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 Il serait temps que la réalité commence Harun Farocki  En 1983, alors qu'on s'apprêtait à augmenter le nombre des armes nucléaires stationnées en épublique !édérale, "#nt$er %nders écri&it ( )l est temps que la réalité commence* +ela signi!ie que le blocus des &oies d'accs au- installations de meurtre qui continuent d'être appro&isionnées doit à son tour de&enir continu* ./0 +ette idée n'est pas nou&elle permette2moi de rappeler une action antérieure 2 ou plus e-actement une non2action 2 qui remonte à plus de 4 ans* 5uand les %lliés ont appris la &érité sur les camps d'e-termination en 6ologne, on proposa aussit7t de bloquer les camps, c'est2à2dire de bombarder sur de longues distances les &oies !errées qui conduisaient à %usc$it, aidanek, etc* a!in de saboter par ce blocus l'ac$eminement de nou&elles &ictimes 2 la po ssibilit é qu e se po ursui&e le meurtre* : ;1< =es armes nucléaires stationnées en épublique !édérale arri&ent par &oie maritime à >remer$a&en, o? elles sont ensuite c$argées sur des trains* ='$oraire de départ et la destination de ces trains sont tenus secrets* @ne semaine en&iron a&ant le départ, des a&ions de l'armée !édéra le sur& olen t tout le parco urs et le p$oto grap$ ient* +es repérages sont répétés une demi2$eure a&ant le passage du train, et les dernires images obtenues sont comparées au- premires* +ette con!rontation permet de rele&er tout c$angement signi!icati! sur&enu dans l'inter&alle si par e-emple un container de c$antier est depuis peu en stationnement prs de la &oie, une &oiture de la police, ou un a&ion, ira &éri!ier s'il sert de camou!lage à des saboteurs* %ucune tentati&e de sabotage n'a Ausqu'ici été publiquement signalée* 6endant la 6remi re "u er re mondiale dé on se ser&ai t de p$ ot ogra p$ ies aériennes pour la reconnaissance en territoire ennemi* %&ant même qu'il B ait des a&ions, des ballons et des !usées emportaient des appareils p$otograp$iques dans les airs 2 on a même !icelé des petits appareils sur des pigeons &oBageurs* 6endant la Ceconde "uerre mondiale, les %nglais !urent les premiers à équiper tous leurs bombardi er s d'appareils p$otograp$iques* E-posés au !eu des canons antiaériens et des a& ions de c$asse ennemis, les pi lotes des bomb ar di ers c$erc$aient touAours à lDc$er leur c$argement aussit7t que possible ;lors des &ols de l'%ngleterre &ers l'%llemagne, il n'était pas rare que disparaisse un tiers des a&ions<, e pe ur , les pilotes s' empr essaient de cr oire qu'ils a&ai en t atteint leur cible* ='introdu ct ion d'é qu ip ements p$ oto gr ap$iq ues dans les a& ions réduisit considérablement la place Ausque2là accordée à leur témoignage oral* =es pilotes des bombardiers anglais !urent les premiers dont l'e!!icacité eut à subir le contr7le d'une caméra placée sur leur lieu de tra&ail* us que 2là, l'$omme a& ait e-é cut é à la gu erre une be sog ne in! iniment moins contr7lée et co ntr 7la ble qu e toute act i&ité industrielle, co mmerciale ou agr icole, l'obAet de son tra&ail, le territoire ennemi, n'étant pas sous contr7le* Et dans le cas des pilotes de bombardiers, la perce ption et le rapport du tra&a illeur ont pu, encore  Ausqu'à cette date, a&oir quelque &aleur* =es p$otograp$ies allaient anéantir ce reste de crédit* 1

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Il serait temps que la ralit commence

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Il serait temps que la ralit commenceHarun Farocki

