L'image est simple,

mais elle vaut pour tous les domaines dans lesquels j'ai pu travailler ces vingt-cinq

dernières années.

Plus l'on s'élève dans les hiérarchies et plus les objectifs sont « projectifs » et non

anticipatifs.

Beaucoup de personnes voulant réussir projettent leur idée sur le monde, là où ils

devraient anticiper le cours des choses par l'observation des signaux faibles. Peut-être me

trouveras-tu redondant. Je le suis, parce que tout est enchevêtré.

L'objectif se définit parce que nous avons à notre disposition les signaux faibles en

cohérence avec notre vision. La vision est la réalité en devenir qu'une personne construit à

partir de ce qu'elle peut concevoir comme actualisable. Elle se construit à partir du

contexte, de sa capacité de transformation mentale, de la manière dont ses pensées

opèrent, etc. L'important est que la vision soit accessible et réaliste pour la personne et

108

L'objectif est une excroissance de la réalité. Il s'inscrit dans l'anticipation des choses et non dans la projection de notre idéal sur les choses.

Le surfer expérimenté anticipe la vague.

Page 112: succès et reussite

pour autrui. L'objectif n'est qu'une partie de la vision.

L'objectif est par définition souple. Souple par sa capacité d'adaptation au cours des

choses, à la transformation silencieuse30 que le flux de la vie génère. Pensez-vous vraiment

que Steve Jobs était « fixé à ses objectifs » ? Ne disait-il pas : « J'ai toujours l'œil sur la

prochaine grosse opportunité, [...] Je ne sais pas ce que sera le prochain gros truc, mais

j'ai quelques idées. »(CNNMoney/Fortune, 24 janvier 2000). Il me semble que cette phrase

est à prendre au pied de la lettre : « avoir toujours l'œil sur la prochaine opportunité ».

On ne fixe pas des objectifs, on les appréhende. La nuance, au-delà du jeu de mot, vaut

d'être soulignée. En effet, la fixité entraîne un état statique, un arrêt « sur image ».

Appréhender est compatible avec l'aspect dynamique de la perception, ce qui à l'extérieur

de nous se rend disponible à notre esprit, nos sens. Actualiser un objectif pose le principe

d'un déroulé en amont et d'une consolidation en aval.

Laisse-moi te conter une anecdote.

Je me souviens d'un rendez-vous professionnel avec une prescriptrice de mes conférences.

Cette dernière arrive au premier étage d'un pub cosy. Nous arrivons dans un espace tout en

longueur, d'à peine deux mètres de largeur. Au loin (à environ six mètres), je vois un petit

espace dont l'esprit est très cocooning, mais mon interlocutrice s'arrête là, à cette table.

Je précise qu'à ce moment, elle regarde un instant vers le fond. Son regard s'arrête bien

sur l'espace disponible. Lorsque arrive la fin de l'échange, cette dernière m'exprime

combien la table ne lui convient pas. Elle me décrit alors l'espace souhaité.

Je me souviens fort bien avoir opéré un mouvement physique sur le côté droit et lui avoir

demandé si cet espace pourrait être celui situé derrière elle. Elle se retourne, reste

interdite, me regarde ébahie et me répond qu'elle ne l'a pas vu. Je lui demande comment

elle s'y est prise pour ne pas voir « l'évidence ». Elle m'explique qu'en montant, lorsqu'elle

30 J'emprunte ce terme à François Jullien, Les Transformations silencieuses, Grasset, 2009.

109

Définir l'objectif à partir des signaux faibles en cohérence avec notre vision et notre talent.

On ne fixe pas des objectifs, on les appréhende.

Page 113: succès et reussite

a vu le couloir étroit, elle s'est dit qu'il n'y aurait pas ce qui lui convient. Elle s'est ainsi

« contentée » de cette table.

Cet exemple anodin est omniprésent dans notre vie. Le cerveau, dès lors qu'il est fixé sur

une image, une idée, s'y arrête. C'est aussi simple que cela. Aussi, se fixer un objectif veut

dire « arrêter une image et commander le cerveau à être satisfait uniquement lorsqu'il a

trouvé son équivalent dans la réalité ». Plus nos pensées se fixent sur l'image

« commandée », plus la fixité les rigidifie, plus le cerveau réduit son champ d'investigation

aux seuls éléments acceptés par la pensée.

Il convient de rendre l'objectif perceptible à l'esprit, mais de sorte que l'esprit ne s'y fixe

pas, ne s'y détermine pas. Dès lors que l'esprit, le cerveau perçoit dans l'environnement ce

qui lui est utile, il peut réduire l'écart entre la réalité et le « souhait » — souhait, image

et/ou réalité escomptée à devenir sa réalité. Cette notion a été développée par John

Anderson31 sous le terme de « rétropropagation neuronale ».

Le cerveau possède des « cerveaux-mécanismes32 » sophistiquées33. Ces derniers sont

capables de détecter dans l'environnement toute information que le cerveau a pour

consigne de repérer.

Par exemple, Vincent, tu comptes changer de voiture prochainement, n'est-ce pas ? Pour

31 http://www.psy.cmu.edu/people/anderson.html32 Le terme « cerveau-mécanisme » est un néologisme créé par Edgar Morin, La méthode 1. La

Nature de la Nature, 1977, p.241. Pour résumer le principe : le cerveau et l'organisme dépendent l'un de l'autre. Il est possible de parler de boucle « asservie-asservissante », où, comme il l'indique dans une dynamique à la fois « au service de », à la fois « asservissante », p. 243.

33 A partir du concept de « Cerveau-Mécanisme » initié par Morin, j'ai pu élargir ce dernier à la capacité du corps (dont le cerveau fait partie) de détecter dans l'environnement, les éléments utiles à son activité et à son développement. Outre ce constat déductif du terrain, j'ai trouvé, entre autres travaux, ceux de Bruce L. Lipton éclairants : « le fonctionnement de la cellule dépend premièrement de son interaction avec l'environnement, et non de son code génétique. » (2006, p.105). Pour résumé, le cerveau traduit de l'environnement les éléments dont il a besoin pour les transformer en informations utiles et en cohérence avec ce que la pensée a commandé.

110

Rendre l'objectif perceptible à l'esprit.

Plus la pensée se fixe sur l'image commandée, plus la fixité la rigidifie.

Page 114: succès et reussite

l'instant, tu n'as pas « arrêté » ton esprit sur le modèle escompté. Mais lorsque cela sera

fait, tu seras étonné, soudain, de ne voir plus « que » cette voiture et dans ta couleur. Il

en est de même pour cette future maman qui ne voit plus que... des futures mamans.

L'esprit pose un paradoxe fascinant : d'un côté, il peut se montrer bête et idiot ; de

l'autre, il peut mobiliser et développer d'extraordinaires facultés, il est « intelligent »

(interlegere, « mettre en lien »). Ce n'est pas parce que nous avons cent milliards de

neurones que nous sommes intelligents, c'est parce que nous sommes capables de laisser

ces derniers opérer sans interférence. En bref, l'esprit opère comme nous pensons.

Pour résumer mon propos, je dirai qu'un objectif est un espace de la réalité en devenir que

le cerveau appréhende. L'objectif doit préserver un espace allusif, c'est-à-dire qu'il ne doit

pas être déterminé par des détails « idéalisés », sinon il se fixe dessus comme une

bernique34 à son rocher. Il devient alors très difficile de l'enlever. Dois-je ajouter que les

berniques font mal aux pieds lorsqu'on marche dessus ? Il convient ainsi à la fois d'être

précis (clair, sans ambiguïté) et d'autoriser l'esprit à négocier avec la réalité.

Le point clé, me semble-t-il, est de formuler, d'expliciter (rendre visible) des bouts de

réalité que le cerveau considère comme réalistes (ce qui relève d'une réalité observable).

Il sera cependant nécessaire de bien distinguer ce qui relève de la réalité de ce qui relève

de nos « croyances ».

Je pense volontiers que les croyances fixes sont les berniques du cerveau. Une fois fixées

sur la roche, elles se nourrissent des marées et grossissent.

34 La bernique est un mollusque à coquille solide et conique.

111

Dès lors que vous avez arrêté votre choix sur un type de voiture et sur sa couleur, soudain, vous ne voyez plus qu'elle.

Les croyances fixes sont les berniques de l'esprit.

Page 115: succès et reussite

Petit bol de riz par petit bol de riz, l'objectif peut advenir

Nous sommes en été 1991. Dans quelques jours je vais faire une rencontre qui va modifier

plus encore ma trajectoire de vie. Je vais rencontrer Li Yin Tsin. Ce Chinois va rentrer dans

le magasin dans quelques instants, le surf-shop où je travaille cet après-midi. À ce

moment, tous les vendeurs seront pris. Voulant montrer l'exemple en tant que jeune

responsable, je vais l'accueillir. Je lui demanderai ce que je peux faire pour lui. Il me

répondra sur un ton malicieux qu'il veut un surf. Je serai étonné : voir un Chinois sur un

surf est rare en Morbihan à l'époque. Je lui poserai plein de questions et au bout de

quelques instants, il m'arrêtera net. Il me demandera si je pose toujours autant de

questions. Je resterai sans voix du haut de mes petits 22 ans. Je perdrai contenance et je

me mettrai à rougir. Il regardera l'un des surfs et dira qu'il veut « celui-là ». Je lui

demanderai s'il veut une combinaison. Il répondra en souriant que oui.

