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www.comptoirlitteraire.com présente ''Три сестры'', ‘’Tri sestry’’ (1901) Les trois soeursdrame en trois actes d'Anton Tchékhov pour lequel on trouve un résumé puis successivement l’examen de : la genèse (page 4) l’intérêt de l’action (page 5) l'intérêt littéraire (page 8) l’intérêt documentaire (page 8) l’intérêt psychologique (page 10) 1

Tchekhov Les Trois Soeurs

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trei surori

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TCHKHOV - ''Les trois soeurs''

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prsente'' '', Tri sestry(1901)

Les trois soeurs

drame en trois actes d'Anton Tchkhovpour lequel on trouveun rsum

puis successivement lexamen de:

la gense (page 4)

lintrt de laction (page 5)

l'intrt littraire (page 8)

lintrt documentaire (page 8)

lintrt psychologique (page 10)

lintrt philosophique (page 15)

la destine de luvre (page 18)

Bonne lecture ! Haut du formulaireHaut du formulaire

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Rsum

Acte IOn est aux environs d'un chef-lieu de gouvernement de la Russie de la fin du XIXe sicle, midi, par un temps gai et ensoleill, dans le salon de la demeure o rsident les enfants du colonel et commandant de brigade Sergu Prozorov qui, aprs la mort de leur mre, avaient, onze ans auparavant, quitt Moscou pour le suivre dans sa ville de garnison. Ce sont : son fils, Andre, ses filles, Olga et Irina, ainsi que leur vieille nourrice de quatre-vingts ans, Anfissa, au service de la famille depuis plus de trente ans, tandis qu' l'tage infrieur habite le vieux mdecin militaire Ivan Romanovitch Tchboutykine, ami de leurs parents, et, l'tage suprieur, le baron Nikola Lvovitch von Touzenbach, qui est lieutenant.

Ce jour-l, qui est le premier anniversaire de la mort du pre, dont le deuil est donc termin, ce qui marque, croit-on, le dbut d'une nouvelle vie pour cette famille, on fte les vingt ans d'Irina, la cadette, qui est gaie comme un pinson, frache et radieuse. Mme si elle insiste pour dclarer tre devenue une adulte, elle est encore merveille de choses telles que la toupie que lui offre le jeune sous-lieutenant Alexe Petrovitch Fdotik. En effet, en plus de leurs locataires, Tchboutykine et Touzenbach, qui se plaisent disserter, les trois soeurs ont pour invits d'autres officiers dsoeuvrs qui exploitent au maximum les charmes de leur demeure : le capitaine d'tat-major Vassili Vassilievitch Soliony, qui irrite tout le monde par ses bizarreries, Fdotik et un autre jeune sous-lieutenant Alexe Petrovitch Vladimir Karlovitch Rod, enfin et surtout, un nouveau venu, le lieutenant-colonel Aleksander Ignatievitch Verchinine, qui a autrefois servi sous le commandement de Prozorov, qui voque avec les enfants de celui-ci le temps o tous vivaient Moscou, qui a t frachement nomm dans la ville o il doit rester le temps que durera l'installation de son rgiment.

Olga, l'ane des trois soeurs, qui, ge de vingt-huit ans, porte un uniforme bleu car elle enseigne au lyce de filles, ne se plat pas dans cette carrire, jure mme de tout mettre en uvre pour sortir de son cole, sans toutefois faire grand-chose pour raliser ce rve. Est venue les voir Macha, la soeur puine qui, idaliste frondeuse, avait t, sept ans auparavant, marie Fiodor Ilitch Koulyguine, un professeur de latin au lyce pdant qu'elle n'tait jamais parvenue aimer, d'autant moins qu'il se livre des efforts burlesques pour tenter de remplir le foss entre eux, ce qui fait qu'elle a pris le monde en grippe, et qu'elle sest rfugie dans un songe maussade. Ces quatre enfants voudraient quitter le train-train assommant, la vulgarit, linsignifiance et l'ennui de la vie en province. lci, tout le monde connat tout le monde et vous vous sentez tranger. Et solitaire., clame Andre, qui aimerait faire carrire, comme professeur d'universit, Moscou o ses trois soeurs, jeunes bourgeoises charmantes, duques et cultives, esprent follement retourner :

- Irina : Partir pour Moscou ! Vendre cette maison, liquider tout, et partir

- Olga : Oui ! Aller Moscou, vite, trs vite.Elles parlent avec fiert de leur frre, qu'elles idoltrent, qui est, selon elles, trs brillant et prometteur, qui russira dans ses tudes sil veut bien sen donner le mal, au lieu de se contenter de jouer du violon, et de continuer perdre au jeu.

Survient Koulyguine qui offre Irina un cadeau qu'il lui a dj fait, et vient chercher Macha. Mais, sduite par Verchinine, elle dcide de rester pour le dner.

Au moment o tous les autres passent la salle manger, Irina et Touzenbach restent en arrire ; il lui dclare son amour, mais elle le repousse avec douceur.

Fait galement son apparition Natalia Ivanovna (dite Natacha), la fiance d'Andre, qui, originaire de cette ville de province, et issue d'un milieu plus modeste que celui des Prozorov, est vulgaire et intimide par les trois soeurs. Elle est vtue d'une robe rose ceinture verte, dtail qui ne manque pas de choquer Olga. Comme Koulyguine et Tchboutykine ironisent sur l'amour qui semble la lier Andre, Natacha quitte prcipitamment la table, en larmes, immdiatement suivie du jeune homme qui, enflamm, lui demande de l'pouser.Finalement, Macha doit, contrecoeur, aller dner avec son mari chez le directeur du lyce.

Acte IIEnviron vingt et un mois plus tard, le jour du Mardi gras, tout le monde attend avec impatience l'arrive des masques et le dbut de la fte. L'effervescence rgnante est brutalement touffe par Natacha qui est prsent l'pouse d'Andre, et a un fils, Bobik. Inquite pour la sant de celui-ci, elle cherche obtenir qu'Irina dorme dsormais dans la chambre d'Olga pour laisser la sienne au petit garon. Au nom de sa maternit, elle a commenc rgenter la maison, ce qui ne l'empche pas d'avoir une liaison avec Protopopov, prsident de l'assemble du zemstvo [administration locale], dont Andre est le secrtaire. Devenu un pleutre, dilapidant encore son argent au jeu, et semblant se dsintresser totalement de la vie familiale, il se remmore avec amertume les ambitions et les rves d'une vie Moscou qu'il caressait quand il tait clibataire.Macha, toute rouge, rentre, avec Verchinine, d'une nuit passe l'extrieur, et ils sont tout tourdis de leur amour. Ils se plaignent de leurs mariages respectifs : aux yeux de Macha, Koulyguine est mdiocre, alors que l'pouse de Verchinine lui rend la vie impossible par d'incessantes tentatives de suicide.

Touzenbach ramne Irina du bureau du tlgraphe o elle travaille sans satisfaction. Elle refuse d'entendre sa dclaration d'amour.Aprs avoir nouveau dissert sur le futur de l'humanit, Verchinine, Tchboutykine et Touzenbach, la demande de Natacha, qui s'emploie empcher que la soire soit agrable, prennent cong. Soliony dclare son amour Irina qui le repousse froidement. Il affirme alors que peu lui importe de ne pas tre aim, mais qu'il tuera tout rival heureux.

Natacha sort rejoindre Protopopov, Irina, reste seule, dans un accs de tristesse, redit son dsir de partir : Moscou ! Moscou ! Moscou !Acte IIIQuatre ans plus tard, alors que Macha fredonne une mlodie qui est reprise par Verchinine, ce qui va se continuer tout au long de l'acte, on est dans la chambre o Olga et Irina habitent ensemble.

Natacha attend un deuxime enfant, dont il semble que le pre est Protopopov.

Un incendie ayant ravag la ville voisine, Olga donne, Anfissa, la vieille nourrice, et Fraponte, vieillard qui est un employ du zemstvo, des vtements pour les victimes du sinistre. Macha et Irina sont en colre contre Andre, qui, ses dettes s'tant leves la somme de trente-cinq mille roubles, a hypothqu la maison, sans le dire ses soeurs alors que c'est un bien qui leur appartient aussi. Et, ne faisant rien dautre que jouer du violon, il a concd tout son pouvoir sa femme.Anfissa dit sa lassitude Olga qui la rconforte. Survient Natacha qui rudoie la nourrice, et s'tonne qu'Olga la garde son service. Celle-ci essaie de rsister cette cruaut, mais ses efforts sont vains. Macha, seule avec ses soeurs, leur avoue sa liaison avec Verchinine. Survient Koulyguine, qui, avec frnsie, vient la chercher pour qu'ils rentrent chez eux. Il confesse Olga qu'il aurait pu l'pouser.

Irina, aprs avoir craqu, s'tre dsespre de la tournure ordinaire qu'a prise sa vie, puisqu'elle est devenue une matresse d'cole, et s'tre moque de ses folles aspirations et de son ducation, accepte, approuve en cela par le regard raliste d'Olga, d'pouser Touzenbach, mme si elle ne l'aime pas, si celui-ci l'emmne Moscou : Ma chrie, ma gentille, jestime, japprcie le baron, cest un homme excellent, je veux bien lpouser, jy consens, seulement, allons Moscou ! Je ten supplie, allons-y ! Moscou, cest ce quil y a de mieux au monde ! Partons, Olia ! Partons !Tchboutykine, qui, se sentant coupable de n'avoir pas su rpondre quand on voulut recourir ses services pour soigner les victimes de l'incendie, a replong dans l'alcoolisme, entre dans la chambre, ivre et sombre, une bouteille de vodka la main, casse accidentellement une pendule appartenant la mre des trois soeurs et d'Andre, et rvle tous la liaison entre Natacha et Protopopov.

Andre exprime sa haine de soi-mme, reconnat qu'il est conscient de la folie de sa vie, avoue la dception que lui donne le caractre de Natacha, et implore ses soeurs de lui pardonner tout cela. Soliony se montre menaant vis--vis de Touzenbach, qui, pour impressionner Irina, a donn sa dmission l'arme, et s'apprte travailler dans une briqueterie. Acte IVOn est l'extrieur de la maison.Le rgiment doit changer de garnison, quitter la ville. Tous les officiers, y compris le vieux mdecin et Verchinine, sont muts, et prennent cong des jeunes filles. Une photographie est prise. L'ambiance est d'autant plus triste que des rumeurs courent sur une dispute qui aurait, la veille, clat en ville entre Touzenbach et Soliony. Irina a un mauvais pressentiment, et, alors qu'elle et Touzenbach ont une dlicate et touchante scne o elle accepte enfin de l'pouser, tout en confessant qu'elle ne peut l'aimer, o il annonce qu'il prendra son poste la briqueterie, il la quitte prcipitamment, visiblement proccup. Au moment mme o les militaires s'en vont, on entend une dtonation, et la mort de Touzenbach est annonce. Tandis que Natacha btifie avec son petit Bobik, Macha, sanglotante, doit tre tire des bras de Verchinine, mais son mari accepte volontiers, avec compassion et trop grande gnrosit, de la reprendre, sans poser de questions. Dsespre, elle retourne sa vie trique avec lui. Verchinine confie sa femme et ses filles aux trois soeurs.Olga a, avec rticence, accept le poste de directrice de l'cole, et va y dmnager, prenant Anfissa avec elle, sauvant ainsi la vieille nourrice des cruauts brutales de Natacha. Le sort d'Irina est incertain, mais, malgr la douleur que lui cause la mort de Touzenbach, elle entend continuer son travail d'institutrice dans une autre ville. Natacha est dsormais la matresse inconteste de la maison, o elle dicte ses lois en mgre tyrannique qu'elle est devenue. Andre continue pontifier, mais il est coinc dans son mariage et avec ses deux enfants, les seuls tres que Natacha aime vraiment ; il reconnat son chec, et les moqueries dont il est l'objet en ville parce qu'il n'est que le secrtaire du zemtsvo dont le prsident est l'amant de sa femme.

