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Sur les rives du Simoïs

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Sur les rives du Simoïs

Couverture : La déesse Flore, fresque de la Villa d’Ariane, 1-45 ap. J.-C., Empire romain, Musée archéologique national, Naples

© Éditions des Sables Genève, 2019

Chemin des Mollex 1, CH-1258 Perly [email protected]

www.ed-des-sables.ch

ISBN 978-2-940530-54-0

Bénédicte Gandois

Sur les rives du Simoïs

Prose poétique

Éditions des Sables Collection « Rose des sables »

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Avant-propos

Le poème Esther, qui ouvre ce recueil, a une genèse particulière. Les trois fragments qui le composent ont été écrits en 2003 à la demande du musicien et musico-logue franco-colombien Rondy Torres Lopez, qui fit re-découvrir au public, d’abord sous forme de fragments, le premier opéra colombien, Ester, de Ponce de Leon (1875). L’œuvre suit de très près la tragédie de Racine, dont j’avais essayé de garder le rythme et l’esprit. Ces poèmes furent récités lors de la première, en mars 2003 dans les murs de la Sorbonne, par la comédienne Dalila Zéhar.

La pièce prend sa source dans la Bible. Esther est l’épouse du roi Assuérus, dont le ministre Haman veut exterminer tous les Juifs du Royaume. Poussée par son cousin Mardochée, elle révèle courageusement au Roi le projet d’Haman, lui avoue qu’elle est juive, et obtient le salut de son peuple.

J’étais alors étudiante à l’Université et l’un de mes pro-fesseurs, touché par la couleur du poème, m’a encoura-gée à en écrire d’autres et composer un recueil. Éprise depuis toujours de littérature et de musique, je n’ai eu aucune difficulté à prêter ma plume et ma voix aux

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héros antiques, avec l’envie de les faire revivre, l’espace d’un monologue ou d’un dialogue.

Écho est une héroïne des Métamorphoses d’Ovide. Punie par Junon pour l’avoir empêchée de découvrir les infi-délités de son mari, sa voix devient l’écho de celle des autres. Elle tombe alors amoureuse de Narcisse, qui est incapable d’aimer quelqu’un et n’aimera que lui-même.

Cassandre, Andromaque et Diomède, sont des héros de la Guerre de Troie. La première, fille du roi troyen Priam, a reçu du dieu Apollon le don de prophétie : elle peut ainsi lire l’avenir. Mais comme elle repousse ses avances, Apollon fait en sorte que personne ne croie ses paroles ; son don est donc vain. Aussi, quand elle an-nonce à ses compatriotes que l’immense cheval de bois laissé sur la plage est un piège, nul ne la croit. Elle assiste alors au massacre des siens et est épargnée par le grand roi des Grecs Agamemnon, qui l’emmène comme cap-tive. Dans L’Énéide du poète latin Virgile, Cassandre est fiancée à Chorèbe au moment de la guerre de Troie ; courageuse et décidée, cette amante passionnée est aussi l’héroïne des Troyens de Berlioz.

Andromaque est l’épouse du prince Hector, fils de Priam et défenseur de Troie. Lors de la prise de la ville, elle est emmenée comme captive par Pyrrhus (aussi ap-pelé Néoptolème), fils d’Achille. Après la mort de celui-ci, elle devient l’épouse d’Helenos, l’un des seuls fils de Priam qui ait survécu à la guerre. Il possédait, dit-on, le

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don de prophétie et devint roi de Chaonie, au nord de la Grèce.

Diomède, enfin, combat à Troie du côté de l’armée grecque. Audacieux et intrépide, il blesse plusieurs hé-ros et s’en prend même à la déesse Aphrodite lorsqu’elle essaye de protéger son fils, le Troyen Enée. De retour chez lui après la guerre, il découvre que sa femme Ægialé lui a été infidèle. Désespéré, il repart sur la mer et erre jusqu’en Italie où il fonde plusieurs villes. Lors-que Enée arrive à son tour en Italie où ses descendants fonderont Rome, Diomède tient un discours de paix et refuse de se rallier aux peuples qui veulent combattre les Troyens rescapés et leur chef Enée.

Ariane s’inspire d’un mythe différent. Dans des temps très anciens où la Crète était dirigée par le roi Minos, la reine Pasiphaé eut un enfant d’un taureau, le Minotaure, monstre mi-homme, mi-taureau que le roi enferma dans le labyrinthe construit par son architecte Dédale, père d’Icare. En ce temps-là, après un conflit entre les deux peuples, Athènes devait envoyer à Minos chaque année sept jeunes hommes et sept jeunes filles destinés à nour-rir le monstre. Parmi eux vint un jour Thésée, fils du roi d’Athènes Égée, bien décidé à en finir avec le monstre. Le roi Minos avait deux filles, Phèdre et Ariane, qui tomba amoureuse de Thésée. Elle l’aida à sortir du la-byrinthe – grâce au fameux « fil d’Ariane » – contre sa promesse de l’emmener à Athènes et de l’épouser. Thé-sée repartit avec Ariane… et sa sœur Phèdre, dont il

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s’éprit. Les nouveaux amants abandonnèrent Ariane sur l’île déserte de Naxos. C’est là que, dit-on, le dieu Dio-nysos la rencontra. Il l’épousa et la rendit immortelle.

Riches de mes émotions de lectrice et de mes émotions musicales, ces poèmes doivent, pêle-mêle, à Homère, Virgile, Ovide, Racine, Berlioz, Baudelaire et Massenet. Les vers latins notés au début de « Diomède » résultent d’une tentative d’écriture, il y a longtemps, d’un poème en hexamètres latins. Imprégnée de culture et de philo-sophie antique, je me devais, peut-être, d’écrire des ekphraseis, descriptions d’œuvres d’art, à la manière des poètes grecs qui ressentaient le besoin d’exprimer, par leur art, les émotions ressenties devant les plus belles œuvres. Et si ces poèmes vous donnent envie d’en sa-voir davantage sur ces héros et ces mythes, ils auront atteint leur but.

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Fragments d’Esther

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I

Ester ? Ô, Esther, est-ce bien vous ? Est-ce bien elle qui vient de passer furtivement devant mes yeux ? Oui… J’ai reconnu son pas, sa silhouette, ses gestes légers dans l’ombre claire…

Je me souviens de vous, Esther, je me souviens de nous… Dans notre village solitaire et lointain, votre père Mardochée vous élevait en secret, comme s’il avait eu le sentiment que vous dussiez un jour accomplir un dessein encore mystérieux. J’étais à vos côtés, je vous suivais en tout lieu où vous menaient vos pas.

Je me souviens du jour où Mardochée partit avec vous sans mot dire à personne et vous emmena en ce pa-lais… On m’a raconté depuis ce qui vous est arrivé… Une histoire si étrange qu’aujourd’hui encore, vous ayant vue passer dans votre splendeur nouvelle, j’ai peine à le croire…

Il y a quelque temps, notre souverain Azuero répudia sa compagne, l’orgueilleuse Vasthi, qui avait commis une faute. Mais, comme cette princesse continuait d’occu-per ses pensées, on fit venir de tout le royaume des jeunes filles, espérant que le cœur du roi s’attacherait à l’une d’elles. Des centaines de jeunes filles arrivèrent

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d’Égypte, de Cappadoce, d’Arménie et des confins de l’Inde… C’est alors que Mardochée eut l’idée étonnante de conduire à Suse son unique enfant, Esther, sa fille si pure, si simple, élevée loin de tout faste et de tout men-songe, dans notre foi qui irrite tant les conseillers du roi… À quel divin dessein obéissait le vénérable Mar-dochée en fondant l’espérance de tout notre peuple sur les mains frêles de sa fille ? Je ne puis le comprendre. Esther, ma douce Esther au milieu de toute cette pompe ?

On dit que lorsqu’elle parut devant ses yeux, belle et innocente, sans ornement, aux côtés des princesses far-dées si richement mises, le roi s’émut. Sans doute la main de Dieu guida-t-elle son regard, son cœur… Parmi tant de beautés, il choisit Esther.