Je le guiderai au fond du magasin, observerai sa morphologie et sortirai trois

combinaisons. Je noterai sa manière spécifique de se tenir. J'observerai la structure pour

le moins étrange de ses jambes. Je lui demanderai s'il pratique un art martial. En effet,

cher Vincent, je suis à l'époque un admirateur de Bruce Lee et de la série Kung-Fu. Je

t'imagine en train de sourire... Il s'arrête dans une position dont je n'arrive pas à

comprendre l'équilibre, puis me demande de deviner. Après quelques instants, le stock de

mes quelques connaissances étant épuisé, je capitule. Il me regarde alors avec un grand

sourire et me dit avec tranquillité : « kung-fu ». Je ne le sais pas encore, mais le

lendemain matin, à 4 heures exactement, je commencerai ma première leçon.

Cela se passera dans un bois, je ne verrai rien, ni lui, ni ce qui m'entoure. Pourtant, mes

yeux vont s'imprégner des lumières de la nuit et j'appréhenderai les détails dans

112

Vous parlez toujours autant ?

Page 116: succès et reussite

l'obscurité.

Je sentirai l'humidité de l'aurore émaner de la terre. Je sentirai mes jambes, meurtries par

les douleurs musculaires, s'effondrer sous mon poids. Je le verrai juste à côté de moi, me

regarder avec indifférence sans mot dire : ni bien, ni mal, ni compassion, juste me

regarder. Il me demandera ce que j'ai appris. Je lui répondrai sans que cela ne semble le

satisfaire. Il me dira que ce matin, la leçon est « chaque muscle de ton corps est un

temple de la douleur ». C'était il y a vingt-deux ans, mais je m'en souviens comme si

c'était ce matin. Durant six années je me suis entraîné dix-huit heures par semaine, trois

heures par jour. J'en ai retiré de nombreux enseignements. Toutefois, il y en a un en

particulier qui m'a été utile : « petit bol de riz par petit bol de riz ».

Rien dans les phrases à venir ne pourra te sembler nouveau, mais considère ces dernières

comme les pièces d'un immense puzzle. Repenser ne veut pas dire inventer, mais

déconstruire, retourner, dé-symboliser nos évidences pour penser dans un écart suffisant

et significatif afin de créer une nouvelle perspective.

Beaucoup de personnes veulent atteindre des objectifs élevés. « Élevés » se traduisant par

une image considérée par le cerveau comme abstraite, idéale, non existante : une

montagne haute et escarpée est l'image récurrente avec un équilibriste traversant le vide

entre deux gratte-ciel35.

J'ai souligné que le cerveau comprenait les informations simples, à la fois précises et

allusives (lui permettant ainsi l'exploration de la réalité sans être enfermé par la fixité de

nos pensées). Cela ne veut pas dire qu'il ne peut pas traiter des niveaux d'information

complexes ; il le fait, mais au niveau de la conscience il est nécessaire de travailler par

seuils de réalités compréhensibles pour le cerveau.

35 J'appuie ce propos sur l'observation de plus de trois cents top managers français en formation management en France, en Chine et au Brésil. Le travail consistait à amorcer la formation en demandant aux cultures présentes de dessiner sur un paper-board ce que les notions de trust (confiance en l'autre) et de self confidence (confiance en soi) évoquaient pour eux.

113

Sentir l'aurore émaner de la terre avant que les yeux n'en perçoivent l'or.

Petit bol de riz par petit bol de riz.

Kung-fu : travail réalisé par une personne en vue d'atteindre le niveau le plus élevé de sa pratique.

Page 117: succès et reussite

Lorsque j'ai commencé à travailler mes positions basses, je savais qu'il me fallait rester

trois minutes dans une position particulière avant de commencer l'apprentissage du kung-

fu. Or, la première fois que le maître m'a demandé de tenir ladite position, j'ai tenu dix-

huit secondes avant de m'écrouler sur le sol. Mon ego fut sauvé par la solitude du lieu. Il

dit : « y a du boulot ». Le passage entre dix-huit secondes et trois minutes me semblait

impossible. La douleur vive ressentie au niveau des quadriceps était telle que j'avais le

sentiment de poignards perforant chaque fibre de mes jambes et de mes fessiers.

À la fin de l'entraînement, au vu de mon état moral, il me raconta l'histoire de cet

empereur chinois...

Il était une fois un empereur. Il aimait aller quérir conseil auprès d'un vieux sage résidant

dans les montagnes. Il y allait souvent, gourmand de la parole apaisante. Puis, un jour, le

vieux solitaire refusa de lui répondre. L'empereur se mit en colère, menaçant de mort

l'homme dont les rides montraient les nombreux hivers passés à l'ombre des hommes.

Indifférent aux menaces de celui qui brille, il posa la question suivante : « Que se

passerait-il si tu donnais à manger à ton fils l'équivalent de toute une vie de riz ? »

L'empereur, stupéfait par la question, garde le silence quelques secondes. Puis il dit : « il

en mourrait ». Le sage lui répondit : « Pourquoi alors veux-tu la sagesse de toute une vie

en une seule fois ? Petit bol de riz par petit bol de riz, vous mangerez le riz de toute une

vie. » L'empereur garda le silence un long moment. Il se leva, s'inclina, remercia avec

modestie le sage et repartit. Ses visites furent de plus en plus espacées et leur durée plus

courte. Pourquoi donc la majorité d'entre nous veut-elle manger en une seule fois le riz de

toute une vie ? La réussite comme le succès requièrent la même sagesse : petit bol de riz

par petit bol de riz.

J'ai appliqué ce principe à la lettre. Puis je l'ai expérimenté avec d'autres personnes, dont

un dirigeant il y a quelques années. Il était trop pressé, trop dans la précipitation, trop

dans l'éparpillement, trop de trop. Je suis arrivé un jour avec un sac de riz et dix petits

114

Les gens veulent réussir, mais ils veulent manger en réalité et en une seule fois le riz de toute une vie.

Page 118: succès et reussite

bols. J'ai rempli à ras bord chaque bol. J'ai ensuite disposé chacun d'eux sur l'une de ses

étagères. Il me regardait sans voix. Puis j'ai pris une feuille de papier que j'ai découpée en

dix bandes. J'ai pris un crayon dans son porte-mine. Je lui ai tendu ce dernier et lui ai

demandé de rédiger une réalité à atteindre dans un temps qu'il juge accessible à son

imaginaire. J'ai précisé que chaque morceau de papier devait contenir un objectif de cet

ordre. Il se mit à écrire avec lenteur. Au bout de 45 minutes il avait terminé. Je l'ai invité

à prendre chacun des morceaux de papier et à me suivre. Arrivé devant l'étagère, je lui ai

demandé de plier, puis d'enfoncer chacun de ces papiers porteurs d'un objectif dans un

bol. Une fois la chose faite, je lui ai donné la consigne, à chaque fois qu'une réalité serait

atteinte, de faire cuire le riz de son bol puis de le manger et d'attendre que la digestion

soit terminée. Après quoi il pourrait passer au deuxième bol de riz. Il lui fallut quatorze

mois pour manger et digérer les dix bols. Mais je me souviens de sa transformation : ses

« trop » étaient devenus des « juste ». Ses projets avaient accéléré.

J'ai tâché de lui faire vivre l'adage physiquement.

Pour ma part, pour atteindre les trois minutes de ladite position de kung-fu, je m'étais

donné une réalité accessible : trente secondes étaient le contenu de mon « bol de riz ».

Les rythmes du corps étaient respectés et le temps de l'actualisation aussi. C'était dur,

mais mon esprit pouvait le « voir » comme réaliste. Je me voyais tenir. Avec le temps, les

trente secondes sont devenues une minute. Cela semble anodin, mais l'anodin porte en son

cœur des intensités insoupçonnées.

Six années après mes débuts je tenais huit minutes en position basse. Le dos droit était

évalué par un bâton d'osier. Il devait rester posé contre ce dernier. Dans le même temps,

les genoux devaient rester perpendiculaires au sol tandis que les quadriceps y seraient

parallèles. Là encore un bâton d'osier évaluait la position. Il ne devait basculer ni en avant

ni en arrière.

Mes petits bols de riz étaient de trente secondes. Les trente secondes étaient ma réalité à

115

Une fois l'objectif actualisé, mangez le riz contenu dans votre bol et digérez -le. Puis, poursuivez.

Page 119: succès et reussite

actualiser. Pour que mes jambes gagnent trente secondes de puissance, il fallait en

moyenne quinze jours à trois semaines de travail assidu. « Assidu » se traduisant par : une

heure trente de travail de jambes par jour, des positions dynamiques et statiques, un

travail de respiration rigoureux et une indifférence absolue à moi-même. « Je » n'avais

aucune importance, car mon corps n'était pas « je », il était un système en

transformation. Mon mental n'avait que cela à l'esprit : accepter la douleur de la

transformation. C'est comme cela que j'ai appris à travailler mes objectifs, par petit bol de

riz et par des réalités à actualiser. Il en est de même à ce jour, pour mes deux sociétés,

pour mes projets de recherche, pour mes écrits. Petit bol de riz par petit bol de riz, sans

jamais me fixer à mes idées, mais en me rendant disponible au « che » (cf. Principes 2 et

4).