En 1983, alors qu'on s'apprtait augmenter le nombre des armes nuclaires stationnes en Rpublique fdrale, Gnther Anders crivit : Il est temps que la ralit commence. Cela signifie que le blocus des voies d'accs aux installations de meurtre qui continuent d'tre approvisionnes doit son tour devenir continu. [] Cette ide n'est pas nouvelle : permettez-moi de rappeler une action antrieure - ou plus exactement une non-action - qui remonte plus de 40 ans. Quand les Allis ont appris la vrit sur les camps d'extermination en Pologne, on proposa aussitt de bloquer les camps, c'est--dire de bombarder sur de longues distances les voies ferres qui conduisaient Auschwitz, Maidanek, etc. afin de saboter par ce blocus l'acheminement de nouvelles victimes - la possibilit que se poursuive le meurtre.(1) Les armes nuclaires stationnes en Rpublique fdrale arrivent par voie maritime Bremerhaven, o elles sont ensuite charges sur des trains. L'horaire de dpart et la destination de ces trains sont tenus secrets. Une semaine environ avant le dpart, des avions de l'arme fdrale survolent tout le parcours et le photographient. Ces reprages sont rpts une demi-heure avant le passage du train, et les dernires images obtenues sont compares aux premires. Cette confrontation permet de relever tout changement significatif survenu dans l'intervalle : si par exemple un container de chantier est depuis peu en stationnement prs de la voie, une voiture de la police, ou un avion, ira vrifier s'il sert de camouflage des saboteurs. Aucune tentative de sabotage n'a jusqu'ici t publiquement signale.

Pendant la Premire Guerre mondiale dj on se servait de photographies ariennes pour la reconnaissance en territoire ennemi. Avant mme qu'il y ait des avions, des ballons et des fuses emportaient des appareils photographiques dans les airs - on a mme ficel des petits appareils sur des pigeons voyageurs. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Anglais furent les premiers quiper tous leurs bombardiers d'appareils photographiques. Exposs au feu des canons antiariens et des avions de chasse ennemis, les pilotes des bombardiers cherchaient toujours lcher leur chargement aussitt que possible (lors des vols de l'Angleterre vers l'Allemagne, il n'tait pas rare que disparaisse un tiers des avions), De peur, les pilotes s'empressaient de croire qu'ils avaient atteint leur cible. L'introduction d'quipements photographiques dans les avions rduisit considrablement la place jusque-l accorde leur tmoignage oral. Les pilotes des bombardiers anglais furent les premiers dont l'efficacit eut subir le contrle d'une camra place sur leur lieu de travail. Jusque-l, l'homme avait excut la guerre une besogne infiniment moins contrle et contrlable que toute activit industrielle, commerciale ou agricole, l'objet de son travail, le territoire ennemi, n'tant pas sous contrle. Et dans le cas des pilotes de bombardiers, la perception et le rapport du travailleur ont pu, encore jusqu' cette date, avoir quelque valeur. Les photographies allaient anantir ce reste de crdit. Une image photographique est une section dans le faisceau de rayons de la lumire rflchissante projet par les objets dans une portion d'espace. L'objet en trois dimensions, la photographie le restitue sur une surface plane selon les rgles de la gomtrie projective. En 1858, l'architecte en chef des chantiers gouvernementaux, Albrecht Meydenbauer, eut l'ide de mettre profit ce principe optique, et de dduire de clichs photographiques les dimensions des objets. Lorsqu'il fut charg de prendre les mesures de la faade de la cathdrale de Wetzlar, pour conomiser les cots d'un chafaudage il rsolut de se dplacer le long de la faade dans une nacelle accroche un palan comme le font les laveurs de vitres. Un soir pour gagner du temps, il voulut sauter de la nacelle dans une fentre de la tour, la nacelle s'carta de la faade, Meydenbauer faillit tre prcipit dans le vide. Dans cette dernire extrmit, j'agrippai de la main droite le jambage oblique et poussai du pied gauche la nacelle loin en arrire. Le contrecoup suffit projeter mon corps dans l'ouverture, j'tais sauv. [] En redescendant, il me vint cette ide : au lieu de prendre des mesures la main, ne pourrait-on les dduire du renversement de la vue perspective fixe sur des preuves photographiques ? Cette ide, qui cartait tout effort personnel et tout danger pour le mtreur, fut l'origine de la photogrammtrie. (2) Meydenbauer a souvent racont cette histoire du XIXe sicle. Rcit d'une situation de dtresse et du rflexe qui sauve : le hros est en train de faire d'un difice un problme de calcul, il travaille l'abstraction - lorsque l'espace mesur vient lui imposer une fois encore sa ralit. Un danger majeur mane de la ralit et de l'objectivit des choses, il est dangereux de s'en remettre physiquement l'objet sur le terrain - plus sr de faire une photographie que l'on exploitera plus tard sa table de travail. Aussitt aprs la premire publication de l'ide de Meydenbauer, l'arme - une entreprise qui compte beaucoup de tables de travail - proposa d'assumer les frais d'une exprimentation pratique - qu'il fallut ajourner, parce qu'une guerre tait en cours. Les premires mesures d'aprs photographies furent prises en 1868 dans la forteresse de Sarrelouis. L'arme reconnut aussitt dans le procd de la photogrammtrie la possibilit de saisir numriquement distance des objets et des espaces, espaces que les soldats ne pouvaient atteindre et mesurer qu'au pril de leur vie. L'arme prit la formule de Meydenbauer, mesurer ou mourir, la lettre.

