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Focales 4| 2020 Photographies mises en espaces Relations réflexives. Mobilités et espaces photographiques Suzanne Paquet Éditeur Presses universitaires de Saint-Étienne Édition électronique https://focales.univ-st-etienne.fr/index.php?id=2640 ISSN 2556-5125 Suzanne Paquet, « Relations réflexives. Mobilités et espaces photographiquesl », Focales n° 4 : Photographies mises en espaces, mis à jour le 15/05/2020, URL : https://focales.univ-st-etienne. fr/index.php?id=2640 © Focales, Université Jean Monnet – Saint-Étienne La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n’est autorisée que dans les limites des règles de la propriété intellectuelle et artistique. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préa- lable et écrit de l’éditeur.

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Focales4| 2020Photographies mises en espaces

Relations réflexives. Mobilités et espaces photographiquesSuzanne Paquet

ÉditeurPresses universitaires de Saint-Étienne

Édition électroniquehttps://focales.univ-st-etienne.fr/index.php?id=2640ISSN 2556-5125

Suzanne Paquet, « Relations réflexives. Mobilités et espaces photographiquesl », Focales n° 4 : Photographies mises en espaces, mis à jour le 15/05/2020, URL : https://focales.univ-st-etienne.fr/index.php?id=2640

© Focales, Université Jean Monnet – Saint-Étienne

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n’est autorisée que dans les limites des règles de la propriété intellectuelle et artistique. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préa-lable et écrit de l’éditeur.

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Relations réflexives. Mobilités et espaces photographiques

Suzanne Paquet

Les images photographiques, au fur et à mesure de leur soi-disant dématérialisation par leur entrée en régime numérique, semblent paradoxalement tout envahir. Ces images, indifférem-ment produites par les touristes, les artistes, les professionnels ou les amateurs, occupent de plus en plus l’espace web. Elles circulent à travers divers réseaux et plateformes sous la forme d’un flux constant en perpétuelle croissance, comme si elles avaient acquis la capacité de se reproduire elles-mêmes, pendant que dans les musées et les galeries d’art les œuvres photo-graphiques, trouvant une matérialité renouvelée, se déploient largement, se constituent en amas ou assemblages d’aspect indéfini ou encore se présentent en formats monumentaux.

Suivant ce constat d’une forme d’expansion symétrique du volume des images photographiques, je propose dans cet article d’examiner l’occupation de deux espaces désormais concomitants, d’une part le lieu d’exposition, physique et situé et, d’autre part, l’espace global(isé) des flux numériques. La surabondance et l’envahissement par les images, leur dilatation et leur multitude dans un monde hyper connecté seront interrogés, pour mieux comprendre quel est l’espace-temps) des images aujourd’hui. « Le photographique » et « le contemporain » sont des notions qui peuvent, à mon avis, être mises au travail afin d’ouvrir des perspectives sur la présence et le mouvement des images, sur l’interaction entre deux mondes, celui de l’art et des artistes et celui des photographes internautes, des amateurs. Pour ce faire, j’observerai un corpus de pho-tographies travaillant à la jonction des deux mondes, suivant les principes de l’exposition, de la mobilité et des reprises, puis de la réflexivité. Je proposerai un certain nombre d’exemples, afin de coller un peu à cette réalité du trop, de la surabondance.

Cette exploration de l’envahissement photographique à l’ère du numérique s’appuie donc d’abord sur une pensée possiblement renouvelée de ce que pourrait être le substantif « le photographique » que l’on doit à Rosalind Krauss. Dans son introduction au recueil juste-ment titré Le Photographique. Pour une théorie des écarts, Krauss explique que Roland Barthes et Walter Benjamin, deux penseurs incontournables dans le champ des études photogra-phiques, discouraient, dans leurs textes, « à partir de la photographie et non pas sur elle [1] ». Selon Krauss, la photographie est pour Barthes l’« objet théorique » qui lui permet de par-ler de l’évidence brute au regard des codes de connotation et, pour Benjamin, de penser « la culture moderniste à partir des conditions produites par la reproduction mécanique [2] ». Krauss, on s’en souvient, utilise la notion d’index ou d’indice, empruntée à Charles Sanders Peirce et qu’elle attache à la photographie, pour réfléchir l’art de son temps, l’index étant un

1. Hubert Damisch, « À partir de la photographie », préface à l’ouvrage de Rosalind Krauss, Le Photographique. Pour une théorie des écarts, Paris, Macula, 1990, p. 6. Damisch prête à Krauss une attitude identique à celle que cette dernière attribue à Barthes et à Benjamin.

