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Centre d’études psychologiques de Tokyo / www.psychologie-tokyo.com 1/8 Le suicide au Japon : état des lieux Nicolas Bosc, docteur en psychologie Tokyo, novembre 2010 Résumé : Comparativement aux pays développés, le suicide au Japon est spécialement élevé, de l’ordre de 25 décès par an pour 100.000 habitants. Le pays se place ainsi au 2 nd rang des pays de l’OCDE les plus touchés par le suicide, et au 8 ème rang mondial, tous pays confondus. Le suicide touche principalement les hommes d’âge moyen (35-65 ans) et représente la première cause de mortalité chez les jeunes adultes, hommes et femmes, durant leurs premières années de travail. Le taux de suicide est particulièrement sensible à la situation économique du pays (période de récession ou de crise économique…) et aux soucis professionnels de la personne (chômage, accidents de carrière, difficultés financières, endettement…). Il a ainsi augmenté de près de 40% au Japon lors de la dernière crise économique asiatique de 1998. De profondes bases culturelles et sociales sont indispensables à prendre en compte pour situer le suicide au Japon : il tient une place particulière dans l’Histoire japonaise à travers le suicide de samurais et de personnages célèbres et renvoie parfois à une recherche d’honneur perdu. En 2006, de nouvelles séries de mesures ont été adoptées par le gouvernement japonais pour tenter de réduire le taux de suicide de 20% d’ici 2016.

Suicide Japan

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Le suicide au Japon : état des lieux

Nicolas Bosc, docteur en psychologie Tokyo, novembre 2010

Résumé : Comparativement aux pays développés, le suicide au Japon est spécialement élevé, de l’ordre de 25 décès par an pour 100.000 habitants. Le pays se place ainsi au 2nd rang des pays de l’OCDE les plus touchés par le suicide, et au 8ème rang mondial, tous pays confondus. Le suicide touche principalement les hommes d’âge moyen (35-65 ans) et représente la première cause de mortalité chez les jeunes adultes, hommes et femmes, durant leurs premières années de travail. Le taux de suicide est particulièrement sensible à la situation économique du pays (période de récession ou de crise économique…) et aux soucis professionnels de la personne (chômage, accidents de carrière, difficultés financières, endettement…). Il a ainsi augmenté de près de 40% au Japon lors de la dernière crise économique asiatique de 1998. De profondes bases culturelles et sociales sont indispensables à prendre en compte pour situer le suicide au Japon : il tient une place particulière dans l’Histoire japonaise à travers le suicide de samurais et de personnages célèbres et renvoie parfois à une recherche d’honneur perdu. En 2006, de nouvelles séries de mesures ont été adoptées par le gouvernement japonais pour tenter de réduire le taux de suicide de 20% d’ici 2016.

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Question taboue par excellence, soulevant souvent gêne ou idées préconçues, le suicide au Japon est pourtant un problème réel de santé publique qui doit être abordé de façon méthodique pour pouvoir y voir plus clair.

1. Le suicide au Japon en chiffres

Les dernières statistiques de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) confirment malheureusement le fort taux de suicide du Japon, où on déplore chaque année plus de 30.000 suicides, soit près de 25 décès pour 100.000 habitants (OMS, 2007). Ce chiffre est alors près de deux fois plus élevé que celui de la moyenne mondiale qui était en 2000 de 14,5 décès par suicide pour 100.000 habitants (OMS, 2002), et place alors le Japon au 8ème rang mondial des pays les plus touchés par le suicide après la Lituanie (38,6/100.000 en 2006), la Biélorussie (35,1 en 2003), la Russie (32,2 en 2005), le Kazakhstan (26,9 en 2009), la Hongrie (26 en 2005), la Slovénie (25,1 en 2005) et la Lettonie (24,5 en 2005). Aussi, dans une catégorie plus représentative de sa situation économique, le Japon est, après la Hongrie, à la seconde place des pays industrialisés de l’OCDE qui déplorent le plus de suicides compte tenu de leur population (voir Figure 1).

Figure 1. Représentation des taux de suicide du Japon et des autres pays de l’OCDE (Chen

et al., 2009).

Comparant les statistiques du Japon avec quelques pays francophones, on comprend mieux l’inquiétante présence du suicide dans l’archipel où sa fréquence est environ de 30% plus élevée (voir Figure 2). Aussi, comme le rappelle l’OMS, il est à préciser que « les données de mortalités sous-estiment généralement la véritable prévalence du suicide dans une population » (OMS, 2002), et cela dans tous les pays. On suppose en effet le nombre réel de suicides plus importants étant donné le fait que les suicides sont parfois cachés par les famille par peur de stigmatisation, pour des raisons religieuses ou encore vis-à-vis de l’assurance-vie. Le suicide peut également être non-comptabilisé quand il est maquillé par le suicidant, par exemple sous forme d’accidents de la route ou, pour les personnes âgées, d’ « oubli » de suivre un traitement médicamenteux essentiel au maintien de la vie… Par rapport à tout cela, on peut donc imaginer que le taux de suicide au Japon, comme dans les autres pays, est encore plus élevé que le taux officiel de suicides déclarés ce qui aggravera encore la

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situation déjà préoccupante.

