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DIVINES FATIMA ADIEU GARY LA TRAVERSÉE MANGE TES MORTS HISTOIRES DU CARNET ANTHROPOMÉTRIQUE PATRIA OBSCURA SEXE, GOMBO ET BEURRE SALÉ ANDALUCIA LE PAYS À L’ENVERS MOUTON NOIR JEAN-FARÈS GO FORTH TROP NOIRE POUR ÊTRE FRANÇAISE ? CONG BINH MOI, PETITE FILLE DE TREIZE ANS 10949 FEMMES GERBOISE BLEUE AFRIQUE(S), UNE AUTRE HISTOIRE DU XXÈME SIÈCLE JUIFS ET MUSULMANS, SI LOIN SI PROCHES ICI, ON NOIE LES ALGÉRIENS INDIGÈNES L’ARMÉE DU CRIME LES HÉRITIERS DANBÉ LES ROSES NOIRES LES GRANDS HOMMES BROOKLYN LA PREMIÈRE ÉTOILE HIPPOCRATE DAYANA MINI MARKET ENTRE LES MURS LA JOURNÉE DE LA JUPE LA CHAMBRE VIDE LE BLEU, BLANC, ROUGE DE MES CHEVEUX MOLII LA MORT DE DANTON NOS MÈRES, NOS DARONNES NOUS, PRINCESSES DE CLÈVES SARCELLOPOLIS NEUILLY SA MÈRE ! GUY MOQUET BUBBLE BLUES CHRONIQUE D’UNE BANLIEUE ORDINAIRE STAINSBEAUPAYS ILS ONT FILMÉ LES GRANDS ENSEMBLES LES NETTOYEURS UN TOIT SUR LA TÊTE LE THÉ AU HAREM D’ARCHIMÈDE SOUVENIRS DE LA GÉHENNE DERNIER ÉTAGE, GAUCHE, GAUCHE SMAÏN, CITÉ PICASSO L’AMOUR EN CITÉ L’AMOUR EXISTE L’ÉCHO DE LA RÉVOLTE TIMBUKTU LES HOMMES DEBOUT LA PHOTO DÉCHIRÉE LE PENDULE DE COSTEL MADAME LEE LES MESSAGERS NOUS TROIS OU RIEN MÉMOIRES D’IMMIGRÉS LA CASSETTE LETTRE À LA PRISON LA COUR DE BABEL LES ARRIVANTS LA VACHE WELCOME LE CINÉMA AU PLURIEL 10 ANS D’IMAGES DE LA DIVERSITÉ LE CINÉMA AU PLURIEL 10 ANS D’IMAGES DE LA DIVERSITÉ 25 €

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DIVINES • FATIMA • ADIEU GARY • LA TRAVERSÉE • MANGE TES MORTS • HISTOIRES DU CARNET ANTHROPOMÉTRIQUE •

PATRIA OBSCURA • SEXE, GOMBO ET BEURRE SALÉ • ANDALUCIA

• LE PAYS À L’ENVERS • MOUTON NOIR • JEAN-FARÈS • GO FORTH • TROP NOIRE POUR ÊTRE FRANÇAISE ? • CONG BINH • MOI, PETITE FILLE DE TREIZE ANS • 10949 FEMMES • GERBOISE BLEUE • AFRIQUE(S), UNE AUTRE HISTOIRE DU XXème SIÈCLE •

JUIFS ET MUSULMANS, SI LOIN SI PROCHES • ICI, ON NOIE LES ALGÉRIENS • INDIGÈNES • L’ARMÉE DU CRIME • LES HÉRITIERS

• DANBÉ • LES ROSES NOIRES • LES GRANDS HOMMES •

BROOKLYN • LA PREMIÈRE ÉTOILE • HIPPOCRATE • DAYANA MINI MARKET • ENTRE LES MURS • LA JOURNÉE DE LA JUPE •

LA CHAMBRE VIDE • LE BLEU, BLANC, ROUGE DE MES CHEVEUX

• MOLII • LA MORT DE DANTON • NOS MÈRES, NOS DARONNES

• NOUS, PRINCESSES DE CLÈVES • SARCELLOPOLIS • NEUILLY SA MÈRE ! • GUY MOQUET • BUBBLE BLUES • CHRONIQUE D’UNE BANLIEUE ORDINAIRE • STAINSBEAUPAYS • ILS ONT FILMÉ LES GRANDS ENSEMBLES • LES NETTOYEURS • UN TOIT SUR LA TÊTE

• LE THÉ AU HAREM D’ARCHIMÈDE • SOUVENIRS DE LA GÉHENNE

• DERNIER ÉTAGE, GAUCHE, GAUCHE • SMAÏN, CITÉ PICASSO •

L’AMOUR EN CITÉ • L’AMOUR EXISTE • L’ÉCHO DE LA RÉVOLTE • TIMBUKTU • LES HOMMES DEBOUT • LA PHOTO DÉCHIRÉE •

LE PENDULE DE COSTEL • MADAME LEE • LES MESSAGERS •

NOUS TROIS OU RIEN • MÉMOIRES D’IMMIGRÉS • LA CASSETTE

• LETTRE À LA PRISON • LA COUR DE BABEL • LES ARRIVANTS • LA VACHE • WELCOME

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LE CINÉMA AU PLURIEL10 ANS D’IMAGES DE LA DIVERSITÉ

25 €

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LE CINÉMA AU PLURIEL10 ANS D’IMAGES DE LA DIVERSITÉ

L’édition de cet ouvrage a été assurée par les éditions Capricci pour le compte du CNC et du CGET.

Coordination éditoriale : Samia Meskaldji (CGET), Marc Guiga (CNC), Raphaël Clairefond, Camille Pollas, Maxime Werner (éditions Capricci)Textes et entretiens : Axel Cadieux, David Alexander Cassan, François Cau, Hélène Coutard, Claire Diao, Maroussia Dubreuil, Charles Alf Lafon, Jules Perret et Matthieu RostacOuvertures et éditoriaux : Marie-Caroline Bonnet-Galzy, Saïd Bouamama, Frédérique Bredin, Christophe Dabitch, Vincent Duclert, Alexandre Michelin, Charles Robinson, Fabien Truong Centre national du cinéma et de l’image animéePrésidente : Frédérique BredinDirecteur général délégué : Christophe TardieuDirecteur de la création, des territoires et des publics : Julien NeutresChef du service de la diffusion culturelle : Laurent WeilChef du département du développement des publics : Isabelle Gérard-PigeaudCatalogue Images de la culture : Marc GuigaCommission CNC Images de la diversité : Philippe Greenbaum (adjoint au chef du Service des financements), Justine Côté, Fanny Busson

Commissariat Général à l’Égalité des TerritoiresCommissaire générale à l’Égalité des Territoires : Marie Caroline Bonnet-GalzyCommissaire Général Délégué à l’Égalité des Territoires, directeur de la Ville et de la Cohésion Urbaine : Sébastien JalletChef de service, adjoint au Directeur de la Ville et de la Cohésion Urbaine : Éric BriatSous-directeur de la Ville et de la Cohésion Urbaine : Jacques-Bertrand de ReboulCommission CGET Images de la diversité : Frédéric Callens (Chef du bureau de la promotion de la citoyenneté et de la prévention des discriminations), Samia Meskaldji, Naïma Teï, Stéphanie Priéto

Éditions CapricciDirecteur : Thierry LounasResponsable des éditions : Camille PollasCoordination éditoriale : Maxime WernerCorrection : Élise de La Bourdonnaye, Jade Vincent Iconographie : Diego Royer, Jade Vincent Conception graphique : Marion Guillaume

ImpressionCorlet Imprimeur SA

CNC-CGET - 2016ISSN 1280-7893

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Sommaire10 ans d’Images de la diversité par Frédérique Bredin 8

Visages de la diversité par Marie-Caroline Bonnet-Galzy 10

IdentitésDes risques de la célébration à la célébration du risque par Fabien Truong 13

Divines de Houda Benyamina 16

Fatima de Philippe Faucon 22

Adieu Gary de Nassim Amaouche 30

La Traversée d’Elisabeth Leuvrey 32

Mange tes morts de Jean-Charles Hue 38

Histoires du carnet anthropométrique de Raphaël Pillosio 44

Patria Obscura de Stéphane Ragot 46

Sexe, gombo et beurre salé de Mahamat-Saleh Haroun 50

Andalucia d’Alain Gomis 56

Le Pays à l’envers de Sylvaine Dampierre 60

Mouton noir de Thomas Mauceri 62

Jean-Farès de Lyes Salem 66

Go Forth de Soufiane Adel 72

Trop noire pour être française ? d’Isabelle Boni-Claverie 76

HistoireLe son de la scie par Christophe Dabitch 85

Cong Binh, la longue nuit indochinoise de Lam Lê 88

Moi, petite fille de treize ans : Simone Lagrange témoigne

d’Auschwitz d’Elizabeth Coronel, Florence Gaillard et Arnaud de Mezamat 92

10949 femmes de Nassima Guessoum 96

Gerboise bleue de Djamel Ouahab 97

Afrique(s), une autre histoire du XXème siècle d’Elikia M’Bokolo, Philippe Sainteny et Alain Ferrari 98

Juifs et Musulmans, si loin si proches de Karim Miské 100

Ici on noie les algériens – 17 octobre 1961 de Yasmina Adi 110

Indigènes de Rachid Bouchareb 116

L’Armée du crime de Robert Guédiguian 117

ApprentissagesApprentissages par Vincent Duclert 119

Les Héritiers de Marie-Castille Mention-Schaar 124

Danbé, la tête haute de Bourlem Guerdjou 128

Les Roses noires d’Hélène Milano 134

Les Grands Hommes d’Anne-Charlotte Sinet-Pasquier 136

Brooklyn de Pascal Tessaud 138

La Première Étoile de Lucien Jean-Baptiste 143

Hippocrate de Thomas Lilti 144

Dayana Mini Market de Floriane Devigne 146

Entre les murs de Laurent Cantet 148

La Journée de la jupe de Jean-Paul Lilienfeld 155

La Chambre vide de Jasna Krajinovic 156

Le Bleu, blanc, rouge de mes cheveux de Josza Anjembe 162

Molii de Carine May, Hakim Zouhani, Yassine Qnia et Mourad Boudaoud 166

La Mort de Danton d’Alice Diop 170

Nos mères, nos daronnes de Bouchera Azzouz et Marion Stalens 175

Nous, princesses de Clèves de Régis Sauder 176

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QuartiersQu’est-ce qu’une ville ? par Charles Robinson 181

Sarcellopolis de Bertrand Dévé et Sébastien Daycard-Heid 186

Neuilly sa mère ! de Gabriel Julien-Laferrière 194

Guy Moquet de Demis Herenger 196

Bubble Blues de Patrick Volve 200

Chronique d’une banlieue ordinaire de Dominique Cabrera 204

Stainsbeaupays de Simon Bouisson et Elliot Lepers 212

Ils ont filmé les grands ensembles de Laurence Bazin et Marie-Catherine Delacroix 216

Les Nettoyeurs de Jean-Michel Papazian 218

Un toit sur la tête d’Olivier Cousin 225

Le Thé au harem d’Archimède de Mehdi Charef 226

Souvenirs de la Géhenne de Thomas Jenkoe 230

Dernier étage, gauche, gauche d’Angelo Cianci 232

Smaïn, cité Picasso d’Anna Pitoun 233

L’Amour en cité de Maïram Guissé et Ruddy Williams Kabuiku 234

L’amour existe de Maurice Pialat 240

L’Écho de la révolte, les émeutes 10 ans après de Raphaële Benisty 244

MigrationsLa migration, un miroir de nos inconscients collectifs par Saïd Bouamama 247

Timbuktu d’Abderrahmane Sissako 250

Les Hommes debout de Maya Abdul-Malak 258

La Photo déchirée, chronique d’une émigration clandestine de José Vieira 259

Le Pendule de Costel de Pilar Arcila 260

Madame Lee de Pier Emanuel Petit 265

Les Messagers de Hélène Crouzillat et Lætitia Tura 266

Nous trois ou rien de Kheiron 272

Mémoires d’immigrés, l’héritage maghrébin de Yamina Benguigui 279

La Cassette de Soufiane Adel 280

Lettre à la prison de Marc Scialom 284

La Cour de Babel de Julie Bertuccelli 285

Les Arrivants de Claudine Bories et Patrice Chagnard 286

La Vache de Mohamed Hamidi 293

Welcome de Philippe Lioret 294

Mieux raconter les France pour mieux écrire notre futur ! par Alexandre Michelin 298

Index 302

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10 ans d’Images de la diversité

Le cinéma est depuis sa naissance un instrument et un promoteur de la diver-sité, mot bien galvaudé, mais qui signifie simplement l’altérité sous toutes ses formes, la pluralité des identités, au sein de sociétés humaines.

Le cinéma montre le « divers du monde » pour reprendre les mots du poète Édouard Glissant, il fait prendre conscience de l’autre, connaître différentes cultures, différentes langues, d’autres traditions, d’autres trajectoires, d’autres mémoires. Il donne une ouverture d’esprit, et permet de questionner ce qu’on nous livre comme représentation d’une société, du monde, ce qu’on fabrique comme imaginaire collectif.

C’est bien là toute la vocation du Fonds Images de la diversité, qui fête cette année, son dixième anniversaire.

Mise en place en 2007, la Commission Images de la diversité, créée auprès du Commissariat général à l’égalité des

« En tant que cinéaste, j’ai la responsabilité de produire des images qui résistent aux formatages et aux stéréotypes dominants. » Philippe Faucon

territoires (CGET) et du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), soutient la pluralité des regards et des images, au sens propre comme au sens figuré — ne parle-t-on pas de « déficit d’image » ? —, aide les films qui contribuent à l’ouverture aux autres, au dialogue interculturel, interreligieux, intergénérationnel… toutes ces images qui sont de formidables documents sur notre histoire contemporaine.

Le Fonds a soutenu plus de 700 films, tous genres et formats confondus, parmi lesquels des œuvres récompensées en France comme à l’international : Fatima de Philippe Faucon, Entre les murs de Laurent Cantet, Indigènes de Rachid Bouchareb, Timbuktu d’Abderrahmane Sissako, pour n’en citer que quelques-uns.

Nous avons voulu réunir à travers cet ouvrage, 70 films (fictions, documen-taires, courts métrages, webdocs) em-blématiques de ce que la commission

du CNC Images de la diversité a soute-nu depuis ses dix ans d’existence. Autant d’œuvres qui éclairent notre histoire du temps présent.

La diversité, c’est l’identité de la France, celle d’une terre d’accueil, dont la socié-té et la culture se forgent à toutes les influences.

Frédérique BredinPrésidente du CNC

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Visages de la diversité

« La France se nomme diversité » disait Fernand Braudel, mais comment se voit-elle, se raconte-elle, à travers quels ima-ginaires ?

Pendant longtemps, sur les écrans fran-çais, les visages de la diversité étaient assignés à des rôles de marginaux, de victimes, de voyous, quand ils n’étaient pas purement et simplement absents, cette absence étant peut-être plus pernicieuse encore que tous les poncifs. Tandis que la société française évoluait, se métissait, s’enrichissait de couleurs, d’accents, d’apports multiples, les écrans demeuraient uniformes, comme si la France n’était pas prête à se voir telle qu’elle était.

Les pouvoirs publics soutiennent la diver-sité dans la création cinématographique et audiovisuelle depuis 30 ans, bien avant que ce mot ne revête son actualité si évidente aujourd’hui. En 30 ans, ce sont des centaines d’heures de documentaires, de fictions, de magazines, de films d’ani-

producteurs semblent désormais plus enclins à traiter de ces questions qu’au-trefois, ces films demeurent difficiles à financer et trop peu de projets ambitieux intègrent, dès l’écriture, la diversité.

Pour autant, le mouvement est bel et bien lancé, constant, heureusement irréversible, mais encore largement per-fectible. Le public, comme la critique ne s’y trompent pas. Palmarès prestigieux, rayonnement international, records d’audiences à la télévision ou d’entrées en salles : la France se regarde de plus en plus à travers ses images et semble enfin se reconnaître. La calme détermi-nation de Fatima, de Philippe Faucon, la poésie des passagers de La Traversée, d’Élisabeth Leuvrey, la vitalité des jeunes d’Entre les murs, Palme d’or de Laurent Cantet, ou celle des Héritiers , de Marie-Castille Mention-Schaar, les visages des Indigènes de Rachid Bou-chareb ou ceux des Công Binh de Lam Lê, constituent les jalons indispensables d’une mémoire collective.

Reconnaître l’ensemble des mémoires et accompagner la jeune création issue notamment des quartiers populaires, voilà la mission que s’assigne le Com-missariat général à l’égalité des territoires à travers la Commission Images de la Diversité. Souhaitons que cette double exigence contribue aussi profondément que durablement à une authentique modification des représentations, afin d’offrir un miroir de la société française sans cesse plus conforme à la réalité.

Marie-Caroline Bonnet-GalzyCommissaire générale du CGET

mation, de séries télévisées, qui ont été accompagnées, soutenues et diffusées. Rarement politique publique aura été plus cohérente, plus solide, plus pérenne. Avec toujours les mêmes exigences : sou-tenir des films de qualité, faire découvrir des regards singuliers, faire émerger des auteurs.

La Commission Images de la Diversité, créée en 2007, s’inscrit dans le prolonge-ment de ce travail précurseur. Au sein de cette commission, dont le secrétariat est assuré conjointement par le CGET et le CNC, la diversité est toujours à l’honneur : diversité des genres, des formats, des tons et des approches, et toujours la même exigence de qualité et de singularité des œuvres. Une attention particulière est portée à l’émergence de jeunes talents à travers le soutien au court métrage, dont on connaît la fragilité économique, mais aussi en soutenant les premiers longs métrages, si difficiles à financer et pourtant si déterminants dans la carrière d’un jeune réalisateur. Car même si les

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Des risques de la célébration à la célébration du risque

par Fabien Truong Sociologue

Au point de départ de ce livre, il y a un geste rétrospectif — celui de la célébration. Célébration d’un cinéma d’ici et d’ailleurs. Célébration d’une série d’aventures collectives tentant de capter le mouvement sur lequel repose la société française, depuis que la colonisation et les Trente Glorieuses ont transformé la machine économique et les inconscients collectifs. Célébration d’une richesse qui prend à la fois la forme d’une énigme — si loin, si proches — et d’une promesse — le cinéma au pluriel.Toute fête est bonne à prendre, et au-delà du plaisir de replonger dans le tourbillon des images, ces films nous rappellent à quel point la mise en scène de la mémoire, la mise en abîme des espoirs et la sublimation de la chair des vies vécues font partie des conditions nécessaires pour mieux voir ce qui relie notre passé à notre présent et interroger nos rapports intimes et mouvants à l’altérité. C’est dans ce télescopage d’images que se raconte, tous les jours, l’histoire longue de l’immigration et la constitution des identités qui dessinent le paysage hexagonal. Tant de générosité ne saurait pourtant masquer qu’un tel paysage est aussi constitué d’une myriade d’histoires invisibles et de rendez-vous manqués. Il est fait de trous et de creux qui ne manquent pas de se faire sentir dans une période où, pour certains, « l’identité » se conjugue au singulier avant d’être singulière et se recroqueville sur une abstraction nationale. Il renvoie d’abord, pour parler comme l’historien Gérard Noiriel, à l’histoire longue d’un « creuset français ». Il faut donc prendre garde à ne pas confondre célébration et consécration — cette pente imperceptible, presque naturelle, que suivent les réjouissances collectives. Car la différence est de taille, comme le rappelle très justement Pierre Bourdieu : « la consécration redouble par le dire quelque chose qui existe déjà. Mais d’une certaine façon, ce redoublement change tout : ce qui n’était qu’une différence devient une distinction, quelque chose de légitime et de sacré, une frontière sacrée. » Force est de constater qu’aujourd’hui, malgré les traversées et les incursions, les frontières se portent bien. La plongée dans les coulisses de chacun des films raconte bien les batailles, les luttes, mais cela ne fait pas un tout homogène. Croire cela reviendrait à faire comme s’il existait une seconde exception culturelle au sein du pays de l’exception culturelle, en tombant dans les chausse-trappes de la bonne

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conscience culturaliste et de la bien-pensance du respect de la diversité. C’est là, je crois, le risque majeur d’une telle célébration. Voir ces films comme des œuvres qui marcheraient ensemble, c’est les enfermer dans un statut de faire-valoir ou d’à-valoir, c’est refuser leur droit au point de vue. Ce livre illustre au contraire le fait qu’il faut d’abord acter de la multiplicité des partis-pris, des différences, des oppositions, des incompatibilités. Bref, souligner la diversité de la diversité pour en finir avec l’idée d’un cinéma de la diversité.

Et toujours se méfier des mots, des déclarations d’intention, des catégories. « Diversité », « communautés », « identité » : ceux-ci sont en la matière bien chargés — d’affects, de projections, de revendications. Mais ils sonnent presque creux, à force d’être devenus des labels ès qualités, donnés à des choses que l’on pourrait définir, décrire, circonscrire, dénombrer, ordonner. L’identité n’existe jamais comme un bloc. Elle n’est pas une bouée de sauvetage ou de naufrage. C’est un assemblage de fragments, une somme d’identifications temporaires et réversibles. C’est une affaire d’ajustements et de déplacements permanents — un chemin jamais tracé comme une ligne droite et bordé de larges fossés. Car on revient sans cesse vers les points de départ que l’on croyait si loin, pour réexaminer les points d’arrivée que l’on espérait si proches. Le départ et l’arrivée se conditionnent l’un l’autre. C’est ce qu’a magistralement compris le sociologue Abdelmalek Sayad en décortiquant le drame de la « double absence », qui se noue lorsque l’immigration s’oublie comme émigration et que l’émigration se fantasme comme un projet d’ascension pur et parfait. C’est à l’inverse dans les jeux incessants d’allers-retours, c’est-à-dire dans l’établissement patient des relations entre le dehors et le dedans, entre l’avant et l’après que se trouvent les clefs de la compréhension de ce que nous sommes. C’est pour cette raison que les trajectoires de celles et ceux qui viennent d’ici et d’ailleurs sont si denses : les trajets sont longs, lents, indécis et parlent en même temps du « eux » et du « nous ». C’est l’osculation de ces mouvements de bascule qui m’intéresse dans le regard ethnographique. Elle constitue aussi une véritable promesse cinématographique. Quel autre médium que le cinéma pour capter au plus près l’incorporation des allers-retours et sonder la richesse d’un déroulé ? Mais c’est aussi un piège : un film est fait de plans, de cadres et de coupes qui risquent toujours de figer les cultures et de fixer les identités, de les enfermer dans une totalité magique que la fascination pour l’image ne fait qu’exacerber. Abdelmalek Sayad, encore lui, en fit l’expérience amère, en décortiquant la fabrique de l’émission dominicale Mosaïque censée célébrer ce que l’on n’appelait pas encore à la fin des années 1970 le vivre-ensemble. Il en conclut que « la fiction de la reconnaissance de la culture des différentes populations immigrées et le souci qu’on proclame de les préserver, voire de les réhabiliter et de les promouvoir pour le plus grand profit de tous, a valeur de dénégation magique de la stigmatisation qui est objectivement attachée à tout ce

qui se rapporte à l’immigration et vient de l’immigration. » Les intentions de façade n’assurent jamais contre les risques de la célébration des identités par l’image.

Au fond, il y a deux scénarios. On peut traquer le sensible sur le mode du sanctuaire et du huis clos, en décrivant des univers autarciques, en filmant les paysages comme des boucles, dans un mouvement qui va de l’extérieur vers l’intérieur. La vie y est condensée et comprimée, et c’est probablement le meilleur moyen de dire la violence sociale du monde et la compression des identités à laquelle elle peut conduire. Les images y sont spectaculaires, le spectacle souvent total. C’est par exemple, avec plus de vingt ans d’écart, ce que partagent La Haine et Entre les murs et ce qui explique, en large partie, un succès populaire qui n’est pas sans ambiguïté. Dans la fusion des personnes et des lieux, s’exprime la force de l’explosion. Mais c’est aussi la limite intrinsèque du propos car ces images peuvent difficilement exprimer autre chose que le choc d’un momentum. Rappelons nous la fable contée dans La Haine qui invitait — c’est en tout cas comme ça que je l’ai compris — à voir dans ce film une première mise en bouche et la promesse d’un autre regard posé sur tout les fils et les flux qu’abrite « la banlieue ». C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble de 50 étages et qui se répète, pour se rassurer, que « jusqu’ici tout va bien »… Mais l’important, dit la voix-off, n’est pas tant la chute que l’atterrissage. Pas de point de départ sans point d’arrivée — un constat qui ouvre une seconde voie, où le sensible se déploie dans une toile de relations, dans les hésitations d’un chemin faisant et dans les interstices. L’intérieur et l’extérieur se répondent sans jamais se correspondre et il ne s’agit plus pour la caméra de nous faire entrer dans un monde à part, mais de devenir le réceptacle d’une petite part du monde. Ce sont les déambulations pétaradantes de Slimane Beiji à mobylette, entre son chantier naval, l’hôtel de sa nouvelle compagne, le quartier familial, la terrasse des chibanis et le port-promesse dans La Graine et le mulet. C’est la découverte brutale du père, du frère et de la mère — et donc de soi — dans Incendies par les jumeaux Jeanne et Simon Marwal, au cours d’une mythologie incandescente où l’établissement de la vérité aboutira, entre deux continents, à « couper le fil de la haine ». C’est l’intensité du regard de Ali Aousi qui, du bac pro jusqu’à l’irréparable, interroge désespérément chacun de ses interlocuteurs dans La Désintégration ou encore les galères à 44 euros de découvert bancaire de Tahar l’étudiant, tiraillé entre la légèreté de l’insouciance de son âge et l’âpreté de la conscience de sa condition. Filmer ces chemins de traverse, c’est accepter les embûches et la complexité. C’est prendre le risque du temps long ; prendre le risque de s’y perdre pour peut-être sortir des sentiers battus ; prendre le risque de donner les rennes à ceux qui ne sont pas des professionnels de la professions ; prendre le risque de s’affranchir des tutelles existantes ; prendre le risque de montrer ce que la société cache pour continuer à se reproduire — ici et ailleurs.

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C’est l’histoire d’un film qui devait initialement s’appeler Bâtardes et rayonne désormais sous le nom de Divines. C’est l’histoire d’un film qui se clôt sans le dire explicitement sur le début des émeutes de banlieue en 2005, et parvient à y distiller espoir, grâce et solidarité. C’est l’histoire d’un film fait avec les tripes et des moyens limités, avec des moyens limités, qui a fini par être sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, obtenir la Caméra d’or (prix du meilleur premier film) et renverser la Croisette. « Cannes nous appartient, Cannes est à nous aussi, on est là, c’est possible ! », s’est écriée la réalisatrice Houda Benyamina en allant chercher sa récompense sur scène, aux termes d’un discours de cinq minutes revendicateur, habité et féministe. « On n’a pas le droit d’être fatigués quand on fait du cinéma », a-t-elle ajouté, acclamée par la foule du Grand Théâtre Lumière. « Sortez-vous les doigts du cul ! » Houda Benyamina a fait bien plus pour accoucher de l’histoire de Dounia et Maimouna : deux adolescentes inséparables de banlieue parisienne, l’une frêle, énergique et culottée, l’autre imposante, douce et naïve ; un duo de choc qui rêve de money, comme elles le disent, et ne vont pas hésiter à se lancer dans le trafic de drogue pour assouvir leurs ambitions, quitte à se brûler les ailes. « L’idée de base était de se dire que chez les jeunes de banlieue d’aujourd’hui, il y a une colère mais pas de mots pour les exprimer et assez peu de valeurs », confie la cinéaste au retour de son épopée cannoise. « Dounia, le personnage principal, est en quête de dignité mais ne voit que l’argent comme manière de s’en sortir. Je voulais parler de ces gens qui sont mis au ban de la société et qui en plus choisissent les mauvais chemins pour s’élever. Ils utilisent leur colère à mauvais escient, et moi je crois beaucoup au concept de responsabilité individuelle. »

Benyamina commence l’écriture en 2012, rapidement rejointe par son coscénariste Romain Compingt. En quête de moyens, recalés par la plupart des structures, la cinéaste

Divines de Houda Benyamina

2016, 1h45, fiction, Easy TigerAvec : Oulaya Amamra, Déborah Lukumuena, Jisca Kalvanda

Résumé : Dans une banlieue où se côtoient trafics et religion, Dounia a soif de pouvoir et de réussite. Soutenue par Maimouna, sa meilleure amie, elle décide de suivre les traces de Rebecca, une dealeuse respectée. Sa rencontre avec Djigui, un jeune danseur troublant de sensualité, va bouleverser sa vie.

et son équipe harcèlent les financiers jusqu’à décrocher un rendez-vous avec France 2. Le scénario, jugé trop stéréotypé, trop « film de banlieue », ne les emballe pas. L’énergie et la volonté de la réalisatrice, beaucoup plus, au point de permettre au film d’exister. « C’est pas pour rien que sur le tournage j’ai été surnommée le «Dragon» », lâche aujourd’hui Benyamina. « Je suis hyper exigeante et j’ai besoin que ceux qui m’accompagnent se surpassent également. » Le tournage est rude, les prises multiples. Ceux qui ne peuvent pas suivre le rythme quittent le navire. Les actrices souffrent, elles aussi, au premier rang desquelles la jeune et stupéfiante Oulaya Amamra, personnage principal et petite sœur de la cinéaste, tout juste admise au Conservatoire national. « Le cinéma pour moi, c’est pas une industrie, se justifie Houda Benyamina. Je ne suis pas en train de créer un produit, il y a quelque chose de vraiment viscéral qui se passe. Donc avec l’équipe, il faut qu’on partage la même dynamique et on a nourri le film comme ça, avec les sensibilités de chacun. » C’est peut-être là que réside la vraie force du projet : dans cette capacité à conjuguer une discipline de tous les instants, un effort surhumain constant — 160 heures de rushes et 50 semaines de montage, quand même — tout en puisant dans les meilleures idées de chacun. Les actrices, autour d’un canevas bien défini, ne cessent d’improviser, et le chef opérateur comme l’ensemble des techniciens bénéficient d’une grande marge de manœuvre. C’est peut-être la meilleure définition, finalement, de la méthode Benyamina : une main de velours dans un gant de fer. Il fallait bien ça pour canaliser l’énergie folle qui habite le film, cette tragédie au cœur des tours qui transcende le quotidien à force de lyrisme et substitue la poésie au naturalisme sordide, avec audace et fierté. AXEL CADIEUX

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Où avez-vous grandi ?J’ai eu une adolescence un peu tourmentée à Viry-Châtillon, je n’étais pas une très bonne élève, j’avais de mauvaises notes et j’étais assez violente, très en colère. Quand on ressent l’injustice dans sa chair, on a forcément des réactions extrêmes… Mais j’ai eu la chance à huit ans de découvrir Marcel Pagnol qui m’a donné le goût de la comédie, j’ai commencé à jouer. Puis j’ai fait une rencontre déterminante dans ma vie, un surveillant qui s’appelait Grégory, rédacteur en chef du Gri-Gri International, qui m’a mis entre les mains deux choses : Médée de Pasolini et Voyage au bout de la nuit de Céline. Médée a été une énorme claque, la réconciliation entre la peinture, la littérature, le cinéma… Je n’avais pas l’habitude de voir ce genre de films et ça m’a ouvert un champ nouveau. J’étais en CAP coiffure donc je coupais les cheveux de Grégory, et au lieu de me payer il m’a donné cette culture-là, qui est inestimable. J’ai commencé à travailler et j’ai repris un bac L, que j’ai eu. Puis j’ai intégré une école de formation au métier d’acteur, à Cannes. J’ai aussi fait quatre mois en

Biélorussie, avec la méthode Stanislavski, celle utilisée par l’Actors Studio.

Puis vous êtes retournée à Viry-Châtillon, pour donner des cours de théâtre…C’était fondamental pour moi de rester connectée à l’endroit d’où je venais, et donner une chance aux jeunes. Car la plupart du temps, dans ces banlieues, ceux qui nous forment sont des petits bourges qui nous prennent de haut et ne parlent pas le même langage. Il faut que la jeunesse se reconnaisse dans la personne qu’il y a en face d’eux. Donc quand je suis sortie de mon école, je donnais des cours à Viry et j’ai formé ces actrices pendant pas mal d’années. Jisca Kalvanda au début ne voulait pas suivre mes cours, j’ai dû faire la vicelarde, je lui ai fait croire qu’elle pourrait du coup aller au Jamel Comedy Club. Je l’ai piégée et j’en ai profité pour l’intégrer à mon association, Mille Visages.

Quel est le but de l’association ?Je l’ai créée en 2006, elle aspire à amener le cinéma là où il n’est pas assez, soit en banlieue. Quand je suis sortie de l’école,

ENTRETIEN AVEC

Houda Benyamina Réalisatrice

Premier film, première consécration à la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes : Houda Benyamina remporte avec Divines la Caméra d’or 2016.

les gens comme moi n’étaient pas acceptés, on était mis au ban, et je me suis dit qu’au lieu de critiquer il fallait agir. J’ai créé mon propre réseau, même si on travaille aussi beaucoup avec l’extérieur et la Fémis notamment. On se complète, on s’apporte des choses mutuellement, ils apprennent aussi beaucoup de nous. Ça participe aussi de la mixité, du vivre ensemble. Et on cherche aussi avec Mille Visages à détecter des talents dans ces endroits, car il y a vraiment des putains de talents ! Ça commence à éclore, il y a des soleils qui sont capables de rôles de compositions en jouant avec leur corps. Jisca, elle est très différente de son personnage dans le film, elle n’a pas la même énergie, pas le même phrasé, rien à voir ! Elle a réussi à changer son tempo intérieur et il n’y a que les très grands qui y parviennent. J’ai essayé de l’accompagner, elle et les autres, de ne pas

les lisser comme c’est trop souvent le cas dans les grandes écoles.

C’est votre petite sœur, Oulaya Amamra, qui tient le rôle principal du film. L’avez-vous formée égale-ment ?Oui, mais au début je ne voulais pas qu’elle soit dans le film. J’avais peur car on a une relation très fusionnelle, et je savais que cette aventure serait difficile. Je peux être méchante et très exigeante, je peux être vicelarde pour arriver à mes fins, pour le bien du film, tout en respectant certaines limites, je ne pense pas être similaire à Kechiche ou Fassbinder. Donc j’ai tout fait pour qu’elle ne joue pas dans le film mais elle a tellement poussé, et puis elle était si convaincante, que j’ai fini par céder. Et puis malgré moi, inconsciemment, je pense que je savais que le rôle était fait pour elle. J’ai

18 IDENTITÉ

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demandé au chef opérateur, de la tourner de plein de manières différentes, de capter une multitude de facettes car elle peut donner des choses très diverses. Je voulais qu’on la redécouvre à chaque plan.

Vous récusez l’étiquette « film de banlieue ». Pourquoi ? Parce que c’est avant tout une histoire d’êtres humains, avec du lyrisme et de la tragédie, peu importe le lieu ! Je me nourris du cinéma de Scorsese, de Pasolini, d’Eustache, de gens qui me sont proches aussi... L’essentiel c’est de ne pas rester dans son ghetto, de s’ouvrir au monde, de s’en nourrir et de partager. C’est aussi pour ça que j’ai essayé d’éviter le manichéisme : à la fin, les pompiers et les flics n’entrent pas dans la cité parce qu’ils ont peur d’être caillassés, parce qu’ils l’ont déjà été. Je ne voulais pas les cataloguer comme étant les méchants. Il n’y a que des victimes dans cette histoire et tout est complexe. Ce sont pas les vrais ennemis, eux aussi pâtissent du contexte économie, de la pression sociale. De même en prison : le méchant c’est pas le maton, c’est aussi un prisonnier, il a aussi pris perpète.

La consécration à Cannes, ça vous a surpris ?Je ne fais pas un film en attendant une récompense ou quoi que ce soit d’autre : c’est une règle. Donc j’étais tranquille, je n’avais pas d’espérance particulière. J’ai vraiment dit à mon producteur pendant qu’on faisait le film, que j’en avais rien à foutre de Cannes et c’était vrai ! Ça s’est senti pendant mon discours, que plein de gens ont détesté : mais moi j’ai besoin

de rester libre, je vais pas entrer dans des carcans, me limiter ou faire des compromis. C’est presque de l’auto-défense en un sens, montrer aux gens qu’ils ne pourront pas me dompter. Je fais les choses avec foi, avec le plus d’honnêteté possible, ça me suffit, et ce qui arrive ensuite c’est que du bonus. De retour à Paris après Cannes, on s’est retrouvé au restaurant à Saint-Ouen avec toute l’équipe du film et de l’association, j’ai pris ma Caméra d’or, je leur ai balancé dans les mains et je leur ai dit : « vous voyez, c’est rien, nous aussi on peut obtenir ces prix ! » Je voulais leur dire par là d’une part que

tout est possible, et d’autre part que ça ne signifie pas grand-chose, tout reste à faire. Je sais aussi que dans mon film il y a plein de défauts et des choses à retravailler. J’ai les pieds sur terre, on peut redescendre très vite. Mais je suis fière que les gens avec qui j’ai travaillé, qui se sont tant investis, ne l’aient pas fait pour rien.

Savez-vous quel sera votre prochain projet ?J’ai un traitement pour mon prochain long-métrage. Ce sera un film sur la liberté, alors que Divines traitait essentiellement de responsabilité et de reconnaissance. C’est

la suite du voyage et de la réflexion : le personnage a réussi à être reconnu, maintenant il va se battre pour des valeurs. Et je ne me limite à rien, peut-être aussi qu’un jour je ferai un film de genre, j’en ai bien envie en tout cas.PROPOS RECUEILLIS PAR AC

20 21IDENTITÉ DIVINES

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Le plébiscite du dernier film de Philippe Faucon tombe à pic pour mettre en lumière le travail exigeant de cet auteur, artisan discret d’un cinéma au réalisme souvent déstabilisant. Dès son premier long métrage (Muriel fait le désespoir de ses parents, en 1995), Faucon s’inscrit dans un geste citoyen. Une tentative, si ce n’est de réconciliation, du moins d’auscultation des fractures morales de la société française. Fatima clôt à sa façon une trilogie féminine entamée avec Samia (2001) et Dans la vie (2008), chroniques sociales chargées d’interrogations légitimes sur la place des personnes issues de l’immigration au sein de la population française. Le film reprend les partis pris esthétiques de ses prédécesseurs, peut-être avec encore plus de raffinement dans la composition : la mise en scène, en apparent retrait, tient sa discrétion pour laisser le champ libre à des comédiens pour la plupart amateurs, moins gueules de cinéma que substituts incroyablement crédibles à la matière

autobiographique première. Ainsi de Lynda Benahouda, étonnante interprète du rôle-titre de Samia, ou de la remarquable Soria Zeroual dans Fatima, une femme de ménage de la banlieue lyonnaise au parcours similaire à celui de l’auteure Fatima Elayoubi, source d’inspiration du film avec ses livres Prière à la lune et Enfin, je peux marcher seule. Philippe Faucon ne se contente pas d’attaquer de front des enjeux sociétaux cruciaux par un travail d’observation à distance idéale, il parvient aussi à donner vie à des personnages féminins d’une force d’évocation trop rare dans le cinéma français actuel.

Dans Fatima, le cœur de la narration bat pour un triple portrait de femmes d’âges différents, en prise avec des réalités hostiles qu’elles vont fuir, contourner du mieux possible ou affronter directement selon leur motivation et leur environnement proche. Il y a Souad, la plus jeune, ado rebelle sans cause en rupture avec les études, les relations sociales et son modèle parental brisé. Nesrine, l’aînée, dépassée par la dureté éliminatoire de sa première année de médecine, bien décidée à cravacher sans relâche pour se faire une place. Et enfin Fatima, leur mère courage cantonnée à des postes de femme de ménage, faute de formation et de maîtrise suffisante de la langue française. Les trois parcours parallèles dessinent en creux l’impasse communicationnelle entre des générations pourtant pas si éloignées, comme la tentation d’une démission pure et simple face à la panne beaucoup trop prolongée de l’ascenseur social. Encore plus que dans ses précédents films, la justesse de la direction d’acteurs de Philippe Faucon saisit le spectateur. Pour sa délicate performance dans le rôle de Nesrine, Zita Hanrot a remporté le César du meilleur espoir féminin, mais la gouaille de Kenza Noah Aïche et la dignité de Soria Zeroual l’auraient tout autant mérité. Sur le papier, les rôles sont beaux ; à l’écran, ils sont magnifiques.

Fatimade Philippe Faucon

2015, 1h19, fiction, Istiqlal FilmsAvec : Soria Zeroual, Zita Hanrot, Kenza Noah Aïche

Résumé : Quittée par son mari, Fatima fait ce qu’elle peut pour élever ses deux filles, très différentes. Alors qu’elle a du mal à maîtriser le français, ses enfants parlent à peine l’arabe. Si son aînée, qui s’apprête à entrer en fac de médecine, la respecte, un fossé s’est creusé entre Fatima et sa cadette Souad, quinze ans, pas toujours tendre avec elle.

Fatima clôt une trilogie féminine entamée avec Samia et Dans la vie.

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Fidèle au reste d’une filmographie parfois âpre mais toujours passionnante, Fatima puise sa force dans le refus de tout constat définitif. Le cinéma de Philippe Faucon n’est jamais moralisateur, donneur de leçons ou démonstratif : il est témoin. Il accompagne des trajectoires à l’évolution contrainte par la prédétermination. Nous sommes dans un cinéma de personnages vertement ancrés dans le réel. Ici plus que dans ses autres films, la fraîcheur d’un casting audacieux dégomme l’impression de didactisme charriée par une austérité de ton presque monacale. Les moments de légèreté, comme cette superbe scène d’intimité voyant Nesrine improviser des percussions, ou encore ce moment où Souad rembarre des petits dragueurs de quartier, n’en sont que plus lumineux. Dans le dernier acte, l’émotion perce derrière une pudeur admirable. Un geste suffit pour humidifier les yeux du public.

Fatima est une œuvre modeste. Taiseuse, sèche. Pour autant, le dépouillement esthétique ou narratif n’est pas forcément synonyme de pauvreté formelle. Bien employé, c’est une arme défensive de passeurs vigilants des enjeux contemporains. Il est rassurant qu’au-delà de son humilité, Fatima atteigne une reconnaissance académique validant le travail unique mené par son réalisateur depuis des années, en marge de toute mode esthétique, à l’écoute d’une réalité trop souvent dénaturée par des intentions bien moins nobles. Un encouragement bienvenu à persévérer dans son travail d’analyse de la société française, par la voix de ses enfants précarisés. FRANÇOIS CAU

Connaissiez-vous le travail de Philippe Faucon avant de tourner avec lui ?Non. Quand j’ai passé les essais, j’ai vu deux de ses films, Samia et La Désintégration. Apparemment toute sa filmographie est de ce niveau. En tout cas, j’ai adoré ceux que j’ai vus. J’ai passé un casting très clas-sique, en deux tours. On jouait des scènes du film avec Philippe, de façon toujours très naturelle, très simple, sur le ton de la conversation. C’est un aspect que j’aime bien dans son cinéma.

Et qui se retrouvait dans le scénario ?Complètement, c’était un document très épuré, avec peu de pages. Le film, c’est vraiment le scénario, peu de scènes ont été coupées. À la lecture du scénario, ça me parle, je trouve que c’est intéressant, mais je ne me rends pas compte de la force que ça allait avoir. Et quand je l’ai vu, terminé et monté, avec du public, j’ai vu à quel point cette épure touchait les gens. Ça ne les gave pas d’images ni de mots. Si l’histoire est bien construite, l’image suffit et ça raconte autant.

ENTRETIEN AVEC

Zita Hanrot Comédienne

Le tourbillon de son César (2016) du meilleur espoir féminin commence à peine à s’estomper. Le navire Zita Hanrot atteint une vitesse de croisière excluant tout retour en arrière.

25FATIMA

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Avez-vous lu les ouvrages de Fatima Elayoubi ?Pas du tout. Honnêtement, je n’ai compris que c’était tiré d’un recueil de poèmes que pendant le tournage ! Il faut dire que je suis arrivée assez tard sur le projet, en même temps que Soria, un mois avant. Pour pré-parer le rôle, j’ai lu vingt fois le scénario, je prenais beaucoup de notes. Je n’ai ren-contré Fatima Elayoubi qu’à la présenta-tion du film à Cannes. Elle n’est pas venue sur le plateau. Je pense que c’était une volonté de Philippe de nous laisser dans le mystère, de ne pas trop nous en dire. Ce qui fait que je n’ai toujours pas lu les livres de Fatima et ça, ça craint !

Vous étiez un peu dans la situation de votre personnage, à potasser sans trop savoir où ça allait mener...

être trop claire : « regardez, je joue la co-lère ! » Il faut avoir confiance dans l’his-toire, se dire que l’acteur ne prend pas tout en charge, ce que j’avais tendance à croire. Je crois aussi que j’ai besoin d’être dans un rapport de force avec moi-même, me bous-culer, être dans une zone inconfortable et me plonger au cœur de l’histoire.

Pourtant votre personnage a la tra-jectoire la plus apaisée...À la lecture du scénario, j’aurais préféré jouer le personnage de la petite sœur, parce qu’elle a plus de scènes où elle explose, et je trouvais ça plus ludique à jouer. Nesrine est plus raisonnable, comme vieille avant l’heure. Puis je me suis aperçue qu’elle mettait un bouchon sur chaque émotion. Elle s’empêche de ressentir, elle se contient et c’est une espèce de cocotte-minute.

Quelle relation aviez-vous avec les deux autres actrices principales ?Tout s’est très bien passé. Avec Kenza, nous n’avions qu’une scène ensemble, mais on était dans le même hôtel donc on se voyait les soirs au dîner. Il y a une relation de grande sœur qui s’est faite naturellement, elle est très marrante. Avec Soria, c’était

C’est ça. Je crois que Philippe ne fait pas ça tout le temps consciemment, mais c’est sa façon de travailler. En tout cas, c’est ce que je me suis imaginé. Par exemple, pour la scène où Nesrine récite un cours de mé-decine, et elle ne trouve pas son texte, elle le perd tout le temps... Philippe ne m’avait pas donné le cours de biologie que je lui demandais depuis un mois pour apprendre, pour pouvoir jouer, je l’ai eu la veille. J’étais assez énervée le lendemain, parce que je connaissais mal le texte, et en même temps, je me suis dit qu’inconsciemment, il me mettait dans l’état de la situation du film. J’étais un peu perdue...

Qu’avez-vous retiré de ce tournage ?Cette notion de ne pas surligner... par exemple les regards. Philippe me disait de moins appuyer. J’avais cette tendance à

un peu comme dans le film en fait. C’était très doux. J’avais envie de passer du temps avec elle, ce qui a été le cas puisque nous attendions ensemble entre les prises. En plus comme je ne suis pas maghrébine ni issue du même milieu, j’étais curieuse, j’avais envie de rentrer dans son univers.

Quelle a été votre réaction à la pre-mière vision du film ?J’étais énervée (rires). Le film m’a plu, mais comme ce n’était pas tous les jours facile sur le plateau... La prise qu’on a recom-mencée plein de fois, il a gardé la première, alors pourquoi être passé par ce combat ? (rires) J’étais assez déstabilisée par l’expé-rience plus que par le film, que je n’ai pas vraiment réussi à regarder. Je me jugeais. J’étais avec mon père et lui a été boulever-sé, il m’a dit : « tu ne te rends pas compte encore, mais c’est vraiment très beau. » La deuxième fois c’était à Cannes, je sentais que les gens étaient super émus dans la salle, je les entendais se moucher, renifler. Puis j’ai pleuré à la fin quand Fatima va voir les résultats de Nesrine. Je pense que je vais le revoir une nouvelle fois... PROPOS RECUEILLIS PAR FC

« Ce n’était pas tous les jours facile sur le plateau... »

27FATIMA

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Adieu Garyde Nassim Amaouche

2009, 1h15, fiction, Les Films A4Avec : Jean-Pierre Bacri, Dominique Reymond, Yasmine Belmadi

Résumé : Une ville perdue au fond d’un Ouest rêvé. Sous un soleil de plomb, Francis, ouvrier licencié, continue d’astiquer son outil de travail. Samir, son fils, revient d’un exil forcé. Icham fantasme un El Dorado désuet. Et José, lui, attend Gary.

Drôle de titre pour un drôle de film. Dans ce village aux allures de poste reculé pour cow-boys fatigués, les tumbleweeds ont été remplacés par les mégots de cigarettes ; et quand les trains de marchandise remplis des morceaux d’une usine qu’on délocalise filent devant les fenêtres, les hommes se taisent pour les regarder passer. Adieu Gary est un western, un vrai. Biberonné à La Dernière Séance, émission du service public présentée par Eddy Mitchell qui, de 1982 à 1998, a introduit toute une génération aux grands classiques du cinéma américain, le réalisateur Nassim Amaouche, qui aime brouiller les pistes entre documentaire et fiction, a parcouru la France pour trouver

un no man’s land où planter sa caméra. C’est en Ardèche, dans la Cité blanche du Teil, qu’il trouvera son bonheur. Filmé comme une Ghost Town, le lieu est parfait pour accueillir cette histoire de transmission et de filiation. Un autre esprit plane sur le film : le Gary du titre, Gary Cooper. L’amateur de Sergio Leone et de John Ford qu’est Amaouche le fait surgir comme un mythe, une légende de papier glacé, qui hante le film telle une vision fantasmée. Une projection de l’Ouest pour Amaouche, pensée dès l’écriture du scénario. Mais de quel Ouest Icham rêve-t-il ? Celui d’un avenir hors ces murs, vers le Sud, un retour aux sources, pour tenter de se sentir un peu « chez lui » — le McGuffin de tous les grands héros de western.

Parfait dans le rôle de Francis, le père déboussolé qui astique avant son démantèlement la machine-outil qui l’a nourri toutes ces années, Jean-Pierre Bacri est aussi co-producteur d’Adieu Gary. C’est après qu’Agnès Jaoui, sa partenaire au sein de la société de production Les Films A4, lui a parlé du court métrage de Nassim Amaouche, De l’autre côté, qu’il décide de développer ce premier long métrage et d’en tenir le rôle principal. La collaboration a payé : lors du Festival de Cannes de 2009, le film remporte le Grand Prix de la Semaine de la Critique. JULES PERRET

Un esprit plane sur le film : le Gary du titre, Gary Cooper.

30 31ADIEU GARYIDENTITÉS

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La Traverséed’Elisabeth Leuvrey

2004, 1h12, documentaire, Artline Films

Résumé : Environ 100 000 personnes transitent chaque année par ferry entre Marseille et Alger, des femmes et des hommes chargés de sacs et d’histoires.

Il faut 80 heures pour parcourir la distance qui sépare Marseille d’Alger. Plus de 2 000 kilomètres. Elisabeth Leuvrey les a parcourus vingt fois, dans un sens et dans l’autre, à bord du ferry L’Île de beauté. Cet été-là, on ne sait jamais quelle ville on rejoint dans cet espace indéfini au milieu de la Méditerranée qui permet introspection et débat, entre chuchotements et brouhaha, confidences et festivités. La réalisatrice, née à Alger, attrape au vol les conversations de couloirs, sur le pont, au coucher du soleil. Ce gros bateau guidant un nouveau peuple d’apatrides tous les jours, se transforme vite en un huis clos de voyageurs favorables à l’échange, en espace où la parole ne vaut que par son écoute et où l’on se rend compte que, pour les passagers, l’utopie rencontre souvent le désœuvrement.

Le documentaire se fait l’écho d’un puzzle d’expériences, d’espoirs, d’illusions, qui forment un voyage individuel et collectif, une mosaïque de destins représentative de ce qu’est le parcours d’un passager dont l’arrivée n’est jamais vraiment définitive. À l’embarquement, les voitures grondent, impatientes de s’élancer dans la gueule du ferry, les pas s’accélèrent sur le pont, et les conversations se font plus vives, en préparation de la polyphonie de discours qui suivra. Mais dès l’encre levée, des plans fixes à la faveur du souffle du vent traduisent la solitude de ces passagers qui regardent toujours d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée. Parmi ces passagers condamnés à l’entre-deux, des pères de famille résignés sachant qu’ils ne pourront jamais gagner leurs vies à Alger, des enfants de pieds-noirs à la recherche de souvenirs, de vieux Algériens obligés de repasser par la France pour toucher leur retraite.

Pour Télérama, Elisabeth Leuvrey se souvient : « J’ai vu beaucoup de ces personnes âgées, qui faisaient le trajet jusqu’au bout de leurs forces, en dormant sur des fauteuils. Il représente vraiment ce passé commun, heurté, cette histoire postcoloniale entre la France et l’Algérie. » La réalisatrice réussit à rendre un visage à l’immigré, dédiant son film au sociologue Abdelmalek Sayad, assistant de Pierre Bourdieu, mort en 1998 après

32 IDENTITÉS

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avoir réussi à imposer un regard humain sur la question de l’immigration, dans son livre La Double Absence. Sur cette Île de beauté, se croisent alors ceux qui sont doublement absents — du bled, de la France, isolés de leur famille, réduits au silence en France — ceux qui se demandent si leurs enfants voudront un jour revenir au bled, ceux qui ne voient plus qu’un avenir en France, mais pas ou peu de touristes. À croire qu’on n’embarque jamais sur L’Île de beauté par hasard. Et sur tous les trajets également, des immigrés expulsés. « À l’arrivée, ils sont privés de leur passeport, raconte la réalisatrice. C’est la honte absolue vis-à-vis des leurs. Le sentiment d’échec, d’humiliation, peut conduire à des actes désespérés. Parfois, les ponts du bateau sont fermés au public, pour éviter les plongeons… » Sur ces ponts fermés, Elisabeth Leuvrey et Selma Hellal errent, de la cabine qu’elles ont occupée tout l’été 2004 aux salles d’attente. Équipées de petits papiers, en français et en arabe, les deux femmes établissent un premier contact avec les passagers du jour. Une invitation à se raconter que la traversée permet : ni ici, ni là-bas, mais dans un sas entre deux vies, il se dégage du film un sentiment de tiraillement permanent.

Mieux que dans les reportages du vingt heures et les statistiques placardées en une des journaux, La Traversée révèle un vague-à-l’âme omniprésent, les soupirs fatigués de ceux qui aiment les deux pays mais sont attristés de ne plus pouvoir appartenir à l’un d’eux. Nostalgiques d’un patriotisme désormais dispersé, ces marins d’un jour recherchent une appartenance tertiaire, élevant en point d’orgue la réflexion de Ben, l’un des passagers : « Est-ce que ça existe, quelque chose qui ne serait ni l’un ni l’autre ? L’idéal serait peut-être d’arriver à faire de deux mondes un troisième monde. »HÉLÈNE COUTARD

« Demain je sais que je vais être au bled. Et ce bled, je ne le connais pas. »

35LA TRAVERSÉE

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opposés à la souffrance de la guerre et de l’exil, un certain racisme qui ne disait pas son nom. Mais j’ai ressenti un vif attache-ment à ce pays lorsque j’y ai fait un voyage de deux mois. Il n’y a pas de douleur dans ce lien, je n’ai pas vécu d’exil ni de déraci-nement, j’ai la chance de profiter des deux cultures.

Qu’y a-t-il d’Alger à Marseille et inver-sement ? En Algérie, on dit que Marseille est la « 49ème wilaya ». Les Algériens pensent que Marseille, c’est l’Algérie. À Marseille, Alger

Quels souvenirs de vos traversées a réveillé le documentaire d’Elisabeth Leuvrey ?C’est un temps long qu’il faut combler par la parole, les rencontres, un temps sus-pendu qui n’existe nul part ailleurs. Elisa-beth Leuvrey a très bien su retranscrire cette sensation. L’absence d’arrivée au port d’Alger renforce cette unicité de temps et de lieu sur le bateau. Les passagers, quels qu’ils soient, sont rassemblés et partagent ce moment avant de se diviser à nouveau en France ou en Algérie.