2. Rosalind Krauss, « Introduction », Le Photographique, op. cit., p. 13.

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type de signe fonctionnant par contiguïté physique (comme « une émanation » du référent écrit Barthes [3]) avec son motif (ou son signifié) [4].

L’index a ainsi longtemps semblé être le principe qui pouvait le mieux fonder une ontologie de la photographie. Avec l’arrivée du numérique (et même avant, chez certains auteurs dont Joel Snyder [5]), cette notion a été fortement remise en question : « The index has attracted much opprobrium to itself over the last two decades » écrit Krauss en 2007 dans Photography Theory [6]. Ironiquement, dans cet ouvrage collectif issu d’un séminaire qui cherchait à rajeunir la théorie de la photographie et, de ce fait, refoulait l’index, il est question de celui-ci presqu’à toutes les pages, ce qui démontre que la notion a la vie dure, ou qu’il est difficile de la rempla-cer par un concept unique, qui définirait toute la photographie. Beth E. Wilson a sans doute raison lorsqu’elle affirme :

Perhaps the focus should thus shift from the search for a priori principle to a more engaged look at how these images work or, more specifically, to ask ourselves what the hell is it that we recognize as being “photographic” about a photograph? In what (various!) ways is this quality used, expressed and understood? The call to think beyond artistic practice, to embrace the full range of photography’s applications, from the vernacular to the scientific to the purely aesthetic, requires that we not box ourselves in unnecessarily… [7]

Utiliser le photographique comme « un objet théorique qui réagit de manière réflexive à la fois sur le projet critique et sur le projet historique qui le prennent pour objet [8] » me semble aujourd’hui important dans la mesure où, bien qu’on ait à maintes reprises annoncé sa mort (la peinture aussi est morte assez fréquemment…), la photographie est partout, dans la vie quo-tidienne comme dans le monde de l’art, dans l’espace public et médiatique, dans le monde réel comme dans le cybermonde. Il faut toutefois contourner la notion d’index ; Krauss elle-même ouvre d’autres perspectives, parlant d’écarts et aussi « de la répétition et de la trace [9] », et pas seulement d’indice, pour identifier ce qu’il y a de spécifique à la photographie. La trace, la repro-ductibilité et la mobilité, le partage, sont en effet des termes essentiels qui, avec une spatio-temporalité très particulière, peuvent aider à comprendre le régime actuel des images et plus largement la culture (visuelle, mais pas seulement) dans laquelle nous sommes immergés.

La forme spatiale de la photographie est l’ubiquité, car elle est reproductible, légère et consé-quemment mobile, pouvant ainsi se retrouver partout, simultanément ou non ; cette ubi-quité est l’effet du partage des images qui a toujours existé, mais a pris un essor considérable à l’ère numérique. Sa spatio-temporalité se joue précisément dans l’écart entre fixité (saisie d’un moment) et durée (le moment saisi, étant comme éternisé, perdure) couplé avec le pos-sible écart géographique entre le lieu de la production et le lieu de la réception. Cet espace-temps photographique, avec la ferme implantation des technologies numériques – l’image et

3. Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980, p. 126.4. Rosalind Krauss, « Notes on the Index. Seventies Art in America », October, vol. 3, 1977, p. 66-81 et vol. 4, 1977,

p. 58-67.5. Joel snyDer, « Photography and Ontology », Grazer Philosphische Studien, vol. 19, 1983, p. 21-34.6. Rosalind Krauss, « Introductory Note », in James elKins dir., Photography Theory, Londres, Routledge, 2007, p. 125.7. Beth E. Wilson, « The Elephant in the Room », in James elKins dir., Photography Theory, op. cit., p. 349.8. Rosalind Krauss, « Introduction », Le Photographique, op. cit., p. 15.9. Rosalind Krauss, « Photographie et simulacre », Le Photographique, op. cit., p. 222.