Tandis que les militaires s'loignent au son d'une marche joue par une fanfare, Olga enlace ses deux surs tendrement. Restant seules, prisonnires de leur quotidien minable et dprimant, elles se tiennent dans une treinte dsespre. Alors que Tchboutykine fredonne Ta-ra-ra-boum-bi, et quAndre promne Bobik dans son landau, comme indiffrent au malheur qui vient de sabattre sur ses soeurs, Olga essaie en vain de les consoler : Oh ! mes soeurs chries, notre vie n'est pas termine. Il faut vivre ! La musique est si gaie, si joyeuse ! Un peu de temps encore, et un jour viendra o tous les hommes apprendront pourquoi tout cela, pourquoi ces souffrances, o il n'y aura plus de mystres. [...] Mais, en attendant, nous ne devons que travailler et travailler. Ce sont les derniers mots de la pice.Analyse

Gense

Pour cette pice, Tchkhov s'inspira de souvenirs de sa jeunesse. Il se rappela son sjour, au cours de l't 1884, Voskressensk, prs de Moscou (aujourd'hui Istra), bourgade somnolente, ennuyante, o les intellectuels et les officiers de la garnison marinaient dans lennui, la routine et le bavardage, toute la famille ayant profit du spacieux logement de fonction qu'y avait son frre, Ivan, qui y tait professeur. Plus tard, il avait pass d'autres vacances Louka, en Ukraine, dans la datcha (maison de campagne) de trois soeurs appeles Lintvariev.

Surtout, il indiqua Gorki que, s'tant arrt Perm alors qu'il s'tait en route vers l'le de Sakhaline, en 1890, la ville lui avait laiss une forte impression, et qu'il s'en tait inspir pour l'atmosphre des ''Trois surs''. Et il y avait rencontr les surs Zimmermann, Ottilia, Margarita et velina. Celle-ci (dite Inna en famille), qui souhaitait se rendre Moscou pour donner corps ses rves, tait devenue une pdagogue, et avait fond, en 1886, avec ses surs une cole prive dont Ottilia, l'ane, tait la directrice, tandis que Margarita et velina y enseignaient l'allemand.

Enfin, Tchkhov aurait pu penser aussi la situation des crivaines britanniques qu'taient les trois surs Bront, Charlotte, Emily et Ann, qui firent des plans aventureux pour tablir une cole, dont la mre tait morte ds 1821, tandis que leur pre, un pasteur svre, les avaient amenes dans une rgion dsole d'Angleterre, o la population tait fruste et peu communicative, et que leur frre, Branwell, qui tait dot dun fort talent dcrivain et de peintre et sur qui reposaient les espoirs de succs et de profit de son pre et de ses soeurs, avait perdu successivement trois emplois, et sombr dans lalcoolisme, lopiomanie et la dbauche.Au mois de fvrier 1898, Tchkhov confia pour la premire fois son intention de composer ''Les trois soeurs'' Vladimir Nmirovitch-Dantchenko, un des deux directeurs du ''Thtre d'art'' de Moscou qui avait dj mont deux de ses pices, ''La mouette'' en 1898 et ''Oncle Vania'' en 1899. Il se mit au travail en aot 1900, dans une villa de Hourzouf, aux environs de Yalta, puis la ''Datcha blanche'' de Aoutka, avec l'objectif de finir sa pice en septembre. Mais tout n'alla pas aussi facilement qu'il le pensait, car il rencontra des problmes causs par la multitude des personnages, auxquels il faut ajouter ses ennuis de sant (tuberculeux, il avait t contraint de s'installer en Crime, et de faire quelques voyages sur la Cte d'Azur pour se soigner). Cependant, une premire version fut termine la mi-octobre. Mais il doutait de son intrt, la qualifiant dennuyeuse sottise de Crime. Il se rendit Moscou, o, le 29 octobre, eut lieu une premire lecture avec les acteurs, qu'elle laissa plutt perplexes, car ils se disaient : Ce nest pas vraiment une pice, mais une srie de tableaux... Cest injouable, il ny a pas de rles. Tchkhov tait furieusement du par lui-mme, mais Olga Knipper, actrice de la troupe qui tait devenue son pouse, le rconforta et laida dans les corrections ncessaires qu'il poursuivit mme au cours d'un voyage qu'il fit l'tranger.

Il confia Gorki : Il m'a t affreusement difficile d'crire ''Les trois soeurs''. Pensez qu'il y a trois hrones ; chacune doit avoir sa figure particulire, et toutes trois sont filles de gnral !Intrt de l'action

Persuad d'avoir crit un vaudeville, Tchkhov affirma : ''Les trois surs'' sont une comdie. Mais, devant les ractions du metteur en scne et des comdiens, il allait pourtant sous-titrer la pice drame. Et c'est bien un drame, mais nuanc, comme cela apparat ds le dbut o Macha, qui est habille de noir et a un gros cafard, dclare : Je ne suis pas gaie, ajoutant : Il ne faut pas faire attention, tandis que lindication scnique qui suit est : riant travers les larmes, larmes auxquelles Olga rpond elle aussi travers ses larmes, tandis quIrina sirrite de tout cela. Nous ne sommes pourtant quau tout dbut de la pice, alors qu'aucune secousse na encore boulevers personne. Mais lmotion est dj l, Tchkhov allant tout de suite au coeur des tres. Il montre immdiatement ce que les trois soeurs ressentent, ce dont elles touffent dans leur trou de province, recluses dans leur maison familiale : le mme ennui opprimant, le mme engluement progressif dans la banalit d'un petit univers provincial moyen, la mme vague mlancolie (La vie na pas encore t belle) alors qu'elles pensaient avoir devant elles une existence anime, la mme nostalgie douloureuse, le mme espoir lancinant (marqu en particulier par le souhait rpt : Moscou ! Moscou !) qui devient le moteur de leurs vies, la raison de leur survie, la mme rvolte et la mme rsignation qu'elles portent en elles, au mme moment, simultanment. Il met immdiatement le doigt sur leur flure, sur la distance entre ce que les protagonistes sont et ce qu'ils voudraient tre, entre le rel mesquin, ferm, et limaginaire.

En attendant ce grand dpart pour une vie nouvelle, il leur faut bien passer le temps, tenter dorganiser leur mortel ennui, et la pice donne le tableau de la vie trique des personnages qui, pour lessentiel, boivent du th autour du samovar (petite chaudire permettant de faire du th), en philosophant dans le meilleur des cas, mais souvent aussi en parlant de nimporte quelle banalit quotidienne. Ils ne cessent de rpter combien il serait formidable dagir, mais le temps de le dire et de le redire, il est dj trop tard pour passer lacte. Les trois soeurs, prises entre l'impuissance et la frustration dans une vie qui semble n'tre qu'un enlisement dsenchant, ayant la sensation d'appartenir un monde qui meurt et qu'elles ne pourront pas changer, ne sachant pas quels idaux se vouer, maintenues en vie par le rve de retourner un jour Moscou, laissent leur vie s'grener avec une lenteur et une torpeur effroyables, essaient de se consoler de leur frustration par la rverie. Mais se marier, avoir des enfants, travailler : tout leur semble vain et fade. L'acte III se passe dans la chambre des soeurs, ce qui est une faon de marquer le fait que leur espace vital se rduit, alors que, trs curieusement, cest dans cet endroit trs intime et qui est le plus troit quil y a le plus de monde qui afflue.La donne de ce drame en demi-teintes est donc trs simple. Lintrigue (ou, grande nouveaut, les intrigues, toutes situes sur le mme plan) est trs mince. Mais elle s'tale sur quatre annes, dont elle fait la chronique. Cette tendue pourrait permettre un temps de construction identitaire ; mais, en ralit, tout a reprsente un tout petit laps de temps, et tout ce qui vient avant ou aprs ce fragment de temps est immense (deux ou trois cents ans, dans les discours de Verchinine). La pice peut donc paratre tenir plus du roman que du thtre (Tchkhov lui-mme la dclara complique comme un roman), car on passe constamment de lincarn au narratif, qui tient une grande place. Mais si, par moments, le dialogue semble se centrer sur un sujet qui est nonc, tout coup, un glissement sopre o celui qui est en train de parler se met dire des choses de lui, dans une situation et face un interlocuteur qui nexigent absolument pas quil le dise. Cest une initiative pour parler de soi qui se fait sur un mode trs particulier : ce ne sont pas des monologues, mais de brefs moments d'auto-analyse. En gnral, cest du pass qui revient dans ces moments-l, mais aussi, linverse, les personnages se projettent dans le futur. Ce nest jamais du prsent. Le prsent est trs inconsistant dans la pice, alors que, paradoxalement, le thtre de Tchkhov est profondment existentiel. Pour les personnages, toujours lexistence prcde lessence.