Pour résumer ce principe, je t'invite à garder les idées suivantes :

— Un objectif est un espace de la réalité à identifier et à positionner de manière

dynamique dans le « che » en cours.

— Ne pas laisser notre objectif se fixer à notre idéal, lui-même s'organisant en idées et en

concepts.

— Considérer l'objectif comme faisant partie d'un flux en transformation sur lequel on

s'appuie, tel le sol ou le rocher, pour s'élancer. Plus notre dynamique est ambitieuse, plus

nos objectifs doivent rester allusifs, sans détermination aucune, afin de se rendre soi-

même disponible sans stress ni angoisse à ce qui se présente.

— Définir ses petits bols de riz, les réaliser, les manger, les digérer puis poursuivre.

— Anticiper les actions et les potentiels de situation, et non projeter sur le monde et les

autres notre idéal, nos idées et nos concepts.

116

L'anodin porte en son cœur des intensités insoupçonnées.

Page 120: succès et reussite

Principe sept : Apprendre de l'expérience des autres et des choses (même non humain)

117

Page 121: succès et reussite

Apprendre de l'expérience des autres, même non humain (introduction)

Je ne cache pas mon impatience de traiter ce Principe sept. Outre le fait qu'il articule les

deux tiers de l'ouvrage, je pense que la question de l'apprentissage de l'expérience des

autres et des non-humains fait partie de la pierre angulaire de la réussite. Dans le début

de mon ouvrage, j'ai posé le principe suivant : la réussite est la conséquence d'un

« quelque chose », l'actualisation d'un processus à la fois visible (agissant) et non-visible

(non-agissant). L'expérience enchevêtrée à l'étude m'amène à le considérer, non comme un

but, ni comme un objectif (au sens traditionnel), mais comme ce qui se déploie en

continu.

La réussite est un flux, une force ininterrompue qui « va et vient », sans jamais

disparaître. Cela veut dire que ce que nous voyons à un moment de l'histoire n'est que la

conséquence d'autres moments difficiles, douloureux, enthousiastes. Voyez comme

j'embrasse le global et non un «moment » isolé, fugace, déjà (presque) oublié.

Tantôt positive, tantôt négative, la réussite s'organise en une polarité alimentée par notre

activité, notre utilité. Ce n'est plus, de mon « point de vue », un espace fixé dans le

temps, mais un mouvement créateur de temps. Par créateur de temps, je veux dire :

modification réelle de la sensation du temps (donné par le mouvement). Ceux qui sont

dans le flux de la réussite ne perçoivent pas le temps comme long, mais comme « trop

rapide ».

Les gens malheureux et sans succès sont ceux qui, par leur manque d'énergie et leur non-

mouvement, ralentissent le temps jusqu'à le figer. Qui fige le mouvement subit le temps à

plein.

Je m'écarte avec discrétion et sans retour souhaité, de l'idée selon laquelle la réussite

118

La réussite, ce va-et-vient qui jamais ne disparaît.

Qui s'arrête subit le temps de plein fouet.

Page 122: succès et reussite

serait l'apogée d'une vie. Ce moment acclamé et reconnu par le plus grand nombre. Vois-tu

Vincent, mes « grandes » réussites ne seront vues par personne, car elles se sont presque

toutes opérées dans la solitude : à part mon ego, qui cela peut-il intéresser de le savoir

désormais ?

Personne ne réussit sans l'inspiration d'autrui, ni de quelque chose entraînant à l'esprit un

espace fécondant de champ des possibles. La réussite n'est pas le bruyant du plus grand

nombre, mais cet espace dans le mouvement où nous seul savons ce qui a été

« parcouru », ce qui a été découvert, ce qui a été réalisé. Par « réalisé », je veux dire : ce

que notre activité et notre énergie déployées actualisent comme objet matériel ou comme

objet36 immatériel. Les deux entraînent une utilité additionnelle pour le monde, les

autres. Cette utilité s'attribue autant à l'être humain qu'aux animaux, aux plantes, à la

matière elle-même. Ce que je nomme les « non-humains », ce que nous nommons « les

choses ».

Les trois maîtres de Rousseau : les choses, la nature, les autres

« Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l'éducation de la

nature ; l'usage qu'on nous apprend à faire de ce développement est l'éducation des

hommes ; et l'acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est

l'éducation des choses » nous dit Jean-Jacques Rousseau37. En 2003, alors que j'entre à

36 Par objet, il faut comprendre un concept, un « idée » percutante, mais aussi un « quelque chose » produit à partir d'une matière, de quelque nature que ce soit. Vous pourrez l'appeler une œuvre, une création, une réalisation. Je me contente de dire une « production » ayant une utilité pour le plus grand nombre, mais aussi pour des animaux, des plantes, ou une seule personne.

37 Rousseau J-J, Émile ou de l'éducation, chronologie et introduction par Michel Launay, Éditions Flammarion, 1966, p. 37

119

Qui est dans le flux s'émancipe des lois du temps. Qui est hors flux subit les lois du temps.

Aucune réussite sans l'inspiration d'autrui et des choses.

Le non-humain : les choses et les animaux.s

Page 123: succès et reussite

l'Université de Tours, je découvre un chercheur dont les travaux autant que les échanges

vont me donner une matière riche à travailler pour les années à venir : Gaston Pineau.

Gaston vient de l'univers de la terre. À ce sujet, il dit « je suis d’origine rurale. La terre

est d’abord pour moi un élément matériel de base, dur, compact, lourd, sale, laborieux à

cultiver. La terre est basse ! C’est la matière des culs-terreux qui m’a tellement collé aux

fesses qu’on ne me voyait pas d’avenir professionnel ailleurs que dans les champs ».

L'intuition, devenue concept clé de Gaston Pineau, a été de s'appuyer sur « les trois

maîtres » de Rousseau. Il a pu produire un point d'appui utile à la compréhension des

modes de fonctionnement de la formation de l'adulte. Gaston a ainsi transformé les trois

maîtres de la manière suivante : la nature = autoformation (la manière dont je me mets

en forme), les autres = l'hétéroformation (la manière dont les autres me mettent en

forme), les choses = l'écoformation (la manière dont les choses me mettent en forme).

Les personnes ou les équipes prêtes à réussir sont celles évoluant dans une interaction

constante de mise en forme entre le singulier (la personne) et le pluriel (l'équipe), le

pluriel et le pluriel, le pluriel et les choses, le singulier et les choses..

Si le terme formation est souvent réduit à de l'acquisition de compétences et de capacités

en vue de les reproduire dans une activité donnée, je souhaite rendre visibles et

disponibles les opportunités que ce terme offre.

Former est issue du latin formare « donner une forme ». Dérivé du terme forme, le mot a

donné lieu en ancien français à parformer parformant devenu en anglais performant.

La forme est l'ensemble des traits qui rendent « quelque chose » d'identifiable. C'est aussi

ce qui peut être imité en vue d'être reproduit, amélioré, digéré afin de faire évoluer.

Gaston Pineau, parlant de formation, exprime que c'est un « processus unificateur de mise

ensemble, en sens, d'éléments autrement séparés […] Le mot "former" est en équivalence

avec "créer, constituer, composer, concevoir". Il signifie donc une intervention très

120

Steve Jobs n'était pas génial, il était plus écoformé que les autres. Il le savait, c'est cela qui le rendait « génial ».

Parformer : donner forme efficace.

Trois maîtres nous forment : nous-mêmes, les autres, les choses.

Dès lors que nous touchons, nous nous transformons. Notre corps déjà se transforme avant même que l'esprit ne l'appréhende.

Page 124: succès et reussite

complète, très profonde, très globale où l'être et la forme sont indissociables.38»

Ainsi, dit Bachelard, « la matière nous révèle nos forces.»39

C'est de cela que va parler le Principe sept : la manière dont les choses40, à la fois nous

mettent en forme, à la fois nous sont utiles autant qu'inséparables du flux de la réussite.

Avant d'illustrer ces notions dans notre réalité quotidienne puis montrer comment la

réussite est indissociable de cette « parformance », je vous propose, Vincent, cher lecteur,

d'appréhender plus en détail les trois maîtres de Rousseau.

Commençons par l'autoformation41 (la nature). La formation de toi par toi se nomme

autoformation : l’autodidaxie en fait partie. C’est l'aptitude à :

1) apprendre à apprendre, c’est-à-dire te connaître en cours d’apprentissage, la

manière dont tu t’y prends pour réaliser une action ;

2) apprendre en cours d’action, réfléchir à ce qui se passe pendant l’action elle-

même, c’est-à-dire à observer ce qui se passe quand cela se passe, formaliser

l’observation sous forme d’écrit, de schéma ou de système de mémorisation

spécifique ;

3) apprendre à ne pas savoir, ainsi accepter l’incertitude, apprendre en s’ajustant

aux situations, observer la cohérence entre les situations, les conséquences à

partir des conditions, en retirer des principes, des lignes directrices ;

4) apprendre en mouvance, c'est-à-dire s'appuyer sur le potentiel que porte la

38 Lesourd F., Habiter la terre, écoformation terrestre pour une conscience planétaire, L'Harmattan, 2005, p. 8239 Bachelard G., 1947, p.2340 Après réflexion, ce principe ne traitera que des « choses » dans l’expérience. Les « autres » seront examinés ultérieurement. 41 Je propose au lecteur, l'excellent ouvrage de Nicole Anne Tremblay, L'autoformation, pour apprendre autrement, Les Presses de l'Université de Montréal, 2003

121

« La matière nous révèle nos forces » Gaston Bachelard

Les trois maîtres sont comme les trois pieds d'un tabouret, ils stabilisent.