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tout ce qui contribue à la disséminer, internet, web, etc. – a été décalé, se conjuguant main-tenant au présent : bien des auteurs [10] parlent d’un « épaississement » du présent, de l’im-portance de la présence, de la réactualisation perpétuelle des images. Ainsi, faut-il considérer la possibilité que « le contemporain », tout de même apte à contenir d’autres temps, ait sup-planté le « ça a été » de Roland Barthes comme espace-temps, non seulement de la photo-graphie, mais de notre monde.

Mette Sandbye, dans un article très justement intitulé « It Has not Been – it is [11] », affirme que ce qui importe aujourd’hui aux photographes amateurs ce n’est pas le passé, la mémoire, mais bien le présent (« what-is-going-on », correspondant à ce temps verbal, le présent continu, qui n’existe pas en français), la présence, qui souvent se concrétise par l’image constamment et abondam-ment partagée en temps réel (« j’y suis ! ») et la présence à un public. Pour décrire cet état de fait, Sandbye se réfère aux adeptes des réseaux sociaux comme Instagram, qui eux-mêmes ont des adeptes, suivant et commentant leur activité photographique. Aujourd’hui, nous sommes donc tous susceptibles d’avoir notre propre public. Étant donné cette exigence du présent et de la (co)présence qu’apporte le numérique et tout en ne disqualifiant pas totalement l’idée de l’écart, « le contemporain » permet d’appréhender le photographique. Giorgio Agamben décrit le contemporain comme ce dans quoi nous sommes, mais par rapport à quoi nous devons déve-lopper une relation qui est à la fois une adhésion et une prise de distance :

[…] il est, dans le temps chronologique, quelque chose qui le travaille de l’intérieur et le transforme. Et cette urgence, c’est l’inactualité, l’anachronisme qui permet de saisir notre temps sous la forme d’un « trop tôt » qui est aussi un « trop tard », d’un « déjà » qui est aussi un « pas encore » [12].

L’inactuel ou l’anachronisme ainsi traités doivent être mis en correspondance avec l’écart, ou cet « écartement de l’instant » produit par l’instantané photographique, dont parlent Louis Marin ou Thierry de Duve [13]. Agamben affirme également :

Dans le geste même par lequel son présent divise le temps selon un « ne plus » et un « pas encore », elle instaure avec ces « autres temps » – certainement avec le passé et peut-être avec le futur – une relation particulière. Elle peut donc « citer » et, de cette manière, réactualiser un moment quelconque du passé [14].

Le propos concerne ici la mode, mais peut tout aussi bien s’appliquer à la photographie, tou-jours à la fois actuelle et inactuelle, et aux images photographiques s’actualisant sans cesse et se chassant continuellement les unes les autres – les images, souvent répétitives voire identiques, sont chargées par milliards tous les jours dans les diverses plateformes et réseaux sociaux du web ou y sont prélevées. Par ailleurs, le contemporain a une importante valeur relationnelle ;

10. On pense à Alicia Groom, Lev manovich, Christine ross, Mette sanDBye, entre autres.11. Mette sanDBye, « It Has Not Been – it is. The Signaletic Transformation of Photography », Journal of Aesthetics &

Culture, 4:1, 2012, en ligne < http://www.tandfonline.com/doi/abs/10.3402/jac.v4i0.18159 >.12. Giorgio aGamBen, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Payot & Rivages, « Rivages Poche Petite Bibliothèque »,

2008, p. 25-26.13. Louis marin, « Préface. Le présent de la présence », in Denis BernarD & André Gunthert, L’Instant rêvé. Albert

Londe, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993, p. 15 ; Thierry De Duve, « Time Exposure and Snapshot: The Photograph as Paradox », October, vol. 5, 1978, p. 113-125.

14. Giorgio aGamBen, Qu’est-ce que le contemporain ?, op. cit., p. 31-32. Je souligne.

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pour Lionel Ruffel, il se définit comme « toute constitution d’un corps collectif fondé sur le par-tage d’espace-temps [15] » : des coïncidences temporelles – un « “même temps” qui ressemble plus à une synchronisation de temporalités multiples, une cotemporalité [16] » – prennent place en des espaces qui peuvent coexister sans nécessairement être géographiquement proches.