Esther… Quel dilemme doit scinder son cœur depuis ce jour… Partagée entre son amour pour le roi Azuero à qui elle s’est donnée et sa naissance, sa foi qu’elle doit cacher à tous, ici, en ces temps de crainte et de haine religieuse. Devoir mentir et ne prier qu’en secret.

Esther… Je vous ai retrouvée…

J’entends son pas. Elle vient sans doute chanter… Au-trefois, je me souviens, elle aimait à chanter au matin… Sa voix m’émeut toujours… Attendons pour paraître à ses yeux.

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II

Cette ombre, cette menace qui m’étreint devient, mi-nute après minute, de plus en plus sensible… Et tandis qu’Esther se prépare à paraître devant le Roi, je l’avoue, je tremble de tout mon être.

Seigneur ! Lui ! Le voici, Aman, qui s’avance vers les ap-partements du roi… Je suis loin de lui, il ne m’a pas vue, et pourtant, je ressens encore toute cette haine qui émane de son cœur insensé. Ô, combien la vue de cet homme me terrifie… Si étrangement beau, si intelligent et cruel. Esclave acheté tout enfant, on dit qu’il est par-venu, marche après marche, à la cour… Il est au-jourd’hui le conseiller le plus écouté de notre Roi… Mais, avec son désir démesuré du pouvoir, ce sont la haine et la folie qui ont grandi en son cœur. Il est fou. Il est devenu fou… L’univers entier tremble devant ses pas, devant son regard dur… Tous tremblent… Sauf le vénérable Mardochée qui jamais n’a baissé les yeux de-vant lui, qui se tient chaque jour aux portes du palais et regarde Aman de son œil accusateur. Alors Aman, dans sa folie, s’est juré la perte du vieillard. Et c’est pour tuer Mardochée qu’Aman a arraché au roi l’ordre de massa-crer mon peuple !

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Allons… Mon cœur doit se calmer.

Allons retenir Esther. Qu’elle attende encore un instant avant de se présenter devant le roi.

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III

En ces instants si durs, je ne puis que prier… Prier pour calmer ma peur… Pour que mes mains cessent de trem-bler. Pour retrouver le calme et la confiance.

Oui, au milieu même de mes craintes, quand mon cœur est si serré, Seigneur, j’ai confiance. Ton peuple est entre tes mains.

Seigneur ! Guide les paroles d’Esther vers le cœur du roi. Donne à Esther la force de confondre Aman, de tourner le roi vers la lumière et la vérité !

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Écho

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Me voici bannie à jamais, jamais.

Bannie par moi-même, par mes amies, malgré moi, malgré elles.

Pourquoi ai-je accepté, moi qui ne sais pourtant rien à l’amour,

de les aider ?

J’aime cela.

Depuis ma naissance dans l’onde d’une source, mes premières éclaboussures de rire,

J’ai toujours aimé aider tout ce qui vit, tout ce qui m’entoure.

Petite abeille prise dans la toile d’une araignée, petite araignée en train de se noyer

Dans l’onde d’une fontaine.

Mes amies se moquaient de moi, depuis leurs arbres et leurs rivières.

Lorsqu’elles m’ont proposé de les aider au jeu de l’amour, j’ai accepté.

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Je me suis bien amusée, il est vrai. Mais comment au-rais-je pu imaginer un tel sort ?

Je pense,

et ne suis plus que le miroir des mots des autres.

Je ne peux plus rire désormais, je suis le reflet des éclats de rire des naïades et dryades mes amies – et je pleure.

Les larmes glissent sur mes joues pâlies, ma souffrance est muette.

Les dieux ont fait de moi l’ombre de moi-même.

Mes amies m’avaient demandé de les aider dans leurs amours,

De les prévenir si l’irascible épouse de Zeus venait à paraître.

Je trouvais cela amusant – jouer à cache-cache avec l’épouse divine.

J’ai été bien punie. J’ai perdu ma voix.

Et jour après jour, je redis les rires de mes amies, je redis leurs sottises

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– Héra, je te prends à témoin, comme elles me parais-sent désormais sottes et vaines, et si futiles.

Mais pour moi, il est trop tard.

Nul ne m’écoute. Nul ne m’entend, Nul ne saurait jamais me comprendre.

Il ne me reste qu’à me laisser mourir sur les berges du Thyrse.

-je le plus beau ? …

… le plus beau ? … beau ?

Qui vient ici de parler ? Derrière ce rocher, peut-être ?

Est-il mortel, est-il dieu ? Moi qui ai tant aidé les miens, un dieu voudra-t-il m’aider ?

L’espérance m’a quittée.

… de la mémoire des hommes, …mémoire des hommes

…hommes.

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Il est tout près. Derrière ce rocher couvert de mousse, dans ce creux près de l’onde.

Par tous les dieux, qu’il est beau !

Jamais ne vis regard plus doux, plus clair, plus profond tout à la fois.

Loin des jeunes bergers, des chevriers Qui abreuvent leurs troupeaux à ma source,

Lui est prince ou fils de prince.

Quelle beauté, quelle pureté semble émaner de lui… Doublement beau, puisqu’il se mire dans l’onde si plaine que son reflet est à peine troublé.

Il tourne la tête. Il m’a vue.

Ne t’enfuis pas, mortel, laisse-moi venir à toi.

Laisse-moi te regarder…

Qui es-tu ?

…es-tu ? …tu ?

C’est la question que je voulais te poser, moi aussi.

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Certainement es-tu le bel astre que mes amies appel-lent Narcisse qu’elles admirent en secret depuis le fond de l’onde.

Tu l’ignores sans doute, Les naïades ne se lassent pas de te contempler, De rendre l’eau plus transparente chaque jour pour que tu puisses te mirer plus à ton aise.

Mais quelle tristesse brunit ton beau visage ?

Une nymphe, n’est-ce pas ? Approche… As-tu peur de moi ?

De moi ? … Moi…

Non, je n’ai pas peur de toi. Non. Ce qui me retient, tu ne saurais le comprendre, Joli mortel un peu moqueur.

Pourquoi ne réponds-tu rien ? Es-tu muette ? Ha, ha…Tu es bien jeune…

Me trouves-tu beau ? Tu ne dis rien…

Tu n’oses, j’imagine… Toutes les filles sont pareilles,

mortelles ou immortelles, Toutes ne cessent de m’aimer.

Je suis beau, je le sais le sais…

Sais…

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Quel étrange mortel ! Ce rire, son cœur insensible… J’aimerais réchauffer ce cœur de glace.

Jeune et perdu, Jeune et triste Comme moi.

Beau Narcisse, comment te parler ? Comment me faire comprendre ?

Naïade drôlette…

Je pensais que le monde divin n’était que perfection… Ton mutisme me prouve le contraire.

Tu ne parles pas. Sans doute m’admires-tu…

Tu restes là, bête et muette… Allez, fillette, va jouer ailleurs,

… jouer ailleurs… ailleurs…

Ailleurs, mais où ? Ne comprends-tu donc rien ?

Je t’aime, Narcisse.

Jeune nymphe adolescente, je sens d’étranges mouvements en mon cœur.

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Ma bouche est muette, mais mes yeux te parlent de toute mon âme ! Mortel au cœur insensible, peux-tu seulement t’en apercevoir ?

Allez, nymphe, tu es bien mignonne, va ! Mais laisse-moi seul sur ce rivage.

Nul, mortel ou immortel ne peut partager mon malheur. Pourquoi restes-tu ? Laisse-moi !

Je reste immobile. Il détourne son regard de l’onde et se redresse. Intrigué. Quel si grand malheur peut-il frapper un être si beau ? Je continue de le regarder, renonçant à entrouvrir mes lèvres muettes pour moi-même.

Comme c’est étrange… Approche, mignonne…

gnonne… onne…

Laisse-moi te regarder. Laisse-moi t’écouter…

couter… ter…

Non, ne me demande pas de parler ! Ne regarde pas les mouvements stériles de mes lèvres !

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Elles ne reflètent plus mes pensées mais les tiennes. Si seulement ton cœur pouvait répondre aux mouve-ments du mien ! Je dois te paraître si naïve, certainement, Tant de demoiselles ont dû éprouver de l’amour pour toi…

Par quel prodige ? Ta voix répète la mienne !

la mienne, enne !