Le 4 avril 1944, les Allis font pour la premire fois une photo du camp de concentration d'Auschwitz. Des avions amricains avaient dcoll de Foggia en Italie et se dirigeaient vers leurs objectifs en Silsie : des usines de production d'essence partir de charbon (essence par hydrognation), et de fabrication du buna (caoutchouc synthtique). l'approche des sites d'I.G. Farben encore en construction, l'un des aviateurs dclencha son appareil photo et ralisa une srie de 22 vues ariennes. Sur trois d'entre elles apparat aussi le "Stammlager" (camp mre) situ non loin des usines, Ces images parvinrent avec d'autres au centre d'analyse de photos ariennes de Medmanham en Angleterre. Les analystes identifirent le complexe industriel photographi, mentionnrent dans leur protocole l'tat des btiments et le degr de leur destruction, avancrent des estimations sur la capacit de production des usines de buna - de l'existence du camp il ne fut pas question. En 1945 encore, aprs que les nazis avaient vacu le camp d'Auschwitz, dmantel certaines des installations d'extermination, assassin, abandonn ou dport vers d'autres camps plus l'ouest les prisonniers, des avions allis survolrent Auschwitz et firent des photos des camps. Aucun rapport ne les a jamais mentionnes. Les analystes n'ayant pas reu l'ordre de chercher les camps, ils ne les trouvrent pas. C'est, en 1977, le succs de la srie tlvise Holocauste - une srie qui, pour les rendre imaginables, veut narrer les souffrances et la mort et ce faisant les rduit au kitsch -, qui donna l'ide deux employs de la CIA de rechercher des photos ariennes d'Auschwitz. Ils entrrent dans le rseau informatique de la CIA les coordonnes gographiques de tous les camps alors situs dans le rayon d'action des bombardiers - celles des usines I.G. Farben de Monowitz comprises. I.G. Farben avait construit Monowitz de grandes units de production, et se faisait livrer par les SS la main-d'uvre esclave. Pendant un temps, le complexe industriel exploita aussi un camp (Auschwitz III, galement dsign Bunz), voisin des usines. Des dtenus juifs de toute l'Europe, des prisonniers de guerre d'Union sovitique notamment, et d'autres personnes dclares ennemis du Reich, furent ici tus au travail. Il arrivait qu'un septime d'un groupe meure dans la journe - 30 morts par jour sur 200 personnes. Qui ne mourait pas de surmenage ou de sous-alimentation, ou sous les coups des SS ou des Kapos, tait bientt dclar trop faible pour le travail, et transfr au camp d'extermination de Birkenau (Auschwitz lI). Parce qu'elles produisaient pour l'industrie aronautique, les usines I.G. Farben Monowitz prsentaient un intrt stratgique pour les Allis, d'o l'envoi des bombardiers et avec eux des quipements photographiques dont on a plus tard retrouv les clichs. Trente-trois ans aprs les prises de vue, les deux hommes de la CIA entreprirent une nouvelle analyse des images. Sur la premire photo du 4 avril 1944, ils identifirent la maison du commandant d'Auschwitz et siturent le mur o avaient lieu les excutions, entre le bloc 10 et le bloc 11. Ils purent identifier et marquer les chambres gaz d'Auschwitz I et crire: Dans un appentis spcialement protg, contigu la chambre gaz centrale, on distingue un petit vhicule. Des tmoins oculaires ont racont que les prisonniers qui arrivaient Auschwitz sans savoir qu'ils taient destins l'extermination se sentaient rassurs par la prsence d'une ambulance de la Croix-Rouge. En ralit, les SS utilisaient ce vhicule pour le transport des cristaux mortellement toxiques de Zyklon B. Pourrait-il s'agir de ce funeste vhicule ? (3) Les analystes ne sont pas compltement srs, une distance de 7000 m ils peuvent certes reconnatre un vhicule dans la tache, mais ne peuvent ni en prciser le type, ni discerner une marque la peinture. Ce qui diffrencie Auschwitz des autres lieux ne peut se distinguer immdiatement sur ces images : les photographies ne permettent de reconnatre que ce que d'autres ont dj rvl, des tmoins oculaires alors prsents sur les lieux. Une fois encore cette collusion de l'image et du texte dans lcriture de l'Histoire : des textes qui doivent donner accs aux images, et des images qui doivent rendre les textes imaginables.