On le voit bien, l’idée du « contemporain », (récemment) substantialisé [17], peut très bien décrire l’espace-temps dans lequel nous vivons et aussi ce qu’il y a de photographique dans notre rela-tion au monde, le partage, la coprésence, l’espace-temps de l’ubiquité, de la simultanéité et de l’actualisation continue appartenant à la fois au contemporain et au photographique.

Exposition(s)

Avec la photographie analogique, on « exposait » une surface photosensible, le négatif, à la lumière ; on faisait de même avec le papier qu’on développait ensuite et sur lequel on voyait se « révéler » petit à petit l’image. Exposer le support à la lumière, en révéler l’empreinte, avait certes quelque chose d’indiciel. Bien que la caméra numérique soit munie d’un capteur photo-sensible, est-il encore possible de parler d’exposition de cette manière ? C’est probable, mais le terme désigne plutôt d’autres activités devenues importantes ou omniprésentes avec le web 2.0 et la photographie mobile. S’exposer ou s’exhiber soi-même, en premier lieu, est une manière de laisser sa trace et de fixer en séquences multiples sa propre vie. Il s’agit vraisemblablement d’un geste qui peut être qualifié de contemporain, parce qu’il est créateur de communautés : le contemporain, selon Ruffel, n’est « pas chargé d’autres significations que sa propre qualité relationnelle [18] » : un propos qui s’applique fort bien aux réseaux sociaux. L’exposition de soi se vit aussi dans la contemporanéité dans la mesure où l’image est sans cesse réactualisée, les « Instagrammers » prenant soin de ne pas priver leur public de leur présence et affichant assi-dûment de nouvelles images ou des « stories [19] ».

La photographie elle-même s’expose largement dans le web où l’on trouve des « galeries » ou des « albums » (Flickr, par exemple) dans lesquels on agence ses images, où l’on devient « cura-teur », les sites populaires comme Tumblr ou Pinterest étant des plateformes dites « de cura-tion ». Sur les pages Tumblr et Pinterest, des vues « trouvées » ou détournées d’autres sites sont classées sous différents thèmes, l’activité des amateurs s’apparentant au scrapbooking. Sur Flickr, et désormais plus souvent sur Instagram, où les photographies sont « taguées » (ce qui permet de les retrouver aisément), la grande majorité des usagers se dit photographe ou artiste, tandis que tous les grands musées y ont leurs comptes, constamment rafraîchis, certains étant à l’usage des visiteurs qui peuvent y laisser une trace photographique, d’autres plus strictement promo-tionnels. Alors que tout ce trafic est bien entendu numérique, à l’exception de grandes exposi-tions de photographies Instagram imprimées ou projetées, desquelles les musées sont de plus

15. Lionel ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, Paris, Verdier, 2016, p. 8.16. Ibid., p. 9.17. Ibid., p. 8.18. Ibid.19. Courtes séquences photographiques ou vidéo s’affichant pour 24 heures seulement, une idée empruntée à

Snapchat, concurrent d’Instagram qui est lui-même propriété de Facebook depuis 2014.

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en plus friands [20], sur les cimaises des institutions on peut observer une sorte de parti-pris de matérialité, les artistes imprimant notamment leurs photographies en de très grandes dimen-sions, comme pour contrer l’aspect soi-disant « virtuel » ou « dématérialisé » des techniques d’aujourd’hui – il faut tout de même ajouter que l’épreuve sur papier se vend mieux, encore au xxie siècle, que l’image sur écran.

› Andreas Gursky, Amazon, 2016, c-print (207 x 407 x 6,2 cm) © Andreas Gursky/VG Bild-Kunst. Courtesy Sprüth Magers.