Que se passe-t-il ? Pourquoi cet entrain, cet intérêt soudain ? Ma voix répète malgré moi tes mots, Ces mots que je voudrais amoureux ! Quel feu te prend ?

Je m’entends,

Dieux, je m’entends, j’entends ma propre voix !

Je n’y crois pas ! crois pas…

pas…

Oui, ô mortel, Je suis la nymphe Écho, Je suis le reflet de ta voix.

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La mienne est contrainte et ne puis que répéter les sons qui me parvien-

nent.

Toi qui es si étrangement beau, Si cependant tu venais à m’aimer… Quel plaisir serait le mien à répéter tes mots !

Si cela était… Car je sens ton cœur si froid étrangement habité des tourments qu’inspire Eros… Est-ce pour une demoiselle, une bergère ou une nymphe ?

Dieux, si ce jeune homme pouvait connaître l’amour, et tourner son cœur et ses sentiments vers un être, qui que ce soit…

Vers moi…

Me voici ensorcelé… Ma beauté pure et infrangible dans l’onde,

et maintenant ma voix, pure et douce, la plus belle de toutes assurément !

Comment jamais trouver en quiconque semblable perfection ? Comment jamais sortir de ce sortilège qui me conduit chaque

jour à la rivière, Où je reste épris enclos de ma propre image ?

Étrange mortel, que t’arrive-t-il ? Tu t’approches… Que signifie ton regard ?

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As-tu conscience du sort qui est le mien ? Est-ce l’amour qui te conduit vers moi ? Ou est-ce le reflet de ta voix que tu aimes en moi ? Je voudrais tant t’aimer… t’aider. Ma voix ne porte plus mes mots. Mes yeux, peut-être ?

Étrange créature, va-t’en.

Tes paroles me rendent plus malheureux encore. Sans même savoir ce que j’éprouve, j’ai honte.

Me voir dans cette eau, entendre ma voix Je disparais dans un miroir infini.

Tout s’y reflète à jamais Et nulle issue, jamais. Tant que je me verrai.

Tant que je m’entendrai.

Je te laisse, jeune mortel au cœur bien soucieux. Jeune mortel si beau dont je ne comprends le tour-ment Au cœur insensible à l’amour et pourtant si plein de lui, D’un égoïsme infini alors que ma voix n’est plus que toi, Et je reste bien malheureuse, bien malheureuse, Et retourne peupler les monts et les bois De mes échos, De mes échos.

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Cassandre

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I

Je n’aurai plus que des rêves de douceur, désormais.

Je pourrai de nouveau respirer. Je pourrai de nouveau contempler la beauté du monde.

Chorèbe est vivant. Il est vivant. Les Grecs sont partis.

Le ciel à nouveau s’ouvre devant moi. Peut-être les Dieux m’ont-ils enfin pardonnée. Dix ans ont passé de-puis ces jours gris où tout s’est écroulé dans nos vies, où les Grecs ont débarqué… Mes frères sont morts – ô, Hector, mon préféré, mon confident, ta tendresse disparue ! … La belle Andromaque est veuve et mon jeune filleul orphelin ne parle plus guère. Il continue de grandir, frêle roseau tout en longueur et erre dans le pa-lais déserté sans plus ouvrir les lèvres.

Et les habitants de la Troade, qui me connaissent depuis toujours – on me disait la plus jolie des filles de Priam – ne m’adressent plus la parole. Si la paix revenue pou-vait permettre de nouveau à l’affinité et à l’amour derégner dans la ville ! Tous me craignent. C’est tellementétrange… Ils ne me pardonnent pas d’avoir toujours su.D’avoir toujours vu, avant qu’elle n’arrive, la mort et la

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guerre. D’avoir vu avant elles, mères et épouses, leur mari et leurs enfants morts…

Comment auraient-ils pu comprendre, tous ? S’il m’a accordé ce don de prévision qui fait passer à tout mo-ment tant d’images devant mes yeux, tant d’effroi à-demi perçu dans mon cœur, ce dieu les a eux aussi en-chantés.

Nul n’a jamais pu croire aucune des paroles articulées par mes lèvres. Ô, Apollon, dont je n’ai pas su accepter l’amour, savais-tu combien tu me rendrais malheu-reuse ?

J’ai tout vu, tout su, mais jamais je n’ai pu éviter le moindre des maux qui se sont abattus sur notre ville bien-aimée. Cette incapacité à communiquer m’a plon-gée dans mille tourments. Je savais, je savais. J’ai essayé par tous les moyens d’éviter tout cela. « Hector, laisse l’armure de Patrocle ! » … « Non, Polydore, je t’en con-jure, ne va pas combattre ! » « Ô, Sarpédon, fils de Zeus, si tu savais… » Et puis, j’ai un jour désespéré. Et aban-donné. Hector est mort, et je le savais. Et Andromaque qui attendait son retour et me parlait de lui… lui prépa-rait un bain… Et je le savais, la nuit précédente, je l’avais vu, étendu sous nos remparts. Et j’avais tellement mal !

J’ai voulu me durcir contre tous, contre leur indiffé-rence, leur méfiance à mon égard et je tournai toutes mes pensées vers l’objet de mon amour. Seul m’importa alors Chorèbe, Chorèbe était encore vivant. Chorèbe

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vivrait et reviendrait à Troie. Et j’ai tant prié pour cela au temple de Pallas ! …

Demain. Demain tu seras là, et le soir nous verra mari et femme. Puisse mon cœur s’apaiser ! Mes vœux réali-sés. Je ne puis même le croire. Je l’ai tellement désiré…

Jamais plus la vie ne sera comme avant, je le sais. Nos deuils ont trop empli nos cœurs.

Chorèbe… Cette nuit, c’est de toi que j’ai rêvé. Pour la première fois, j’ai vu de la lumière. Et la ville en liesse.

J’ai vu nos enfants.

Nos fils auront tes boucles noires, Chorèbe…

J’ai tant désiré ce jour qui me donnera à toi ! Ô, Cho-rèbe, hâte ton pas vers Troie ! Détourne ton regard du cheval de bois laissé sur la plage, cesse d’écouter ton chef Enée, viens, viens vers moi. La guerre est finie. Apollon, Pallas, je voudrais être déjà demain.

Chorèbe ! Je perçois presque tes pensées, tant j’étends mon espace vers toi, tant je sens ta présence en moi.

Demain, Chorèbe, demain…

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II

Tu es là. Je t’ai vu passer dans le cortège, ce matin. J’ai vu tes yeux qui me cherchaient parmi la foule. J’ai vu l’étincelle de ton regard accroché à mon visage lorsque tu le trouvas enfin. J’ai senti mon cœur aimant tressaillir. J’ai suivi le cortège, avec la foule. Impatiente de te voir, de t’étreindre, j’ai suivi la colonne de soldats. Les restes de notre armée troyenne. Je savais que tu attendais aussi ce moment, je le percevais. Ton cœur qui battait telle-ment fort contre ta cuirasse de bronze. Et la fatigue de ton bras, sous le bouclier et la lance ployé.

Nous avons tous prié dans nos temples, selon le rituel. Et puis la foule a commencé à se disperser. J’ai quitté insensiblement la petite troupe qui entourait notre roi Priam et me suis avancée dans ta direction. Je savais que tu m’attendrais sur le parvis du temple de Pallas, du côté des remparts. J’ai couru. J’ai craint de défaillir en te re-trouvant. Et je t’ai vu.

Et mon cœur s’est déchiré.

Chorèbe ! À ton image s’en est substituée une autre. La ville en flammes. C’était un sentiment, une perception bien plus qu’une image.

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Je sais que la mort de Troie est si proche. Cette nuit… Cette nuit, je le sens.

Et tu m’as entourée de tes bras aimants, souriant de bonheur, et j’ai éclaté en sanglots. Mes premières larmes depuis la mort d’Hector. Tu as cru que c’était la joie de te revoir, l’angoisse qui s’épanchait de mon cœur. C’était la perception que demain, tu serais mort, étendu sur ce même parvis. J’aurais tellement voulu ne pas savoir cela ! Les dieux n’ont pas pardonné à notre ville. Ce ma-tin n’était qu’un répit.