Qui réussit, ne privilégie aucun des trois maîtres, mais prend ce que chacun des trois a à lui enseigner.

Page 125: succès et reussite

situation : laquelle offre un espace d'opportunités à saisir (cf. Principes trois et

quatre). C'est ici que prend toute la dimension de l'homo viator, celui qui se forme

par et dans le voyage ;

5) apprendre en interaction, c'est-à-dire la manière dont nous tirons avantage des

ressources que notre réseau, notre environnement nous offrent. Cette interaction

implique la transdisciplinarité. C'est ce que Steve Jobs a toujours réalisé en

étudiant autant les finitions d'une Mercedes, l'étude de la calligraphie, la

méditation, le recrutement de talents issus de milieux en apparence opposés :

historiens, zoologues, artistes, informaticiens ;

6) apprendre de son/ses MOON (MOde Opératoire Naturel), c'est peut-être ce sixième

point auquel peut se référer le terme nature de Rousseau. Nous avons tous, à des

degrés de densités nuancées, des modes opératoires naturels. Ces derniers

impulsent une manière d'opérer distincte (je traiterai plus en détail cela dans le

Principe vingt) propre à la personne. Apprendre de son ou de ses MOON veut dire

observer sa manière d'opérer en situation, en vue d'optimiser et de « formaliser »

sa propre méthode. J'approfondirai cette dimension dans un principe prochain. Je

te propose de nous focaliser sur les deux dimensions utiles à notre propos : SUCCÈS

& RÉUSSITE.

Le second maître est l'autre : l'hétéroformation. L'hétéro désignant ce que l'autre porte

comme altérité, cet écart à nous-même nous obligeant à mettre en tension nos vérités,

nos croyances. C'est dans l'écart que la mise en forme s'opère. Ne parle-t-on pas alors de

trans-formation ? Ce qui change et se modifie radicalement au sein de la forme. Le

formateur, le mentor, l'enseignant, le parent sont, en exemple, des figures

hétéroformatives.

La formation de toi par l’autre se nomme hétéroformation. C’est l'aptitude à :

122

Hétéroformation : prendre ce que l'altérité offre d'écart pour y puiser de nouvelles ressources.

Trans-formation : se qui se crée par enchevêtrement.

Qui réussit se donne autorité. Prendre ce qui nous est utile au voyage et rester indifférent aux jugements.

Page 126: succès et reussite

1) observer la manière d'opérer de quelqu’un de compétent, d’habile dans son

domaine ;

2) reproduire (imiter, mimer) une compétence, un geste ou une séquence de

mouvements jusqu’à se l’approprier soi-même. Je souligne le terme d'imitation et

non de copier. Dans imiter, il y a la notion de prendre appui sur l'existant en vue de

trouver sa propre dynamique. Copier c'est se contenter de reproduire sans y

apporter de la valeur ajoutée ;

3) questionner la compétence de l’autre afin de la rendre accessible à ma

compréhension, faire preuve de curiosité et de sagacité dans l’observation, c'est-

à-dire chercher dans l'anodin le détail d'un geste qui fait la parformance ;

4) formaliser le savoir observé par une phrase, un schéma, un dessin. Cela veut dire

rendre visible par une représentation compréhensible à nous-même le geste, la

performance d'autrui ; cette représentation peut être considérée comme langage

dès lors qu'elle propose un système compréhensible de symboles, de sons, de

couleurs, de matière, etc., reproductibles et compréhensibles même après une

période longue ;

5) écouter en vue d'appliquer un conseil ou un enseignement issu de l'expérience sans

chercher à le discuter ou à en contester le sens ou le fondement. Il convient ici

d'être modeste (cf. Principe cinq). Je traiterai de ce point en particulier dans le

Principe treize. En effet, comment ne pas chercher à « comprendre », ni même à

prendre du recul sur un conseil. Mais lorsque l'avion décroche, convient-il de

contester le conseil disant de piquer du nez pour reprendre de la vitesse, là où le

réflexe serait de tirer le manche à soi ?

Le dernier maître est la « chose », ce que Pineau nomme « l'éco » (oïko - l'habitat). Ce

troisième « maître » est le plus méconnu et pourtant, à mon avis, le plus important dans le

123

Curiosité : aptitude à visiter toute nouvelle dimension où nous n'y connaissons rien.

Imiter n'est pas copier. L'un améliore, l'autre fige, donc appauvrit et dissout.

Formaliser : rendre disponible à soi-même toute connaissance utile pour « la prochaine fois ».

Page 127: succès et reussite

flux de la réussite. Mon expérience et ma pratique me prouvent chaque jour – ou presque -

que ma « réussite » passe par l'écoformation.

Où que je regarde, où que je me déplace, l'éco me met en forme. Des vagues de Quiberon

aux hautes montages de l'Himalaya, la pente en mouvance ou fixe m'oblige à travailler

mon équilibre. Du clavier de mon piano au clavier de mon ordinateur portable, les touches

et leur configuration forment mon esprit et l'association des mots et des notes à une

« musicalité » attendue ou souhaitée. La manipulation du BMX (freestyle) manipulé dans

les half-pipes, sur les rampes ou sur les bosses de terre et la pratique du kung-fu à la

manipulation du bâton d'osier, de 2m05 (kung-fu) pratiqué à l'aube, la nuit, sous la pluie,

dans le froid, dans la boue, au soleil, dans le sable, dans l'herbe mouillée ont configuré la

manière dont mon corps se positionne, se modifie, appréhende le sens de l'espace, des

vitesses, du toucher, de la précision, des sons. L'écoformation d'hier et d'aujourd'hui a

construit de manière indélébile l'ensemble des habiletés utiles à mes activités

professionnelles d'aujourd'hui. Mon sens de la stratégie en est certainement l'une des

émanations les plus effectives.

Les choses me forment. Elles m'obligent à apprendre et donc me modifier (évolution de ma

propre structure physique, intellectuelle et neuronale) en temps réel. L'exemple des

donkeys, ces mi-mules, mi-chevaux de l'Himalaya, qui par leurs traces, montrent au

voyageur les pas les plus sûrs, pour marcher en toute sécurité est enseignant.

Alors que j'avançais dans les montagnes de l'Humla, les chemins torturés et la chaleur

dissolvaient mes forces. L'un et l'autre m'ont amené à préférer l'économie et la vigilance à

la performance. Lorsque, à l'approche de précipices, mon cœur se mettait à battre de

peur, j'ai dû faire preuve de lenteur. Là-bas, nombre d'êtres humains inscrivent leurs pas

dans les traces des donkeys. J'ai observé la manière dont mes guides marchaient. Ils

mettaient leurs pas, peu ou prou, dans les traces des animaux. J'ai fais de même : j'imite.

124

De la pente de la vague aux pentes de l'Himalaya, quelle différence ? Il faut s'appuyer sur la configuration pour apprendre à s'y mouvoir.

Se mouvoir : aptitude à bouger comme il (le) faut selon la situation.

Touches de piano, touches d'ordinateur, même travail : jouer des deux mains avec fluidité.

Page 128: succès et reussite

L'animal pose ses pattes là où le sol est sûr alors j'observe, j'imite et j'apprends. En

conséquence, mon regard sur ces mi-mules, mi-chevaux change, mais aussi ma manière de

me mouvoir, de positionner mon centre d'équilibre, d'utiliser différemment mon eau et

autres réserves alimentaires. Leur vigilance devient ma sécurité de vie. Ce que je nomme

les choses relève du « non-humain » : la matière, les sons, les couleurs, les animaux, etc.

La formation de toi par les choses se nomme écoformation. C’est l'aptitude à :

1) observer une situation, un organisme vivant, une matière, une réaction

particulière avec un effet enseignant pour le quotidien ;

2) expérimenter par le contact direct avec une matière, un élément, un organisme

vivant, une situation, un comportement, une réaction, une interaction pouvant

discipliner l’esprit, l’habitude, l'habileté ;

3) observer les éléments naturels, les règles qui les régissent à partir de critères

factuels et observables, les reproduire de manière similaire dans une activité

professionnelle, sportive, personnelle.

Le mot chose est issu du latin causa, il désigne une « réalité plus ou moins déterminée par

un contexte ». Le terme s'oppose à une personne, c'est un objet non spécifié, il englobe

aussi « ce qui a lieu, ce qui s'opère ». Le mot chose renvoie ainsi aux notions de

circonstances, d'action, de non-action de « che » telles que j'ai pu les aborder

précédemment. La « chose » étant dite, poursuivons l'investigation de l'apprentissage par

les « choses ».