Thomas Ruff et Andreas Gursky, deux représentants de ce qu’il est convenu d’appeler l’« École de Düsseldorf », exposent par exemple dans les musées des tirages démesurés. Ruff, dans sa série des Jpegs, détourne des photographies circulant sur internet pour les tirer dans des for-mats allant aisément jusqu’à 2,5 x 1,8 mètres (il est tout de même l’auteur de quelques-unes des photographies de la série). L’entreprise a évidemment pour effet de pixéliser à outrance les images, les rendant difficiles à lire de près alors qu’avec le recul elles se recomposent. De plus, le spectateur se sent écrasé par de pareils objets, l’échelle des photographies étant hors norme, même pour ceux qui ont l’habitude de l’effet ou de la « forme tableau [21] ». Ces images ont « de la présence ». Gursky expose lui aussi de tels formats. Ses compositions (le mot n’est pas inno-cent) montrent des multitudes : ses épreuves de très haute résolution, aux couleurs très satu-rées contiennent des gens (Chicago Board of Trade III, 1999), des livres (Amazon, 2016), des articles de consommation de masse (99 cent, 1999) et bien d’autres choses, en quantités innombrables. Ce sont des images pour la plupart manipulées, afin d’accentuer l’effet d’agrégat (monstrueux ou prodigieux) de choses ou de personnes ; « le concept de multitude, soutient Ruffel, en repre-nant un propos d’Antonio Negri, conduit inévitablement à penser la contemporanéité [22] ».

Les œuvres de Thomas Ruff et d’Andreas Gursky, tout en donnant à la photographie une maté-rialité appuyée, la déréalisent pour ainsi dire, soit par la difficulté de saisie du motif, soit par le contenu, innombrable ou trop fragmenté, à la limite de l’incompréhensible. Les deux artistes

20. Voici quelques exemples : #Sharjah1000, Sharjah Art Foundation, EAU, 2014 ; #mobilephotonow, Columbus Museum of Art, USA, 2015 ; Bengal’s Diversity in Pictures, Kolkota, Inde, 2016.

21. Jean-François chevrier, « Les aventures de la forme tableau dans l’histoire de la photographie », Photo-kunst. Du xxe au xixe siècle, aller et retour/Arbeiten aus 150 Jahren, Stuttgart, Staatsgalerie Stuttgart/Verlag Cantz, 1989.

22. Lionel ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, op. cit., p. 57.

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font s’interpénétrer deux mondes, puisque leurs images recourent tout à la fois aux technolo-gies numériques et aux modes d’exposition traditionnels. Par le traitement, la manipulation, ils fictionnalisent l’image, cette dernière suscitant toutefois encore l’adhésion ou la croyance, tant est grand le désir de réalité qui lui est encore accroché.

Une autre stratégie employée par les artistes est la multiplication des vues exposées. Plutôt que de présenter les épreuves disposées en bandes horizontales induisant des parcours linéaires, les photographies, la plupart du temps directement montées aux murs, en couvrent toute la surface.

› « Faces & Phases » : exposition de Zanele Muholi, 55e Biennale de Venise, 2017, vue d’ensemble. Source < https://inkanyiso.

org/2013/08/17/2013-aug-17-south-african-artists-shining-the-light-abroad/ >.

Les portraits photographiques de femmes noires LGBTQ+ de l’artiste et activiste visuelle Zanele Muholi sont souvent montrés de cette façon ; leur assemblage sur toute la hauteur des murs offre un effet saisissant et souligne la diversité dans la multiplicité, la singularité dans la com-munauté. Dans un registre beaucoup plus léger mais concernant aussi le portrait, Erik Kessels, avec My Feet (2014), a tapissé les murs et même le plancher d’une salle d’exposition de selfies de pieds, lors du f-stop photo-festival de Leipzig en 2014. Les expositions de photographies d’Ins-tagrammers présentées dans les musées usent de schèmes d’accrochage semblables, en multi-pliant les tirages ; la multitude est alors celle des exposants amateurs.

Reprises (mobilité)

Les artistes donnent parfois une matérialité à des photos « trouvées » dans le web, les impri-mant et les exposant sous diverses formes. Thomas Ruff, Erik Kessels, Joachim Schmid, Joan Fontcuberta notamment, agissent de cette façon, cependant que Dina Kelberman assemble

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elle-même un flux coloré, voué celui-là à être visionné dans le web, dans un défilement appa-remment infini [23]. Un aspect fort intéressant de la démarche de ces artistes-collectionneurs est qu’elles et ils miment ce qui se passe avec les flux d’images :

Now one is able to “scroll through” long sequences of photographs by navigating a timeline: as you navi-gate, the images flicker one after another. A whole year’s worth of pictures can flash in front of your eyes in a matter of seconds [24].