Lhistoire raconte ne peut donc pas avoir de centre. Et le fait qu'on assiste, au long de ces annes, une fixation sur les mmes propos rend plus pathtique cette pice qui est plus longue que les autres pices de Tchkhov ( lexception du monstre ''Platonov''), qui est aussi plus nigmatique et plus droutante.En effet, Tchkhov prit le contrepied de ce qui dfinit l'art dramatique, laction, puisqu'il mit en scne des personnages qui voient leur vie peu peu s'tioler, avec le dsespoir de n'avoir rien construit, rien entrepris. Leur vritable drame na rien voir avec le drame tel quon le comprenait jusqualors : ils voudraient agir, ils naspirent qu cela, mais en sont incapables. En fait, ce nest mme pas quil ne leur arrive rien, car, et cela rend mme ''Les trois soeurs'' exceptionnelles parmi les pices de Tchkhov, une extrme tension psychologique est maintenue, la pice n'tant pas sans vnements, sans pripties.La premire priptie est ce hasard, qui cre un choc, qu'est l'installation d'un rgiment dans la petite ville. Cela tire de leur engourdissement les trois surs pour lesquelles, du coup, tout change, leur vie, laquelle elles reprennent got, tant dornavant maille (et gaye) par les occasions de distractions qu'offrent quelques officiers qui se mettent frquenter la maison : lors de leurs visites, dans un vritable ballet, ils entrent, sortent, vont et viennent, tantt tiennent des propos dans leur coin, tantt se mlent la conversation gnrale, tantt disent des btises, tantt prononcent des paroles profondes, exprimant alors un certain idalisme, tantt se taisent, tantt se querellent. Ils suscitent donc de la vie ; d'ailleurs, des liaisons se nouent, lgres, mais prometteuses. Aussi les trois soeurs ne tardent-elles pas les considrer comme faisant partie de la famille. Est spcialement importante la survenue de Verchinine car, aussitt, Macha, qui est la victime dun mariage prcoce et malheureux, samourache de lui ; Olga, trouvant un regain dnergie, envisage de quitter son cole ; Irina est demande en mariage par Touzenbach. L'avenir est alors plein de certitudes heureuses : retourner vivre Moscou, commencer travailler, se marier.Le changement de rythme tant net entre la premire et la deuxime partie de la pice (car on la divise souvent ainsi par un entracte), la deuxime priptie est, lacte III, l'incendie dans la ville, qui, comme il se doit, se passe en dehors de la scne. Nous n'en voyons donc que les effets sur les protagonistes qui se trouvent dans la maison des Prozorov, et chez lesquels le besoin de rendre service des victimes ajoute la fbrilit gnrale. On peut penser que, par cet incendie, Tchkhov a voulu mtaphoriser lardeur de ces personnages en tat de crise, qui avait couv et se met brler, ne laissant que des ruines. En tout cas, ce terrible incendie semble tre un point de non-retour pour cette petite communaut, apparat comme la prfiguration de la dflagration finale.La troisime priptie se passe aussi en dehors de la scne puisque ce sont le duel, l'acte IV, entre Soliony et Touzenbach, et la mort de ce dernier qui empche Irina, la seule qui aurait pu le faire, de vivre une vritable aventure amoureuse.La quatrime priptie est le dpart des militaires, qui constituaient l'essentiel de la socit des trois soeurs. Ainsi, la rsurrection qu'ils avaient apporte n'a dur que quatre ans. Dsormais, la solitude revient, dautant plus pesante quelle est dpouille dillusions. Tout s'est vid, la ville et la maison comme la question du sens qui a travers toute la pice. Les espoirs sont cruellement dus : le rve de Moscou est mort ; aprs les fumes d'une passion, le dgrisement de Macha est brutal ; Irina, dont le fianc a t tu en duel, ne voit plus de salut pour elle que dans le travail et le sacrifice ; Olga rintgre farouchement son destin solitaire dans une bourgade quelle excre. On pourrait considrer que les trois soeurs sont rendues leur destin. mais, en fait, leur vie ne redevient pas vraiment ce qu'elle tait, car elles sont dsormais supplantes par leur belle-soeur, cette dure Natacha, tandis qu'Andre est vaincu. Elles ne peuvent plus avoir despoir de briser loppression de la ralit quotidienne ; elles ne peuvent plus avoir dexigence de la libert. Elles se dbattent en vain avec l'agonie prmature de leurs vies. Elles n'ont plus que l'espoir qu'un jour, peut-tre, on saura pourquoi l'on vit, pourquoi l'on souffre. Les certitudes se sont transformes en suppositions, l'avenir ne s'envisage plus qu'au conditionnel, alors que le prsent rclame de vivre : c'est l que s'achve la pice, au seuil d'une vie recommencer. Malgr tout, l'ane tente alors d'tre rassurante.

Ainsi, se rsorbe lagitation touchante et pitoyable d'tres qui chutent dans le foss existant entre le mdiocre et le sublime. Tout ce qui leur est arriv s'est dilu dans linsignifiance. Ils sont en quelque sorte privs de drame, privs de prise sur lexistence. la fin, la vie continue cahin-caha ; mais on ne sait trop sil faut sen prendre la btise de personnages, victimes et incapables de donner un sens leur existence, ou au destin qui semble les manipuler. Mais, si la garnison tait reste, la vie des trois soeurs en aurait-t-elle t change? Irina, qui sen va enseigner dans une autre ville, aurait-elle pous Touzenbach? Macha aurait-elle eu le courage de quitter son incapable de mari? Que seraient devenus Andre et Olga? Questions sans rponses. La dramaturgie de Tchkhov tait donc dun type nouveau, tant en quelque sorte une dramaturgie dcale, o le vritable drame devient limpossibilit du drame.On pourrait mme voir dans cette pice pathtique une tragdie puisque, d'une part, les trois soeurs tenaient entre leurs mains leur destin, taient libres de faire un choix (qui, d'ailleurs, aurait pu les amener se perdre plus encore dans un Moscou qu'elles n'auraient plus reconnu) ; puisque, d'autre part, lexigence absurde de libert exprime encore dans Oncle Vania ne trouve ici nul cho, tout espoir de briser loppression de la ralit quotidienne tant jamais perdu.

Tchkhov, en nous montrant limpossibilit de toute action, fut minemment moderne, anticipa sur la dramaturgie du XXe sicle, car on peut dtecter dans la pice les gnes du thtre de l'absurde de Beckett : si ses trois soeurs nattendent pas encore Godot, elles en sont cependant dj rduites ne rien pouvoir faire dautre quattendre un bonheur, une plnitude de vie quelles savent improbables.

Intrt littraire

Dans ''Les trois soeurs'', le spectateur ou le lecteur ressent vritablement l'ennui, la vanit de l'existence des personnages parce que Tchkhov, se livrant un travail discret, mticuleux, posant des jalons sans avoir lair de rien, plomba l'ambiance en rendant l'criture vraiment pesante, en jouant de la maladresse, de la banalit un peu casse, de linsignifiance, prsentant, comme le constata Jean Grenier, des gens intelligents qui disent des choses stupides, et des imbciles qui chappe une parole profonde, car en effet se mlent conversations absurdes et grands dbats philosophiques. Il tissa des rseaux tnus laide de paroles qui, apparemment, ne disent pas grand-chose, mais rpondent une exigence. On remarque, revenant dun personnage lautre, des rptitions (qui pourraient passer pour des fautes de style) de mots ou d'expressions apparemment anodins : prsent, se souvenir, et surtout peu importe et ses variantes (quelle importance, cest sans importance, rien na dimportance) qui apparat plus de vingt fois, et simpose jusqu devenir le mot de la fin.

Cependant, il ne ngligea pas des effets littraires plus marquants :

- il maintint lambivalence en mlant lhumour et le tragique, lironie et la compassion ;

- il sut donner de la force certains cris de ses personnages (ainsi Andre l'acte IV : O est-il, mon pass, o a-t-il disparu? Jai t jeune, gai, intelligent, javais de beaux rves et mes penses touchaient tout ce qui est beau et lev. Mon prsent et mon avenir taient illumins despoir Pourquoi, peine nous commenons vivre, devenons-nous ennuyeux, ternes, insignifiants, paresseux, indiffrents, inutiles, malheureux?) ;- il rendit le texte musical par le jeu entre des phrases brves et de longues envoles, par des reprises, des chos, des suspensions, des appels ;

- si les mtaphores sont rares, on remarque qu'Irina, repoussant l'amour de Tuzembach, compare son coeur un piano dont la cl a t perdue ;

- il fit pousser des ailes dans le dos dIrina, pour reprendre le symbole de loiseau, dont l'vasion a pour dimension le ciel, qu'il avait dj utilis dans ''La mouette''. Intrt documentaireDans ''Les trois soeurs'', l'action se droule dans un chef-lieu de gouvernement, c'est--dire une division administrative de la Russie tsariste.

Il est fait mention d'une administration plus locale, le zemtsvo, dont les responsables sont lus au suffrage censitaire (par les membres de la noblesse locale, les riches artisans et commerants), et bnficiant dune certaine autonomie pour les coles et la mdecine.

La ville est pleine de moustiques, et il y fait pourtant toujours froid. Comme on l'a signal, il pourrait s'agir de Perm, qui est situ au pied des monts Oural, 1 434 km lest de Moscou. Tout le monde s'y connat, et na pas dautre choix que de se frquenter. Aussi y pse-t-il un ennui mortel. Andre se moque ainsi de ce trou de province : Notre ville existe depuis deux cents ans, elle compte cent mille habitants, et pas un seul qui ne ressemble aux autres, pas un hros, ni dans le pass ni dans le prsent, pas un savant, pas un artiste, pas un homme un peu remarquable, qui susciterait la jalousie, ou le dsir passionn de marcher sur ses tracesIls ne font que manger, boire, dormir, puis ils meurentDautres viennent au monde, et leur tour mangent, boivent, dorment, ne trouvant se divertir, pour ne pas sombrer dans lennui, que dans les ragots abjects, la vodka, les cartes, les chicanes ; ils font semblant de ne rien voir, de ne rien entendre, et lirrsistible influence de la vulgarit pourrit les enfants, teint ltincelle divine qui vivait en eux, ils deviennent des cadavres vivants, aussi semblables les uns aux autres, aussi pitoyables que leurs parents (acte IV).On comprend le dsir qu'ont les enfants du colonel Prozorov, enliss dans une telle province, blottis dans un salon o trne le samovar, de retourner dans la capitale du pays, Moscou, qui est d'abord la ville de leur enfance heureuse, de ce fait une ville magique, fascinante, mais aussi une grande ville faste et opulente, o tout se passe. Elle est l'objet de leurs fantasmes, car ils pensent y connatre la vraie vie, pouvoir y faire survivre, dans un hors-temps leur union avec leurs parents. Tous espoirs envols, elle devient leur nostalgie, qui est un refus du deuil. Mais on ne comprend pas bien ce qui, concrtement, empche ces bourgeoises qui, si elles ont des problmes dargent, ne sont pas rduites la misre, de prendre un train et de s'y rendre. Il reste que Tchkhov ne donna aucune explication et pas mme lesquisse dun indice.