Les Troyens qui ne m’ont pas suivie en temps de guerre ne m’écouteront pas aujourd’hui. Et tu mourras comme eux. Peut-il être permis à un mortel d’y échapper ? Pal-las ! Puisse mon don de prévoyance épargner la mort à celui que j’aime !

Chorèbe. Il te faut partir. Il te faut fuir la cité dès ce jour.

Si nous célébrons notre hymen ce soir, tu mourras avant l’aube.

Chorèbe ! Si seulement tu pouvais m’écouter, me com-prendre !

Je t’aime tant. Je sens à quel point nous devions nous aimer. Tu ne comprends aucune de mes paroles, tu ne comprends pas ce que je ressens, tu ne pourrais jamais le comprendre. Comme tous tes compatriotes, tu ne peux partager mes perceptions et mes souffrances. Et

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pourtant, tu continues de m’envelopper de ton amour, de tes bras aimants. Ta mère, ton père t’ont dit, je le sais, que ta fiancée était devenue folle, mon propre père te l’a redit au sortir du temple d’Aphrodite. Tous te l’ont dit. Et tu continues de m’aimer. Tu leur as répondu que nous avons tous été blessés par la guerre et les dieux. Tu m’aimes encore. Même Apollon jaloux ne t’a pas dé-tourné de moi ! Mais tu mourras. Tu mourras demain, si tu ne pars pas. Et tu continues de m’aimer. De vouloir m’épouser ce soir.

Chorèbe, chacune de tes paroles enthousiastes me fait tellement mal ! Mon cœur s’enfonce toujours plus bas dans ma poitrine. Je vais plier les genoux. Tant de poids ne se peut supporter !

Pars, Chorèbe, pars ! Pour l’amour de moi, écoute-moi, obéis-moi. Pars ce soir.

Ô Pallas ! Ô Aphrodite ! J’implore votre aide, gar-diennes de notre cité. Rendez-moi forte. Permettez à mon âme assaillie d’images ensanglantées de trouver le repos. Je n’en puis plus. C’est en un seul moment plus que tout ce que j’ai enduré durant dix années. Par-des-sus tout, donnez-moi la force de désirer quitter encore une fois les bras de mon fiancé. J’aimerais de tout cœur – est-ce égoïsme de ma part ? je ne sais plus – rester là, contre toi, Chorèbe ! Mais je ne veux pas te voir mourir. Je veux que tu partes. Peut-être survivrai-je moi-même. Peut-être te retrouverai-je quelque part sur les flancs protecteurs de l’Ida…

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Les dieux ne m’ont pas donné de voir ma propre mort.

Je vois Priam, Polyxène… je les vois tous, instant après instant, leurs cadavres se succèdent devant mes yeux. Chorèbe, tes lèvres effleurent les miennes mais mes yeux sont si loin des tiens, attentifs et aimants…

Les dieux ne m’ont pas donné de voir ma propre mort. Seule d’entre les Troyens, aurais-je le choix de ma mort ? Ou bien survivrais-je à cette nuit de flammes ?

Je ne suis ni parmi les esclaves, ni près d’Enée.

Chorèbe, c’est à tes côtés que je voudrais mourir. Sous tes yeux qui ne m’ont jamais jugée. Entre tes bras qui n’ont jamais éprouvé de la compassion pour la folle que je suis devenue aux yeux de tous. Contre ton cœur qui m’a toujours simplement aimée avec confiance.

Si seulement Apollon pouvait te libérer, toi, du sortilège qui t’éloigne de mon cœur et de mon âme et t’empêche d’entendre, de comprendre mes paroles ! Tu m’écoute-rais et je pourrais te sauver.

Ô, Chorèbe…

Non, ne doute pas de moi, de mon amour. Je t’en sup-plie, ne doute pas. Pas toi. Je t’aime. Je n’ai jamais aimé ni voulu créer de famille avec un autre que toi.

C’est tellement dur…

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III

Non.

Personne ne pourra jamais comprendre cette menace, cet étau qui enserre mon cœur. Je les vois tous passer, Troyens et Troyennes en habit de fête, et mes yeux me font voir chacun d’eux étendu, ensanglanté ou sanglo-tant enchaîné dans les rangs des esclaves. Mais d’où viendra cet assaut ? Quel piège Dieux et Grecs nous ont-ils préparé à notre insu ?

Les Grecs ont repris la mer. Les peuples de la Troade nous sont soumis.

Ô, Chorèbe. Tu es là, tu ne me quittes pas un instant. Tu ne vois pas les cadavres qui emplissent mes yeux. Tu rêves de notre joie. Tu rêves de notre mariage.

Tu vois déjà nos enfants. Nos filles auront mon sourire si doux…

Pourquoi les Dieux ne m’ont-ils pas faite laide ? Je dé-raisonne. Je t’en veux presque, Chorèbe, d’aimer mon sourire – si pâle, pourtant, aujourd’hui – d’en faire l’éloge encore maintenant. Ce sourire qui, malgré moi, charma même le dieu Apollon… Chorèbe, si tu savais le don funeste que m’a accordé le Dieu ! Lorsque je l’ai

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rencontré – j’ignorais que c’était un dieu – j’ai décliné sa cour. Je t’aimais déjà, Chorèbe, même si je ne le savais pas moi-même. Oh, tant de souffrances qui auraient pu m’être épargnées !

Chorèbe… Chacun de tes regards pleins de tendresse, chacune de tes paroles, chacune de tes pensées tournées vers notre famille à venir me transperce le cœur. Je vais me sentir mal, Chorèbe… Chacun de tes sourires, de tes baisers me donne envie de pleurer.

Non, tu ne veux pas partir. Tu ne peux m’entendre par-ler de cela. Tout plutôt que de passer pour une folle aussi à tes yeux ! Pas toi, Chorèbe, pas toi…

Non, tu ne partiras pas. Je le sais maintenant. Que mon cœur s’apaise. Que mes larmes restent enfermées dans l’enclos de mon corps. Que les images de souffrances qui emplissent mes yeux disparaissent, retournent dans le monde des dieux et des choses qu’il n’appartient pas aux hommes de connaître.

Que les dieux m’oublient, me laissent maintenant, femme parmi mes semblables.

Chorèbe, pardon. J’étais absente.

Je t’aime. Je viens à toi.

Je serai ta femme ce soir.

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Diomedes

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Adsiste oblitae Musae paucos modo versus Primum mi canere ac Diomedem brevi memorare, Casibus oppressus qui Troja cum redivisset, Et portus atque Arpino sub sole quietem Invenit. Quo solus et desiderat regna…

Aidez-moi, Muses oubliées à chanter quelques vers, À rappeler au souvenir Diomède,

Qui fut opprimé par le sort lorsqu’il revint de Troie Et trouva un port ainsi que la tranquillité sous le soleil

d’Arpinum. Alors que solitaire il regrettait ses royaumes…

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I

Oui, peuples d’Italie, j’irai.

J’irai de votre part trouver le Troyen qui vient troubler la paix de vos contrées. J’irai.

Vous m’avez choisi comme ambassadeur, dernier rem-part de paix, moi qui fus, jadis, comme lui, errant.

Pour vous, je quitte Arpinum où j’avais cru trouver la paix ; pour vous, je quitte l’Apulie où j’ai souvent pensé pouvoir oublier le passé. Comme un fuyard, voici de nouveau sur les routes le fils du roi d’Argolide. Comme un voleur, voici que glisse sans bruit dans l’ombre mon corps qui jadis fit trembler les remparts d’Ilion. Toi seul me suis, ombre de mon ombre, Embrarès, fidèle servi-teur capturé lors de la prise de Troie et depuis seul et sombre compagnon de mes malheurs.

Sens-tu, Embrarès, combien la guerre menace dans la paisible Italie ? Je reconnaîtrai toujours ce vent, cette immobilité pesante de l’air, cette attente de tout ce qui vit et respire sur terre ; la nature pressent aussi la guerre des Hommes. Des puissances nous entourent, nous pressent.

Les dieux partagent notre terrain de jeu.