Nombre de suicides par an pour 100.000 habitants Pays Homme Femme Total

Belgique (1999) 27.2 9.5 18.2 Canada (2004) 17.3 5.4 11.3 France (2006) 25.5 9 17 Japon (2007) 35.8 13.7 24.4 Suisse (2006) 23.5 11.7 17.5

Figure 2. Taux de suicide pour 100.000 personnes réparti par genre (OMS, 2007).

2. La répartition du suicide dans la population Au Japon, le suicide touche tous les âges de la population, et spécialement la catégorie des personnes actives, dont l’âge est compris entre 45 ans et 65 ans. Aussi, on remarque que les hommes sont deux fois, et parfois même trois fois plus touchés que les femmes (voir Figure 3).

Figure 3. Taux de suicide pour 100.000 personnes réparti par genre et âge au Japon, en

2007 (OMS, 2007).

Pour un grand nombre de tranches d’âges, le suicide surpasse alors les autres causes de décès (voir Figure 4). C’est ainsi la première cause de mortalité pour les hommes et les femmes durant leurs premières années de travail, situation alors qualifiée par Kuroki (2010) comme « tout simplement choquante considérant le Japon comme l’un des pays les plus développé ».

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Figure 4. Causes des décès par âge en 2003 au Japon (Kuroki, 2010).

3. Suicide et travail La proximité entre les effets du monde du travail et le suicide semble alors une spécificité japonaise à souligner, et le lien entre suicide et chômage a été mis en évidence en particulier pour les hommes et spécialement étudié par Kuroki (2010) (voir Figure 5). Il annonce ainsi qu’ « en 2007, plus de la moitié des personnes décédées par suicide au Japon étaient au chômage ».

Figure 5. Taux de suicides chez les hommes et taux de chômage pour les hommes au

Japon (Kuroki, 2010).

Aussi, ce n’est alors pas une surprise de constater que les récentes crises économiques asiatiques ont eu un effet direct sur l’augmentation des suicides au Japon. Inoue et al. (2007) et Chang et al. (2009) ont alors établi une corrélation entre la crise économique de 1998 et l’augmentation des suicides au Japon, mais aussi l’augmentation des divorces et la baisse du nombre de mariages (voir Figure 6). Le chômage, les difficultés financières, l’endettement (Chen et al., 2010), les accidents de carrières… le tout sous l’influence du « stigma social » (Chen et al., 2009) deviennent alors des facteurs influençant fortement le nombre de suicides.

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Figure 6. Taux de suicide pour 100.000 habitants âgés de 15 ans et plus (Chang et al.,

2009).

4. La place du suicide dans la culture japonaise Aussi, Chang et al. (2009) avancent une hypothèse pouvant expliquer le fait que le Japon ait répondu si fortement à la crise économique par rapport aux autres pays asiatiques, avec une augmentation de 39% du taux de suicide entre l’année 1997 et 1998. Ils mettent alors en lumière « l’attitude plutôt permissive face au suicide dans la société japonaise », les hommes d'affaires japonais ayant « l'habitude d'avoir un lien très fort à l'entreprise, qui s'apparente à l'ancienne fidélité des samouraïs à leurs seigneurs. Ils les hommes d’affaires ont alors été sérieusement remis en cause suite à la crise économique en devenant l’objet des restructurations des entreprises et, pouvant s’être sentis trahis par la société (Takei, Kawai, et Mori, 2000). Les taux de suicide japonais ont atteint depuis l’après-guerre, un sommet en 1998 (Shiho et al., 2005) ». Plus engagés, Chen et al. (2009) parlent eux de « tradition du suicide » citant des sociologues qui voient dans la culture japonaise une « orientation des valeurs » qui contribuerait au fort taux de suicide que connaît le pays : i) monisme (sentiment d’unité entre le matériel et le spirituel, où tout ne fait qu’un), ii) groupisme (courant favorisant la pensée générale et le comportement du groupe), iii) accommodationisme (tendance à pouvoir s’adapter et trouver des compromis malgré un point de vue différent), et iv) la présence d’un esprit de famille autoritaire. Tout cela a ainsi pu donner au suicide au cours du temps une place particulière quand à sa réalisation et aux symboles qui l’accompagnent… le « seppuku » et son « esthétisme de la mort » (Fusé, 1980) est alors respecté par certains qui voient alors dans le suicide un moyen de retrouver un honneur perdu. Citons aussi, les « effets de mode » et des augmentations du suicide suite à la