Appartenant la bonne socit, les enfants Prozorov ont eu cette traditionnelle nourrice qui est le pilier des familles aristocratiques, qui est omniprsente, en relation avec chacun, qu'elle soigne, dont elle recueille les chagrins et les joies. De plus, ils ont bnfici d'une ducation varie et raffine, ont appris plusieurs langues trangres (Irina se plaint : Je ne peux me souvenir du mot italien pour ''fentre"), se sont initis la musique (Andre et Macha jouent respectivement du violon et du piano), ont acquis une tiquette et des principes plutt stricts, un souci du respect et de la dfrence, ne supportent pas la moindre indlicatesse, possdant donc ce capital symbolique qui reste le privilge des lites anciennes et leur dernier atout quand elles sont en situation de dclassement. Ils forment un petit monde repli sur lui-mme avec les militaires ou affilis qui frquentent leur accueillante maison, cinq officiers et un ancien mdecin militaire qui sont les vestiges de l'poque dore o les Prozorov demeuraient Moscou, l'emblme flagrant en tant Verchinine, qui avait servi une quinzaine d'annes auparavant sous les ordres du colonel. On peut considrer que ces personnages appartiennent lintelligentsia, la classe des intellectuels dans la Russie tsariste, car cela se marque dans leur langage qui, par opposition aux autres pices, est riche en mots dforms, en rfrences culturelles, en citations latines. Il faut savoir que les militaires russes de cette poque appartenaient bien lintelligentsia car on peut les comparer aux polytechniciens franais daujourdhui. Et Tchkhov s'amusa d'ailleurs de la navet de ses personnages qui philosophent la russe.On voit dans la pice svir ces deux flaux que sont laddiction au jeu et l'alcoolisme. La premire n'atteint qu'Andre. Mais le second est gnral chez les hommes, la vodka, qui coule flots au long de la pice, qui met en particulier Tchboutykine dans un tat mprisable, tant un atavisme de la fameuse me russe. Celle-ci est en fait reprsente surtout travers la vieille nourrice Anfissa qui, considrant que la sagesse est de s'incliner devant ce qu'on ne peut pas changer, qu'il est vain d'esprer raliser ce qui n'est que rve, se rjouissant seulement que le sort se fasse moins pnible avec le temps, illustre la traditionnelle, dprimante et fataliste soumission au destin de chaque tre humain, tributaire de sa naissance, de son milieu, des circonstances.Mais le destin est aussi celui de tout un groupe. Alors que la dimension mtaphorique de ''La mouette'' ou de ''La cerisaie'' fait que ces pices sont plus universelles, l'action des ''Trois soeurs'', tant nettement contemporaine de l'poque d'criture, rend bien compte de la paralysie et de la soumission son sort fatal d'une classe sociale dchue, cheval sur deux poques, sans direction ni projet, d'une lite qui voyait tous les jours le tapis lui glisser sous les pieds, qui tait incapable de prendre les commandes de mouvements sociaux qui allaient tout bouleverser. La pice fait entrevoir le pays lui-mme qui tait en dcomposition, au bord du gouffre, dans une fin de sicle en proie une immense dtresse. C'est le tableau parfaitement dat dune socit depuis longtemps disparue, comme engloutie par le raz-de-mare de la modernit, et rendue obsolte par lacclration fulgurante de lHistoire au vingtime sicle.En plus dun endroit, le texte a un accent prophtique: Dans vingt ans, le monde aura chang, tout le monde sera au travail. Il semble quun terrible ouragan se prpare un ouragan qui balayera pour toujours la paresse, lindiffrence et lennui en lesquels notre Russie se complat depuis trop longtemps Dans un quart de sicle tout homme travaillera Mais ce discours est tenu par Touzenbach, un personnage ridicule. On ne peut donc en conclure que Tchkhov ait souhait la rvolution, car il est trop ais d'oser cette hypothse aprs coup !Intrt psychologique

Le titre de la pice est d'emble clairant : sil y a trois soeurs galit, on se doute, avant mme le dbut du spectacle, quil ny aura pas dhrone, mais un groupe de personnes ordinaires. La pice est, d'une certaine manire, comme un laboratoire de l'me humaine o Tchkhov rvla lalchimie complexe de ses personnages qu'il a disposs selon des oppositions. On pourrait ainsi distinguer les plus gs, venus d'un monde ancien, tres aux rves briss, et les plus jeunes. On pourrait isoler ceux qui causent le malheur de leurs semblables (Andre, Natacha, Soliony) et ceux qui sont les porteurs de valeurs morales plus hautes (Touzenbach, Verchinine, les trois soeurs).

En fait, il est plus simple de remarquer la nette opposition que Tchkhov mnagea entre les hommes et les femmes.

Les hommes :

- Fraponte : Vieux portier sourd du zemtsvo, il fait office, comme dans une pice antique, de messager, apportant des nouvelles d'ailleurs et souvent de Moscou. Mais il dit n'importe quoi, se rpte et n'est qu' peine cout. - Vladimir Karlovitch Rod : Sous-lieutenant d'origine allemande, il sert, pendant le stationnement du rgiment dans la petite ville, de professeur de gymnastique au lyce.

- Alexe Petrovitch Fdotik : Jeune sous-lieutenant du rgiment, il essaie d'attirer l'attention d'Irina en lui offrant des cadeaux. Photographe amateur, il ne cesse de prendre des clichs de tout le monde, les fixant ainsi dans la mmoire objective de son appareil. Il perd tous ses biens dans l'incendie de la ville, mais cela ne fait qu'aiguillonner son caractre enjou, enfantin et inconscient.- Ivan Romanovitch Tchboutykine : Ancien mdecin militaire g de soixante ans, ce vieil homme excentrique s'adonnant trop la boisson, par dsespoir d'avoir vu une patiente mourir par sa faute, gros secret qui pse sur lui, et surtout par nostalgie, comme on le comprend par quelques petites phrases glisses ici et l, d'avoir autrefois aim passionnment la mre des Prozorov (ce qui a permis de supposer qu'Irina soit sa fille), est l'ami fidle des enfants, notamment Irina ( laquelle il fait le gnreux don d'un samovar), et leur sert de confident sur des questions profondes. Il a tout de l'tre protecteur qui tente de rconforter les autres sans jamais se livrer totalement lui-mme. Sa grande lucidit lui donne souvent une humeur sombre (il dclare : Peut-tre, croyons-nous seulement exister, mais en ralit nous nexistons pas.), et rend parfois sa compagnie peu agrable. Dans les mots qu'il fredonne l'acte IV, ''Ta-ra-ra-boum-bi !'', on peut voir une constatation et une acceptation de l'absurdit de l'existence. S'il est plein de bonne volont, il est en fait pusillanime et, au fond, indiffrent et profiteur sa faon. On peut l'aimer et en mme temps le mpriser. D'ailleurs, il se dprcie sans cesse, avouant ne lire que les nouvelles superficielles des journaux. Surtout, se sentant insupportablement coupable de n'avoir pas su rpondre quand on voulut recourir ses services pour soigner les victimes de l'incendie, il replonge dans l'alcoolisme, et rvle alors tous la liaison entre Natacha et Protopopov. Cependant, l'acte IV, il semble avoir domin sa crise ou avoir t bris par elle. - Vassili Vassilievitch Soliony : Ce capitaine fantasque et maladroit, parfois brutal, est un personnage sombre et nigmatique, sans conteste le plus intrigant et le plus opaque de la pice. Incohrent dans ses propos, imprvisible, provocant, haineux, violent, il critique tout, et se compare, physiquement et moralement, au pote Lermontov, qu'il se plat citer. Il ne cesse de harceler Touzenbach, et, pour rivaliser avec lui plus que par un sentiment sincre, se dclare amoureux d'Irina qui le trouve fruste et dplaisant, mais est la fois trangement fascine et effraye par lui. Finalement, il tue le baron en duel. Parmi ces personnages tourments et incapables de ragir, ce msadapt social, cette sorte de moderne anti-hros, qui porte constamment sur lui un petit flacon de parfum qu'il rpand frquemment (presque pathologiquement) sur ses mains et son corps (pour, comme cela est rvl tardivement, cacher l'odeur de cadavres sur lui) reprsente la force impossible contrler de leurs pulsions refoules. - Le baron Nikola Lvovitch von Touzenbach : D'origine germano-balte, issu d'une famille russifie, ce lieutenant dans le rgiment, qui est laid mais bon, est nettement dconnect de la ralit et de la socit en dpit de sa sociabilit apparente. Il est insparable de Soliony, qui pourtant le harcle et se dispute avec lui constamment. Tomb depuis cinq ans passionnment amoureux, mais sans retour, d'Irina, c'est pour l'impressionner qu'il se plat philosopher, et qu'il dsire quitter l'arme pour travailler dans une briqueterie. Or elle lui dclare le respecter, mais ne pas l'aimer. Cet amour entrane une rivalit avec Soliony qui aboutit un duel, o il est tu.

- Fiodor Illitch Koulyguine : Professeur de latin au lyce de la ville, il est sot, pdant, prtentieux quoique sans envergure. On peut le considrer ridicule souhait, toujours en dcalage, se montrant en particulier incapable daider les autres le soir de lincendie. Mais il est bon, jovial, au point d'essayer souvent, mme aux moments les plus srieux, de faire rire les autres pour rduire la tension ; ainsi fait-il le pitre avec une fausse barbe au moment o sa femme, Macha, voit partir lamour de sa vie ; ainsi est-il certains moments un sombre cocu un peu bte, tandis qu' d'autres il montre des lments de comprhension de la situation dune grande intelligence et presque dune grande dignit. En effet, comme elle est plus jeune que lui, qu'il l'aime profondment, il a ferm les yeux sur son inclination vers Verchinine, et, la fin, accepte de la reprendre, en lui pardonnant sa faute. Aussi devient-il de plus en plus sympathique mesure du progrs de leur relation. Cependant, il n'est finalement proccup que de l'opinion que le directeur du lyce peut avoir sur lui.- Alexandre Ignativitch Verchinine : Ancien compagnon d'armes du pre des Prozorov, qui a connu ses enfants Moscou (les trois soeurs rappellent qu'elles lui avaient alors donn le nom de major amoureux), g de quarante-deux ans au dbut de la pice, c'est un lieutenant-colonel, commandant de batterie, condamn aller de garnison en garnison. Cela lui permet toutefois d'chapper une pouse neurasthnique, plus ou moins folle, qui tente rgulirement de se suicider, ce qui fait qu'il ne cesse de trembler pour ses deux fillettes. Se plaignant souvent de la tristesse de sa vie de famille, de l'absurdit de son existence, il est profondment insatisfait ; mais, soit sentiment du devoir, soit faiblesse de caractre, il ne fait aucun effort pour changer quoi que ce soit. Comme il rve d'un foyer harmonieux ailleurs, il s'prend de Macha, qui sait l'couter, rpond son sentiment, ce qui lui fait connatre des moments d'enthousiasme, ces deux tres d'lite, sensibles et dlicats, tant constamment blesss par la vulgarit. Mais leurs amours sont douloureuses car il est incapable de se librer du joug de sa famille, d'abandonner ses deux fillettes, reste paralys par le chantage moral que lui fait subir son pouse. Et ces amours sont brves car, le rgiment quittant la ville, il le suit, et chacun des amants retourne sa morne vie et a la solitude. Il lit beaucoup quoique sans choix, et, comme beaucoup d'officiers russes au XIXe sicle, appartient I'intelligentsia librale. Ainsi il nourrit un gnreux idalisme, aime philosopher pour voquer un avenir meilleur qu'amnerait le progrs (Dans deux ou trois cents ans, la vie sur terre sera inimaginablement, tonnamment belle. On a besoin d'y croire, et si cette existence meilleure n'est pas encore l, iI faut la pressentir, I'attendre, en rver, s'y prparer.) ou pour exprimer, au contraire, son pessimisme (Oui, on nous oubliera. Cest notre sort, rien faire. Un temps viendra o tout ce qui nous parat essentiel et trs grave sera oubli, ou semblera futile. [...] Il nous est impossible de savoir aujourdhui ce qui sera considr comme lev et grave, ou comme insignifiant et ridicule. Les dcouvertes de Copernic, ou, disons, de Christophe Colomb, nont-elles pas dabord paru inutiles et risibles, alors quon ne cherchait la vrit que dans les phrases alambiques dun quelconque original? Il est possible que cette vie que nous acceptons sans mot dire paraisse un jour trange, stupide, malhonnte, peut-tre mme coupable - Je voudrais tant vous prouver quil ny a pas de bonheur pour nous, quil ne doit pas y en avoir, et quil ny en aura pas Nous ne devons que travailler, encore et toujours. Quant au bonheur, il appartient notre lointaine progniture. Si ce nest pour moi, du moins pour les descendants de nos descendants.). Du fait de ces lucubrations ou de ces positions contradictoires, on peut voir en lui une autre sorte de pantin rptant sans cesse le mme discours fumeux et le mme comportement, qu'une aventure passionne ne peut racheter.