La chose nous forme : de là naît la « parformance »

Que serait le dessinateur sans son crayon, sans sa feuille, sans le support ? Que serait le

navigateur sans l'eau, sans le vent, sans les courants, sans le bateau, sans chaque parcelle

125

Donkey : mi-mule, mi cheval issu de l'Himalaya, apte à franchir les zones les plus dangereuses avec résistance et tranquillité.

Il faut savoir mettre ses pas dans celle d'une mule pour arriver sain et sauf à destination.

Ecoformation : la manière dont les choses nous forment.

Page 129: succès et reussite

de ce dernier ? Que serait le maroquinier sans le cuir, que serait le sellier sans sa pince ?

L'usage d'un objet avec notre corps a une incidence directe sur la construction de notre

langage, mais aussi sur la structuration de notre cerveau. Vilayanur Ramachandran42, a pu,

suite aux observations de Darwin, confirmer la manière dont le geste influençait la

structuration du langage. Si vous prenez en main une paire de ciseaux avec pour intention

de couper une feuille de papier avec précision, vous observerez que votre bouche suivra

l'intensité et l'ouverture de vos doigts. Il en est de même pour mesdames, qui, mettant du

mascara ouvrent pour la plupart la bouche à chaque mouvement.

Dans le cerveau, les aires de la main sont à proximité des aires de la bouche. Cela

entraîne, semble-t-il, une vocalisation à partir des signaux envoyés par les gestes. V.

Ramachandran nomme ce processus « syncinésie43. » J'ai pu observer ce phénomène très

tôt dans ma pratique. J'ai été frappé par les différences de discours, d'explication d'une

personne entre le moment où elle m'explique sa manière d'opérer hors situation et la

sémantique utilisée en situation.

Par « en situation », il faut comprendre : la dynamique naturelle par et dans laquelle la

personne opère lorsqu'elle réalise l'activité évoquée ou implicite. Dès lors que je demande

à la personne de pratiquer avec les objets ou dans sa configuration, le discours change de

manière radicale.

J'ai fait le constat que les personnes en situation de performance (parformer) le devaient

pour grande partie à l'influence directe des objets et/ou du mouvement spécifique de leur

corps avec ou sans objet.

Les mouvements réalisés avec ou sans objets utilisés dans des configurations cohérentes

avec l'usage et l'utilité desdits objets, modifient nos habitudes, c'est-à-dire « comme on

bouge, on se forme, comme on touche et use44 on se transforme ».

42 Ramachandra V., Le cerveau, cet artiste, Eyrolles, 2005, p. 95-9643 Terme appartenant au champ de la neurologie44 Il faut comprendre « use » au sens de la pratique.

126

Chose : la matière, les sons, les couleurs, les animaux, ce qui s'opère, la réalité en cours.

Syncinésie ; manière dont le geste influence la vocalisation

Si vous voulez changez d'habitudes, changez vos ciseaux.

Page 130: succès et reussite

Selon l'état d'avancée et leur maturité d'autoformation, les personnes, soit préservent

pour partie leur patrimoine sémantique (mots et concepts), soit le font évoluer ou le

modifient pour l'ajuster au mieux de leur pratique (création de nouveaux mots et de

nouveaux concepts).

J'ai pu observer et confirmer ce constat au travers d'un exercice simple. Je vous propose,

Vincent, cher lecteur, d'expérimenter ce qui suit.

Prenez une feuille de papier, puis faites-en un chevalet. Une fois réalisé, rédigez votre

prénom dessus. C'est fait ? Si vous avez un dictaphone ou un téléphone de moins de cinq

ans, vous devez avoir une fonction enregistrement. Si oui, prenez-le, sinon, prenez une

feuille blanche et un crayon et rédigez avec exactitude ce que vous allez dire. Maintenant,

imaginez-moi devant vous et décrivez-moi à haute voix comment vous vous y êtes pris pour

construire votre chevalet ? Je vous demande de laisser votre chevalet devant vous sans le

toucher. Une fois l'exercice réalisé, je vous demande de prendre une seconde feuille. Puis,

en temps réel, je vais vous demander de dire point par point ce que vous faites. Exemple :

je prends la feuille avec mes index et pouces gauche et droit. Je la saisis par les bords du

haut, le haut étant sur la partie la plus éloignée de moi. Je vous demande, ensuite, de

dire, de rendre sonore ce qui s'opère dans votre esprit, dans votre corps. Par exemple, je

prends la feuille par le haut, parce que je ressens qu'il me sera plus facile de la plier, ou,

je la prends par le bas, parce que mon esprit a déjà vu la manière de la retourner, etc.

Soyez précis avec les mots choisis. Si vous n'avez pas le bon, alors dites : je n'ai pas le bon

mot. N'associez pas un « mot » avec un geste, si le mot, selon vous, ne correspond pas.

Certes je ne suis pas en réalité en face de vous pour vous accompagner dans cet exercice,

mais, si vous avez suivi mes consignes, vous aurez été surpris de l'écart entre les deux

manières d'opérer, alors qu'au final, le chevalet sera identique ou presque.

Lorsque je travaille sur la performance (inhérente au succès), je propose aux personnes

d'expliquer comment elles opèrent dans une situation de réussite. Puis, je leur demande,

127

Les personnes en situation de performance sont influencées par les choses et les objets.

Comme on bouge on se forme, comme on touche on se transforme.

L'un des facteurs inhérents à la réussite réside à énoncer à haute voix ce qui s'opère au moment où cela s'opère.

Page 131: succès et reussite

soit de mimer, soit de se mettre en situation concrète. Je me souviens de ce cadre

supérieur d'un groupe international qui, à ses heures de libre, adorait skipper des bateaux.

Il était assis devant le groupe et tentait d'expliquer au mieux comment il s'y prenait. Je

proposais au groupe de lui poser des questions, non pour comprendre ce qu'il faisait, mais

pour l'amener à rendre visible sa pratique. La totalité des participants restait en mode

« intellectuel ». Ce faisant, ils renforçaient chez le skipper une forme de frustration, en le

rendant incapable de rendre disponibles à l'esprit du plus grand nombre cette

compétence, cette manière d'opérer. Après dix minutes, j'ai clôt la première partie de

l'expérience, puis j'ai entamé la seconde : la mise en situation virtuelle. J'ai demandé à

cet homme de s'imaginer dans son bateau. Je lui ai demandé ensuite de me dessiner,

même avec des lignes imaginaires, les contours du bateau, dans la salle où nous étions ; ce

qu'il a fait en marchant et en montrant de l'index la forme de son bateau. Puis, je lui ai

demandé de prendre la position exacte dans laquelle il opérait. Et là, extraordinaire

modification du langage et des mouvements. La première chose qu'il a faite, c'était de

s’asseoir par terre en allongeant les jambes en avant et le dos à environ 45° du sol. Ses

bras et ses mains ont semblé prendre en main des cordages ou autre matériel du bateau.

« Pourquoi te tiens-tu dans cette position » lui demandai-je. Sans me regarder, il

répondit : « c'est pour sentir le bateau dans l'eau ». Dès le départ de son assise, son regard

regardait vers le ciel. « Que regardes-tu depuis le départ ? — Je regarde le haut de la

grand-voile » dit-il concentré.« Oui mais quoi en particulier, que regardes-tu de si

important, vu ta concentration ? ». Et là, après un instant de silence, il me montra

quelque chose qui entraîna dans la salle une réaction sonore d'émerveillement et de

surprise : « En fait, ce que je regarde, c'est le bruit que la grand-voile fait sur le haut.

C'est ce bruit qui me dit que le bateau est bien positionné au regard des conditions et de

la destination. » Sans relâcher la « pression », je lui demandai : « Nous on n'entend pas ce

bruit, peux-tu nous le faire entendre ? ». L'homme était toujours au sol. À peine trois

128

Mimer la réalité pour mieux en capturer les dynamiques enseignantes, voici un principe simple.

Rendre visible à l'esprit ce qui ne l'est pas pour mieux retrouver les dynamiques porteuses de connaissances implicites.

Page 132: succès et reussite

minutes s'étaient écoulées. Ne lâchant pas les cordes virtuelles, il réalisa avec sa langue

un bruit particulier « claclaclaclaclaclaclacla ».

Il semblait frustré de ne pas être assez précis. Je le vis au regard de sa moue et du

froncement de sourcils. Je lui dis : « Peux-tu lâcher tes cordes et nous faire avec tes mains

à la fois le bruit, à la fois le séquencement de ce bruit ». Sans se redresser, il se mit à

frapper dans ses mains de manière rapide environ trois claps par seconde. « C'est cela que

tu vois et entends » lui dis-je ? « Oui, c'est cela ! ».

J'ai demandé alors aux participants, une vingtaine, de reproduire le même « clap ». Toutes

les personnes de la salle se sont mises à frapper dans leurs mains selon le même rythme et

la même intensité sonore. Le skipper était enthousiaste. Il « regardait » encore la grand-

voile dans sa position alors que tous imitaient le son de sa « parformance ». Le groupe et

lui-même furent touchés autant que troublés par l'expérience vécue. Ils venaient de vivre

ce que j'ai évoqué plus tôt dans mon ouvrage : l'expérience vécue de l'expérience vécue

(cf. Principe deux). Cet état les rendait disponibles à mon propos à venir. J'ai expliqué

l'utilité de rendre disponible à soi-même et aux autres les modes opératoires et la manière

dont nous nous mettons en forme (forma) par et au travers des « choses ». Puis j'ai

expliqué pourquoi l'intelligible en est incapable, car puisant dans le puits des

connaissances intellectuelles ou abstraites que la personne possède ; ce qu'ils avaient

expérimenté en première séance.