L’écrasement du temps, comme de l’espace, provoqué par le flux peut être constaté. De plus, les images photographiques semblent être en perpétuel mouvement : Daniel Rubinstein et Katrina Sluis, dans un texte au titre évocateur « A Life More Photographic », citent Caterina Fake, fonda-trice de Flickr, affirmant que la photographie n’arrête plus vraiment le temps, à cause de toute cette mobilité [25]. Ainsi il suffit aux artistes usant de photographies trouvées de regarder défiler les images et de prélever ce qui leur convient dans le flux des « networked snapshots [26] » ou de faire une recherche plus directe sur Google Images par exemple. L’inventaire ou le classement des photographies recueillies sur le web se fait ensuite de manière particulière : par thèmes, par termes, ou plus précisément par mots-clés (tags), exactement comme le font les amateurs-col-lectionneurs de Tumblr ou Pinterest. Thomas Ruff pixelise des images trouvées dans le web, les initiales des titres cachant des mots-clés : nt pour nuclear test, ny pour New York, etc.

Erik Kessels, qui a amoncelé les photographies « d’une journée » dans des galeries (24 Hours, 2012 [27]), en plus des selfies trouvés de My Feet, a aussi rassemblé des séries de photogra-phies anonymes présentées de multiples façons (site web, cartes postales, présentoirs en gale-rie, tirages de grande dimension) et combinées selon des catégories précises (« Black Dogs », « Couples », etc.) sous le titre In Almost Every Picture. Joachim Schmid, avec la série Other People’s Photographs (2009-2011), assemble ses trouvailles en quatre-vingt-seize petits livres d’égal for-mat, présentant les images par thème en ordre alphabétique – Airline Meals, Airports, Bird’s Eyes, In Motion, jusqu’à You are Here. Joan Fontcuberta a confectionné ses Googlegrams à partir de pho-tos dénichées par Google Images, grâce à une série de tags et à un logiciel de photomosaïque lui permettant de reconstituer d’autres photographies flottant dans le web, comme celles d’Abu Graïb ou de l’explosion des tours du World Trade Center [28]. Au sein des œuvres d’artistes uti-lisant des photographies « trouvées », celles-ci sont toujours anonymes (ou anonymisées, on ne sait trop), c’est-à-dire que l’artiste qui en fait usage se présente comme le seul auteur de l’œuvre résultant de leur assemblage ; le fait de collectionner, d’accumuler et d’organiser les images (la « curation » ?) semble devenu un geste nécessaire pour les artistes photographes, si l’on en croit

23. < https://dinakelberman.tumblr.com/ > Notons deux particularités chez Dina KelBerman : elle utilise Tumblr et sa série I’m Google a été présentée en salle lors du Mois de la photo à Montréal en 2015, mais il n’y avait aucune image imprimée, le visiteur devait manipuler un ordinateur ou consulter l’œuvre à partir de chez lui.

24. Daniel ruBinstein & Katrina sluis, « A Life More Photographic », Photographies 1:1, 2008, p. 15.25. Ibid., p. 22. « The nature of photography now is in its motion… It doesn’t stop time anymore, and maybe that’s a

loss. But there’s a kind of beauty to that, too. »26. Ibid., p. 23.27. Christine BuiGnet, « Images en liberté – Un nouveau milieu à apprivoiser », Focales no 1 : Le Photographe face

au flux, 2017, en ligne < https://focales.univ-st-etienne.fr/index.php?id=489 >.28. Voir Christelle Proulx, Déployer le réseau en images : les Googlegrams d’Abu Graib, mémoire de maîtrise en his-

toire de l’art, Université de Montréal, 2014, en ligne < https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/browse?type=author&value=Proulx%2C+Christelle >.