- Andre Sergueevitch Prozorov : Jeune homme intelligent et dou, qui joue du violon, qui veut devenir un savant, qui semble bien destin obtenir cette chaire l'universit de Moscou dont il rve, qui suscite les espoirs de la famille, il est trop choy par ses soeurs, qui, si elles considrent qu'il est plein d'avenir, font de lui un dsarmant bb gt. Aussi est-il peu peu, par paresse et surtout par faiblesse, mdiocris, se laisse-t-il aisment dominer par les autres, se montre-t-il bientt lourd, vellitaire et rsign, risible pleurer. Il n'obtient qu'une place de membre du conseil du zemtsvo. D'autre part, lui qui souffre de la rusticit des habitants de la ville voisine, a pourtant choisi et pous Natacha, qui en est issue, qu'il se persuade d'aimer en dpit de ses nombreux travers, laquelle il se rsigne comme semble bien l'indiquer sa formule lapidaire et dsabuse : Une pouse n'est qu'une pouse, demeurant totalement passif, ballott qu'il est entre elle et ses surs, dont il sait parfaitement qu'elles ne partagent pas du tout son affection. Devenu le pre de deux enfants, il s'englue peu peu dans sa paternit, prtexte ne plus rien faire ni respecter. Il s'adonne au jeu, contracte des dettes, hypothque la proprit. Du par le ratage et la mesquinerie de son existence, le naufrage de ses rves, l'acte IV, il fait rsonner avec force son cri : O est-il, mon pass, o a-t-il disparu? Jai t jeune, gai, intelligent, javais de beaux rves et mes penses touchaient tout ce qui est beau et lev. Mon prsent et mon avenir taient illumins despoir Pourquoi, peine nous commenons vivre, devenons-nous ennuyeux, ternes, insignifiants, paresseux, indiffrents, inutiles, malheureux? Ce personnage se dfinit donc par sa pusillanimit, sa veulerie de fantoche, son chec, sa tratrise son monde et lui-mme.Ainsi, mme si les deux amoureux, Verchinine et Touzenbach, semblent au premier abord plus positifs, plus heureux, comme ils se rvlent, eux aussi, vous l'chec, les hommes de Tchkhov, dans cette pice, comme dans beaucoup de ses oeuvres, sont des tres faibles, castrs (en particulier par l'arme), souvent ridicules, profondment gostes, de faux intellectuels romantiques ratiocinant souhait ds qu'ils le peuvent. On ne les voit gure que jouer, boire, s'amuser, ventuellement agir durant un incendie.Les femmes sont bien diffrentes, encore qu'il faille constater qu'une d'elles est dtestable du fait de sa conduite en quelque sorte masculine, plus masculine mme que celles des hommes.- Natalia Ivanovna (dite Natacha), la fiance puis l'pouse d'Andre, est en effet non seulement dplaisante mais redoutable.

Cette provinciale est dplaisante par sa vulgarit, car, venant de la ville voisine, elle est l'incarnation btement triomphante de la mdiocrit qui y rgne ; car, issue d'un milieu plus modeste que celui des Prozorov, son caractre s'oppose leur sensibilit et leur ducation aristocratique et raffine. Elle est redoutable parce que, d'abord fiance timide, gne, mal habille, moque par ces jeunes bourgeoises cultives et distingues que sont les trois soeurs, souffrant d'un complexe d'infriorit, non seulement, elle fait montre, au fur et mesure du droulement de la pice, d'un esprit triqu et mesquin, mais aussi de la sant, de l'aplomb, du bon sens des membres dune classe infrieure. Elle se rvle mme agressive par sa cupidit, sa volont de domination et sa scheresse de coeur (pour quiconque en dehors de ses deux enfants). N'a-t-elle pas su jouer de son attrait sexuel, et, grce sa grossesse, contraindre Andre l'pouser? Ne s'est-elle pas ensuite, du fait de sa maternit, assure d'une emprise de plus en plus forte sur lui, l'loignant de ses soeurs, le dominant entirement et le transformant en loque? Ne finit-elle pas, menant un travail de sape, par s'imposer dans la famille, dictant ses lois en matresse hystrique et tyrannique, prenant et le pouvoir et l'argent, gouvernant la maison sans gard pour les domestiques? En effet, montrant une mchancet impitoyable, elle veut chasser de la maison o elle a toujours vcu Anfissa, la vieille nourrice, ne supportant pas de la voir assise ne rien faire, puise par le travail, considrant qu'elle n'est qu'une bouche inutile :

- Olga : Elle est chez nous depuis trente ans.

- Natacha : Mais puisqu'elle ne peut plus travailler ! Ou bien je ne comprends pas, ou bien c'est toi qui ne veux pas comprendre. Elle n'est plus capable de travailler, elle ne fait que dormir ou rester sur une chaise sans bouger.

- Olga : Eh bien, qu'elle y reste sans bouger.

- Natacha (tonne) : Comment, qu'elle y reste sans bouger? Mais enfin, c'est une domestique. (Avec des larmes) Je ne te comprends pas, Olga. J'ai une bonne d'enfants, une nourrice, nous avons une femme de chambre, une cuisinire... quoi nous sert encore cette vieille? quoi? (acte III).

cette occasion, elle prouve bien par sa raction mercantile qu'elle n'est qu'une parvenue.Puis elle dpouille hypocritement ses belles-soeurs de leurs biens, les chasse de la proprit o elle fait rgner son ordre, dconstruisant savamment l'univers qu'elles essayaient de conserver : Avant tout, je ferai abattre cette alle de sapins, et cet rable.Le comble est la liaison qu'elle a avec Protopopov, puisqu'elle cocufie Andre avec son suprieur. Avec son oppose, Anfissa, elle est le seul personnage de la famille qui soit heureux de son sort, car elle a obtenu tout ce qu'elle voulait. On peut se demander si sa malveillance est ne de la moquerie dont elle fut victime au dbut, ou si elle lui est naturelle. On peut voir son triomphe comme celui d'une classe infrieure insensible sur le raffinement des idaux aristocratiques, et donc l'interprter politiquement.

- Irina Sergueevna Prozorova : Cadette des trois soeurs, elle a vingt ans au dbut de la pice, est d'une juvnilit presque sportive, radieuse, spontane, ptillante, gaie comme un pinson, toute de joie de vivre rafrachissante mais aussi d'nergie dsordonne, qui ne trouve pas comment se dpenser. Si, avec plus de courage et de franchise que les hommes, elle se montre la plus affame dexistence large, libre, brillante, la plus dcide lutter pour ne pas laisser schapper son rve dune vie nouvelle, d'un retour Moscou, si sa force d'esprance entretient un climat de griserie et de confiance, c'est avec inconscience qu'elle se nourrit dillusions, qu'elle les laisse mrir tout au long de la pice, au cur de laquelle s'inscrit sa lente rsignation, car elle ne cesse de cder et de flchir au fil des actes, de faire des concessions sur ce qu'elle pensait tre des exigences lgitimes. Enfin, elle doit sacrifier ses rves et ses illusions. C'est que, si elle brle du dsir de se rendre utile, de se dvouer et de croire, elle ne rcolte que dceptions, et laisse son courage smousser. Ayant obtenu un diplme, elle dcide de travailler : Il faut travailler, seulement travailler ! Demain je partirai seule, j'enseignerai l'cole et je donnerai toute ma vie ceux qui en ont peut-tre besoin. C'est I'automne, bientt viendra l'hiver, la neige couvrira tout, et moi je travaillerai, je travaillerai ! Mais cela ne lui apporte pas le bonheur souhait : Oh ! que je suis malheureuse ! Je ne peux plus travailler, je ne veux plus travailler Assez, assez ! Aprs le tlgraphe, maintenant, je suis dans l'administration de la ville, et je dteste, je mprise tout ce quon me fait faire. Jaurai bientt vingt-quatre ans, il y a longtemps que je travaille, mon cerveau sest dessch, jai maigri, enlaidi, vieilli, et rien, rien, aucune satisfaction, et le temps passe, et il me semble que je mloigne de plus en plus de la vie vritable et belle, qu'on s'en loigne de plus en plus, dans je ne sais quel gouffre. Je suis dsespre ; pourquoi je vis encore, pourquoi je ne me suis pas tue, je ne le comprends pas (acte III).Sa beaut et son charme expliquent qu'elle soit aime de deux hommes. Mais elle ne les aime pas, pensant toujours qu'elle ne pourra trouver de vrai amour qu' Moscou. Cependant, comme il est de plus en plus clair qu'elle et ses soeurs n'y reviendront pas, la rsignation semblant s'emparer mme d'elle, elle consent finalement pouser celui qu'elle admire, Touzenbach. Mais ne le laisse-t-elle pas partir, comme par abandon, dans un duel o elle le sait condamn? Or sa mort empche de vivre une vritable aventure amoureuse celle qui tait la seule qui aurait pu le faire, la rduit au silence, la laisse dsempare et surtout dsabuse, pourtant dcide consacrer sa vie au travail et au service.

- Maria Sergueevna Kouliguina, ne Prozorova (dite Macha) : ge de vingt-cinq ans au dbut de la pice, elle qui est artiste (elle joue du piano, et aurait pu devenir une pianiste de concert), qui est belle, est sensible, fervente, ardente, rveuse, romanesque. C'est ainsi qu'elle a, l'ge de dix-huit ans, juste sa sortie de l'cole, pous par amour Koulyguine, un homme qu'elle croyait alors intelligent et raffin. Mais, perdant chaque jour un peu plus toute considration pour lui, elle prouve une grande dception dont elle rend responsable lunivers entier. Si, au dbut de la pice, elle se montre plus rsigne que ses surs, empreinte d'un amalgame troublant de tristesse et de navet, elle devient de plus en plus moqueuse, superbement ironique, agressive, agressante parce qu'agresse par sa vie, brusque et mme colrique, en particulier l'gard de Natacha, tant celle des trois soeurs qui s'oppose le plus elle, son franc-parler agissant souvent comme un baume sur leur souffrance, son esprit fournissant la plus grande part du surprenant humour de la pice.Elle senflamme pour l'idaliste lieutenant-colonel Verchinine, tombe hystriquement amoureuse de cet homme g, las et charg d'une famille qui lui pse. Ivre de passion, elle se rvle la seule avoir le courage d'aimer vraiment. Mais, comme elle et lui sont tous deux maris, leur histoire damour est condamne. Et, la fin, la rsignation semble s'emparer d'elle aussi. crase par la douleur, trop faible pour persvrer dans son dessein, elle, dont la passion ntait quune chimre, va rester auprs de son minable mari, se raidissant dans la rancur, et se rencognant dans la maussaderie.Ce rle de femme passionne a t crit par Tchkhov pour celle qu'il aimait et qui allait devenir sa femme, la comdienne Olga Knipper. Olga Sergueevna Prozorova (dite Olia) : Ane de la fratrie, qui remplace la mre des Prozorov, morte il y a longtemps, mme si elle n'a que vingt-huit ans au dbut de la pice, elle se montre pntre du sens du devoir, l'gard de ses soeurs, de son frre et des domestiques, en particulier la nourrice Anfissa qu'horrifie et offense elle protge contre Natacha.