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surmédiatisation par les médias de suicides de célébrités (voir Kaga, 2009), une communication abusive autour de produits dangereux (voir Kaga, 2009), une trop grande facilité pour des personnes suicidaires de se regrouper sur internet sur des sites spécialisés, y trouver des informations et préparer leur passage à l’acte (voir Crump, 2006 et Hitosugi, 2007)… Enfin notons que le suicide coute très cher à la société japonaise. Le 7 septembre 2010, une étude gouvernementale rendit compte des importantes conséquences de la souffrance mentale et du suicide sur l’économie du pays en estimant à près de 25 milliards d'euros « le coût engendré, l'an dernier au Japon, par les arrêts de travail des dépressifs et les manques à gagner dus aux personnes qui ont mis fin à leur jour, ajouté au prix des diverses allocations et coûts médicaux pour soigner les personnes souffrantes » (Le Monde, 07/09/10).

5. Des mesures pour l’avenir Aujourd’hui, le taux de suicide au Japon est stable et est resté sensiblement aussi élevé que son taux record survenu lors de la crise économique de 1998, et contrairement à d'autres pays, il semble que les politiques sociales entreprises pour le faire diminuer n'aient pas encore réussies à atteindre des résultats satisfaisants. Le suicide et les tentatives de suicide sont des phénomènes complexes qui associent des facteurs biologiques, psychologiques, psychiatriques et sociaux. L’interaction de ces facteurs est souvent difficile à décrypter et dépendra de chaque cas, de la situation très individuelle que la personne rencontrera. Il n’existe donc pas de mesure de prévention ou de prise en charge unique qui puisse écarter le suicide, et au contraire, l’approche choisie devra être la plupart du temps multidisciplinaires, impliquant diverses actions complémentaires. Dans ce sens, et dans le but d’inverser la tendance, le gouvernement japonais adopta en juin 2006, le « Basic Law of Suicide Prevention » définissant de nouvelles politiques d’action et de prévention et visant une réduction du taux de suicide d’au moins 20% d’ici 2016. Pour cela, différentes actions ont été avancées (Kaga et al. (2009)) :

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1) la promotion de la recherche sur le suicide ;

2) une amélioration de la santé mentale et du soutien social avec i) des soins plus appropriés pour les troubles psychiatriques et ii) une campagne sur le thème « travail-vie » visant à réduire les décès dus au surmenage ;

3) une amélioration de la situation financière des individus avec i) des formations pour les personnes sans-emploi et les travailleurs à temps partiel, ii) une modification de la législation concernant le travail temporaire et iii) la mise en place de mesures légales adaptées pour éviter le surendettement ;

4) une élimination régulière des contenus illégaux et préjudiciables sur internet ;

5) l’éducation des enfants dans les écoles autour de leur « valeur », leur « potentiel »…;

6) la mise en place de coopérations avec les services d’urgence pour suivre les personnes à tendances suicidaires dans le temps.

Confirmant la volonté du gouvernement à s'attaquer au fléau du suicide, le Premier Ministre Naoto Kan jugeait alors en septembre 2010, « que ce taux élevé prouvait le mal-être du pays. Il y a de nombreuses causes au suicide. S'y attaquer pourrait aider à construire une société avec moins de souffrance » (Le Monde, 07/09/10).

En conclusion Le Japon semble donc aujourd’hui prêt à relever le défi de réduire le fort taux de suicide que sa population connaît. Après de nombreuses années principalement dédiées au développement économique, les mentalités paraissent maintenant évoluer pour se diriger vers le mieux-être de l’individu et de la population. Concrètement, le Japon va donc devoir adopter de nombreuses mesures et réaliser d’importants investissements pour s’attaquer au suicide qui menace sa population, et espérer un inversement de la courbe qui n’est pas encore d’actualité. La recherche, le travail psychosocial, l’encadrement médical, les interventions communautaires, l’amélioration de la législation, l’implication de différents partenaires… sont autant de défis qui devront être atteints pour permettre à la population japonaise se libérer de ce fléau. Le contexte culturel sera lui aussi un paramètre important à prendre en compte étant donné le rôle majeur qu’il joue dans les comportements suicidaires. En effet, si comme l’affirme l’OMS (2002), « ce qui a un effet positif en matière de prévention du suicide dans un endroit peut se révéler inefficace voire nocif dans un autre contexte culturel », il est indispensable aujourd’hui de continuer à se pencher sur les réalité socioculturelles japonaises pour pouvoir proposer des mesures de prévention et de prise en charge adaptées à sa population.

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