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Joan Fontcuberta : « [l]e recyclage artistique et le remixage s’affirment, et l’acte artistique met l’accent sur l’exercice de sélection et de classement selon des critères opératoires d’analogie visuelle, sans tenir compte de l’origine ou de la paternité des images [29]. »

À cet égard, signalons le projet inattendu de Michel Campeau, qui se démarque de l’idée d’en-combrement ou de trop-plein que de nombreux artistes-collectionneurs expriment. Campeau, qui collectionne depuis longtemps les vieilles photographies argentiques, surveille les sites de vente en ligne (e-bay par exemple) afin d’acquérir des images qu’il numérise et expose éven-tuellement. Parmi les images des années 1950 et 1960, il cherche des diapositives d’amateurs afin de les assortir avec les clichés de la très fameuse série The Americans de Robert Frank. Il s’agit d’un exercice fascinant de la part d’un photographe qui pense depuis plusieurs années les relations entre argentique et numérique. En une série de déplacements spatio-temporels, du web au musée, de l’analogique au numérique, des États-Unis à son atelier, et des années 1950 à la contemporanéité de l’exposition, entre les photographies d’amateurs et les images de Frank, Campeau réactualise une sorte d’esprit des lieux, celui d’une époque.

› Revisiting Robert Frank and The Americans through Amateur Color Photography in the Fifties (2014-2016. Vue de l’exposition « Michel Campeau. Avant le numérique »

au Musée McCord © Marilyn Aitken, Musée McCord. Numérisation et impression au jet d’encre, formats divers.

Réflexion(s)

Les amateurs œuvrant sur Tumblr ou Pinterest ont, à peu de choses près la même conduite que les artistes-collectionneurs. Ils attrapent, détournent et collectionnent les photographies d’œuvres d’art, comme en un mouvement inversé. Un autre type de mise en actes des photo-graphies consiste à performer à nouveau certaines interventions artistiques dont la survie a été

29. Joan fontcuBerta, « Introduction. Un regard infini, une image dissolue », in Joan fontcuBerta dir., La Condition post-photographique, Montréal, Le Mois de la photo à Montréal/Kerber Verlag, 2015, p. 7.

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assurée par des documents photographiques, circulant en ligne, pour en faire d’autres docu-ments qui trouveront leur voie sur le web. Les échanges sont ainsi réciproques, comme en un jeu de miroirs, démultipliant les gestes et les images à l’infini.

› Quelques reproductions des photographies de Zanele Muholi « épinglées » par des fans et des amateurs sur Pinterest.

Capture d’écran, 8 juillet 2018.

Entre deux mondes, grâce au web participatif où l’on est tour à tour visiteur, récepteur (ou voyeur), producteur et diffuseur, une relation réflexive s’invente, les espaces d’exposition pro-liférant comme les images, se confondant, de reprise en reproduction, d’actualisation en maté-rialisation. La contemporanéité est liée au monde hypermédiatique [30] ; la photographie, à la fois fixe et en mouvement, prend et crée beaucoup d’espace(s) dans un monde hypercon-necté commandé par les flux. C’est qu’une simple image, passée de trace physique du réel à l’encodage-décodage, devenue données visualisables, pixels, est aussi le filtre à travers lequel on peut « saisir » ce monde connecté. Celui-ci se vit très certainement par le partage d’espace-temps, par les jeux de simultanéité, d’ubiquité, d’actualisation constante. Si la photographie analogique pouvait s’identifier à la présence d’une absence, à l’absence d’une présence, la pho-tographie maintenant se conçoit comme présence au présent et a donc acquis une dimension spatiale bien plus importante : coprésence dans un espace d’exposition augmenté et globa-lisé. Plus qu’une métaphore, la photographie agit véritablement, passant d’un monde à l’autre (cybermonde ou monde numérique et monde physique), constituant même le point de pas-sage entre les deux et créant de multiples échanges entre le monde de l’art et les amateurs.

En arts, en sciences sociales et humaines, en théorie, un tournant spatial s’est produit, dont Foucault apparaît aujourd’hui comme une figure annonciatrice [31]. Il semble que l’espace désor-mais domine le temps. Ruffel en fait état : « [o]n comprendra aisément que le contemporanéisme que je prône se reconnaît tout à fait dans ce tournant spatial de la théorie [32] » ; il souligne

30. Lionel ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, op. cit., p. 197.31. Michel foucault, « Des espaces autres », Dits et Écrits II, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 1571-1581.