Quels liens entretenez-vous avec cette traversée ?C’est un moment précieux. La lenteur per-met de prendre conscience de la distance qui sépare les deux villes. La lumière des levers de soleil sur la mer est splendide. Quand je suis arrivée à l’aube sur Marseille, l’instant était empli de sérénité. Au retour, le temps était mauvais, le capitaine nous a prévenus : « La traversée sera houleuse. » Nous avons mis plus de 30 heures pour

5 QUESTIONS À

Carole Filiu MouhaliPhotographe

rejoindre Marseille en passant par les côtes espagnoles, la mer étant trop agitée. L’imprévu guide la traversée.

Quelle diversité de passagers avez-vous rencontrée sur le bateau ? Il y a beaucoup de familles qui viennent du nord, de Belgique ou d’Italie, et leur voiture est remplie de cadeaux et d’objets plus ou moins utiles. On croise aussi des Chibanis qui se précipitent sous les escaliers et ins-tallent leurs couvertures et leurs bagages : c’est là qu’ils dormiront. En revanche, les touristes français sont rares et sont les premiers levés lorsque le bateau arrive à Alger.

Vous êtes une fille de pied-noir. Est-ce que, comme la plupart des passa-gers du documentaire, vous vous sentez coincée entre deux rives, deux pays ? Jusqu’à mes vingt ans, je rejetais ce passé, ces souvenirs d’Algérie qui ont hanté mon enfance : souvenirs de paradis perdus

est présente dans les langues, kabyle et arabe mâtinés de français, les odeurs et les couleurs. À Alger, les bâtiments colo-niaux rappellent la présence française et on trouve même une boutique de l’OM en centre-ville. Mais la présence policière est étouffante, la ville est déserte dès la nuit tombée. C’est une capitale bouffie par ses bouchons incessants, ses espaces priva-tisés pour les élites de la ville. La misère et le luxe se côtoient. Alger représente l’ouverture vers l’Europe, mais conserve ses secrets et son passé pour elle-même... PROPOS RECUEILLIS PAR HC

Née à Marseille en 1986 d’un père pied-noir, Carole Filiu a baigné toute son enfance dans les récits d’une Algérie française perçue « comme un paradis perdu ». Elle est aujourd’hui photographe et réalisatrice et interroge les rapports entre la France et l’Algérie.

La Traversée

36 37LA TRAVERSÉEIDENTITÉS

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Mange tes mortsTu ne diras point de Jean-Charles Hue

2014 , 1h34, fiction, Capricci ProductionAvec : Jason François, Michaël Dauber, Frédéric Dorkel

Résumé : Jason Dorkel, dix-huit ans, appartient à la communauté des gens du voyage. Il s’apprête à célébrer son baptême chrétien alors que son demi-frère Fred revient après plusieurs années de prison. Accompagnés de leur dernier frère, Mickael, les trois Dorkel partent en virée à la recherche d’une cargaison de cuivre.

Le premier plan de Mange tes morts voit deux jeunes cousins yéniches, Moïse et Jason, parcourir la campagne picarde à moto pour chasser le lapin. La caméra de Jean-Charles Hue suit l’engin, en travelling latéral, avant que le conducteur freine pour permettre à son passager d’ajuster son tir. La scène peut paraître anecdotique mais recèle en réalité tout ce qui fait la singularité de Mange tes morts : la dimension familiale du projet, l’urgence et la nécessité impérieuse d’action. Familiale car Jean-Charles Hue a encore en tête les biches abattues de la même façon, si souvent partagées avec la communauté des voyageurs ; et l’urgence lorsqu’une balle tirée par le jeune Jason propulse une volée de terre et de caillasse sur la voiture d’où est effectué le travelling, poussant le chef-opérateur Jonathan Ricquebourg à lâcher cette punchline : « Voilà, premier jour de tournage, et j’ai déjà faillir mourir ! »

En réalité, c’est jusque dans sa genèse, bien en amont du tournage, que Mange tes morts cultive sa différence : Jean-Charles Hue est en effet un intime de cette communauté de Yéniches installée à Beauvais ; il a même vécu avec eux, de nombreuses années, avant de décider de les filmer. Ce qui donnera La BM du Seigneur, en 2010, et Mange tes morts, quatre ans plus tard. L’histoire de Jason, jeune ado qui, au fil d’une nuit plus qu’agitée en compagnie de ses aînés, va passer plusieurs rites d’initiation et devenir un homme. Une poursuite en voiture avec la police, notamment, « les schmitts », constitue l’acmé du film et a été véritablement vécue, il y a quelques années, par Jean-Charles Hue et deux de ses compagnons. Et c’est bien là que se situe la particularité de Mange tes morts : tout s’interpénètre, le réel et la fiction, devant et derrière la caméra. L’acteur Fred Dorkel peut ainsi parfois apeurer ses cousins et compères à l’écran, incapables de savoir s’il

joue véritablement ou non ; une fausse bagarre, filmée, peut faire suite à une autre bataille de rue qui n’a rien de factice ; une véritable course-poursuite en voiture avec des petites frappes peut aussi advenir, en plein tournage.

Plusieurs anecdotes racontées dans le film, comme le vol de camions, sont réellement arrivées aux patriarches de la famille. Joseph Dorkel, désormais proche de la soixantaine, est l’un d’entre eux. Il apparaît dans les deux films de Jean-Charles Hue, et confirme : « On n’avait pas l’impression d’être des acteurs, c’est quand même plus ou moins nos propres rôles, c’était naturel et normal pour nous. Pas mal de scènes font partie de notre quotidien, donc il n’y avait pas trop de pression. D’autant plus qu’il n’y avait aucune obligation pour nous, c’est pas comme à l’armée où il faut être là à telle heure. Avec Jean-Charles on vient quand on veut et il nous filme si on est là. Si on a des choses à faire, eh ben tant pis, il tourne une autre scène en attendant qu’on revienne. » Si Joseph Dorkel reconnaît de très nombreuses similitudes entre les films et la réalité, d’autres scènes le gênent davantage, comme lorsque Fred — incarné par son neveu — sort de prison après quinze ans d’enfermement et déboule dans le campement en voiture, à toute berzingue : « Ça,

« On peut avoir l’impression qu’on vient d’une autre planète, alors qu’on est Français depuis le temps des rois…» Joseph Dorkel

IDENTITÉS38

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ça n’aurait pas pu arriver. Quand quelqu’un de chez nous sort de prison, on va le chercher et on fait la fête tous ensemble. C’est une petite erreur, on n’aurait pas dû le montrer comme ça. Mais c’est normal, c’est de la fiction au fond ! »

Précisément. Car si Jean-Charles Hue s’inspire en grande partie de son expérience auprès de la communauté des voyageurs, il ne perd jamais de vue son ambition première : faire de ces gens des personnages de cinéma, baignés de mythes et d’héroïsme. Dans cette fameuse scène où Fred fonce en voiture entre les caravanes, le cinéaste a très clairement en tête l’arrivée du cowboy dans les films de John Ford, sorti de nulle part, surgi d’entre les morts, des tréfonds du passé ; lorsque Jason salit son ensemble blanc et le macule de noir, Hue pense cette fois à Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, de Sam Peckinpah. Un Peckinpah que l’on retrouve d’ailleurs lors de la découverte de la voiture poussiéreuse, référence directe à La Horde sauvage. Enfin, c’est Star Wars qui est convoqué dans ce plan où la Alpina s’extrait d’une bouche de béton et fonce vers son épopée nocturne. Mange tes morts, c’est ça : l’alliance unique, presque contre-nature, de l’ultra-réalisme et du mythologique. Du trivial et du gigantisme transcendant. En 2014, le film est sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes. C’est après avoir traversé la France en limousine, à quatorze, que les Dorkel et leurs cousins viendront secouer la Croisette. On aurait encore pu en faire un film. AC

5 QUESTIONS À

Joseph DorkelActeur

Comment avez-vous rencontré Jean-Charles Hue ?Jean-Charles recherchait une famille, en quelque sorte, il y a de ça pas mal d’années. Il a croisé ma sœur, s’est rapproché de mes neveux, et il est de plus en plus souvent venu à la caravane. Il buvait le café, il man-geait un bout, et de fil en aiguille, voilà. Il est parti en vacances avec nous, on faisait la route, etc. Et puis un jour il a commencé à prendre des photos, et puis est arrivée la caméra. Il faisait des petits reportages de rien, des petites choses. La BM du Seigneur, son premier vrai film, c’était déjà plus costaud. Ça a demandé pas mal de notre temps, mais on a accepté sans hésitation parce que c’était Jean-Charles. Il nous a bien guidés. C’était un peu étonnant pour moi, mais sympa que quelqu’un s’intéresse à nous, et puis en plus il faisait partie de la famille, donc il y avait de la confiance.

Et pour Mange tes morts, c’était aussi simple ? Mange tes morts c’est un peu différent, les

moyens sont plus importants, y’a plus de machins techniques, de personnel, etc. Rien de strict bien sûr, aucune obligation, mais le tournage était omniprésent, d’au-tant plus que c’était chez nous à Beauvais pendant trois semaines. Après, il y a eu trois autres semaines à Tours pour toute la partie en voiture, mais là je n’étais pas présent.

Justement, la scène de la poursuite en voiture provient-elle d’un événe-ment réel ?Oui, c’est vraiment arrivé à mon frère et à mon neveu. Mais ça s’est pas passé tout à fait de la même manière, l’histoire du « schmitt » et du face-à-face par exemple, ça c’est ajouté. Ça reste une fiction… Il y a d’autres choses qui n’auraient pas pu arriver dans la vie et qu’on voit dans le film : par exemple, il y a beaucoup de conflits générationnels dans le film, et c’est vrai que ça existe un peu chez nous, mais c’est pas aussi violent. Mon neveu Fred qui joue celui qui sort de prison et

Joseph Dorkel est l’un des patriarches de la famille filmée par Jean-Charles Hue dans La BM du Seigneur puis Mange tes morts. Il revient sur ces expériences de tournage et la relation qui l’unit au cinéaste.

De gauche à droite, Moïse et Joseph Dorkel, Jean-Charles Hue, Jason François, Elie « Kiki » Dauber, Michael Dauber, Frédéric Dorkel

41MANGE TES MORTS

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s’en prend aux anciens, je pense qu’il s’est mis dans un autre rôle, il a pas joué sa propre histoire car sinon il n’aurait pas eu la même attitude agressive. Dans le film, il y a une différence énorme entre les géné-rations alors qu’en vrai, chez nous, il y a une très grande solidarité. Tout comme quand il tire dans le cochon qui grille, chez nous y’a personne qui tire dans le cochon, personne s’amuse à faire ça, c’est impos-sible ! Ce serait insulter la fête. Mais Jean-Charles est libre, il a écrit son scénario, il met en scène, c’est normal qu’il décide de tout, je ne lui en veux pas une seule seconde. Et puis c’est pas évident pour lui, il est quand même à la fois réalisateur et au milieu de sa famille; il a dû porter ces deux casquettes, s’occuper de tout, c’est pas facile. Quand on lui dit « eh cou-sin viens prendre le café » et qu’il peut pas parce qu’il est occupé à mettre en scène,

c’est bizarre pour lui, c’est pas naturel. Aujourd’hui, on se voit encore souvent, et on l’a tout le temps au téléphone, c’est la famille.

Avec le recul et malgré ces petites différences avec la réalité, êtes-vous fier de Mange tes morts ? Je suis très fier du film. Moi, ma famille mais aussi une grande partie de la commu-nauté. Ça montre qu’on n’est pas différents des autres gens, qu’on n’est pas des mys-térieux, des voleurs de poules. C’est impor-tant que l’on soit représentés autrement pour que les gens nous connaissent mieux. Parfois, on peut avoir l’impression qu’on vient d’une autre planète, alors qu’on est Français depuis le temps des rois… Au Festival de Cannes par exemple, c’était fort, très fort. Les Yéniches, les voleurs de poules, à Cannes ! Pour la première fois,

on a posé un œil différent sur nous. C’est important pour nous et pour nos enfants. J’ai été vraiment libéré d’un poids que l’on porte depuis des décennies, des décennies de discrimination. Il ne faut pas oublier que comme moi, des milliers de Yéniches ne peuvent même pas voter. Et puis nous aussi, on a été victimes du génocide pen-dant la Seconde Guerre mondiale… À Cannes, ça a réparé un peu le passé, j’ai senti une main tendue qui disait « on s’est mal compris pendant très longtemps, mais maintenant on va faire copains. »

Et concrètement, le film n’a rien changé dans votre manière de vivre ?Non, ça fait trente ans qu’on est sédentaires à Beauvais et on va y rester. J’ai fait plus de vingt ans de prison et ça a commencé quand j’avais treize piges, on crevait la faim, on vivait dans la pauvreté la plus extrême,

c’était une question de survie. J’ai fait un cambriolage avec mes cousins, on a uni-quement volé de la bouffe, des boîtes de conserve, des couvertures, des souliers, des tricots. Y’avait des bijoux, des choses de valeur, on n’y a même pas touché. On a juste cassé le carreau pour entrer, rien d’autre, et on a pu nourrir toute la famille. J’ai pris six mois, à Pontoise, et après ça s’est enchaîné. Mais maintenant ça fait longtemps que je suis, comme on dit, « à la retraite », tout ça c’est derrière moi. Et je sais que Jean-Charles prépare un autre film, normalement c’est pour bientôt. Je sais rien du sujet, j’aurai la surprise. Mais comme d’habitude, on sera présents pour l’aider s’il a besoin de nous.PROPOS RECUEILLIS PAR AC

42 43MANGE TES MORTS IDENTITÉS

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Histoires du carnet anthropométrique de Raphaël Pillosio

2012, 1h10, documentaire, L’Atelier documentaire

Résumé : De 1912 à 1969, l’État français impose aux populations nomades le port d’un carnet anthropométrique très contraignant, qui sera ensuite remplacé par un carnet de circulation.

C’est en travaillant sur un autre documentaire, Des Français sans histoire, que Raphaël Pillosio découvre l’existence de ces fameux « carnets anthropométriques ». L’anthropométrie remonte au XIXème siècle et constitue, mine de rien, l’ancêtre de la photo de passeport biométrique. S’appuyant sur une série de mesures du corps humain, elle permettait l’identification des criminels. Mais dès 1912, il semble que la notion de criminel s’élargisse significativement, notamment aux populations stigmatisées. Les « nomades » — pas encore appelés gens du voyage — se voient flanqués de cette embarrassante carte d’identité renseignant : nom, photo façon mug shot, empreintes, mesures, généalogie, profession… Le réalisateur se donne pour mission de restituer ces carnets et leurs photos aux familles des nomades. Mais une vérité saute aux yeux de Raphaël Pillosio : pourtant français depuis le XVIème siècle, les gens du voyage ont encore un « carnet de circulation », sont obligés d’avoir une commune de rattachement qu’ils ne choisissent pas et doivent faire signer un « visa intérieur » tous les trois mois à la gendarmerie. Désormais, lorsqu’il ramène les photos aux familles — des scènes émouvantes pour ces gens qui n’ont généralement jamais vu leurs ancêtres — Raphaël Pillosio ambitionne de décrire leurs conditions de vies, précaires et pourtant acceptées de tous, de l’État comme des citoyens. Dans Histoires du carnet anthropométrique, certains vivent sans électricité depuis douze ans, d’autres dans une forêt sans eau, ou sous une rocade. Refusant le carcan classique du documentaire dichotomique entre science et vécu, le réalisateur raconte à une association nationale « avoir essayé autre chose » : « Les historiens parlent de la Loi de 1912 et nous font imaginer le quotidien induit par une telle loi. Les familles filmées parlent de tout autre chose : des personnes photographiées, de leur propre parcours, de leurs conditions de vie, des lois qui les concernent aujourd’hui. Cette pluralité de témoignages, de discours à partir d’un même document, relie tous les participants du film. » HC

44 IDENTITÉS

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C’est en travaillant pendant des années en tant que photographe, en Amérique latine ou en Afrique, que Stéphane Ragot a posé mille fois la même question : « Qui êtes-vous ? ». Mais un jour, il s’aperçoit que lui-même ne peut pas répondre à cette question. Né « Français de souche » selon l’expression qu’il emprunte à l’actualité, le réalisateur remonte les branches de son arbre généalogique : Pierre et Paul sont ses deux grands-pères, anciens militaires aux carrières opposées. Alors que, depuis quelques années, Nicolas Sarkozy ou Alain Finkielkraut relancent le débat sur l’identité nationale, Stéphane Ragot est l’un des premiers à signer la pétition lancée par Mediapart en 2009 : « Nous ne débattrons pas. » Pour son réalisateur, Patria Obscura, c’est l’histoire d’une photo. À la Perec, il « se souvient », de son enfance, de la honte et de la fierté, du peu de dimanches où il a vu sa famille réunie. Et finalement, il parcourt la France, cette « famille éternellement recomposée », à la recherche de la sienne dont les membres ne sont pas toujours d’accord sur tout. Les photos relient les petits secrets de famille — la honte d’une « fille-mère » — à la grande histoire nationale : le rassemblement en l’honneur de Jeanne d’Arc, la Marseillaise, et les immenses cimetières dont les sépultures diffèrent mais pas l’histoire : tous « morts pour la France ». À Slate en 2014, Stéphane Ragot raconte : « Un des hasards les plus évidents est l’arrivée des sans-papiers dans le cimetière militaire près d’Arras où a lieu la cérémonie en l’honneur des anciens combattants. C’est la manifestation même de ce que veut prendre en charge le film. Comme le fait qu’il sorte en salles le 15 octobre 2014, cent ans jour pour jour après la dernière lettre envoyée par mon arrière-grand-père à mon arrière-grand-mère depuis une tranchée, juste avant sa mort. » Le film le souffle, entre deux photos et le fil rouge de son créateur : il n’y a pas de débat sur l’identité nationale, il y a une identité nationale, celle de chacun. Ragot conclut : « Je suis Ragot, réceptacle involontaire mais conscient de trajectoires complexes. Fils de l’orgueil et de la honte, mon nom me raconte. » HC

« Je suis décidée à remonter la vie de mon grand père jusqu’à la honte originelle. »

Patria Obscurade Stéphane Ragot

2013, 1h23, documentaire, Les Films du jeudi

Résumé : Stéphane Ragot part sur les traces de ses grands-pères tous deux militaires, l’un légionnaire l’autre parachutiste.

46 47IDENTITÉS PATRIA OBSCURA

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Patria obscura

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Sexe, gombo et beurre salé de Mahamat-Saleh Haroun

2007, 1h21, fiction, Arte France, Tabo Tabo FilmsAvec : Marius Yelolo, Mata Gabin, Lorella Cravotta

Résumé : Infirmière dans un hôpital bordelais, Hortense, quadragénaire d’origine ivoirienne, quitte brutalement son époux vieillissant et ses enfants pour rejoindre son amant. Épris de traditions, son ex Malik va devoir se débattre entre humiliation, incompréhension et devoir paternel…

Ceci n’est pas une recette culinaire, mais les ingrédients utilisés dans Sexe, gombo et beurre salé (divorce, relation entre Noir et Blanc, grossesse non désirée, homosexualité), permettent d’aborder avec humour les relations au sein d’une famille immigrée. Il y a là le père, Malik (Marius Yelolo), la soixantaine grisonnante, immigré à Bordeaux depuis des années, qui joue au PMU et espère un jour rentrer au bled. Sa femme Hortense (Mata Gabin), de plusieurs années sa cadette, a décidé de le quitter pour un toubab (Blanc), ostréiculteur dans le bassin d’Arcachon, avec qui elle prend son pied. Son fils Dani (Diouc Koma), vendeur de voitures, tente de lui dissimuler son penchant pour les hommes. Quant à ses deux derniers, ils ne demandent qu’à être épaulés au quotidien, chose que Malik, réticent à jouer le rôle d’homme au foyer, est obligé d’assumer malgré lui.Face à ce pater familias dévirilisé dont l’autorité s’effondre, trois femmes font irruption. Une voisine aguicheuse quelque peu esseulée (Lorella Cravotta), sensible aux massages de pieds de Malik ; une jeune femme enceinte ramassée dans un bar par Dani sous couvert du principe de « solidarité africaine » (Aïssa Maïga) et une tantie fraîchement débarquée de Côte d’Ivoire (Marie-Philomène Nga). Des rôles de femmes fortes qui s’assument, assument leurs désirs et sont ouvertes à la modernité face à un homme campé dans des valeurs morales inadaptées à celles de son entourage.

Premier passage à la télévision du cinéaste tchadien Mahamat-Saleh Haroun (Grigris, Un homme qui crie, Daratt), Sexe, gombo et beurre salé est une comédie tournée en France telle que le cinéaste n’en avait jamais fait. C’est pourtant dans une cité de Bordeaux que le cinéaste arrive dans les années 1980, fuyant la guerre du Tchad. Là, sur les paliers

de l’immeuble, il observe un vivre-ensemble nouveau, où des gens d’origines et de religions diverses se côtoient et se soutiennent. Après des études de journalisme, le jeune homme se lance dans le cinéma. Primé à Venise, Ouagadougou et Cannes, son travail est remarqué par Nicolas Blanc, producteur de la société Agat Films & Cie, qui lui propose ce téléfilm diffusé par Arte.Pour écrire le projet, Mahamat-Saleh Haroun fait appel à Isabelle Boni-Claverie (scénariste et réalisatrice de Trop noire pour être française ?). Ensemble, ils définissent les grandes lignes du film, articulées autour du personnage de Malik. Qu’il soit manquant ou manqué, la figure du père traverse toute la filmographie d’Haroun : père manquant qu’il faut retrouver (Bye Bye Africa, Abouna), père décédé qu’il faut venger (Daratt), père « manqué » qui sacrifie son fils (Un homme qui crie), père malade qu’il faut soigner (Grigris). Par la suite, un autre scénariste rejoint l’écriture de Sexe, gombo et beurre salé. Il s’agit de Marc Gautron, [scénariste de La Nuit de la vérité, long métrage burkinabè de Fanta Régina Nacro]. L’idée de faire de Dani un homosexuel plutôt qu’un serial dragueur est développée.

Composé d’un riche casting d’acteurs français noirs (Mata Gabin, Aïssa Maïga, Diouc Koma, Claudia Tagbo), le téléfilm s’offre le luxe de quelques comédiens étrangers tels que Marius Yelolo et Marie-Philomène Nga qui apportent une authenticité au projet. Avec ce téléfilm, Haroun met en lumière des personnes habituellement invisibles pour

50 IDENTITÉS

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5 QUESTIONS À

Aïssa MaïgaActrice

Après Bamako du mauritanien Abderrahmane Sissako, vous avez tourné dans Sexe, gombo et beurre salé du tchadien Mahamat-Saleh Haroun. Est-ce un principe, en tant que comédienne, de tourner avec des réalisateurs africains ?Le principe est de tourner avec des réali-sateurs dont j’admire le talent, la capacité à raconter une histoire et à défendre un point de vue narratif, formel, politique, etc. Le talent n’a pas de frontières. Et oui, j’ai un attachement particulier au continent africain : mon père était malien, ma mère sénégalaise, j’ai de la famille dans ces deux pays, des souvenirs, des attaches, des

envies d’y retourner. Et en tant qu’actrice ou spectatrice, j’aime découvrir des histoires, notamment africaines.

Dans le film, Amina est enceinte mais séparée du père de son enfant. Qu’est-ce qui lui pèse le plus : son céli-bat ou la pression sociale et culturelle qui l’entoure ?Je n’ai pas revu le film depuis longtemps mais j’en garde un souvenir riche. Nous avons travaillé en amont avec Maha-mat-Saleh Haroun, pour donner vie à ce personnage, Amina. Le scénario était très bon. Nous avons tiré les fils déjà existants, et dans cette comédie, tous les personnages

le commun des Français et sort l’Afrique de la case à laquelle elle est généralement consignée. En interrogeant l’acculturation d’une famille immigrée partagée entre traditions culturelles importées et envie de vivre comme on en a envie, le cinéaste apporte de l’humanité aux personnages africains généralement considérés « à part » dans la société.

Adapté socialement mais non culturellement, Malik reçoit de plein fouet les décisions de son entourage qu’il considère comme humiliantes et déplacées. Malmené par son expérience d’immigré, ce père de famille s’accroche désespérément à son autorité et est amené à reconstruire son identité d’homme et de père. Si le

sujet aurait pu sombrer dans le drame, la richesse de Sexe, gombo et beurre salé réside dans le traitement comique des situations rencontrées, où les personnages mis à mal demeurent attendrissants. Car ce que Malik aurait pu vivre comme une tragédie se clôt sur une note optimiste, celle d’un vivre-ensemble recomposé s’appuyant davantage sur le bonheur individuel que sur une morale passéiste importée. CLAIRE DIAO

Repérée dans Les Poupées russes de Cédric Klapish, puis nominée aux Césars 2006 avec Bamako d’Abderrahamane Sissako, Aïssa Maïga est l’une des actrices noires phares du cinéma français.« Tu veux que je te

dise la vérité Malik ? T’as pas de cœur, pas de sentiments ! On te croit bon père et bon mari mais à force de travailler dans l’automobile, t’as une mécanique dans le cœur ! »

IDENTITÉS SEXE, GOMBO ET BEURRE SALÉ52 53

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avaient leur dose de complexité. Il me semble qu’Amina souffrait plus du regard d’autrui posé sur sa condition de « fille-mère » que de sa séparation d’avec le père de son futur enfant. Fragilisée, sans domi-cile, éloignée de sa famille, Amina est aussi une battante, une fille pleine de vitalité. C’est ce qui la rendait si attachante.

Amina approche Dani au nom de la « solidarité africaine ». Cette solida-rité, la voyez-vous comme un poids ou une opportunité ? La solidarité africaine, mythe ou réalité ? Les deux ! J’aime entendre les « vieux » raconter les histoires de leur enfance mais aussi leurs parcours, depuis le Nord du Mali jusqu’à Bamako ou Paris. Ce qui est frappant, c’est qu’ils ont pu dépasser — parfois grâce au tissu familial, social, et la façon dont derrière les faux semblants se cachaient des mesquineries bien univer-selles — des petites cruautés qui sont très éloignées de la supposée inoxydable soli-darité africaine. Ceci étant dit, il me semble que la médaille a deux faces : cette organi-sation autour de la famille, du groupe, du clan, est porteuse. Et peut aussi s’avérer être un frein au développement de ceux qui aident et sont soutien de la famille.

Le personnage de Malik aurait-il accueilli Amina si elle n’avait pas su cuisiner et s’occuper d’une maison ? Malik, le père Africain, quitté par sa femme partie avec un Blanc, est perdu : comme dans beaucoup d’endroits, c’est son épouse (Mata Gabin) qui gérait la maison. L’arri-vée d’Amina, jeune femme sans logis, est

une aubaine, pense-t-il : elle va remplacer sa femme aux fourneaux et s’occuper des basses tâches du quotidien dont il ne peut pas imaginer s’occuper. En tant qu’homme, ce serait une humiliation ! Mais Amina n’est pas vraiment ce qu’on appelle une fée du logis…

Divorce, homosexualité, grossesse indésirable, etc. Selon vous, qu’est ce qui crée le tabou dans une famille africaine ?Quelle famille africaine ? La famille cita-dine, éduquée et bourgeoise ? La famille villageoise, perpétuant ses seules traditions sans porosité au monde extérieur ? La famille ouvrière africaine venue en France dans les années 1970 et ayant élevé ses enfants à l’école de la République ? Difficile de répondre. Dans certaines sociétés tra-ditionnelles africaines, la séparation des époux était possible, sous certaines condi-tions et dans certains contextes. Il me semble que le divorce, même s’il est parfois encore difficile à faire accepter, est moins problématique que la honte provoquée par une grossesse hors-mariage, elle-même moins « infamante » que la découverte de l’homosexualité d’un des membres de la famille. D’autant plus que l’homosexualité est perçue comme ayant été importée d’Oc-cident, alors même qu’elle a toujours existé, et qu’il y a seulement quelques décennies, la vue d’hommes travestis sur le continent ne provoquait pas un déferle-ment de haine et de violence tel qu’on l’a entendu ces dernières années. PROPOS RECUEILLIS PAR CD

54 IDENTITÉS

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Andaluciad’Alain Gomis

2008, 1h25, fiction, Mille et une productionsAvec : Samir Guesmi, Djolof Mbengue, Delphine Zingg

Résumé : Yacine habite dans une caravane et accumule les petits boulots. Il déambule de ville en ville, de femmes en hommes, à la recherche de la grâce et du beau geste.

Andalucia commence comme un film expérimental de Stan Brakhage : sur la pellicule s’impriment mille mouvements et mille couleurs, d’un passement de jambes de Pelé à un défilé religieux espagnol, en passant par une séance chez l’ostéopathe où Yacine (Samir Guesmi) se fait tirer le cou jusqu’à la rupture. Enfin presque. Ce bouillonnement est aussi dans le crâne de ce personnage principal survolté qui refuse de rester au même endroit trop longtemps — que ce soit dans sa carrière professionnelle ou dans sa vie sentimentale. D’ailleurs, il vit dans une caravane.

Sous sa forme un poil chaotique, le film, qui est le second essai de son metteur en scène après L’Afrance, sorti en 2002, est très précisément écrit. Tourné rapidement « comme on monte à l’assaut », d’après les mots d’Alain Gomis, il multiplie les points de chute dans la région parisienne, pour proposer une vision éclatée mais fidèle de la France contemporaine, avec ses tours, ses bijouteries, sa soupe populaire et ses cirques. Yacine, originaire de partout mais semblant n’aller nulle part, trouve dans la figure de Samir Guesmi une incarnation corporelle et psychologique intense. Choisi dès que le metteur en scène a eu l’idée de faire ce deuxième long métrage, le comédien révélé au grand public en 2013 avec Camille redouble de Noémie Lvovsky incarne la communication impossible entre l’héritage personnel et l’héritage commun, cette zone grise révélée dans le film quand le Sénégalais évoque son grand-père tirailleur, ou par ces barres d’immeubles surplombées par la Tour Eiffel. La caméra de Gomis lui colle aux basques et dessine à travers ce personnage une France plurielle, gauche mais formidablement énergique. JP

4 QUESTIONS À

Alain GomisRéalisateur

Andalucia est le deuxième long métrage d’Alain Gomis, après L’Afrance (2001), avant Aujourd’hui, sorti en 2012, et Félicité, prévu pour 2016.

Quelle a été l’impulsion première pour faire ce film ? C’était d’abord une envie, une envie de tourner, surtout de retourner avec Samir, et cette envie s’est rapidement transformée en urgence, une urgence presque viscérale. J’avais déjà réussi à faire un premier film, et on dit toujours que le second est le plus compliqué à faire. J’ai gardé cette idée en tête, en me disant que si jamais c’était mon

dernier long métrage, il fallait que je donne tout, que je mette tout ce que j’ai dans ce dernier tour. Cela a donné naissance à une phase d’écri-ture assez longue. J’avais envie que le film soit ressenti avant d’être vu, donc l’écriture fut très fragmentée, avec beaucoup de tâtonnement pour trouver le ton juste. Jusque dans le titre. Je n’avais jamais mis les pieds en Andalousie avant de faire

56 57ANDALUCIAIDENTITÉS

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Andalucia, mais j’adore le mot, qui résonne de manière assez mystérieuse — j’ai l’im-pression de parler d’une terre promise, une terre rêvée et abondante. Et c’est un drôle de territoire aussi, coincé entre l’Afrique et l’Europe.

C’est la seconde fois que vous tra-vaillez avec Samir Guesmi.J’ai écrit le rôle pour lui. Comme Yacine dans le film, Samir a ce corps assez grand, encombrant, et il possède cette énergie qui lui vient de sa capacité à passer de la vio-lence la plus dure à la douceur la plus tendre. Il a un corps absurde et maladroit, très gauche, et nous avons beaucoup tra-vaillé dessus pendant le tournage. Mais dès l’écriture, il m’a aidé, on a discuté du rôle et de ce que l’on voulait dire dans le film. Samir et moi sommes tous les deux d’ori-gine africaine — lui d’Afrique du Nord et moi de l’Afrique sub-saharienne — et nous avons des frustrations en tant que fils d’im-

migrés. On se parle beaucoup, on essaie de se rassurer sur nos réactions par rap-port à des injustices qui nous bouffent littéralement. Et on a besoin de se libérer de cela, comme le personnage de Yacine, qui doit se détacher de cet état d’encom-brement permanent. Je voulais faire un film sur ces frustrations-là, tout en ne per-dant pas de vue que tout un chacun est assujetti à ces suffocations au quotidien.

Vous parlez de la frustration des fils d’immigrés. Mais Andalucia est aussi un constat très amer sur la France contemporaine et son rapport à son passé.C’est un des thèmes du film, oui. Nous sommes dans une position délicate parce que nous sommes héritiers de quelque chose, qui fait partie du passé colonial de la France. Quand nous étions petits, on ne nous en parlait jamais — heureusement, ça commence à changer. J’ai toujours

entendu dire que nos parents avaient été accueillis, mais ce n’est pas vrai : on leur a demandé de venir construire le pays. Nous, les enfants, nous sommes retrouvés au milieu d’un malentendu. Il fallait à la fois faire allégeance en oubliant le passé, mais ce passé nous était renvoyé à la figure quand on sortait — j’ai passé mon adoles-cence à être suivi par des vigiles dès que j’allais dans les lieux publics. Et je ne vou-lais pas abandonner mon héritage non plus. Donc soit on se trahit et on se fond dans la masse, soit on part. C’est violent comme choix. Le film parle évidemment de cela. Il dit qu’on naît où on naît, et on doit se débrouiller avec ce bagage. Yacine est venu de ce constat-là.

Pourquoi avoir mis cet extrait de la demi-finale de la coupe du Monde de 1970 où Pelé invente sa célèbre feinte ?Cette action m’a marqué, elle fait partie de mon identité. C’est un moment de grâce

totale, où tout est connecté : le joueur, le ballon, la pelouse. Pelé invente un geste que personne n’a vu venir [il laisse filer le ballon et prend une trajectoire perpendi-culaire à ce dernier, ce qui trompe le gar-dien]. Dans ces moments-là, le temps est comme suspendu. Un peu comme le « duende », dans le flamenco, où on ne sait plus qui commande qui, la musique ou les musiciens. Tout est simple, précis. C’est cela que recherche Yacine : sortir de son carcan pour se suspendre au-dessus du monde. PROPOS RECUEILLIS PAR JP

58 59ANDALUCIAIDENTITÉS

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Le Pays à l’enversde Sylvaine Dampierre

2008, 1h30, documentaire, Atlan films

Résumé : En Guadeloupe, Sylvaine Dampierre conduit une enquête généalogique mais cette plongée dans les archives met en mouvement toutes les strates du passé de l’île.

À mi-chemin entre le journal intime, l’enquête et le carnet de bord, Sylvaine Dampierre se lance à la conquête d’un nom : le sien. Son père a quitté la Guadeloupe cinquante ans auparavant et « il est temps d’y revenir », explique-t-elle à son fils. C’est un documentaire de famille qui commence par l’exploration des archives de l’île, par une loterie de noms. Chacun représente un destin mystérieux d’anciens esclaves. Mais que symbolisent ces noms, souvent issus de prénoms ou de surnoms ? Michel Roger, généalogiste, explique que lorsque les esclaves retrouvaient la liberté, il ne fallait pas leur attribuer le même nom qu’un maître. Il pose d’emblée la réalité oubliée : « le Guadeloupéen est né sous X, il a la mentalité d’un enfant qu’on a abandonné, qui a été élevé ailleurs et qui, un jour, veut savoir d’où il vient ». Aux familles qui se cherchent, il prévient : il faudra remonter jusqu’à l’esclavage. Sylvaine Dampierre veut, elle, s’interroger sur l’histoire du pays qui semble avoir « la fragilité des souvenirs ». Dans Images de la Culture en 2011, elle raconte : « à Gosier, la ville natale de mon père, je me suis vite rendue compte que mon nom de famille m’ouvrait beaucoup de portes : on me traitait comme une enfant du pays, une

cinéaste locale. Ce nom de famille me conférait une forme d’appartenance à laquelle je n’avais pas réfléchi. J’ai aussitôt pris la décision de devenir une cinéaste gosiérienne en prenant comme clé d’entrée ce nom de famille ». Adoptant cette nouvelle culture, la réalisatrice retrouve l’un de ses sujets phares : le jardin. « La terre du jardin est à la fois le lieu d’un perpétuel recommencement et le substrat de la mémoire, précise-t-elle. En Guadeloupe, l’esclavage n’a laissé aucun monument. L’esclave est un déraciné. En enfonçant une igname dans la terre, il fait un geste de transplantation qui est à la fois un renoncement au retour et un enracinement. Le jardin créole résume bien la problématique de l’identité : il s’agit d’une terre d’emprunt, mais sur laquelle on fait pousser beaucoup de choses ». En faisant découvrir à son fils ce qu’elle-même a découvert à cinq ans aux côtés de son père – un voyage que l’on revit en super 8 –, elle se souvient : « Il suffit de gratter la terre, d’arpenter le pays, d’entendre son appel, de se mettre à danser ». HC

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Mouton noirde Thomas Mauceri

2008, 52 min, documentaire, Vivement lundi !

Résumé : Comment coiffer les cheveux crépus ? Sur ce sujet d’apparence anodine, une réflexion sur l’acceptation de la différence dans les sociétés occidentales.

Enfant, Thomas Mauceri voulait être coiffeur, une ambition contrariée qui restera l’une des grandes interrogations de sa vie, qu’il transforme dans Mouton noir en autobiographie capillaire aux airs de voyage expérimental. Ça commence par la Bretagne dans un salon traditionnel, en compagnie de deux mamies à qui Thomas explique ce que sont les dreadlocks, ces « nœuds terrifiants ». Franco-congolais aux cheveux crépus, le réalisateur va se faire coiffer dans trois autres villes : Paris, Baltimore et Brazzaville. Lui-même a longtemps rejeté ses cheveux, se sentant « comme un bounty : une âme blanche dans un corps noir, la personnification du déracinement permanent ». Pendant longtemps, le réalisateur ne sait rien d’Angela Davis et des Black Panthers. Il se souvient de sa grand-mère bretonne qui se cache sous sa coiffe des commentaires de ses camarades des écoles privées qu’il fréquente : « depuis que

je suis né, on m’a posé plus de questions sur mes cheveux que sur mes goûts, mes choix ou mes sentiments ». C’est au détour des conversations de salon que Thomas apprend les secrets de l’embarras capillaire des femmes noires en France, de l’utilisation de la vaseline au tant espéré défrisage : « les cheveux lisses ont ce côté occidental, moderne, cela représente une accession psychologique à la féminité. Ça venait d’un complexe profond que j’ai mis du temps à réaliser » raconte une parisienne passée par là. Le verdict tombe : la France est tragiquement en retard, les écoles de coiffure ne proposent pas de cours adaptés aux cheveux crépus et les coiffeurs s’exilent souvent en Angleterre ou aux États-Unis. À Baltimore, on parle d’Histoire, de culture — jusqu’au début du XXème siècle, les femmes afro-américaines n’avaient pas le droit de laisser leurs cheveux naturels. « J’ai perdu des petits amis, des boulots, des amis, et quand j’ai décidé de me faire des locks, plus aucun homme noir ne me parlait. Se faire des locks, c’est un engagement » affirme la coiffeuse, alors que l’une de ses jeunes étudiantes n’est « pas encore à l’aise avec ses cheveux naturels ». Si peu à peu, les critères européens ne règnent plus de façon aussi visibles, perruques, lissages, et chignons sont encore préférés par les jeunes filles, qui n’ont pas achevé leurs « parcours spirituel ». Dernier arrêt à Brazzaville, où l’on va chez le coiffeur pour un mariage ou un « retrait de deuil », où les défrisants sont une « perversion ». C’est finalement la nostalgie qui boucle la boucle du récit de Thomas Mauceri, avec ces Africains de la diaspora qui, à travers leurs cheveux naturels, se rapprochent symboliquement de leurs racines : « c’est comme une révolution, une révolte ». HC

« Vous êtes noir ou vous êtes blanc ? Ben je sais plus… »

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5 QUESTIONS À

Catherine DouglasCoiffeuse spécialisée à Paris

Qu’est-ce qu’on vous demande le plus dans votre salon ?Principalement des soins et coupes sur cheveux naturels mais aussi beaucoup de colorations pour mettre en valeur l’afro.

On apprend dans le documentaire qu’il y a beaucoup plus de défri-sages en Afrique qu’en France ou aux États-Unis où il y a plus de tresses et de dreadlocks. Avez-vous cette impression que vos clients cherchent à se rapprocher de leurs origines à travers leurs coiffures ?Oui. Je pense également qu’il s’agit aussi beaucoup d’une prise de conscience de l’importance de soigner nos cheveux. Beau-coup de clientes nous disent qu’elles redé-couvrent leurs cheveux au naturel. Les premiers temps sont un peu compliqués mais à la longue, elles s’y font et reven-diquent la nature crépue de leurs cheveux. D’un autre côté, il y en a aussi beaucoup qui préfèrent continuer de défriser ou assouplir leurs cheveux car elles ne sont pas prêtes à revenir au naturel.

Quels messages véhicule une coupe afro au sein de la société française ?L’envie de se réapproprier son cheveu et d’apprendre à le manipuler. Je laisse mes cheveux au naturel depuis longtemps, et il s’agit de dire que j’aime mes cheveux sous toutes leurs formes. L’afro dénote une certaine classe aussi !

Le salon de coiffure étant un lieu d’échange, est-ce que vos clients vous parlent de racisme et qu’en disent-ils ?Oui, ça arrive. Mais il est très rare que le sujet soit abordé et, lorsqu’il l’est, c’est plus d’une manière générale, davantage à propos de ce que les gens pensent des Noirs en général qu’un incident personnel.

Dans le documentaire, une coiffeuse militante de Baltimore aux États-Unis refuse de défriser les cheveux de ses clientes noires, car elle estime qu’elles se lissent les cheveux pour ressembler aux femmes blanches et

que c’est une négation de leur propre identité. Qu’en pensez-vous ? Personnellement, je préfère le cheveu natu-rel au cheveu défrisé. Cependant, nous estimons que chaque personne a le droit de faire ce qu’elle souhaite. Si une cliente hésite à se faire défriser les cheveux, nous essaierons de l’aider à trouver son style avec ses cheveux crépus plutôt que d’aller contre leur nature. Nos clientes n’ont pas

Catherine Douglas est la gérante du salon de coiffure Pomme Cannelle dans le IXème arrondissement de Paris. Spécialiste des cheveux crépus, elle est passionnée par les questions capillaires de la communauté noire.

de problèmes avec la couleur de leur peau, qu’elles se défrisent ou non les cheveux. Je ne suis pas sûre que le message de cette militante passe facilement chez nous car c’est une façon de culpabiliser les clientes qui se défrisent. Celles qui préfèrent le défrisage le choisissent souvent pour son côté « pratique ».PROPOS RECUEILLIS PAR HC

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Jean-Farèsde Lyes Salem

2001, 10 min, fiction, Gaïa FilmsAvec : Lyes Salem

Résumé : C’est la liesse dans un Paris désert : un homme vient d’être papa ! Le plus dur reste à venir : annoncer la nouvelle à ses parents en Algérie et à ses beaux-parents installés dans une banlieue chic...

« Qu’est-ce que je vais bien pouvoir foutre jusqu’à demain 8 heures, moi… » Le protagoniste est planté dans le plan quand le film commence. Il semble être au bord de l’évanouissement. Cadré sous un pont parisien, le sourire entamé par une fatigue qui cerne ses yeux hagards, il semble comme épuisé après une cavale. Rien de grave. Sautillant ensuite dans une rue éclairée par des lampadaires fatigués, au son d’un oud euphorique, il célèbre la naissance de son premier fils qui sera, il en est sûr, Président de la République. L’épuisement est celui de l’homme qui a vu la vie arriver. La comédie surgira du moment où l’annonce est faite aux grands-parents.

Dès le début, Jean-Farès, qui conte l’histoire d’un homme originaire d’Afrique du Nord qui annonce à ses parents, puis à ses beaux-parents, la venue au monde du fils qu’il a eu avec une fille « bien de chez nous », a été pensé comme une comédie. Lyes Salem, comédien de théâtre de formation, a adapté son one-man-show de trois gros quarts d’heure en un court métrage d’une petite dizaine de minutes, en focalisant l’énergie de la scène dans l’espace confiné d’une cabine téléphonique d’exposition, que France Télécom a bien voulu prêter au réalisateur débutant — elle s’avèrera fort pratique, puisqu’absolument tout dans ce parallélépipède de deux mètres quinze de haut est démontable, permettant à la caméra de se glisser partout. Le passage du théâtre vers le cinéma n’a pas poussé Salem à multiplier les protagonistes, au contraire : tout devait rester dans le hors-champ. Ainsi, point d’interlocuteurs visibles, ni de babillements parasités par la mauvaise connexion. Une fois de plus, Lyes Salem est seul en scène.

La cabine téléphonique, monolithe planté place Dalida dans le XVIIIème arrondissement de Paris, se dresse sur le pavé mais joue le rôle du pont entre deux cultures, avec notre personnage principal au milieu tentant de lier les deux bords de la Méditerranée. Tout, dans Jean-Farès, se passe dans le point aveugle du récit. Dans ce hors-champ que Lyes

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Salem a tenu à garder muet, où les réactions des parents restés en Algérie et des beaux-parents versaillais se disputent la légitimité du prénom — le fils prodigue s’appellera-t-il Jean-François ou Farès ? — respirent à la fois la comédie de la réaction des aînés, et la tragédie du déchirement entre deux horizons distincts mais pourtant si proches. Le fils du personnage est cet autre pont dont la cabine lance les fondations sur le territoire meuble de l’eau salée qui sépare deux continents. Autre point aveugle : cet enfant hante tout le récit, mais jamais le spectateur ne le verra. Le nouveau-né est une expression de ce déchirement et l’objet de toute la discorde — car nommer un enfant semble ici résumer un siècle et demi d’héritage commun, voulu ou non. Mais notre héros ne s’arrête pas à ça, il veut aller de l’avant, contrant toutes les hésitations des uns et des autres par des réponses drolatiques ou dramatiques. Comme si les arguments lancés par ce jeune père enrobaient cette inextricable vérité, sans jamais l’ignorer. La rendre humoristique était donc un impératif. Et ce rire qui surgit des répliques est aussi alimenté par la discrète mise en scène du cinéaste novice qui signe, avec Jean-Farès, sa première réalisation, avant Cousines en 2005 (César du meilleur court métrage) et les longs métrages Mascarades (2007) et L’Oranais (2014).

Si le film est un quasi huis clos, il respire sans cesse. Lyes Salem a découpé le film en fonction des réponses (une fois encore, muettes) de ses interlocuteurs. Le père resté en Algérie entre en scène ? Le personnage ferme la porte de la cabine, comme si l’importance de l’avis paternel imposait une discrétion pourtant inutile, puisque tout se passe de nuit dans une place déserte. Lorsque la belle-mère, réticente à l’idée d’emmener une sonorité arabe dans l’héritage familial, demande s’il existe des anges dans l’Islam, la caméra saute au-dessus de la cabine, et capte la conversation en vue d’oiseau, pour mieux écraser ce pauvre bonhomme qui cherche absolument le compromis. Lyes Salem n’oublie jamais de faire du cinéma avec son pitch efficace et ne cherche jamais à donner la primauté à l’une ou l’autre de ces familles séparées par une mer et qui jamais ne communiquent. Il réussit ainsi un film engagé subtil, une comédie irrésistible sur la difficulté de construire un héritage pour sa descendance alors que le sien n’est pas encore définitif. JP

« J’vais passer deux millions de coups de fil. Un million en France, un million en Algérie, demain toute la Méditerranée est au courant ! »

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réalisation — et peut-être tout le métier de réalisateur, qui repose beaucoup sur la capacité à convaincre des partenaires de vous suivre — qui est dans ce plan.

Le film a-t-il été inspiré par vos propres souvenirs ?Ma première histoire a été avec une Versaillaise, fille de royaliste, en pleine rébel-lion, qui m’avait choisi comme expression de sa rébellion ! J’ai eu affaire avec ce milieu royaliste, méfiant, voire un peu méprisant… Et puis au bout d’un moment, il y a eu une sorte d’acceptation, ils ont dû voir que je rendais leur fille heureuse, ce qui était quand même le plus important pour eux.

C’était une volonté depuis le début de faire de ce film une comédie ?Dès que Jean-Farès a été monté pour le théâtre, oui. Je pense fondamentalement que la comédie est plus efficace que le drame pour délivrer un message. Avec le drame, on compatit. Quand je regarde un drame, je ne suis pas impliqué. À partir du moment où le public rit, il sait de quoi je parle, parce que cela résonne à l’intérieur du spectateur. Je n’ai rien contre le drame, attention. Mais je trouve que la comédie convainc, quand le drame peut laisser exté-rieur. On s’émeut de choses qui ne nous concernent pas, mais on rit avec le person-nage parce qu’on comprend ce qu’il se passe pour lui, aussi parce qu’on a peut-être vécu une situation similaire.

Un film doit-il toujours défendre quelque chose ?Pour moi, oui. Jean-Farès parle de la diffi-culté de fonder une vie commune lorsqu’on n’a pas la même culture. C’est une ode au multiculturalisme et à la pluralité de la France. Je veux faire un cinéma nécessaire, en faisant toujours très attention de ne pas devenir un donneur de leçon. Je dois tou-jours rester dans le questionnement. Je fais une grande confiance à l’intelligence du spectateur et à son émotion pour trou-ver ses réponses.

L’accueil du film a été dithyram-bique.Le film a reçu une trentaine de Prix dans le monde entier, en effet, et il est encore projeté aujourd’hui. L’accueil du public a beaucoup évolué avec le temps. La première projection publique a eu lieu à la première édition du Festival de Marrakech, fin septembre 2001. À ce moment-là, le film a un impact extrême-ment fort : on est dans l’immédiateté des attentats contre les Twin Towers, et le discours est rassembleur, c’est une ode à la multiculture. Les gens rient à gorge déployée dans les salles, dans tous les pays. Je l’ai revu en présence d’un public juste après le 7 janvier, et ça rit jaune. J’ai l’impression qu’en 2001, le multi-culturalisme, on voulait bien y croire. Aujourd’hui, c’est plus difficile…PROPOS RECUEILLIS PAR JP

5 QUESTIONS À

Lyes SalemRéalisateur

Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce court-métrage ?À la fin des années 1990, Canal+ avait décidé de parrainer une dizaine d’acteurs et d’actrices, et pendant que mes cama-rades assistaient à des avant-premières — la chaîne nous invitait systématiquement aux projections des films qu’elle coprodui-sait — j’ai demandé une caméra sans trop savoir pourquoi. J’ai fait un court très expé-rimental mais ça m’a mordu à la réalisation. Puis l’étape du montage a été décisive. Une fois mes images un peu chaotiques assem-blées, je me suis rendu compte que je racontais une histoire. Ça a été le déclic. Puis, pendant trois ans, j’ai travaillé comme comédien au théâtre. J’avais participé à Émergences, une sorte d’université d’été pour jeunes talents du cinéma, dont le seul intérêt est de passer dix jours pendant les-quels vous allez rencontrer tous les gens dont vous avez besoin pour faire des films. Vous buvez des coups avec des électriciens, des preneurs de son, des chefs opérateurs, des régisseurs… J’avais rappelé deux-trois personnes au moment de la préparation de Jean-Farès, et c’est là que je retrouve le

chef opérateur, Steeve Baumann, qui fina-lement fera le film. Le film a été fait en trois-quatre nuits, place Dalida, dans une excellente ambiance. Je suis quelqu’un de très sérieux sur un plateau, anxieux et tendu. Il y a la place pour la déconne, mais ce n’est pas moi qui vais l’emmener.La chose dont je suis presque le plus fier, c’est le plan avec une centaine de per-sonnes qui célèbrent la naissance de mon fils [seul plan où Lyes Salem n’apparaît pas et seul vrai contre-champ du film]. Cette séquence, c’est 120 personnes venues un soir déguisées parce que j’avais réussi à les convaincre de venir. Ce plan a été fortement remis en question. Luc Besson voulait le court, à condition de couper ce plan. J’ai toujours refusé, parce que c’était pour moi l’incarnation de tout le processus du film. Le plan est naïf, c’est vrai. Cette naïveté découle d’un manque de pertinence avec le reste mais il repré-sente quelque chose que j’avais découvert de moi-même : le fait d’avoir réussi à réu-nir tous ces gens. J’ai quand même fait venir des gens que j’avais croisés dans un café. C’est tout le film et son processus de

Lyes Salem tourne avec Jean-Farès son premier court métrage. Il est depuis passé au long, avec L’Oranais, sorti en 2013. Il poursuit également une carrière d’acteur au cinéma et à la télévision.

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Go Forth de Soufiane Adel

2014, 1h03, documentaire, Aurora Films

Résumé : Soufiane Adel, né en Algérie en 1981, interroge sa grand-mère Nana qui vit en France depuis 1953. Il veut connaître l’histoire de sa famille.

Soufiane était perdu dans ses pensées, imaginant la vue qu’aurait un oiseau au-dessus de la cité de sa grand-mère, ou ce que l’on verrait à travers l’œil d’une caméra de surveillance, quand la femme assise en face de lui s’est mise à lui raconter une histoire. Et pas n’importe laquelle : celle qui mêle l’Algérie à la France, l’histoire des guerres que les deux pays ont faites ensemble et de la guerre qui les opposa. Quelques jours avant, un coup de téléphone de sa mère lui avait annoncé la mort prochaine de « Nana », mais il n’en fut rien. Nana retourne à Champigny-sur-Marne, où le documentaire commence, pénétrant la banlieue en un long travelling passant au-dessus des grillages comme on arrive au manoir de Citizen Kane. Comme souvent avec les grand-mères, on connaît sa recette de gâteau au chocolat avant l’histoire de son enfance. Soufiane Adel veut remédier à cela et décide de filmer cette mère de dix-huit enfants, qu’il n’a jamais associée aux moudjahidines, à la guerre, ou aux armes. De la petite à la grande Histoire, Nana fait des allers-retours, comme entre le français, l’arabe et le kabyle. Le réalisateur apprend à tresser une ceinture, boit des cafés, trie de vieilles photos. Les drones, derrière les fenêtres du salon, montent et descendent, font le tour de la banlieue, Soufiane espérant « que l’image, par la caméra en mouvement, puisse modifier notre perception et notre rapport à l’espace, pour le regarder différemment. » HC

« Ces images ont d’abord été des troncs d’arbres, depuis la fenêtre de l’avion Air Algérie qui m’emmenait en France. C’était ça la France à huit ans, une fôret. »

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jouaient tranquillement. Il y a quelque chose d’utopique dans certaines banlieues de France qu’on ne voit pas, et qui m’a bouleversé aux Mordacs : sa rénovation à échelle humaine, aussi belle esthétique-ment que les appartements de Le Cor-busier à Firminy, Alger ou à la Cité Universitaire de Paris. Ce territoire est en continuité avec l’Algérie, comme une liaison, comme deux territoires qui se touchent, se juxtaposent.

Pourquoi avoir utilisé des drones ?Je voulais m’éloigner des stéréotypes de la banlieue tout en reliant le territoire à son histoire. On utilise souvent les drones pour faire la promotion de certains lieux afin de mettre en avant leur beauté vue de haut. C’est un regard poétique et intime. Avec beaucoup de distance, comme un voyage, de nuit pour voir les lumières de la ville, et de jour, pour la matière, l’architecture et le mouvement au sol. Pourquoi avoir choisi de raconter l’his-toire d’une femme ?