Elle est une professeuse dj un peu assche et mlancolique. Portant luniforme bleu, enseignant sans plaisir au lyce de jeunes filles de la ville, elle jure de tout mettre en uvre pour sortir de cette carrire, sans toutefois faire grand-chose pour raliser ce rve. Finalement, elle qui remplace souvent la directrice quand elle est malade, accepte, la fin, d'occuper de faon permanente le poste et le logement de fonction, prenant alors avec elle Anfissa pour la faire chapper la cruelle Natacha. Entre-temps, elle partage avec ses soeurs l'espoir chimrique d'une autre vie, symbolise par Moscou.Elle ressent du dsir pour Koulyguine, et le fait qu'ils auraient probablement pu tre heureux ensemble est suggr plusieurs moments. Elle voudrait dsesprment se marier, avoue Irina qu'elle aurait pous n'importe quel homme, mme un vieil homme ; mais personne ne demande sa main, et elle sait parfaitement qu'elle mnera sans doute toujours la morne existence d'une vieille fille aigrie. Si elle prouve douleur et rsignation, si elle psychosomatise son mal-tre, cette ane raisonnable conserve une douceur qui lui fait refuser les affrontements. Aussi est-ce elle que Tchkhov fait prononcer ces paroles finales qui se veulent contradictoirement la fois rconfortantes, nergisantes, et d'un pessimisme stoque : Notre vie n'est pas termine. Il faut vivre ! La musique est si gaie, si joyeuse ! Un peu de temps encore, et nous saurons pourquoi cette vie, pourquoi ces souffrances Si l'on savait ! Si l'on savait ! [...] Je sais ce qui est le plus important, ce qui est essentiel [...]. Comme je voudrais vous convaincre qu'il n'y a pas de bonheur, qu'il ne doit pas y en avoir et que nous ne le connatrons jamais [...] Nous ne devons que travailler et travailler.Ainsi, les trois soeurs, si diffrentes qu'elles soient entre elles, sont toutes trois des sortes de Bovary slaves, enfermes entre un pass fuyant et un avenir impossible sans vraiment prendre part au prsent, qui dplorent que le temps passe sans que rien ou presque ne bouge. On peut voir en elles trois enfants gtes qui, belles, riches et cultives, auraient pu changer leur sort simplement en prenant le train pour partir Moscou, ou mieux en se colletant la ralit avec courage. Mais elles ne bougent pas, restent l se morfondre, prfrent se cantonner dans leur immobilisme raffin, parce qu'elles sont sres qu'un effet bnfique va se produire tout seul, qu'un destin favorable va dcider de leur avenir. Et elles ne font que blmer les autres pour leur malheur, tant en cela bien soumises la nature humaine qui veut que, quand les choses vont mal pour nous, nous nous considrons toujours incompris par les autres, parmi lesquels nous cherchons des coupables.

S'aimant, riant parfois, pleurant souvent, se plaignant tout au long de la pice, constamment entoures et pourtant cruellement seules, tour tour fatigues, nerves, fbriles, joyeuses, elles sont animes de l'esprance qui est au coeur de tous les humains, partagent la mme nostalgie douloureuse, le mme dsir obsessionnel de revenir Moscou, car, en qute du bonheur, elles voquent la moindre possibilit d'une vasion, mais sans la saisir comme si elles se plaisaient la caresser sans avoir envie de la raliser, afin qu'elle demeure un rve.

Mais, dans les derniers soubresauts d'une jeunesse dj dsillusionne, elles voient leur joie de vivre s'estomper, constatent : La vie na pas encore t belle alors que, lentement mais srement, inluctablement, elle stiole, et que les drames et les petits bonheurs quotidiens des uns et des autres se succdent au gr des saisons. S'efforant de trouver un sens leur existence, dont leurs conversations quotidiennes apparemment banales laissent entrevoir le caractre minemment tragique, elles se consolent de leur frustration par leurs rves. Et, lorsque ceux-ci sont trahis, elles connaissent la mme dception, cdent au mme dsespoir avec stupeur, redoutant soudain qu'ils ne les dlaissent tout fait. Le coeur vif, elles repartent cependant, car elles ont le got de la vie. En fait, ce sont presque tous les personnages qui rvent davenir sans jamais cesser de parler de leur pass, qui se projettent dans le travail, mais sont peu travailler, qui ont le temps de rire et de pleurer leur vie car ils ont le sentiment de la perdre, qui sont malheureux, souffrant de la faillite de leurs illusions, de leurs esprances anciennes, de leurs points de repres, ou qui font le malheur des autres, en portant leur vrit, leur ide universelle au rang d'absolu, en agissant en conformit avec elle, rendant responsable de leurs malheurs la partie adverse. C'est que chacun d'eux est pourvu d'un programme de vie, de points de repres, d'une conception du bonheur, de sa vrit. Mais, s'ils ont les moyens de se transformer eux-mmes, et de transformer le monde, ils n'en font rien, gaspillent leurs vies. Ces personnages nont pas dunit apparente, tant vus par des biais toujours diffrents. Ils ont des conduites contradictoires, pouvant commettre des actions dplaisantes, puis, tout coup, agir de manire totalement inverse. Ils ne sont, en dfinitive, que les diffrentes facettes d'un ennui constant et d'un mal de vivre communs. Ils parlent beaucoup et, en mme temps, n'ont jamais le temps de se parler vraiment et de se dire les choses importantes qu'ils veulent se dire puisqu'il y a toujours quelqu'un qui se prsente au mauvais moment, qu'ils sont toujours interrompus, qu'ils sont toujours perptuellement ct d'eux-mmes, ct de la vie. Ils prouvent bien un dsir de libert, mais n'osent pas raliser leurs rves parce qu'ils ont peur du dsenchantement. Ils ne peuvent sortir de l'impasse de leur situation, sont incapables de se dsaliner de leur condition.

Nous ne pouvons pas ne pas nous reconnatre en eux, Tchkhov invitant les spectateurs ou les lecteurs moins suivre une action extrieure qu descendre en eux-mmes, faire insensiblement de la morne bourgade provinciale leur patrie intrieure, de laventure lamentable des trois surs, leur propre aventure, partager le vertige des personnages.Intrt philosophique''Les trois soeurs'' ne sont pas que la reprsentation de la vie de gens malheureux dans la Russie de la fin du XIXe sicle, que le reflet nostalgique dun monde englouti. Elles ne peuvent pas non plus tre ramenes l'opposition de certains hros avec d'autres, rduites la constatation de la supriorit des trois soeurs sur Natacha, de celle de Verchinine et de Touzenbach sur Soliony, car cette supriorit est par trop vidente, et se passe de dmonstration. De cette vidence criante, superficielle, Tchkhov nous conduit en profondeur, vers les racines et les causes. Et, en traduisant sa propre nostalgie et son propre dsespoir, en cristallisant des interrogations communes son peuple, il exprima des interrogations communes l'ensemble de l'humanit, la pice proposant toute une srie de rflexions d'intrt toujours actuel.

Tchkhov s'y pencha sur la condition de la femme. Comme dans le reste de son oeuvre, il fut sensible la question de son mancipation. S'il montra souvent dans ses oeuvres des femmes qui pliaient sous le joug impos par lhomme, qui taient soumises un formatage psychologique, qui enfouissaient au plus profond delles toute vellit de rflexion et une quelconque maturit, s'il dnona lhyperprotection dont, sous le couvert de lamour, on les entourait, et qui cachait une vritable volont dtouffer leur dsir de vivre selon leur vrit, il leur donna ici la parole, insista sur le fait que, face au lent processus daccablement qui dvastait leur vie, elles ressentaient un mal-tre, rvaient dun ailleurs qui romprait une monotonie tuante. Surtout, il rompit radicalement avec la reprsentation traditionnelle de la femme pudique, innocente et pure, idal romantique de grce et de beaut qui avait encore cours dans la Russie du dbut du XXe sicle. Il critiqua le mariage, qui tait encore, en ces annes, lunique porte de sortie convenable pour une femme, alors que, pour lui, il ntait pas une flicit mais une preuve o le sinistre et le funbre s'taient invits. Il promut la conqute de l'autonomie par le travail, qui apparat comme gnrateur de sens la vie, mme si ceux qui veulent s'y consacrer s'opposent d'autres qui veulent cesser de s'y livrer.