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Enée… Reconnaîtras-tu ton ancien ennemi ? Je t’ai blessé autrefois, Enée, sous le regard impuissant de ton père Anchise et du roi Priam, guidé par la main d’Athéna qui insufflait leur force à mes membres. Peu s’en est fallu que tu pliasses le genou sous les remparts de Troie, Enée, si ta divine mère ne t’avait enveloppé d’une nuée de brume et soustrait à mon javelot.

Quel était alors mon orgueil ! Fierté de l’armée achéenne, bien que simple mortel, compagnon d’Ulysse, je valais Achille ou Ménélas. Rien ne résistait à mon épée, à mon javelot. Rien n’arrêtait mon courroux, pas même les dieux. J’ai été jusqu’à blesser ta mère, Enée, et faire couler le sang blanc de la belle Aphrodite ! …

Chose étrange… Pourquoi les dieux ne m’ont-ils pas alors foudroyé ?

Ma colère n’avait de bornes. Combien de maudits Troyens ont mordu la poussière sous ma lance !

Et tu sais cela, Embrarès, hélas !

Embrarès… Tu me détestes sans doute, comme je dé-testais les hommes de Troie. Quelle étrange haine ! Pourquoi avais-je suivi l’armée d’Agamemnon ? … Combien de malheurs m’auraient été épargnés si je n’en avais rien fait !

Lorsqu’Ulysse et Achille vinrent me chercher en Argo-lide, dans le palais florissant de mon père, pourquoi les avoir écoutés ? Pourquoi les avoir suivis ?

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Peut-être pour la même raison qui te poussa sans doute, jeune Embrarès, à suivre le valeureux Hector.

Belle Ægialé, je t’aimais alors. Tu étourdissais tous les hommes de la ville mais, fils du roi, j’avais ta préférence. Pourquoi ne m’être contenté de cette préférence, même intéressée ? Pourquoi avoir cherché à te prouver ma va-leur et mon amour ? Pourquoi avoir tenté de te montrer qu’il fallait me choisir entre tous sans tenir compte de ma noblesse ?

49

II

Embrarès, as-tu aimé aussi ? As-tu connu l’amour, toi qui étais si jeune lorsque tu t’enthousiasmas pour l’ar-mée troyenne ? Toi seul aujourd’hui sais ce que j’ai en-duré depuis la prise de Troie. Tu m’as suivi, esclave, jusqu’en Argolide ; tu as vu ma fiancée infidèle, Ægialé, la plus belle des femmes d’Argolide… Tu as vu ma fu-reur inutile, et ma fuite, banni des miens ; toi seul m’as suivi jusqu’en Italie où m’ont poussé les vents. J’ai long-temps cru que tu préparais ta vengeance, que tu ne cher-chais mes confidences que pour mieux te venger. Après la trahison d’Ægialé, j’attendais la mort, j’attendais ta vengeance. Elle ne vint pas.

Tu ne parles jamais.

Gardes-tu en permanence devant tes yeux le souvenir de ta ville en flamme, des cris des femmes et des hommes égorgés ?

Lorsque nous sommes arrivés en Italie, je pensais que tu m’abandonnerais et irais courir ta propre chance dans ce pays nouveau. Tu ne le fis pas.

Pourquoi, Embrarès ?

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Maintenant que je parcours les sentiers nocturnes des Apennins, je me prête à penser que, peut-être, tu as su bannir la haine de ton cœur. Que, peut-être, tu t’es atta-ché à moi comme un fidèle serviteur… Et qu’un jour, au soir de ma vie, tu fermerais mes paupières solitaires. Est-ce déraison de ma part ?

Les hommes du peuple sont peut-être plus sages que nous autres, fils de rois, aveuglés par la puissance que feignent de nous accorder les dieux.

Je vais rencontrer Enée. N’auras-tu pas envie de le re-joindre ?

Je ne t’en empêcherai pas, va. Tu es encore jeune, toi, tu peux encore combattre.

Enée… Quel visage as-tu maintenant ? Hier ennemi des Grecs, aujourd’hui menace pour les peuples italiques… quelles duretés mais aussi quelles souffrances verrai-je sur ton visage après tant d’années d’errance, poursuivi par la haine de Junon ?

Les marins au port racontent la mort de la belle Didon que tu abandonnas.

Était-ce lâcheté de ta part ? Non… Je me souviens de ton regard farouche et assuré, lorsque nous nous com-battions… Non, il n’est pas de place pour la lâcheté dans ton cœur ferme. Sans doute les dieux t’ont-ils rap-pelé à ton devoir : fonder une nouvelle Troie.

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Peut-être avais-tu cru en cet amour, comme moi en ce-lui d’Ægialé. Sans doute avais-tu aimé Didon d’un amour fort et sincère.

Je ne crois plus en l’amour. Mais j’aimerais croire que c’est ainsi que tu aimas Didon.

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III

Te voici, Enée.

Éloigné de ton camp par quelque dieu bienveillant, tu viens à moi alors que le jour est gris et que s’avance une nuit sans lune.

Tu t’approches encore. Nous t’attendons au bord du fleuve immobile qui écoute nos pas et se tait pour en-tendre nos pensées.

Dans l’ombre douce, je distingue tes traits. Dis-moi ce que t’apprend mon visage marqué de tant de douleurs, de tant d’abandons.

Demain, Enée, demain nous attend de nouveau la guerre. Les Italiotes me mettront demain à leur tête. On me fait miroiter la grandeur de cette guerre. Une nou-velle guerre contre Troie ; une nouvelle chance pour moi de vaincre les Troyens – et pour toi, peut-être, la revanche de Troie vaincue sur les Grecs qui s’installè-rent ici et se mêlèrent aux Italiotes.

Aujourd’hui, je regarde ton visage ; je regarde Embrarès – cette jeunesse abîmée et mutique – et je m’interroge.

Je suis las, Enée. Que les dieux combattent sans moi, cette fois-ci.

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Puissé-je avoir la force de refuser le combat ! Je ne veux plus vêtir mon armure ; je ne veux plus de guerre, Enée.

Cette terre est encore vierge de nos combats, de nos luttes, puisse-t-elle le rester encore longtemps !

Enée… Dans ton visage marqué par la douleur et qui porte encore la trace de mon glaive, il n’est point de place pour la haine.

Devines-tu ma lassitude, mon dégoût de tout et mon errance si longue ? Lis-tu sur mon visage les images de sang et de larmes qui, chaque soir, assiègent mes rêves ?

J’ai crié, la nuit passée ; aux souvenirs se mêlent main-tenant des désastres futurs.

Connais-tu aussi de telles nuits, Enée, fils d’une déesse ?

De cette soirée dépend le sort de l’Italie que ton arrivée a troublée.

Enée, faut-il encore que les peuples et les guerres se dé-placent en d’autres terres ?

Que viens-tu chercher en Italie ? La nouvelle Troie pro-mise à tes pères ou bien le repos ?

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IV

Je t’ai vu, Enée.

J’ai entendu ta voix. J’ai perçu mille souffrances.

Tu crois la guerre inévitable. Je veux encore croire qu’elle ne sera pas.

Nous sommes tous deux apatrides, Enée. Cette Italie est notre refuge. On pourrait y rêver d’un nouvel âge d’or. Ne souillons pas cette terre de nos querelles an-ciennes.

Tu t’en es retourné, songeur, vers ton camp.

Je reprends la route vers l’Apulie qui m’a accueilli au terme de mon errance. Je sais que les Dieux ne m’obli-geront plus à combattre.

Embrarès, sens-tu cela ?

Plus j’avance vers l’Apulie, vers mon domaine et ses cy-près noirs… Plus j’avance dans l’aube qui point et fait scintiller les pierres du chemin et les herbes des côtés… plus j’avance et reconnais les routes, les villages et cam-pagnes et plus je sens, oui, je sens que cette terre est mienne.

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Je ne sais si c’est le soulagement, je ne connais pas assez de mots pour décrire les sentiments. Mes joues ridées sont humides.

Mon errance est finie.

Un nouvel âge d’or est possible. Il n’appartient qu’à moi de le créer.

Embrarès, de mon savoir, de mon habileté, j’ai su en-seigner aux habitants d’Apulie à amender leur terre in-culte, j’ai su les aider à construire et faire prospérer leurs villes ; et je l’ai fait sans rien demander en retour.