D’où vous est venue l’idée de ce docu-mentaire ?En 2012, ma grand-mère paternelle a été hospitalisée. Quand je lui ai rendu visite, c’était la première fois que l’on avait une longue discussion. Elle avait soixante-dix-neuf ans, dix-huit enfants dont deux sont morts, elle a été mariée deux fois, à quatorze et vingt-deux ans, a divorcé de ses deux maris et vit toujours avec ses deux derniers fils. J’ai longtemps réduit ma grand-mère à ça et j’ai réalisé que je ne connaissais pas réellement son histoire. À sa sortie de l’hô-pital, je suis allé chez elle. J’ai eu envie de la filmer. Deux images se sont télescopées dans ma tête : elle, assise sur son canapé, face à moi, et cette cité qu’elle a presque toujours habitée.

Quel regard le documentaire porte-t-il sur la banlieue ?Je suis arrivé à la cité des Mordacs, qui sym-bolisait, dans mon enfance, la peur, la délin-quance, les trafiquants de drogue. J’ai vu une cité verte et proprette, avec des aires de jeux au milieu desquelles des enfants

ENTRETIEN AVEC

Soufiane AdelRéalisateur

J’ai voulu filmer une femme anonyme, algé-rienne et française ; j’ai choisi délibérément ce mélange des deux histoires qu’elle raconte, à partir de récits familiaux parfois maladroits : la Grande Histoire, politique et sociale, les guerres qu’elle a connues, de la Deuxième Guerre mondiale en passant par l’Indochine et l’Algérie, puis son histoire intime, sa condition familiale, et sa place de femme. Cette intimité se ressent quand elle se met à parler en kabyle et délaisse peu à peu le français. Dans le déroulé du témoi-gnage, émerge au fur et à mesure la figure de cette femme « politique ».

Qu’est-ce que le film vous a appris sur vos propres origines ?C’est un peu résumé dans le générique oral du film. Ce que j’ai compris en faisant ce

film, c’est que la guerre d’Algérie n’était pas un mouvement de haine envers la France mais le désir immédiat d’un peuple pour son émancipation politique et sociale. Aujourd’hui, ce désir d’émancipation existe toujours en particulier dans les banlieues françaises, comme un effet de la lutte des classes.

Aujourd’hui, qu’est-ce qu’être algé-rien, franco-algérien, en France ? J’ai compris que l’important, c’était moins mon origine géographique que sociale, comme je le dis dans mon film : « Je n’ai pas le complexe du colonisé, je n’ai pas le com-plexe du maghrébin, de l’Algérien circoncis, je n’ai pas le complexe du musulman, du banlieusard. J’ai le complexe du prolétaire. »PROPOS RECUEILLIS PAR HC

Né en 1981 en Algérie, Soufiane Adel arrive en France à l’âge de huit ans. Il est le réalisateur de plusieurs courts métrages et documentaires dont La Cassette, Kamel s’est suicidé six fois, son père est mort, et Go Forth.

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Trop noire pour être françaised’Isabelle Boni-Claverie

2013, 52 min, documentaire, Quark Productions

Résumé : Mêlant approche intimiste et analyses de spécialistes, la réalisatrice franco-ivoirienne montre combien le passé colonial conditionne le regard de la France sur ses citoyens noirs.

Quelque part entre l’école primaire — où on lui refuse le rôle de la Vierge Marie pour lui refiler celui de Balthazar — et ce jour de 2010 où Jean-Paul Guerlain clame à la télévision française que les « nègres » n’ont peut-être jamais travaillé autant que lui, quelque chose a changé dans la vie de la réalisatrice Isabelle Boni-Claverie. Issue d’un des premiers couples mixtes de France (ses grands-parents), et élevée par sa tante et son oncle, une journaliste et un juriste issu de la grande bourgeoisie de province, Isabelle pensait ne jamais souffrir du racisme, sa couleur de peau, lui semblait-il, étant compensée par son statut social aux yeux de ses camarades. Il n’en fût rien.

La réalisatrice, tout comme ces témoins venant raconter sur fond blanc leurs anecdotes de racisme ordinaire, a son lot d’histoires gênantes. Trop noire pour être française ? ne s’attaque pas au racisme de front, le racisme qui découle d’une peur de l’inconnu dont le monde se déleste peu à peu, mais vise à dénoncer un mal plus latent, celui du racisme inconscient, comme celui de cette femme qui glisse à la réalisatrice, à l’occasion d’une fête d’école, que le petit métisse qui danse a évidemment « le rythme dans la peau ».

L’histoire du racisme français, c’est la mosaïque d’erreurs, de maladresses et d’ignorances que le documentaire retrace. Ce sont les grands moments de l’histoire, de la colonisation au discours de Nicolas Sarkozy à Dakar, ce sont les publicités Uncle Ben’s à travers les âges, et surtout, ce sont ces histoires à échelle humaine de ces familles françaises à qui l’on continue de demander « d’où » elles viennent. Souleymane Bachir Diagne, philosophe d’origine sénégalaise et professeur à l’université de Columbia à New York, lui-même arrivé en France en prépa à Louis-le-Grand « sur les traces de Senghor », établit un parallèle : « Comparée aux États-Unis, il serait tentant de considérer que la France n’a pas connu une histoire faite de violence, mais ce serait

oublier que la France a pour ainsi dire exporté la violence raciste dans ses colonies. Et aujourd’hui, elle doit affronter à l’intérieur de l’Hexagone même les maux que l’on associe à l’Amérique. Les États-Unis ont eu une terrible histoire avec le racisme et aujourd’hui encore, même si Barack Obama a été deux fois élu, il y a un racisme structurel qui subsiste. Cette question touche les méthodes policières, la justice, et d’autres secteurs. »

On se souvient des injures envers Chris-tiane Taubira en couverture de Minute, des supporters londoniens de Chelsea qui, en déplacement à Paris, chahutent un homme noir dans le métro, ou de la tra-gique affaire, plus controversée, de Zyed Benna et Bouna Traoré dont la mort dé-clenchera les émeutes de 2005. S’appuyant sur le même genre d’événements représentatifs, Isabelle Boni-Claverie, continue de se demander : « Qu’est qu’être noir en France aujourd’hui ? ». Pour ses enfants mé-tisses, et au travers de ses questionnements personnels sur ses origines, la question hante et demeure. Une question qui met à mal les mieux intentionnés et même les experts. Pap Ndiaye, Achille Mbembe et Éric Fassin s’essaient à l’exercice du décor-ticage, alors que les sittings devant la boutique Guerlain s’enchainent. Souleymane Bachir Diagne envisage une réponse en deux temps : « Objectivement : c’est mettre à l’épreuve cette idée que la France se fait d’elle-même comme une société ouverte, pluraliste, aveugle aux différences de race et de religion au nom de l’idéal républicain. C’est mesurer ce qu’il en est dans la réalité de son ouverture à la différence et sa ca-pacité à s’accepter comme pluriel, et le chemin qu’il lui reste à parcourir dans cette direction. Subjectivement : c’est, ou ce devrait être, embrasser de la manière la plus heureuse possible son identité comme citoyen français à part entière, sa différence d’afro-descendant et peut-être ses multiples autres identifications. »

Pendant ce temps-là, sur fond d’Ella Fitzgerald et d’Avishai Cohen, les récits se multiplient : des fêtards distraits continuent de prendre un homme noir pour le videur, ou des acheteuses chics de confondre la réalisatrice avec la vendeuse. Auteure d’une lettre ouverte à François Hollande et Manuel Valls en 2015, Isabelle Boni-Claverie déplore la dissolution de la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et

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pour l’égalité), un désintéressement du gouvernement sur les questions de diversité, et la façon dont cela profite aux partis d’extrême droite. Mais la réalisatrice note un espoir de changement : « On a longtemps été dans un système assimilationniste dans lequel, dès qu’on brandissait une parole différente, on était taxé de communautarisme. La grande et vraie évolution, c’est que l’espace de parole s’ouvre, que les gens peuvent enfin s’exprimer. Et pas seulement sur les réseaux sociaux, mais aussi à travers des œuvres, des films, des documentaires, confie-t-elle au Point. Dans le milieu du cinéma, j’observe une envie de parler de l’autre. Il y a de plus en plus de réalisateurs blancs dont les films mettent en scène des noirs, mais parmi ces derniers, beaucoup continuent de ne pas se reconnaître dans ces rôles ou ces situations. Reste, c’est vrai, qu’il y a beaucoup plus de rencontres, notamment dans les classes de l’école publique, où il y a des enfants d’origine et de confession très diverses. J’espère que ça va permettre aux uns et aux autres de mieux se connaître. » Trop noire pour être française ? pose la question d’une société post-raciale, un projet déjà sous-entendu par le couple d’Alphonse Boni et sa femme dès le début du siècle, et qui met tant de temps à s’imposer. En se demandant ce qu’ « être noir en France » veut dire, la réalisatrice murmure : quand finira-t-on par arrêter de parler de race. HC

Qu’avez-vous pensé du documen-taire ?J’apparais dans le film car je faisais partie de l’auditoire du cours de Mme Sylvie Cha-laye. Il y a une réflexion théorique sur le racisme mais j’ai eu l’impression qu’elle n’allait pas réellement dans le fond, qu’en partie elle ne réussissait pas à évoquer le racisme comme un système de domination et de pouvoir qui trouve ses origines dans la traite négrière et la colonisation concer-nant les Afro-descendants. Le racisme n’est

5 QUESTIONS À

Marie-Julie ChaluComédienne

pas qu’une manifestation d’hostilités, d’insultes, de mépris ou de haine entre individus, mais un système discriminatoire qui construit des « races » au profit d’un groupe. Ainsi, considérer le blanc comme neutre et les autres comme spécifiques est une marque de domination de ce système. Il faut avoir conscience de cette complexité pour pouvoir la combattre.

Vous souvenez-vous vous-même d’anecdotes qui, comme celles que

Marie-Julie Chalu est une jeune comédienne, également membre du laboratoire de recherche du SeFeA (Scènes francophones et écritures de l’altérité). Elle est à l’affiche de l’adaptation théâtrale du roman de Virginie Despentes, King Kong Théorie.

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racontent les témoignages du documentaire, révèlent un racisme latent, ce qu’elle appelle le racisme « inconscient » ?Oui, c’est en général ce racisme-là qu’on peut vivre au quotidien. On m’a demandé de faire l’accent africain (je tiens à préciser qu’il n’existe pas, tout comme l’accent euro-péen) lors d’une répétition de théâtre étant la seule noire. On m’a dit que j’étais « belle pour une noire ». On a voulu toucher mes cheveux crépus sans me le demander. Dans le film, ce racisme latent est manifeste quand la réalisatrice se rend à un club privé et élitiste que ses parents fréquentaient. Le président du club dit en substance qu’il accepterait un homme noir s’il avait un savoir-vivre après maints bégaiements dans son explication. Souvent, les gens ne se pensent pas racistes et ne veulent pas avoir de mauvaises intentions mais ils ont baigné dans ces stéréotypes et clichés raciaux. On voit comme le racisme est une mécanique pernicieuse.

Avez-vous souffert du racisme dans le milieu artistique, dans lequel vous évoluez ? Oui. On croit au début que le milieu artis-tique serait plus ouvert, c’est parfois vrai, mais globalement il fait partie de la société dans laquelle on vit. Les imaginaires sont encore colonisés, pas encore complètement libérés de ces paradigmes. En plus, je fais du théâtre qui est vu comme un art bour-geois blanc. On accepte plus de voir des noirs dans la musique ou la danse qui va avec le stéréotype « ils/elles bougent bien, ils/elles ont le rythme dans la peau », héri-tage de l’imaginaire colonial, mais le

Comment avez-vous travaillé sur ce documentaire avec la réalisatrice ?Isabelle Boni-Claverie m’a contacté, elle m’a raconté son projet, et j’ai tout de suite accepté, car l’articulation entre classe et race me paraissait originale et nécessaire. J’ai été attentif à ne pas prendre pour objet « les noirs » ni « les noires », mais les méca-nismes de racialisation qui touchent tout le monde. Et de fait, parce que, dans ce film, le spectateur ne peut pas oublier la couleur des intervenant-e-s que de la réalisatrice, du fait que je suis blanc, j’ai pris soin de mettre l’accent sur ce qu’on appelle la « blanchité ».

Quelles difficultés avez-vous rencon-tré sur ce tournage pour « décorti-quer » le racisme en France ?La difficulté principale, à mes yeux, c’est la position d’« expert ». Or c’est un docu-mentaire à la première personne ; toute-fois, la réalisatrice fait appel à des tiers — qui parlent à la troisième personne. Ce dispositif me paraît intéressant, puisqu’il renverse la position habituelle du témoin convoqué par l’expert ; ici, c’est la première concernée qui va au-devant de gens dont elle connaît le travail, pour nourrir son auto-analyse, qui est aussi l’analyse d’un moment collectif.

théâtre est considéré comme un art de la parole et de la pensée, difficilement concédé aux personnes non-blanches. Pourtant, je pense que le monde de la culture, étant le reflet de notre société, a la possibilité par la création l’audace de s’interroger sur ses limites, ses paradoxes, ses inégalités, ses contradictions, encore faut-il en avoir les moyens.

La réalisatrice raconte s’être long-temps sentie protégée du racisme car elle avait été adoptée par des parents issus de la bourgeoisie. Est-ce que vous percevez un lien entre racisme et classe sociale ? La classe n’efface pas la question raciale. Oprah Winfrey, qui a beau être considérée comme une des femmes les plus riches des États-Unis, a été victime de racisme dans un magasin en Suisse. Cependant, les personnes noires constituent un petit pourcentage des milieux bourgeois. On voit là comme il y a un plafond de verre. Une bonne partie des classes populaires et défavorisées en France est composée de personnes issues de l’immigration postcoloniale. On est parfois cantonné à une classe sociale défavorisée à cause de sa « race » du fait de la discrimination au logement, à l’emploi, etc.

Comment répondriez-vous à la grande question que se pose la réalisatrice dans son documentaire « qu’est-ce qu’être noir(e) en France aujourd’hui ? »Il faut dealer tous les jours avec. On est comme exilé dans son propre pays alors il faut créer son espace de liberté. J’arrive à

5 QUESTIONS À

Éric FassinSociologue

Éric Fassin, qui intervient dans Trop noire…, est un sociologue français qui enseigne les sciences politiques à l’Université Paris 8. Souvent engagé dans le débat public, il travaille notamment sur la politisation des questions sexuelles et raciales, en France et aux États-Unis.

le faire quand je suis sur scène ou quand j’écris mais la question raciale toque tou-jours à la porte malgré moi puisque quasi tous les jours on me renvoie à ma couleur de peau. C’est une question aussi qui devrait interroger tout le monde, c’est-à-

dire qu’en face on doit se demander pour se rendre compte des privilèges : « Qu’est-ce qu’être blanc en France ? » Puisqu’un système qui crée des inégalités, ouvre en face aussi des privilèges.PROPOS RECUEILLIS PAR HC

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Comment définiriez-vous ce « racisme latent », « inconscient » dont on parle dans le documentaire ?Je crois qu’en France, on continue de confondre le racisme et les racistes. Or il faut changer de point de vue, pour adopter celui des racisés — ceux que le racisme structurel, dans une société que son Premier ministre juge définie par un véritable « apartheid », assigne à une position raciale. L’intérêt, c’est de ne pas s’arrêter aux intentions pour se concentrer sur les effets ; c’est de dépasser l’idéologie raciste pour s’attacher au racisme systémique. C’est le moyen de comprendre comment des milieux peu suspects d’idéologie raciste peuvent rester fermés : les médias, le cinéma, le journalisme, l’université, etc.

Quelles sont les spécificités du racisme « français » par rapport à d’autres pays ?Le déni. Le racisme n’est pas propre à la France ; mais dans notre société, on veut croire qu’il n’existe pas, ou plutôt, qu’il est marginal, et non structurel, que c’est une

aberration, au lieu d’admettre qu’il est systémique. Nous voulons croire que la République universaliste est incompatible avec le racisme, alors qu’elle aura également été une République coloniale. Nous dénonçons le communautarisme des « autres » racisés, en oubliant que l’exclusion commence par le communau-tarisme blanc.

Vous parlez du lien entre racisme et domination, des relations de pouvoir, mais la réalisatrice raconte qu’elle s’est longtemps crue « protégée » du racisme par sa catégorie sociale... C’est l’intérêt premier du film : la réalisa-trice raconte une illusion, mais aussi une désillusion. Car finalement, la race n’est pas soluble dans la classe. L’appartenance à la bourgeoisie ne suffit pas à effacer le stigmate de la couleur. Ce parcours est d’autant plus intéressant qu’il est le révé-lateur d’une expérience familière dans notre pays : le déni de la race, pendant longtemps, n’a pas été seulement le fait des blancs.PROPOS RECUEILLIS PAR HC

« Dans notre société, on veut croire que le racisme n’existe pas, ou plutôt qu’il est marginal, et non structurel, que c’est une aberration, au lieu d’admettre qu’il est systématique. »

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Schuui, schu… schuui, schu… schuui, schu… Nono (Eddy Mitchell) imite le son de la scie face à Lucien Cordier (Philippe Noiret) et l’accompagne du geste du scieur. Nono est officiellement le frère de la femme de Lucien, Huguette (Stéphane Audran), mais en réalité son amant. Il a découvert le secret de Lucien, policier unique d’un village de l’Afrique occidentale française (AOF) en 1938, et le lui signifie ainsi. Tous les colons prennent Lucien pour un sombre idiot, ils le moquent et l’humilient publiquement (« M’interromps pas quand je t’interlocute, Lucien mon chien », dit son supérieur, Chavasson, interprété par Guy Marchand). Alors, à force de dégoût de cette nature humaine qui s’épanouit comme une fleur célinienne sous le soleil africain, Lucien décide de se venger. Sans rien changer aux apparences, en restant aux yeux de tous l’idiot débonnaire du village. Dans cette formidable atmosphère d’ennui métaphysique gagné par la lubricité et le racisme (les locaux baptisés « Fet’Nat » et « Vendredi », Jean-Pierre Marielle tirant sur les cadavres d’Africains dérivant dans le fleuve, etc.), il va monter les colons les uns contre les autres, semer le trouble et les éliminer physiquement sans que l’on puisse imaginer qu’il soit l’auteur de cette machination diabolique. Et il commence par scier nuitamment le plancher des toilettes publiques afin que l’un de ses ennemis tombe en costume dans la fosse à merde au petit matin. Nono l’a entendu et vu faire, il pense pouvoir le faire chanter mais Lucien, étrange figure d’ange exterminateur et de tueur en série lunaire, ira jusqu’au bout. Ivre de son pouvoir quasi divin, il hésitera même à liquider d’innocents enfants du village qui jouent dans la poussière sous un soleil aveuglant, pour en finir avec tout.

Coup de torchon de Bertrand Tavernier, coécrit avec Jean Aurenche et tourné en 1981, vient de la littérature. D’abord 1 275 âmes (1964), de l’écrivain américain Jim Thompson dont l’action se déroule en 1910 dans un village du Texas. Le film en est une parfaite adaptation/transposition. Reprenant le personnage principal, sa situation, ses actions, le racisme des blancs texans vis-à-vis des noirs américains, il les déplace dans l’Afrique coloniale à la veille de la Seconde Guerre mondiale. On pense évidemment à l’autre histoire qui relie les deux continents, l’esclavagisme. Le résultat est un film inclassable, une comédie noire d’un cynisme extrême, une sombre jouissance qui est aussi un film politique et historique sur l’empire colonial français. Coup de torchon se nourrit de deux autres livres, deux descriptions de cette Afrique française : Voyage au

Le son de la sciepar Christophe Dabitch

Écrivain, auteur de bandes dessinées

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bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline et le Voyage au Congo d’André Gide. De l’un la vision, entre autres, des Blancs fondant comme un « morceau de sucre dans le café » ; de l’autre la prédation, l’exploitation et le racisme. Avec ce film, Bertrand Tavernier écrit une histoire française qui n’est pas l’histoire officielle, celle du roman national. Il contribue à sa façon aux travaux des historiens engagés dans cette voie d’élucidation et d’évocation des parts les plus sombres des réalités historiques. Son approche est la peinture d’une comédie humaine à grands traits satiriques qui peut difficilement trouver une meilleure expression sensible qu’artistique. Du côté du spectateur, il me semble que ce film est troublant car, plutôt que de présenter une fable éthique, claire, opposant les bons et les méchants, il l’entraîne dans un rire pétri de malaise, dans une envie de meurtre procédant d’un dégoût généralisé et d’un sentiment d’impuissance à changer quoi que ce soit à la nature humaine. Il enchaîne le spectateur à Lucien dans sa chute qui, loin de le libérer, le fait glisser dans une forme de néant. Il n’est pas bienpensant de ce point de vue et n’offre pas à bon compte une bonne conscience empreinte de repentance.

Contrairement aux livres qui agissent peut-être par d’autres voies, il me semble que des films restent par des images, des répliques, des figures. Et, plus rares, certains donnent l’impression de nous accompagner durant des années. J’ai vu Coup de torchon à l’adolescence. Son humour dévastateur m’avait frappé, de même que ses « numéros d’acteur », ses « bons mots » et une écriture littéraire des dialogues (Jean Aurenche a également coécrit Le Juge et l’Assassin du même Bertrand Tavernier). Exemples : « Y’a trois sortes de Français : y’a les vrais Français, les Français de merde et la merde de Français. Et bah toi, t’es même pas d’la merde de Français, t’es d’la merde de mange-mil d’Ariégeois. » Ou : « Tu cherches à sauver des innocents ? Y’en a pour ainsi dire pas. Les crimes, y sont tous collectifs. On participe à ceux des autres et les autres participent aux vôtres. » Je l’ai retrouvé en lisant Voyage au bout de la nuit, notamment par le talent de la formule, une vision européenne maladive de l’Afrique et la décadence molle des personnages. J’y ai fortement pensé lors de voyages au Burkina Faso, Mali, Togo et Sénégal dans les années 2000, en croisant certains Français locaux que les Africains de l’Ouest nomment les « blancs cassés ». Pour une bande dessinée autour d’Arthur Rimbaud, j’ai ensuite été invité en Éthiopie et l’on m’a demandé de proposer un film français pour une soirée cinéma. Cela a été très étonnant, au sein d’un Institut français, dans ce pays — un des rares en Afrique à ne pas avoir été réellement colonisé, qui a chassé assez tôt les troupes italiennes de ses terres et qui en tire une grande fierté — de voir ces spectateurs éthiopiens regarder avec stupeur cette fable cynique située dans une Afrique leur semblant une autre planète.Puis, après l’histoire de René Caillié, le « découvreur »

de Tombouctou au début du 19ème siècle1, je me suis intéressé à celle méconnue de la colonne Voulet-Chanoine, le dernier acte de conquête militaire français en Afrique de l’Ouest à la fin du 19ème siècle, qui a suivi un chemin proche de celui de René Caillié, entre le Sénégal et le lac Tchad. Je n’ai pu m’empêcher d’y glisser un hommage à Coup de torchon, la scène où Lucien en fin de parcours hésite à tirer sur les enfants africains2. Un courant souterrain qui irrigue l’histoire française en Afrique de l’Ouest m’y semblait évident, tout comme sont profondément reliés les chemins de l’explorateur innocent René Caillié et des militaires sanguinaires dirigés par Voulet et Chanoine.

Que disent les documentaires et films de fiction Afrique(s), une autre histoire du XXème siècle, Ici, on noie les Algériens, Gerboise bleue, Indigènes, etc. ? Ils disent une mauvaise conscience mais surtout une histoire non-dite, non-officielle et non-surplombante ; des histoires cachées, avec d’autres points de vue que le dominant nationaliste, celui du vainqueur ; des mémoires individuelles qui se sont perdues dans le temps, que l’on n’a pas jugé bon ou bien oublié de retenir ; des vies dont on retrouve l’épaisseur et la complexité grâce à un traitement narratif, cinématographique, en bande dessinée ou en récit littéraire. Il y a dans ces réalisations artistiques sur des évènements historiques quelque chose qui sape le discours officiel et qui me fait penser à cette scie dont Lucien se sert dans la nuit. Pour filer abusivement la métaphore, la leçon de la scie de Coup de torchon, ce son qui s’insinue et persiste, pourrait être celle-ci : il s’agit de scier les planches de l’histoire officielle qui cachent la fosse à merde de cette même histoire, de nous y faire tomber d’une certaine façon, afin que l’on sache. Car si ce que l’on nomme le « devoir de mémoire » peut être sujet à discussion, la nécessité de la connaissance ne l’est pas.

1-Abdallahi, avec Jean-Denis Pendanx, éditions Futuropolis. Prix de la bande dessinée au Festival Les Rendez-vous de l’histoire de Blois.2-La Colonne, avec Nicolas Dumontheuil, éditions Futuropolis.

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Cong Binh,la longue nuit indochinoisede Lam Lê

2011, 1h36, documentaire, ADR Productions

Résumé : 20 000 Vietnamiens sont recrutés de force à la veille de la Seconde Guerre mondiale, dans ce qui est alors l’Indochine française, pour venir suppléer les ouvriers français partis au front.

Remarqué dans les années 1980 pour ses fictions Rencontre des nuages et du dragon (moyen métrage sélectionné à Cannes en 1981) et Poussière d’empire (long sorti en 1983, applaudi à Venise et Berlin), le réalisateur franco-vietnamien Lam Lê s’attaque cette fois-ci au documentaire. Littéralement « ouvrier-soldat » en vietnamien, l’appellation du titre désigne les quelque 20 000 Indochinois enrôlés de force par la France pour remplacer la main d’œuvre mobilisée au front pendant la Seconde Guerre mondiale. Lê donne la parole aux survivants, qui témoignent face caméra de cette page aussi sinistre qu’occultée de notre Histoire récente. Dans la voix de ces vieux messieurs, dont la moyenne d’âge tourne autour de quatre-vingt-quinze ans, il ne plane que rarement l’ombre d’un ressentiment envers l’ancienne « mère patrie », malgré la description parfois violente, souvent espiègle des humiliations et privations subies plus de soixante-quinze ans en arrière.

Pourquoi ? Peut-être parce que Cong Binh raconte aussi une lutte anticoloniale à l’issue heureuse dont ils ont été dépossédés, retenus en France pendant la guerre d’indépendance et considérés comme des traitres à leur retour. Lorsque ces hommes à la peau burinée par le temps se replongent dans leurs souvenirs, ils défendent aussi leur camp avec une conviction intacte, qu’ils aient été staliniens (et futurs grands vainqueurs de l’indépendance) ou trotskystes (et censurés par le régime vietnamien). Pour autant, le cinéaste de fiction ne se contente pas de ces témoignages, si forts soient-ils, et joue aussi avec les formes : la vie au Viêtnam en l’absence des déportés est racontée par des marionnettes sur eau, une actrice lit des passages de Senghor ou de Sartre sur la colonisation, et la chanteuse Le Cát Trong Lŷ compose une bande son originale rêveuse et entêtante… Grâce à ce film et l’émotion qui en affleure, Lam Lê rend aux Cong Binh leur place dans l’histoire de la décolonisation, en invitant le public à réfléchir à la sienne. DAVID ALEXANDER CASSAN

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France. J’ai choisi le théâtre de marion-nettes parce que c’est la forme populaire du théâtre vietnamien. J’ai écrit ces séquences et on a créé les marionnettes spécialement pour le film : ça n’a rien à voir avec la forme folklorique que connaissent les touristes.

Pensez-vous avoir fait un film fran-çais ou vietnamien ?Je le dis avec fierté : c’est un film français, fait par un Français issu de la diversité ! Parce que le film est complètement bicul-turel : je suis un passeur de mémoire entre la France et le Viêt Nam, mais aussi entre les générations.

Diriez-vous que l’anticolonialisme est un thème qui parcourt votre œuvre ?On a vite voulu faire de moi un anticolonia-liste, mais ça n’a jamais été un thème pour mes films : en tant qu’auteur de cinéma je parle de ma vie, et la colonisation est une partie de ma vie, puisque j’ai grandi en Indochine coloniale. C’est pour ça que j’avais en tête, dès que j’ai fini mon premier moyen métrage au début des années 1980, de faire ce que j’appelle ma « trilogie indo-chinoise » sur l’Indochine française, et dont Cong Binh est le dernier volet.

Pourquoi avoir choisi le documentaire pour compléter cette trilogie, débu-tée par deux fictions ?Au départ, je voulais clore cette trilogie, donc, mais aussi répondre aux discours de Nicolas Sarkozy sur l’aspect positif de la colonisation. Je voulais répondre à cette tentative d’instrumentalisation de l’His-toire par une fiction, comme l’a fait Rachid Bouchareb avec Indigènes et Hors-la-Loi. Mais quand j’ai été au Viêt Nam et que j’ai entendu parler mes témoins pour la pre-

Né en Indochine et arrivé en France à l’âge de six ans, Lam Lê est remarqué dans les années 1980 pour les fictions Rencontre des Nuages et du Dragon et Poussière d’Empire. Il a régulièrement collaboré avec Claude Miller.

mière fois, j’ai compris que personne ne croirait une fiction. D’autant qu’ils n’étaient qu’une trentaine de survivants : si je ne les recueillais pas pour un documentaire, tous ces témoignages risquaient de disparaître. Pour que les jeunes générations com-prennent ce qu’était la colonisation, il fal-lait entendre ces horreurs de la bouche de ceux qui les ont vécues.

Comment avez-vous réussi, juste-ment, à faire parler ces hommes ? Ils se sont confiés à moi comme à un fils, parce qu’ils ont l’âge de mon père et qu’ils s’adressaient à quelqu’un qui parle leur langue, qui a vécu la colonisation. J’ai été marqué par le fait qu’il n’y ait pas d’amer-tume ou de haine de leur part… Ils ne se complaisaient surtout pas dans la victimi-sation.

Pourquoi avoir utilisé ces spectacles de marionnettes sur eau ?J’avais besoin de raconter ce qu’il se passait au Viêt Nam, dans leurs villages, pendant que les Cong Binh étaient retenus en

ENTRETIEN AVEC

Lam LêRéalisateur

Le message politique du film a-t-il porté comme vous le vouliez ?Oui, et pour preuve : aucune télévision française n’a voulu montrer mon film, parce qu’il dérange. La fierté que je retire des projections et des rencontres avec le public, c’est que le film ait rendu leur dignité aux Cong Binh et à leurs enfants, qui ont longtemps cru que leurs pères étaient des traitres. Ceux qui ont grandi en France peuvent désormais se sentir Français à part entière.PROPOS RECUEILLIS PAR DAC

90 HISTOIRE

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Moi, petite fille de treize ans : Simone Lagrange témoigne d’Auschwitzd’Elizabeth Coronel, Florence Gaillard et Arnaud de Mezamat

2009, 1h28, documentaire, Abacaris Films

Résumé : Déportée à Auschwitz à l’âge de treize ans, Simone Lagrange y a survécu pour devenir un témoin clé dans le procès de Klaus Barbie à Lyon.

En se résumant lui-même à un témoignage, ce Moi, petite fille de treize ans fait acte de modestie autant qu’il déroule son programme : explorer la mémoire de Simone Lagrange, née Kadoche, envoyée à Auschwitz à treize ans par Klaus Barbie, puis témoin-clé au procès du « boucher de Lyon » en 1987. Coréalisateur et producteur du film, Arnaud de Mezamat revient sur la naissance du projet : « la journaliste Florence Gaillard me présentait plusieurs projets, parmi eux, une interview avec Simone qu’elle avait faite pour un film anglais et qui m’a beaucoup impressionné. J’ai montré ça à France Télévisions, qui nous a tout de suite donné carte blanche. On a pu aller assez vite à partir de là. » Simone Lagrange est alors rare sur le petit écran, en dehors de quelques interventions à la télévision locale dans le prolongement de ses interventions auprès des jeunes, notamment à la maison d’Izieu [lieu de l’arrestation de 44 enfants juifs en 1944, dans l’Ain, devenu depuis le Mémorial des enfants juifs exterminés]. Elizabeth Coronel, elle aussi coréalisatrice et productrice du film, se souvient du premier contact : « Simone était très difficile à approcher, elle avait un fort tempérament et elle se méfiait de la caméra, de peur que l’on déforme son témoignage. Elle avait besoin d’une vraie relation de confiance. » Et c’est ce que Coronel et de Mezamat vont parvenir à installer avec cette dame qui en a trop vu, trop tôt. « Tout le film tient sur la parole, pointe Arnaud de Mezamat. Ce qui suppose une relation forte avec la personne que l’on écoute. »

92 HISTOIRE

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Il s’écoule finalement moins d’une année entre le premier contact, en juin 2008, et le tournage à Lyon en avril 2009. « On a mis les choses en place rapidement parce que Simone avait une santé fragile, et que c’était une charge physique et émotionnelle très importante pour elle. Avec son accord, on a choisi de tourner le gros du témoignage au Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon, un lieu chargé de mémoire. C’est à Lyon qu’elle a grandi, qu’elle a été interrogée par Barbie, qu’il y a eu le procès ensuite : on la remettait face à son histoire ». Un récit chronologique autour duquel est construit le film, et durant lequel Simone et son accent lyonnais racontent l’avant-guerre, la mise à l’écart des juifs, les dénonciations, la confrontation avec le monstre Barbie, le voyage vers Auschwitz, l’odeur de viande brulée, Mengele, les chambres à gaz, la mort de ses parents, les marches de la mort, la cigarette tendue par un soldat russe et le si difficile retour en France.

Un témoignage qui serre la gorge, où l’horreur des mots côtoie l’humanité de cette femme qui revient sur ce cauchemar qu’elle revit sans fin avec un sens du détail bouleversant. Pour accompagner ces images, tournées sur trois jours, les réalisateurs filment également Simone pour la fête de Pessa’h chez sa fille, à Fréjus, et lors d’une de ses interventions dans la maison d’Izieu, face à des jeunes à peine plus vieux qu’elle en cette triste année 1944. Si les documentaristes s’appuient sur des documents de famille et des archives lyonnaises pour mettre des images sur les mots de Simone, c’est du témoignage annoncé dans le titre que le film tire sa puissance et son émotion. « On a beaucoup travaillé sur le décor et la photo au CHRD, parce qu’il n’y avait pas d’autres artifices que la mise en scène de la parole, détaille Elizabeth Coronel. Il fallait être le plus juste possible. C’est aussi pour ça qu’on ne lui a jamais ou rarement demandé de recommencer. Et c’est à Lyon que ça a été le plus fort : il y avait une émotion permanente. Toute l’équipe était concentrée, captivée, émue, les assistants pleuraient beaucoup. Elle est très émouvante, parce que son récit est à la fois très simple, très direct et très imagé. » Au final, c’est bien la modestie du dispositif qui donne toute sa force au projet. « Simone était contente du film, parce que ça lui permettait de relayer sa parole, rapporte Elizabeth Coronel. Elle nous a dit : “maintenant qu’il y a le film, je n’ai plus besoin de me déplacer !” » Lors de sa première diffusion sur France 2, les téléspectateurs volatiles de la seconde partie de soirée restent captivés par la voix de la petite fille devenue grande dame. Simone Lagrange s’en est allée le 17 février 2016, emportant avec elle une montagne de souvenirs, des plus immondes aux plus légers. Le mot de la fin est pour Elizabeth Coronel : « Ce qui est intéressant avec Simone c’est qu’elle a été victime de Barbie et qu’elle a pu témoigner à son procès. Mais c’est aussi qu’elle a vécu la déportation très jeune, et qu’elle a gardé espoir, que la vie a été plus forte. » DAC

95MOI, PETITE FILLE DE TREIZE ANS

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10949 femmesde Nassima Guessoum2014, 1h14, documentaire, G.R.E.C.

Elle s’appelait Nassima Hablal et a été inhumée en mai 2013, en Algérie, à quatre-vingt-six ans. Dans le silence et l’anonymat, à peine contrecarrés par la caméra furtive de Nassima Guessoum. Des mois durant, la cinéaste a suivi la militante historique du mouvement de libération national : Nassima Hablal lui a raconté ses années 1950, les combats, les espoirs, la prison et les tortures. Au plus près de la caméra, elle s’affaire aux taches du quotidien tout en livrant ses souvenirs. Sans filtre. Et si le dispositif est simple, son impact s’en trouve d’autant plus renforcé. AC

HISTOIRE96

Gerboise bleuede Djamel Ouahab2009, 1h30, documentaire, Kalamae Films

Gerboise bleue, du nom du premier essai nucléaire français effectué le 13 février 1960 dans la région de Reggane, en Algérie, est un palpitant film d’aventure, doublé d’un formidable travail d’enquête sur les conséquences de la politique de dissuasion nucléaire voulue par le président Charles De Gaulle lors de son mandat élyséen. En confrontant les discours officiels aux témoignages des populations et des soldats irradiés, le film met en scène le fossé vertigineux qui peut exister entre la théorie et le souvenir. Le documentaire le remplit en quelques images très fortes, du vide de l’orbite de ce soldat contaminé aux larmes de celui qui se souvient du souffle de la bombe, en passant par la révolte des touaregs qui hurlent leur désespoir. La caméra de Ouahab capte ces moments rares et propose une contre-Histoire de la grandeur d’une France qui tourne encore le dos à ce passé décidément embarrassant. JP

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Afrique(s), une autre histoire du XXème siècled’Elikia M’Bokolo, Philippe Sainteny et Alain Ferrari

2010, quatre documentaires de 1h30, Temps Noir

Résumé : Cent ans d’histoire de l’Afrique racontée par les Africains qui l’ont faite ou vécue de près, du pourrissement des systèmes coloniaux à l’entrée dans le XXIème siècle.

L’objectif de ce documentaire sorti en 2010 ? Répondre au proverbe africain régulièrement cité dans la promotion du film : « Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur. » Les six heures d’Afrique(s), une autre histoire du XXème siècle doivent ainsi permettre à l’Afrique de raconter elle-même son Histoire.

À la tête de cette entreprise aussi ambitieuse que nécessaire, le réalisateur Alain Ferrari s’est entouré de deux spécialistes : Elikia M’Bokolo, historien congolais et

directeur d’études à l’ÉHESS, et Philippe Sainteny, journaliste et ancien rédacteur en chef de RFI. À trois, ils retracent l’Histoire du continent de 1885 à nos jours, de la longue marche vers l’indé-pendance aux fragiles démocraties d’au-jourd’hui, en passant par le règne des dictatures. En choisissant une approche à la fois chronologique et géographique, ils naviguent dans le temps avec une succession de zooms sur un ou plusieurs pays. Ainsi, les auteurs donnent une unité à une Histoire complexe trop sou-vent envisagée exclusivement dans son rapport à l’Europe. Des images puissantes et parfois inédites restent imprimées sur la rétine : celles de la liesse des indépen-dances ou de l’atrocité des génocides, guerres ou famines. Restent aussi une galerie de personnages, parfois magnétiques comme Patrice Lumumba (Premier ministre de la jeune République Démocratique du Congo, assassiné dans des circonstances sordides), parfois grotesques comme Jean-Bedel Bokassa (autopro-clamé empereur de Centrafrique). Pour raconter cette histoire de l’intérieur, le film s’appuie sur des intervenants prestigieux, observateurs ou acteurs, comme Wole Soyinka (écrivain nigérian et Prix Nobel de Littérature), Wangari Muta Maathai (biologiste et militante écologiste kenyane, Prix Nobel de la Paix), et une flopée d’anciens chefs d’État. Le résultat est une série documentaire forcément foisonnante, déjà indispensable à quiconque s’intéresse de près ou de loin à l’Afrique. DAC

Les auteurs donnent une unité à une Histoire trop souvent envisagée exclusivement dans son rapport à l’Europe.

98 99AFRIQUE(S), UNE AUTRE HISTOIRE DU XXÈME SIÈCLEHISTOIRE

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Juifs et Musulmans, si loin si prochesde Karim Miské

2013, quatre documentaires de 52 min, Compagnie des Phares et Balises

Résumé : Quatorze siècles d’Histoire commune ont vu les relations entre juifs et musulmans changer du tout au tout, des débuts de l’Islam au conflit israelo-palestinien.

Ambitieux programme que celui de cette série de quatre documentaires pour Arte : raconter le chemin parcouru ensemble par les Juifs et les Musulmans, des origines de l’Islam à nos jours. Quatorze siècles d’une Histoire jamais linéaire auxquels s’attaque Karim Miské, réalisateur de documentaires depuis plus de vingt-cinq ans. Si le sous-titre ne le sous-entend pas forcément, le cinéaste opte pour une approche chronologique, permettant au spectateur éclairé ou au profane de s’immerger dans une histoire sans majuscule, avec ses personnages et ses péripéties. La narration est assurée par une voix-off et enrichie par les interventions face caméra d’historiens de tous horizons, spécialistes des peuples en question. Mais pour mettre en image cette histoire dont il n’a longtemps existé que peu de représentations visuelles, le réalisateur fait aussi appel à l’animateur Jean-Jacques Prunès dont le trait donne sa singularité et son unité au film. Un choix payant, à en croire Aurélie Gigot, professeur d’anglais au Lycée Suger de Saint-Denis, où des projections du film ont été organisées début 2015 : « Les images d’animation sont très bien passées auprès des jeunes : il y avait un silence assourdissant dans l’amphithéâtre, ce qui est plutôt rare chez nous. »

Volontiers pédagogique, le film de Miské fait l’effort de rendre accessibles les concepts et évènements traités, de la Dhimma (régime auquel étaient soumis les non-musulmans en terres d’Islam) à la première intifada en passant par la convivencia (coexistence pacifique en Espagne musulmane) ou la déclaration Balfour de 1917 (établissant un foyer national juif en Palestine). C’est avec la Révolution française que la série bascule, à la fin de la deuxième partie, puisque le principe d’égalité remet en question la coexistence des Juifs et Musulmans telle qu’elle se vivait jusqu’alors. Et c’est ainsi que le film raconte, en creux, l’histoire de la colonisation européenne. « L’intrusion de l’impérialisme européen a joué un rôle considérable dans l’éloignement puis l’affrontement des Juifs

et des Musulmans, justifie Karim Miské. Parce que la colonisation a divisé pour mieux régner, en instrumentalisant des différences qui existaient mais n’étaient pas vécues de la même manière. On pourrait aussi parler de l’Inde et du Pakistan, des Hutus et des Tutsis… » Voilà bien l’une des forces du film : défendre, avec une indispensable objectivité scientifique, une vision de l’histoire plus complexe que l’opposition « par nature » créée par les conflits au Proche-Orient. Un message salutaire au moment où s’exacerbent les tensions entre communautés. « On est dans un lycée où la population est très bigarrée, et le film s’adresse directement à ces jeunes-là, conclut Aurélie Gigot. On aurait pu craindre des réactions négatives, par méfiance vis-à-vis des médias ou retranchement dans des points de vue radicaux. Mais au contraire, le film a permis de libérer la parole, de briser préjugés et amalgames pour faire comprendre cette histoire méconnue aux élèves ». DAC

« En creux, le film raconte l’histoire de la colonisation européenne. »

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5 QUESTIONS À

Karim Miské Réalisateur

Comment en êtes-vous venu à tra-vailler sur ce film ?C’est un film de commande : je venais de faire Musulmans de France avec la même société de production, la Compagnie des Phares et Balises, quand ils m’ont demandé de faire Juifs et Musulmans. Le projet avait déjà été lancé, avec deux documentalistes à plein temps, et il a représenté quatre ans de travail au total, dont trois avec moi.

Pourquoi le choix du traitement chro-nologique ?Eux envisageaient de faire des allers-re-tours entre présent et passé pour pallier au manque d’images disponibles dû au tabou de la représentation des juifs et des musulmans. Mais je n’avais pas envie de ça. D’abord, parce que c’est une Histoire que les gens ne connaissent pas, et qu’il fallait les laisser prendre leurs repères.

Ensuite, parce que le présent est conflic-tuel et que l’on risquait de donner une vision téléologique de l’Histoire, où tous les évènements justifieraient la fin, mais il n’y a pas de fatalité en Histoire. Elle n’a pas toujours été harmonieuse, parce que l’être humain est un être de conflits, mais l’idée selon laquelle le juif est un ennemi par nature du musulman, et vice versa, n’est apparue que lors du dernier des qua-torze siècles d’histoire commune.

Pourquoi opter pour les reconstitu-tions animées ?C’est une conséquence directe de l’ap-proche chronologique. Il fallait produire nos propres images, mais nous avions trop de lieux et d’époques pour envisager une reconstitution : il nous aurait fallu un budget de superproduction. Il ne nous restait que l’animation, d’autant que la démocratisation des outils a changé les modes de production et baissé les coûts…

Pourquoi passer aux images d’ar-chives sur la période plus récente ?On peut discuter du statut de preuve d’une image, mais il y a évidemment un peu de ça. Dans un documentaire histo-

« Dans le contexte conflictuel qui existe notamment en France, le film lève un tabou : on a le droit de s’intéresser à cette histoire commune, de comprendre que l’on partage quelque chose, que l’on n’est pas seulement ennemis. »

rique, les photos ou vidéos appuient la véracité du propos. L’animation nous permettait de condenser certains pas-sages de l’histoire, de faire comprendre les mécanismes historiques différem-ment, grâce au symbolisme. C’est l’ani-mation qui permet d’assumer un point de vue sur l’histoire, qui donne finale-ment une unité à la série.

Comment avez-vous choisi les inter-venants ?Je voulais qu’au moins la moitié des inter-venants s’expriment en anglais, pour avoir des regards différents, venus du monde entier. Il fallait que ce soit de bons spécialistes, mais qu’ils puissent aussi parler d’une période étendue, pour que le spectateur puisse les retrouver. Qu’ils soient aussi de « bons clients », bien sûr, parce que c’est de la télévision. Enfin, je tenais à ce que la majorité d’entre eux soient de culture juive ou musulmane, pour qu’ils soient directement concernés, que certains d’entre eux puissent racon-ter des histoires personnelles et que l’on voit les êtres humains derrière les scien-tifiques.

En plus d’une quinzaine de documentaires à son actif, Karim Miské a également publié un essai, N’appartenir, et un roman policier qui lui a valu le Grand Prix de littérature policière, Arab Jazz.

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Le film visait-il un public particulier ?Oui, bien sûr : celui des minorités juives et musulmanes en occident. Mais le film a touché des gens bien au-delà : je sais qu’il se vend au marché noir, au Maroc et en Tunisie par exemple. Il y a quelque chose qui ne parvient pas à s’unifier dans les

récits, et le film permet de se positionner, ou pas, dans une Histoire dont on n’a pas les clefs. En dehors des partisans, qui cam-peront sur leurs positions, je crois que c’est un film qui apaise les gens.

« Apaiser », c’est le mot d’ordre ?Un film existe en soi, et ne peut pas être réduit à un objectif. Mais on n’est pas naïf, et dans le contexte conflictuel qui existe notamment en France, le film lève un tabou : on a le droit de s’intéresser à cette histoire commune, de comprendre que l’on partage quelque chose, que l’on n’est pas seulement ennemis. Ce qui m’intéresse, c’est de libérer les gens de discours préé-tablis, de sortir chacun de sa doxa : il faut être capable de confronter ses idées à des faits historiques.

Qu’est-ce qui vous a séduit dans le projet à l’origine ?J’étais ravi qu’on me le propose, d’autant qu’il y a presque une heure d’animation sur quatre heures de film, c’est presque un long métrage ! Mais la productrice, Anne Labro, me disait que l’animation coûte trois à quatre fois plus cher que le documentaire « traditionnel », et il a donc fallu simplifier pour économiser et respec-

ter le budget. Heureusement que les outils numériques permettent de gagner beaucoup de temps : on n’a plus besoin de tout recommencer pour faire une correc-tion par exemple !

Comment s’articulait le travail avec Karim Miské ?Dans le documentaire, on fait générale-ment beaucoup de montage à partir d’une

5 QUESTIONS À

Jean-Jacques Prunès Animateur

« En dehors des partisans, qui camperont sur leurs positions, je crois que c’est un film qui apaise les gens. »

Réalisateur de l’animation de Juifs et Musulmans, Jean-Jacques Prunès a notamment collaboré aux versions animées d’Astérix et la surprise de César et Astérix chez les Bretons.

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HISTOIRE

«On a décidé de représenter le prophète, mais on a demandé conseil à un Imam pour ne gêner personne : il nous a répondu que c’était possible si on ne montrait ni son visage, si ses mains, ni ses pieds. »

quantité importante d’images. Et c’est précisément l’inverse dans l’animation : chaque image coûte trop cher pour que l’on puisse en abandonner au montage. Karim l’a bien compris, et ça nous a obligé à avoir un scénario : Karim m’expliquait ce qu’il voulait montrer, et je lui proposais des croquis, des dessins, des ambiances. Une fois que nous étions d’accord, je mettais au point un story-board en noir et blanc que nous intégrions progressivement au film, sans cesser de corriger des choses, jusqu’à la mise en couleurs. Nos deux façons de travailler, très différentes au départ, se rejoignaient pour le film.

Comment représenter des choses qui n’ont jamais été montrées ?Nos deux documentalistes ont fait un tra-vail colossal de recherche iconographique, en trouvant dans les livres des indications sur les vêtements, les gestuelles, les paysages, etc. Sans parler du problème, fascinant, de la représentation du pro-phète. On a décidé de le représenter, mais on a demandé conseil à un Imam pour ne gêner personne : il nous a répondu que c’était possible si on ne montrait ni son visage, si ses mains, ni ses pieds. C’était amusant d’amener des images là où c’est interdit.

Comment en êtes-vous arrivé à ce style, inspiré de l’aquarelle ?Il n’y avait rien d’établi au départ, mais je voulais quelque chose qui soit assez rapide, assez enlevé, qui corresponde à la nais-sance de quelque chose tout en évoquant le carnet de voyage, voyage dans l’espace et dans le temps. D’où le choix de l’aqua-relle, qui est un moyen d’illustration un peu « jeté ».

Est-ce que l’animation ouvre le film à un public différent ?Je pense, oui, parce qu’il y a un côté ludique, qui fait plus appel à l’imagination. Petit, j’étais fasciné par les illustrations dans les livres d’histoire, et j’espère que ce film développera lui aussi des vocations. L’image rend les choses accessibles, elle simplifie, et c’est d’ailleurs pour ça que l’Islam interdisait l’image, que l’art islamique s’est d’abord développé comme art abstrait. PROPOS RECUEILLIS PAR DAC

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Ici on noie les Algériens -17 octobre 1961de Yasmina Adi

2011, 1h30, documentaire, Agat Films & Cie, INA

Résumé : Le 17 octobre 1961, la violence policière se déchaîne à Paris contre des milliers d’Algériens appelés à manifester par le FLN.

Le film s’ouvre sur les eaux calmes de la Seine, où ont disparu, en cette funeste nuit du 17 octobre 1961, des dizaines de « musulmans » (comme on les appelait alors) venus manifester contre le couvre-feu décrété, en pleine guerre d’Algérie, contre eux et seulement eux. Dans la nuit parisienne, à l’arrière d’une voiture, on écoute une femme que l’on imagine grand-mère évoquer le manque, le trou béant laissé par la disparition de son mari dans sa vie comme celle de ses quatre enfants. Dans sa voix, le désespoir, l’impuissance face à ce drame plus vraiment occulté mais jamais vraiment assumé par l’État français.

Pour nous faire revivre cette nuit, la réalisatrice Yasmina Adi s’appuie donc d’abord sur les voix et visages de ces témoins, ici passeurs de mémoire : manifestants, femmes restées à la maison ou sorties manifester, médecin, conducteur de bus réquisitionné pour le transport des prisonniers… Mais la cinéaste justifie aussi que le titre du film se conjugue au présent en reprenant les évènements heure par heure, grâce à de nombreuses images d’archive et un commentaire composé uniquement d’enregistrements radio de l’époque et de comptes rendus de communications de la police, interprétés par des comédiens. Le rythme tendu donne alors au film de faux airs de thriller. Avant que la pression ne redescende : la situation pourrit et les manifestants sont parqués au Palais des Sports, où les sévices continuent et où les estomacs sonnent creux. Après la montée d’adrénaline, le film s’attarde longuement sur ce qui marque la mémoire du 17 octobre 1961 aujourd’hui : la sourde oreille, si ce n’est le mépris ostentatoire, de l’État français envers les victimes et leurs familles. Film engagé sans être militant, Ici on noie les Algériens est un choc salutaire à l’heure où le souvenir de cette nuit, et plus largement de la guerre d’Algérie, continue de diviser la société française. DAC

4 QUESTIONS À

Yasmina AdiRéalisatrice

Pourquoi avoir voulu faire un film sur le 17 octobre 1961 ?En 2008, j’ai fait un documentaire de 52 minutes pour France 2 intitulé L’autre 8 mai 1945 – Aux origines de la guerre d’Al-gérie. Au cours des projections, je me suis rendu compte que le public confondait les évènements du 17 octobre 1961 et ceux du métro Charonne [le 8 février 1962, la police réprimait une manifestation contre l’OAS et l’intervention en Algérie, faisant 9 morts et des dizaines de blessés], et je ne voulais pas qu’une mémoire en supplante une

autre. J’ai effectué tout le travail de recherche seule, sans documentaliste, sur à peu près trois ans. Et par hasard, le film est sorti au moment des commémorations des cinquante ans : quand je fais un film, je pense au fond plutôt qu’à l’éphéméride.

Pourquoi cette confusion entre Cha-ronne et le 17 octobre ?Parce que les deux évènements ont été de grandes blessures de la guerre d’Algérie. Contrairement à ce que l’on entend sou-vent, le 17 octobre a été très médiatisé sur

Ancienne attachée de presse, Yasmina Adi a écrit et réalisé deux documentaires salués par la critique, L’autre 8 mai 1945 - Aux origines de la guerre d’Algérie et Ici, on noie les Algériens.

110 111ICI ON NOIE LES ALGÉRIENSHISTOIRE

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le moment, et c’est pour ça que 95 % de la narration du film est assurée par des extraits radio. Mais Charonne a été surmé-diatisé parce que c’était des français que la police tuait. Il ne faut pas oublier aussi que l’on était en pleine guerre d’Algérie, que tout le monde avait un frère, un cousin ou un fiancé envoyé là-bas. Ça explique que la mémoire « française » ait supplanté la mémoire « algérienne ».

Et est-ce que ce message a été entendu ?Je pense que oui, parce que beaucoup de gens sont venus me voir après les projec-tions pour me dire que les choses étaient plus claires pour eux. Malheureusement, j’ai été déçue qu’il n’y ait pas de film sur Charonne. J’avais prévu d’aller jusqu’à Charonne dans le dossier de financement, mais j’ai eu peur d’entretenir cette confu-

sion contre laquelle je me battais. Il manque encore un film sur cela.