Tchkhov se proccupa aussi du drame d'une jeunesse qui, choue dans un monde trop vieux auquel elle ne sait rien changer, se peroit sans avenir dans un monde qui n'est pas fait pour elle, ne vit qu'une existence presque sans horizon suintant limpuissance et la frustration, ce qui fait natre en elle une angoisse bien particulire, situation qui est tout fait actuelle. Et voir ces jeunes gens dj dprims, voir leur nergie vitale peu peu consume et engloutie, leurs projets davenir se rtrcir comme peau de chagrin, voir le renoncement les gagner sans quils aient pu seulement essayer de vivre et dtre heureux, est, en un sens, aussi scandaleux et inacceptable que la mort venue trop tt. On est boulevers en assistant la vie de plus en plus mortifre des trois soeurs, et aussi de plus en plus angoiss. En fait, cest une sorte de colre qui devrait prendre le pas sur langoisse et la compassion.Tchkhov dnona encore l'omniprsence de largent qui reste finalement le vritable matre de la situation, puisque la plupart des personnages principaux en sont dpendants, les femmes surtout, obliges de se marier ou daccepter un travail sans intrt ou puisant. Et ce sont les dettes qui amnent Andre hypothquer la maison familiale. D'autre part, en dpit des collisions entre les personnages, malgr leur opposition apparente, Tchkhov insista sur leur appartenance une communaut cache, qu'ils ne remarquent pas eux-mmes, celle des mlancoliques qui sont la recherche de leur enfance, de leur culture, de leurs racines, de leurs petits bonheurs en attendant le grand qui, lui, ne vient pas ; de ces rveurs qui s'apprtent ternellement vivre et ne vivent jamais ; de ces immobiles qui sont atteints d'une sorte de paralysie, alors qu'autour d'eux tout bouge, que la vie est toujours en mouvement, ce qui fait que, quand on s'arrte, on meurt. Ce ballet des songes et des impuissances entrane dans la pice un enchanement de malheurs et de dboires, que chacun d'eux inflige quelqu'un d'autre, continuellement ou l'espace d'un seul instant, le temps d'une rplique. L'crivain aboutit donc de nouveau cette conclusion qu'il avait ramene de son voyage au bagne de Sakhaline : C'est nous tous qui sommes coupables, qui fut tendue, cette fois, toute la sphre des relations quotidiennes, aux malheurs que s'infligent l'un l'autre des gens normaux, ordinaires, qui vont mal parce quil leur manque toujours quelque chose. Posant la question : comment vivre les uns avec les autres? il montra la responsabilit de chacun dans l'tat gnral des choses, considrant qu'en prendre conscience tait plus important que de rejeter la faute tout entire sur tel ou tel personnage porteur du mal qui se trouverait I'extrieur de nous-mmes.Or l'aspiration autre chose, un monde meilleur, dfinie concrtement ou non, traverse la pice. Tchkhov fit dire Verchinine : Jadis I'humanit tait occupe par les campagnes, les invasions, les victoires. Maintenant, tout cela a vcu, laissant derrire soi un norme vide, qu'on ne sait videmment comment remplir. L'humanit cherche passionnment et trouvera, c'est certain. Oh ! qu'elle se dpche ! [...] Il me semble que, peu peu, toute chose sur la Terre doit se transformer, et dj se transforme sous nos yeux. Dans deux ou trois cents ans, ou mme mille ans - il ne s'agit pas de prciser -, il y aura une vie nouvelle, heureuse. Nous n'aurons point de part cette vie, bien sr, mais c'est pour elle que nous vivons aujourd'hui, que nous travaillons, et, quoi que nous souffrions, nous la crons. Et c'est l le seul but de notre existence, et, si vous voulez, de notre bonheur. Et cette ide, qui revient comme un thme obsessionnel, est encore reprise par Irina qui exprime l'espoir d'un sacrifice utile l'humanit : mon Dieu I Le temps passera, et nous partirons pour l'ternit. On nous oubliera, on oubliera nos visages, nos voix, combien mme nous tions. Mais nos souffrances se transformeront en joie. Pour ceux qui vivront aprs nous, le bonheur et la paix s'installeront sur la Terre. Et ceux qui nous remplaceront parleront de nous avec bont, et bniront ceux qui vivent prsent. [...] Bientt, nous saurons pourquoi nous vivons, pourquoi nous souffrons Si l'on savait ! Si l'on savait ! Il viendra un jour o tout le monde saura pourquoi tout cela, pourquoi ces souffrances, il n'y aura plus de mystres. Enfin, Olga, dans Ia dernire scne, entourant ses deux soeurs de ses bras, affirme : mon Dieu I Le temps passera et nous partirons pour l'ternit, on nous oubliera, on oubliera nos visages, nos voix, combien mme nous tions. Mais nos souffrances se transformeront en joie, pour ceux qui vivront aprs nous, le bonheur et la paix s'installeront sur la Terre. Et ceux qui nous remplaceront parleront de nous avec bont, et bniront ceux qui vivent prsent. Cependant, faut-il croire que Tchkhov exprima ainsi ses propres espoirs politiques, qu'il ait mme fait, comme certains critiques voulurent le voir, une apologie du communisme? En fait, ne se moqua-t-il pas de ces rveurs? le faisant cependant sans excessive cruaut, car n'y-a-t-il pas en nous tous un pan de cette tendance incorrigible et ridicule? Et il amena ses personnages, les trois soeurs en particulier, se rsigner, affirmant : La rsignation est la vertu du malheur.Ainsi apparaissait son pessimisme stoque. Les trois soeurs, aprs la faillite de leurs songes, aprs avoir perdu tout espoir de briser loppression de la ralit quotidienne, aprs avoir constat que le temps qui passe dtruit les rves, aprs s'tre rendu compte que le rve de retourner Moscou est marqu du sceau de lillusion, que tout leur univers suinte limpuissance et la frustration, ayant la sensation dsesprante (et pour elles tragique) quelles appartiennent un monde qui meurt et quelles ne pourront rien y changer (ainsi, car elles ne savent pas quels nouveaux idaux se vouer, elles nauront pas la force dempcher leur belle-soeur, prfiguration du marchand Loupakhine de ''La cerisaie'', dinstaurer un nouvel ordre petit-bourgeois, une mentalit nouvelle marque par le manque d'ducation et de sentiments humains), cherchent dsesprment une raison leur prsence sur terre, sont en qute existentielle permanente, se demandent o elles vont, ce qu'elles font en ce monde, ce qu'est le sens de leur vie. Macha s'inquite : Il me semble que lhomme doit avoir une foi, du moins en chercher une, sinon sa vie est vide, vide Vivre et ne pas savoir pourquoi les cigognes volent, pourquoi les enfants naissent, pourquoi il y a des toiles dans le ciel Ou il faut savoir pourquoi lon vit ou alors tout nest que balivernes et foutaises. (acte 2). Mais Tchkhov tait athe, et, pour lui, la rponse ces questions ne pouvait venir que des humains et de la vie elle-mme.

Aux interrogations angoisses des trois soeurs rpondent des observations sceptiques des officiers. Quel sens? dit lun deux. Tenez, voyez la neige qui tombe. Quel sens cela a-t-il?. Un autre fait ce triste constat : Nous ne sommes pas heureux. Le bonheur n'existe pas ; nous ne pouvons que le dsirer. Et Andre, le frre rat, lance cette terrible accusation : On ne fait que manger, boire, dormir, et ensuite mourir Dautres naissent, et eux aussi mangent, boivent, dorment, et, pour que lennui ne les abrutisse pas dfinitivement, ils mettent de la diversit dans leur vie avec des potins infmes, de la vodka, des cartes, la chicane, et les femmes trompent leurs maris, et les maris mentent et font comme sils ne remarquaient rien, nentendaient rien, et cette influence irrsistiblement vulgaire pse sur les enfants, touffe ltincelle divine qui vivait en eux, et ils deviennent des cadavres aussi misrables que leurs pres et mres. Mais Tchkhov ne se contenta pas de montrer que la vie est laide, mesquine ; que la distance est grande entre ce quon voudrait atteindre, une vie pleine, belle, entire, digne dtre vcue, et ce quon atteint ; que le dsir est fragile face au rel ; que la contradiction est grande entre la finitude du monde et linfini du dsir ; que le bonheur et l'espoir en un avenir meilleur ne sont que des illusions mais que celles-ci sont puissantes ; que le seul remde contre le dsespoir, cest encore le travail sans ambition et sans dsir de rcompense, il induisit l'ide de labsurdit de la condition humaine, ce dont il tait convaincu.Si, laube du XXe sicle, il observa le dsenchantement ambiant, parcourut ltendue des dsillusions contemporaines, montra la ncessit des bouleversements venir, avec ''Les trois soeurs'', il produisit une mtaphore que chaque poque peut faonner sa manire. En fait, les protagonistes ne sont pas russes proprement parler. La pice est un drame intemporel et universel qui nous interpelle encore tous, car nous pouvons voir l'aventure lamentable des trois soeurs comme notre propre aventure, partager ainsi leurs angoisses, et considrer que peut-tre nous aussi, nous encore, nous sommes privs de la possibilit dexister pleinement. Ne vivons-nous pas dans un monde en plein bouleversement, un monde o s'impose constamment la ncessit de changements qui sont difficiles, qui surviennent peut-tre si vite qu'ils ne laissent pas le temps de les penser, un monde o sourd de toutes parts une violence qui dit la fois limpuissance agir sur lui et langoisse dtre agi par lui, un monde o les modifications du statut de lindividu dans la socit font surgir de nouvelles configurations psychologiques (un autre rapport soi, aux autres, lamour, au travail, aux loisirs, lge, etc, et plus gnralement au temps). Et ce monde est entirement bas sur la qute du bonheur individuel dont on a cependant le sentiment qu'il se trouve toujours ailleurs. On y aspire lamour tout en s'en montrant incapable. On constate que lextraordinaire nest que lexception, et que lexception, quoi quon y fasse, finit toujours par tre rattrape par la quotidiennet, la banalit o l'on senglue. La vie y est difficile, le dsoeuvrement subsistant encore, tandis que le plaisir dans le travail est rare. Ainsi persiste la rsignation au quotidien, aux autres, la condition sociale, humaine. ''Les trois soeurs'' ne parlent pas tout fait de notre monde, puisque celui qu'elles voyaient obscurment venir tait plutt celui que nous voyons aujourdhui sloigner. Mais leur angoisse et leur sentiment dimpuissance nous parlent beaucoup, et leur dpression davant lre des anti-dpresseurs devrait servir ce que nous ne nous installions pas dans la ntre. Surtout, en 2013, il ne nous reste mme plus lutopie pour rver une autre vie : toutes les rvolutions ont eu lieu, se sont termines dans des bains de sang, et, en guise de vie nouvelle et dhumanit transfigure, le XXe sicle a invent les camps de la mort et autres purifications ethniques. Notre monde est sans doute encore plus troit que celui des trois soeurs, un peu comme si leur salon stait tendu au monde entier. Lutopie, le pressentiment du cataclysme, sil tait terrifiant, avait au moins le mrite de donner de lair, dapporter un souffle purificateur dans cet univers confin.Destine de l'oeuvre

La pice fut la premire que Tchkhov, la fois motiv par le succs d'''Oncle Vania'' et pouss par Vladimir Nmirovitch-Santchenko, co-fondateur de la troupe du ''Thtre d'Art'', crivit spcifiquement pour elle. La mise en scne fut confie Konstantin Stanislavski qui fit jouer Mme Savitskaa le rle d'Olga ; Olga Knipper, celui de Macha ; Mme Andreeva, celui d'Irina ; Maria Iermolova, comdienne trs rpute qui n'avait pas encore jou dans une pice de Tchkhov, celui d'Anfissa ; Vsevolod Meyerhold celui de Touzenbach ; tandis qu'il prit celui de Verchinine.

Le 29 octobre eut lieu, Moscou, une premire lecture qui laissa perplexes les comdiens qui se disaient : Ce nest pas vraiment une pice, mais une srie de tableaux... Cest injouable, il ny a pas de rles.