Le soir du 9 avril, nous entendmes soudain le vrombissement des avions de combat dans le lointain, nous n'avions jamais rien entendu de tel pendant tout le temps que nous avions pass Auschwitz. [] Le secret avait-il enfin filtr au-dehors ? De lourdes charges d'explosifs allaient-elles rompre les barbels haute tension et balayer au loin les miradors et les gardiens avec leurs chiens ? Serait-ce la fin d'Auschwitz ? (4) Les deux dtenus qui guettaient le bruit des avions de combat ce 9 avril taient sur le point de tenter une vasion du camp d'Auschwitz. L'un d'eux, Rudolf Vrba, alors g de 19 ans, tait dans les camps depuis deux ans dj. Il avait d'abord travaill la construction des usines de buna, avant d'tre envoy la section "Effekten". Ds l'arrive au camp d'un train de dports, les nouveaux venus taient contraints de se dfaire de leurs biens, que des commandos spciaux rassemblaient et triaient. Les nazis appelaient ces biens personnels les "effets "; Vrba y trouvait aussi de quoi manger, ce qui lui permit de garder des forces et survivre. L'autre prisonnier, Alfred Wetzler, juif de Slovaquie comme Vrba, travaillait au bureau de l'administration du camp. Il gravait dans sa mmoire la date d'arrive, le lieu d'origine et le nombre des dports du camp. Comme il tait en contact avec des hommes des commandos spciaux qui devaient travailler dans les chambres gaz et les crmatoires, il connaissait aussi les statistiques des meurtres - et apprenait par cur de longues colonnes de chiffres. Vrba et Wetzler dcidrent de fuir lorsqu'ils eurent la certitude que les groupes de rsistance du camp ne pourraient pas se rvolter, tout au plus lutter pour une survie individuelle. Ils voulaient fuir parce qu'ils ne pouvaient croire que l'existence du camp ft connue de la rsistance en Pologne et des Allis. Vrba tait convaincu qu'Auschwitz n'tait possible que parce que les victimes qui arrivaient l ignoraient ce qui s'y passait. (5)

Cela peut paratre incroyable certains, mais l'exprience le confirme : on ne voit pas tout, mais on voit beaucoup de choses mieux sur un photogramme que sur place (6), affirme Meydenbauer dans un texte par lequel il voulait encourager la cration d'un fonds d'archives des monuments. Il exposa une fois encore les risques d'une station prolonge sur les lieux, ft-ce pour les mesurer. Cette activit qui requiert un effort mental et physique considrable, expose l'architecte aux intempries, la lumire du soleil ou la pluie tombent sur son carnet d'esquisses, la poussire dans ses yeux quand il les lve. C'est un dgot de l'objectivit du monde qui s'exprime ici. Le mmoire de Meydenbauer suscita la fondation, en 1885, de lInstitut royal prussien de photogrammtrie, le premier au monde. L'ide de mesurer d'aprs photographies fut reprise par l'arme, et par les conservateurs des monuments historiques - les uns dtruisent, les autres prservent. Depuis 1972, il existe une convention de l'Unesco Pour la protection du patrimoine naturel et culturel du monde, qui impose tous les tats membres de constituer une documentation photographique des difices remarquables. Les photos archives doivent permettre de reconstituer et recalculer le plan de construction - dans l'ventualit d'une destruction, destruction dj prise en compte dans les mesures de protection.