Le film fait des choix forts : pas de recours à la voix-off, de présentation des témoins... Pourquoi ?Parce que la voix-off ou les présentations relèvent de l’écriture télévisuelle. J’ai utilisé les extraits radio comme voix de commentaire pour rendre hommage au travail des journalistes à une époque où l’accès à l’information était beaucoup plus difficile. La télévision aurait sans doute aussi imposé qu’on s’exprime en français, mais les gens ne sont pas des robots, ils ont la boule au ventre quand ils évoquent ces souvenirs et ils devaient être le plus à l’aise possible. J’ai décidé de ne pas adapter mon propos aux for-mats télévisuels. PROPOS RECUEILLIS PAR DAC

113ICI ON NOIE LES ALGÉRIENS112 HISTOIRE

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Indigènes de Rachid Bouchareb2005, 2h08, fiction, Tessalit ProductionsAvec : Jamel Debbouze, Samy Naceri, Roschdy Zem

Difficile de faire abstraction de la destinée incroyable du film, de son Prix d’interprétation collectif à Cannes à la reconnaissance du plus haut sommet de l’État français de l’injustice dont furent victimes les tirailleurs « indigènes » à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Mais au-delà de son statut incontestable d’œuvre nécessaire, le film de Rachid Bouchareb reste l’accomplissement cinématographique majeur de son auteur, un grand film de guerre à hauteur d’hommes. FC

L’Armée du crime de Robert Guédiguian2009, 2h19, fiction, Agat Films & cieAvec : Virginie Ledoyen, Simon Abkarian, Lola Naymark

Sorti en 2009, le seizième film de Robert Guédiguian le voyait délaisser son fidèle coscénariste Jean-Louis Milesi et leur Marseille populaire pour s’intéresser aux FTP-MOI, résistants communistes « immortalisés » par la trop fameuse Affiche Rouge, éditée par Vichy et l’occupant allemand en 1944. Si le film a suscité de vifs débats historiographiques à sa sortie, le réalisateur-militant assume sa tendresse pour des personnages qu’il veut d’abord humains, servi en cela par d’excellents comédiens (Simon Abkarian en tête). Et restitue la complexité d’une époque où l’on tombait pour des idées. DAC

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Apprendre, prendre, prehendere…

Une même racine latine nous révèle le sens profond de cette expérience majeure de la vie humaine, où ce que l’on éprouve, découvre et rencontre nous enseigne des vérités nouvelles, parfois douloureuses, cruelles, mais à la fin enrichissantes et nécessaires parce qu’elles nous éclairent sur nous-mêmes, sur les autres et sur le monde. Parce qu’elles nous changent, parce qu’elles nous font comprendre l’inconnu et désirer les possibles. Les apprentissages transforment des situations banales, ou à l’inverse exceptionnelles, en occasions inespérées de connaissance et d’engagement. Apprendre de la vie est la clef de la survie humaine. Sont réunies l’altérité la plus étrangère et la conscience la plus intime de soi. Comme l’écrit Marcel Proust dans une phrase fulgurante du Temps retrouvé, « là où la vie emmure, l’intelligence perce une issue. » Tout est dit. Encore faut-il pouvoir l’exprimer, le faire comprendre et le faire partager. C’est la vertu de l’art, de la littérature au cinéma, du roman au film comme ceux qui forment la sélection des « apprentissages ». Un tournage est aussi un apprentissage. On ne sait jamais comment il se finira. Il faut faire face à tous les imprévus, affronter les orages qui s’amoncellent, le manque d’argent et les contrats mis sur la tête du producteur comme dans L’État des choses de Wim Wenders. Même dans les pires catastrophes, on apprend toujours. On détourne l’écrasement des situations, parfois en les transformant en sujet de cinéma, on échappe aux censeurs en leur racontant les histoires qu’ils veulent entendre et qui, par la puissance de la créativité artistique, révèlent leurs sombres desseins. On est déjà dans le jour d’après, dans le film qui s’écrit et se réalise, et bientôt dans le montage qui inaugure le temps de l’œuvre, c’est-à-dire la venue au public.

Le temps de l’enfance et de l’école

Apprendre évoque le temps de l’enfance, celui de la famille, des premières amitiés, de l’école, au final toute une série d’expériences qui sont synonymes d’intense bonheur et, à l’opposé, d’implacables souffrances qui s’enfouissent dans les profondeurs de soi et dont on se relève difficilement à l’âge adulte. À cet égard l’importance du

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par Vincent DuclertHistorien

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professeur est cruciale, le professeur comme adulte, comme être de raison et de sensibilité, comme pédagogue présent pour ses élèves, soucieux de leur liberté et de leur parole, confiant dans la grandeur et l’humilité de son métier. Les professeurs apprennent à rebours avec leurs élèves, ils sont attentifs à les connaître pour leur apporter des attitudes de pensée, des manières de voir qu’ils garderont toute leur vie. La trace que bien des enseignants déposent dans la jeunesse se révèle souvent indélébile. Elle ouvre de grands horizons, des espaces de libertés par la conquête de l’émancipation. Il y a une forme d’universalité dans cet apprentissage par l’école et surtout par ceux et celles chargés de la faire vivre. Mustang de la jeune cinéaste franco-turque Deniz Gamze Ergüven, se porte au plus près de cinq orphelines qu’on punit d’aimer la vie, qu’on enlève de l’école et qu’on enferme dans une grande maison en bord de mer Noire, pour les soumettre au dressage rituel des jeunes filles dans les sociétés patriarcales et religieuses. La plus jeune d’entre elles n’aura de cesse de se souvenir de son institutrice qu’elle finira par rejoindre à Istanbul avec sa dernière sœur survivante, échappant pour de bon à cet enfermement ordinaire et aux humiliations en tout genre. L’attention de l’enseignante pour ses élèves a changé leur vie.

En tout lieu et en tout temps

Apprendre n’est pas réservé qu’au monde de l’école, de la famille, de l’adolescence. La faculté d’apprendre à tout âge témoigne de l’intelligence sensible autant que rationnelle des êtres. Survivre à des présents terrifiants, vidés de tout espoir, suppose d’analyser de telles situations, de les objectiver comme le font, au plus profond de leur disparition du monde les déportés et internés des systèmes totalitaires. Face à l’épreuve indicible des camps nazis, une anthropologue comme Germaine Tillion, une écrivaine telle Charlotte Delbo, Robert Antelme avec L’Espèce humaine, Primo Levi et Si c’est un homme, ont renversé l’ordre de la terreur absolue qui veut que les déportés ne puissent tendre vers la moindre humanité. S’appliquant à penser le système concentrationnaire, ils ont permis que cette connaissance leur redonne un visage humain. L’écriture de cette connaissance a été la revanche sur l’Histoire. Le cinéma possède lui aussi cette même vocation de témoigner de ce pouvoir d’apprendre en tout lieu et en tout temps, et même, d’y contribuer comme art résistant.

L’exil, l’inconnu, la solitude

Apprendre suppose une rencontre avec des lieux, des milieux, des personnes, des pays, des communautés, des paysages, auparavant inconnus, qui obligent à remettre en

question qui nous sommes, à ne pas craindre de changer. On ne sort pas indemnes de telles rencontres. Dans les apprentissages, viennent aussi l’exil, la solitude, le déracinement. C’est l’apprentissage de la dureté du monde, de la violence des sociétés au terme des périples qu’on rêve de pleine liberté. Les road movies finissent mal généralement, d’Easy Rider à Thelma et Louise. Mais il s’est passé quelque chose d’inouï aussi, le temps d’un voyage qui change la vie à jamais, que la caméra va saisir. Apprendre et mourir ne fait pas disparaître ce que l’on a vécu, qui est plus fort que la mort dès lors qu’on s’efforce d’exprimer et de transmettre cette expérience. Les souvenirs, les mémoires, les témoignages aident à apprendre des apprentissages, à comprendre comment l’intelligence entrouvre des portes dans les murs, « perce une issue » pour reprendre la belle expression proustienne. L’initiation à des formes de vérité qu’on voulait ignorer ou que l’on ne connaissait pas est souvent douloureuse. Mais c’est aussi la possibilité qui est donnée de se construire, de se reconstruire.

Dans un monde de liberté, d’espoir, de joies, de jeux

Lorsque l’anthropologue de la Grèce ancienne Jean-Pierre Vernant souhaita expliquer les raisons pour lesquelles, jeune professeur de philosophie, il décida de combattre Vichy dès l’armistice de juillet 1940, il évoqua pêle-mêle des souvenirs de découvertes, des copains, des filles qu’il avait connues, des chansons, le Front populaire, les vacances, les auberges de jeunesse, « toute cette joie de vivre dans l’amitié, dans un monde de liberté, d’espoir, de joies, de jeux ». Il y avait, particulièrement, ce groupe de jeunes russes, garçons et filles, enfants d’immigrés, rencontrés durant les vacances de l’année 1932. 60 ans plus tard, écrivant La Traversée des frontières, Jean-Pierre Vernant voulut dire tout ce qu’il conservait d’une rencontre d’un été. « Unie et diverse, cette bande à laquelle je me joins m’est proche et le restera à la fois par tout ce qu’elle partage en commun avec moi et par ce qu’elle m’apporte de différent, d’insolite dans ses façons d’être, ses manières de vivre, de penser, de s’exprimer. » Beaucoup de Jean-Pierre Vernant est né de cet apprentissage d’un autre monde qui va le révéler à lui-même. Sa résistance, ses engagements, ses recherches furent une manière de lui rester fidèle, jusqu’à mettre des mots sur une émotion. Cette clôture par l’écriture est une splendide ouverture sur la vie.

Palme d’or à Cannes

Il n’est pas donné à tout le monde d’éprouver le dépaysement des vacances et la découverte des amours d’été. L’apprentissage, c’est pour la plupart l’entrée dans le monde du travail à peine l’adolescence achevée, l’expérience du corps fatigué,

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de l’accablement, de l’inexistence de soi dans un univers indifférent à celles et ceux qui consacrent des vies entières à domestiquer des tâches et construire des camaraderies. Et quand, à force de volonté le travail procure quelque liberté, viennent la fin du travail, l’errance dans les bureaux d’aide sociale et la lente perte de soi, et parfois le choix de se battre. Ken Loach a remporté une nouvelle Palme d’or à Cannes pour Moi, Daniel Blake, un film sur la pauvreté et la dignité, sur le travail et la fin du travail. « Recevoir la Palme, a-t-il déclaré sur la scène du Festival, c’est quelque chose d’un peu curieux car il faut se rappeler que les personnages qui ont inspiré ce film sont les pauvres de la cinquième puissance mondiale qu’est l’Angleterre. » Apprendre, c’est toujours un peu surmonter la fatalité qui entraîne vers le vide. Apprendre du cinéma, c’est aller vers des possibles qu’on n’imaginait pas, un orchestre de mineurs à Grimlet avec Les Virtuoses, ou encore le « grand jeu » des chômeurs du Full Monty résolus à retrouver leur dignité en se mettant à nu.

Les films réunis dans la catégorie des « apprentissages » disent cette tradition du cinéma aussi bien que l’universalité du don d’apprendre en toute situation. Ils ouvrent sur des promesses de libertés et un monde de questions.

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Les Héritiers de Marie-Castille Mention-Schaar

2014, 1h45, fiction, Loma Nasha FilmsAvec : Ariane Ascaride, Ahmed Dramé, Noémie Merlant

Résumé : Au Lycée Léon Blum de Créteil, une prof décide de faire passer un concours national d’Histoire à sa classe de seconde la plus faible. Cette rencontre va les transformer.

Le film s’ouvre sur la division : une scène d’esclandre entre une bachelière voilée refusant de se découvrir face à son ancien proviseur, suivie d’une indignation collective face à une représentation de Mahomet en cours. Une centaine de minutes plus tard, c’est la communion qui l’emporte, avec ces élèves de confessions différentes, tous réunis, célébrant un triomphe rassembleur. Entre les deux, Marie-Castille Mention-Schaar a mis en image l’histoire d’une classe très turbulente, embarquée par une prof enthousiaste (Ariane Ascaride) dans un concours sur le thème de la jeunesse dans les camps de concentration.

La cinéaste, déjà auteure de Bowling et de Ma première fois, a vent du scénario d’une manière improbable : elle reçoit en 2010 un courriel d’un certain Ahmed Dramé, totalement inconnu à l’époque. L’adolescent de dix-sept ans y raconte l’histoire vraie de sa classe de seconde du Lycée Léon Blum à Créteil, qui remporte en 2009 le Concours national de la résistance et de la déportation. Marqué par cet épisode et passionné de cinéma, Dramé veut l’adapter à l’écran (en plus de jouer son propre rôle) et s’attèle à une nouvelle version du scénario avec Marie-Castille Mention-Schaar.

À peine quatre ans plus tard, le film déboule sur les écrans. Il y est question, sans angélisme, de conflits autour de la laïcité et de désœuvrement scolaire, mais aussi d’espoir et d’objectifs qui transcendent les clivages. Au-delà des valeurs et du message, de quelle mémoire ces fameux héritiers sont-ils le nom ? Dans une scène qui constitue l’acmé du film, le déporté Léon Zyguel, décédé peu de temps après le tournage en janvier 2015, joue son propre rôle et raconte son histoire à un groupe d’élèves captivés. Face à lui, à peine conscients d’être filmés, les jeunes acteurs émus aux larmes brisent sans même le vouloir la très mince frontière entre mise en scène, jeu et scène piquée sur le vif par une caméra indiscrète. Ahmed, Wendy, Mélanie, Koro ou Aïmen rejoignent alors leurs personnages : ils sont tous, pleinement, des héritiers. AC

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Danbé, la tête hautede Bourlem Guerdjou

2015, 1h28, fiction, EuropaCorpAvec : Tatiana Rojo, Annabelle Lengronne, Assa Sylla

Résumé : À huit ans, Aya perd son père et sa sœur dans l’incendie de son appartement de Ménilmontant. Après avoir appris l’intention criminelle du sinistre, sa mère entame une action en justice pour obtenir des indemnisations. La fillette, de son côté, commence à prendre des cours de boxe au sein d’une association de son quartier.

Le film s’ouvre sur le visage déterminé d’une jeune femme qui joue des poings. C’est celui de l’actrice Annabelle Lengronne, qui interprète le rôle de la boxeuse franco-malienne Aya Cissoko. Après avoir été deux fois championne du monde amateur de boxe française puis de boxe anglaise, elle coécrit avec Marie Desplechin son roman autobiographique Danbé, adapté par Bourlem Guerdjou pour Arte. Le téléfilm raconte son histoire depuis l’incendie de Ménilmontant en 1986 dans lequel périssent son père et sa sœur, jusqu’à son admission à l’Institut d’études politiques à Paris. Un quart de siècle placé sous le signe du « danbé » — « ne rien montrer quand tu es malheureuse, lui dit sa mère. Tu marches droit et debout. » — et de la boxe, malgré le désaccord de sa famille, qui pencherait davantage pour un « métier de fille ».

À la lecture du roman, Bourlem Guerdjou replonge aussitôt dans ses premiers amours, quand jeune homme, il découvre la boxe dans un musée, les yeux rivés sur les photos du Britannique James Fox, qui balade son appareil sur les bords des rings. Au début des années 1980, après trois mois de boxe en amateur qui ne lui laissent pas le temps de participer à des combats, Guerdjou file au championnat du monde à Paris. « J’ai tout de suite été saisi par l’odeur de la boxe, confie-t-il. Cette odeur de transpiration. » Là, il photographie les directs et les crochets des champions du monde mexicains José Luis Ramírez et Julio César Chávez, et ceux du Jamaïcain, Mike McCallum. Puis en 1986, il réalise en noir et blanc son premier court métrage, le bien nommé Ring, qui reçoit le Prix Jean Vigo, avant de tourner en 1992 le documentaire Djamel Lifa, le rêve de grandir sur un jeune boxeur qui se qualifie aux Jeux Olympiques.

Vingt ans plus tard, après des mois de casting sauvage, trois actrices vont enfiler des gants de boxe pour jouer Aya : la petite Médina Diarra, l’adolescente Assa Sylla repérée après le tournage de Bande de filles de Céline Sciamma et la trentenaire Annabelle Lengronne. « J’ai insisté auprès d’Arte en leur disant qu’ils avaient tort de penser qu’on pouvait prendre la même actrice pour les deux dernières périodes, dit Guerdjou. Même si physiquement, ça pouvait passer, il y a un monde entre une ado et une jeune femme. Ce n’est pas la même émotion et je voulais gagner en épaisseur. » Deux mois avant le tournage, le réalisateur installe son Q.G. et réunit ses acteurs dans une salle de théâtre à Fontenay-sous-Bois, où il a l’habitude, au sein de l’association Va Sano Productions, d’encadrer des stages de jeu face à la caméra pour adultes. « Mais ça devient de plus en plus difficile d’organiser des répétitions car la production ne veut pas payer les acteurs et les agents veulent de l’argent », explique-t-il. Il parvient néanmoins à faire travailler les acteurs de Danbé. « Mais je me méfie toujours de l’impro car ça peut partir dans tous les sens, indique-t-il. C’est plus difficile de donner des couleurs et du relief à un texte. Je suis plutôt dans la rigueur et le cinéma que j’aime c’est celui de Ken Loach, qui compense toujours son cinéma vérité avec une écriture très précise. » Résultat : une épopée à fleur de peau qui frappe là où ça fait mal. MAROUSSIA DUBREUIL

« Je n’ai pas gagné. Pour gagner, il faut se battre. »

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5 QUESTIONS À

Bourlem GuerdjouRéalisateur

Né en 1965 à Asnières-sur-Seine, le réalisateur d’origine algérienne commence sa carrière dans les années 1980 avec le court métrage Ring et la série Set et Match. Il passe ensuite au long métrage avec Vivre au Paradis.

Aya Cissoko commence la boxe, la rage au ventre, après les décès de son père et de sa sœur. Cette colère est-elle quelque chose de commun à tous les boxeurs que vous avez pu rencontrer ? Ce sont des gens qui ont la force et le cou-rage de se pointer seuls sur un ring avec leurs petits corps tout frêles. Mais ce qui m’a le plus frappé quand j’ai tourné Djamel Lifa, c’est de voir des jeunes sportifs qui avaient une véritable éducation, alors qu’un peu plus tôt ils étaient encore les caïds de leurs banlieues. En fait, l’Institut national des sports, où ils préparaient les Jeux Olympiques, leur apprenait les valeurs de la vie. Je pouvais voir un boxeur ultra violent sur le ring et très sympathique avec moi, après le combat. Les boxeurs sont souvent des personnes très intelligentes.

Vous avez fait appel à Pierre Linhart pour l’écriture du scénario. Mais avez-vous rencontré Aya Cissoko ?Oui, nous nous sommes vus avant le tour-nage. Je lui ai montré la première version

du scénario et elle m’a raconté sa vie dans la cité : les conflits qu’elle avait eus avec les jeunes de son quartier et la souffrance de sa mère. Elle m’a parlé à demi-mot de la tentative de suicide de sa mère, qu’on voit dans le film, quand elle se penche à la fenêtre du quinzième étage.

Avez-vous respecté à la lettre le roman de Cissoko ?Dans le roman, la première et la dernière partie étaient fortes mais il y avait un creux au moment de l’adolescence, qui n’était pas vraiment développé. On a trouvé ça inté-ressant d’approfondir le conflit mère-fille pour des raisons dramaturgiques mais aussi parce que j’aime bien les conflits dans les films. Même si Aya n’a jamais honte de sa mère et de ses origines. On a aussi ajouté les scènes du lycée quand Aya se fait ren-voyer ou qu’elle joue l’entremetteuse auprès d’un garçon pour sa copine.

Le personnage de la mère est claire-ment celui d’une mère courage qui se bat pour que ses enfants s’en sortent.

C’est une figure qu’on retrouve sou-vent dans vos films, quel est votre modèle ?Dans mon premier long métrage en 1998, Vivre au paradis, la mère est analphabète mais elle s’engage dans la politique algé-rienne et va à l’encontre des idées machistes de son mari. Je me suis inspiré de l’histoire de mes parents d’origine algérienne. Eux n’ont pas vécu dans des bidonvilles mais à Asnières-sur-Seine dans les années 1960. Ma mère était analphabète et mon père apprenait à écrire. Et dans Zaïna, cavalière de l’Atlas, Zaïna suit la même trajectoire que sa mère en voulant gagner la grande course de Marrakech. Dans Danbé, la tête haute, il y a également ce personnage de combattante courageuse et moderne qui s’oppose aux traditions.

À la différence des films tournés dans les cités, vous filmez très peu les extérieurs pour vous concentrer sur la salle de boxe et l’appartement familial. Pourquoi ? Parce que je voulais être au plus proche de la famille pour filmer une difficulté inté-rieure plus que sociologique. Mais j’ai essayé de montrer la communauté malienne en restant fidèle au roman de Cissoko. Par contre, Pierre Linhart a eu l’idée de situer la fin en Afrique pour lier la fille à sa mère et sa grand-mère. Finir sur le lien familial avec Aya qui montre les trois étoiles qu’elle s’est fait tatouer sur son poignet en souvenir des disparus : une petite pour sa sœur, une moyenne pour son frère et une plus grande pour son père.PROPOS RECUEILLIS PAR MD

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5 QUESTIONS À

Assa SyllaComédienne

Vous jouez Aya au moment où elle remporte son premier titre de cham-pionne de France. Avez-vous suivi un entraînement particulier ?J’ai fait trois mois de sport intensif avec un coach personnel à la Cité du cinéma. Beau-coup de gainage, des pompes, des abdos, de la corde à sauter, des étirements, etc. Je tapais aussi dans le sac et dans les pattes d’ours. Et ça, deux heures, trois fois par semaine et pendant les vacances. J’étais crevée. Ensuite, j’ai commencé à apprendre les chorégraphies des matchs avec deux déclencheurs de cascades.

Bourlem Guerdjou travaille beaucoup avec les acteurs avant le tournage, comment s’est passé le coaching ?Il savait comment faire avec moi et ça m’a beaucoup aidée. C’est simple, il faut me pousser à bout pour que je sorte tout. Par-fois, il criait, ça m’énervait et je jouais. Lors du coaching, Valérie da Mota, la femme de Bourlem qui joue aussi la C.P.E., nous fai-sait faire des exercices de souffle. En fai-sant bouger notre mâchoire. Mais en

réalité, le travail a commencé bien avant, au casting. Je ne peux même pas compter combien de fois j’y suis allée. En gros, tous les jours, je devais être à EuropaCorp pour un nouvel essai avec des acteurs différents. Bourlem voulait voir si je m’accordais bien avec la mère et les frères et sœurs mais je commençais à perdre patience : « dîtes-moi si je suis prise… », j’ai fini par demander.

Aya grandit dans une cité. C’est un milieu qui vous est familier ?J’habite à Barbès, c’est presque comme la banlieue. Et j’ai aussi des proches dans les quartiers. Mais mon père n’a pas voulu me mettre au Collège Clémenceau près de chez moi à cause des mauvaises fréquen-tations. Du coup, je suis allée à Yvonne Le Tac à Montmartre. Et là, on était deux ou trois Blacks, pas plus ! J’avais une petite voix, des lunettes et on m’appelait la « bounty ». Une Black qui se prend pour une Française, en gros ! Sauf que je n’avais pas les fringues American Apparel ni le sac à dos Eastpack. Et mon portable, je ne l’ai eu qu’en troisième.

Vous étiez plutôt une bonne élève ?En troisième, je n’étais pas très motivée mais j’avais quand même une moyenne qui passait, entre dix et onze. Juste avant qu’on signe les vœux, la principale m’a dit : « fran-chement Assa, tu ne pourras pas aller en seconde générale, ce sera trop dur pour toi. » Elle m’a retourné le cerveau. Je ne savais pas quoi faire parce que je voulais être journaliste depuis toute petite. Du coup, j’ai fait appel avec mon père. Mais la principale lui a retourné le cerveau aussi. On a fini par l’écouter. Mais ce qui m’a éner-vée, c’est qu’il y avait d’autres personnes dans ma classe qui avaient des moyennes moins bonnes que les miennes, ou l’équi-valent, qui sont allées en général…

Vous voulez dire que vous n’avez pas été acceptée parce que vous êtes d’origine africaine ?Oui, c’est ça. Mais ça arrive souvent. Quand je vais dans un endroit chic, je vois bien qu’on me regarde un peu bizarrement. Et

quand je vais chez Sephora, le vigile qui a beau être un grand Black, me regarde et me suit. Alors ce que j’aime bien faire, c’est jouer avec lui. Je fais semblant de prendre mon temps et après je passe à la caisse. Mais pour revenir au lycée pro, finalement ça a été un mal pour un bien car le provi-seur du Lycée Edgar Quinet a été très compréhensif quand j’ai raté trois épreuves de mon bac pro vente à cause de la promo de Bande de filles et le tournage de Danbé, la tête haute. Et malgré tout, je l’ai eu ! J’étais choquée de l’avoir ! Et le principal a mis l’affiche de Bande de filles dans le hall. Après, j’ai pris une année sabbatique pour faire d’autres films. Mais cette année, je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose à côté pour ne pas rester à ne rien faire entre les tournages. Je suis une for-mation en vente qui est en partenariat avec la Poste jusqu’à fin août. Sinon je vais bien-tôt tourner un film avec Fanny Ardant qui joue un transsexuel...PROPOS RECUEILLIS PAR MD

Assa Sylla a grandi à Barbès et s’est fait connaître avec son rôle de Lady, la meneuse de Bande de filles de Céline Sciamma. Elle a eu son bac pro vente en 2015, l’année du tournage de Danbé…, dans lequel elle interprète Aya Cissoko à seize ans.

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Les Roses noiresd’Hélène Milano

2010, 53 min, documentaire, Comic Strip Production

Résumé : À l’instar des garçons, les jeunes filles des cités usent d’un langage très codé, volontiers agressif et vulgaire.

Entre les blocs de béton de Seine-Saint-Denis et les quartiers nord de Marseille, le documentaire d’Hélène Milano donne la parole à des Roses noires, telles que définies dès les première secondes du film par l’une de ses jeunes intervenantes. Il s’agit de ces filles de cité qui, à l’arrivée de l’adolescence, préfèrent cacher leur féminité pour éviter tout problème avec les garçons, leur famille et leur réputation. Avant d’en arriver au cœur de son sujet, le film démarre sur la thématique du langage, décortique comment cet outil de communication peut dans le même temps servir d’attribut d’identification à un quartier, d’appartenance à une communauté, tout en coupant du reste de la population urbaine. Les interviewées, entre douze et dix-sept ans, mélangent les langues de leur double nationalité, de leurs voisins, l’argot évolue parfois d’une semaine à l’autre dans l’enthousiasme d’une novlangue en perpétuelle construction. Le langage est aussi un élément-clé des attitudes imposées aux adolescentes de cité.

Les témoignages se succèdent alors en une seule et même histoire, l’usage du gros plan se fait plus inconfortable. Que l’on se trouve en région parisienne ou marseillaise, les mécaniques d’inhibition de la féminité sont les mêmes : deviens un garçon manqué, ou dis adieu à ta tranquillité et expose-toi à l’agressivité masculine. La terrible sécheresse de ce constat fait écho au film Vers la tendresse, où la documentariste Alice Diop faisait parler amour et sexualité à de jeunes hommes ayant grandi dans les cités. Ce manque flagrant de dialogue entre les sexes engendre le repli sur des codes basés sur la défiance plutôt que le respect. En bons signaux d’alarme tournés vers l’avenir, les deux films refusent de baisser les armes et se terminent sur des portraits d’individualités prêtes à braver la pression sociale pour s’épanouir. Histoire de continuer à rêver d’un happy end, même si le chemin à parcourir semble interminable. FC

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Les Grands Hommesd’Anne-Charlotte Sinet-Pasquier

2015, 52 min, documentaire, AMC2 Productions

Résumé : Au cœur du quartier de La Plaine à Clermont-Ferrand, la salle de sport Diderot et son club de lutte.

La lutte, cette discipline ancestrale mise à mal par les nouveaux codes pugilistes et martiaux de notre temps. Le processus de transmission capté par Anne-Charlotte Sinet-Pasquier dans son film n’en est que plus précieux. L’action se niche à la salle Diderot, blottie au sein d’un complexe sportif de Clermont-Ferrand. Son coach baigne généreusement dans le troisième âge, ce qui ne l’empêche pas, derrière son allant bienveillant, de houspiller ses élèves en cas de contre-performance. Ceux-ci reflètent avec une troublante perfection la richesse de la diversité française, jeunes pousses bien motivées à trouver le respect dans l’effort. La caméra résume la transmission de cet art, de génération en génération, en quelques vieilles photos en noir et blanc de lutteurs, avec leurs drôles de maillots anachroniques. Les valeurs de l’accomplissement comme celle de l’enseignement prennent dès lors des allures de reliques, d’animaux en voies d’extinction à la disparition prochaine du mâle alpha. « Pendant qu’ils luttent, moi je vieillis », plaisante le coach.

Anne-Charlotte Sinet-Pasquier situe l’essentiel de son film entre les quatre murs des salles d’entraînement ou des gymnases accueillant les compétitions. L’environnement urbain ne s’y dévoile que par petites touches, dans de courts plans de transition. Tant de rigueur rendrait presque claustrophobe. La réalisatrice s’autorise juste à temps cette belle scène de course dans les rues, comme un clin d’œil à la scène emblématique de Rocky, où les rues de Philadelphie seraient remplacées par un quartier de Clermont-Ferrand, montée sur le thème musical entêtant de Thomas Déborde. Passés ces brefs éclats, le ton est concentré, studieux. Il faut attendre les dernières minutes pour qu’affleure toute la beauté de la complicité collective, par la grâce d’une bonne nouvelle, accueillie d’un sourire radieux. Le bilan est plutôt bon : la lutte survivra au XXIème siècle, ses nouveaux héros ont la dalle. FC

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Brooklynde Pascal Tessaud

2015, 1h23, fiction, Les Enfants de la DalleAvec : KT Gorique, Rafal Uchiwa, Jalil Naciri

Résumé : Coralie, jeune rappeuse suisse de vingt-deux ans se produisant sous le nom de Brooklyn, quitte son pays et un père qui ne la comprend plus, pour s’installer à Paris. Logée chez Odette, une retraitée, elle trouve un petit job dans une association musicale de Saint-Denis, en banlieue parisienne.

Il serait malvenu de prendre Brooklyn pour ce qu’il n’est pas, soit un ersatz féminisé et made in France d’8 Mile. Cela réduirait le champ de ce long métrage monté avec l’énergie des premières fois à un horizon étroit et réducteur, même si, survolé, son synopsis peut rappeler aux spectateurs le film-véhicule starring Eminem. Le film suit Coralie, jeune rappeuse venue de Suisse pour tenter sa chance à Paris. Repérée par des chasseurs de talent, elle gravit les échelons de la scène locale, non sans affronter les obstacles qui la renvoient constamment à sa condition de jeune femme.

Réalisateur de documentaire sur le hip-hop, dionysien jusqu’au bout des ongles, le réalisateur de Brooklyn Pascal Tessaud cherche à mettre en avant une facette méconnue de sa banlieue : créative, heureuse, multiple et surtout sincère et émouvante. Le script

s’écrit rapidement, sans les dialogues, et la décision de tourner en mode guérilla tombe sous le sens. C’est peut-être parce que le film a été tourné avec si peu — le metteur en scène parle d’un budget de 6 000 € — qu’il résonne avec autant de vérité. Mais c’est aussi parce que Pascal Tessaud a laissé une grande place à l’improvisation : « Quasiment tous les comédiens venaient de cette culture-là », se souvient KT Gorique, l’interprète de Coralie. « C’était beaucoup mieux pour nous, parce qu’on vient de cette culture du battle où tu es obligé de rebondir sur les textes de l’autre. J’étais beaucoup plus à l’aise dans l’improvisation que si j’avais dû apprendre des dialogues… » Cette liberté va de pair avec un dispositif de travail atypique. À l’instar de ce qu’il se passe sur les plateaux d’Adam McKay qui aime à souffler des vannes à ses comédiens en pleine prise, Pascal Tessaud apostrophe ses acteurs sans cesse. « Cela me permettait de voir quand il était satisfait d’une scène. Pour mon premier jour de tournage, je me concentrais uniquement sur ce qu’il me disait pour savoir comment ajuster mon jeu. J’étais obligée de lui faire une confiance aveugle. Je n’ai jamais voulu aller voir le combo. Je ne voulais pas me voir, donc Pascal était mon seul juge. »

Ces méthodes peu orthodoxes ne gênent pas la jeune rappeuse, dont Brooklyn est la première expérience de comédienne. Si toute l’équipe fonctionne sur une économie ténue, elle carbure à la bonne humeur. Lorsque Tessaud ne tourne pas dans les locaux de l’association, au vu et su de ses membres, il fonce en ville avec tout son crew et vole des plans à Paris ou près du Stade-de-France. KT Gorique en profite aussi pour découvrir la région. « Il y avait une énergie à Saint-Denis qui me plaisait bien, je m’y suis tout de suite sentie à l’aise. Les gens y sont plus accueillants et ouverts qu’à Paris, où tout le monde est renfermé sur soi », évoque la native helvète. L’une des incursions parisiennes du tournage a lieu à la Villette, pour le concert final de la jeune rappeuse. Après quelques courtes tractations en coulisse, Radikal MC, qui doit se produire devant un public de

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plusieurs milliers de personnes, accepte d’inviter la chanteuse sur scène pour les besoins du long métrage. Problème : ce jour-là, KT Gorique est atteinte d’extinction de voix. « Jusqu’à 10 minutes avant le concert, j’étais totalement aphone. La panique commence à monter et Radical me parle d’un remède miracle. On fonce à la pharmacie la plus proche, je prends un truc et ça me donne de la voix pendant 30 minutes. Quand je revois la scène, je vois que ce n’est pas ma voix idéale mais ça passe. Juste après la scène, je suis redevenue muette. »

Tout dans le film respire la sincérité. Jusqu’à se demander si le destin de Coralie et de KT Gorique ne se confondent finalement pas. « C’est de la pure fiction, j’insiste », tranche la rappeuse. « Nous avons des points communs, Coralie et moi, mais Pascal a écrit une fiction, une pure fiction. » C’est la grande force du film. En occupant ce terrain, Brooklyn met de côté tous les clichés misérabilistes et suit sa ligne claire avec insistance et passion, sans jamais oublier de mettre en scène le contre-champ d’une périphérie qu’on a l’habitude de ne voir qu’à travers un prisme déformant et souvent réducteur. Le hip-hop, loin de l’illustration musicale visant à crédibiliser un propos, participe à ce retournement de point de vue. Les textes de KT Gorique, ciselés et bruts à la fois, font avancer le récit tout en proposant de vraies respirations en enrobant habilement la narration, soulignant la beauté des paysages urbains, les hésitations de ses personnages face aux sentiments et le parcours de son héroïne. KT incarne Coralie avec une crédibilité étonnante. Brooklyn se veut aussi un portrait de femme combattante qui n’aspire à rien d’autre que faire entendre sa voix et résonner sa différence, quelle qu’elle soit. Parce qu’avec ses outils du réel le réalisateur n’oublie jamais de faire du cinéma, il fait de sa chronique sensible sur la jeunesse des banlieues un coming-of-age movie bigarré et puissant sur les joies et les déceptions qu’amène avec lui le temps qui passe. JP

5 QUESTIONS À

Pascal TessaudRéalisateur

Si Brooklyn est son premier long métrage, Pascal Tessaud filme depuis longtemps des quartiers qu’il connaît bien et possède à son actif plusieurs documentaires sur le hip-hop et les cultures urbaines.

Comment vous est venue l’idée du film ?Je ne parvenais pas à financer mes idées de long métrage via le circuit classique et je commençais à en avoir marre d’attendre des réponses de tel ou tel partenaire financier, des producteurs comme des chaînes de télévision. Mes amis Djinn Carrenard (réalisateur de Donoma et F.L.A.) et Rachid Djaïdani (réalisateur de Rengaine) m’ont alors conseillé de faire un film guérilla sur le modèle de ce qu’ils étaient parvenus à faire : avec très peu de moyens mais énormément de bonne volonté et d’énergie. Je me suis demandé quel genre de film je pourrais faire sans argent, et l’idée de Brooklyn m’est venue à ce moment-là. Je connais assez bien le monde du hip-hop pour avoir signé plusieurs documentaires dessus, et je voulais écrire sur ces gens que je connaissais et je savais que je pourrais faire le film sans budget.

Comment s’est passée votre rencontre avec KT Gorique, la rappeuse qui incarne Coralie dans le film ?

Au début, Brooklyn était un personnage masculin. J’ai ensuite participé à un atelier d’écriture en Lorraine, à Saint-Quinin, qui s’appelle « De l’écrit à l’image », et des professionnels de l’écriture ont regardé mon traitement et m’ont conseillé d’en faire une femme. Il fallait trouver la perle rare, parce que Brooklyn, à New York, c’est le bastion du rap radical ; il fallait une rappeuse avec du caractère, et je n’en connaissais aucune. J’ai donc commencé à faire des recherches, j’ai assisté à un nombre incalculable de concerts, passé des nuits entières sur Internet pour enfin tomber sur KT Gorique. Je l’ai vue dans une vidéo qui datait de 2012, où on voyait cette jeune fille de vingt ans monter sur scène à New York et remporter le championnat du monde d’improvisation. Et c’était la seule femme de la compétition. Je l’ai contactée sur Facebook, on s’est rencontré en Suisse, son pays natal, et on a bien accroché. Je lui ai fait faire quelques essais avec un comédien suisse et elle s’est révélée comme Coralie, le personnage du film. Quasiment tous les comédiens n’avaient jamais fait de cinéma, beaucoup

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sont des activistes et des militants de la culture hip-hop.

Le tournage s’est fait entièrement à Saint-Denis ?Presque tout a été tourné à Saint-Denis, avec quelques plans dans le nord de Paris, dans le XVIIIème arrondissement, et les séquences de studio, qui ont été réalisées à Saint-Ouen. La scène du concert a été tournée à la Villette. On a profité de la carte blanche d’un groupe que je connais bien, Milk, Coffee and Sugar, et KT a été invitée à venir rapper sur scène. Dans le film, on la voit backstage, en train de stresser avant de rejoindre la scène. C’était son premier concert avec autant de monde. Tout est authentique : son appréhension, sa satisfaction à la fin de son set, sa perfor-mance. Le film a aussi cet ancrage dans le réel, qui me vient du documentaire, et que je revendique, même si Brooklyn est avant tout une fiction.

Comment avez-vous intégré la musique dans l’écriture du film ?On a écrit le scénario et ensuite KT Gorique a écrit les textes. Je lui donnais simplement des indications thématiques, quelques mots-clés et je lui donnais toute liberté. Toute l’écriture des chansons s’est faite pendant le tournage — ce qui rajoutait

aussi pas mal de pression sur ses épaules. J’ai fait de petites modifications surtout pour que les chansons s’insèrent bien dans la narration du film.

Le film est loin d’être un « film de banlieue » rempli de clichés…Au-delà du film de banlieue, on a fait un film à Saint-Denis, avec beaucoup de Dionysiens. Après, « film de banlieue », c’est un terme que je revendique de manière très précise. On a fait un film avec la banlieue, pas sur la banlieue. On vient de l’intérieur de cette France-là et on en avait marre que des gens de l’extérieur viennent poser leur regard sur nous. Recruter des mecs de Saint-Denis, c’était aussi un acte politique, une manière d’apporter leur réalité et leur quotidien à ce travail de fiction, de parler de ces gens qui ne sont ni des voyous, ni des analphabètes et qu’on ne voit que trop rarement au cinéma. Je voulais que ce soit ce regard qui prime, pour que Brooklyn devienne presque un film militant et une réponse à la question : « c’est quoi vivre en banlieue à vingt ans aujourd’hui ? » C’est ce que permet aussi le cinéma guérilla : mettre en avant notre réalité en refusant la facilité, loin de la caricature. Cela permet de capter le vrai dans toute sa complexité.PROPOS RECUEILLIS PAR JP

La Première Étoile de Lucien Jean-Baptiste2009, 1h30, fiction, Vendredi FilmsAvec : Lucien Jean-Baptiste, Firmine Richard, Anne Consigny

Une famille d’origine antillaise installée à Créteil part pour la première fois aux sports d’hiver. Mais le ski, c’est cher, et le Mont-Blanc c’est blanc — touristes compris. De quoi faire d’un souvenir d’adolescence une comédie sur l’intégration par la débrouille pour l’acteur-réalisateur Lucien Jean-Baptiste : « quand nous sommes rentrés à la cité, nous étions les rois du pétrole ! Les Antillais du deuxième étage revenaient du ski ! Tous mes copains bavaient d’envie ! Ils ne savaient pas que nous n’avions eu qu’une paire de skis à partager et un carnet pour 10 remontées ! » Résultat : Grand Prix du Jury au 12ème Festival international de comédie de l’Alpe d’Huez et 1 600 000 entrées. De quoi s’offrir deux ou trois remontées supplémentaires. MD

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Hippocratede Thomas Lilti

2014, 1h42, fiction, 31 Juin FilmsAvec : Vincent Lacoste, Reda Kateb, Jacques Gamblin

Résumé : Benjamin va devenir un grand médecin, il en est certain. Mais pour son premier stage d’interne dans le service de son père, rien ne se passe comme prévu. La pratique se révèle plus rude que la théorie.

Hippocrate raconte le parcours de Benjamin (Vincent Lacoste), vingt-trois ans, qui fait son premier stage de médecine interne dans le service de son père (Jacques Gamblin). Évidemment, entre les problèmes des patients et les injustices de la hiérarchie, rien ne se passe comme prévu. Seule la rencontre avec Abdel (Reda Kateb), un médecin étranger plus âgé faisant fonction d’interne, va permettre à Benjamin de ne pas perdre son âme dans les couloirs froids de l’hôpital. Après trois courts et un premier long, Les Yeux bandés, où ses influences, reconnaît-il, étaient « mal digérées », le réalisateur Thomas Lilti est allé chercher ce dont il avait vraiment envie de parler, ce qu’il connaissait de première main. Parce qu’avant de faire du cinéma, Lilti est lui aussi médecin. Cette histoire, c’est un peu — beaucoup — la sienne.

La trame est classique : le parcours initiatique d’un jeune candide dans un milieu particulier, ici l’hôpital. Mais la réussite éclatante du film vient du passage qui s’opère progressivement du point de vue de Benjamin à celui d’Abdel, puis à tout l’hôpital. « J’ai longtemps hésité entre les deux histoires. Celle de Benjamin, clairement un double de fiction de mes années d’apprentissage, et celle d’Abdel — je voulais rendre hommage aux médecins étrangers qui m’ont appris la médecine, et aussi, un peu, la vie. À force de chercher, je me suis rendu compte que j’avais vraiment envie de raconter l’histoire de l’hôpital en entier à travers différents regards, différents personnages. De passer du particulier au collectif. » Dans Hippocrate, on s’interroge sur l’accompagnement des patients en fin de vie, mais aussi sur l’épineux problème des gardes pendant les jours fériés… Il n’y a rien, ou presque, qui sorte de l’ordinaire ou du quotidien. Pas de maladie rare, pas d’opération spectaculaire, seulement du matos qui ne marche pas très bien, une banale erreur médicale, une dissimulation comme il y en a souvent, quelques tensions au sein d’un service, etc. Hippocrate tient ensemble le trivial et le sérieux, la comédie et le social, sans jamais être ennuyeux. CAL

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Dayana Mini Market de Floriane Devigne

2012, 53 min, documentaire, Sister Productions

Résumé : Le quotidien d’une famille d’origine sri lankaise, criblée de dettes, installée dans l’arrière-boutique de leur épicerie parisienne.

La cinéaste Floriane Devigne ne faisait pas plus attention que ça à sa petite épicerie de quartier. Jusqu’à ce qu’elle croise un huissier venu remettre un avis d’expulsion à ses tenanciers, une famille tamoule venue du Sri Lanka, les Kamalanathan. La visite de courtoisie pour s’enquérir de leur situation se transforme, avec leur concours, en projet de film sur leur combat souvent vertigineux contre la pression financière et l’administration, du fond de l’appartement insalubre où ils sont obligés de s’entasser suite à l’éviction de leur logement. Le film ne sombre pas dans la sinistrose, loin s’en faut ; les aspirations des différents membres de la famille sont traduites à l’écran par des séquences inspirées du cinéma de Tollywood (la version tamoule et violemment kitsch de Bollywood), dans des numéros musicaux très hauts en couleurs. Rusé, le procédé élève les individualités au-dessus de leurs contingences aliénantes le temps d’une séquence dont ils sont les héros, en un bel hommage à ce pan de leur culture dont les vidéos tournent en boucle sur leur écran de télévision.

Si chacun nourrit des rêves bien spécifiques, le montage exprime sur la durée la force de leur unité familiale dans l’adversité, jusque dans les inévitables engueulades autour de la paperasse. La chronologie des échéances pécuniaires pourrait les submerger, mais les Kamalanathan restent soudés, y compris lorsque Dayana, quinze ans, émet le souhait de faire une pause dans ses études hôtelières pour représenter les expatriés en France au concours de Miss Sri Lanka. La détermination de la jeune fille, contre l’avis de sa mère préférant la voir se consacrer à sa formation, finira par emporter l’adhésion et impulser une nouvelle dynamique à la vie de famille. Les très complexes processus d’intégration à la société et à l’économie française n’ont pas empêché tous les personnages de se rassembler autour d’une célébration de leur culture. Comme dans un film made in Tollywood... FC

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Entre les mursde Laurent Cantet

2008, 2h08, fiction, Haut et CourtAvec : François Bégaudeau, Agame Malembo-Emene, Angelica Sancio

Résumé : François est un jeune professeur de français dans un collège difficile. Dans sa volonté d’instruire sans pour autant domestiquer, il n’hésite pas à aller chercher les adolescents là où ça fait mal, les mettant souvent face à leurs limites afin de les motiver.

L’une des toutes premières scènes d’Entre les murs se déroule le jour de la rentrée des classes : les profs d’un collège parisien difficile se présentent les uns aux autres, timides et mal à l’aise, se sentant jugés, comme le seraient des élèves nouvellement arrivés dans un environnement qu’ils ne maîtrisent pas, avec des codes qu’ils ignorent. Même si le film s’attache immédiatement à l’un de ces professeurs (François Bégaudeau) et plus particulièrement à sa turbulente classe de 4ème, cette première scène est révélatrice d’un parti pris beaucoup moins ordinaire : mettre en lumière les rapports de force et de domination qui sous-tendent toute interaction sociale, qui plus est dans le monde du travail ; qu’il s’agisse des profs vis-à-vis des élèves ou des profs entre eux. « Je voulais montrer que le collège est un espace totalement perméable à la société dans son ensemble, qu’il en est le révélateur, confie le réalisateur Laurent Cantet. C’est aussi ce que François disait dans son livre et là-dessus, nous nous sommes totalement retrouvés. »

Car Entre les murs, avant d’être un film, est un bouquin. Celui d’un agrégé de Lettres modernes et écrivain, fan du FC Nantes et chanteur d’un groupe de punk rock : François Bégaudeau. Prof jusqu’en 2005 en ZEP au Collège Mozart, dans le XIXème arrondissement

de Paris, il décide de puiser dans son expérience pour écrire son troisième roman, très largement autobiographique. Si les élèves n’y sont pas épargnés, les enseignants y ont aussi leur part de responsabilité et l’ouvrage devient finalement un moyen de parler d’autre chose que d’éducation pure et dure : il y est question de violence de classe, de déterminisme social mais aussi de l’abandon progressif de l’enseignement classique au profit de l’encadrement disciplinaire. Et le film suit cette logique à la lettre. Laurent Cantet : « Ce qui m’intéressait, c’est que ce microcosme me permettait

« Genre, je vais aller voir ma mère, et je vais lui dire “il fallut que je sois fusses” ! »

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d’aborder toutes les questions importantes du moment : la diversité, les minorités, l’ordre social… Et puis c’était aussi une occasion de réfléchir à ce que c’était que de former quelqu’un, quel regard porter sur les autres… Tout cela me semblait passionnant, surtout dans un espace aussi fermé. »

Un « espace fermé » qui résulte de l’autre parti pris crucial du film : un huis clos presque intégral à l’intérieur du collège, si l’on excepte les premiers plans. Pour parfaire cette sensation, Laurent Cantet et son équipe décident dès septembre 2006, plusieurs mois avant le tournage, d’établir leurs quartiers dans un lycée parisien du XXème arrondissement. Chaque mercredi après-midi, la petite troupe complétée d’élèves volontaires met en place des ateliers d’improvisation, autour de la figure centrale du professeur. Au début, pour des raisons pratiques, c’est Bégaudeau qui endosse le rôle. Et rapidement, une idée germe dans l’esprit de Cantet : « Au départ il était juste là pour relancer les élèves, les encadrer. Mais je l’ai trouvé très bon. » Résultat, l’écrivain joue son propre rôle à l’écran mais accompagne aussi les élèves tout au long de l’année, une fois par semaine. D’une petite quarantaine ils passent à une grosse vingtaine, au fil des désistements progressifs, procédant ainsi à une sorte de casting naturel guidé par l’intérêt des jeunes. « Je n’ai dit non à personne, précise le cinéaste. Tous ceux qui sont restés avec nous jusqu’au bout sont dans le film. En plus, pour certains, ils se connaissent depuis la maternelle et ont toujours habité le même quartier, donc il était important de garder cette cohésion d’équipe. »

Près de dix mois plus tard, à l’été 2007, le tournage débute et durera toutes les vacances scolaires. « Chaque scène était précédée d’une petite réunion avec Bégaudeau, où l’on ciblait des phrases ou des actions dont on ne pouvait pas faire l’économie et auxquelles on devait aboutir, même dans le cadre d’une improvisation, se remémore Cantet. Donc nous mettions au point des stratégies, car les élèves n’avaient pas lu le scénario, je me contentais de leur donner quelques repères dans la scène : “Tu te souviens, quand untel avait dit ça tu avais réagi comme ça, il faudrait que tu le refasses…” Une première prise durait généralement vingt minutes, puis je décidais de me focaliser sur tel ou tel élément, à l’intérieur de la scène. Ça se construisait de cette manière, au fur et à mesure de la journée. Et le plus fou c’est qu’il y avait un tel naturel qu’au montage, certains plans se suivent alors qu’ils n’ont pas du tout été tournés au même moment. » Résultat : plus de cent-cinquante heures de rushes et un montage titanesque assuré par Robin Campillo, également coscénariste.

Près d’un an plus tard, le soir du 25 mai 2008, le jury du Festival de Cannes présidé par Sean Penn fait d’Entre les murs sa Palme d’or. À l’unanimité. Le film, sorti en septembre de la même année, approche les deux millions d’entrées au box-office. Qui aurait pu le prédire, deux ans plus tôt, en initiant le projet un mercredi après-midi entre les quatre murs d’une classe de ZEP ? AC

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4 QUESTIONS À

Laurent CantetRéalisateur

Laurent Cantet a connu son plus grand succès et de loin avec Entre les murs, après plusieurs courts et longs métrages, dont Ressources humaines en 1999 et L’Emploi du temps en 2001.

Quelle est la genèse du film ?L’histoire a commencé un peu avant la sortie du livre, car j’avais déjà cette envie de tourner quelque chose dans une école ou un collège et de ne jamais en sortir. Puis j’ai rencontré François par hasard, lors d’une émission de radio. J’y étais pour Vers le Sud et lui, pour la promotion du livre qui a donné Entre les murs. En quittant le stu-dio, je lui ai dit que j’allais me jeter sur son bouquin, car je voulais justement travailler sur un film autour de ce sujet. Je l’ai lu dans la foulée et je l’ai recontacté immédiate-ment, ayant le sentiment que son expé-rience m’apportait toute la chair des scènes que j’avais imaginées. Il avait plusieurs propositions d’adaptation mais il a eu envie de le faire avec moi. Ça m’a fait plaisir et peur à la fois : il ne fallait pas se louper.

Et là, tout s’enchaîne très vite…Plus vite que je ne l’imaginais. Très tôt, nous avons écrit un scénario, principale-ment Robin Campillo et moi, mais François donnait son avis à chaque étape de l’écri-ture, il l’enrichissait, etc. C’est celui que

nous avons présenté au CNC, pour l’avance. Puis dès le mois de septembre 2006, quand on a commencé l’atelier d’improvisation au lycée, François s’est trouvé au cœur du dispositif, avec les élèves. L’ensemble pro-fitait en plus pleinement de cette complicité que l’on avait ensemble autour du scénario. Comme il le connaissait par cœur, j’avais l’impression d’avoir une sorte d’agent secret au cœur de la scène, un metteur en scène interne, qui savait où je voulais aller et quelles phrases j’attendais. À partir de là, on a décidé qu’il ferait partie du casting. Et puis François avait aussi la pratique de l’enseignement en lui, savait animer et impliquer les uns et les autres. Nous avons tourné à l’été 2007 pendant sept semaines, après plusieurs mois d’entraînements réguliers. Bégaudeau, je pense qu’il était très fatigué le soir : déjà la présence de la caméra n’est pas évidente à gérer, et puis cela nécessitait une concentration énorme pour aboutir à ce que l’on attendait. Car ce qu’on a décidé dès le début, c’est de ne pas chercher à reproduire les scènes du livre mais juste de partir du même point de

départ, et de voir comment elles se déve-lopperaient à nouveau. François n’avait pas forcément envie de faire le copier-coller de scènes qu’il avait déjà vécues. Mais souvent les choses se répétaient presque à l’iden-tique, presque malgré nous, comme s’il y avait des sortes d’archétypes. Mais il y avait toujours la même énergie. Toujours cette même envie d’y aller.

La sélection officielle à Cannes puis la Palme d’or, c’est une énorme sur-prise ?Énorme. Il faut comprendre que lorsqu’on a commencé cet atelier d’improvisation, je n’étais pas du tout sûr qu’il y aurait un film au bout. On n’avait aucun financement, on ne savait pas ce qui allait en sortir, c’était un vrai suspense, tout était extrêmement incertain. Et puis, on a eu le sentiment que

les étoiles s’étaient alignées autour de nous : les élèves participaient bien, les aides arrivaient plus facilement que ce que l’on pouvait espérer… J’ai vite pensé que le film tel que je l’imaginais allait bien exister. Tout cela me donne la sensation d’une œuvre très fragile, et donc la consé-cration à Cannes a été folle. Partager ça avec toute la bande a été génial et ils m’ont en plus beaucoup impressionné : malgré ce bonheur énorme, personne n’a essayé de tirer la couverture à lui, l’aspect col-lectif était toujours mis en avant. Il y a eu une communion, à ce moment-là, qui a été très belle.

Les enseignants, en revanche, n’ont pas tous été tendres avec le film.Certains ont émis quelques critiques, oui. Ce sont les mêmes qui aimeraient faire de

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l’école un lieu sanctuarisé, ce qui est tota-lement illusoire. C’est un peu particulier, je pense qu’ils ont vu le film comme un documentaire qu’il n’était pas. J’ai eu beau expliquer que l’on avait choisi exprès des moments de friction, qu’il ne s’agissait en rien d’un documentaire, ils ont eu le sen-timent que le film montrait quelque chose qu’il ne fallait pas montrer et donnait une mauvaise image des collèges. Le film a donc un peu pâti de ce sentiment de réa-lité, que moi je recherchais absolument lors des scènes de classe. Certaines per-sonnes se sont trompées d’objet… En revanche, j’ai voyagé plus d’un an avec ce

film et les réactions, globalement, ont été très positives et pas si différentes les unes des autres. Le seul endroit où j’ai senti une incompréhension, c’est en Asie et en particulier en Corée du Sud, où il ne faut absolument pas remettre en cause la parole du maître. Là, les jeunes ont été très mal jugés. À l’inverse, je me souviens d’une projection à New York un matin, devant une assistance de deux cents profs new-yorkais qui se sont mis à parler de leurs expériences et à faire des corres-pondances entre ce que le film disait et ce qu’eux vivaient. Ça, c’était génial. PROPOS RECUEILLIS PAR AC

La Journée de la jupe de Jean-Paul Lilienfeld

2009, 1h28, fiction, Mascaret FilmsAvec : Isabelle Adjani, Denis Padolydès, Yann Colette

Sonia Bergerac, professeur de français dans un collège de banlieue, prend en otage sa classe. Pistolet en main, elle impose à ses élèves sa vision sur le machisme et la délinquance. Sa revendication ? Rendre obligatoire toute une journée le port de la jupe, qui est devenue tabou dans les ZEP. « Une jupe, ce n’est qu’un bout de tissu, mais qu’elle soit courte ou qu’elle soit longue, ce symbole peut nous aider à gagner une bataille contre l’obscurantisme, et même contre ce qu’il convient d’appeler, la haine des femmes », affirme Isabelle Adjani, césarisée pour l’occasion. Cinq ans après la sortie du film de Jean-Paul Lilienfeld, des élus lycéens de l’académie de Nantes organisent une « Journée de la Jupe », c’était le 16 mai 2014. MD

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La Chambre videde Jasna Krajinovic

2015, 52 min, documentaire, Petit à Petit Productions

Résumé : À Bruxelles, dans les pas de Saliha, mère d’un jeune djihadiste mort en Syrie, ce portrait fait résonner la douleur et l’incompréhension des familles de radicalisés.