J’ai ma récompense.

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Andromaque

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Et nous voici tous deux devant ce rivage doux qui nous rappelle le Simoïs, devant cette absence de tombe, dans un lieu perdu à jamais au creux de notre mémoire.

Tu soulèves doucement l’oinochoè1 d’une main trem-blante et absente…

Tu me regardes d’un œil empli du passé… moi à qui les Dieux donnent parfois des images d’avenir… Ô Andro-maque ! Comment communiquer jamais avec toi !

Cette distance me semble aujourd’hui le pire de nos maux. Te voir ainsi, exilée parmi les vivants… Ta bouche s’entrouvre parfois pour se refermer sur des pa-roles qui ne sont jamais prononcées…

Ô Dieux ! Vous ne m’avez doté que d’un demi-don de prophétie… Accordez-moi celui de rendre aux vivants Andromaque, la plus aimable des mortelles !

1 Oinochoè : pichet servant à verser le vin ou un liquide, ici en liba-tion, ou offrande religieuse.

60

Maman ! Maman ! Père me fait peur… Son casque qui brille au soleil… Maman !

N’aie pas peur… Ton père est aimé des Dieux et, sous ce casque, c’est lui le rempart de notre cité contre ces odieux pilleurs

de guerre… Astyanax !

La fierté de ton père en te voyant me remplit de joie. En toi voici tous les espoirs de notre cité… Ô Hector, viens, ôte ton casque,

tes armes… Doris et Ityné t’ont préparé un bain chaud. Je savais exactement à quel moment tu reviendrais… Je le savais,

Hector ! Et pourtant… Hector… J’ai eu si peur, si… Non… Oublie ce que je viens de dire. Je serai vaillante, comme toutes les

femmes de Troie.

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Andromaque.

Quand je regarde les lambeaux noirs de notre passé… Comme cela paraît dérisoire, aujourd’hui : je t’ai tou-jours aimée. Je t’ai désirée dès la première fois que tu parus au palais. Mais tu choisis mon frère Hector.

Hector, si valeureux, si heureux, Hector l’aimé des Dieux.

Moi, à ses côtés, bien que son aîné de trois ans, j’étais si discret, si timide, encombré de voix divines que je ne maîtrise toujours pas… Je ne suis pas certain que tu m’aies jamais remarqué.

J’ai désiré t’épouser, alors.

Mais tu choisis Hector et je m’effaçai. Moi aussi, j’ai toujours admiré de tout mon cœur ce frère égal aux demi-dieux.

Discret mais non moins voyant… ce don de prophétie me rend parfois si étranger à mes semblables… Je savais que tu étais destinée à Hector… Mais comment voir plus loin dans les brumes du destin ?

Dans cette terre d’Épire, on dit le Troyen Hélénos pro-phète… On se trompe. Les Dieux ne m’ont pas vrai-ment donné ce pouvoir.

Je reste à jamais assoiffé sous le poids des images à demi effacées des âges à venir qui envahissent parfois mes rêves et mon regard.

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Lorsque naquit votre premier-né, Astyanax, je me ré-jouis avec toute la cité, du fond du cœur, devant cet es-poir pour notre race.

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Andromaque, sois désormais considérée comme ma fille. Et que tous, ici présents t’appellent fille de Priam.

Venez ! Et que trois jours de fête président à ce mariage !

Ô Andromaque, mon amour ! Ce jour de notre union sous le re-gard des Dieux qui se réunissent parfois sur le mont Ida, ce jour

est le plus beau de ma vie. J’ai pris à cœur le rôle qui m’a été donné lorsque les Dieux m’ont fait naître au sein de la famille de Priam, mon vénéré Père… Mais aujourd’hui, je veux être

pour toi le meilleur des maris. Digne de ta beauté, de ta douceur, de ta gentillesse…

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Ô Andromaque ! Te voici maintenant ma femme ! La femme du sage Helenos. Et je n’ose te regarder… Par quelle ironie du sort, des Dieux et des hommes… C’est Hector, c’est Astyanax, c’est mon père Priam que je vois en toi.

Andromaque… Ai-je désiré ce mariage improbable ? Ai-je perçu cela dans les lambeaux d’avenir qui passent parfois devant mon regard ?

Don de prophétie qui ne servira jamais à aider mes sem-blables !

Je ne veux m’enfermer dans un remords absurde… An-dromaque, je t’ai voulue heureuse, je t’ai aimée femme d’Hector…

Tu es si loin ! Absente du monde dans lequel tu vis ! Ô Andromaque, nul n’entend plus ta voix désormais.

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Un fils ! c’est un fils ! La belle Andromaque aux bras blancs m’a donné un fils ! Peuple de Troie ! Au milieu de nos misères,

au milieu de la guerre, des rapines, des viols et des pillages… réjouissez-vous ! Voici l’Espoir !

Et vous, Dieux, qui m’écoutez ! Aidez-nous ! Aidez les Troyens à vaincre ces Grecs impies ! Chassez-les de nos terres ! Qu’ils repartent sur leurs vaisseaux ! Permettez à cet enfant de

vivre des jours heureux, dussé-je y laisser ma propre vie… Andromaque, mon amour… Mon cœur éclate de joie.

Combien je te chéris…

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Oui… Ta voix s’est perdue aux bords du Scamandre qui sortit en vain de ses rives pour protéger les Troyens de la folie meurtrière d’Achille…

Andromaque… Ta vie cessa lorsque mourut Hector.

Ta vie et la nôtre.

Cette triste matinée marqua le deuil de tout un peuple, et nous fit savoir que les Dieux nous avaient abandon-nés.

Pourquoi ? Si j’ose dire cela sans blasphémer… nous n’avions commis aucune faute. Jamais l’orgueil du vain-queur ne fut plus loin de quelqu’un que de notre Hec-tor ! Seul l’animait le désir de défendre sa cité, ses rem-parts… sa femme et son fils… son père Priam…

Ensuite, comme tout cela se trouble dans mon souve-nir… Astyanax précipité des remparts par les soldats… La petite Polyxène, la plus jeune des filles de Priam sa-crifiée, ô dieux ! à l’ombre d’Achille défunt ! …

Et toi, belle et triste Andromaque… Échue par le par-tage des esclaves au prince roux, Néoptolème, fils d’Achille…

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Maman !

Reste là. Reste derrière moi. Viens par ici… Maman ! Viens ! Voilà, pars avec Doris. Doris te protégera. Partez vers le Sca-

mandre, il vous protégera…

Ô Aphrodite, entends ma prière ! Aphrodite, Hector parti, me voici seule et je ne sais pas porter les armes des hommes ! Je t’en

supplie, protège mon fils !

Protège l’enfant d’Hector !

Pars, mon enfant, va, suis Doris ! Un dernier baiser. Je sais que tu as peur. J’ai peur aussi. Mais aie confiance ! Pars, suis Do-

ris, vite !

L’ombre d’Hector m’est apparue en songe. Un piège autour de nous… Vite !

J’entends déjà les Grecs qui arrivent…

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Andromaque…

Nous voici, liés par nos souvenirs. Oubliés des vivants et des morts.

Après cette terrible nuit, après le partage des esclaves qui s’ensuivit… tu échus au prince Néoptolème, le fils d’Achille… Les marchands de passage m’ont depuis ra-conté qu’il désira t’épouser.

Sans doute le fit-il… Quel pouvoir pouvais-tu opposer, femme, princesse, à cet homme héritier de la cruauté de son père ?

Andromaque… Pourquoi les Dieux n’ont-ils pas donné aux femmes le pouvoir de combattre les hommes qui les enlèvent ?

Moi qui n’ai jamais été marié, je n’avais pas de telles pensées, alors. Lorsque nous étions à Troie.

Le monde me semblait en harmonie sous le regard bien-veillant des Dieux.

Andromaque… Quelles souffrances ont été les tiennes ? Et combien de sang a-t-il été versé dans le pa-lais de Néoptolème ?

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Andromaque, ma fille, le prince Hector de Troie est venu me de-mander ta main… Accepterais-tu de devenir son épouse ? C’est

un grand honneur pour nous, et pour toi.