Je n'ai jamais rencontré qui que ce soit ayant le même discours avec et sans objet en

main, mais aussi en dehors et dans l'action. Il me faut préciser, lorsque j'écris « sans objet

en main », que la personne ne mime aucun mouvement pour lequel le cerveau pourrait

« croire » qu'il tient effectivement quelque chose. Le seul fait de mimer une réalité en

mobilisant le cerveau de manière active, ce dernier considère le mime comme étant la

réalité.

À la fin de la séance de travail, j'ai demandé aux participants avant de sortir, de me

129

Il y a des sons, des bruits utiles à la réussite dont on ne prend conscience qu'une fois qu'on les regarde.

Pourquoi diable croire qu'il faille trouver les bons mots (avec du sens) ? Parfois, il faut trouver le bon son au bon rythme.

Imiter le son de la « Parformance », voici qui est utile pour faire acquérir les rythmes de la réussite.

Page 133: succès et reussite

réitérer la compétence d'un skipper qui regarde sa grand-voile : tous, en rythme, avec

émotion, se mirent à frapper dans leurs mains avec une étonnante synchronisation « clap-

clap-clap-clap-clap-clap-clap-clap-clap-clap-clap-clap ».

Quand les choses modifient notre langage et nos concepts

Ces dernières années m'ont amené à déconstruire les concepts de la réussite. Non par

« réaction », mais par le constat d'un écart entre l'observation de qui se « voit » et les

concepts qui l'expliquent. Dans cet écart réside, en partie, l'éco.

Ce concept d'éco est un concept clé, même s'il peut sembler difficile à « imaginer ».

Comme le souligne Gaston Pineau, cette difficulté à le nommer est liée au fait que « ce

troisième pôle de formation est le plus discret, le plus silencieux. Il est oublié, voire

refoulé, par l’interlocution bavarde des deux autres45». Gaston Pineau m'offrait une

matière intéressante, surtout dans mon travail sur l'émergence et l'actualisation des

potentiels. En effet, « ce terme "éco-formation" veut mettre l’accent sur la réciprocité de

la formation avec l’environnement. Ce n’est qu’en sachant comment l’environnement

nous forme, nous en met en forme, que nous saurons comment former un environnement

viable, vivable et vital.46 ».

L'écoformation permet la production d'un savoir particulier : le « savoir comment ». Il

s'oppose ainsi au « savoir quoi ». L'un renvoie à la réalité, l'autre à la vérité ; la vérité,

rappelons-le, établit une connaissance intelligible se posant sur la réalité. Elle est

indifférente à ce que cette dernière « dit en réalité ». L'écoformation intègre le donné

45 Pineau G., Temporalités en formation. Vers de nouveaux synchroniseurs. Paris, Anthropos, 2000, p. 132. Les deux autres étant l'autoformation et l'hétéroformation.46 Idem.

130

Un bon mime arrive à duper le cerveau.

Le flux de la réussite s'intéresse plus au « savoir comment » qu'au « savoir quoi »

Page 134: succès et reussite

d'une chose ou d'une situation à la connaissance. Par « donné », Il faut comprendre l'aspect

dynamique, le potentiel, la réalité opérante ou disponible. Par exemple, la terre glaise

forme la main à devenir compétente et créative. La main, par son mouvement particulier,

par la pression spécifique demandée par la matière, entraîne chez l'artiste, une

vocalisation particulière. C'est cette vocalisation qui devient connaissance construite

(savoir comment) et non abstraite (savoir quoi).

Dans un jargon populaire, cela pourrait se résumer comme suit : Ha ! cette personne qui

me dit comment je dois faire pour réussir dans mes montagnes, mais qui n'a jamais porté

autre chose que des chaussures basses ou à talons. Là où quelqu'un du terrain dirait : Mais

arrête donc de faire des nœuds avec ta tête, vas-y et tu sauras ! La première part de la

connaissance véritable et tente de l'implémenter sur le terrain, l'autre du terrain pour en

extraire de la connaissance appliquée.

La réussite, le succès, me semblent être la conséquence d'une expérience écoformative à

partir de laquelle on formalise, on conceptualise et théorise. Jamais ce travail de

théorisation ne quitte la réalité. Lorsque cela se produit, cela veut dire que nous entrons

dans l'intelligible et l'abstrait autant que dans l'idéal de la forme sans nous préoccuper du

réalisme du propos. Je pense qu'il faut savoir rester idiot ou stupide pour être disponible

aux opportunités qu'offrent les choses. N'est-ce que ce qu'a incarné Thomas Edison,

considéré de par son excessive curiosité, comme un enfant stupide, posant de multiples

questions et n'apprenant pas assez vite ?

Je te propose, Vincent, de quitter notre univers occidental pour en découvrir un autre. Je

t'invite pour cela à visiter chez les indiens Pawnee, la cérémonie du Hako. Pour progresser

en sécurité dans un cours d'eau, il est dit « nous devons adresser une incantation spéciale

à chaque chose que nous rencontrons, car Tirawa, l'esprit suprême, réside en toutes

choses, et tout ce que nous rencontrons en cours de route peut nous secourir... Nous avons

131

Beaucoup de personnes ne peuvent réussir parce qu'elles veulent (justement) être intelligente sur la question.

Il faut parfois savoir être idiot et stupide sur une question pour réussir.

Parce qu'elle en provient, une bonne théorie ne quitte jamais la réalité.

Page 135: succès et reussite

été instruits à prêter attention à tout ce que nous voyons. »47

Cette phrase illustre les différentes étapes de l'invocation qui accompagne la traversée : le

moment où le voyageur met les pieds dans l'eau, là où il se déplace, là où les pieds et les

parties du corps sont entièrement recouverts, le rôle et l'invocation du vent qui, par sa

fraîcheur ressentie au contact des parties mouillées, permet d'appréhender comment et

quand se déplacer en sécurité.

J'attire ton attention, Vincent, ami lecteur, sur cette partie de phrase : instruits à prêter

attention à tout ce que nous voyons. Là où nous avons été instruit dans l'apprentissage de

la pensée, de la compréhension et de l'écoute (du propos de l'autre) indépendamment de

la réalité, les Pawnees sont éduqués à prêter attention à ce qu'ils voient. N'est-ce pas le

principe unificateur de toutes les cultures ayant inventé quelque chose : l'observation

rigoureuse et continue ?

Le fait que les mathématiques (abstraites) restent, dans l'éducation française, la matière

majeure et noble, peut nous éclairer sur la manière dont notre « tribu » peut s'enliser dans

les idées. La science (kexue) chinoise, en cela, fut différente de la nôtre. Le terme

science veut dire « connaissance classificatrice », non en terme de valeur, de bien, de mal

et de mesures dont le fondement serait la morale ou l'abstraction, mais la théorie des

polarités (yi) et des catégories (lei). Chez les anciens Chinois, seul compte le Tao (Voie

invariable). Le sage et philosophe Shao Yong a écrit : « Regardez les choses du point de

vue même des choses, et vous verrez leur véritable nature ; regardez les choses de votre

point de vue, et vous ne verrez que vos propres sentiments ; car la nature est neutre et

évidente, tandis que vos sentiments ne sont que préjugés et obscurités »48

47 Lévi-Strauss C., La pensée sauvage, Plon 1962, p.2348 Needham J., La science chinoise et l'Occident, Éditions du seuil, 1973, p. 47

132

« Nous avons été instruits à prêter attention à tout ce que nous voyons ». Principe éducatif Pawnee

Réussir c'est sentir, non un sentiment interne, mais la juste nature des choses.

Science occidentale : (scientia), qui sait, instruit, connaissance

Science chinoise :(kexue), connaissance classificatrice à partir des polarités (yi) et des catégories (lei)

Page 136: succès et reussite

Un autre exemple de culture écoformée est la tribu des Osages49. Cette dernière a créé un

outil conceptuel et de pensée, influencé par différentes catégories d'aigles : l'aigle royal

(Aquila Chrësaytos, L.), l'aigle tacheté (de la même espèce), l'aigle chauve (Heliaeetus

leucocephalus), explique Claude Lévi-Strauss50. La famille invoquée est motivée par le

moment et les circonstances. Ce n'est pas une démarche intellectuelle abstraite qui

motive les actions et les moments, mais une observation de l'éco.

De cette observation est produit un modèle de pensée, une manière d'opérer.

N'est-ce pas le cas de Jobs qui, inspiré par cette pomme tombée d'un pommier à la All-One

Farm alors qu'il venait échanger des idées avec la communauté zen y habitant, invente

« Apple » ? Cette pomme tombant au sol a produit une image dans l'esprit de Steve J.

Celui-ci l'a transformée en concept, puis en un outil ou les deux à la fois : Pomme chez All-

One Farm = Zen, donc ordinateur avec Pomme dessus = Zen, donc ordinateur Jobs = Zen

alors Computer Jobs = Pomme51 (). Quelques milliards plus tard, la Pomme de Jobs est

devenue, selon moi, un objet de pensée autant qu'un outil conceptuel. Avoir un objet avec

une dessus, c'est montrer au plus grand nombre son appartenance « opérante ».