Dans son déjà monumental précédent documentaire, Un été avec Anton, Jasna Krajinovic glissait sa caméra dans l’enceinte d’un camp militaire où la jeunesse russe vient se faire endoctriner, en guise de break estival, contre les Musulmans en général et les Tchétchènes en particulier. En avril 2013, les journaux de son pays d’adoption s’émeuvent de la mort du premier jeune Belge parti faire le djihad en Syrie. La réalisatrice perçoit dans ce fait d’actualité une piste de travail, à la perspective inversée à celle du film qu’elle vient de boucler. L’embrigadement des jeunes et leur utilisation à des fins politiques changent de camp. Le point de vue se déplace vers ceux qui restent. Jasna Krajinovic consacre six mois à sa phase de recherche, tâte le terrain pour mieux constater sa dangereuse instabilité. Ce que les médias nationaux décrivent comme un fait divers se révèle être en réalité un véritable phénomène, qui affecterait selon son enquête près d’un millier

de jeunes belges. Elle rencontre la future héroïne de son film au mois d’août. Quand Saliha se confie, son fils est parti depuis deux semaines. Elle ne reçoit que de vagues textos et des photos floues. La réalisatrice l’accompagnera tout du long d’une trajectoire impensable, atroce. Elle filmera « le combat et la nécessité de ce combat », pour reprendre ses termes. Elle donnera naissance à un film puissant dès sa première scène.

Le visage de Saliha y est un bloc de tragique solennité, en pleine digestion de l’inconcevable. Son fils Sabri, tout juste dix-neuf ans, s’en est allé mourir en Syrie au terme d’une radicalisation incontrôlée ; la chambre vide est la sienne. Saliha s’y tient à peine debout, le choc est trop violent. Parce qu’il faut impérativement dépasser le stade de la sidération, Saliha rencontre des parents dans la même situation, en lutte contre les moulins à vent des autorités belges. Pire : les parents se voient accusés de ces situations qu’ils ont pourtant dénoncées, faute de pouvoir trouver la réponse appropriée. Plus les obstacles à une simple reconnaissance de décès s’accumulent, plus la froideur du visage de Saliha se mue en une indignation légitime face à la démission de l’État. Les parents entament alors des actions en justice contre les recruteurs radicaux. Le mouvement contre l’inertie. Le refus de la fatalité, pour affronter la douleur la plus incompréhensible qui soit pour un parent.

La Chambre vide expose en creux le récit d’un deuil mené à sa façon par une femme admirable. Comme Adi, le héros du documentaire The Look of Silence de Joshua Oppenheimer, Saliha est d’une trempe éthique à vous faire sentir tout petit. Le remarquable travail de montage et de mise en scène à bonne distance sublime cette

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exemplarité, d’autant plus lumineuse qu’elle ne rencontre aucun contrepoint à son discours. Cette absence serait éventuellement dommageable si elle ne se trouvait justement au cœur du film, si elle n’en était l’enjeu crucial pour remédier à des absences bien plus tangibles, bien moins immatérielles qu’un corps étatique obstiné dans le refus d’une simple écoute attentive du problème. Jusque dans ses séquences resserrées sur l’intimité d’une cellule familiale décidée à aller de l’avant, La Chambre vide ne trahit pas son sujet et le suit avec bienveillance dans ses prises de parole. Lorsque Saliha part sur les traces de son fils disparu à la frontière syrienne, la caméra s’éloigne, par prudence, évidemment, mais aussi parce que cette solitude lui appartient. Le film de Jasna Krajinovic est certes un geste citoyen par la tribune qu’il offre à ces parents, c’est également un noble portrait de femme, tout en émotions contenues.

Aujourd’hui, la réalisatrice s’avoue un peu abattue par le pourrissement de la situation depuis le début du projet, trois ans en arrière. La perception publique évolue millimètre par millimètre, le politique fait l’autruche. Le film sensibilise, aide à ne plus stigmatiser les familles, quand bien même elles osent affubler leurs enfants partis du statut de victimes. Ce n’est qu’un début dans une cause qui, le temps de ce parcours résumé en une heure, semble un peu moins perdue. Dans son prolongement direct, Jasna Krajinovic travaille actuellement sur un court métrage intitulé Ma fille Nora, sur une mère dont la fille est partie en Syrie depuis plusieurs années. « C’est sur le même sujet, mais traité différemment, beaucoup plus sur le vif. Le combat reste en retrait, c’est surtout sur le fait de vivre avec ça, comment y survivre. Le néant et l’incompréhension qui restent derrière, commune à toutes ces familles. L’omniprésence de l’absence, le visage ou les histoires qu’on peut y mettre. » FC

5 QUESTIONS À

Jasna KrajinovicRéalisatrice

Pour votre précédent documentaire, Un été avec Anton, vous aviez écrit le film en amont. Est-ce le cas ici ? Il donne l’impression de plus se foca-liser sur le personnage...J’ai une vision, je la suis. Après, c’est la réalité autour et le sujet en soi qui me la perturbent, et là, soit je prends, soit je ne prends pas. Mais si je prends, je risque de repartir avec quelque chose de plus riche que prévu au départ. C’est ça qui m’inté-resse. Ici, c’était plus difficile de faire le tri parce que ma vision se limitait à une œuvre qui devrait être à la fois intimiste et tout à

fait ouverte, ciblée sur la situation actuelle, les démarches de Saliha vers les poli-tiques. Il y a eu des attentats, des rebon-dissements, et poser un regard ou se tenir dans une certaine direction n’était pas évident. Parfois il n’y avait rien, c’était le brouillard total, il n’y avait pas de film. Et puis ça revenait.

Le film décrit l’après d’une tragédie intime et fait néanmoins preuve d’une grande pudeur, comment avez-vous trouvé la bonne distance ?C’est ce qui caractérise le travail de

Les repérages, le tournage et la vie du film post-diffusion se sont étalés sur trois années, et ce n’est pas fini. Jasna Krajinovic poursuit toujours son indispensable travail d’accompagnement des familles filmées par ses soins, en contrepoint au silence assourdissant des autorités belges.

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cinéaste, je cherche cette distance. Ça implique la recherche du cadre, du hors-champ, aussi. J’ai réagi presque physique-ment à certains types d’images que j’avais prises, que je considérais comme des erreurs, ça peut arriver, mais surtout au début. Quand on commence dans les rushes de repérages, parfois même avec de simples photos, je me suis demandé comment j’avais pu faire ça... Le travail de distance est vrai-ment une mise en question continue. Est-ce que je suis à la bonne place ? Est-ce que ce n’est pas trop près, ou voyeuriste ? J’étais vraiment catégorique par rapport à ça, sur-tout quand on pense à quel point les médias ne l’ont pas été. Ce sujet leur avait donné un prétexte pour déballer les histoires intimes de ces gens, de ces familles, de n’avoir aucune pudeur par rapport à ça.

C’est un film où l’État belge et ses représentants brillent par leur absence, dans tous les sens du terme. Avez-vous essayé de les contacter, de votre côté ?

Comme ces familles étaient stigmatisées, c’était difficile de les joindre. Donc j’ai commencé par contacter tous ceux que je pouvais, des journalistes aussi bien que des politiques dans leurs communes, je suis allée dans les écoles, là où les enfants sont partis. Souvent, je suis res-tée les mains vides. C’est étrange à quel point ce phénomène fait trembler cer-taines couches de société, et surtout à quel point les politiques sont complète-ment perdus. Ils sont mis devant leurs responsabilités, devant leurs principes, leurs décisions d’hier et aujourd’hui. À l’époque, je trouvais que ce n’était pas si grave, aujourd’hui je trouve que ça l’est beaucoup plus. J’ai cru d’abord au début que je traitais d’un sujet vraiment mar-ginal. Je me disais que ça allait s’arranger très vite, que déjà la guerre en Syrie serait terminée d’ici là, mais ce n’est pas du tout le cas, nous en sommes presque au même point qu’il y a trois ans. Les jeunes continuent à partir.

Votre film traite d’un sujet rarement abordé, et les personnalités des radi-calisés changent de celles qu’on voit habituellement...Je peux témoigner de trois ans de démarches et de contacts avec les médias. Ces mères leur disaient que leur enfant était parti, qu’elles pouvaient identifier les responsables. Elles faisaient appel à la société, à la politique, à la police. Elles tiraient la sonnette d’alarme. J’ai vu com-ment les journalistes venaient les inter-viewer, et au lieu de s’intéresser au combat de ces parents, de passer leur message, ils ne s’intéressaient qu’au côté sensation-nel, toujours décrit de la même manière... Les médias ont déplacé le débat à un niveau qui ne permet pas de discussion, d’échange ou de réflexion. Mais il y a eu aussi des fautes de politiques. Le sujet revenait parfois à l’approche d’élections, les politiques invitaient les mères à s’ex-primer, puis plus rien. Beaucoup de choses ont été cachées sous le tapis, et la guerre en Syrie est maintenant dans notre salon.

En ce qui concerne les séquences finales à la frontière turco-syrienne, dans quelles conditions avez-vous pu vous rendre sur place ?Les Turcs sont très sensibles, leur fron-tière est sans doute poreuse. Il y a beau-coup de corruption. L’État Islamique profite de cette — j’ose le dire — collabo-ration avec les autorités turques. Dès qu’on sort une caméra, ils n’aiment pas ça. On devait être prudents. De là, sortir une émotion était encore plus difficile. Saliha reconstitue l’ultime trajet de son fils. Elle voit les gens qui essaient de par-tir de là, de se sauver, et elle, son regard va de l’autre côté, c’est très troublant. En plus, elle rencontre des mères qui ont perdu plusieurs enfants, il y en a encore qui sont blessés, la mort est partout et quand tu es une mère, c’est inouï. Dans le même temps, l’histoire de Saliha s’annule et s’enrichit de cet autre contexte. PROPOS RECUEILLIS PAR FC

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Le Bleu, blanc, rouge de mes cheveux de Josza Anjembe

2015, 22 min, fiction, Yukunkun productionsAvec : Grace Seri, Augustin Ruhabura, Mata Gabin

Résumé : Baccalauréat en poche et majorité approchant, Seyna n’aspire qu’à une chose : acquérir la nationalité française. Son père camerounais s’y oppose farouchement.

Ça commence de nuit. À un arrêt de bus que seuls les travailleurs du matin — ou les clubbeurs couche-tard — peuvent connaître. Un père de famille se rend au travail pour trier des fleurs. Sa fille Seyna (Grace Seri) se prépare quant à elle à éplucher la liste des bacheliers reçus. Elle aura le sien, mention Très Bien, à la grande surprise d’un mec de sa classe qui lui plaît. À dix-huit ans et toutes ses dents, Seyna aspire à intégrer Sciences Po et vivre la vie dont elle rêve. Pourtant, lorsqu’elle entame des démarches pour obtenir la nationalité française, son père, camerounais, impose son droit de veto. Naïf, son petit frère ne comprend pas ce qui se trame dans le monde des grands. Sa mère a beau défendre Seyna, même les prières d’avant-repas n’y peuvent rien : il y a des choses dont les parents sont fiers (la réussite aux examens scolaires), et d’autres qu’on ne discute pas (le choix de la nationalité). La métaphore des cheveux, sorte de continuité extracorporelle de Seyna, devient alors un prétexte pour montrer la violence d’une société normalisant les gens et mettant de côté ceux qui n’entrent pas dans les cases.

Déjà remarquée pour ses documentaires (Massage à la camerounaise, KRUMP), Josza Anjembe signe ici son premier court métrage de fiction professionnel et aborde un sujet qui lui tient à cœur depuis longtemps. Comment expliquer le fossé qui existe entre des parents nés là-bas et des enfants nés ici ? Entre les aspirations des uns souhaitant rentrer un jour au pays et ceux des autres, établis là où ils ont grandi ? Josza Anjembe s’attaque avec Le Bleu, blanc rouge de mes cheveux à cette génération « traumatisée » d’enfants nés dans les années 1980-90, tiraillés entre la culture de leurs parents et celle de leur pays d’accueil. Une génération de cinéastes à son image, issue d’une double culture et déterminée à exprimer des histoires qu’elle ne voit pas au cinéma. CD

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5 QUESTIONS À

Grace SeriActrice

Comment avez-vous eu vent du projet ?Le producteur du film, Nelson Ghrénassia [Yunkunkun Productions, N.d.A.], suivait mon travail depuis mon entrée au Conser-vatoire de Paris, il y a trois ans. Josza Anjembe a regardé l’une de mes vidéos et s’est dit que j’étais sûrement Seyna. Dès que j’ai lu le scénario, il y a eu comme une évidence. J’ai passé le casting détendue ; sans être sûre de l’avoir, mais avec l’impres-sion d’être celle qui devait porter cette parole. Pour moi, jeune fille noire dans un cadre aussi conventionnel — il y a très peu de Noirs au Conservatoire — je trouvais que le sujet du film correspondait parfai-tement à ce que je veux défendre.

Comment expliquez-vous la déter-mination de Seyna à devenir fran-çaise ? Le père refuse à Seyna le fait de pouvoir devenir française, même si elle est née et a vécu ici. J’ai ressenti la position du père comme un affront à son existence. Seyna prend en charge sa vie et défonce tout ce qui peut se mettre sur son passage. Quoi

qu’il arrive, personne à part elle ne peut décider d’arrêter le combat.

Le choix de la nationalité est-il un dilemme récurrent chez les bi-natio-naux français ?Dans le film, la nationalité est un prétexte. Je pense que c’est un symbole bien plus large. C’est une façon de vivre, de penser. C’est un symbole de liberté, d’enlever des chaînes, de devoir et de pouvoir choisir. Car maintenant, nous avons la possibilité de choisir. Seyna, elle, n’a pas le choix.

Quel rapport Seyna entretient-elle avec ses cheveux ? Comme toute jeune fille, Seyna est coquette et a un rapport particulier à ses cheveux. Ce sont les siens : elle ne porte ni perruque, ni tissage, ni rajouts. C’est sa marque, une continuité d’elle-même, très présente, comme un troisième sein. Elle ne peut pas les cacher. Lorsqu’elle va à la préfecture, on lui dit « Ça prend trop de place, qu’est-ce qu’on peut faire ? ». Se cacher ? Jusqu’à quand me ferez-vous me cacher ? Jusqu’à quand devrais-je mettre des cheveux euro-

péens ou indiens sur ma tête ? Cette scène a été très violente. J’avais peur qu’elle soit comique. Mais elle était absurde au pre-mier sens du terme. Cela a été un moment-clé de bascule, où le personnage se crée. Un effet-miroir de la société.

Dans le film, Seyna semble détonner parmi ses camarades. Est-ce une sensation que vous ressentez en tant qu’actrice ? Évidemment. Plus jeune, je ne sais pas si j’ai nié ma couleur ou si elle n’avait pas tant d’importance — je me voyais simplement comme un être humain. Aujourd’hui, je le sens de plus en plus. Je suis arrivée au Conservatoire avec la fougue, l’espoir, la

conviction et la combativité de pouvoir passer les mêmes castings que mes amies actrices parce que je ne suis pas moins douée qu’elles. Mais non. Les propositions de rôles requièrent de l’ouverture et de l’intelligence. Je représente une frange de la société qui doit être montrée. Quand tu regardes la télévision et le cinéma et que tu ne vois rien qui te ressemble, cela crée problème d’équilibre mental, vraiment. PROPOS RECUEILLIS PAR CD

Diplômée du Conservatoire de Paris où elle a été repérée par le producteur du Bleu, blanc, rouge de mes cheveux, Grace Seri y interprète son premier rôle professionnel.

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Molii de Carine May, Hakim Zouhani, Yassine Qnia et Mourad Boudaoud

2013, 14 min, fiction, Les Films du Worso Avec : Steve Tientcheu, Marcel Mendy

Résumé : Steve doit remplacer un soir son père, gardien de la piscine municipale. Tout se passe comme prévu, jusqu’au moment où le jeune homme entend des bruits inhabituels.

Aubervilliers, la nuit. Dans la piscine municipale, deux hommes : un père et son fils. Le père briefe son fils sur la fermeture de la piscine et en profite pour lui chourer ses baskets. Ils ont la même pointure mais pas le même rapport au turbin. Pour le père, il s’agit de forger son fils : faire du bon travail, mémoriser les informations sans les noter sur un bout de papier, etc. Pour le fils, c’est une corvée : laver les chiottes, suivre les consignes à la lettre, etc. Alors que Steve s’applique à accomplir sa mission, des cris proviennent des vestiaires. Trois enfants roms courent en maillot de bain, sautent dans la piscine et mettent le souk devant un Steve médusé. Attaqué à coups de frites en mousse entre deux courses-poursuites mouillées, Steve tente tant bien que mal de se faire respecter. Sa taille et sa corpulence lui permettront-elles de garder le dessus ? Dans Molii, ambiance nocturne et bleutée oblige, les sons comme l’image reflètent un terrain de jeu et un espace oppressant. Portes de vestiaires qui grincent, couloirs sombres, escaliers en fer qui résonnent sont autant d’obstacles à la carrure de Steve que d’atouts pour les enfants agiles.

Produit par Les Films du Worso, Molii a remporté le Prix spécial du jury au Festival de Clermont-Ferrand 2014, et a été réalisé — c’est assez rare pour être souligné — à huit mains, par quatre réalisateurs issus d’Aubervilliers : le couple Carine May et Hakim Zouhani, accompagné de leurs amis Yassine Qnia et Mourad Boudaoud. Proches de leur quartier, l’équipe tourne tous ses films dans sa ville d’origine et caste les proches. Surtout, le quatuor écrit ensemble ses scénarios et excelle dans l’art de la vanne. Leur devise ? Partir du principe que tout ce qu’ils écrivent est nul, histoire de ne pas oublier qu’il ne faut jamais cesser de se remettre en question. CD

5 QUESTIONS À

Carine MayRéalisatrice

Ancienne journaliste et institutrice, Carine May se lance dans le cinéma en 2013 avec Rue des Cités, coréalisé avec Hakim Zouhani et sélectionné à l’ACID. Leur court métrage suivant, La Virée à Paname, est nominé aux Césars 2015.

Molii, ça veut dire quoi ?« Papillons de nuit » en roumain. C’est poétique. Les enfants sont des lutins insai-sissables, qui virevoltent sans contraintes, à la différence de Steve, gauche et engoncé, qui tente de se refaire une place dans la société en reprenant le travail de son père contre son gré.

Quelle a été la genèse du film ?Yassine Qnia a été repéré par Les Films du Worso avec son court métrage Fais Cro-quer. Il leur a proposé une création à quatre car nous voulions écrire ensemble pour le comédien Steve Tientcheu (qui joue dans La Virée à Paname, ndlr). Les Films du Worso nous ont fait confiance : nous avions carte blanche !

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Le maître nageur :

« Ça va Marcel ? Tu peux mettre les lignes pour moi ? Je dois bouger. Marcel :

Ok, on va s’en occuper. (À son fils Steve) : Tu vois les gens, quand t’es trop gentil, ils te prennent pour un con. »Steve :

Pourquoi tu lui as pas dit non ?Marcel :

De toute façon, c’est toi qui va le faire. »

Pourquoi avoir choisi de tourner dans une piscine ?Nous voulions un huis-clos, un endroit col-lectif vide : le paradoxe nous intéressait. Que ce soit à l’image ou au son, l’idée était de créer des ambiances différentes : passer de l’angoisse, du suspens, à une forme de burlesque dans les courses poursuites par exemple. La piscine d’Aubervilliers est très plastique, nous avons donc fait attention à ne pas tomber dans l’image « trop jolie ». Ce terrain de jeu « glissant » nous plaisait bien. Que vouliez-vous explorer en confron-tant un gardien noir à des enfants roms ?Nous voulions évoquer le clivage entre générations, ou quand un fils d’Africain se retrouve à jeter des petits roms de son lieu de travail. Le personnage de Steve est fran-çais de père africain. Il ne veut plus récurer les toilettes de la piscine comme son père l’a fait pendant des décennies. Nous vou-lions aussi parler de l’immigration, des

différentes vagues. Steve se retrouve face à des enfants roms qui n’ont pas le vent en poupe, c’est le moins qu’on puisse dire. Nous voulions montrer comment ces dif-férentes populations se confrontent — les malentendus, les différences de langues, les jeux de regards — et comment on en revient à l’essentiel : faire le mur pour aller à la piscine. Réaliser un court métrage à quatre, ça fonctionne comment ?C’est d’abord un défi. Un jeu, qui fonc-tionne bien. C’est un découpage long, long, long.  Chacun son job, chacun sa ligne de mire. On se partage la direction des comé-diens, l’attention au cadre, etc. Mourad et moi gérions les enfants, Yassine dirigeait les adultes et Hakim restait avec le chef opérateur. L’objectif était de ne pas perdre les comédiens entre plusieurs interlocu-teurs. La salle de montage était bondée ! C’était surtout un kiff.PROPOS RECUEILLIS PAR CD

168 APPRENTISSAGES 169MOLII

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La Mort de Dantonun film d’Alice Diop

2011, 1h04, documentaire, Mille et Une Films

Résumé : Steve, vingt-cinq ans, loulou des quartiers à Aulnay, décide d’entamer une formation d’acteur au Cours Simon à Paris.

La genèse du film remonte à 2008. Alice Diop mène alors une réflexion sur la question de la méritocratie au sein de la République française. « C’était en pleine effervescence au début de mandat de Nicolas Sarkozy, cette question était au cœur de l’actualité et traitée d’une manière qui m’était très inconfortable. Parce qu’on renvoyait les enfants de cité à leurs propres responsabilités, avec des formules comme « quand on veut on peut, d’ailleurs regardez les exemples magnifiques de Rachida Dati et Rama Yade. » Tout en se considérant comme une enfant de cette méritocratie républicaine de par son cursus, la réalisatrice part de ses observations peu amènes sur les opportunités d’évolution de la diversité au sein de la société française. Elle tombe sur Steve, le petit frère de son amie d’enfance, au mariage de cette dernière. Ils ne se sont pas vus depuis dix ans. Il a gagné une carrure intimidante, un parler marqué des intonations des gosses de banlieue. « Je me rappelle l’avoir cerné dans plein de clichés avant même de lui avoir parlé. Je pensais qu’il avait arrêté l’école, à frôler la délinquance. Je n’avais pas tout à fait tort, mais j’étais loin de m’imaginer qu’il en était à un tel changement de vie. » Le temps aura beau les avoir éloignés, Steve confie à Alice ce qu’il n’a encore raconté à personne : il vient de s’inscrire à une formation théâtrale. « Je ne sais pas encore à ce moment-là s’il y a un film à faire, mais je sais que c’est intéressant, parce que ça me déroute de ma propre volonté de l’avoir enfermé dans un cliché. » S’ensuit une longue phase de repérage, où l’angle de la cinéaste s’affine au contact d’une réalité empreinte de bon gros malaises.

Le spectacle vivant comme reflet des barrières sociales. Ce constat à l’amertume contagieuse, le film d’Alice Diop le dresse via son empathie totale pour son héros, ce grand gaillard de vingt-cinq balais parti en pointillé de sa tour en banlieue parisienne suivre son rêve de planches. Pour devenir un comédien de la trempe de ceux qu’il admire, les Gabin ou les Ventura, il suit pendant un cycle de trois ans le cours Simon, école théâtrale huppée dans laquelle il peine à se sentir exister. Il faut dire qu’au cœur de la bourgeoisie parisienne constituant l’immense majorité de ses nouveaux camarades de

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jeu, Steve détone. Sa présence imposante, son milieu social modeste, ses mécanismes de défense venus de la vie en quartier et, enfin, sa couleur de peau, autant d’obstacles que trois ans de formation ne sauront vraiment renverser. Lui voudrait revisiter le Danton sublimé par l’interprétation de Gérard Depardieu dans le film d’Andrzej Wajda (1983), ses professeurs lui concèdent le rôle de chauffeur de Miss Daisy, dans l’attente d’un partenaire de jeu noir qui n’arrivera jamais. Steve se dit prêt à aller chercher un gosse de sa cité juste pour pouvoir monter sa scène, enfin avancer, montrer ce qu’il a dans le ventre. Malgré les mots doux de son agent, rare scène de respiration dans un récit tendu, sa frustration prend le pas. Il n’entend pas — et le spectateur non plus — quand les responsables du cours Simon lui parlent de progrès invisibles. Ce qu’il ressent, c’est le poids d’une violence tout aussi invisible, un déterminisme social qui ne s’assume même pas et se traduit par de la langue de bois.

A posteriori, la vision du documentaire d’Alice Diop est éprouvante à plus d’un titre, tant le film souligne par cette destinée individuelle des béances sociales, éducatives et culturelles si délicates à combler qu’elles en deviennent hautement explosives. La Mort de Danton n’apparaît pas comme une œuvre manichéenne pour autant. Steve se sent engoncé dans une fonction stéréotypée ? Par défiance, il y restera, quitte à perdre de belles occasions de communiquer son malaise. De là part la terrifiante description d’un dialogue fermé par malaise réciproque, par refus de mélanger des corps élevés pour se penser non compatibles. Les efforts demandés à chaque parti semblent raisonnables, mais tout s’effondre sous le poids des conventions tacites. En fin de film, passée des dernières scènes baignées de désillusions et d’émotions pour le moins conflictuelles, Alice Diop offre à son héros désabusé le cadeau que lui aura refusé le cadre institutionnel : l’occasion de déclamer le monologue de Danton que Steve maîtrise à la perfection. La pilule reste amère, la portée symbolique de cette petite revanche fait sourire douloureusement. Cinq ans après cette aventure documentaire, la carrière de Steve Tientcheu décolle. Après ses courts rôles dans La Fille du patron et Ni le ciel ni la terre, il se retrouve plus conséquemment à l’affiche de Braqueurs, le polar de Julien Leclercq. Aux côtés du redoutable rappeur Kaaris, certes, mais tout de même. FC

ENTRETIEN AVEC

Alice DiopRéalisatrice

Vous mettez à mal cette idée implan-tée dans toutes les strates de la société française depuis le début de la démocratisation culturelle, celle de l’émancipation par la culture...On est très forts en France pour manier des concepts magnifiques, des choses qui sont de l’ordre de l’utopie. L’émancipation cultu-relle, il n’y a qu’à regarder... Hier, j’étais au Théâtre de la Colline, j’étais la seule noire dans la salle. Pareil pour une pièce de Pom-merat aux Amandiers, j’étais la seule noire... L’histoire de ma vie ! Je me retrouve dans des endroits porteurs de cette démocrati-sation et je suis partout la seule. C’est quelque chose qui ne va pas mieux, et il serait de bon ton de se demander pourquoi plutôt que se gargariser de grands concepts qui deviennent de plus en plus vides de sens.

J’étais sidéré que Steve se retrouve à jouer une scène de Miss Daisy et son chauffeur...C’est sûr que le Cours Simon, ce n’est pas non plus considéré comme le lieu de l’avant-garde théâtrale. Ce genre de ques-

tions, des gens comme Ariane Mnouchkine ou Peter Brook les ont dépassées depuis trente ans, et pourtant.... Il n’y a qu’à voir la polémique qui a eu lieu il y a quelques mois avec Othello joué par Philippe Torre-ton... Régulièrement, ce sont des questions d’actualité. Au-delà du théâtre, elles racontent des questions de classe, d’iden-tité, de la place qu’on laisse à l’autre. La Mort de Danton n’est pas un film sur le théâtre, c’est un film sur ce qui se passe en France en ce moment.

Quelles ont été les réactions des membres du Cours Simon ?Je sais que le professeur a vu le film, et il a été très choqué au point de se défendre en disant que j’avais manipulé Steve. Ça a dû être très violent de le voir pour lui aussi. Il reste dans des directives, des clichés. Dire « non tu ne peux pas jouer le personnage de Danton parce qu’à l’époque il n’y avait pas de noirs », c’est déjà une méconnais-sance de l’Histoire. Il serait infiniment plus logique pour Steve d’interpréter Danton qu’une figure du noir américain...

Depuis La Mort de Danton, Alice Diop n’a pas chômé en livrant notamment deux films sur la place des minorités dans la société française, les puissants Vers la Tendresse et La Ligne de couleur.

172 173LA MORT DE DANTONAPPRENTISSAGES

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Nos mères, nos daronnesde Bouchera Azzouz et Marion Stalens

2015, 52 min, documentaire, De l’autre côté du périph’

Bouchera Azzouz a grandi dans la cité plutôt fleurie de l’Amitié à Bobigny. Avec Marion Staelens, elle vient rendre visite aux mamies du quartier. Il y a sa mère Rahma, qui peint dans un style Chagall, Sabrina la pin-up qui visse des boulons toute la journée, Zineb l’assistante sociale, Yamina l’intello qui lit du Tahar Ben Jelloun, Aline l’institutrice et Habiba qui finit par les convaincre de tracer la route vers Cabourg pour se détendre en thalassothérapie. De religions différentes, elles viennent du Maroc, de Tunisie ou d’Algérie, et toutes ont leur mot à dire sur leurs hommes, pères ou maris, et le droit à la pilule qu’elles ont attendu bien trop longtemps. MD

Le tournage s’est étalé sur combien de temps ?Presque trois ans. Je savais que j’allais filmer tout le processus d’apprentissage de Steve au Cours Simon. J’ai eu une importante phase d’écriture et de repérages où je n’allais pas forcément tourner mais au cours Simon prendre des notes. J’ai tourné très peu en trois ans, une quarantaine d’heures de rushs sur deux mois et demi de tournage. L’important est de rester sur le personnage, presque comme un personnage de fiction, ne pas être dans le personnage « porte-parole ». J’espérais pendant ces trois ans une prise de conscience de Steve. Malgré tout, cette expérience l’a transformé et il a appris un métier, ça l’a fait bouger.

Comment a-t-il réagi à la vision du film ?Au début c’était délicat parce qu’il s’est rendu compte dans quoi il avait été enfermé pendant trois ans, la difficulté qu’il a eu de s’affranchir et d’affronter son professeur. Mais après, ça a été un appel d’air, il a été contacté par plein de directeurs de casting. C’est un film important pour lui, qu’il défend, il le revendique vraiment comme un élément important de son parcours.

C’est un film à charge mais équilibré dans ses points de vue...Je récuse complètement le terme « à charge ». Je ne voulais pas faire un pam-phlet. Si je veux militer, je vais dans des associations ou je descends dans la rue

pour m’exprimer. Pour moi, il est fonda-mental que le lieu du cinéma reste le lieu du cinéma même s’il embrasse des ques-tions politiques. Si autant de spectateurs de couleurs différentes ont pu voir le film, c’est justement parce qu’il n’est pas à charge. Le film interroge. Le professeur de Steve, honnêtement, j’aurais pu en faire un connard fini, dans les rushs, j’avais de quoi l’assassiner. Ça n’était pas le but, la direction. Je pense que si je l’avais fait, je me serais discréditée. Ce personnage est beaucoup plus complexe et le film travaille avec cette complexité. Steve n’est pas qu’une victime, il expose son manque de confiance en lui. D’ailleurs dans l’entre-tien que j’ai avec lui, il me recadre quand je lui parle de ses profs, parce qu’on est toujours tenté d’enfermer le personnage dans sa fonction. C’était important de le laisser, pour montrer sa liberté aussi.

Le fait qu’on entende votre voix dans ce film, c’était important ?Au début, je voulais couper mes questions au montage, et au fond je ne l’ai pas fait parce que dans le processus, la place que j’occupais, pas qu’en tant que réalisatrice mais aussi comme copine d’enfance, la proximité que j’avais avec Steve était importante dans le déroulement de l’his-toire. Il ne sait pas s’il aurait été jusqu’au bout de sa formation s’il n’y avait pas eu le film, cet espace de soutien et de refuge. Ça rendait pertinent le fait de garder les questions. PROPOS RECUEILLIS PAR FC

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Nous, princesses de Clèvesde Régis Sauder

2010, 1h09, documentaire, Nord-Ouest Documentaires

Résumé : À Marseille, les élèves de Terminale du Lycée Diderot s’emparent de La Princesse de Clèves pour parler d’eux.

Le roman de Madame de La Fayette se situe à la jonction du classique et du moderne dans les lettres françaises. À la suite d’une petite phrase politique montée en épingle, il est même devenu un enjeu d’éducation nationale. Pire : un film de Christophe Honoré. Loin des bruits du monde médiatique, le film de Régis Sauder s’attache, plus posément, à démontrer l’universalité du texte dans une classe de terminale d’un lycée marseillais. Au cœur de l’atelier monté par le cinéaste et sa compagne enseignante, les élèves vivent avec le roman pendant toute une année scolaire, décortiquent ses implications diverses avec enthousiasme et acuité. La transmission culturelle n’est jamais aussi émouvante que lorsqu’elle illumine un texte d’une voix nouvelle, en l’occurrence celle de ces lycéens s’identifiant aux personnages dans des confessions touchantes. Lorsqu’ils en déclament des extraits en gros plan, leur justesse est confondante.

Tourné en zone d’éducation prioritaire, le documentaire se resserre sur cette expérience pédagogique, moins état des lieux sur le contexte éducatif que témoignage à plusieurs voix sur un passage de relais d’une génération à une autre. La scène de voyage scolaire au Musée du Louvre enfonce le clou : le patrimoine est à tout le monde, et n’attend que de se faire approprier. La soif de connaissance des élèves fait habilement écho, dans un montage d’une grande fluidité, à leurs parcours scolaires et personnels. L’échéance du bac, l’émoi des premiers sentiments amoureux, les relations fluctuantes avec la tutelle parentale, Nous, princesse de Clèves brasse ces bouleversements avec une belle prévenance. Si la jubilation du metteur en scène est palpable et communicative dans certaines séquences, il n’en oublie pas d’adopter le recul idoine dans l’intimité de ses échanges avec les jeunes protagonistes. Les valeurs et les questions de morale soulevées par le roman s’appliquent aussi à celui qui les transmet... FC

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mais aussi autour du débat de l’identité nationale à l’époque...

Comment avez-vous écrit le film ?Il y avait cette volonté que le livre de Madame de Lafayette soit cet objet transi-tionnel qui nous permette d’aller vers les personnages et leur famille, dans une pro-gression narrative qui suit à la fois les grands mouvements du roman et celle de l’année scolaire. Qu’on évolue avec les per-sonnages en fonction des rencontres et de leur évolution. Je savais que j’allais retrou-ver des situations, les jeunes en échec, ceux qui réussissent, les jeunes amoureux, etc. c’est aussi le travail du documentaire de recevoir les cadeaux offerts par le réel, qui du coup entrent en écho avec le film. On a mené un atelier qui a nous permis de construire le film, mais ce n’est pas un film sur l’atelier. C’est un travail à la fois collec-tif et dans le plaisir, le film s’est vraiment construit ensemble.

4 QUESTIONS À

Régis SauderRéalisateur

Régis Sauder poursuit sa carrière de réalisateur, scénariste et directeur de la photographie après Nous, princesses de Clèves puis Être là en 2012.

Avant le projet de film, le roman avait-il une importance particulière dans votre parcours professionnel ou personnel ?Anne, mon épouse enseignante, me l’a fait découvrir. Elle a beaucoup travaillé sur ce texte et sa réception par les élèves. Le film est un projet qu’on a construit ensemble, d’après son expérience de dix ans en zone d’éducation prioritaire.

Vous aviez décidé de choisir cet ouvrage avant qu’il ne se retrouve au cœur d’une polémique ?

Au début, nous avions une idée de collec-tions de films sur les grands romans de la littérature française, partagés par ses élèves. On s’est demandé par quel roman commencer, et La Princesse de Clèves s’est imposé comme le premier volume de cette série. Très vite, on a abandonné l’idée de la série au profit d’un film unique. Ensuite il y a eu toute cette affaire autour des décla-rations de Nicolas Sarkozy, mais le projet n’est pas du tout né de là, il n’a pas été fait en réaction. C’est un film qui est traversé par des questionnements politiques qui évidemment résonnent avec ce contexte,

Avez-vous facilement gagné la confiance des élèves ?C’est du travail, un positionnement éthique. Ils savaient très bien ce que je faisais là, ce qu’il était question de développer dans cet atelier. Ce qu’on mettait en œuvre, c’était les lignes fortes du roman qui résonnent à cet âge-là et qui sont très contempo-raines : le rapport à la famille, à l’amour. On a commencé par travailler les moments du film mis en scène, le texte dit. Ça nous a permis de comprendre le texte, de ren-trer dedans, lui donner une nouvelle vie à travers l’interprétation qu’en livraient les jeunes. Toutes les scènes, disons, plus intimes ont été tournées à la fin. C’est du temps, de la confiance. Il ne s’agit pas d’al-ler chercher un scoop, si les choses sont dites, c’est qu’ils ont eu le sentiment que le film pouvait les recevoir, donner du sens à la fois pour eux et pour le film. PROPOS RECUEILLIS PAR FC

178 179NOUS, PRINCESSE DE CLÈVESAPPRENTISSAGES

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Une friche en périphérie. Les grands ensembles. L’après-guerre. On innove. On édifie une France inouïe dans le cadre du schéma d’aménagement et d’urbanisme régional. Un programme d’État piloté de main de maître par des ingénieurs-urbanistes qui vont s’affranchir de toutes les contraintes passées.Cette ville nouvelle est rationnelle et fonctionnelle. Elle croît le long des axes de transport (autoroutes, RER) qui forment sa colonne vertébrale. Son urbanisation est discontinue, en chapelets ou archipels autonomes, séparés par des bois, des vallons, une rivière, des bassins, des friches industrielles et des voies rapides. Elle est pratique, avec ses nombreux équipements. Elle est efficace. Rien de commun avec les vieux centres-villes historiques qui cocotent l’oppidum, le foin et les sabots de pépé. La ville nouvelle est un laboratoire de ce qui vient, un vaisseau extraterrestre débarqué du futur. Installée à la périphérie, elle tourne le dos aux bourgs : ce sont eux qui s’effondreront. Important. Du point de vue de l’ingénieur-urbaniste, c’est la ville ancienne qui est menacée. Le nouveau modèle s’imposera, à coups de phases d’absorption-démolition, moins un quartier ou une place conservés à titre patrimonial ou de folklore de l’erreur archaïque : allez, on garde le château de Versailles…Ville ancienne versus homme nouveau. C’est forcément le second qui gagne. Globe massif à l’entrée de la Cité, satellite tout en acier = On adore Youri Gagarine = On est déjà le futur = Les enfants nés dans ces bâtiments porteront des petites salopettes bleu métal et ils deviendront ingénieurs.Les familles ont attendu de longs mois dans des appartements vétustes et délabrés que leur futur bloc soit achevé. Lorsqu’elles sont entrées là, toutes les Cités ressemblaient à un Éden électroménager. Les appartements comportaient une salle de bains, une cuisine séparée. Des luxes qu’elles n’avaient jamais connus dans les maisons de famille en province, les immeubles peu salubres où beaucoup avaient encore les toilettes sur le palier. Les immeubles étaient organisés autour d’une cour intérieure piquetée de jeux d’enfants. Pas besoin d’aller dans un parc municipal distant, est-ce qu’on s’habille pour le trajet, n’est-il pas déjà trop tard pour sortir ? On pouvait envoyer jouer les gamins sans quitter sa cuisine. D’un œil touiller le pot-au-feu, de l’autre surveiller les Robinson.Ce serait pas ça, le bonheur ?

Qu’est-ce qu’une ville ?par Charles Robinson

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À partir des années 1970, la deuxième génération de Cités appartient à une pensée urbaine régénérée, qui doit encore à la reconstruction d’après-guerre et pourtant s’en échappe. Comparées aux premiers grands ensembles, elles opèrent un saut conceptuel et qualitatif et se caractérisent par une réduction de la taille des bâtiments, devenus plus résidentiels : des Cités plus nombreuses, plus typées. Fini le ruban gris de 1 200 mètres. De la Cité on passe aux Cités : prolifération et bouturage. La plupart ne s’étendaient pas sur plus de quelques blocs. Autour des Cités, les allées étaient parsemées de parterres de fleurs, de buttes gazonnées, de collines. Les routes doublées de trottoirs larges arborés. Pas pour les chiens. Pour aérer la vue. Volupté de l’oxygène. Pour les chiens, il y avait une forêt. Une vraie forêt. Laissée dans un état quasi sauvage, avec des sentiers, des allées pour les promenades et les joggeurs, mais aussi un étang et plein de sous-bois où se cacher, observer les orvets, lézards verts et couleuvres à collier, ramasser des cèpes et des bolets. Ces familles qui venaient de périphéries de villes saturées découvraient un espace livré clé en main, avec les arbres déjà poussés, taillés, les poubelles rangées au bon endroit, et plein de petits trucs ingénieux qui prouvaient que tout avait été pensé dans les moindres détails (le vide-ordures dans la cuisine, le local poussette indépendant du local vélo, les râteliers parents et les râteliers enfants, etc.). Images saisissantes aux premiers jours de l’occupation des Cités : des familles béates, des gosses jouant au cerf-volant dans la rue, des voitures à l’arrêt aux passages cloutés, des adultes taillant le bout de gras ou s’épaulant au moment d’emménager. Une impression d’entre-deux-guerres. Des orchestres de rue, des kermesses, des bals, des guirlandes dans les branches, des confettis sur les robes. Les écoles étaient neuves. Les tables, les chaises, les meubles, immaculés. Rien n’avait jamais servi. Les craies n’étaient pas cassées dans les rigoles d’acier sous les tableaux noirs. Des villes juste désempaquetées.Comment tout ça a-t-il pu basculer si vite ?

Qu’est-ce qu’une ville ?Un territoire, un accélérateur de liens et de sociabilité, un attracteur de flux (financiers, touristiques, commerciaux), un fouillis d’histoires et de noms, des cinémas, des perturbations et des parcours multiples, des voies rapides et des rues piétonnes, des zones de marchandises, de chalandise, de fainéantise. Des densités. La forme de la ville est incessamment travaillée. On rase une rue, une avenue, un jardin. Les bâtiments, on les remplace. On redessine. On creuse. On supprime un faubourg. On passe des habitations aux bureaux, des bureaux aux commerces, des commerces aux loisirs. On est toujours dans la ville, mais le ventre de la ville est redistribué. Une ville est alchimique. Des ingrédients divers et nombreux y sont versés, grâce auxquels il se produit toujours une réaction quelque part.Ce sont ses usages qui fabriquent la ville.

Ce qu’il est convenu de nommer les quartiers, avec un pluriel qui emporte les euphémismes en tout genre, ne fonctionne pas ainsi, et il faut se demander quelles intentions animaient les bâtisseurs de ces dodopoles.Pas de frontière. Pas de borne. Pas de marge. Des lieux optimisés. Une seule fonction. Tout d’une traite, peinturluré au kilomètre. Le bon nombre d’écoles, déduit statistiquement d’après le parc habitable. Le bon nombre de jardins pour espacer les immeubles. Le bon nombre de routes pour distribuer les entrées et sorties aux heures de pointe. Le quartier est économe, quand la ville devrait être avant tout une dépense. Personne n’entre jamais dans les quartiers sans une nécessité impérieuse : qu’on y habite, qu’on y travaille, ou pour rendre visite à quelqu’un. De ce point de vue, il est très caractéristique qu’il n’y ait pas de plan à l’entrée ni aux sorties des stations de RER qui les desservent, très caractéristique que l’urbanisme décousu des anneaux mitoyens et clos exclut toute indication pour l’étranger.Le quartier est ce qui ne se perçoit pas autrement que comme une ambiance générale, un décor. Une allée se prolonge, et, plop, une autre bulle de béton crève à la surface.Tout cela, voulu, pensé, conçu, expressément, volontairement. Ils ont choisi de construire les quartiers ainsi.Pour que l’employé travaille bien, il lui faut un espace de sommeil régénérateur, éloigné du bruit de la ville et de la vie, avec une bordure de troènes, en hauteur pour qu’il respire, et que le lendemain, frais et ragaillardi, l’employé reprenne son transport en commun et replonge dans les pollutions en ayant rechargé ses batteries. Il y place sa famille, à l’écart, dans un cadre protégé, préservé, loin du mouvement du monde, safe & secure : grandir au calme. Laissez-vous faire, on a pensé à tout. Achetez simplement le lave-linge. Hybridation de l’électroménager et de la carte postale. Une nouvelle génération débarquait. Les Trente Glorieuses. Les migrants intérieurs. Exode provincial. Il faut sortir les défavorisés des bas-quartiers de la ville classique : des lieux d’errance, de vices, de perdition. La modernité, ce serait trop difficile pour les classes populaires et les classes moyennes. Il faudra les guider. Sous tutelle. Fournir une ville prête à l’emploi. Ils n’auront plus qu’à mettre les pieds dans les chaussons. Tout le monde au vert. We have a plan, on peut les intégrer dans le schéma directeur, monsieur le ministre. Il y a toujours eu cette inquiétude à l’égard des classes populaires et dangereuses. Et seulement deux voies possibles : émancipation ou contrôle.Alors les autorités ont materné les barbares dans les Cités Tupperware.Leurs parents avaient des métiers, ils auront des emplois : salarié, procédures, un peu de techniques, vite apprises, vite digérées. Ils avaient de vieux modèles familiaux en tête, avec figure tutélaire du père au foyer, ils auront un cadre de vie tout en plastique et des allées tracées au cordeau. Ils avaient vu chez leurs parents un modèle de développement personnel calibré et concentré enchaînant études courtes (optionnelles), apprentissage auprès du patron, métier, mariage, enfants,

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retraite, retour dans la contrée originelle (au sud de la Loire). Ils se sont retrouvés dans un présent de ventre mou, tout en kit, où les événements de la vie se clipsent les uns sur les autres et tu mets dans le sens que tu veux, aucune importance : premier enfant, formation, chômage, mariage, divorce, autre enfant (autre lit), reconversion, chômage, retraite (vous pensez à réserver, y en aura pas pour tout le monde). Démunis de savoir-faire, que pouvaient-ils transmettre ? Le folklore du bureau ? La transmission est plus encore que l’autorité ce qui construit le lien avec la génération suivante. Un phénomène classique des migrations : l’acculturation. Quel dialogue nouer quand on ne se sent pas doté d’un patrimoine à passer ? Les migrants africains connaîtront la même situation après eux. Fascination et vieux souvenirs de modèles impossibles à transplanter. Conscience que leurs enfants seront plus rapides qu’eux à inventer des modèles nouveaux et qu’ils ne les comprendront pas quand leurs enfants les emploieront.

Sur le terrain, tout glisse, rien n’adhère. Plus personne n’est connecté à rien. Personne n’a rien à transmettre. Mais, baste : tout est vert ou recyclable. Quel est le problème ?La seule chose que l’on puisse faire désormais, alors que les Cités commencent à saturer, est de segmenter encore et encore le planning d’occupation des salles pour loger tout le monde. Entremêler les cours de rap, de yoga, les échecs, le macramé, la gym abdos-fessiers, l’éveil musical, les arts martiaux, et surtout que personne ne se croise plus de quelques minutes dans les vestiaires, sinon c’est Welcome : Sarajevo.

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Sarcellopolis de Bertrand Dévé et Sébastien Daycard-Heid

2015, web-documentaire, Yes Sir Films

Résumé : Avec 70 communautés pour 60 000 habitants, Sarcelles est devenue une ville-monde et un laboratoire de la diversité. Dans le bus, chaque arrêt est une possible rencontre.

Il fait beau. Le bus de la ligne 368 arrive. On y monte. Notre trajet est limité dans le temps, on dispose de vingt minutes pour voyager dans Sarcelles. Ce voyage nous appartient, on peut regarder par la fenêtre. Ou voyager avec le chauffeur, Eddy. C’est lui qui nous accueille. Il connait tout le monde. On peut aussi avancer, s’assoir, s’imaginer la vie des passagers. Les écouter raconter leur vie. Il y a de tout : Belkacem, soixante-dix-neuf ans, la mémoire ; Bambi, lycéenne brillante, l’avenir ; ou encore Ludgi, un jeune sportif brisé par une blessure qui essaie de s’en sortir en enchaînant les petits boulots. À leur contact, on s’imprègne d’une réalité, on change peut-être d’avis. Sarcellopolis est un voyage qui nous emmène au-delà des immeubles délabrés.

À l’origine du projet, il y a un homme, Sébastien Daycard-Heid, trente-trois ans, journaliste et réalisateur de documentaires pour le web et la télévision. Alors qu’il travaille sur le livre Gueules d’Hexagone, il découvre le travail du photographe Jacques Windenberger, qui a documenté la construction de Sarcelles, le premier grand ensemble. « Les photos montraient quelque chose de complètement différent de la représentation habituelle qu’on peut avoir des banlieues, explique-t-il. On peut avoir l’impression que c’était une erreur collective dès le départ mais ce n’est pas du tout le cas. Ces photos montraient au contraire qu’une société avait pris, que cela

avait une réussite, un lieu d’intégration, une grande réalisation de la République. Les gens s’étaient appropriés l’endroit et avaient créé une société plutôt riche, diverse et solidaire. Les images montraient une période de rêve, une sorte d’âge d’or. Et je voulais voir ce que c’était devenu ». Il décide donc de documenter cet espace pour rendre hommage à une ville complexe, et va toquer à la porte de la société de production Yes Sir, son projet sous le bras. Là, Sébastien rencontre celui deviendra son réalisateur, Bertrand Dévé.

« On est fiers de nos origines, mais on est aussi des citoyens français à part entière. »

QUARTIERS186

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ENTRETIEN AVEC

Sébastien Daycard-Heid et Bertrand Dévé

Réalisateurs

Pourquoi avoir choisi le bus comme trame narrative ? Sébastien Daycard-Heid : Le premier constat, c’est que Sarcelles est une ville très fragmentée avec une multitude de quartiers, un village, un grand ensemble, en somme une multitude de fractures. Avec rien qui ne fait le lien entre les habitants. Il fallait donc créer du lien, et déjà dans le livre Gueules d’Hexagone, c’était la ligne de bus, chapitré par arrêt. L’objectif de cette ligne pour la RATP c’était de créer du lien quand elle a ouvert dans les années 1970. Cette ligne était destinée à relier le village au grand ensemble. Le bus n’est pas le sujet, c’est une navigation.

Bertrand Dévé : À l’époque, la ligne 368, c’était une ligne circulaire dans la ville. Aujourd’hui, elle va d’un point à un autre mais cela reste une ligne identitaire qui détermine les quartiers. À Sarcelles,

beaucoup de gens n’ont pas beaucoup de moyens, donc ils prennent le bus. C’est le lieu où les gens se croisent. On a donc mis en scène l’ensemble pour des raisons logis-tiques : la RATP nous a mis à disposition un bus et on a utilisé des figurants locaux. Mais on a essayé de créer une scène de vie comme si tous nos personnages étaient dans le bus pour créer une cohésion. Notre fil rouge, c’est le chauffeur. Comme c’était un voyage, il était important que l’entrée se fasse via cette personne qui raconte sa vie et qui parle à tout le monde. C’est lui qui vit la diversité au quotidien. Il sent le pouls de la ville, les tensions, la joie, parfois l’agressivité. Le bus est à la fois un lieu de rencontre et la possibilité de parler avec ce personnage-là.

Le trajet ne dure que vingt minutes. Il y a une raison à cela ? SDH : On voulait laisser le choix aux gens.

Ensemble, ils vont se lancer dans un web-documentaire, média libre et inventif à l’image de cette ville, où le choix est laissé à l’utilisateur. Sarcellopolis sera son nom, comme le livre de l’écrivain Marc Bernard qui essuyait pas mal de clichés dans les années 1960. À la rencontre des habitants et à travers le recueil de nombreux témoignages, ils parviennent à couvrir bon nombre de thématiques liées à la cohésion sociale et à l’égalité des chances : l’identité, l’école, la communauté, l’insertion, la rénovation urbaine, la religion, etc. Au fur et à mesure, le projet prend de l’ampleur. Un documentaire de 52 minutes destiné à la télévision est commencé à la fin du tournage du web-documentaire, puis c’est un documentaire radio, une exposition photo, un débat... De quoi permettre aux habitants de lever le voile sur leur ville. Comme le dit le doyen Belkacem: « À l’extérieur, Sarcelles c’était mal vu mais c’était un début ». Sarcellopolis ranime cet espoir, que ce ne soit pas une fin. À la fin des 20 minutes, il est toujours possible de remonter dans le bus, pour un nouveau voyage dans la ville-monde. CAL

Sébastien Daycard-Heid est journaliste et réalisateur de documentaires. Il a publié de nombreux reportages de presse s’intéressant à des pays tels que le Kosovo, l’Afrique du Sud ou encore le Kazakhstan. Bertrand Dévé est réalisateur et producteur chez Yes Sir. Ils sont les deux parents de Sarcellopolis.

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résidentiels remplacent les barres d’im-meubles, les habitants se côtoient moins et la fierté d’appartenance à la ville est en péril. Mais ces évolutions du modèle sar-cellois n’entament pas l’amour que les gens ont pour leur ville. Ce qui compte pour moi, ce n’est pas d’être nostalgique, c’est d’avoir de la mémoire. De se dire qu’il y avait quelque chose qui fonctionnait à l’époque, qui s’est effondré dans les années 1980 et en tirer des enseignements. Le web-docu-mentaire est là pour en faire un constat clinique, soulever les premières questions, et donner quelques premiers éléments de réponse. Il n’y a pas de voix-off, on n’est pas dans le décryptage. Aujourd’hui, il y a une vague massive d’immigration comme il y en a eu dans les années 1960. Ce qui est intéressant, c’est que Sarcelles nous rap-pelle que la France a été terre d’accueil, et que cette diversité a été une force.

D’un point de vue technique, le trai-tement diffère également des images habituelles de la banlieue...

BD : Au niveau de l’image, ce qui était inté-ressant, c’était de pouvoir proposer une autre vision photographique de Sarcelles. À la fois un regard bienveillant avec les gens et avec l’architecture. Parce qu’on se rend compte que lorsqu’on photogra-phie la ville aux bons endroits, au bon moment et avec la bonne lumière, c’est vraiment joli. Cela permettait de remettre une certaine douceur sur l’ambiance géné-rale du film. La douceur, c’est une espèce de flottement, de voyage, qui contribue aussi à changer l’image de la ville. C’est toujours une ville qui a été filmée dans des conditions pas très objectives, sous la pluie, dans des endroits glauques. L’in-conscient collectif autour de la banlieue, c’est vraiment le ciel gris, les immeubles horribles. Nous, on voulait emmener les gens dans un voyage qui n’est finalement qu’à 20 minutes de Paris en RER.PROPOS RECUEILLIS PAR CAL

En fait, on s’est dit qu’on allait reprendre la même mécanique qui se produit tous les jours dans les transports en commun. Quand on est assis et qu’on n’a pas l’œil rivé sur son téléphone, on observe autour de soi et on construit des personnages. On a donc choisi de jouer sur cette immersion, on regarde les autres gens, leurs signes distinctifs. C’est un peu comme une scène de théâtre avec des entrées et des sorties. Et après, tu rentres dans le documentaire avec chacun.

Comment s’est passé le casting des différents personnages ? SDH : J’ai fait un casting, et je voulais diver-sifier évidemment : des femmes, des hommes, des gens de toute origine eth-nique, des jeunes, des anciens. L’idée était d’aborder à travers de chacun d’eux une question qui se pose à Sarcelles mais qui peut aussi se poser dans d’autres quartiers populaires. Je voulais par exemple faire quelque chose autour de l’école et de la réussite, donc je suis allé voir le proviseur du lycée qui m’a présenté plusieurs élèves et j’ai rencontré Bambi. Je suis allé voir l’as-sociation qui aide à l’insertion des jeunes et on m’a présenté plusieurs personnes dont Ludgi. J’avais déjà des thématiques aux-quelles je voulais m’intéresser. L’ambition, c’est de parler de la cohésion sociale à tra-vers ces différents personnages, et donc différents quartiers. On a fait notre casting pour que les gens comprennent le sens du mot diversité. La « diversité », le « vivre- ensemble », tous ces mots qu’on emploie tout le temps sans vraiment savoir ce que cela veut dire. On a essayé de leur donner forme à travers des personnages.