Rappelons que ce texte – résultant d’une conférence donnée en 1967 – ne sera publié qu’en 1984. Voir aussi François Boullant, « Michel Foucault, penseur de l’espace », conférence donnée le 15 janvier 2003 à l’univer-sité Charles de Gaulle – Lille 3, en ligne < http://1libertaire.free.fr/Foucault49.html >.

32. Lionel ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, op. cit., p. 185.

Page 11: Suzanne Paquet - univ-st-etienne.fr · 2020. 5. 15. · sur le projet critique et sur le projet historique qui le prennent ... 4. Rosalind Krauss, « Notes on the Index. Seventies

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que cela correspond à une mise en doute du « paradigme historiciste ». La cotemporalité en effet appelle la superposition et l’intégration (une co-existence), plutôt que la juxtaposition : on parle donc de simultanéités et non plus de succession. La narration linéaire, dont l’histoire est le parangon, est évacuée. Et, selon Vilém Flusser, c’est la photographie qui signe la fin de cette linéarité ; la photographie est post-historique, en ce qu’elle se lit comme toute image : d’abord on la saisit d’un coup, puis on s’y trace un chemin. « Appelons scanning cette errance à la surface de l’image. Ainsi le regard suit-il un chemin complexe, formé pour une part de la structure de l’image et pour une autre part de l’intention du spectateur [33] ». Et « le temps reconstruit par le scanning est celui de l’éternel retour du même [34] » ; il se vit donc au présent et dans la pré-sence. Mais la photographie est différente des autres images parce qu’elle est technique – elle a été la toute première image véritablement technique – et qu’elle est ainsi le résultat d’un pro-gramme dont l’appareil est porteur. On voit déjà chez Flusser apparaître un devenir numérique de la photographie, bien qu’il se profile à peine au moment où il écrit, en même temps que s’ex-prime la nécessité d’une distance critique envers les appareils, le programme, « cette automa-ticité entêtée [35] ».

Dans la pensée de Vilém Flusser comme chez Rosalind Krauss, mais pour des raisons très diffé-rentes, la photographie peut être envisagée comme un modèle général, à travers lequel on peut comprendre, bien au-delà de la seule photographie, la culture et son système économique, pen-ser la culture contemporaine à partir des conditions découlant de la reproduction mécanique. Les appareils et leurs programmes contrôlent la vie [36], mais le programme contient aussi la possible liberté que l’on peut prendre par rapport à lui, ce qui fait écho à la prise de distance nécessaire face au contemporain qu’évoque Agamben. La photographie, avec sa reproductibi-lité qui commande une spatio-temporalité particulière, peut certes servir d’objet théorique pour analyser à la fois le programme global, c’est-à-dire le capitalisme avancé tel qu’il se vit actuelle-ment à travers les flux et les réseaux, et la contemporanéité comme « pensée de la multitude déhiérarchisée [37] ».

L’auteur

Suzanne Paquet est professeure au département d’histoire de l’art et d’études cinématogra-phiques de l’université de Montréal. Ses textes ont été publiés dans différents ouvrages col-lectifs et dans des revues spécialisées, notamment les Cahiers de géographie du Québec, RACAR, Photoresearcher, la Nouvelle revue d’esthétique, Captures et Sens Public. En 2009 paraissait son livre Le Paysage façonné. Les territoires postindustriels, l’art et l’usage aux Presses de l’Université Laval. Elle a également dirigé quelques ouvrages collectifs et numéros spéciaux de revues.

33. Vilém flusser, Pour une philosophie de la photographie [1983], Belval, Circé, 1996, p. 9.34. Ibid., p. 10.35. Ibid., p. 80. Pour Vilém flusser, « l’appareil photo se révélera être l’ancêtre de tous les appareils qui s’apprêtent

à robotiser chacun des aspects de notre vie », ibid., p. 78.36. Vilém flusser écrit : « constatons que “vivre” signifie désormais alimenter des appareils et être alimenté par

eux », ibid., p. 87.37. Lionel ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, op. cit., p. 202.