Tu quitteras ce golfe et ces terres tant aimées, mais n’est-ce pas là le destin de toute jeune fille ?

Je suis tellement heureux pour toi… Hector est le plus digne prince que l’on pût imaginer pour toi… Andromaque, ma fille,

ta mère et moi nous réjouissons.

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Andromaque. J’ai cessé d’implorer les Dieux pour ma famille. J’ai cessé d’espérer retrouver l’un des miens au détour de ses errances à la recherche d’une terre qui l’ac-cueillît.

Sans doute suis-je le seul des fils de Priam, le dernier des Troyens qui ait survécu à notre cité. Seul, n’ayant que mes souvenirs pour seule réalité de ce qui a été.

Pourquoi n’avoir pas plutôt épargné Hector, le plus vaillant, le plus respectueux ? Ou le jeune Polydore, la joie de Priam et d’Hécube… Ou encore Déiphobe, fi-dèle second de notre Hector ? …

Est-ce punissable orgueil de penser cela… Peut-être, Andromaque, peut-être les Dieux voulaient-ils que je te sauve ?

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Et nous voici sur ce rivage désert, dont la forme rap-pelle vaguement le Simoïs qui coulait sous les remparts de Troie… Belle Andromaque, entends-tu seulement ma voix ? Entends-tu seulement ma présence ?

Lorsque je t’ai trouvée, en fuite, seule à travers l’Épire, j’ai cru revoir en toi notre passé, nos familles… Je me trompais. Le passé ta emportée avec lui. Je t’ai épousée pour que tu puisses échapper aux princes qui te dési-raient. J’étais une partie de Troie, je t’éloignais des princes, descendants d’Agamemnon et d’Achille.

Ici, tu es en sécurité. Après des années d’errance, cette terre est mienne. Ce peuple m’a choisi pour roi et me respecte.

Silencieuse Andromaque… Acceptes-tu de mettre ta main dans la mienne ?

Sur cet autel sylvestre, sur ce souvenir d’un tombeau lointain, répandons ensemble cette eau et ces fleurs.

Ta main douce serre soudain la mienne…

Est-ce le passé, le futur, le présent que je ressens ? Non, non, tes doigts se resserrent autour des miens…

Andromaque… ton regard glisse de l’eau répandue et des fleurs à ma main, mon bras, mes yeux…

Andromaque, c’est moi… Hélénos. Je ne ressemble pas à Hector.

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Tu me regardes. J’ai tant attendu ce moment, depuis une année que tu es arrivée sur mes terres ! Peux-tu me parler ? Verser peut-être ces larmes qui n’ont encore ja-mais coulé ?

Et puissent les Dieux laisser vieillir d’une douce vieil-lesse ceux que le Styx a oublié d’emporter.

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Ariane

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I

Comment ne pas voir quel il est ? Comment être insen-sible à l’acier de son regard ? Ses yeux qui firent frémir tant de jeunes Athéniennes et pures Crétoises… Com-ment ne pas reconnaître cela ? Leur lumière est orgueil, leur désir est poignard. Comment pourrais-tu jamais me comprendre ? Et me croire ?

Toi, si pure sur la balance des destins, comment n’avoir pas senti, comment n’avoir pas su cela ?

J’ai tant désiré qu’il t’abandonnât…

C’était oublier la fragilité de l’être humain.

J’ai compté que tu vivrais, je voulais que tu sois là, je rêvais de toucher, enfin, ta peau de jeune mortelle…

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Je vais mourir. Mon cœur brisé ne me soutiendra plus désormais.

Mes yeux remplis de vagues, de tout l’horizon

Où perce parfois l’illusion d’une voile au soleil levant…

Non, ce n’est pas oubli de la part de l’Amant. Et toi, ma sœur…

Ô quel déchirement ! Ils ne reviendront pas.

Le vent les pousse vers la cité d’Athéna…

Je n’ai pas la force de plonger depuis la falaise. Mes jambes ne portent plus mon corps,

Mes bras tremblent de fièvre. Que les hommes de ce pays désolé restent loin de moi.

Je vais mourir.

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Depuis l’Onde, depuis l’Olympe, c’est toi que je cher-chais. Seule enfant blonde de toute la Crète, tu avais ma préférence. Dès avant ta naissance, parmi les mortels, je te cherchais. Revenue du Léthé, je cherchais quel corps ton âme choisirait.

Tu naquis, fille de Minos et de Pasiphaé.

Je te regardais grandir et je t’aimais. J’aimais ton rire dans les jardins du palais. Et je souriais. Enfant des mor-tels, moi qui suis au-delà du temps et de l’espace, tu m’attendrissais. Je t’aimais. J’imaginais la beauté qui se-rait tienne lorsque tu deviendrais femme, je forgeais ton corps de jeune fille.

Je t’attendais.

J’imaginais ta douceur lorsque tu calmais les colères de ta sœur aînée, brune confidente. La lumière de tes yeux lorsqu’ils se posaient sur ton peuple, ta tendresse pour tous les êtres que porte la Terre.

Tes yeux rieurs lors de la procession des Anthémies…

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II

« Où sont les roses, où sont les violettes, où sont les fleurs d’ache ? Voici des roses, voici des violettes, voici des fleurs d’ache… »

Combien j’aime la Fête des Fleurs ! Comme le palais rutile, tous ces bouquets apportés par les serviteurs sur ses marbres colorés ! Et mon père m’a permis, pour la première fois, de suivre la pro-cession des jeunes filles. Comme je suis fière ! Mes cheveux noués comme ceux d’une dame et les doigts agrippés à ma brassée de fleurs… Phèdre n’est pas avec moi. Elle marche là-bas, devant, avec les « grandes ». Le peuple assemblé doit en ce moment même admirer sa beauté et la noblesse altière de son front d’albâtre, comme disent les gens du palais.

Moi, je ne me marierai pas. Mon père, le terrible roi Minos, rit, lorsque je dis cela, et ne me croit pas. Tant pis. Les garçons de mon âge sont bêtes, moqueurs et ne me plaisent pas.

Mélittè, fille de Phaiôn, souffle dans mon cou : « À quoi penses-tu, demoiselle ? » Je pointe le menton : « A Phèdre, si belle… » « Toi aussi, tu seras belle, à son âge. J’aimerais tellement avoir tes cheveux dorés ! » Et je ris. À voir comme les garçons la taquinent, je ne pense pas que Mélittè aux yeux sombres manquera de prétendants…

La procession se remet en marche, au son des hautbois et de tous les instruments de l’Ile assemblés pour ce jour. Du plateau où se

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trouve le temple, l’on voit loin, très loin… Et partout la mer. J’aime à deviner les archipels, là-bas, et les peuples du Continent. Mon île est là, au centre du monde, gouvernée par le plus juste et puissant des rois. Mon père. Et, lorsque je progresse le long des pentes de la colline, j’aime le monde. Je sens combien la terre porte chacun de mes pas, chaque pied posé sur son sol. J’entends les pins se pencher vers moi, dans de longs murmures. Dans ces moments-là, j’aime tout le monde. Je pardonne à Phèdre ses jeunes colères, je pardonne à ma mère ses yeux affolés et ses bizarres caprices. Dans ces moments-là, j’aimerais même mon pédagogue, les listes de dieux, les étoiles et les nombres qu’il me fait apprendre…

Mon île est harmonie. Et je suis un élément du tout.

Combien alors je remercie les dieux qui m’ont fait naître et ont créé le monde !

Ce soir-là, tandis que nous revenons vers le palais, le Labyrinthe mugit. Nous frissonnons et, près de moi, Mélittè se met à pleurer.

C’est vrai. La procession est bien loin de moi, maintenant.

Comment avons-nous pu oublier ? Dans trois jours, le Tribut d’Athènes doit arriver.

Non, le monde n’est plus parfait. Dans ces moments-là, c’est mon père, ce sont les Rois et leur politique, que je hais. Et j’en voudrais presque aux dieux d’avoir joué avec les défauts des mortels et de n’avoir su leur montrer un meilleur chemin.

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Je regarde Mélittè et ses larmes qui me font mal. J’éprouve en cet instant un sentiment étrange. Quelque chose de mon être n’appar-tient pas au monde des Hommes.