BD : On voulait aussi étonner les gens sur les personnages qu’ils allaient rencontrer. Il n’y a pas que des décrocheurs de seize ans qui vendent de la drogue, c’est vrai-ment un gros cliché. Dans les reportages, on vient toujours avec l’idée de traiter une actualité, un drame. On ne vient que quand c’est négatif. Alors que ce qui est intéres-sant, c’est de suivre des personnages qui ne sont pas dans le pathos. Ce n’est pas pour autant qu’ils ont des vies faciles, mais ils nous emmènent dans leur histoire. Bambi par exemple, c’est un personnage très positif, alors que son quotidien n’est pas facile. Le point commun de tous ces personnages, c’est qu’ils sont attachés à leur ville, chacun pour une raison qui lui est propre.

SDH : On ne voulait pas tomber dans quelque chose de misérabiliste. C’est plu-tôt assumé. Ce sont des gens qu’on voulait vraiment mettre en avant, pour montrer une réalité et peut-être aussi servir de modèles aux autres.

Le choix de la ville n’est pas non plus anodin, surtout avec les soixante ans de la création des « grands ensembles ». SDH : Sarcelles était effectivement le bon territoire parce que c’est une ville-monde, 90 communautés pour 60 000 habitants. On retrouve toutes les différentes vagues d’immigration, d’autant plus qu’il s’agit du premier grand ensemble. Le vivre- ensemble y est encore une réalité. Cepen-dant, il tend à disparaître du fait d’un modèle de société qui a changé et d’une architecture en mutation : les quartiers

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Neuilly sa mère ! de Gabriel Julien-Laferrière

2009, 1h30, fiction, Vito FilmsAvec : Samy Seghir, Jérémy Denisty, Rachida Brakni

Résumé : Sami Benboudaoud, quatorze ans, vit heureux avec ses amis dans sa cité de Châlon. Hélas, le destin l’arrache un jour à son paradis, et le propulse dans l’enfer de... Neuilly-sur-Seine !

Vingt ans après La Vie est un long fleuve tranquille, Djamel Bensalah se dit qu’il est grand temps de refaire éclater les parois sociales. Et pour ça, l’ancien gamin de Saint-Denis a une idée : parachuter un gamin de banlieue dans les beaux quartiers. Faire se rencontrer, rapprocher les gens, créer artificiellement la mixité à l’école qui n’existe plus. En plein tournage de Big City, il a déjà les acteurs sous la main : Samy Seghir (Michou d’Auber, déjà habitué au grand changement) et le belge Jérémy Denisty. Mais il ne veut plus réaliser, et confie ce soin à son réalisateur deuxième équipe, Gabriel Julien-Laferrière.

Le pitch donc : le jeune Sami Ben Boudaoud, qui a grandi dans la cité Maurice-Ravel de Chalon-sur-Saône, voit sa mère accepter un emploi d’hôtesse sur un paquebot et le confier à sa tante Djamila. Contrairement au film d’Étienne Chatiliez, les Arabes ne sont plus épiciers et ladite tante, interprétée par Rachida Brakni, est une grande avocate, mariée au riche industriel Stanislas de Chazelle, installée à Neuilly. Là, Sami va devoir partager la chambre de Charles de Chazelle, fan invétéré de Nicolas Sarkozy, qui lui lance du « ma chambre, tu l’aimes ou tu la quittes ».

Bien sûr, le film caricature au possible les milieux et accumule les clichés. Sami tombe amoureux d’une petite blonde mignonne, se fait bizuter par ses riches et arrogants camarades de lycée qui lui font notamment manger du porc, son père mort est fan de Zinedine Zidane, les voyous de la cité Picasso de Nanterre rackettent avant de devenir ses alliés. Derrière l’accumulation transpire pourtant une autre ambition : montrer une banlieue qui rit, rose et pas morose, d’une bourgeoisie qui a beaucoup à gagner du contact. Naïf peut-être, mais pas moins porteur d’espoir. Surtout que le tout est animé par des guest-stars de premier choix (Eric et Ramzy, François-Xavier Demaison, Pascal Elbé, Mokobé, Josiane Balasko, Valérie Lemercier, Booder, Armelle et même Pierre Ménès) et de quelques vannes bien senties (« San Pellegrino, pas très pétillant tout ça ! ») surtout quand elles sont sarkozyennes (« Ici, on étudie plus pour réussir plus ! »). CAL

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Guy Moquet de Demis Herenger

2014, 32 min, fiction, Baldenders Films Avec : Teddy Lukunku, Samrah Botsy, Éric Botsy

Résumé : Dans le quartier de La Villeneuve à Grenoble, Guy Moquet, alias Guimo, souhaite emballer et embrasser Ticky devant tout le monde.

Dans la pénombre, Guy Moquet attire sa petite amie Ticky près du lac du quartier. Il lui demande d’enlever ses chaussures, elle refuse. Il fait des bruits bizarres, paraît agité. Elle ne comprend pas et se barre, saoulée. Quelques minutes plus tard, sur fond de Debussy, un feu d’artifice explose. La surprise de Guy Moquet pour emballer sa meuf vient d’échouer. Dans le quartier, l’obstination de Guy Moquet à rouler une pelle à sa petite amie fait jaser. D’un côté les mecs, posés sur un banc, critiquent son idée. Comme les gens commencent à parler, le cousin de Ticky vient le calmer. Embrasser en public, c’est s’afficher. Et en tant que négro, Guy Moquet n’a semble-t-il aucune fierté. Sur le terrain de jeux pour enfants, les filles sont du même avis. Embrasser en public, c’est affirmer le fait qu’on est réellement en couple, que c’est du sérieux, qu’on va se marier. Si Guy Moquet veut galocher Ticky, il n’a qu’à tomber le haut et se foutre en calebar. Après tout, c’est à elle de décider. Alors que les uns et les autres y vont de leur commentaire sur la situation, Guy Moquet et son compère (Eric Botsy) matent des Walt Disney dans leur chambre. Embrasser avec la langue, c’est donner un baiser de cinéma. Guy Moquet se fait des films, travaille sa mise en scène et demande à son pote de faire semblant de le filmer.

Avec ce scénario, Demis Héranger interroge la capacité à vivre à découvert ce que l’on préfèrerait cacher. S’afficher en couple, s’embrasser en public. Persuadés que le romantisme n’existe pas à La Villeneuve, les amis de Guy Moquet le renvoient à l’enfermement auquel il aimerait échapper. Visionnaire sans chaussettes, Guy Moquet tourne en scoot dans le quartier, sourit, se ferme, réfléchit. Et tient bon face aux coups de pression de son entourage. Certes tourné dans un quartier (La Villeneuve à Grenoble), Guy Moquet est avant tout un film sur les habitants d’un quartier. Dans ce court métrage, pas de bande son hip-hop mais de la musique classique, de Debussy à Johann Strauss.

L’urbanisme bétonné n’apparaît pas à l’écran : du quartier, on ne voit que de la verdure, des bancs, un terrain de jeux et un lac. L’intérieur d’une chambre bref,

rapide, non contextualisé, car l’amour de Guy Moquet se vit au grand air, aux yeux de tous. Et l’enfermement dans lequel se trouvent ses congénères est psychologique plus que géographique.

Depuis 2009, l’association Vill9lasérie menée par Naïm Aït-Hamouche s’est implantée dans le quartier de La Villeneuve pour tourner une série avec les habitants, en partenariat avec la cellule développement de France Télévisions. Un jour de 2014, elle a fait appel à Demis Héranger (Le Boléro de Ravel), réalisateur basé à Grenoble, qui y avait travaillé par le passé. L’objectif ? Réaliser un court métrage avec les habitants. Pour ce quartier devenu tristement célèbre à la suite des révoltes de 2010 et du « Discours de Grenoble » prononcé par Nicolas Sarkozy, c’est la consécration : le film est sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs 2014, puis nominé aux César 2016. CD

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5 QUESTIONS À

Demis HerengerRéalisateur

Pourquoi avoir appelé le personnage principal Guy Moquet ? L’idée de ce surnom est venue du chef opérateur. Ça collait vraiment. Il y avait l’idée d’une revanche sur la politique régressive de Sarkozy après son Discours de Grenoble et son instrumentalisation de Guy Moquet pour sensibiliser la jeu-nesse. On suppose que notre personnage hérite de ce surnom pour avoir pleuré au moment où le prof a lu la lettre. C’est donc

un gars sensible dont on se moque qui commet malgré lui un acte de résistance.

L’ensemble des acteurs habite le quartier, comment s’est déroulé le casting ?Il n’y a pas vraiment eu de casting car il y avait un réservoir d’acteurs présents. Fina-lement, le film ne compte que deux acteurs principaux et l’assistant de Guy Moquet ; les autres n’ont pas de nom. Ce qui m’inté-

ressait, c’était de faire un film avec les per-sonnes qui se présentaient, les filmer et les donner à voir de près.

Les dialogues étaient-ils écrits ou avez-vous laissé une part d’improvi-sation aux acteurs ?Une partie du scénario était écrite mais ce sont surtout les situations qui étaient décrites aux acteurs. Il y avait des pas-sages obligés pour donner de la chair et du muscle au texte. Comme lors du pas-sage où le cousin s’en prend à Guy Moquet. Il y avait des clés de mouvement de la scène. Nous leur donnions une mémoire spontanée puis c’était leur tour, ils rejouaient ce qu’ils avaient fait. Il y avait donc une première écriture, puis une seconde.

Guy Moquet est attaché à la notion de baiser de cinéma, et notamment à Walt Disney. Pourquoi ? Disney, c’est quelque chose que nous

Réalisateur grenoblois, Démis Héranger est sélectionné pour la première fois à la Quinzaine des Réalisateurs 2014 avec le court métrage Guy Moquet.

avons tous en commun. Malheureux ou heureux, c’est comme ça. C’est l’industrie qui cherche l’universalisme. C’est à la fois lénifiant et ridicule. Nous avons suivi le filon de Scarface au Roi Lion pour savoir comment on embrasse. C’est venu de l’acteur, nous avons suivi la métaphore. Il y a donc un processus de réappropriation : Le Roi Lion est détourné comme le surnom de Guy Moquet.

Quel était votre intérêt à parler d’amour dans un quartier ?Je ne suis pas dans le délire gangsta. J’aime faire les choses avec ce que je connais. J’avais envie de passer par quelqu’un qui a envie de faire des films et parler d’un sujet où l’intimité est en jeu. Pour moi, c’était un risque qui en valait la chandelle et faisait prendre des risques aux comédiens : ils souhaitaient davantage faire du cinéma que se montrer devant la caméra. PROPOS RECUEILLIS PAR CD

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Bubble Blues de Patrick Volve

2014, 25 min, fiction, Métronomic Avec : Susana Alcantud, Liroy Berrebi, Maryne Bertieaux

Résumé : Routine, solitude et dépression sont le lot quotidien des habitants d’une tour d’immeuble.

« – Permettez-moi de vous proposer notre offre qui comprend tous les services, obsèques… – Vous appelez trop tard, je suis déjà morte. »

Un enfant s’ennuie dans sa cité. Il fait des bulles avec du produit vaisselle, qui glissent le long des barres HLM de Saugeraies, à Mâcon. Et un poisson volant passe sous le nez des habitants. Le réalisateur, Patrick Volve, qui a vécu toute son enfance dans les coulisses du théâtre où travaillait son père, puis a tourné des vidéos expérimentales pour la scène — notamment celles de Marcial Di Fonzo Bo — injecte du fantastique et de la fantaisie dans ce monde de béton, où il a lui-même grandi. « Les séquences avec de l’animation ont été story-boardées, on a fait des répétitions. C’est vraiment beaucoup plus cadré qu’un travail avec un comédien où les choses peuvent changer pendant un tournage où l’aléatoire est tout le temps présent », explique Volve. Une dose de rêve qui détourne ceux qui auraient pu être ses anciens voisins de la triplette : solitude, routine et dépression.

En s’inspirant de bribes de conversation enregistrées çà et là, Volve tourne un film choral où on ne se parle pas. Dans l’hypermarché du coin, une caissière passe machinalement au scanner des paquets de « bouffe à cochon », un jeune homme s’ennuie à sa fenêtre quand il ne travaille pas au centre d’appel et une vieille dame ne cesse de répéter qu’elle est déjà morte. À la différence des films de cité inspirés de La Haine, les habitants de Bubble Blues ne se bagarrent pas puisqu’ils sont enterrés vivants. Après avoir potassé le manuel, Le cinéma c’est cool, un jeune réalisateur des beaux quartiers débarque à Saugeraies. Intrus plein d’enthousiasme, il est le seul à être épaté par l’esthétique des barres dont il veut faire le décor de son premier court métrage, Swiss Side. Son défi ? Faire un grand travelling le long d’une tour. Mais peut-on faire un « film cool » le long des murs d’un quartier agonisant ? Comptez au moins quinze étages de chute libre. MD

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paces intermédiaires entre le logement et la rue. Plus le chemin entre la porte d’en-trée et la bagnole est court, mieux c’est. Et de nombreux textes dont ceux de Le Cor-busier ont préconisé qu’il fallait éviter les bistrots, car l’espace collectif favorise l’in-surrection. Donc c’était à la fois un projet d’incompétence technique et de très grande compétence politique... Mais au début, il y avait un consensus social. Je me souviens que mon grand-père était très heureux de voir que les plus pauvres allaient avoir de l’eau froide et de l’eau chaude à l’étage... Et puis c’était la liberté. Il n’y avait plus le contremaître de la cité ouvrière qui vous disait : « Tu picoles trop, lâche tes idées subversives et occupe-toi de tes enfants. »

Bubble Blues ne creuse pas son sillon dans celui des films de cité en mode black-blanc-beur. Ici, c’est plutôt blanc-blanc-blanc. Pourquoi, selon vous ?Parce qu’on est à Mâcon. Les Saugeraies, c’est une « ZUPette ». On peut la traverser seul à minuit, il ne se passera rien. Alors que les ZUP parisiennes développent une culture différente avec les troisième et qua-trième générations d’ex-migrants. Et pour le 20 heures, c’est pratique, ce n’est pas loin du métro. Alors on y resserre le champ pour ne montrer que des espaces glauques, avec des tours qui n’en finissent pas et on donne cinquante euros à un gamin pour qu’il foute le feu à une bagnole...

Le jeune réalisateur de Swiss Side est séduit par l’esthétisme des barres. Dans quelle mesure peut-on dire que les barres sont belles ?

Jusqu’en 1975, des architectes ont reçu le Prix de Rome pour avoir dessiné des loge-ments sociaux. Entre les deux guerres, un grand mouvement artistique a favorisé la beauté du plan immaculé où les fenêtres n’étaient que des trous. Un beau texte amé-ricain disait qu’un immeuble, c’est comme un morceau de jazz, ça s’arrête si ça s’arrête mais on peut continuer à le monter. En fait, l’iPhone, c’est la continuité de cette admi-ration pour les objets purs. Sauf qu’un immeuble n’est pas un appareil électromé-nager ! À Bâle, il y a même un immeuble hype qui est en agglo non peint. La seule différence, c’est qu’on a utilisé du beau béton et que le parking est rempli de Jaguar et de BMW. Après le minimalisme, on a fait des conneries en rajoutant, dans les années 1970, du superfétatoire pour que ce soit sympa… Sauf que les zizzigou-gous sur du monolithe qui épatent le jeune réalisateur, ça ne marche pas vraiment.

Aujourd’hui, comment renouvelle-t-on les quartiers ? Les habitants ont accès à une formation à l’École de renouvellement urbain pour ensuite faire passer leurs demandes à leur mairie. Et de plus en plus, on mélange. Pour mille logements, on va prendre qua-rante architectes qui utiliseront du bois, du métal ou de l’enduit, ce qui donnera des écritures différentes. Et on mixe logements sociaux et non sociaux. Ce qui n’a pas été le cas à Saugeraies par exemple où 98% des logements sont sociaux. PROPOS RECUEILLIS PAR MD

4 QUESTIONS À

Jean WerlenUrbarchitecte

Jean Werlen est l’un des urbanistes français du renouvel-lement urbain. Il travaille depuis plus de trente ans sur la renaissance de nombreux quartiers, en Alsace et dans d’autres régions françaises.

La ZUP de Mâcon, dans le quartier des Saugeraies, sert de décor au film. Quelle en est l’origine ?Dans les années 1960, on passe de 90 000 à 500 000 logements d’un seul coup car la France veut accroître la concentration urbaine pour rattraper son retard indus-triel. Mais on paye la suite de la guerre de 1914 - 1918. Les architectes étant plutôt des gens turbulents, l’armée française bien organisée les mettait devant, ce qui fait qu’ils ne sont pas sortis vivants des tran-

chées. Donc, dans les années 1950, on a des architectes qui sont formés par des gens du XIXème siècle, qui ont connu Napoléon III...

Dans le film, deux gamins prennent l’air sur un banc en béton. Mais pour-quoi les architectes n’ont-ils pas créé des extérieurs verts ?On appelait ces logements des « boîtes à habiter ». Dans les années 1960, l’automo-bile bat son plein, alors on ne fait plus d’es-

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Chronique d’une banlieue ordinairede Dominique Cabrera

1992, 58 min, documentaire, Iskra

Résumé : Mantes-la-Jolie, célèbre depuis les violences du Val Fourré en 1991, se fait l’écho du mal-vivre de toute une population.

« Il y avait des gens assez aisés dans les tours. Évidemment, ça a été les premiers à acheter, à partir. Mais les premières années, il y avait des gens de niveau de vie très différents, ce qu’on ne voit plus maintenant. À la fin, les dernières années dans la tour, c’était uniquement les plus fauchés qui restaient là ou bien les personnes très âgées qui n’avaient plus envie de bouger. C’était frappant : au début, il y avait des gens carrément riches ! » En seulement quelques secondes et par la voix d’un médecin qui a lui aussi mis les voiles du Val Fourré, Dominique Cabrera, synthétise 30 ans d’existence de ce quartier et de ses habitants, un grand ensemble sorti de terre à Mantes-la-Jolie au début des années 1960 et qui a connu de multiples réfections entre 1992 et 2006. Et entre les interviews, la réalisatrice, fait fureter sa caméra dans les tours dites « des Écrivains », condamnées depuis plusieurs années mais toujours habitées par les souvenirs de ceux qui ont un jour occupé les lieux.

Une véritable « rencontre » avec le Val Fourré pour Cabrera, intervenue à la fin des années 1980. À l’époque, le frère de la documentariste travaille avec un metteur en scène de théâtre qui a décidé d’installer son décor dans des tours murées du Val Fourré. En arpentant ces endroits désolés, cette dernière a « vu » Chronique d’une banlieue ordinaire. La jeune réalisatrice trentenaire qui a un jour vécu dans des quartiers similaires, du côté de Rouen, cherche à « retranscrire une certaine poésie. Je me rappelle étant enfant, regardant par la fenêtre les réverbères s’allumer. Des lumières roses puis jaunes puis blanches... J’étais sensible à une beauté, une beauté rarement filmée parce que les artistes viennent rarement de ce genre d’endroits. » En revanche, beaucoup d’autres personnes viennent de ce « genre d’endroits », les cités. Un ex-routier devenu syndicaliste, une mère de famille, un ouvrier et sa famille, une institutrice, un couple de retraités mais aussi quelques enfants, comme autant de gens simples qui souhaitent partager un bout de vie qui peut sembler anodin aux yeux des autres mais ô combien précieux aux

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Photos de tournage de Chronique d’une banlieue ordinaire.

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leurs. Ce sont leurs témoignages que Dominique Cabrera va récolter pendant qu’elle parcourt en leur compagnie ce qui fut un jour leur cuisine, leur salle à manger, leur cage d’escalier, leur aire de jeu. Convoquer le passé et le présent dans une seule et même pièce, en somme.

Pour ce faire, la réalisatrice, connue pour son long métrage Nadia et les Hippopotames (1999) avec Ariane Ascaride et Thierry Frémont, multiplie les allers-retours en train puis en bus au Val Fourré, est introduite auprès des riverains par Hamed et sa bande de squatteurs des tours murées, rencontre les anciens locataires des Écrivains, encore et toujours. Une façon d’approcher une certaine forme de vérité, main dans la main avec ses personnages. Aussi, elle s’allie avec Iskra, société de production militante, maison des documentaristes Chris Marker, Jean-Louis Comolli ou encore Patricio Guzman, connue pour permettre à des films habituellement exclus des réseaux traditionnels d’exister. Comme Cabrera donne aux anciens locataires une manière d’exister alors que l’on voudrait faire disparaître ce mauvais souvenir du Val Fourré. Car l’idéal que constituait ce nouvel habitat durant les Trente Glorieuses est vite devenu une prison pour ses habitants : enclavé au Nord de Mantes-la-Jolie et sans structures adéquates alentours, le Val Fourré tourne en rond. Le chômage, la pauvreté, la violence commencent à y fleurir en raison d’une erreur immobilière qui a voulu entasser les gens dans les tours — jusqu’à 28 000 habitants dans le quartier avant la destruction des premières tours, une surpopulation arrêtée par la mairie PS à partir de 1975 mais qui aurait dû initialement se poursuivre. Au fur et à mesure que les minutes s’égrainent, Dominique Cabrera saisit cette érosion qui finit par devenir pourriture et ce, jusqu’à l’inévitable : les émeutes de 1991, conséquence directe de la mort d’Aïssa Ihich, lycéen de dix-huit ans décédé d’une crise d’asthme à la suite d’une négligence policière.

Pourtant, Dominique Cabrera choisit de ne pas juger les habitants du quartier comme les médias le faisaient à l’époque à la télévision nationale. En lieu et place, elle convoque un groupe d’enfants sur le toit de l’une des tours, en compagnie de leur institutrice, pour évoquer les problèmes que rencontre le Val Fourré. Une note pleine d’espoir et de révolte alors que le documentaire arrive (presque) à son terme, pour montrer que le Val Fourré n’est pas qu’une histoire passée mais qu’il doit également se conjuguer au futur avec les nouvelles générations. Près de vingt-cinq ans après sa diffusion sur Canal+ et 10 ans après les émeutes de Clichy-sous-Bois, ces tranches de vies n’ont rien perdu de leur actualité. MATTHIEU ROSTAC

5 QUESTIONS À

Dominique Cabrera Réalisatrice

Connue pour ses fictions sociales (L’Autre côté de la mer, Nadia et les Hippopotames), Dominique Cabrera a débuté dans le documentaire militant en baladant sa caméra dans les banlieues parisiennes des années 1990. Une poste à la Courneuve en 1994 mais surtout Chronique d’une banlieue ordinaire en 1992, son premier long, qui annoncera d’emblée toutes les thématiques arpentées par cette fille de pieds-noirs.

208 209CHRONIQUE D’UNE BANLIEUE ORDINAIREQUARTIERS

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Comment avez-vous préparé Chro-nique d’une banlieue ordinaire ?J’en ai eu un jour la vision en me baladant dans une tour murée qui servait de décor à un spectacle d’Ahmed Madani. Je voyais les habitants, leurs vies, leurs histoires, l’histoire du quartier. Je voyais aussi mon enfance dans un immeuble. Je voulais res-taurer la beauté, la poésie des vies vécues là. Après la vision, l’élaboration a demandé beaucoup de temps, comme la recherche de financement par Iskra, d’ailleurs. J’ai passé des mois à trouver les personnes, à tisser des liens, à dessiner le film. Je ren-contrais quelqu’un qui me renvoyait vers quelqu’un d’autre, j’allais dans les archives, les associations. Ceux qui sont dans le film sont ceux avec qui il y a eu une rencontre, un choix mutuel, pas un « casting ». La simplicité avec laquelle ils me parlent vient peut-être de là. J’ai adopté la méthode du cinéaste québécois Pierre Perrault que j’admirais : j’écrivais les paroles de ceux qui avaient accepté de partager ce projet, on revoyait les textes, on parlait, on repre-nait, on cherchait, on se mettait d’accord sur une sorte de partition, à partir de laquelle ils improvisaient lors du tournage de plans séquences caméra à l’épaule dont le modèle venait de Tabarka de Jean-Louis Comolli. Grâce à une coproduction avec l’INA, longtemps principal partenaire, j’ai pu travailler avec le même cadreur inspiré, Jacques Pamart. Le film est ainsi devenu à la fois un roman et un territoire partagé.

Qu’est-ce qui a été le plus difficile dans l’élaboration du film ?Tenir le projet, le mener à bien à travers les refus, les péripéties, le découragement,

le vide, parfois le trop plein, trop de documents, trop d’événements. Aller vers l’autre, aller au Val Fourré, prendre le train, le bus. C’était loin. Pour moi comme pour les habitants. Heureusement je n’étais pas seule. J’ai eu la liberté que donne la pauvreté. Le film n’avait pas à être justifié par la sociologie, par son « sujet ». Ce n’est pas un panorama de ceux qui ont vécu là, c’est une vision sensible, documentée, par-tielle et unique. Quelque chose vibre, rayonne de la personnalité des protago-nistes parce qu’ils sont regardés, écoutés par quelqu’un pour qui leur présence a un sens intime. Ce qui est touchant, ça n’est pas ce que les personnes disent, ce ne sont pas des révélations, des confessions dra-matiques ou spectaculaires, c’est leur pré-sence. Ils sont là au présent et au passé dans les lieux où ils ont vécu, occupés à penser, à se remémorer le mouvement général, les détails importants pour eux de leurs vies simples.

Vous dites que si vous n’aviez pas tourné dans ces conditions, vous n’auriez sans doute pas eu autant de liberté. Qu’entendez-vous par là ?Le fait que le film ait été une herbe folle a fait sa singularité. Il y avait des émeutes dans le quartier, les journalistes n’étaient pas les bienvenus. Nous pouvions tourner parce que certains nous connaissaient, savaient peut-être pourquoi on était là, pas pour l’actualité, la violence. Ce présent, cette actualité, j’ai voulu l’inscrire tout de même en improvisant la séquence finale sur le toit, dans le ciel grâce à l’une des trois femmes qui évoquent leurs débuts dans la vie lors d’un plan séquence noc-

turne et circulaire. Elle m’avait proposé de rencontrer ses élèves, impliqués dans les « événements ». Ils sont beaux, intelligents, pleins d’espoir et révoltés.

Cet espoir, c’est quelque chose que l’on retrouve surtout au « début » du Val Fourré, durant les premières années du quartier. En ce sens, on perçoit assez bien la mutation du quartier du Val Fourré tout au long de votre film...La recherche du bonheur court dans le film. C’est l’espoir des années 1960-70, ce que raconte Jean-Louis, l’ex-routier, au début : on allait avoir de l’eau chaude, des grandes fenêtres, des pièces confortables, bien chauffées. Le mal logement, on le voit bien dans Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin, dans Le Joli Mai de Chris Marker, films fondateurs pour moi. Les médecins du film le disent : « Même l’ar-chitecte des tours vivait dans une tour ! ». Dans les années 1980, les tours cessent d’être des logements de transition, se rap-prochent du ghetto où les pauvres sont assignés. Les commerces ne sont pas

construits, les transports mal organisés, les bâtiments mal entretenus. Surtout on passe du plein emploi au chômage massif. L’espoir s’atrophie, se détruit, implose.

Vous terminez votre film sur la destruction des tours. Était-ce une volonté de « mise à mort » du quar-tier ?Pas du tout. Les tours murées semblaient là pour longtemps. On est en montage quand cette décision est prise, au moment où Canal+ préachète le film. On peut alors attendre et inclure ces images. L’idée de la mort qui rôde dans le film y trouve son apogée. Le film n’était pas construit ainsi, on aurait été moins sereins s’il avait été tourné à la veille de l’implosion. L’idée de la mort qui danse avec celle de la recherche du bonheur dans le film, c’était plutôt la mort des espoirs politiques, la difficulté de vivre, le vide dans lequel se dressent les tours et nos projets, le mys-tère déchirant du temps qui passe, nous anime et nous emporte.PROPOS RECUEILLIS PAR MR

« Quand on est arrivés là, c’était le 10 décembre 1966. Je venais de me marier et les ascenseurs étaient en panne. »Jean-Louis, ancien locataire du Val Fourré qui visite les tours prêtes à être détruites.

210 211QUARTIERS CHRONIQUE D’UNE BANLIEUE ORDINAIRE

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STAINSBEAUPAYSde Simon Bouisson et Elliot Lepers

2014, web-documentaire, Narrative

Résumé : 20 ados d’une classe de 3ème d’un collège de Stains se racontent, nous racontent, se la racontent.

Un des segments de ce web-documentaire met en scène la vingtaine d’élèves de la classe de 3ème 3 du Collège Joliot-Curie de Stains. Rangés en cercle, ils jouent au téléphone arabe avec le résultat attendu : la phrase d’origine, « voici mesdames et messieurs un film infini qui n’a ni début ni fin » (qui saisit l’essence du projet), mute sans cesse pour devenir un charmant charabia. Cette scène synthétise parfaitement le joli projet de Simon Bouisson et Elliot Lepers, réalisé avec l’aide des 3ème 3. Pensée comme un cercle à multiples entrées, interactif et infini, l’architecture du web-documentaire tord la représentation faussée que le public a de cette ville du « 9-3 ». Pour cela, Marvin l’Intello, Mariam la Réal’, Yacine le Moustique, Ptissem, Dan, Lydia et les autres mettent en scène leur Stains en explorant les diverses formes offertes par la caméra que leur ont confiée les réalisateurs.

Armés de leurs GoPro, de leurs appareils réflex et de leurs micros, ces cinéastes en herbe zappent de la fiction au film expérimental, en passant par la parodie de visite de maison-témoin pour peindre un quotidien qui les ennuie, les fascine, les excite ou leur fait peur. La volonté d’inclure dès l’écriture du projet ces adolescents apporte un regard inédit à l’ensemble. La diversité s’exprime autant par les visages et les caractères que par leurs manières très différentes de parler de l’adolescence, de leurs expériences et de leurs envies. Repoussant dès l’origine du projet l’idée même de faire un « film de banlieue », les deux réalisateurs ont chapeauté l’ensemble, veillé à l’équité et dosé l’équilibre entre toutes les parties du cercle. Cadavre exquis où chacun rajoute sa tranche de vie, STAINSBEAUPAYS va plus loin que son gimmick de départ en dépeignant une adolescence française très à l’aise quand il faut s’emparer des outils numériques pour faire valoir son point de vue. Le mot de la fin à celle qui clôt la session de téléphone arabe, et transforme la punchline du web-documentaire en un quasi-manifeste : « Adolescence, adolescents, avec un début, avec une fin. C’est la fin. » JP

212 QUARTIERS

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Carte interactive du web-documentaire.

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Ils ont filmé les grands ensemblesde Laurence Bazin et Marie-Catherine Delacroix

2012, 54 min, documentaire, La Huit

Résumé : Au fil d’années passées à collecter des films amateurs dans l’Essonne, Marie-Catherine Delacroix a pris conscience que ceux-ci constituaient une extraordinaire mine d’informations sur la banlieue et la vie dans les grands ensembles bâtis dans les années 1960.

À l’origine d’Ils ont filmé les grands ensembles, il y a Marie-Catherine Delacroix. Aux quatre coins de l’Essonne et depuis plus de dix ans, cette dernière collecte, pour le compte de l’association Cinéam, chargée de la sauvegarde et de la valorisation du patrimoine cinématographique amateur en Essonne, les petits bouts de mémoire d’une certaine histoire du département : celle des « grands ensembles », ces immenses tours d’immeubles qui ont poussé à partir des années 1960 à Vigneux-sur-Seine, Évry, Longjumeau ou encore Saint-Michel-sur-Orge comme des pâquerettes sur le béton. Des petits films « de famille » tournés en Super 8, que les Essonniens pensaient condamnés à prendre la poussière dans le grenier avant que Marie-Catherine ne frappe à leur porte, et que cette dernière décide de compiler dans un documentaire réalisé en compagnie de Laurence Bazin, cinéaste et voisine tombée sous le charme de ces bobines surannées.

Un film pour les Essonniens — mais pas que — par des Essonniennes, en somme. Les deux femmes ont compris une chose : pour raconter la banlieue, il faut en raconter son quotidien. « Souvent, les cinéastes me disent : “Ça ne va pas vous intéresser, je n’ai filmé que ma famille.” Justement, cet ordinaire me touche », ouvre d’ailleurs Delacroix en préambule du documentaire. L’ordinaire de familles entières qui ont quitté la province pour la toute fraîche « banlieue » il y a un demi-siècle, en quête de meilleurs lendemains, et que les deux réalisatrices ont choisi de confronter à ces mêmes familles des années plus tard, alors que ces dernières sont au crépuscule de leurs vies. Démonstratif et didactique, Ils ont filmé les grands ensembles est aussi l’occasion d’évoquer un temps béni — les Trente Glorieuses — ainsi que la construction de grands ensembles qui font désormais partie d’un autre grand ensemble, plus large et symbolique : la France et son paysage urbain. MR

Les deux cinéastes ont compris une chose : pour raconter la banlieue, il faut en raconter son quotidien.

216 217ILS ONT FILMÉ LES GRANDS ENSEMBLESQUARTIERS

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Les Nettoyeurs de Jean-Michel Papazian

2007, 54 min, documentaire, Les Poissons Volants

Résumé : Dans les quartiers nord de Marseille, la cité Kallisté est un ensemble où cohabitent 5 à 7 000 personnes dans l’insalubrité et la précarité. Les priorités sont le nettoyage et le ramassage des ordures, tâches quotidiennes qui relèvent ici de l’exploit.

« Il est choqué ! Il est choqué ! Il est choqué ! » C’est sur ces mots que Les Nettoyeurs débute, entrecoupés de rires sonores et illustrés de plans larges de la cité Kallisté, située dans les quartiers nord de Marseille. Dès la première minute du film, le réalisateur Jean-Michel Papazian prévient son spectateur : oui, il va être choqué pendant les cinquante-quatre prochaines minutes du film. Choqué par la misère dans laquelle les gens de la cité Kallisté semblent condamnés à vivre, mais peut-être aussi impressionné par la volonté de fer de certains de combattre cette fatalité.

À l’instar de la Scampia, le fameux quartier de Naples immortalisé dans le film Gomorra de Matteo Garrone, la cité Kalliste fait partie du cercle (pas si) fermé et peu enviable des représentations éloquentes de ce que peut être le Quart-Monde européen. Construit dans les années 1960, ce quartier de Marseille est tombé aux mains de copropriétaires et de syndicats peu scrupuleux, de marchands de sommeil qui logent une population sans emploi et sous le seuil de pauvreté depuis bien longtemps, pour la majorité d’origine comorienne mais aussi maghrébine, yougoslave ou tzigane, incapable de s’offrir autre chose qu’un clapier exorbitant en guise de foyer. Si les intérieurs sont plutôt bien entretenus par leurs locataires, on ne peut pas en dire autant une fois passé le perron : cages d’escaliers complètement délabrées, ascenseurs en panne depuis de longues années et transformés en urinoirs, arrière-cours improvisées en décharges à ciel ouvert. Depuis les appartements du quartier perché sur les hauteurs du XVème arrondissement de Marseille, la vue sur la ville, son ébullition, sa richesse, ses fantasmes, est imprenable. Mais la cité phocéenne reste inaccessible. On a le droit de regarder mais pas de toucher, comme un serf observerait le château de « son » seigneur. « Quand on était petit, on n’avait pas le droit d’aller plus loin en vélo. Les flics nous arrêtaient, nous crevaient les pneus et nous disaient : “Retournez d’où vous venez !” », raconte Mourad Radi à seulement quelques rues de Kallisté, cette cité qu’il n’a jamais voulu (ou pu) quitter même s’il reconnaît qu’il y ferait bien « tout péter ».

218 QUARTIERS

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En attendant, Mourad aide sa pauvre mère, opérée des deux genoux, à monter ses dix étages à pieds, faute d’ascenseur en état de marche. Le reste du temps, il nettoie. Chaque jour, il prend son masque, sa pelle et remplit des bennes entières d’ordures récoltées sur ce qui fut jadis des terrains de jeu pour enfants. Sacs poubelle, boîtes de conserve, briques de lait encore pleines, huile bouillante, chauffe-eaux mais aussi réfrigérateurs et culottes sales sont le lot quotidien de cet agent d’entretien qui mériterait le port du casque obligatoire autant que le titre de héros ordinaire. Un véritable travail de Sisyph moderne qu’il se partage avec Fabrice Payet, l’autre « nettoyeur » de la cité Kallisté, parfois obligés de ramasser des détritus que certains locataires viennent de jeter dans la minute depuis leur fenêtre, sans se soucier des hommes qui travaillent juste en dessous. Mourad et Payet ont été placés à ces postes de nettoyeurs par Didier Bonnet, un homme qui a fait de l’idéal social son cheval de bataille via son association ADRETS Marseille. Il démontre que cet idéal n’est pas une utopie, à condition qu’on y mette beaucoup de conviction et de présence sur le terrain : lorsqu’il a mis pour la première fois les pieds à Kallisté il y a trente ans, Bonnet y a vu « une couche de 80 centimètres d’ordures derrière le bâtiment H ». Moins de vingt ans plus tard, cette couche a totalement disparu. Mieux, les gens ne jettent quasiment plus leurs poubelles par les fenêtres, grâce à lui, à Mourad, à Payet et à quelques autres. Surtout, Didier Bonnet emploie des méthodes, jugées peu orthodoxes par certains, mais terriblement efficaces, en embauchant des gens issus de la cité, et donc invariablement plus concernés par le sort de cette dernière, avant de leur laisser les clés du camion.

Une réussite qui ne s’arrête pas au simple nettoyage. Ensuite, il faut reconstruire, développer. Parce qu’« après, les gens pourront revenir, même les taxis », comme l’explique un minot lors d’une réunion de quartier. Encore une fois, la sensibilisation du local est primordiale. Il n’y a qu’à voir le sourire jusqu’aux oreilles de Mourad lorsqu’il monte le panneau du stade de quartier que vient de monter l’association, sur lequel est écrit tout en bas « Responsable du site : Mourad Radi ». Il n’y a qu’à voir, aussi, le plaisir qu’éprouve Fabrice Payet à revenir pousser des bennes à ordure à longueur de journées, après trois mois d’absence. Tous savent qu’ils œuvrent pour le bien de Kallisté, cette cité que personne n’a daigné sauver sauf eux. Cette cité dans laquelle des gamins préfèrent désormais utiliser les chutes de bois pour construire des cabanes plutôt que de les laisser pourrir au soleil dans une arrière-cour. MR

« Douce France, cher pays de mon enfance, dans quelle merde tu nous as mis ? Tu n’es plus dans nos cœurs ! » Mourad chantonnant sur l’air de Douce France de Charles Trenet pendant qu’il nettoie une cage d’escalier

220 221LES NETTOYEURSQUARTIERS

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au tamis, cette histoire, elle a tous les ingrédients du western : les gros habitants sauvages contre les groupes sanitaires qui veulent nettoyer l’immeuble. Et puis, il y avait un ancrage mythologique fort. C’était en même temps le mythe de Sisyphe et les écuries d’Augias.

Encore faut-il convaincre les gens d’y participer...Le principe premier de notre métier, c’est d’emmerder les gens. Pour une personne un tant soit peu normale et pas exhibition-niste, le premier réflexe logique serait de refuser d’être filmée. Encore plus quand tu vas dans ce genre d’endroits. Par exemple, j’avais commencé à tourner dans une pre-mière cité : c’était une plateforme de deal de drogue. Je devais me méfier des arrière-

plans alors que moi, je ne faisais pas atten-tion à ce qu’il y avait trente mètres derrière mon sujet. Des fois, ça m’a posé des pro-blèmes. Tu sors ta caméra, tu te fais allumer direct. Coup de chance, on est à Marseille et on te laisse parler trente secondes avant de t’en mettre une, contrairement aux cités parisiennes. Du coup, je leur sors des DVD de ce que j’ai tourné pour leur dire qui je suis, comment je travaille, etc. Je reviens le lendemain et si le mec a envie de m’allumer, il m’allume. Sinon, ça se passe bien. Il ne faut pas oublier que le plus important quand on fait un documentaire, c’est le degré de perméabilité qu’on a dans un monde. Moi, j’ai eu de la chance parce que les person-nages du documentaire ont eu la gentillesse de me donner beaucoup.PROPOS RECUEILLIS PAR MR

ENTRETIEN AVEC

Didier BonnetFondateur de l’association ADRETS Marseille

Comment êtes-vous venu à la créa-tion de votre association ?Ça fait trente ans que je traîne mes semelles dans les quartiers de Marseille. Dans les

années 1980, il y a des concepts expéri-mentaux qui ont vu le jour en France qui s’appelaient les « régies de quartier ». Un outil de développement économique et

Fondateur de l’association de développement en territoires sensibles ADRETS à Marseille dans les années 1980, Didier Bonnet a remis sur pied plusieurs cités phocéennes, dont la cité Kallisté, grâce à un système d’autogestion unique en son genre.

Comment le projet des Nettoyeurs a-t-il débuté ?Cette histoire a dû démarrer en 2003. Une boîte de production était intéressée. Le pro-blème, c’est que la plupart des gens qui allaient là-bas avec une caméra se faisaient jeter. On a quand même essayé et je ne me suis pas fait jeter. Effectivement, il y avait quelque chose d’intéressant à tourner là-bas. Finalement, ça s’est un peu éteint de lui-même. Mais j’ai gardé ça dans un coin de ma tête et j’ai continué à bosser dessus avec mes propres moyens, sans production,

sans rien. Comme je fais toujours, en fait. Donc je me suis fait héberger par un pote à Marseille, j’ai rencontré Didier (Bonnet ndlr), il m’a prêté un vélo et je me suis retrouvé à tourner en vélo avec ma caméra. Un vélo pourri à 10 € sans freins dessus.

Qu’est-ce qui vous pousse à conti-nuer le projet ?En fait, plus j’avance et plus je me rends compte qu’il y a de quoi faire un vrai film. J’arrive à en décanter des histoires cinématographiques. Quand tu la passes

Reporter caméraman de formation, Jean-Michel Papazian est passé au documentaire tout en continuant d’appliquer les codes du reportage, en immersion mais toujours neutre, avec des films comme Dallas (sur une famille de manouches), Pas de cacahuète pour Coco (sur le Zoo de Vincennes), Sweet Home (sur la différence entre les États-Unis et le Maghreb) et bien sûr, Les Nettoyeurs.

3 QUESTIONS À

Jean-Michel Papazian Réalisateur

222 223LES NETTOYEURSQUARTIERS

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social avec une grosse participation des habitants dans des quartiers sensibles et de fortes retombées socio-économiques. Du coup, je me suis dit que c’était un métier d’avenir, qu’il fallait travailler là-dessus. C’était le quatrième à se monter en France à l’époque. Le but était de donner du travail aux gens des quartiers qui n’en avaient pas et de les faire travailler sur des questions environnementales ou de propreté, le tout dans des cités en déshérence et mal gérées. Un projet auquel personne ne croyait, tout le monde me disait que ça ne marcherait pas. Et finalement, je l’ai amené à l’autono-mie, à l’autogestion.

Comment expliquez-vous un tel « succès » ?Dès lors qu’on a des moyens à trans-mettre, qu’on est présent, ça fonctionne. Il faut savoir s’effacer pour mieux délé-guer, un concept qui n’est pas forcément répandu de nos jours. Ce qu’on fait, ça marche avec le supplément d’âme, avec la bienveillance. Il y a des fondamentaux, des valeurs qu’il faut respecter et c’est ce que j’ai essayé de faire dans cette boîte. C’est pas grand chose mais ça compte. J’ai essayé d’être proche des salariés sans être paternaliste. La preuve étant : j’ai fini par

donner les clés de la boîte aux employés et je leur ai toujours dit que cette boîte, c’était la leur, pas la mienne. On m’avait qualifié de « héros » mais honnêtement, ce sont eux les héros. Ce sont eux qui prennent les trucs sur la tronche tous les jours, qui font le travail exemplaire. À l’exception de Payet qui pendant trois semaines a eu le palud, je n’ai pas eu un seul arrêt de travail alors qu’on voit très bien les conditions de travail dans le film. C’est un bon retour sur l’investissement. Pas financier mais humain.

Pourquoi en tirer un film ?Je voulais mettre la lumière sur les copropriétés très dégradées de Marseille, des zones de non-droit gérées de façon anarchique, un panier de crabe avec des syndicats pourris. J’avais une vraie opportunité pour dénoncer les marchands de sommeil, ceux qui spéculaient sur la misère humaine. Jean-Michel a voulu suivre une approche très quotidienne, très proche des gens. Raconter une histoire, en fait. Jean-Michel est un irréductible donc je lui ai dit : « Viens, prends ta caméra, filme ce que tu veux et je t’assure la sécurité sur les sites. »PROPOS RECUEILLIS PAR MR

Un toit sur la tête de Olivier Cousin 2015, 55 min, documentaire, Narratio Films

« Je sais que je bascule dans l’illégalité, mais avec un sentiment de parfaite légitimité ». Les travailleurs sociaux du 115 de Toulouse craquent. En 2015, 200 000 personnes sont à la rue, environ un millier dans leur ville, et 95 % des demandes de logement d’urgence reviennent négatives. Alors, pour « continuer leur mission de service public », les membres du collectif GPS ouvrent des bâtiments inoccupés et accueillent les familles. Dans l’ombre des médias qui s’en fichent, une belle histoire de robins des bois fonctionnaires : piles de paperasses, bras de fer administratifs et poses de cadenas. HC

224 QUARTIERS

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Le Thé au harem d’Archimèdede Mehdi Charef

1985, 1h50, fiction, KG ProductionsAvec : Kader Boukhanef, Rémi Martin, Laure Duthilleul

Résumé : Partageant les mêmes doutes et désillusions, Madjid et Pat, deux zonards paumés, errent dans une cité d’une banlieue bétonnée.

Dans les dernières scènes du Thé au harem d’Archimède, sorti sur les écrans français en 1985, les jeunes banlieusards Pat et Madjid organisent une virée sur les plages normandes. Ils passent un peu de temps là, sur le sable, histoire de s’échapper des tours de béton pour quelques heures, avant qu’une voiture de police ne vienne arrêter Madjid. Le plan final voit le fourgon prendre la route puis s’arrêter pour embarquer Pat, posté sur le bas-côté, incapable d’abandonner son pote de toujours. Le premier film de Mehdi Charef se ferme sur une image figée, qui lègue à la postérité un appel à l’amitié et à la solidarité entre un jeune issu d’une famille française et un fils d’immigrés, paumé entre deux cultures. « Voir des familles françaises et arabes avec le même quotidien, les mêmes soucis, les mêmes espoirs… C’était ça, Le Thé, avance le cinéaste. Mes potes et moi, on était comme Pat et Madjid, amis pour la vie. On voulait rester ensemble, affronter la vie côte à côte, dans le quartier. »

Gennevilliers, Nanterre, Asnières, Courbevoie, etc. Ces lieux où le film a été tourné, Mehdi Charef les connaît par cœur. Arrivé d’Algérie à l’âge de dix ans, transitant entre HLM et bidonvilles de la petite couronne, il se passionne très vite pour l’écriture et signe, en parallèle de son métier d’affûteur-fraiseur, plusieurs scénarios de courts métrages. Son premier roman, intitulé Le Thé au harem d’Archi Ahmed, est publié en 1983. « Sans ça, j’aurais continué à bosser en usine et j’avais pas envie, reprend Charef. Le Thé me permettait en plus de raconter l’histoire de lieux qui me tenaient à cœur et d’en explorer tous les recoins : sur les toits, dans les caves, dans les étages, etc. C’est ce que je dis toujours aux jeunes : « écrivez sur ce que vous connaissez le mieux ! » Rapidement j’ai transformé ça en scénario, mais je n’aurais jamais pensé réaliser le film. »

C’était sans compter sur le flair de Costa-Gavras, qui acquiert les droits du roman et demande à Charef de le transposer à l’écran, lorsqu’il réalise à quel point le récit est autobiographique. « Je ne m’y attendais pas du tout, ça m’a fait peur, je n’y connaissais rien, confie l’homme qui n’a jamais suivi de cours de cinéma. Ça a été beaucoup de boulot, beaucoup d’angoisse, mais finalement j’ai adoré ça, ça me passionnait de raconter ma banlieue car je trouvais totalement faux ce qu’on en disait ailleurs, de l’extérieur. » Bercé par le thème musical de Karim Kacel, le film en dépit de son sujet est d’une douceur extrême, drôle, apaisé, optimiste. Charef confirme : « On entendait que la cité allait exploser, qu’elle allait brûler… Mais on n’avait pas envie de brûler nos maisons ! On avait l’impression que les gens qui écrivaient sur nous à l’époque s’étaient juste arrêtés à un feu rouge pour regarder la cité trois minutes, et ensuite imaginer des choses terribles. C’était pas juste. Si ces cités survivent, c’est parce qu’il y a de la tendresse, de la solidarité et de l’amour. »

De l’amour, il y en a partout dans le film. Entre habitants d’une même cité, entre une mère et son fils, entre un jeune client et une prostituée et, évidemment, entre Pat et Madjid, les deux ados désœuvrés, qui errent dans des dédales urbains sans jamais se quitter. Les comédiens Rémi Martin et Kader Boukhanef sont dénichés au terme d’un casting de centaines de jeunes, via des annonces mais aussi sur le terrain, dans les cités et les Maison des jeunes et de la culture du coin. Boukhanef — nommé au césar du meilleur espoir masculin — plait beaucoup à Charef parce qu’il a lui aussi « le cul entre deux chaises », écartelé entre la France et l’Algérie. Quant à Martin, il arrive tout droit de Bretagne et tape dans l’œil du cinéaste, qui lui demande de rester plusieurs jours à Paris afin de le revoir pour sa dimension « brute et sauvage ». « Je ne le savais pas à l’époque, mais comme il n’avait pas d’argent, il a passé plusieurs jours à dormir dans le métro, confie aujourd’hui Mehdi Charef. Ces deux-là ont apporté énormément de fraicheur et d’humour, j’avais besoin de ça. »

Quid de leur avenir, après cette échappée infructueuse sur les plages normandes ? « Ils n’y retourneront plus jamais, ils n’ont pas aimé ça, avoue Charef. Mais Pat et Madjid, j’en suis sûr, vont faire quelque chose de leur vie, je ne les vois pas s’enfermer mais plutôt se sortir de là par le haut, arrêter de bricoler n’importe comment. Il y a de la violence en eux, mais ils vont aller vers la construction plutôt que de se complaire dans la destruction. » Adoubé par la presse et le public à sa sortie en salles, preuve que la banlieue peut être représentée autrement, Le Thé au harem d’Archimède décroche le césar du meilleur premier film en 1986, après avoir obtenu le Prix de la jeunesse au Festival de Cannes et le Prix Jean Vigo une année plus tôt. Les cités et ceux qui les habitent ont retrouvé un semblant de dignité ; quant à Mehdi Charef, il quitte son métier d’affûteur-fraiseur et signe deux nouveaux films en autant d’années : Miss Mona puis Camomille. AC

226 227LE THÉ AU HAREM D’ARCHIMÈDEQUARTIERS

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Souvenirs de la Géhennede Thomas Jenkoe

2015, 56 min, documentaire, Tryptique Films

Résumé : Dix ans après le meurtre raciste d’un jeune maghrébin, Thomas Jenkoe vient filmer Grande-Synthe à côté de Dunkerque, environnée par le complexe industriel d’ArcelorMittal.

La Géhenne. Selon la Bible, une vallée située au Sud-Ouest de Jérusalem qui a longtemps accueilli des sacrifices d’enfants perpétrés par les rois Ammonites, comme autant d’offrandes au roi Moloch, dont il ne reste désormais que des ruines. À des milliers de kilomètres de là, à Grande-Synthe dans le Nord-Pas-de-Calais, un autre enfant est « offert » en face du bar Le Narval le 4 octobre 2002 : Mohamed Maghara, dix-sept ans, décède de deux coups de chevrotine tirés par Joël Damman. Sacrifié sur l’autel du racisme par un ancien chauffeur routier qui voulait « faire peur aux Arabes » lors d’une virée nocturne et meurtrière. Une dizaine d’années plus tard, le documentariste Thomas Jenkoe est venu planter sa caméra sur les lieux d’un endroit qui fut, un jour, le théâtre de cet Enfer moderne. Il est venu se « souvenir de la Géhenne ». Parce qu’il connaît bien l’endroit — il est originaire du Nord — mais aussi pour essayer de comprendre la radicalisation d’une région où le racisme est devenu un « discours décomplexé » et où le Front National réalise des scores toujours plus élevés. Jenkoe choisit de filmer les différents quartiers de la Grande-Synthe toujours en plan fixe, comme s’ils étaient restés figés dans le temps. Il recompose, séquence après séquence, la balade funeste que Joël Damman a réalisée dans son 4x4 en 2002, mais aussi celle d’une région jadis prospère qui n’a fait qu’enclaver des hommes, pour beaucoup d’origine étrangère. Aux images, Jenkoe oppose un environnement sonore fantomatique et dissonant. D’un côté, les propos passés de Joël Damman, tirés de son dossier d’instruction, et de l’autre, ceux des habitants actuels de la ville, entre incompréhension et racisme, sans que l’on ne voit jamais un seul visage apparaître à l’écran. Les songes du passé face aux spectres du présent pour deux « camps » aussi inséparables qu’impossible à consolider. À la Grande-Synthe, cela fait maintenant treize ans que la plaie est toujours grande ouverte, et qu’elle ne se refermera peut-être jamais. JP

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Dernier étage, gauche, gauche d’Angelo Cianci2010, 1h33, fiction, Tu Vas Voir, Kasso Inc. ProductionsAvec : Hippolyte Girardot, Mohamed Fellag, Aymen Saïdi

Au départ, dans cette fable sur le vivre-ensemble et la solidarité, personne n’arrive à se parler. Il y a le manque de dialogue social représenté par la barrière entre l’huissier de justice dépressif et les « preneurs d’otage », et l’incommunicabilité générationnelle entre le père dépassé et le fils vaguement délinquant. Puis survient la prise d’otage, le huis clos, la promiscuité forcée et, irrémédiablement, le dialogue. Rien de tel qu’une bonne situation extrême pour pousser tout le monde à mieux se comprendre et à s’entendre. CAL

Smaïn, cité Picassod’Anna Pitoun2011, 54 min, documentaire, INA

Le film s’ouvre sur les tours Aillaud de la cité Picasso à Nanterre. Anna Pitoun a habité dans ces longs cylindres à imprimés camouflage : en rentrant de la fac de droit, elle discute alors avec ses voisins qui lui demandent des détails de procédure pénale « vite fait, pour un pote ». Parmi eux : Smaïn Joullane, un jeune homme d’origine marocaine, dont elle fait ici le portrait. À travers son expérience personnelle, il raconte les trente dernières années de l’histoire de la banlieue : le regroupement familial, la naissance des enfants d’immigrés en France, l’héroïne qui a tué « tous les grands frères », le deal et la prison. Aujourd’hui, il quitte sa tour « nuage » chaque matin pour une autre tour, sur l’esplanade de La Défense où il dépanne par téléphone les gens qui ont des problèmes informatiques. MD

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L’Amour en cité de Maïram Guissé et Ruddy Williams Kabuiku

2014, 45 min, web-documentaire, Upian

Résumé : En cité, l’amour est aussi présent qu’ailleurs. Seuls les codes sont différents. Immergés dans l’environnement des banlieues de Paris, Douchy-lès-Mines ou Rouen, Trésor, Jacky, Ali, Sofiane, Julie et Farah dévoilent leurs histoires amoureuses, sincèrement.

En 2010, Maïram Guissé, originaire de Canteleu en Haute-Normandie, débarque à Montréal. Ruddy Williams Kabuiku, originaire de Villeneuve d’Ascq dans le Nord, qu’elle avait connu sur les bancs de la fac de Lettres Lille 3, l’attend à l’aéroport. Après avoir séjourné à Vancouver, Ruddy s’est inscrit à des cours de scénario, dépassant ainsi l’idée reçue que le septième art n’était pas fait pour lui.