N'est-ce pas cette compétence Pawnee que Steve Jobs, Edison, De Vinci, Verne, ont

développé : le « prêter attention à ce qu'ils voient » ?

Poursuivons un instant avec « Steve ». Il (Steve J.) a fait associer un son à sa . Ce son

spécifique lorsque l'on ouvre un Mac. Les studios Disney ont repris ce dernier pour son long

métrage Wall-E52. Lorsque les batteries solaires de l'adorable robot sont rechargées, le son

49 Famille amérindienne vivant aux États-Unis, dans le comté d'Osage en Oklahoma.50 Lévi-Strauss C., La pensée sauvage, Plon, 1962, p. 22-2351 Certes, il pourra m'être reproché une si rapide déduction. Toutefois, l'étude plus élargie des modèles d'outils conceptuels, mais aussi la manière dont Steve Jobs « créait » semble montrer toujours la même cohérence : une éco-formation. Les choses inspiraient Steve Jobs et c'est en partie de cela que venaient ses idées.52 Stanton A., Wall-E, Disney, 2008, Animation

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Avant de voir «», Steve Jobs a vu une pomme tomber. La différence avec la plupart des autres, c'est que lui l'a regardée.

Avant de comprendre la gravité, Newton était assis dans son jardin, et une pomme est tombée.

Deux pommes tombent, le premier formalise la théorie de la gravité, l'autre la théorie du Zen informatique.

Page 137: succès et reussite

se fait entendre...

N'est-ce pas ce qu'il reproche à Bill Gates avec une certaine ironie : « Il m'est très

sympathique. Mais je crois que lui (Bill Gates) et Microsoft sont un peu limités. Il serait

plus large d'esprit si, dans sa jeunesse, il avait pris du LSD ou était parti vivre dans un

ashram »53 Le personnage ne fait pas de cadeau à son « homologue », mais ce n'est pas le

ton qui m'intéresse, c'est ce à quoi il se réfère : le LSD et l'ashram sont des choses ou des

lieux de type « éco ». Les ashrams sont des lieux retirés dans la nature où il est possible de

méditer, de faire pénitence et d'acquérir une éducation.

Lors de mon dernier voyage dans l'Himalaya, j'ai observé que les enfants, dès lors le soleil

était présent, suivaient leur cours dehors. Je demandais à mon ami Yeshi Lama,

responsable de The Himalayan Children's Society54, pourquoi cela, il me répondit presque

surpris : « because sun is shining » (parce que le soleil brille). Il m'expliqua avec simplicité

l'idée suivante.

Les conditions dans la région sont telles que, lorsque le soleil est présent et agréable, les

professeurs font leur cours dehors. Les enfants sont plus concentrés, plus heureux et leur

capacité d'apprentissage est meilleure.

J'ai observé une auto-discipline des enfants, mais aussi une souplesse dans l'attitude des

professeurs, acceptant parfois le brouhaha où l'inattention d'en enfant observant un

corbeau ou un aigle passer au-dessus de lui.

Au cours de ces dernières années, j'ai constaté à quel point les configurations modifient

les structures langagières, les structures de pensée. Lorsqu'une personne, une équipe est

en contact direct avec les choses, elle se trouve mise à l'épreuve sans aucune concession.

53 Kahney L, in Gallo C., les secrets d'innovation de Steve Jobs, 7 principes pour penser autrement, Pearson, 2011, p. 11054 https://www.facebook.com/pages/Himalayan-Childrens-Society/125762201808

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Because sun is shining (parce que le soleil brille)

Page 138: succès et reussite

Laisse-moi te raconter cette expérience arrivée il y a quelques années avec une équipe de

25 sportifs que nous devions préparer, un ami coach et moi-même. Nous avions deux jours

et demi pour entraîner ces derniers à une compétition qui allait réunir près de deux mille

personnes. Rempli de bonne volonté et de bonnes intentions humaines dans le confort des

salles d'entraînements, le team explosa émotionnellement en l'air après une heure trente

de marche (sans raquettes) en montagne. La tempête de neige, le blizzard et la pente

allant jusqu'à 36° d'inclinaison mirent à l'épreuve les motivations les plus sincères. J'avais

aussi très froid et j'avais à l'esprit l'importance de mettre le groupe en situation de

« réussite mentale et émotionnelle ». Le groupe était trop « étalé » dans la pente. Il n'y

avait aucun abri et beaucoup étaient transis de froid. J'eus alors à l'esprit une image qui

nous aida : les manchots empereurs ! Je me souvins que, pour se protéger du froid, les

manchots empereurs créaient des cercles de l'extérieur vers l'intérieur pour s'en protéger.

En attendant que le reste de l'équipe arrivât, je dis (« criai » serait plus juste, au vu des

conditions) aux plus résistants et mieux équipés de se mettre en cercle, dos tournés au

blizzard et épaules rentrées. J'organisai ainsi trois cercles. Au centre, les plus transis et les

moins équipés. Je demandai ensuite à tous de se serrer et de se frotter les uns les autres

très fort. Puis, observant la pente à gravir et sa largeur, j'eus l'idée de garder le même

principe mais réorganisé. Le blizzard arrivait de notre gauche violemment. Je demandai

alors au groupe de faire trois colonnes de sept à huit personnes espacées de 50 cm au

maximum. Les mieux équipés côté gauche, les autres côté droit. La ligne du milieu étant

composée de ceux dont l'équipement permettait d'alterner avec la ligne de gauche. Toutes

les 10 minutes, les deux lignes extérieures alternaient, la ligne intérieure étant

maintenue.

Voici comment nous avons pu créer, grâce à la configuration des choses, imiter une

pratique de non-humains pour construire à la fois une dynamique d'équipe, à la fois une

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Les choses mettent les motivations les plus sincères à rude épreuve. De cela naissent les conditions de la réussite.

Comment le souvenir de manchots empereur permit de résister au froid et de créer un authentique esprit d'équipe

Page 139: succès et reussite

stratégie de résistance au froid.

Cette expérience, d'une grande richesse enseignante, m'offre de quoi écrire un principe

entier, mais ce que je souhaite souligner ici, c'est la manière dont les choses (les manchots

empereurs) me permirent, ce jour-là de nous adapter à la configuration d'autres

« choses ». Les sportifs en ressortirent « formés » et « parformants ». Je n'étais pas

présent le jour de la compétition55 mais ils finirent dans les premiers. Je sais qu'ils

respectèrent les enseignements acquis grâce aux « choses ».

Qui se forme par et dans les choses s'organise structurellement, tel mon ami Chhembal

(guide dans l'Himalaya) capable de résister à des altitudes qui tueraient la majorité d'entre

nous. Lorsque nous collaborons, apprenons, interagissons avec les « choses » (l'éco), nous

développons une capacité formidable : l'adaptation aux circonstances parce que les

« ressentant ». Qui surfe sent la vague, qui skie sent la pente, qui vole sent les courants,

qui dessine sent les lignes de tension, qui danse sent les rythmes et l'orientation des sons,

etc.

Je n'ai, à ma connaissance, aucun exemple d'un personnage connu ou non, ayant réussi qui

ne l'ait fait sans le « soutien » constant des « choses ».

55 J'ai toujours tâché de laisser les sportifs aller seuls à leur compétition. En effet, j'ai considéré très tôt que le coach doit être là dans le processus d'actualisation, mais lorsque vient le moment final, la personne doit échouer ou concrétiser seule. C'est son histoire et personne ne peut la vivre à sa place. Quand plus tard le coach n'est plus, la personne doit continuer à concrétiser seule ; autant apprendre le plus tôt possible.

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Quand l'esprit ne trouve pas les réponses, laisser les yeux, les mains, les pieds et autres parties du corps prendre le relais.

Le temps que l'on cherche à comprendre est du temps perdu à découvrir le nécessaire.

Page 140: succès et reussite

Les choses, leur nécessité, leur utilité dans le flux de la réussite

Je suis né dans ces collines et je m'y suis senti chez moi : voilà le donné.

J'ai grandi dans l'eau et je m'y suis peu à peu senti à l'aise : voilà le

naturel.

J'ignore pourquoi j'agis comme je le fais : voilà la nécessité

Ces phrases sont celles du nageur qu'aurait rencontré Confucius. Chouang-Tseu nomme ce

récit un fait d'expérience56. Visitons, si tu le veux bien, cet ailleurs de nous, c'est-à-dire ce

qui opère à l'écart de nos normalités, de nos concepts. Je l'ai amorcé avec la tribu des

Osages et des Pawnees ; poursuivons avec un être plus familier à nos idées : Confucius. Ce

dernier découvre un jour un homme nageant près des chutes de Lü-leang. L'eau est d'un tel

bouillonnement qu'aucun animal aquatique ou terrestre ne pourrait s'y maintenir.