En novembre 1900, Tchkhov rencontra frquemment Stanislavski, qui appliqua de nouveau sa conception du thtre (voir dans ''TCHKHOV - ''La mouette'', le point une nouvelle conception du thtre). Il rvla :

Tchkhov assistait presque toutes les rptitions de sa pice, mais n'exprimait son opinion que trs rarement, prudemment, presque peureusement. Il n'y avait qu'une chose qu'il dfendait avec beaucoup d'nergie : il craignait que, tout comme dans ''Oncle Vania'', on ne donne une image outre, caricaturale, de la vie de province, qu'on ne fasse de ses militaires les traneurs de sabre aux perons sonnants, dont on a l'habitude au thtre ; il voulait qu'on les reprsente comme de braves gens, simples, sympathiques, habills d'uniformes fatigus, sans rien de thtral, sans le ''maintien'' militaire, les paules redresses, sans rudesse, etc. Il insistait avec chaleur : ''Cela n'existe pas, puisque les militaires ne sont plus ce qu'ils taient, puisqu'ils sont devenus plus cultivs, puisqu'il y en a dj qui commencent comprendre qu'en temps de paix, ils doivent apporter la culture dans les coins les plus loigns, dans les trous ours. II insistait l-dessus d'autant plus que le milieu militaire de l'poque, ayant appris que la pice peignait ses moeurs, attendait son apparition sur une scne avec beaucoup d'motion. / Un gnral recommand par Anton Pavlovitch assistait aux rptitions, et prenait une telle part la vie du thtre et au sort de la pice que souvent il en oubliait pourquoi il tait l, et se faisait bien plus de soucis au sujet de tel ou tel acteur qui ne russissait pas son rle ou quelques rpliques que pour sa mission directe. / Mais Anton Pavlovitch ne put pas assister la rptition gnrale, son tat de sa sant s'tait aggrav et l'avait oblig partir pour le Midi et, ensuite, pour Nice. De l-bas, il nous envoyait des petits mots : dans telle scne, aprs les mots suivants, ajoutez telle phrase. [...] D'autres fois, il envoyait brusquement une courte scne, et ces petits diamants, examins pendant les rptitions, animaient d'une faon extraordinaire l'action, poussaient les acteurs la sincrit dans l'motion, C'est aussi de l'tranger qu'arriva la disposition suivante. Au troisime acte, Andre, parlant dans sa dchance Fraponte, car personne d'autre ne voulait lui parler, dcrit ce que c'est que sa femme pour un provincial tomb assez bas. C'tait un brillant monologue de deux pages. Brusquement, nous remes de lui un petit mot, dans lequel il nous demandait de supprimer le monologue, et de le remplacer par cinq petits mots [en fait dits au docteur Tchboutykine et non Fraponte] : Une pouse n'est qu'une pouse. Dans cette courte phrase, si on y rflchit, il y avait tout ce qui tait dit dans un monologue de deux pages. / Ceci est trs caractristique de l'oeuvre d'Anton Pavlovitch, toujours brve et pleine de sens [ailleurs Stanislavski, pour donner un exemple du laconisme de Tchkhov rapporta encore cette anecdote : On en tait dj aux rptitions gnrales, lorsquarriva une lettre de Tchkhov. Elle ne portait que cette phrase : ''Biffer le monologue dAndre dans le dernier acte et le remplacer par les mots : Une pouse nest quune pouse''. Dans le manuscrit, Andre prononait un brillant monologue qui dpeignait lesprit petit-bourgeois de bien des femmes russes : avant le mariage elles sont toute posie et toute grce, mais une fois maries, elles revtent robe de chambre et pantoufles, atours sans got ; et il en va de mme pour leur me. Que dire de ces femmes? Cela vaut-il la peine de sy arrter longuement? ''Une pouse nest quune pouse !'' Lacteur, grce lintonation, peut tout exprimer par ces mots. Cette fois encore le laconisme profond et plein de sens de Tchkhov avait raison.]. Chacun de ses mots entrane derrire soi toute une gamme d'tats d'me. et de penses, qui ne sont pas dits, mais qui naissent d'eux-mmes dans Ia tte. Voici pourquoi je n'ai pas vcu un seul spectacle (bien que la pice fut joue des centaines de fois) sans faire de nouvelles dcouvertes dans ce texte que je connaissais depuis si longtemps, ainsi que dans le sentiment du rle tant de fois vcu. Pour un acteur rflchi et sensible, la profondeur des oeuvres de Tchkhov est inpuisable.En ce qui concerne le militaire que, pour ne pas avoir de soucis avec la censure, Tchkhov avait pri de superviser les rptitions, il faut indiquer qu'il lui dclara : coutez, Tchkhov. C'est trs embtant parce quun colonel ne peut pas avoir des sentiments pour une femme marie. a ne peut pas se produire ! Aussi supprima-t-il des passages. Et il remania mme tout son texte, notamment le dernier acte, qu'il rorganisa de fond en comble. Le 11 dcembre, sans avoir termin les corrections de la pice, Tchkhov partit Nice. Le 16, il envoya Moscou le troisime acte. Le 18 dcembre, la pice fut autorise par la censure. mais il procda quelques changements au quatrime acte. Fin dcembre, il mit le point final Nice. Durant le mois de janvier 1901, redoutant que tout se passe de manire vague et fade, il changea de nombreuses lettres avec Stanislavski, Olga Knipper ou un autre acteur, Tikhomirov, pour les encourager dans leur travail, adapter le texte aux capacits artistiques de chacun des comdiens, donner de longues et prcises indications de mise en scne, rpondre leurs questions. On lit ainsi : Vous m'crivez qu'au IIIe acte Natacha, en faisant sa ronde dans la maison, teint les lumires, et cherche des voleurs sous les meubles. Mais il me semble qu'il serait mieux qu'elle traverse en ligne droite, sans regarder rien ni personne, la faon de Macbeth, avec une bougie la main... Ainsi c'est plus court et plus effrayant. Le 21 janvier, il se rendit en Italie.Le 31 janvier 1901, la premire eut lieu, au ''Thtre d'art'', Moscou. La pice remporta un grand succs. Tchkhov, qui tait tenu au courant par des tlgrammes, reut en Italie celui qui lui en faisait part. Il allait rvler sa sur Maria, le 17 fvrier 1903 : Iermolova fit un loge enthousiaste du jeu, dit qu'elle avait ressenti l pour la premire fois ce qu'tait notre thtre. Mais il reprocha Stanislavski davoir ralenti le rythme au point de transformer en tragdie ce quil avait crit comme une comdie.

La pice provoqua lindignation des critiques conservateurs et lenthousiasme des critiques libraux, et les convulsions politiques contre le rgime tsariste finissant de la ranger dans le camp de la contestation, le ''Thtre d'art'' jouait guichets ferms. Maxime Gorki smerveilla : ''Les trois soeurs'' passent miraculeusement bien. Cest une musique, et non un jeu. Prs de quarante ans aprs, Vladimir Nmirovitch-Dantchenko se souvint : Ctait notre meilleur spectacle. La pice tant reprise l'automne, Tchkhov entreprit de corriger la mise en scne en faisant supprimer les imitations de roucoulements de colombes par les acteurs en coulisse, et tout un ensemble de dtails vristes, dartifices inutiles. Le public fit un triomphe cette nouvelle lecture dpouille, et lui-mme senthousiasma : Ctait superbe, un spectacle merveilleux, bien au-del de ce que javais crit. Je me suis un peu occup de la mise en scne, jai donn aux acteurs quelques indications. Les gens trouvent que la pice est beaucoup mieux que la saison dernire.

Depuis, "Les trois soeurs" sont aux metteurs en scne ce que "L'interprtation des rves" de Freud est aux psychanalystes. Ils furent et sont nombreux, travers les annes et travers le monde entier, vouloir un jour monter la pice, d'une manire personnelle, novatrice, pour se faire remarquer en tant qu'auteurs du spectacle, parfois au dtriment de l'oeuvre originale, qui, toutefois, est si riche qu'elle peut tre aborde par de nombreux angles de vue diffrents sans rien perdre de son pouvoir d'attraction, sa force de toucher diffrentes gnrations, diffrentes poques. Tchkhov et-il song, alors qu'il la composait, dans quelles tribulations elle allait se trouver entrane? Ainsi, un metteur en scne la situa tout entire dans la gare dont parlent les personnages sans jamais y aller ; un autre fit des trois soeurs des prisonnires politiques ! Et les trois personnages principaux fascinent les actrices.

En Russie, ''Les trois soeurs'' accompagnrent l'Histoire du pays, les diffrentes interprtations qu'on en a donn droulant nos yeux la chronique du drame spirituel qu'il vcut pendant presque tout un sicle.En 1901, aprs le succs Moscou, le ''Thtre d'Art'' joua la pice au cours d'une tourne Saint-Ptersbourg, et ce fut un moment o les cosaques dispersrent, coups de nagaka, l'une des premires manifestations politiques en Russie tsariste. Aussi Vladimir Nmirovitch-Dantchenko rorganisa-t-il toute I'action suivant deux lignes directrices : mainmise progressive de Natacha sur la maison, et naufrage des espoirs (ceux des soeurs et de leurs amis officiers) ; les fameux passages sur I'avenir russe furent jous sur le mode du pathos et de I'annonce de la parousie rvolutionnaire ; la fin de la pice tait marque par le triomphe de Ia pochlost, la trivialit agressive de la petite-bourgeoisie ; le rsultat tait un spectacle sur la vie malheureuse de gens malheureux ; la note dominante tait un dsespoir sans issue. On peut en juger d'aprs les ractions de divers spectateurs, telles qu'elles nous sont parvenues : l'crivain Lonide Andre dit ainsi : Quand j'ai assist la pice, j'ai cherch des yeux, au plafond, un crochet auquel aller me pendre, tant le dsespoir suscit par ce spectacle est dpourvu de toute lueur ; peu aprs, le philosophe Lon Chestov, dans un essai consacr Tchkhov, le nommait assassin des esprances humaines. C'est pour une grande part sous I'influence de ce spectacle que naquit le mythe d'un Tchkhov pessimiste froid et cynique, ou, I'inverse, observateur sentimental des malheurs et des faiblesses humaines. Cette mise en scne partit ensuite conqurir les tats-Unis lors des tournes qu'y fit le ''Thtre d'art'' en 1923-24. Mais, dans son pays d'origine, elle disparut rapidement de la scne.

En effet, alors que certains critiques avaient vu une apologie du communisme dans les propos d'Olga la fin, lorsque la rvolution d'Octobre survint, un nouveau type de spectateurs se mit frquenter le ''Thtre d'art'', et Stanislavski se sentit mal l'aise de devoir leur prsenter les amours de Macha et de Verchinine, d'une dame et d'un officier, d'un galonn. La pice avait, ses yeux, perdu tout intrt.Cependant, en 1940, peu aprs la mort de Stanislavski, Nmirovitch-Dantchenko signa, au ''Thtre d'art'', une mise en scne des ''Trois soeurs'', qui fut, pendant la Seconde Guerre mondiale, un hymne despoir dchirant qui allait compter dans lhistoire du thtre en URSS, et une sorte de monument qu'il leva son amiti pour Tchkhov. Grce une nouvelle gnration de jeunes acteurs, il donna l'oeuvre une tonalit tout autre. En dpit de tout, la foi dans I'avenir s'tait affermie. L'exclamation des trois soeurs, Moscou ! Moscou !, sonnait effectivement comme une invitation partir pour la capitale qu'il fallait dfendre contre les hordes nazies. Ces trois cratures sublimes, potiques, thres, reprsentaient une force positive qui s'opposait la trivialit agressive des Allemands. La maison tombait aux mains de Natacha, Soliony tuait le fianc d'Irina, leur frre, Andre, sombrait peu peu dans la dchance, mais les trois soeurs gardaient jusqu'au bout, sans compromission, leur esprit antibourgeois, leur regard tourn vers l'avenir. Le critique de la ''Pravda'' affirma que Verchinine tait le hros positif, l'hritier des ides progressistes de l'intelligentsia, tandis que la principale figure ngative tait le baron Touzenbach, un Allemand, l'amour duquel Irina avait bien raison de ne pas rpondre, dont le monologue, o il est question de cette immense tempte qui s'avance, prenant une rsonance tonique. Le metteur en scne, afin de renforcer le mode majeur du spectacle, avait supprim Ies dernires rpliques de Tchboutykine : Peu importe, peu importe. Le conflit qui oppose les hros tait trs accentu. C'est cette mise en scne que nous devons les poncifs de l'imagerie sovitique officielle, qui e