Journaliste au Parisien, Maïram Guissé lui parle de son idée : réaliser un documentaire sur l’amour en cité. En échangeant avec une collègue venant d’un milieu social aisé, Maïram Guissé prend conscience que l’amour est un sujet intime et secret dont son entourage, par pudeur, ne parle jamais. Un ami lui conseille d’en faire un documentaire. Problème : Maïram n’a jamais fait de ciné. Lorsqu’elle en parle à Ruddy Williams Kabuiku, celui-ci refuse la proposition, persuadé qu’il faut respecter le silence qui s’impose autour de ce sujet. De retour du Canada, le jeune homme change finalement d’avis et écrit avec elle durant neuf mois.

En s’appuyant sur leur entourage puis un cercle plus large d’amis, le binôme recueille de nombreux témoignages, réalise un teaser et envoie un dossier de présentation bien ficelé à trois sociétés de production. La première n’a pas la même vision qu’eux, la deuxième est déjà bien occupée. Ce sera donc la troisième, Upian, qui les signe puis fait entrer France 4 dans la boucle pour une diffusion TV.

Coup de chance, les personnes interviewées ne se rétractent pas et font preuve d’une grande fiabilité à partir du moment où elles acceptent d’être filmées. Guissé et Kabuiku jouent de leur naturel pour signer un film à leur image, simple, loin de tout sensationnalisme et ne dénaturant pas les propos qui leur sont confiés. Partir du personnel pour toucher à l’universel, voilà comment d’une discussion entre amis le sujet touche un large public.

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5 QUESTIONS À

Maïram Guissé et Ruddy Williams Kabuiku

Réalisateurs

Pourquoi avoir axé votre film sur la cité ?Maïram Guissé : Notre but était de parler d’amour, pas de faire un film pour la cité. Nous voulions parler à tout le monde et nous étions dans ce cadre géogra-phique-là. Que l’on soit issu d’un milieu aisé ou non, tout le monde peut rencontrer ces histoires, peut-être pas de la même manière au niveau de la pudeur ou de l’éducation mais cela peut être la même chose au niveau de la sexualité, du mélange de classe sociale ou de la diffé-rence, tout simplement. Ruddy Williams Kabuiku : Parce que ça n’avait jamais été fait mais surtout parce que nous voulions parler de ce que nous connaissons. Partir du local pour devenir universel.

Comment se sont déroulées les inter-views ?RWK : Elles duraient une heure et demie en moyenne, trois heures parfois. J’avais un autre rapport au tournage parce que

j’étais déjà en train de faire le film. J’associais des images à leurs histoires. MG : J’en sortais lessivée. C’était long parce que c’était intéressant. Nous faisions une pré-interview sans trop entrer dans le sujet puis nous enregistrions l’interview pour préserver la spontanéité. Parfois les témoins éludaient — « nanani, nanana » — et il fallait creuser. Ce n’était pas évident mais ils y sont allés. À la fin, il fallait prendre un peu de temps pour décompres-ser. C’était fort.

Comment avez-vous filmé la cité ? RWK : Nous l’avons filmée en été. MG : Pour nous, la cité était un personnage secondaire du film que nous voulions mon-trer telle qu’elle est, comme nos témoins. Nous voulions être dehors parce que c’est souvent le cas. Moi, j’étais souvent dehors, c’est là qu’on discute. Nos témoins sont dans des lieux spécifiques en fonction des pré-interviews que nous avions faites. Sarah est filmée là où elle allait quand elle était jeune. Jacky est à l’arrêt de bus parce

Pour recueillir les témoignages, Guissé et Kabuiku tournent à Montigny-lès-Cormeilles, Noisy-le-Grand, Douchy-les-Mines, Canteleu, Créteil et Paris, dans des espaces extérieurs que leurs protagonistes ont l’habitude de squatter entre amis ou avec leur bien-aimé(e). En 52 minutes, L’Amour en cité interroge 6 hommes et femmes de moins de quarante ans sur leur rapport à l’amour, les personnes qu’ils ont aimées et les conflits familiaux ou sociaux que cela a engendré.

Ainsi, Ali raconte comment sa famille malienne a tenté de le marier à une cousine du bled lorsqu’il était en vacances. Jacky se souvient de la honte de sa vie, lorsque sa mère l’a giflée en public pour avoir osé faire la bise à un mec. Trésor avoue sans détours s’être fait démonter par les frères de sa femme, pour la

simple raison qu’il était Noir. Sofiane se remémore les années collège où il a été seul à assumer son homosexualité et craindre des représailles. Farah raconte comment, en passant par ses frères et sœurs, elle a pu introduire auprès de ses parents son petit ami blanc. Julie raconte sa rupture avec l’homme qu’elle aimait qui ne voulait pas qu’elle sorte s’amuser. En contre-point de ces témoignages, deux danseurs (Sonia Duchesne de la compagnie AèRe et Bernard Waymack Pambe de la compagnie D-Way), filmés au milieu des tours, rejouent les mécanismes qui régissent la rupture amoureuse, de la complicité à l’incompréhension. Se frôlant, s’enlaçant et se repoussant, ils expriment l’amour dans sa dimension physique et sensuelle et apportent un contraste à la pudeur des interviewés filmés seuls, sans aucun être aimé.

Avec ce documentaire, Maïram Guissé et Ruddy Williams Kabuiku parviennent à délier les langues sans sombrer dans les clichés, et offrent des conseils très simples à ceux qui n’osent pas s’assumer : choisir quelqu’un pour ce qu’il est et non pour ce qu’il représente aux yeux de la famille, faire comme si de rien n’était, marcher la tête haute, mais s’il est difficile d’aborder certains sujets, écouter son cœur plutôt que le jugement des personnes qui nous entourent. Car au-delà de la couleur de peau des habitants qui vivent en cité demeure une certitude : celle que la mixité des couples d’aujourd’hui n’a ni couleur, ni religion, ni classe sociale, mais relève davantage de l’individu et de son désir de s’affranchir de la peur d’aimer une personne qui ne correspond pas aux attentes ni aux souhaits de son entourage. CD

«On parle pas d’amour en cité. Tout est caché. Sur le devant de la scène, y’a rien. Mais derrière, t’en as des choses à raconter... T’en as des choses à voir...»Trésor

Autodidactes du cinéma, Maïram Guissé et Ruddy Kabuiku se sont connus sur les bancs de la fac avant de se lancer ensemble dans ce premier documentaire télévisé.

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que c’est là qu’elle discutait avec ses amis. Trésor est en bas de chez lui sur son canapé. Ali est sur le terrain de foot parce que c’était son kif. Sofiane est filmé entre le collège et chez lui car c’est là qu’il a fait son coming out et qu’il s’est posé ses pre-mières questions... Au bout du boulevard par lequel il ne voulait plus passer se trouvent les vestiaires du gymnase où ses camarades de classe refusaient de se chan-ger en sa présence.

Quelles ont été les réactions des per-sonnes filmées une fois le documen-taire diffusé ?MG : Elles l’ont assez bien pris. Quand elles m’en ont parlé après, j’ai eu l’impression que le film leur avait servi, que la parole avait été libératrice. RWK : Notre plus grosse crainte était de déformer leur parole. Nous voulions qu’ils se reconnaissent et que l’on garantisse l’authenticité de leur parole. À partir du moment où ils ont validé le film, un gros poids s’est enlevé. MG : Par mon métier de journaliste, je sais que si quelqu’un parle, je vais relayer sa parole. Mais leur appréhension était légi-time, surtout sur un sujet aussi sensible et face caméra. Je savais que nous allions les respecter. Les membres de la famille de Trésor lui en ont parlé, on l’arrêtait dans la rue... Ali a beaucoup été sollicité, une fois même par une Colombienne qui lui a expli-qué avoir vécu la même situation avec un Français. Sofiane était super content de le faire car il considère qu’ « après la pluie vient le beau temps ». Il voulait vraiment donner

un message d’espoir, dire qu’il avait galéré mais qu’aujourd’hui, il s’assume à fond. RWK : C’était le plus prêt de tous alors que c’était pour lui que nous avions le plus de craintes. Sa famille ne parle pas de son homosexualité, même après diffusion du documentaire.

Les banlieues à l’écran, ça vous évoque quoi ? MG : Ca suscite trop de choses, c’est fati-guant. RWK : Il y a des gens normaux qui vont au travail tous les matins. MG : Tout le monde ne dit pas « wesh ». Et même si certains le disent, ça ne fait pas pour autant d’eux des racailles. Je ne vois pas assez la banlieue à l’écran.RWK : Que représente ce focus sur la ban-lieue ? C’est quoi la banlieue ? Ça repré-sente combien de personnes ? On est tous focalisés sur ça mais au bout du compte, ce qui me dérange le plus, c’est le manque de représentativité. Le cinéma est très francilien, on ne voit pas Strasbourg, la ruralité, et je trouve cela dommage. La France est variée, multiple. C’est pour ça que dans L’Amour en cité, nous voulions sortir de Paris. Il y a autre chose que la cité des 4 000 à Aulnay-sous-Bois. Douchy-les-Mines est une banlieue ouvrière et n’a rien à voir, par exemple. MG : Nous voulions montrer la banlieue telle qu’on la voit tous les jours. Pas des rodéos de voitures mais des personnes qui marchent, qui sont posées. Il y a beaucoup de gens, beaucoup de rires... PROPOS RECUEILLIS PAR CD

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L’amour existe de Maurice Pialat

1961, 21 min, documentaire, Les Films de la Pléïade

Résumé : Courbevoie, Suresnes, Saint-Denis, Vincennes, Pantin, canal de l’Ourcq, etc. Errance « au pays des paysages pauvres », dans la banlieue parisienne de la fin des années 1950.

Longtemps, le documentaire L’amour existe a été considéré à tort comme une œuvre de la Nouvelle Vague. Il faut dire que la méprise était flagrante : produit en 1960 sous l’égide de Pierre Braunberger et de sa société Les Films de la Pléïade, sur un sujet qui rappelle celui d’un autre documentaire fondateur de la Nouvelle Vague, Le Joli Mai de Chris Marker, sans parler des dissociations entre l’image et le son... Mais la vérité, c’est que Maurice Pialat avait en horreur la façon qu’avait Godard, Truffaut et consorts de penser les nouvelles formes du cinéma français. Des petits parisiens — pour la majorité d’entre eux — qui traversaient les boulevards uniquement pour aller voir voler les avions à Orly. Peu étonnant donc de voir le réalisateur de Loulou et de Police, lui, le fils d’Auvergnat ayant grandi aux alentours de Paris, flâner du côté de la « banlieue » plutôt que sur les Grands Boulevards dans L’amour existe.

« Longtemps, j’ai habité la banlieue » lâche Pialat en guise de préambule, d’une manière finalement très autobiographique, avant de dérouler un regard sans fard sur ce qui fut

un jour sa maison. Tantôt moqueur lorsqu’il s’agit d’évoquer les nouveaux logements — « La grande banlieue est la terre élue du p’tit pavillon. C’est la folie des p’titesses. Ma p’tite maison, mon p’tit jardin, mon p’tit boulot, une bonne p’tite vie bien tranquille » ; tantôt cynique lorsqu’il aborde l’infernal cycle métro-boulot-dodo qui s’insinue doucement mais sûrement dans la vie des banlieusards dès la fin des années 1950 — « Départ à la nuit noire. Course jusqu’à la station. Trajet aveugle et chaotique au sein d’une foule serrée et moite. Plongée dans le métro tiède. Interminable couloir de correspondance. Portillon automatique. Entassement dans les wagons surchargés. Second trajet en autobus. Le travail est une délivrance. Le soir, on remet ça : deux heures, trois heures, quatre heures de trajet chaque jour » ; tantôt fataliste quand il théorise la banlieue — « L’ennui est le principal agent d’érosion des paysages pauvres. »

Des paysages décrits par la voix monotone de Jean-Loup Reynold, ponctués de toponymes identifiables (Suresnes, les studios de cinéma de Montreuil, La Courneuve), sans qu’il soit pour autant possible pour le spectateur d’identifier tous les lieux qui traversent les 21 minutes de L’amour existe. Plus qu’un espace, Maurice Pialat filme une atmosphère : les derniers souffles des bidonvilles insalubres, les grands ensembles qui prennent désormais toute la place, les abondants espaces verts qui s’amenuisent mais aussi les habituelles sorties au troquet du coin. Maurice Pialat ne filme pas une banlieue, il filme LA banlieue dans ce qu’elle a de plus essentiel. « Ces rues plus offertes aux barricades qu’aux défilés gardent au plus secret des beautés impénétrables » qui n’ont en définitive qu’une seule tare : se trouver « quelques kilomètres de trop à l’écart ». MR

« Vie passée à attendre la paye. Vie pesée en heures de travail. Vie riche en heures supplémentaires.»

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ENTRETIEN AVEC

Sébastien JolisDoctorant en histoire et auteur

Qu’est-ce qui vous a marqué dans L’amour existe ?Que le film se focalise sur les banlieues les plus pauvres de Paris. On n’est pas sur la banlieue qui est en cours de modernisation. On voit vraisemblablement Nanterre, parce qu’on y croise des gens avec des vête-ments typiques des immigrés algériens de la ville, Sarcelles, Courbevoie, Pantin : c’est la banlieue la plus industrielle, celle où se concentrent les populations les plus pré-caires. Ça correspond peu ou prou à la banlieue rouge avec, à l’est, Montreuil, à l’ouest, Nanterre, et au nord, La Plaine Saint-Denis. Ce que j’ai également trouvé intéressant, c’est que, fait assez rare, on a un concentré de toutes les problématiques de la banlieue : le logement par les grands ensembles et les bidonvilles, l’ennui et la monotonie, l’allusion aux montées de la

délinquance de banlieue et des blousons noirs, le relais culturel, l’éducation. Pour ça, le film est assez précurseur.

L’amour existe est-il l’une des pre-mières œuvres à présenter la ban-lieue sous cet angle ?La critique de la banlieue terne, triste, sans âme existe depuis l’entre-deux-guerres. On la retrouve notamment chez Céline et Voyage au bout de la nuit. À la fin des années 1950 et au début des années 1960, on arrive exactement au moment où une élite intellectuelle, d’abord journalistique et ensuite télévisuelle, s’empare de la ban-lieue et critique la monotonie, la laideur des grands ensembles, et l’univers concen-trationnaire qu’évoque L’amour existe. L’une des œuvres les plus emblématiques de ça, c’est Deux ou trois choses que je sais

d’elle de Godard (1967) mais aussi le film du Ministère de la Construction La Cité des hommes qui évoque Sarcelles.

Comment expliquer que la fracture entre Paris et sa banlieue soit si élo-quente ?On a une construction du pouvoir qui date du XIXème siècle avec une séparation administrative entre Paris et sa banlieue, qui par la suite se confirme avec la création des trois départements de la petite cou-ronne des suites de l’éclatement du dépar-tement de la Seine. Aussi, cette coupure s’est toujours maintenue sous des formes différentes : des murailles avec Thiers jusqu’au périphérique dans les années 1960. Il y a cette volonté assez régulière de

séparer les territoires intra-muros des banlieues.

Plus de cinquante ans après la pro-duction du film, la situation des ban-lieues est-elle toujours la même ?Déjà, la situation des banlieues est anté-rieure aux années 1950 mais l’idée de la relégation des territoires de banlieue est actuelle. Dans ces territoires, il y a une souffrance qui naît des formes urbaines, qu’elles soient proches des usines, des voies ferrées ou même des aéroports comme on le voit dans le film avec ce plan de construc-tion d’aéroport fascinant. Et ces formes urbaines néfastes, elles perdurent encore aujourd’hui.PROPOS RECUEILLIS PAR MR

Actuellement conseiller au cabinet de Ian Brossat, adjoint à la Mairie de Paris en charge du logement, Sébastien Jolis est également doctorant à l’Université Paris 1 où il a rédigé la thèse La confédération nationale du logement. La participation des habitants dans la ville ? (1944-1985). Il a également travaillé, au travers d’ouvrages collectifs, sur la question des grands ensembles et de la « Banlieue rouge ».

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L’Écho de la révolte,les émeutes 10 ans après de Raphaële Benisty

2015, 51 min, documentaire, Zadig Productions

Résumé : Dix ans après, Raphaële Benisty se rend dans la Cité des 4 000 à La Courneuve et au Chêne Pointu à Clichy-sous-Bois, et donne la parole à ceux qui ont vécu de l’intérieur ce soulèvement des banlieues. Ces jeunes adultes ont grandi et sont désormais en charge de l’avenir de leur quartier.

Dix ans. Comme un funeste anniversaire. C’est le temps qu’il aura fallu pour obtenir un jugement définitif sur l’affaire « Zyed et Bouna », du nom de ces deux jeunes adolescents décédés dans un transformateur EDF parce qu’ils essayaient d’échapper à la police. Un tragique événement qui avait lancé une série d’émeutes à Clichy-sous-Bois et Monfermeil pour finalement s’étendre à plusieurs endroits de la banlieue parisienne, et qui avait duré trois semaines à l’automne 2005. Dix ans plus tard, les policiers mis au banc des accusés ont finalement été acquittés. C’est sur cette image d’injustice pour les familles des victimes que démarre le documentaire de Raphaële Benisty L’Écho de la révolte. Le frère de Zyed Benna lâche à la presse, dépité : « La justice, c’est que pour les policiers et les politiciens ! » Une fracture profonde, un sentiment d’incompréhension dont font état les habitants des cités des 4 000 et du Chêne Pointu à l’état des pouvoirs quel qu’ils soient. « Pour nous, c’était une révolution mais pour eux, c’était une émeute », enchaîne MJ, vingt-huit ans au moment des faits et déjà bien implanté dans la vie associative. Dix ans plus tard, ce dernier est toujours là, prend toujours soin du quartier. Même son de cloche pour Nasreddine qui, lui, a choisi d’enseigner dans la nouvelle école, installée à l’endroit même où il a passé son enfance dans une tour délabrée. Et quand il n’enseigne pas, il milite pour un « notre 93 » lors des élections départementales 2015. Une façon de dire que si l’on veut rester dans le coin, mieux vaut se battre. L’autre solution serait de prendre la tangente : celle, abstraite, de l’entrepreneuriat, faire son propre trou sans l’aide de personne ; celle, plus prosaïque, de partir tout simplement dans un autre quartier voire une autre ville. Plus que celui de la révolte, ce documentaire se fait l’écho de l’invariable résignation d’une génération qui ne se bat plus pour elle mais pour celles qui viendront plus tard. MR

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Les images comme les films portant sur les migrations contemporaines, sur les migrants ou sur les immigrés, sur leurs descendants aujourd’hui français, etc., sont paradoxales. Elles naviguent souvent entre une compassion solidaire et les clichés simplificateurs. Elles articulent fréquemment des réductions culturalistes parfois directement issues du passé colonial et/ou esclavagiste et une volonté humaniste de poser l’autre comme sujet du même « nous ». Il n’est pas aisé dans ce contexte de savoir de quoi l’on parle dans ces images et dans ces films : des migrants ? De nous ? De ce que la réaction de notre société à l’arrivée de ces migrants révèle sur nous-même ? Le paradoxe tient selon nous au fait que les migrants d’hier et d’aujourd’hui sont, dans les réactions (hostiles ou bienveillantes) qu’ils suscitent, des analyseurs de nos inconscients collectifs qui ont au travers de strates historiques successives construit un rapport perturbé et craintif à l’altérité et à la diversité.

Une première strate de cet inconscient collectif se trouve, selon nous, dans les formes historiques de la formation nationale française. La construction nationale s’est, pour des raisons historiques trop longues à détailler ici, bâtie sur la base de la négation des diverses identités qui composaient la France. Une véritable guerre aux cultures régionales s’est déployée avec une volonté assimilationniste forcenée. Les cultures bretonnes, occitanes, flamandes, etc., ont été l’objet de réductions et de clichés ressemblant étrangement à ceux qui circulent à propos des immigrations postcoloniales contemporaines. La naïveté d’une Bécassine n’est pas sans faire écho à certaines images du « sans-papier » d’aujourd’hui. En fait l’unité politique de la nation a été confondue avec son unicité culturelle. Une telle confusion donne naissance non à un racisme d’exclusion mais à un racisme d’inclusion. L’autre peut être accepté à condition qu’il accepte de disparaître comme autre. Il en découle la nécessité de le construire et/ou de le percevoir comme sympathique mais retardé, comme notre égal potentiel mais notre inférieur momentané du fait

La migration, un miroir de nos inconscients

collectifs par Saïd Bouamama

Sociologue

Mig

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de son ignorance, de sa naïveté, de sa culture, etc. C’est là le cœur du modèle assimilationniste qui a récemment fait un retour en force dans le débat récent sur l’identité nationale.

La seconde strate est celle de la colonisation qui, à bien des égards, a reproduit le schéma utilisé pour les régions françaises. Il ne s’agissait pas seulement de piller d’autres pays et cultures mais de prétendre les civiliser. De nouveau cela suppose le paradoxe d’une affirmation égalitaire pour le futur avec une affirmation inégalitaire pour le présent. La possibilité reconnue d’entrer dans le « nous » national est conditionnée à l’acceptation de disparaître comme spécificité. Les images et postures positives sont articulées à des images négatives. Pour eux également l’assimilation a été la condition posée à une éventuelle égalité future.

La troisième strate est celle des politiques en direction des différentes immigrations, hier européenne et aujourd’hui postcoloniale. La prégnance du discours sur l’intégration masque à peine l’attente assimilationniste. Tout se passe comme si devenir français signifiait cesser d’être breton, algérien ou malien. Ici encore le discours sur l’autre se positive quand ce dernier semble accepter de disparaître en tant que tel. Toute visibilité revendiquée ou simplement affichée est perçue comme une dangerosité pour le « nous ».

Une dernière strate permet de montrer les dangers d’un tel héritage de représentation de soi et des autres pour la société française. Il s’agit du traitement politique et médiatique de nos concitoyens dont les parents viennent de nos anciennes colonies. Pour eux également tout se passe comme s’ils avaient à se transformer alors qu’ils sont français de naissance, et parfois depuis plusieurs générations. En témoigne le maintien d’un discours sur l’intégration alors qu’ils sont nés français parfois de parents français. En témoignent les rôles qu’ils occupent encore trop souvent dans les films grand public. En témoigne également l’absence de couples noirs ou maghrébins dans ces films. Les seuls couples mis en scène sont mixtes avec comme implicite que cette mixité est signe d’une intégration réussie. Encore une fois le signe apparent (parce que bien sûr cela n’a aucune signification sociologique en soi) de la disparition d’une différence est perçue comme positif et celui du maintien d’une différence est connoté négativement.

Les images du migrant et de ses descendants révèlent notre inconscient collectif unicitaire à un moment historique où notre société est et sera de plus en plus plurielle. Outre que cette approche conduit à un racisme inconscient teinté de bienveillance, il est un formidable moteur pour une extrême-droite fonctionnant

sur l’activation des peurs. Éviter une séquence politique fascisante pour la société française suppose en conséquence une rupture avec le paradigme assimilationniste et unicitaire.

Pour ce faire, il est incontournable de resituer les migrations passées et contemporaines dans leurs contextes économiques et politiques. Nous sommes ici en présence d’un autre angle mort des images et films sur les immigrations contemporaines. Celles-ci n’émergent pas d’un « désir de France » soudain ou de situations dans les pays d’origine sans liens avec les politiques des États des pays industrialisés. Les rapports économiques que nous entretenons avec les pays d’origine restent inégaux et produisent inévitablement l’enrichissement des économies ici et la paupérisation des économies là-bas. La question n’est pas celle de l’accueil de « toute la misère du monde » mais celle de l’arrêt de notre contribution à la production de cette misère. Ne pas aborder cet aspect rend inintelligible la situation des migrants et de leurs enfants. Une telle posture de cécité oriente au mieux vers la compassion et au pire vers le rejet, mais jamais vers l’égalité.

En fait le regard spontané vers l’altérité issue des strates d’héritages ci-dessus évoquées oriente vers des approches culturalistes réduisant les migrants à une homogénéité culturelle. Ils apparaissent dès lors d’abord comme des sujets anhistoriques reproduisant à l’identique la culture de leurs ancêtres alors même que les pays d’origine sont le lieu de mutations immenses. C’est le sens à donner au discours de Dakar de Sarkozy posant que « l’homme africain n’est pas suffisamment entré dans l’histoire. » Ils apparaissent ensuite comme homogènes, alors même que se diversifient les migrations avec l’arrivée des couches moyennes paupérisées par la mondialisation. C’est le sens à donner aux hystéries médiatiques sur l’Islam et les musulmans emplies d’islamalgames. Ils apparaissent enfin uniquement comme victimes alors même que, les parcours migratoires devenant de plus en plus ardus et dangereux, ce sont les plus actifs qui arrivent jusqu’en France, les autres restant au pays malgré une vie de plus en plus inhumaine. C’est le sens à donner à l’absence d’images revendicatives alors que nous sommes avec le mouvement des sans-papiers dans un des mouvements sociaux les plus durables des temps contemporains. Objet à plaindre ou sujet à soutenir, telle est la question.

La déconstruction des imaginaires hérités apparaît dès lors comme un passage obligé pour l’émergence d’un imaginaire égalitaire. Le cinéma ayant, entre autre, comme matériau l’imaginaire peut contribuer fortement à ce nécessaire travail de décolonisation des esprits. Sans ce dernier, le migrant ou ses enfants restent des objets de compassion à accepter et/ou à tolérer et non des sujets avec qui construire du futur commun. L’image du migrant est ainsi un analyseur de nos sociétés.

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Timbuktud’Abderrahmane Sissako

2014, 1h37, fiction, Les Films du WorsoAvec : Toulou Kiki, Abel Jafri, Ibrahim Ahmed

Résumé : Au Mali, des islamistes envahissent la ville de Tombouctou et y imposent la charia. Ils bannissent la musique, le football, les cigarettes, procèdent à des mariages forcés, persécutent les femmes et improvisent des tribunaux qui rendent des sentences injustes et absurdes. Malgré la férocité de leur répression, la population résiste avec courage, souvent au nom d’une autre conception de l’islam. Kidane est un éleveur touareg vivant dans le désert avec sa femme et sa fille. D’abord épargnée, sa famille va bientôt subir les nouvelles lois islamiques, à l’occasion d’un conflit avec un autre habitant.

Après Bamako, sur un procès intenté par les Africains à la Banque mondiale et au FMI (Fonds monétaire international), Abderrahmane Sissako reste huit ans sans tourner. « Le succès du film m’aurait pourtant permis d’avancer vite, d’accepter des scénarios qu’on me proposait, dit-il. Mais j’ai besoin de me sentir habité par un sujet. Je viens d’une partie du monde [la Mauritanie] où les films ne se font pas, ou très peu, et je ne peux pas prendre mon rôle à la légère. » En 2012, un court article sur la lapidation à mort d’un couple ayant eu des enfants hors mariage dans une commune du Mali, Aguelhok, va lui faire reprendre le chemin des plateaux. Révolté par l’indifférence générale — l’essentiel de l’actualité se concentre alors sur la présentation d’un nouveau modèle de smartphone — Sissako décide de raconter la prise en otage par les djihadistes de Tombouctou, « la ville aux 333 saints » ou « la perle du désert ».

En 2013, Sissako se rend donc à Tombouctou faire des repérages. Les djihadistes armés ont été chassés mais il reste ceux qui sont habillés comme tout le monde : des sympathisants, des boutiquiers ou des chauffeurs de taxi. « La peur m’a toujours accompagné, dit-il. Les djihadistes savaient qu’un film se faisait. » Prêt à installer son équipe, il doit pourtant rapidement quitter la ville : le 22 septembre des djihadistes se font sauter dans leur voiture après avoir dîné au restaurant. Sissako trouve alors une ville jumelle, Oualata, de l’autre côté de la frontière, en Mauritanie. C’est aussi là d’où vient une partie de sa famille avec une dune qui porte le nom de son grand-père. Sissako peut alors travailler sous la protection de l’armée. « Mais aucune force de sécurité ne peut éviter les attentats-suicides, explique-t-il. Je n’étais jamais tranquille. Quand nous

Un jeune djihadiste sur le tournage d’un film de propagande :

« Autrefois je faisais de la musique, je faisais du rap. Autrement dit, j’étais dans le péché. Mais grâce à l’aide de Dieu… »

Le réalisateur :

« Le problème c’est que tu n’es pas concentré, je ne sens aucune conviction dans ce que tu dis. Tu es convaincu de ce que tu es en train de dire ? » Le jeune djihadiste :

« Non. »

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ENTRETIEN AVEC

André BourgeotDirecteur de recherche émérite au CNRS,

spécialiste du Mali

Abderrahmane Sissako a choisi « d’humaniser les djihadistes en dépit de leur barbarie » pour que la rédemption soit possible en faisant l’économie de certaines réalités. Quelles sont-elles exactement ? C’est une approche idéologique contes-table. La violence intervient par petites touches remarquables — comme cette femme au marché qui refuse de mettre ses gants — mais elle reste subalterne. Abder-rahmane Sissako joue sur une émotion positive en présentant les djihadistes comme des gens normaux, des pauvres types un peu bêtes, à qui on peut pardon-ner. Alors que dans la réalité, un individu comme Mokhtar Belmokhtar, qui est à la tête d’Al-Mourabitoune, est loin d’être un imbécile. C’est la tête pensante des actions menées au Radisson Blu de Bamako, le 20 novembre 2015. Il ne faut pas non plus oublier tout le travail effectué en amont à propos du recrutement, de la formation et de la fanatisation des esprits avec les 35

vierges. L’organisation État islamique recrute des Maliens à hauteur de 600 000 CFA (915 € environ) par mois aujourd’hui. C’est une fortune. On ne peut pas non plus dissocier le salafisme djihadiste de son activité criminelle et délinquante de nar-cos. Que se passe-t-il ? Les recrues s’ins-crivent un jour à AQMI (Al-Quaïda au Maghreb islamique) ou MUJAO (Mouve-ment pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest), bénéficient d’un 4x4 qui leur donne un pouvoir fou lors de l’achemine-ment des drogues illicites. Ça ne peut engendrer que des pratiques de nature mafieuse associées à la corruption et au blanchiment.

Les djihadistes parlent une langue différente dans le film. Pourquoi ? Sissako montre le plurilinguisme du Mali. La composition multinationale des groupes armés narco-djihadistes, c’est aussi leur force. Un certain nombre d’entre eux sont des Touaregs et des Arabes qui ont œuvré

André Bourgeot est anthropologue et directeur de recherche émérite au CNRS. Sa carrière s’est essentiellement déroulée en Afrique saharo-sahélienne depuis le début des années 1970, notamment en Algérie puis au Niger, au Mali et au Tchad.

tournions avec beaucoup de figurants, j’étais en alerte et ne devais rien montrer à mes collaborateurs. Cette tension, ce manque de confort et de liberté constituent une dynamique dont mon cinéma se nourrit. » Les acteurs choisis sont pour la plupart des habitants de la région : des Maliens de Oualata, à Kiffa, des réfugiés qui vivent au camp de Mbera avec 70 000 personnes, et des acteurs professionnels de Bamako.

Mais entre l’annonce de la sélection et le Festival de Cannes, Sissako va réussir à tourner presque clandestinement des plans avec un cameraman et un preneur de son de la télévision malienne à Tombouctou. L’alibi ? Ils prétendent faire des repérages pour un long métrage qui se tournerait quelques semaines plus tard. Pour accréditer ce mensonge, la production réserve des chambres pour trente personnes dans un hôtel. « En tout cas, il était impossible que cette ville, qui est un symbole et tient une place si importante dans le patrimoine de l’humanité, soit absente du film, dit Sissako. De Tombouctou, j’ai rapporté la vue extérieure de la mosquée, des patrouilles dans une ruelle, les annonces des djihadistes avec des haut-parleurs, la scène de la vendeuse de poissons qui tend ses bras à ses bourreaux car elle refuse de mettre des gants et qui dit : “Coupez-les si c’est cela que vous voulez !” »

Timbuktu, qui sera récompensé de sept Césars en 2015 et sélectionné pour représenter la Mauritanie à l’Oscar du meilleur film en langue étrangère, fait l’économie des images chocs, des litres de sang et des décapitations qui trainent sur internet. « Pour moi, la mort ce n’est pas ça, c’est beaucoup plus dramatique, pose Sissako. Et donc, il faut de la poésie pour raconter différemment les choses et créer une distance. » La violence du film, c’est avant tout l’humiliation quotidienne des habitants qui vivaient tranquillement et paisiblement leur vie, leur foi, et qui se voient imposer la charia par des gens venus d’ailleurs, à qui ils n’ont jamais rien demandé. Et, surtout, Sissako filme le combat mené par les habitants : ceux qui trouvent un moyen de chanter alors qu’on le leur interdit. Et de jouer au football, même sans ballon, en une belle réminiscence de la scène de tennis sans balle de Blow-Up. MD

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mi mollets, une barbe fleurissante, etc. Tous les signes caractéristiques du djihadisme. Puis ils se sont rendus compte qu’ils étaient trop facilement repérables et ils se sont noyés dans la population en portant une casquette, des Nike et en roulant en moto comme les jeunes qui achètent des motos chinoises à Gao. Il y a eu une extension géné-ralisée des pratiques kamikazes sur le ter-ritoire malien et même sur l’ensemble de l’espace saharo-sahélien sur lequel inter-vient depuis août 2014 l’opération Barkhane (Mauritanie, Mali, Niger, le Burkina et le Tchad). Avant, c’était exclusivement dans le septentrion malien. Donc on peut dire que Serval a été un échec. Il y a clairement une internationalisation du salafisme djiha-diste à travers Al-Quaïda ou l’organisation État islamique. La preuve ? Le Radisson Blu et l’attaque jihadiste du 13 mars contre la station balnéaire ivoirienne de Grand-Bas-sam qui a fait 19 morts.PROPOS RECUEILLIS PAR MD

dans les légions islamiques en Libye à l’époque de Kadhafi, et qui parlent plus facilement l’anglais que le français. La plu-part ont aussi une plus grande maîtrise de l’arabe que de la langue touareg, le tamacheq. Il y a aussi des éléments de Boko Haram, qui ont rallié Al-Quaida pour pro-céder à des attentats.

Y a-t-il des groupes djihadistes bien distincts au Mali ?Oui. Il y a AQMI, c’est Al-Quaïda au Maghreb Islamique, le seul groupe à pou-voir se prévaloir du label Al-Quaida car il a été créé en 2007 quand Oussama Ben Laden vivait encore. Il est largement issu du groupe salafiste pour la prédication et le combat qui a été démantelé par l’armée algérienne. Les combattants d’AQMI sont dirigés par Abou Hamam, secondé par deux dirigeants de brigade, dont Abdelha-mid Abou Zeid à la tête du groupe le plus radical. Et puis il y a eu des scissions d’ordre racial, voire raciste. Il y avait pas mal d’autochtones noirs qui ont considéré que les rançons accaparées par l’AQMI quand il a fallu libérer les otages, étaient réparties de manière inégale et ils se sont

menée au Mali par l’armée française en 2013. Quel était l’objectif de cette opération ?Le président de transition du Mali, Dion-counda Traoré a fait appel à la puissance militaire française pour enrayer le déve-loppement des narco-djihadistes qui allaient descendre sur le Sud du Mali et conquérir Konna et Diabali. Quand Serval est intervenu, il y avait des drapeaux bleu, blanc, rouge à Bamako : l’armée française était perçue comme l’armée de la libéra-tion. Ce qui n’est pas faux. Mais après quelques temps, la population malienne a dénoncé la connivence voire la collusion entre cette opération militaire et le mou-vement national de libération de l’Azawad. Et Serval, qu’est-ce que ça veut dire ? C’est un petit félin saharien aux grandes oreilles pointues dont la caractéristique est de pisser une trentaine de fois par heure. Donc il marque son territoire.

Mais alors que se passe-t-il deux ans après Serval ? Les djihadistes changent complètement de stratégies, y compris dans leur accoutre-ment. En 2012, ils portaient des sarouels à

dit qu’ils allaient faire leur propre entité. C’est ce qui a créé le MUJAO. Ensuite, il y a eu une fusion entre le MUJAO et les « Signataires par le sang » qui a formé Al-Mourabitoune dirigé par Mokhtar Bel-mokhtar dont la mort a été annoncée au moins trois ou quatre fois, mais qui res-suscite comme Jésus ! Il a refait ses forces dans l’extrême Sud libyen et il est à l’œuvre pratiquement partout. Et il y a Ansar Dine qui est dirigé par un Touareg, Iyad Ag Ghali et qui est opérationnel dans le septentrion malien.

Le film s’ouvre sur une gazelle tra-quée par des djihadistes dans un pick-up. « Fatiguez-la mais ne la tuez pas », dit le chef. En tant qu’anthro-pologue, quelle est votre interpréta-tion : cela tient-il de la perversité ? Non. C’est halal. Pour des raisons de croyance musulmane, les djihadistes ne consomment pas la viande d’un animal mort, d’où la nécessité de le fatiguer afin de l’égorger. Ils pourront alors le manger.

Le film a été tourné en Mauritanie pendant l’opération militaire Serval

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La Photo déchirée, chronique d’une émigration clandestinede José Vieira2001, 53 min, documentaire, La Huit

Au début des années 1960, des milliers de Portugais fuient la répression salazariste et débarquent clandestinement en France, munis de valises en carton. La photo déchirée, c’est alors le témoin de leur arrivée, envoyée aux membres de leurs familles restés au pays. Parmi eux : José Vieira, sept ans, qui a atterri au bidonville de Massy, au Sud-Ouest de Paris : « La France nous accueillait à chantiers ouverts et nous logeait dans des taudis », dit la voix-off de son film réalisé quarante ans plus tard. Pour comprendre cette émigration sans précédent, il mélange des interviews d’anciens migrants, des archives télévisées et des films d’exil comme Lorette et les autres ou  O Salto. Chronique d’un plébiscite par les pieds accompagnée de la voix du peuple, Adriano Correia de Oliveira, qui chantait alors Cantar de Emigração. MD

Les Hommes deboutde Maya Abdul-Malak2015, 55 min, documentaire, Macalube Films

La réalisatrice libanaise pose sa caméra boulevard de Belleville : nous sommes chez Achour, algérien arrivé en France en 1954. Mais en réalité, nous sommes aussi chez Moustapha, chez ses copains, les habitués du Phone Club Video, où résonne depuis toujours la musique du bled et les conversations bilingues. En filigrane, Maya lit les lettres qu’envoyaient son père au Liban parce que dit-elle, l’histoire du Club n’est pas qu’une histoire d’algérien, « c’est l’histoire des Arabes de Belleville, de tous les immigrés, des bledards, de ceux qui tiennent les murs de la France. » HC

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Le Pendule de Costelde Pilar Arcila

2013, 1h08, documentaire, Kamatomi Films

Résumé : De Marseille à Lausanne en passant par un village roumain, le film accompagne dans ses migrations pendulaires une famille de Roms.

En 2007, Pilar Arcila, photographe colombienne arrivée en France dix ans plus tôt, sort de chez elle et voit des Roms en train d’empiler des débris dans des poussettes. « Ils m’ont fait penser à ceux qu’on appelle les “recycleurs” en Colombie, dit-elle. Mais c’était la première fois que je voyais ça en France. Je me suis immédiatement demandée qui étaient ces “recycleurs d’Europe”, symptômes d’une société européenne en train de changer. » Par l’intermédiaire d’une amie, qui parle roumain et qui avait aidé des Roms à remplir des documents administratifs, Arcila rencontre le jeune Costel et sa famille. « Il est le seul à avoir accepté que je le suive dans son travail », se souvient-elle.

Mais petit à petit, Arcila se fait une place dans le squat en montrant à la famille de Costel ses images tournées en Super 8. « Au début, ils se méfiaient car de nombreux incendies avaient eu lieu dans des squats suite à des articles aux titres sensationnels comme “Les gangs des poussettes”, explique-t-elle. Mais quand ils ont vu mes images en noir et blanc, ils ont compris que je ne pourrai pas les vendre aux journaux télévisés. Ils se sont mis à plaisanter en disant que Costel avait un côté Charlie Chaplin. » Puis Arcila accepte de prêter à Costel une petite caméra vidéo avec laquelle il tourne des images de ses proches qu’elle intégrera dans le montage final.

Ainsi, pendant trois ans, Arcila et Costel filment ensemble ou séparément quand la vie compliquée des Roms le leur permet. « Au début, c’était facile de les trouver puis ils ont été expulsés. Il arrivait aussi qu’ils perdent leurs téléphones portables », dit Arcila. Mais Costel revient toujours et le tournage va conduire Arcila jusqu’en Roumanie dans la campagne de Costel, qui ressemble à « un paradis de vacances » mais sans eau courante ni chauffage. MD

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5 QUESTIONS À

Pilar ArcilaRéalisatrice

Le film s’ouvre sur la déambulation en noir et blanc d’un homme à tra-vers des ruines, qui fait penser à Alle-magne année zéro de Roberto Rossellini. Que fait-il exactement ?En voyant ces images, les Roms ont dit que ça ressemblait à la Seconde Guerre mon-diale. Cet homme est en train de chercher du fer dans les ruines de la maison dont il s’est fait expulser. Pour moi c’est le sum-mum ! Non seulement on t’expulse mais tout ce qui te reste à faire c’est de récupérer les débris de ta maison… Car on est dans le périmètre euro-méditerranéen où il y a beaucoup de transformations urbaines. La pauvreté des Roms est trop visible, on pré-fère les expulser et raser les squats. Pour-quoi ont-ils été expulsés si rapidement du premier squat où je les ai rencontrés ? Parce que c’était situé en face de la Friche de la Belle de Mai, qui est un lieu culturel, et à côté du pôle média où est tourné Plus belle la vie.

Ces images sont accompagnées d’une musique qui vaut davantage comme des bruits de machines- outils. Quel était votre parti pris ?J’ai souhaité travailler avec Pali Meursault, un créateur sonore, pour composer une bande sonore qui ne soit ni réaliste ni trop contemporaine. En fait, je voulais qu’elle fasse écho aux différentes strates de la ville. Car dans les années 1960, il y avait aussi des bidonvilles, puis les bidonvilles se sont transformés et des gens s’y sont installés. Aujourd’hui, on détruit ce sas d’intégra-tion. Et au début, le film est muet : on lit les paroles des Roms inscrites sur les images. Je voulais qu’on entre dans leurs pensées et me concentrer sur leurs visages et leur énergie.

Vous utilisez de nombreuses images tournées par Costel. L’avez-vous guidé dans son travail ? Quand je l’ai rencontré, il était déjà très

Diplômée en 2001 de l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles, Pilar Arcila part étudier la psychologie en Colombie avant de se lancer dans la photographie et le documentaire avec les films Yann Paranthoën in memoriam et Au fil du son.

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friand d’images. Il filmait beaucoup sa famille avec des téléphones portables. Quand des gens de passage arrivaient dans le squat, il leur demandait de vider sa carte mémoire et de lui rapporter ses photos sur un DVD pour lui permettre de constituer ses archives. Il a fait la même chose avec moi, puis m’a demandé si je n’avais pas une caméra à lui prêter. Ce que j’ai fait réguliè-rement. Un jour, je lui ai laissé la caméra parce qu’il voulait filmer le départ en bus vers la Roumanie après avoir été expulsé. Je me suis dit que j’allais certainement perdre ma caméra. Mais le lendemain, alors qu’il n’était plus là, la petite caméra m’attendait avec quelqu’un qui veillait sur elle. En transférant ses images sur DVD, je me suis dit que je pourrais les intégrer dans le film. Costel a accepté : « si ça peut permettre aux gens de mieux comprendre comment on vit, alors c’est d’accord. » Et plus il tournait, plus il posait de questions aux personnes qu’il filmait.

Plusieurs formats d’images sont uti-lisés en Roumanie : la petite caméra de Costel, une caméra vidéo, et le Super 8 couleur. Vous avez donc accompagné Costel, chez lui ?Oui. C’est vrai qu’au début je voulais

surtout filmer leur présence à Marseille mais il y avait quand même cette idée du voyage pendulaire entre la France et la Roumanie. Et je peux vous dire qu’ils ont été surpris de me voir arriver ! Ils n’y croyaient pas car ils habitent un petit vil-lage perdu dans la campagne en Transyl-vanie. Je ne m’attendais pas à découvrir un lieu aussi bucolique. Mais c’est paradoxal. Ils habitent à la campagne mais n’ont pas de terre et ils ne trouvent pas de travail car beaucoup d’usines ont fermé.

Où avez-vous vécu le temps du tournage en Roumanie ?Dans la rue où habite Costel, il y a quelques maisons en partie murées qui sont en cours de construction. On a loué une de ces petites maisons, qui apparte-nait à un membre de la famille qui était parti. On s’est rendu compte sur place que les gestes quotidiens des Roms n’étaient pas si différents de ceux qu’ils avaient à Marseille. Il n’y a pas d’eau cou-rante ni de toilettes dans les maisons. Et ils sont dix dans deux petites pièces. Ça m’a aidé à comprendre comment ils arri-vaient à vivre dans cette extrême pauvreté à Marseille. PROPOS RECUEILLIS PAR MD

La grand-mère de Costel, en Roumanie :

« Quand Ceausescu est mort, les gens ont repris leurs terres, et ils ne nousont rien donné. Il faut savoir que pour nous, c’était mieux sous Ceausescu. »

Madame Leede Pier Emanuel Petit2014, 33 min, documentaire, Lardux Films

Doctorante en sociologie dans son pays, la Corée du Sud, la Madame Lee du titre a ouvert à Montreuil un restaurant à taille humaine, bien connu des gastronomes branchés. Sans commentaire ni explication, sur une durée atypique (33 minutes), Pier Emanuel Petit nous offre pourtant bien plus que des conseils de cuisson. C’est la liberté de son héroïne qui fascine Petit, et il la laisse donc vivre et parler : de sa cuisine, de son mari, de calligraphie ou du carcan des traditions. Et c’est finalement un joli bout de vie que nous sert cette Madame Lee. DAC

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Les Messagersde Hélène Crouzillat et Lætitia Tura

2014, 1h10, documentaire, The Kingdom

Résumé : Ils ont traversé une bonne partie de l’Afrique, ont trouvé la mort dans le désert ou se sont noyés en Méditerranée. Ceux qui témoignent de cette immense tragédie collective sont des pêcheurs marocains et tunisiens, des policiers espagnols, des gardiens de cimetière, un prêtre, et des rescapés.

En 2007, Lætitia Tura entame un projet photographique sur la mise à l’écart des migrants subsahariens qui tentent de passer la frontière espagnole par les deux enclaves de Melilla et Ceuta au Maroc. « Après avoir travaillé sur les dispositifs de sécurité au sud Liban et à la frontière du Mexique et des États-Unis, j’ai eu envie de m’intéresser aux personnes, dit-elle. Comment traversent-elles un territoire pour lequel elles n’existent pas ? Comment se déplacent-elles en utilisant des rails ou les lumières des villes pour

se repérer ou comment fabriquent-elles une échelle pour sauter une barrière ? » Mais alors l’image fixe ne suffit plus et Tura s’associe à Hélène Crouzillat. Après la découverte à quinze ans de La Plus haute des solitudes de Tahar Ben Jelloun, Crouzillat, historienne de formation, avait déjà réalisé un film sur les crimes racistes. Ensemble, elles enchaînent des allers retours France-Maroc pour recueillir des témoignages en vue de produire une installation visuelle et sonore. « Au fur et à mesure des rencontres, on a pris conscience que les morts ne faisaient pas partie de la mémoire collective. Ils relevaient uniquement de la responsabilité individuelle en mode “tu pars, tu prends des risques, tu meurs, c’est de ta faute” », explique Crouzillat. Où sont les cadavres ? Cette question, comme un refrain, conduit les deux femmes à faire un film. Tura, à l’image et Crouzillat, au son. D’abord avec leurs propres moyens car pendant presque deux ans, les portes des producteurs

parisiens se referment derrière elles. « On nous disait : “si c’est vrai, ça se saurait” », se souvient Crouzillat, car ce qu’elles ont commencé à filmer est grave. « On est face à un système où les autorités, qu’elles soient espagnoles ou marocaines, autorisent la mort des migrants, expose Tura. Ce n’est pas une injonction à les tuer mais c’est autorisé dans la mesure où ce n’est pas puni. »

Mais comment filme-t-on la disparition ? Les réalisatrices optent pour des faces caméra sur un crépi blanc dans les appartements de ceux qu’elles vont appeler « les messagers ». « C’était un moyen de ne pas rendre exotique leurs paroles, pose Crouzillat. Si on avait montré les chambres exigües avec les matelas par terre et les couvertures dans tous les sens, on aurait forcément orienté le regard des spectateurs. » Une parole à nue donc où le quotidien est évacué. Ou presque car d’autres paroles, plus sourdes, à imaginer, percent les murs très fins des habitations. Les récits se succèdent comme une série de coups de poing jusqu’au coup fatal de Carine Mayinga, rescapée, qui raconte son naufrage. Ou plutôt la mer, qui brouille les frontières. « Là, dans l’eau, plus personne ne se sent responsable de les secourir », dit Tura. La nécessité de témoigner a fait de la parole, une parole libre. « Ce qui était compliqué, c’était de rentrer en contact avec eux, explique Crouzillat. On ne peut pas débarquer dans les forêts ou dans les quartiers en leur disant : “salut, c’est nous, on vient d’atterrir. Ce que vous mettez des années à traverser, nous on vient de le faire en deux heures.” Alors au début on est passé par des associations humanitaires. »

Entre les récits d’exode, des photographies. Parmi les plus fortes, les longs grillages qui veillent inertes sur les morts. Là, Crouzillat et Tura ont filmé les autorités espagnoles. « Parfois on n’avait pas du tout l’autorisation de sortir un appareil et parfois, on pouvait parler aux gens facilement, raconte Tura. Un chef dessine la frontière, un garde nous confie qu’il ne sert à rien. » Mais à aucun moment, les deux réalisatrices ne filmeront les images rabâchées du passage des frontières, qui construisent la figure illégale et criminelle du migrant. « On préférait travailler sur un temps lent car ils sont là depuis des années », dit Tura. Le franchissement est trop court pour être vrai. MD

Un migrant :

« On a fait deux jours de marche. Comme il y avait trop de cerveaux dans le groupe, chacun dit “allons comme ça”, l’autre dit “non allons comme ça.” C’est comme ça que finalement, on s’est perdu. »

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4 QUESTIONS À

Hélène Crouzillat et Lætitia Tura

Réalisatrices

Le film commence par une voix-off qui raconte un conflit entre des migrants qui sont sur le point de traverser la frontière. Comment les groupes s’organisent-ils pendant l’attente ?Lætitia Tura : Comme il s’agit de groupes hors-la-loi, ils créent des lois pour régir leurs rapports. Leur « État » se calque sur les systèmes étatiques officiels avec minis-tères et police pour réguler une certaine forme de violence. Ce qui peut aussi en générer. Hélène Crouzillat : Je me souviens qu’en 2008, on est allé voir un campement à Malabata, dans la baie de Tanger. Il y avait le président, le ministre de la sécurité et les femmes marchaient à la baguette. Lors d’une messe en pleine montagne où les femmes et les hommes étaient séparés, le ministre de la sécurité et ses adjoints tapo-taient les fesses des unes et des autres, avec des petites baguettes. « Taisez-vous ! Il faut

écouter le prêtre », disaient-ils. On ne le voit pas dans le film mais quand le degré d’or-ganisation est très fort, rien ne dépasse. Je me souviens aussi qu’entre l’Algérie et le Maroc, de nombreux migrants devaient passer dans un ancien bunker de la Seconde Guerre mondiale. S’ils voulaient y rester quelques temps, il leur fallait cotiser. C’était le « droit à la bougie ». Il fallait acheter sa bougie pour participer à la cotisation col-lective. Le président, lui, était chargé de gérer la nourriture pour tout le monde. LT : Avant que les forêts de Ceuta et Melilla ne soient vidées de leurs centaines voire milliers d’habitants en 2005, l’organisation des groupes était très élaborée. Mais les gens qui se déplacent retrouvent quand même dans chaque pays des membres de leur communauté d’origine.HC : Par exemple, Fabien Didier Yene, qui est dans le film, est au Maroc depuis huit ans. Il a tenté de traverser la frontière qua-torze fois sans jamais y arriver. Alors il a

décidé de créer une association en se disant : « Je connais bien le terrain, je vais briefer mes frères. » Il est connu comme le loup blanc. Alors dès qu’il y a un Camerou-nais qui se pointe au Maroc, il sait qu’il peut le contacter. Là, Fabien lui dira qu’il faut mettre son nom dans un registre avant de traverser.

La question de la disparition, c’est aussi celle du deuil. Comment les rescapés arrivent-ils à vivre sans savoir ce que sont devenus leurs amis ou leurs familles ?HC : Le film se termine avec la parole sur fond noir d’un homme qui dit « dans dix ans je ferai quelque chose pour lui, pour

l’instant je ne peux rien faire. » Ça révèle l’idée que quoi qu’il arrive, il y a cette volonté de célébrer la mémoire des dispa-rus. La plupart des gens qu’on a rencontrés organisent une cérémonie quand ils apprennent une disparition, ils se ras-semblent en buvant du lait. C’est aussi très important pour eux de filmer le transport du corps par exemple. Mais la première fois qu’on a rencontré le père Joseph Lépine, on a été en colère car il n’inscrivait pas forcément les noms sur les tombes. Puis on a compris ce qui se passait au fil du temps : prévenir la famille, inhumer le corps, réhabiliter la mémoire, toutes ces étapes ne peuvent pas être prises en charge par une seule personne ni même par une

La photographe Lætitia Tura et la réalisatrice Hélène Crouzillat réalisent en 2012 le court métrage documentaire Point de chute sur l’arrivée en France de quatre Camerounais. Les Messagers les conduit au Maroc, dans les enclaves de Melilla et Ceuta.

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institution. Je me souviens qu’une associa-tion caritative s’était occupée d’inhumer un corps, mais quand on a demandé l’iden-tité du mort, elle a refusé de nous la donner. Et on a bien compris qu’elle ne chercherait pas à contacter la famille car cela induirait des recherches et des échanges avec le consulat entre autres… C’est pourquoi la question du monument était très impor-tante quand on a fait le film. LT : Puis on a exposé les photographies des tombes prises sur le tournage et on a fabri-qué une espèce de monument. Avec l’équi-valent d’une plaque funéraire sur laquelle on a inscrit des informations incomplètes. On n’avait pas forcément le nom des per-sonnes disparues – parfois un surnom – et encore moins leur date de naissance. HC : C’était une manière de réintégrer dans la mémoire collective les disparus. Il n’y a pas de place publique qui témoigne d’un fait publique qui est là et qui traverse la société.

L’exposition fait donc suite au film, mais en est-elle aussi le hors-champ ?LT : Dans l’exposition, on a exploité sous forme de texte les entretiens sonores qu’on avait en partie utilisés dans le film. On a travaillé sur des thématiques qu’on avait complétement évacuées des Messagers : le territoire, le patrimoine et la culture qui sont liés aux traversées quelle que soit la nationalité des migrants. Par exemple, il y a tout un vocabulaire précis pour parler des passages aux frontières : « on va cho-quer la barrière », c’est affronter la bar-rière. « Points de frappe » indique les lieux de passage. Pat nous disait qu’il gardait jalousement ses points de frappe. C’était

son territoire. Il y a aussi des mots pour désigner l’abri comme « le tranquilo » en espagnol, « le kosovo » ou « le bunker ». Ils utilisent aussi un vocabulaire guerrier pour se caractériser : « des aventuriers » ou « des soldats ».