Confucius admire l'incroyable dextérité de l'homme, qu'il prend au début pour un mort

dans les tourbillons de la rivière. Puis, constatant qu'il est vivant, le maître veut

comprendre et connaître le « comment », non au sens grec (savoir), mais chinois

(appréhender/tcheu). Confucius lui demande : « Je voudrais connaître la méthode qui vous

permet de passer d'un monde à un autre. » « Je n'ai pas de méthode, lui répond l'homme,

mais si vous le voulez, je vais vous raconter ce qui m'est arrivé 57». L'expérience du

nageur s'appréhende en t ro i s mots : le donné (kou), le naturel (sing) , la

nécessité/spontanéité58 (ming). Le donné désigne ce qui était là à l'origine — j'ai grandi

56 Billeter J.-F, Leçons sur Chouang-Tseu (Chapitre XIX, Comprendre la vie (19/i/49-54), 2006, p. 28-29

57 Billeter 2006, p. 3258 Billeter n'ajoute pas le terme spontanéité comme complément de définition au terme ming. Si je le

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« Je n'ai pas de méthode, mais je vais vous raconter ce qui m'est arrivé » dit le nageur à Confucius.

Réussir c'est s'intéresser au « savoir comment » plus qu'au « savoir quoi ».

Page 141: succès et reussite

dans ces collines et je m'y suis senti à l'aise— , le naturel désigne la nature de l'individu

(que l'on retrouve chez Rousseau avec les trois maîtres) entraînant la pleine réalisation de

ses virtualités — j'ai grandi dans l'eau et je m'y suis senti à l'aise.

Enfin, ce naturel (sing) acquis après un long exercice (kung-fu59) — j'ignore pourquoi j'agis

comme je le fais —, le nécessaire, autrement dit le spontané, s'inscrit comme la

conséquence d'une nature (et non le « soi ») ayant trouvé sa place (mouvement et temps)

dans son environnement naturel.

Tableau du « nécessaire » tel qu’appréhendé par le nageur à Confucius (Chouang Tseu)

Principes

Kou (le donné) Sing (le naturel) Ming (le nécessaire)

Ce qui était là dès le départ : « j'ai grandi dans ces collines et je m'y suis senti à l'aise »

Naturel acquis au terme d'un long exercice : « je m'y suis peu à peu senti à l'aise »

Nécessité, agir en accord complet avec... et en même t e m p s , d e f a ç o n complètement spontané (ce qui s'impose à soi de manière immédiate et naturelle)) : « J'ignore pourquoi j'agis comme je le fais » (le savoir n e c h a n g e r i e n à l’agissement)

Tcheu / appréhender

La réussite est inhérente au principe de « ce qui est là dès le départ », ce qui est propre à

fais, c'est parce que, dans son texte page 31, il dit que le nageur a acquis la faculté d'agir en accord complet avec les courants et les tourbillons de l'eau de manière totalement spontanée, ce qui entend la notion de nécessité. Cette spontanéité acquise par la nécessité entraîne des mouvements qui s'imposent à lui de manière naturelle et immédiate.59 Je précise que le terme kung-fu, comme le pense la grande majorité occidentale, ne désigne pas un art martial, mais le travail assidu qu'une personne réalise pour améliorer sa technique, sa compétence, sa pratique en vue d'atteindre l'excellence (l’excellence étant liée à l’expérience et non à la perfection). La réussite est la conséquence d'un bon kung-fu.

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Qui développe son kung-fu réussit, qui veut réussir travaille son kung-fu ; l'un est l'autre, l'autre n'opère que par l'un.

Trouver le donné (kou) et le naturel (Sing) sera trouvé. Trouver le naturel et le nécessaire (Ming) se fera évident. Une fois le nécessaire trouvé, le sens de la vie peut se déployer.

Page 142: succès et reussite

la personne : ses MOON mais également l’environnement (Kou) — sa configuration.

Toutefois, ce qui est là peut ne jamais s'actualiser, si la configuration, l'utilité, la nécessité

ne se font pas sentir, au sens propre avant même le sentir au sens figuré. J'ai acquis une

rare conviction. La voici : chercher le sens de la vie dans une investigation de l'esprit ne

permet aucune réponse satisfaisante quant à notre « nature » (notre voie). On accède au

sens de notre vie parce que l'on reconnaît le « donné », on appréhende la configuration,

on identifie notre utilité, puis on cultive le naturel et le nécessaire.

Ni le donné, ni la configuration, ni l'utilité par et dans laquelle l'évidente vérité (le sens à

suivre) réside ne pourront se rendre disponibles à notre esprit si nous ne nous mettons pas

en interaction avec les choses.

La personne réussit par ce qu'elle acquiert après un (long) entraînement (kung-fu). Ce

dernier répond à une nécessité/spontanéité en s'imposant à elle de manière naturelle. Le

principe d’interaction constant avec l'environnement est un principe clé. En effet,

l’interaction mobilise des gestes adaptés qui, avec la répétition, l’entraînement

persévérant, l’autoformation autant que l’écoformation entraînent la « performance » du

nageur qu’admire Confucius. Cet apprentissage expérientiel entraîne une forme spécifique

de relation (relatio, lien entre deux choses), s'il en est nécessaire, avec les membres de

son environnement (à la base du « soi »).

Je pense, et ne le dirai jamais assez, que la réussite n'est ni de l'ordre de l'intellect, ni de

l'abstrait, ni de l'idéal : elle commence quelque part, et dans le donné (kou).

Disney a été influencé par sa jeunesse à la ferme. Il fera des animaux de son enfance les

héros de ses histoires féeriques. Edison sera influencé par le laboratoire de chimie que sa

mère lui autorisa à installer dans la cave dès l'âge de dix ans. Einstein, lui, se passionna

pour les sciences suite à une boussole qu'on lui offrit dès l'âge de cinq ans.

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Relatio : lien entre deux choses.

Disney, Edison ou Einstein ont l'étrange point commun d'avoir été inspiré et passionné par des « choses »

Page 143: succès et reussite

Au quotidien, les choses offrent un potentiel de situation. Celui de nous mettre en lien

direct avec ce pour quoi nous pouvons être utile. De par leur nature multiple, les choses

nous offrent la possibilité de nous mettre en forme (actualiser), de nous transformer, de

trouver le « sens » de la vie. Ici, le sens n'est pas à prendre au niveau métaphysique, c'est-

à-dire ce qui se trouve à un « autre niveau », « ce qui serait à élucider », la découverte de

notre être dans son mode absolu (méta). Le « sens » est à prendre dans son aspect le plus

directionnel qui soit : ce qui découle de manière naturelle à « partir de. » N'est-ce pas ce

que le shi chinois propose, une énergie actualisante ? C'est ce que procurent les choses,

cette énergie (capacité à produire un travail, qui ne disparaît mais se transpose) qui par

propension, par rencontre de la nécessité, favorise l'engendrement. Ici se retrouve

l'aptitude de la nature à être opérante.

Le chercheur Bruce H. Lipton dit que « le fonctionnement de la cellule dépend

premièrement de son interaction avec l'environnement et non de son code génétique60 ».

Ce propos rencontre celui issu des recherches de H. Frederik Nijhout : « lorsque le produit

d'un gène est nécessaire, il est activé par l'environnement et non par une propriété du

gène61. »

Au début de ce Principe sept, j'ai dit qu'il était l'une des pierres angulaires de cet ouvrage.

Là où la majorité pense et affirme que la réussite est uniquement liée à notre force

intérieure, notre intelligence, notre courage et l'ensemble des qualités et concepts

occidentaux partant de « soi » — ce qui me semble désormais être d'une (grande)

arrogance — , j'adhère au principe que la personne ne peut rien ou peu sans écoformation

continue avec les choses.

Dans ce principe, j'avais prévu d'aborder le rôle des « autres » dans l'apprentissage de

60 2006, p. 10561 Nijhout H.F, in Lipton, 2006, p. 63

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Trouver le méta n'est pas utile, c'est un besoin. Trouver le nécessaire, voici qui est utile.

Shi : énergie actualisante.

Page 144: succès et reussite

l'expérience. J'ai, au final, fait le choix de rester centré sur les « choses ». Je traiterai

cette dimension importante dans les Principes 13 et 18.

J'ai tâché de rendre explicite la relation entre l'homme et la nature (éco).

Si je me laissais aller à un brin de poésie, je dirais que la réussite est la conséquence d'une

« amitié » improbable entre humain et non-humains (les choses). J'ai mis en évidence la

manière dont les choses nous forment, nous modèlent par le simple fait qu'elles nous

rencontrent, nous entourent, nous traversent chaque jour.

Nous avons, enfin, visité succinctement la manière dont d'autres cultures ont opéré avec

les « choses ».

N'en est-il pas de même pour toi, cher ami ? L'influence et l'interaction avec les « choses »

n'ont-elles pas modelé la manière dont tu serres ta ceinture de manière si singulière ? (Je

t'ai observé !) Tu bouges comme les choses t'ont formé. La taille des cartes, l'épaisseur d'un

jeu, l'usage d'un foulard, d'un crayon et autres mille objets et matières ont entraîné chez

toi une dextérité (nécessaire) particulière de tes doigts et de ta vocalisation. Je pense que

la magie a révélé ta « nature » (Kou).

Si tu es si « magique », c'est peut-être parce que les choses t'ont conduit à un naturel

(Sing) qu'Harry Potter lui-même prendrait plaisir à regarder :-).

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La réussite, une amitié improbable entre humains et non-humains.

Page 145: succès et reussite

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