Me manque la puissance de créer le monde à l’image de mes rêves.

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III

Comment les Hommes peuvent-ils se rendre si malheu-reux ? Quelle faute première vous fait-elle oublier le sa-voir aux bords du Léthé ?

Ariane.

Si tu pouvais me percevoir, me connaître.

Ô, enfant qui n’es déjà plus vierge, comment surmonter une telle peine ? Comment imaginer que la petite fille que j’ai tant aimée, qui me faisait rire, pourrait ne jamais retrouver son état d’être premier ?

Ombre échevelée parmi les rares pins de Naxos, je sens combien la douleur te brise. Ariane. Oui, leur voile est lointaine, à peine un point blanc sur l’horizon.

Aveugles mortels ! Vous vous complaisez aussi dans votre malheur ! Ariane ! Comment n’as-tu pu voir… Oui, Thésée t’a aimée, mais en inconstant incapable d’aimer. Nul dieu ne t’a trahie. Arrête ! Laisse Aphrodite et sa vengeance loin de toi. Tu le sais. Nul autre que toi a pu te tromper. Tu as voulu croire qu’il t’aimait. Tu as peut-être désiré rendre la belle Phèdre un peu jalouse, et donner un peu tort à ta mère Pasiphaé, aussi. N’est-

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ce pas ? Tu as voulu croire que tu rédimerais l’Ile en aidant un héros.

Si tu avais erré un peu dans ses pensées, tu aurais su quel était son amour.

Tu t’es fourvoyée.

Ce n’était pas le respect auquel la pureté de ton être avait droit.

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Pourquoi le dieu qui veille sur moi ne m’a-t-il protégée ? Comment jamais racheter cela ?

Les vieillards de Naxos observent les traces du campement sur la plage…

Qu’ils ne viennent ici ! Je ne veux pas d’aide. Je me suis coupée des miens par ma propre faute.

Qu’on me laisse ici mourir. Ils s’aimaient !

Ils s’aiment, et c’est avec moi qu’il a couché ! Comment une telle honte peut-elle m’arriver,

à moi ? Fille indigne, j’ai cru que les dieux me donnaient le moyen

de punir mes impurs parents et de racheter les fautes de l’Ile… Je me suis menti à moi-même.

Je voulais des raisons de me tromper… J’entends du mouvement, en bas… Et une ombre, là, dans les pins…

Non ! Laissez-moi. Je veux disparaître.

Pourquoi les dieux ne me foudroient-ils pas ? Phèdre, Thésée, je voudrais vous voir mourir !

Et votre voile qui reparaît de temps à autre à l’horizon ! Ou bien l’imaginé-je ? Je ne sais plus,

je ne sais plus. Je veux mourir sous cette terre poussiéreuse

qui porte encor mon visage et mon corps.

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Pourrai-je jamais effacer la peine de ton cœur ?

Je suis là, parmi les pins, et le sable, et la roche. Tu ne me vois pas. Tes yeux sont tournés vers l’intérieur de ton âme.

La douceur du monde terrestre me surprend à chaque retour. Tant d’affinité, tant de communication dans tout ce qui est animé du don de vie !

Enfant, ne perçois-tu pas combien ta douleur atteint tout ce qui t’entoure ? Comme dans un même élan chaque plante, chaque élément ici avec toi compatit ? Ne sens-tu pas la caresse du soleil effacer tes larmes toujours renouvelées ? N’entends-tu pas les pins chu-choter de doux messages et de tendres plaintes derrière toi ?

Même la falaise t’interdira d’approcher de son bord.

Le monde refuse ta mort, Ariane.

Il prendra soin de toi comme tu as pris soin de lui.

Mais ton cœur en mille éclats ne voit pas cela. Tes yeux fixés sur l’onde inventent la voile qui ne paraît plus. Ariane blessée, la douleur t’enferme tout entière en toi-même.

Moi qui ne suis pas mortel, je voudrais presque sentir ta peine et compatir à mon tour. La compassion ! Ce piège dans lequel les mortels ont cru trouver le salut.

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Étrange garçon en tenue de voyageur ! Tu prétends être un dieu, le dieu de la vie.

Laisse-moi. Je ne veux plus jouer. Je ne veux plus rien qui ressemble à la vie.

J’ai trop mal. Et vous, les dieux !

C’est bien le moment. Je vous déteste. Ne m’approche pas. Dieu ou homme,

Tu ne trouveras que haine en moi.

Je blasphème. Ne m’écoute pas, ne m’écoute pas. Je ne m’entends plus moi-même.

Je me suis perdue.

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IV

Tu m’as vu.

Tant de choses que je voudrais te dire ! Devant toi, je me sens tel un humain. Un garçon, comme l’apparence que je me suis donné. Un garçon amoureux, bredouil-lant et importun. Quelle idée !

Ton regard égaré, tes larmes ne me trouvent pas beau. Non, bien sûr. Suis-je bête. Ils cherchent toujours – ô âme de mortelle ! – ils cherchent toujours en leurs pen-sées un soleil à jamais perdu pour toi.

Je te retiendrai de mourir, Ariane. Oh ! Comment rame-ner la vie chez un humain qui appelle la mort ! Ariane, tu veux mourir et je ne le veux pas.

Comment te dire le Savoir, Ariane. Comment te faire sentir la Sagesse ?

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Je ne veux plus aimer. Jamais.

Cette île tellement déserte. Je me faisais une fête de découvrir Athènes !

La riante cité aux mille temples, dit-on chez moi…

Je m’imaginais reine… Je voulais me croire ;

combien mon orgueil m’a égarée ! Qui aurait pensé ?

Je déteste cet homme-dieu effronté. Je ne comprends rien à tes paroles.

Veiller sur moi…

C’est trop tard, jeune Dieu. Peut-être t’aurais-je aimé, moins honteuse…

Peut-être t’aurais-je aimé… Je sens combien ton Affinité est différente

Ce celle de Celui que j’ai cru aimer. Non, je ne devais pas aimer Thésée.

Je ne l’aimais pas. Je sais, maintenant.

Je le savais.

Mais il est trop tard, jeune Dieu. J’ai trop appelé la mort de mes vœux.

Et maintenant que je voudrais – peut-être, juste pour voir ! – revenir à la vie…

88

Regarde-moi, Ariane. Regarde-moi. Tout dieu que je suis, je n’aimerai jamais que toi. C’est toi que j’ai long-temps cherchée, parmi les âmes divines et mortelles.

Relève-toi. Prends ma main.

Il n’y aura plus ni Athènes ni Crète pour toi.

Ariane… J’ai eu peur, comme un mortel. J’ai craint de te perdre avant de t’avoir connue. Regarde-moi.

Tes yeux quittent les images les plus noires de ton âme. Tes larmes changent de couleur. Je vois passer Iris dans ton regard.

Regarde-moi encore, Ariane.

Tu es là.

Tu es là.

Table des matières

Avant-propos 7

Fragments d’Esther 11

Écho 19

Cassandre 31

Diomedes 43

Andromaque 57

Ariane 73

De la même auteure

Mendelssohn et la France, essai, Ed. Delatour, Sampzon, France, 2010.

Aux Éditions de la Maison Rose, Cossonay :

La Fortune de Moeris, roman, 2009. La Sonate indienne, nouvelles, 2010. Carnets de TGV, poèmes, 2010. L’Aède et la forêt, conte, 2011. Les Enfants du Continent bleu, roman jeunesse, 2013. Léo et Louan, album jeunesse, 2015.

Rédaction et conception d’un texte dramatique pour la re-présentation de Ester de Ponce de Leon (Sorbonne, 2004)

Dans des revues :

Archipel, n° 27, 2006. Les amis de Thalie, 2005. Art et Poésie, plusieurs numéros, 2006-2012. Du Fer au rail (revue du Musée du fer et du chemin de fer, Vallorbe), n° 32, 2009. Sillages, revue de l’AVE, n° 91, 2017. Magazine Migros, conte de Noël, décembre 2018.

Et de nombreux articles scientifiques sur la musique.

Achevé d’imprimer par Pulsio Print Communauté Européenne

en mars 2019