Quelles ont été les réactions du public français face à la disparition des corps de nombreux migrants ? HC : Il y a beaucoup de réactions qui sont dirigées vers l’action : « qu’est-ce qu’on peut faire ? », demandent-ils. Je réponds à ça : « qu’est-ce qu’on peut être ? », car dans l’action, il y a cette relation entre ceux qui aident et ceux qui sont aidés, ce qui est évidemment important mais suppose un rapport inégal. Le véritable enjeu, c’est celui de l’altérité : comment je me recon-nais dans la personne qui a traversé des milliers de kilomètres. Un jour, ma belle-mère qui habite dans le Var, me dit : « il y a tout un campement à Vintimille, on serait quelques-uns à vouloir faire quelque chose, tu connais des associations ? » Alors une association bien sûr c’est important, c’est elle qui va donner de la nourriture et des couvertures, mais en même temps elle fait écran. Le vrai travail, c’est celui d’être avec la personne et de dépasser l’étrangeté, et après on peut faire des choses ensemble. Ça peut paraître difficile et fou. En fait c’est ce qu’il y a de plus simple.LT : Sinon la révélation des meurtres com-mis par les autorités sur les migrants n’est pas remontée dans les hautes sphères. On considère tellement qu’ils ne sont rien, qu’il ne se passe rien. PROPOS RECUEILLIS PAR MD

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Nous trois ou riende Kheiron

2015, 1h42, fiction, Adama PicturesAvec : Kheiron, Leïla Bekhti, Gérard Darmon

Résumé : D’un petit village du sud de l’Iran aux cités parisiennes, Kheiron nous raconte le destin hors du commun de ses parents Hibat et Fereshteh, éternels optimistes, dans une comédie aux airs de conte universel qui évoque l’amour familial, le don de soi et surtout l’idéal d’un vivre-ensemble.

Un film écrit, réalisé et interprété par Kheiron, connu du grand public comme « le pote dingue de Bref », sur un résistant iranien au régime du Chah, ayant fui le régime de Khomeini après la Révolution pour s’installer en France où il devient une figure sociale de la banlieue. Ouf. Au premier coup d’œil, il y a de quoi être circonspect. À la fin, il ne reste que des yeux humides et un sourire bienvenu. Parce que Kheiron ne raconte pas n’importe quelle histoire, mais la sienne, celle de ses parents surtout, de son père en particulier, qu’il incarne lui-même, qui d’autre après tout pour ce rôle ?

La vie d’Hibat Tabib est en effet exceptionnelle de bout en bout. Emprisonné pour ses idées, il est torturé pour avoir refusé de manger un morceau du gâteau d’anniversaire du Chah. Symbole de la contestation, il est finalement libéré au bout de sept longues années pour ne trouver qu’une nouvelle dictature, pire encore. Alors il fuit clandestinement le pays avec sa femme (campée par la délicieuse Leïla Bekhti) le pays, le petit Kheiron qui s’appelle encore Nouchi dans leurs bras. Arrivés en France, le couple s’installe en banlieue, où Hibat repasse ses diplômes d’avocat tout en aidant la communauté à grands renforts de dialogue. Son arme principale, encore et toujours le dialogue. Celle de Kheiron, c’est le rire, dont il saupoudre tout le film, bien aidé par ses compères (Alexandre Astier, Kyan Khojandi, Jonathan Cohen, Arsène Mosca mais aussi Gérard Darmon et Zabou Breitman). « Que des premiers choix » comme le confesse le scénariste/réalisateur/acteur/fils de. De quoi se retrouver avec un « un drame comique, une comédie dramatique ». Pour moi c’est la vie en fait ». Comme la vie, le film est dense, entre Iran, fuite et Seine-Saint-Denis, parfois triste, souvent drôle, quelquefois maladroit, souvent touchant. CAL

«Mais qu’est-ce qu’il veut ?- Il veut ce qui vous fait le plus peur.- Un requin ?- Non. La démocratie. »

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ENTRETIEN AVEC

Kheiron et son père, Hibat Tabib

Comment est-ce que vous parliez de cette histoire à la maison ?Hibat : On a toujours parlé de tout. Il n’y avait pas de tabous, d’interdits. Dès son enfance, Kheiron était au courant de notre histoire, des raisons pour lesquelles on avait quitté l’Iran. Il nous avait dit une fois que c’était un film, sans penser forcément au cinéma.

Kheiron : Depuis que je suis petit, j’ai l’im-pression de la connaitre. Je sais que mes parents ont eu cette vie-là, même si je ne connaissais pas tous les détails. Lorsque je posais des questions, il me répondait. Et quand je parlais avec mes camarades à l’école, je leur disais : « Mais toi ton père il a pas fait de prison ? Pas une année ? Rien ? » J’ai compris tôt que mes parents n’avaient pas la même histoire que les autres parents. Un jour, on regardait Lucie Aubrac. Il y a une scène où le personnage est interrogé. Il refuse de parler. Il prend

des coups de fouet, et il avoue. Mon père, ça l’a fait rire. Un petit ricanement. Parce que lui, il a été torturé pendant sept ans et il n’a rien dit.

Comment est venue l’idée de passer à l’acte ? K : Plus je grandissais, plus je réalisais que c’était un film. Mais je ne pensais pas que je le ferais moi-même. Quand j’ai eu l’op-portunité de faire du cinéma et qu’on m’a demandé ce dont j’avais envie de parler, j’ai fait le tour de trois ou quatre sujets. Je me suis alors dit : « Mais c’est ça la bonne histoire ! » D’abord, l’écrire était une obli-gation. Je l’ai écrite tout seul et en l’écri-vant, je me suis rendu compte que j’avais tous les plans en tête. Je voyais où je voulais aller. Et pour le rôle de mon père, très sim-plement, je me suis demandé qui pourrait le jouer. Si tu te prétends comédien, que tu écris un film sur la vie de ton père, que tu es l’être humain qui lui ressemble le plus

sur cette planète, si tu le joues pas, c’est que tu es quand même très faible, que tu n’as pas confiance en toi.

Forcément, vous avez dû en reparler tous les deux. K : Quand j’avais douze ans, ce qui m’inté-ressait, c’est : « T’as eu mal ? Maman elle a fait quoi ? » Il y a néanmoins une certaine pudeur ; on n’est par exemple jamais entré dans le détail des tortures. Mais à partir du moment où j’ai su que j’allais faire ce film, j’ai vu qu’il fallait en passer par là, et cela ne m’amusait pas du tout. Il fallait qu’il me fasse confiance pour que je sache comment l’écrire et comment le jouer. Par exemple, j’ai dû lui demander s’il s’était fait toucher en prison. Dans tous les films, on voit ce genre de choses. Une chose que jamais de la vie je n’aurais voulu savoir. Et il m’a dit: « Mais pas du tout ! Tu es fou ! C’était une prison politique ! Je n’étais pas avec des meurtriers et des délinquants sexuels, j’étais avec des intellectuels contre un régime en place. On parlait philosophie ! » J’ai dû attendre trente ans pour l’ap-prendre. Je suis allé dans les détails enfouis dans sa mémoire pour être honnête avec le public. Je ne peux pas mettre au début du film « Ce film n’est pas inspiré d’une histoire vraie, c’est une histoire vraie » et après m’arranger avec la vérité. J’aurais adoré jouer un Hibat en Rambo mais je suis en pudeur pendant tout le film, parce que mon père est comme ça. Quand j’étais enfant, on était en voiture et il y a un mec qui pile devant nous. Début d’embrouille. Le mec sort et mon père lui dit: « Monsieur, vous avez mis ma famille en danger ! » Mais c’est pas une menace, c’est pas un coup de

pression ! C’est ça mon père : il est dans le dialogue, toujours. Jamais il ne mettra un coup. C’est à ça que je voulais rendre hom-mage. Tu vas à Pierrefitte-sur-Seine, tu parles à dix personnes, il y en a cinq qui vont te dire qu’il a changé leur vie. Pour moi, je le mets au même niveau qu’un Man-dela ou un Ghandi. Et ce n’est pas le fils amoureux qui parle.

H : Quand il nous a parlé de l’idée du film, on était un peu sceptiques. Faire un film, cela nécessite pas mal de choses. En plus, il nous a dit qu’il allait garder l’aspect dra-matique et les moments durs, mais en faisant rire les gens. Sur cet équilibre, pour nous, ce n’était pas gagné. Comment gar-der une histoire dans sa version originale en créant une certaine légèreté en même temps ? Nous étions impliqués dans la pro-duction, on était présents lors du tournage. Très vite, on a compris que c’était un enga-gement assumé. C’est vrai que résumer plusieurs dizaines d’années en 1 h 40, c’est compliqué. Le film est riche en évène-ments, il se passe beaucoup de choses en peu de temps. Pourtant, l’essentiel est là.

Pourquoi cette volonté de faire rire ? K : C’est tellement sain le rire. Trouve-moi une seule personne qui n’aime pas rire. C’est magnifique l’humour, tu donnes plus de portée à ton message. Quand tu fais rire quelqu’un, tu le désarmes. C’est la force des êtres humains.

On pense évidemment à la scène où les jeunes des cités et les policiers sont réunis à l’association pour évoquer leurs problèmes. Un des

Humoriste terriblement efficace en salle devenu phénomène de société grâce à son apparition dans la série Bref, Kheiron a choisi de passer devant et derrière la caméra pour adapter l’histoire de son père. Hibat Tabib est un juriste et résistant au régime iranien, ayant fui son pays pour la France, où il est devenu une figure du monde associatif.

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personnages de l’association cons-tate : « ils se détestent. » Mais le personnage d’Hibat lui répond : « oui, mais ils se parlent. »K : Cette scène est indispensable. Si le monde entier appliquait cette phrase, je jure qu’il n’y aurait plus de problèmes. Parce que tant qu’il y a le dialogue, il y a l’espoir d’une résolution. Quand il n’y a plus de dialogue, il n’y a plus d’espoir, et c’est là que tu entres en guerre. Et même en guerre, il y a encore du dialogue : le dra-peau blanc, le messager. Sans dialogue, il n’y a plus rien.

H : On est vraiment dans un espace clair de médiation où émerge la parole. C’est ce dont on a besoin en France. C’est construc-teur de lien, de lien social. Le film montre la dureté de la réalité, les quartiers, la vio-lence, mais reste porteur d’espoir. C’est possible, il ne faut pas penser que tout est joué.

On ressent en effet une grande sin-cérité et beaucoup d’espoir tout au long du film. K : Tout est sincère dans ce film, avec un vrai message positif. Il n’y a pas de juge-ment. Je voulais juste donner le message suivant : « eux ont vécu cela ». Si ça peut inspirer des gens, que ce soit au niveau politique, sentimental, amical, de l’immi-gration, des voisins, des banlieues, tant

mieux. J’ai délivré tous les messages que leurs vies m’ont inspiré et après chacun en fait ce qu’il veut. J’ai essayé de livrer le produit le plus facile à comprendre pos-sible parce que je voulais que quelqu’un qui s’en fout complètement de l’Iran, ou de la banlieue ou de l’immigration, puisse quand même adhérer au film et être pris aux tripes. Je raconte seulement ce qu’il s’est passé, tout en voulant donner de la bienveillance aux gens. Histoire de trans-cender le côté cinéma pur pour qu’il résonne en toi. La première scène que j’ai écrite, c’est celle du générique de fin, avec les photos. Parce que je ne voulais pas que les gens sortent avec une image triste ou négative. Il y a des moments très durs mais je veux pas plomber les gens. J’ai envie qu’ils sortent et qu’ils soient heureux, en train de flotter.

Est-ce que cela a fonctionné ? K : Je reçois des messages incroyables. Des gens qui voient le film et vont s’engager à Calais. Une fille qui travaille dans un hôpi-tal psychiatrique nous a raconté qu’ils ont montré le film à un groupe, et qu’un patient qui n’avait pas parlé depuis son arrivée il y a plusieurs mois s’était ensuite ouvert parce qu’il avait vécu une situation simi-laire. On peut agir sur les choses locale-ment et faire le bien autour de soi, à notre petite échelle. PROPOS RECUEILLIS PAR CAL

Mémoires d’immigrés, l’héritage maghrébinde Yamina Benguigui1997, trois documentaires de 53 min, Bandits

Bien avant de devenir ministre, Yamina Benguigui réalisait des documentaires et Mémoires d’immigrés, sorti en 1998, a été son plus grand succès. La cinéaste s’affranchit des codes télévisuels pour laisser la parole à ceux qui ont fait l’immigration maghrébine dans l’Hexagone : travailleurs, employeurs, conjoints, etc. Grâce à ces voix, qui peuvent évoquer leur rapport au pays natal, ou aux accents orientaux assumés de la bande son, Benguigui enrichit le débat sur l’immigration d’une perspective nouvelle : celle du pays d’origine, des immigrés du titre. DAC

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La Cassette de Soufiane Adel

2007, 20 min, documentaire, Aurora Films

Résumé : Seize ans après, une cassette audio retrouvée qui avait été envoyée d’Algérie à la mère de Sofiane Adel, tout juste arrivée en France. Film sans image, avec uniquement les sous-titres à l’écran.

En août 1989, Zouina quitte la Kabylie avec ses deux filles et ses deux garçons pour rejoindre son mari mécanicien en France. Trois mois après, un neveu, Omar, venu en vacances à Paris, lui apporte une cassette de correspondances. Seize ans plus tard, Soufiane Adel, son fils, fouille par hasard dans le meuble de la chaîne hi-fi de ses parents. Derrière les cassettes de raï et les CD de Jacques Brel, il aperçoit une cassette soigneusement emballée dans un papier fin, où est écrit le prénom de sa mère. Il écoute et entend les paroles enregistrées et envoyées par ses grands-parents d’Algérie à sa mère en France. C’est La Cassette, telle quelle, qu’on entend dans ce court métrage.

L’enregistreur posé dans le salon, toute la famille vient parler à Zouina. La mère, le père, les enfants, la belle-sœur, le frère, le neveu. On prend des nouvelles, on en donne, on s’embrasse, on se dit qu’on s’aime, qu’on se manque, beaucoup, souvent. On demande aussi des choses, on dessine des projets, si Dieu le veut. On va, on vient, plus ou moins interloqués par cette drôle de machine qui récolte la parole et l’emmènera de l’autre côté de la Méditerranée. Parfois confessionnal, parfois miroir, parfois moment de communion familiale. Entre les dialogues, les restes de chansons populaires de l’enregistrement parlent d’amour et de trahison ; alors qu’on entend en filigrane le quotidien d’une famille kabyle déchirée par l’immigration, avec son lot de maladies, et ses prières.

L’écran est noir, seulement barré par les sous-titres des dialogues. Chaque personnage a sa propre hauteur de ligne, la scène se redessinant petit à petit sous les yeux du spectateur. Quand la mère pleure sa fille partie qui lui manque tellement, on la voit assise dans son fauteuil, les larmes ruisselants le long de son visage buriné jusqu’au repli de l’étoffe. La Cassette est un témoignage, une trace. Trace de l’immigration, du désir de quitter son pays pour un monde meilleur. C’est un film qui évoque la relation complexe entre la France et l’Algérie, entre deux pays si proches et pourtant si différents, marqués par la séparation. CAL

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5 QUESTIONS À

Soufiane AdelRéalisateur

Pourquoi avoir choisi de transposer La Cassette à l’écran ?À l’époque, j’étais étudiant dans une école de création industrielle et on m’interro-geait sur mon identité, l’Algérie, est-ce que j’avais grandi là-bas, si je connaissais l’his-toire du pays, etc. Et je ne savais pas vrai-ment quoi répondre à cela. Je suis alors tombé sur cette cassette. J’ai trouvé que c’était un matériau intéressant, comme un héritage, pas financier, mais culturel, pour parler de la trajectoire de ma mère et de l’immigration. L’histoire entre ces deux pays, assez proches et liés. Le procédé de s’envoyer des cassettes audio entre des gens est aussi assez intéressant. Déjà, c’était une cassette réutilisée, avec de la musique dessus enregistrée à la radio. Ils ont laissé leur témoignage entrecoupé de chansons qui parlent d’amour et de trahi-son. Je n’ai rien touché, j’ai récupéré cette cassette telle qu’elle était. C’est une adap-tation cinématographique d’une cassette audio. L’outil audiovisuel me semblait l’outil le plus approprié pour des raisons

de capacité et de diffusion. On ne pouvait pas faire une simple diffusion audio : il y a du kabyle, de l’arabe, les chansons. Il fallait arriver à sous-titrer tout cela.

Laisser un écran noir est un choix fort... Je suis parti en Algérie filmer en Super 8 dans mon village. Et j’ai essayé de marier l’image au témoignage. Sauf que j’ai trouvé que cela anecdotisait complètement la puissance du récit. J’ai donc décidé de lais-ser l’écran noir, pour ne laisser que la tra-duction du texte. J’ai appris plus tard que Marguerite Duras avait fait la même chose pour Le Marin de Gibraltar. J’avais aussi découvert le travail Guy Debord, et c’est ce qui m’a accompagné dans ce parti pris un peu simple de ne travailler que l’adap-tation des dialogues. Ensuite, comme parfois plusieurs personnes parlent en même temps, j’ai décidé de les spatialiser dans l’écran. Il y a une hiérarchie des gens qui parlent, chaque hauteur de sous-titre correspond à une personne.

C’était important de rendre l’ensemble très compréhensible, et de hiérarchiser la famille comme une sorte d’arborescence, un arbre généalogique. C’était aussi laisser la possibilité au spectateur de se recréer la scène lui-même dans sa tête.

Ce qui est assez amusant, c’est que tout le monde demande quelque chose à Zouina. Tout le monde demande sauf le grand-père qui dit qu’il va bien et qu’il n’a besoin de rien. C’est une espèce de fantasme à l’en-vers : tu vis en Europe donc tu vas pouvoir envoyer de l’argent, sans savoir comment l’autre vit. Mais en même temps, il y a la grand-mère qui dit : « J’espère que tu vas trouver un HLM. » Il y a un rapport à la consommation très important, qui annonce la situation actuelle en Algérie, proche de la surconsommation.

Vers la fin, la mère dit : « tu as laissé la misère et la peur. » Pourquoi ?Elle dit cela parce que les parents de ma mère étaient des paysans vivant de la terre, sans beaucoup d’argent. Et la peur, c’est le village, sans électricité. Il y a quelque part une idée de l’émancipation par le voyage.

Quel message souhaitez-vous trans-mettre ? C’est à la fois un message d’amour et l’his-toire d’une déchirure liée à l’immigration. Tout mon travail, c’est de casser les mythes sur l’immigration, de donner un autre visage aux stéréotypes. Je trouve qu’on retrouve aussi la culture animiste kabyle dans laquelle j’ai grandi, le rapport à la terre, à l’agriculture. Quelque chose d’assez intime, du quotidien...PROPOS RECUEILLIS PAR CAL

Diplômé de design, Soufiane Adel réalise des scénogra-phies pour différentes manifestations culturelles et signe parallèlement des courts métrages documentaires et de fiction, à l’instar de La Cassette, sa troisième réalisation.

« C’est à la fois un message d’amour et l’histoire d’une déchirure liée à l’immigration »

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La Cour de Babelde Julie Bertuccelli2013, 1h29, documentaire, Les Films du Poisson

En 2013, Julie Bertuccelli et son ingénieur du son s’installent deux fois par semaine dans la classe d’accueil du Collège La Grange aux Belles (Paris 10ème) où des adolescents des quatre coins du monde apprennent le français avec leur professeure Brigitte Cervoni. Ils sont fils de diplomate, réfugiés politiques ou simplement venus retrouver des proches... Des débats sur l’amour ou la religion animent cette classe hétéroclite : Youssef a apporté son coran, Naminata, sa bible. « Et Adam et Eve ? Ils étaient Blancs ou Noirs ? », demande l’un. « Il n’y a que Dieu qui sache », répond l’autre. MD

Lettre à la prison de Marc Scialom1969, 1h10, documentaire, Le Sacre / Polygone Étoilé

Réalisé en 1969 par un jeune apprenti cinéaste d’origine juive tunisienne, avec le soutien de Chris Marker qui lui a prêté du matériel, Lettre à la prison est un film inachevé. Il ne s’agit en effet que d’une maquette, réalisée dans le but de trouver un producteur. Mais les amis de Chris Marker jugèrent le film pas assez politique, entrainant son arrêt de mort. Jusqu’à ce que la fille du réalisateur oeuvre pour sa sortie, pour que le public puisse enfin découvrir cette missive imaginaire adressée (et dite) par un jeune Tunisien tout juste débarqué à Marseille à son frère, suspecté de meurtre et incarcéré à Paris. Un objet brut, frustre, plein de poésie et du charme des années. CAL

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Les Arrivantsde Claudine Bories et Patrice Chagnard

2009, 1h52, documentaire, Les films d’Ici

Résumé : Le jour même de leur arrivée en France, les étrangers venus en famille se retrouvent dans les bureaux de la CAFDA (Coordination de l’accueil des familles demandeuses d’asile). Ils sont reçus par des fonctionnaires qui tentent de les aider à faire valoir, le cas échéant, leur droit à l’asile.

En 2007, Claudine Bories et Patrice Chagnard ont l’idée de réaliser le documentaire Paris, port de mer « pour montrer que le monde entier était présent à Paris », dit Chagnard. Ils visitent le temple de Ganesh dans le XVIIIème arrondissement ou encore Chinagora, le complexe hôtelier, en forme de pagode flottante, installé sur les quais d’Alfortville. « On avait des images mais les gens parlaient dans leur langue, dit Claudine Bories. On ne comprenait rien. » Le duo part donc à la recherche d’un endroit où les étrangers entrent en contact avec les Français. En un mot, « une

espèce d’Ellis Island parisien. » C’est ainsi qu’ils débarquent en 2007 au 44, rue Planchat dans le XXème arrondissement au milieu des bureaux de la Coordination de l’accueil des familles demandeuses d’asile, la CAFDA, créée sept ans plus tôt.

« Les passeurs amenaient les familles au comptoir, vérifiaient qu’elles étaient bien enregistrées avant de les laisser, explique Chagnard. Ça faisait partie de leur deal. » Le film devient alors un huis clos de 80 mètres carrés, évoluant dans le hall d’entrée et les bureaux exigus des assistantes sociales. Parmi elles, la solide Colette, quarante ans de métier au compteur, et Caroline, vingt-trois ans, plutôt tendue et agressive. Ce sont elles qui vont attribuer un toit, des tickets-repas, une aide médicale et rempliront le dossier destiné à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, l’OFPRA, qui lui se chargera de trancher. « L’asile n’est donné qu’à

ceux qui viennent d’un pays en guerre ou qui ont été persécutés, ajoute Bories. Avoir froid ou faim ne suffit pas. »

Entre neuf heures et dix-sept heures, des dizaines de héros globe-trotters, l’érythréenne Zahra, seule et sur le point d’accoucher — « une famille, ça commence là », précise Bories —, le jeune Éthiopien Mulugheta plutôt sanguin, les Mongols, monsieur et madame Wong, les Kaneshamoort du Sri Lanka s’installent dans les bureaux où ils vont raconter leur vie d’avant avec l’aide d’un interprète sur place ou au téléphone. « La juriste de la CAFDA ne se posait plus la question de la véracité des témoignages. Parce que je me suis fait avoir dans tous les sens, nous a-t-elle confié. Des gens m’ont fait pleurer jusqu’à ce que je découvre que leur histoire était bidon. Et inversement, d’autres qui refusaient de me donner des détails, avaient subi des persécutions tellement grandes qu’ils ne pouvaient pas parler. Il leur aurait fallu des années », expose Chagnard. Car ce qui compte, ce n’est pas la vérité du récit, c’est la vérité de l’accueil. C’est donc pendant les premières années du mandat de Nicolas Sarkozy avec la création du ministère de l’identité nationale, alors que les discours sur les migrants sont confus et négatifs, que Claudine Bories et Patrice Chagnard décident de mettre au premier plan le droit d’asile des conventions de Genève. « En fait ça remonte à la Révolution française. La République française avait alors pour devoir d’accueillir toutes les victimes de dictatures. C’était ça, les valeurs des Lumières », dit Claudine Bories. Les Arrivants révise ses classiques pour ouvrir notre monde. Avec chèques-repas, cartes cinq zones et beaucoup de patience. MD

À l’accueil de la Cafda :

« Vous êtes mongol ou pas mongol ? Japonais, chinois, géorgien, tchéchène ? Vous êtes mongol, oui ou non ? Ou chinois ? Il y a la Mongolie ou la Chine. Il n’y a pas quelque chose entre les deux. »

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5 QUESTIONS À

Claudine Bories et Patrice Chagnard

Comment avez-vous convaincu les « arrivants » d’être filmés alors qu’ils sont souvent dans des situations dangereuses ? Patrice Chagnard : Pendant le premier mois de tournage, on n’a eu aucune auto-risation alors qu’on était sur place trois jours par semaine. La première qui a accepté, c’est la jeune femme enceinte, l’Érythréenne Zahra. En fait, elle n’a pas osé dire « non » à notre assistante qui avait le même âge et qui baragouinait quelques mots d’anglais comme elle. Elle n’en a pas eu la force non plus car elle avait passé la nuit dans une salle d’attente d’hôpital, après avoir fait des sauts de puce de pays en pays par ses propres moyens. Quant au couple mongol, ils ont cru que le tour-nage faisait partie de la procédure… Fil-mer les premiers entretiens s’est donc souvent joué sur des malentendus. C’est ensuite que nous avons tissé des relations. La caméra était sous leur nez, je n’avais même pas les quatre-vingt centimètres nécessaires pour faire le point. Mais ça

les faisait rire et souvent ils proposaient de m’aider.Claudine Bories : Il est aussi arrivé que certains d’entre eux changent d’avis. Je me souviens d’une femme congolaise qui avait été emprisonnée, torturée et violée pour avoir milité contre la dictature. Quand sa sœur, restée au pays, lui a demandé de dire « non » pour éviter que ça ne lui retombe dessus, elle ne s’est plus laissée filmer.PC : Il y avait aussi cette famille sri-lankaise, qui dès qu’elle est arrivée dans le bureau a tout de suite parlé à un interprète au télé-phone : « dîtes leur bien qu’on ne veut abso-lument pas être filmé ! » On a tout remballé. Leur situation était un tel bouleversement qu’ils n’avaient pas osé nous le dire directe-ment. En fait, c’était aussi difficile pour eux de dire « oui » que de dire « non ».

Les assistantes sociales font en sorte que les dossiers des demandeurs d’asile soient recevables par l’OFPRA mais, malgré toute leur bonne volonté, elles n’ont pas l’air très convaincues

du résultat. C’est si dur que ça d’ob-tenir le droit d’asile quand on a subi des persécutions ?PC : Oui, il y a 80 % de refus. Par exemple, la demande des Mongols qui risquaient de se faire assassiner dans leur pays après avoir dénoncé les trafics d’un fonction-naire, a d’abord été rejetée. Pour des rai-sons diplomatiques, la Mongolie est considérée comme un pays sûr, et on ne condamne pas officiellement le système politique d’un pays ami. Un Mongol est donc d’emblée soumis à ce qu’on appelle une procédure d’urgence. Ce qui veut dire que leur dossier n’est pas étudié. Le refus arrive dans les quinze jours. CB : En fait pour avoir une chance d’obte-nir l’asile dès la première demande, il faut donner des mots clé. « Darfour » à l’époque

passait très bien, aujourd’hui ce serait « Daech ». Mais si les demandeurs sont menacés par Bachar el-Assad, ce sera plus compliqué car on se tâte pour savoir si ce n’est pas un ami. PC : Et ça change tout le temps. En 2008, la France accueillait beaucoup de Tché-tchènes. Mais quand il a fallu renégocier le prix du gaz avec Poutine, la France n’a plus accueilli de Tchétchènes. En plus, Poutine est au courant de tout. Il a les dossiers de tous ceux qui demandent l’asile. Seulement, quand la France dit qu’elle va accueillir dix ou trente mille demandeurs d’asile, c’est totalement illé-gal, ça va contre les conventions de Genève. L’asile est un droit !CB : C’est pour ça que l’Europe a condamné la France.

Patrice Chagnard a été hippie. Claudine Bories, comédienne. Ensemble ils réalisent des documentaires dont le dernier en date, Les Règles du jeu, suit des jeunes du Nord- Pas-de-Calais à la recherche d’ un emploi.

288 MIGRATIONS

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Le succès du film a-t-il aidé certaines familles à obtenir le droit d’asile ?PC : Quand les Kaneshamoorty origi-naires du Sri Lanka ont fait appel, la Cour nationale du droit d’asile a demandé à voir le film et nous a fait témoigner. Et ça a fonctionné. CB : D’ailleurs Mme Kaneshamoorty, qui est une femme extrêmement intelligente, a tout de suite pensé que participer au film les aiderait. Quant à Mulugheta, le jeune Éthiopien, il était clair qu’il se ser-vait de nous pour témoigner. Narcissique et théâtral, il avait besoin d’extérioriser ses émotions. Jusqu’à ce que le film devienne pour lui un moyen de chantage vis à vis de Colette, son assistante sociale, qu’il mettait en difficulté. « Mon bébé est en train de mourir », disait-il. Il exagérait. Mais seulement un tout petit peu, en fin de compte.

Vous vous êtes concentrés sur quatre familles. En avez-vous suivi d’autres pendant le tournage ?PC : Il y avait un ancien ministre africain, qui était un personnage formidable mais ça aurait été l’histoire de trop. CB : Pour que le spectateur s’attache aux personnages, il faut les retrouver plusieurs fois. Et ça aurait ajouté au moins quatre longues séquences. Ce fut un choix terrible car on adorait cette famille, qui était très différente des autres. C’était des bourgeois dans leur pays. Mais ce type, qui était passé de pays en pays en cherchant l’asile sans le trouver, commençait à devenir un peu fou. On n’aurait pas gardé la séquence où il délirait sur une photocopieuse de toute façon mais on avait une très belle scène où il allait voir la tour Eiffel en famille. Ils étaient comme des touristes. PROPOS RECUEILLIS PAR MD

5 QUESTIONS À

Colette Alberque Assistante sociale à la CAFDA

pendant treize ans

Est-ce que vous travaillez toujours à la CAFDA ?J’ai 65 ans, et je suis partie à la retraite le 31 décembre 2015. Le 1er janvier, je suis tombée malade. Je me suis négligée et je me suis tellement occupée des autres qu’à un moment mon corps a lâché. J’ai 4 grammes de diabète et le cœur qui déconne… Mais la CAFDA a été l’aventure professionnelle la plus riche de toute ma carrière.

Et certainement la plus difficile. La jeune assistante sociale, Caroline, vit mal le fait de devoir dire « non » à certaines demandes…Caroline a craqué. Elle était venue faire son stage d’assistante sociale à la CAFDA avec des petites étoiles dans les yeux. Quand elle a eu son diplôme, elle a demandé si on pou-vait la prendre. Sauf qu’elle s’est retrouvée livrée à elle-même face aux familles et s’est sentie dépassée par les événements. Depuis,

elle a changé de secteur. Théoriquement, on nous demande d’être neutres, mais c’est impossible. Je suis assistante sociale depuis l’âge de dix-huit ans, alors quand ça pète, ça pète.

Dans le film, madame Wong, la jour-naliste mongole, a du mal à raconter précisément ce qui lui est arrivé. Cela arrive souvent que les « arrivants » refusent de se livrer ?Au début, certains sont très réticents mais au bout de deux ou trois rendez-vous, ça se détend. On essaye de les mettre à l’aise en leur disant que l’OFPRA n’a aucun lien avec la police. Mais la journaliste mongole et son mari avaient leur tête mise à prix. En Mongolie, c’est quand même la pègre qui dirige. Alors parfois ils nous font des récits stéréotypés que leur a donnés leur passeur. Pendant le tournage, aucune des familles tchétchènes n’a accepté d’être fil-mée. Elles avaient la trouille.

Colette Alberque est partie avec Emmaüs s’occuper des enfants abandonnés au Vietnam avant de devenir assistante sociale dans un foyer de réinsertion pour hommes à Chartres. Elle rejoint en 2003 la CAFDA. C’est la « mamma » des arrivants jusqu’en 2015.

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Avez-vous des nouvelles des familles filmées dont vous vous êtes occu-pées ? Ont-elles pu bénéficier du droit d’asile ?Après un refus, les Mongols ont fait appel. Ils ont eu le droit à un avocat. Aujourd’hui, ils sont en France et ils attendent leur deuxième enfant. Le jeune couple éthio-pien a eu ses papiers mais ils ont divorcé. Je m’y attendais un peu car elle arrivait avec les yeux au beurre noir dans mon bureau. On a souvent des conflits de couple car avec la promiscuité dans une chambre de dix mètres carrés, le couple en prend un coup. Sans compter l’alcool qui se met au milieu de tout ça. Les Kaneshamoorty sont aussi en France, mais Zahra je ne sais pas.

Depuis le film, comment a évolué la CAFDA ?Pendant le tournage, la CAFDA c’était encore un joyeux bordel où chaque assis-tante sociale prenait en charge une famille de A à Z. On faisait le social, l’école, la CPAM, toutes les démarches pour l’OFPRA. Et puis une directrice épatante est arrivée et a tout restructuré en créant des services différents pour chaque étape. Les assistantes sociales, elles, orientent vers des associations comme la Main de l’autre, les Restos du cœur, etc. Mais depuis cinq ans environ la CAFDA ne donne plus de tickets de métro ou de tickets-restau-rants, restrictions budgétaires obligent.PROPOS RECUEILLIS PAR MD

La Vachede Mohamed Hamidi2016, 1h31, fiction, Quad ProductionsAvec : Jamel Debbouze, Lambert Wilson

Des années que Fatah souhaite participer au concours international des bovins du salon de l’agriculture. La lettre d’invitation enfin dans la poche, l’expat’ algérien va découvrir la France des petits villages et des grandes villes en relayant Boulayoune, son lieu départ, et la porte de Versailles à pied. La grande force de ce personnage est de ne jamais s’excuser de qui il est. Celle du réalisateur de ne jamais prétendre de faire un film étendard. La Vache est un conte, avant tout, avec sa princesse à (re)conquérir (seulement cette fois ci, elle n’est pas au sommet d’une tour, mais restée au point de départ), ses épreuves à surmonter et ses alliés à convaincre de s’embarquer avec vous. Il faut croire que les (bons) schémas narratifs classiques en ont encore sous le pied. Plus d’un million de spectateurs auront chevauché La Vache. JP

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Welcomede Philippe Lioret

2009, 1h50, fiction, Nord-Ouest ProductionsAvec : Vincent Lindon, Fırat Ayverdi, Audrey Dana

Résumé : Pour impressionner et reconquérir sa femme, Simon, maître-nageur à la piscine de Calais, prend le risque d’aider en secret un jeune réfugié kurde qui veut traverser la Manche à la nage.

Bien sûr, il y a ce regard de Simon Calmat (Vincent Lindon) vers le paillasson de son voisin de palier, que la caméra accompagne comme pour titrer le film : sur le tapis-brosse, on peut lire « Welcome ». Ce plan-titre, Philippe Lioret en fait un trait d’ironie, appuyant la dénonciation du délit de solidarité que porte le film : ledit voisin vient en effet d’envoyer la police chez Calmat, coupable à ses yeux d’héberger Bilal (Firat Ayverdi), réfugié kurde et principal protagoniste du film. Cette ironie est double, d’ailleurs, puisque Bilal n’est jamais à Calais que de passage, comme tant d’autres : il a fui l’Afghanistan pour retrouver son amoureuse, Mîna, dans l’eldorado Britannique.

Mais l’ironie ne saurait justifier à elle seule ce titre anglophone : l’anglais est ici le trait d’union linguistique entre deux mondes qui ne devraient pas se croiser. Celui de Bilal, dans lequel Lioret nous plonge dans la première partie du film, où l’on parle kurde et où l’on risque sa vie pour un rêve bien flou, la tête dans un sac en plastique, caché dans un conteneur. Celui de Simon, maître-nageur fourbu au cœur brisé, où les mots sont rares ou répétés jusqu’à l’absurde. C’est dans un anglais sommaire que Simon aide le réfugié et apprenti nageur à maîtriser le crawl, que Bilal formule d’innombrables « thank you », que les deux hommes se retrouvent autour du seul sujet partagé : l’amour. Calais et sa piscine d’eau chlorée ne sont jamais qu’un décor, une circonstance, et le français la langue de la dénonciation, de la police, des reproches et des regrets de vieux amants. En jouant ainsi sur les langues (kurde, français et anglais), Lioret porte un regard sans concession sur la France et son rapport à l’étranger. Si le Royaume-Uni est une illusion, qui fait rêver Bilal de football télévisé et de tapis-brosses d’hospitalité, la France est ici un pays gris, mesquin, où les yeux tristes de Vincent Lindon ne semblent voués qu’à s’embuer de larmes. DAC

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Partout, la diversité française devrait jaillir, scintiller, resplendir. Sur nos écrans, la pluralité de la France et de ses habi-tants de toutes croyances, de toutes origines géographiques ou sociales, devrait nous saisir par son évidence. Une synthèse de toutes les France. S’il y en avait une.

Alors que fin 2005 les banlieues asphyxiées s’enflamment, réconcilier toutes les France devient une priorité. C’est le sens de la Commission Images de la diversité que j’ai eu l’honneur de présider depuis sa création, au sein du CNC et de l’ACSE, avec l’ambitieuse mission de s’attaquer aux préjugés, aux racismes et aux discriminations dans les représentations.

Depuis, 10 années de création se sont écoulées : de mobilisation, de sensibilisa-tion des décideurs. 10 ans de soutien à des centaines de productions et d’artistes qui montrent à l’écran la réalité complexe et le visage multicolore de notre pays.

Mieux raconter les France pour mieux écrire notre futur !

Au cinéma, notre aide a payé, et pas qu’une fois. En 2007, lorsqu’Indigènes reçoit plusieurs récompenses à Cannes et aux Césars. En 2008, où la Palme d’or est remise à l’unanimité à Entre les murs. Tant de talents ont émergé, éclatants comme pour Divines d’Houda Benyamina et sa Caméra d’or 2016, ou Fatima de Philippe Faucon, César du meilleur film 2016, et tant d’autres encore aidés par la Commission Images de la diversité !

Cette reconnaissance est immense car nous avons affronté tous les thèmes réputés impossibles : des banlieues à l’immigration, des discriminations sociales aux discriminations géographiques, du racisme ordinaire au devoir de mémoire. Plus encore, les téléspectateurs eux-mêmes plébiscitaient aussi certaines fictions en prime time au-delà de toutes idées préconçues. Comme pour Fais danser la poussière, record d’audience sur France 2, pour la série Aïcha ou le portrait du révolutionnaire Toussaint Louverture.

Pourtant, depuis 2005, trop peu de choses ont changé.

Promouvoir le concept de « diversité » ne suffit plus. D’ailleurs n’est-il pas devenu lui-même stéréotypant ? La diversité ne demeure-t-il pas le synonyme de cette partie de la France ignorée et méprisée ? Ne devrait-on pas parler de pluralité, et valoriser ainsi l’égalité des citoyens fran-çais ?

Le contexte culturel et historique s’est tendu. En 2016, il faut désormais bous-culer en profondeur les représentations, raconter notre histoire, celle de toutes les France, y compris des minorités, de l’immigration et des jeunes sous tension. Il faut réécrire ensemble notre « Roman français » et lui redonner un avenir commun.

Des « minorités visibles » dans tous les rôles et pas seulement dans les seconds ! Oui, quelques artistes exceptionnels comme Rachida Brakni, Omar Sy, Tahar Rahim ou Jamel Debbouze, pour ne citer que quelques-uns des acteurs bankable du cinéma Français, ont déjà brisé le plafond de verre. Mais force est de constater que nous n’avons rien de com-parable en profondeur à opposer aux héros populaires américains dont la diver-sité rayonne sur tous nos écrans.

C’est plus que jamais au cinéma et à la télévision de mieux nous représenter et d’illuminer notre réalité. Les talents d’au-teurs, de réalisateurs et de producteurs

sont là ! Mais nous devons avec eux, raconter et faire partager encore plus les chocs, les difficultés et les espoirs de tous les français ! Bref, notre création doit raconter nos histoires maintenant, faire de tous les enfants de la diversité des Français à part entière et, pour paraphra-ser Aimé Césaire, pas simplement des Français « entièrement à part »…

Nous le savons, les industries créatives nourrissent l’imaginaire collectif. Elles sont le miroir tendu à nos rêves, à nos cauchemars ou à nos vérités. Paradoxa-lement, la très décriée téléréalité en est la parfaite illustration. La téléréalité si populaire, voire vulgaire, est plus métissée et reflète « naturellement » toutes les composantes de la population, bien plus que notre cinéma et nos fictions !

Sans représentation et partage de nos histoires communes, pas de contrat social réel, pas de cohésion nationale. Pour nous connecter avec la psyché de la France d’aujourd’hui nous devons raconter toutes nos richesses de France, sinon ce sont les représentations amé-ricaines qui deviendront les références uniques de notre jeunesse et de son imaginaire. Défendre la diversité c›est aussi défendre la diversité culturelle de la France et son identité plurielle. Fau-dra-t-il en passer par un système de quotas pour arriver à une représentation juste de cette diversité ?

Représenter nos diversités, c’est aussi une opportunité de succès. N’oublions

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pas que nous avons célébré le triomphe d’Intouchable qui a rassemblé les foules autour de ses valeurs humanistes, faisant d’Omar Sy l’acteur préféré des Français ! Nous avons également été témoins de l’immense réussite du controversé Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? Ces films populaires reposent tous les deux sur des univers multiculturels et multieth-niques confrontant tous les préjugés. Et chaque année nous amène sa surprise du box-office avec des histoires venues des communautés qui nous composent : portugaise avec La Cage dorée ou antil-laise avec La Première Étoile.

Édifier ce lien mystérieux qui nous relie aux personnages de notre diversité fran-çaise, c’est au final valoriser tous les quo-

tidiens et les faire partager à tous sans distinctions d’origine. C’est être riches et fiers de nos héritages communs et atteindre l’universel au coin de la rue.

Reste à déterminer : comment parvenir à montrer ces multiples facettes qui com-posent la France ? En donnant aux artistes les moyens d’imaginer, et aux décideurs l’envie de renouveler fictions et films et d’oser une représentation du monde qui reflète l’immense richesse de notre synthèse française. Pour rendre la France meilleure encore, et plus belle !

Alexandre Michelinprésident de la Commission Images de la diversité de 2007 à 2016

300

La commission Images de la diversité en chiffres

Moyenne des soutiens par année (2007-2014) : 3 202 538 €Moyenne des aides par année (2007-2014) : 148Entre 2007 et 2015, 1 016 projets (un projet pouvant recevoir plusieurs aides) ont été aidés pour un total de 28 294 519 €

Les membres des commissions successives depuis 2007

Nadira ArdjounLiza BenguiguiDjamel BensalahJeannette BougrabStéphane BijouxAurélie CardinNathalie CorréYannis ChebbiMarc Cheb SunSaïd DarwaneCarole Da SilvaRodolphe DietrichSamira DjouadiIsmaël FerroukhiIsabelle GiordanoPhilippe GodeauBibiane GodfroidSihem Habchi

Catherine Jean-Joseph Farida KhelfaWalles KotraBruno LaforestrieLaurence LascaryHassan MebarkiArnaud NgatchaNathalie NotebaertFrançoise RiouChristophe RuggiaLyes SalemStéphane SimonLaurent SollyElisabeth TchounguiMagda WassefSylvain ZangroFrance Zobda

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Index Les films présentés dans cet ouvrage sont accessibles selon des modalités différentes en fonction des catalogues (consultation sur place, prêt aux particuliers, projection, tarif… voir ces conditions auprès de chacune des structures ci-dessous). Ces catalogues s’adressent plus particulièrement aux organismes culturels, sociaux ou éducatifs (bibliothèques publiques, CDI des établissements scolaires, musées, écoles d’art et d’architecture, festivals, associations, établissements pénitentiaires, etc.), toute structure qui mène une action culturelle en contact direct avec le public. Ces catalogues ne s’adressent pas aux particuliers.

Contacts

303302

Centre national du cinéma et de l’image animée Direction de la création, des territoires et des publicsService de la diffusion culturelleCatalogue Images de la culture11 rue Galilée75016 [email protected]/idc

Commissariat général à l’égalité des territoires Commission Images de la DiversitéBureau de la prévention et de la lutte contre les discriminations5 rue Pleyel93283 Saint-Denis [email protected]

ADAV 41 rue des Envierges 75020 ParisTél. : 01 43 49 10 02 [email protected]

L’Agence du court métrage 77 rue des Cévennes 75015 Paris Tél. : 01 44 69 26 60www.agencecm.com

10949 femmes de Nassima Guessoum 96

Adieu Gary de Nassim Amaouche 30

Afrique(s), une autre histoire du XXème siècle d’Elikia

M’Bokolo, Philippe Sainteny et Alain Ferrari 98

Amour en cité (L’) de Maïram Guissé

et Ruddy Williams Kabuiku 234

Amour existe (L’) de Maurice Pialat 240

Andalucia d’Alain Gomis 56

Armée du crime (L’) de Robert Guédiguian 117

Arrivants (Les) de Claudine Bories

et Patrice Chagnard 286

Bleu, blanc, rouge de mes cheveux (Le)

de Josza Anjembe 162

Brooklyn de Pascal Tessaud 138

Bubble Blues de Patrick Volve 200

Cassette (La) de Soufiane Adel 280

Chambre vide (La) de Jasna Krajinovic 156

Chronique d’une banlieue ordinaire

de Dominique Cabrera 204

Cong Binh, la longue nuit indochinoise de Lam Lê 88

Cour de Babel (La) de Julie Bertuccelli 285

Danbé, la tête haute de Bourlem Guerdjou 128

Dayana Mini Market de Floriane Devigne 146

Dernier étage, gauche, gauche d’Angelo Cianci 232

Divines de Houda Benyamina 16

Écho de la révolte, les émeutes 10 ans après (L’)

de Raphaële Benisty 244

Entre les murs de Laurent Cantet 148

Fatima de Philippe Faucon 22

Gerboise bleue de Djamel Ouahab 97

Go Forth de Soufiane Adel 72

Grands Hommes (Les) d’Anne-Charlotte

Sinet-Pasquier 136

Guy Moquet de Demis Herenger 196

Héritiers (Les) de Marie-Castille Mention-Schaar 124

Hippocrate de Thomas Lilti 144

Histoires du carnet anthropométrique

de Raphaël Pillosio 44

Hommes debout (Les) de Maya Abdul-Malak 258

Ici on noie les algériens – 17 octobre 1961

de Yasmina Adi 110

Ils ont filmé les grands ensembles

de Laurence Bazin et Marie-Catherine Delacroix 216

Indigènes de Rachid Bouchareb 116

Jean-Farès de Lyes Salem 66

Journée de la jupe (La) de Jean-Paul Lilienfeld 155

Juifs et Musulmans, si loin si proches

de Karim Miské 100

Lettre à la prison de Marc Scialom 284

Madame Lee de Pier Emanuel Petit 265

Mange tes morts de Jean-Charles Hue 38

Mémoires d’immigrés, l’héritage maghrébin

de Yamina Benguigui 279

Messagers (Les) de Hélène Crouzillat

et Lætitia Tura 266

Moi, petite fille de treize ans : Simone Lagrange

témoigne d’Auschwitz d’Elizabeth Coronel, Florence

Gaillard et Arnaud de Mezamat 92

Molii de Carine May, Hakim Zouhani, Yassine Qnia

et Mourad Boudaoud 166

Mort de Danton (La) d’Alice Diop 170

Mouton noir de Thomas Mauceri 62

Nettoyeurs (Les) de Jean-Michel Papazian 218

Neuilly sa mère ! de Gabriel Julien-Laferrière 194

Nos mères, nos daronnes de Bouchera Azzouz

et Marion Stalens 175

Nous, princesses de Clèves de Régis Sauder 176

Nous trois ou rien de Kheiron 272

Patria Obscura de Stephane Rago 46

Pays à l’envers (Le) de Sylvaine Dampierre 60

Pendule de Costel (Le) de Pilar Arcila 260

Photo déchirée, chronique d’une émigration

clandestine (La) de José Vieira 259

Première Étoile (La) de Lucien Jean-Baptiste 143

Roses noires (Les) d’Hélène Milano 134

Sarcellopolis de Bertrand Dévé

et Sébastien Daycard-Heid 186

Sexe, gombo et beurre salé

de Mahamat-Saleh Haroun 50

Smaïn, cité Picasso d’Anna Pitoun 233

Souvenirs de la Géhenne de Thomas Jenkoe 230

Stainsbeaupays de Simon Bouisson et Elliot Lepers 212

Thé au harem d’Archimède (Le) de Mehdi Charef 226

Timbuktu d’Abderrahmane Sissako 250

Traversée (La) d’Elisabeth Leuvrey 32

Trop noire pour être française

d’Isabelle Boni-Claverie 76

Un toit sur la tête d’Olivier Cousin 225

Vache (La) de Mohamed Hamidi 293

Welcome de Philippe Lioret 294

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Achevé d’imprimer en juillet 2016 sur les presses de l’imprimerie Corlet à Condé-sur-NoireauDépôt légal : juin 2016

Crédits photo : Couverture, p. 149, 150, 151, 153, 154 © Haut et Court. Entre les murs est disponible en dvd chez France Télévisions Distribution / Couverture, p. 125, 126-127 © Loma Nasha Films. Les Héritiers est disponible en dvd chez TF1 Vidéo / Couverture, p. 231 © Thomas Jenkoe © Triptyque Films © Films de Force Majeure © Cinaps Télévision / p. 17, 19, 20-21 © Easy Tiger / p. 23, 24, 26, 28-29 © Laurent Guérin © Istiqlal Films. Fatima est disponible en dvd chez Pyramide Vidéo / p. 25 © Philippe Pecastaing © Istiqlal Films / p. 30, 31 © Les Films A4 © Rhône-Alpes Cinéma © Studio Canal. Adieu Gary est disponible en dvd chez Studio Canal Vidéo / p. 33, 34, 37 © France 2012 - Alice Films - Artline Films - Les Écrans du Large. La Traversée est disponible en dvd chez Shellac Sud / p. 39, 42, 43 © Capricci. Mange tes morts est disponible en dvd chez Capricci / p. 40 © Capricci © Renaud Bouchez / p. 45 © L’atelier documentaire. Histoires du carnet anthropométrique est disponible en dvd chez L’atelier documentaire / p. 47, 48, 49, 240, 241, 243 © Les Films du Jeudi. Patria Obscura est disponible en dvd chez Doriane Films. L’amour existe est disponible en dvd dans le coffret Maurice Pialat – L’intégral Volume 2 chez Gaumont / p. 51, 52, 53, 55 © Frank Verdier © AGAT Films & Cie © EX NIHILO / p. 57, 58, 59 © DR © Mille et une productions. Andalucia est disponible en dvd chez Les Films du Paradoxe / p. 60, 61 © Bernard Gomez © Atlan Films. Le Pays à l’envers est disponible en dvd chez l’Harmattan Vidéo / p. 62, 63, 65 © Vivement Lundi !. Mouton noir est disponible en dvd chez Vivement Lundi ! / p. 67 © 2001 – Gaïa - Le Rideau Bouge / p. 73, 75 © Aurora Films / p. 77, 78, 79, 83 © Quark Productions. Trop noire pour être française ? est disponible en dvd chez ARTE / p. 89, 91 © P2L - Lam Lê. Cong Binh est disponible en dvd chez Blaq Out / p. 93 © Famille Lagrange. Moi, petite fille de treize ans est disponible en dvd chez Abacaris Films / p. 94 © Abacaris Films / p. 94 © USHMM / p. 96 © Le G.R.E.C. / p. 96 © DR © Kalamae Films. Gerboise bleue est disponible en dvd chez Shellac Sud / p. 98, 99 © Temps Noir. Afrique(s), une autre histoire du XXème siècle est disponible en dvd chez INA / p. 101, 104 © Amar re Ohana. Juifs et Musulmans, si loin si proches est disponible en dvd chez Cie des Phares et Balises / p. 102 © Audrey Cerdan / p. 105, 107, 108-109 © Compagnie des Phares et Balises / p. 111, 112, 113, 114-115 © AGAT Films & Cie © INA. Ici on noie les algériens est disponible en dvd chez Shellac Sud / p. 116 © R. Arpajou © Tessalit Productions. Indigènes est disponible en dvd chez TF1 Vidéo / p. 117 © DR © AGAT Films & Cie. L’Armée du crime est disponible en dvd chez Universal Studio Canal Vidéo / p. 129, 131, 133 © EuropaCorp. Danbé, la tête haute est disponible en dvd chez ARTE / p. 135 © Comic Strip Production © FR 3 Méditerranée © France 3 Paris-Île-de-France. Les Roses noires est disponible en dvd chez BQHL éditions / p. 137 © AMC2 Productions / p. 138, 139, 140 © Les Enfants de la Dalle © UFO Distribution. Brooklyn est disponible en dvd chez UFO Distribution / p. 143 © DR © Vendredi Films. La Première Étoile est disponible en dvd chez Warner Bros. / p. 145 © 31 Juin Films. Hippocrate est disponible en dvd chez France Télévisions Distribution / p. 147 © Sister Productions / p. 155 © Jean-Marie Marion © Mascaret Films. La Journée de la jupe est disponible en dvd chez ARTE / p. 156, 157, 158, 159, 160, 161 © Petit à Petit Productions. La Chambre vide est disponible en dvd chez ARTE / p. 163, 165 © Yukunkun Productions - 2016 / p. 167, 168 © Les films du Worso / p. 171 © DR © Mille et Une Film. La Mort de Danton est disponible en dvd chez Mille et Une Films / p. 175 © DACP / p. 177, 178, 179 © Nord-Ouest Documentaires. Nous, princesses de Clèves est disponible en dvd chez Shellac Sud / p. 187, 188, 191, 192, 193 © Yes Sir Films. Sarcellopolis peut être visionné à l’adresse suivante : http://sarcellopolis.com/#/ / p. 194, 195 © Photos MM! © VITO. Neuilly sa mère ! est disponible en dvd chez TF1 Vidéo / p. 197, 198, 199 © Baldenders Films / p. 201 © Métronomic / p. 202 © DR / p. 205, 206, 207, 209 © Iskra / p. 213, 214, 215 © Narrative. Stainsbeaupays peut être visionné à l’adresse suivante : http://stains-beaupays.nouvelles-ecritures.francetv.fr/ / p. 217, 259 © La Huit. Ils ont filmé les grands ensembles est disponible en dvd chez La Huit / p. 219, 222 © Les Poissons Volants. Les Nettoyeurs est disponible en dvd chez Les Poissons Volants / p. 225 © Narratio Films / p. 228, 229 © KG Productions © Jacques Prayer. Le Thé au harem d’Archimède est disponible en dvd chez Wagram Vidéo / p. 232 © DR © Kasso Inc. Productions. Dernier étage, gauche, gauche est disponible en dvd chez Epicentre Films / p. 233 © Anna Pitoun. Smaïn, cité Picasso est disponible en dvd chez Caravane Films / p. 235 © Upian / p. 239 © Nathalie Guyon / p. 245 © Zadig Productions / p. 252, 254, 255, 256-257 © DR © Les Films du Worso. Timbuktu est disponible en dvd chez France Télévision Distribution / p. 258 © DR © Macalube Films / p. 261, 263 © Pilar Arcila / p. 265 © Lardux Films. Madame Lee est disponible en dvd chez Lardux Films / p. 267, 269, 271 © The Kingdom © Territoires en marge / p. 273, 276-277 © 2015 © Gaumont © Adaman © M6. Nous trois ou rien est disponible en dvd chez Gaumont / p. 279 © Bandits Production / p. 281 © Aurora Films / p. 284 © Shellac. Lettre à la prison est disponible en dvd chez Shellac Sud / p. 285 © DR © Les Films du Poisson. La Cours de Babel est disponible en dvd chez Pyramide Vidéo / p. 287, 289, 290, 292 © Happiness Distribution © Les films d’Ici. Les Arrivants est disponible en dvd chez Les Films d’Ici / p. 293 © Jean-Claude Lother © 2015 Mitico - Quad / KissFilms / Pathé Production / France 3 Cinéma / Agora Films / 14ème Art Production. La Vache est disponible en dvd chez Pathé / Ten Films / p. 295, 296-297 © Nord-Ouest Films © Guy Ferrandis. Welcome est disponible en dvd chez W.H.V.