Les artistes mathmaticiens de la Renaissance tendaient sur des chssis des papiers transparents, et dcalquaient les contours des objets tridimensionnels sur la surface plane. Avec l'invention de la photographie, ces fondateurs de la mthode perspective apparaissent comme les prcurseurs des photographes, et avec l'invention de la photogrammtrie comme les techniciens primitifs du photogramme. Erwin Panofsky a crit que l'on peut interprter la conception perspective aussi bien en termes de proportions et d'objectivit, qu'en termes de hasard et de subjectivit. Elle est un ordre, mais un ordre du phnomne visuel. (7) Conoit-on une image comme un instrument de mesure, il faudra perdre de vue le hasard et le sujet. Apprhender une image photographique comme un instrument de mesure, c'est pousser une mathmatisation, une calculabilit et, en fin de compte, une "numrisabilit" du Monde-image. La photographie est en premier lieu une technique analogique, une image photographique est une empreinte de l'original. Une empreinte distance, enregistre avec les moyens de l'optique et de la chimie. Vilm Flusser(8) a fait remarquer que dans la photographie la technique numrique tait dj en germe puisque l'image photographique est constitue de points, se dcompose en points. Lil humain fait la synthse de ces points pour former une image. Sans aucune conscience ni exprience de la forme, la machine saisira la mme image en en localisant les points dans un systme de coordonnes. L'image, systme de signes continu, est alors" discrtise", elle peut tre transmise et reproduite. Un code est constitu, qui saisit les images. On est alors pouss activer le code, et reformuler des images partir du langage cod. Ainsi en arrive-t-on aux images sans modle - images gnres.

Vrba et Wetzler se cachrent hors de l'enceinte lectrifie du camp sous un tas de planches qu'ils avaient imbibes d'une dcoction de tabac dans du ptrole. Un codtenu expriment leur avait conseill ce procd pour arrter les chiens. Au bout de trois jours, les SS cessrent leurs recherches et signalrent la fuite des deux hommes dans un tlgramme aussitt adress Himmler, tant on craignait le rapport de tmoins chapps des camps de concentration. Aprs des nuits de marche, Vrba et Wetzler parvinrent tant bien que mal la frontire slovaque, la franchirent, et prirent contact avec le conseil juif de la ville de Zilina. Plusieurs jours durant, ils racontrent le camp de la mort d'Auschwitz. Ils dessinrent un plan des installations, fournirent les colonnes de chiffres avec toutes les donnes sur les personnes dportes et assassines. Il leur fallut sans relche confirmer les dtails lors de contre-interrogatoires. Le conseil juif voulait des preuves accablantes et incontestables, pour dnoncer au monde le crime difficilement crdible. On a rpt l'inimaginable pour le rendre imaginable. Trois exemplaires du rapport Vrba-Wetzler furent rdigs et expdis. Le premier avait pour destination la Palestine. Envoy Istanbul, il n'y arriva jamais, parce que le messager tait en fait un espion nazi. Le deuxime exemplaire fut adress un rabbin qui avait des contacts en Suisse, d'o il parvint Londres. Le gouvernement britannique transmit le rapport Washington. Un troisime exemplaire, adress au nonce de Slovaquie, atteignit Rome quelque cinq mois plus tard. Lors de l'vasion de Vrba et Wetzler en avril, l'acheminement et l'assassinat d'environ un million de juifs hongrois tait imminente. Le gouvernement Horthy ne cessa de livrer des juifs hongrois aux Allemands qu' partir de juin 1944. L'Arme rouge avanait, la guerre allait tre perdue, Horthy rflchissait un arrangement avec l'Ouest, qui avait alors d'Auschwitz une connaissance exacte et exigeait par le biais de canaux diplomatiques la fin des exterminations de masse. Le rapport de Vrba et Wetzler contribua ainsi sauver la vie de centaines de milliers de personnes. Les 25 et 27 juin, le Manchester Guardian faisait tat de l'usine de mort des nazis, et nommait pour la premire fois la localit d'Oswieim. L'extermination massive des juifs par les nazis fut ds lors occasionnellement voque dans les journaux, mais plutt comme un communiqu parmi les autres vnements dramatiques de la guerre, comme une nouvelle qui peu aprs tombait dans l'oubli. Une anne plus tard, alors que les Allemands avaient perdu la guerre, que les camps avaient t librs, les Allis photographirent et filmrent les installations, les survivants et les traces qui attestaient des millions de morts. Les images des tas de chaussures, paires de lunettes, prothses dentaires, les montagnes de cheveux rass surtout se sont profondment imprimes dans les esprits. Les images sont peut-tre ncessaires pour que se grave ce qu'on a peine s'imaginer - les images photographiques, empreintes distance de la ralit.

De fait, les nazis aussi ont pris des photos Auschwitz. Lorsque, aprs la Libration, Lili Jacob - qui avait t transfre d'Auschwitz dans des usines d'armement en Silsie, et de l au camp de Dora-Nordhausen - se mit en qute de vtements chauds dans les logements des gardiens, elle dcouvrit un album dans lequel on avait coll 206 photographies. Elle se reconnut sur ces images, ainsi que des membres de sa famille qui n'avaient pas survcu Auschwitz. En dpit de l'interdiction formelle de photographier Auschwitz, deux SS furent semble-t-il chargs de constituer une documentation du camp. Une prise de vue gnrale partir d'un point surlev montre le "tri" ou la "slection". Au premier plan, des hommes en uniformes SS, derrire eux, divis en deux colonnes, le nouveau convoi de dports. Dans l'objectif on voit sur la gauche, en vtements clairs, des hommes et des femmes qui n'ont pas plus de quarante ans, droite les personnes ges, les femmes avec des enfants, et tous ceux qui, trop malades ou trop faibles, ne pourront travailler. Ceux de la file de droite vont tre immdiatement dirigs vers la chambre gaz. Tous ceux de la file de gauche vont tre soumis la procdure d'enregistrement, ils ou elles seront tatous, tondus et dsigns pour un travail. Un travail qui est aussi une forme d'extermination qui ajourne la mort et prolonge l'agonie. Depuis que les fonctionnaires font des photographies, tout doit tre conserv en images. Le crime qu'on vient soi-mme de commettre est document pour tre considr. Une montagne d'images a pouss sur la montagne de dossiers.

Une image de cet album : une femme vient d'arriver Auschwitz, l'appareil-photo la saisit en mouvement, alors qu'elle passe et se retourne. sa gauche un SS fait face un nouvel arrivant, un homme plus g, il l'empoigne de la main droite par le revers de sa veste : un geste du tri. Au centre de la photo, la femme : toujours les photographes dirigent leur objectif sur la femme belle. Ou, lorsqu'ils ont install leur appareil quelque part, ils appuient sur le dclencheur au passage d'une femme belle leurs yeux. Ici, sur la "rampe" de tri d'Auschwitz, ils photographient la femme comme ils jetteraient sur elle un regard dans la rue. Par le mouvement de son visage, la femme sait capter ce regard photographique et imperceptiblement luder celui de l'observateur. Sur un boulevard, son regard irait se porter sur la vitrine d'un magasin, esquivant celui de l'homme qui la dvisage. Sans y rpondre, elle montrerait ainsi qu'elle a conscience d'tre regarde. Par ce regard elle se projette dans un autre lieu, un lieu loin d'ici, avec des boulevards, des hommes, des vitrines. Le camp, sous la direction des SS, doit l'anantir, et le photographe qui fixe sa beaut, l'ternise, est l'un de ces SS. Comme cela se confond - dtruire et conserver !

Au bout du compte, l'image ralise s'accorde bien l'histoire que les nazis colportaient sur la dportation des juifs. Ils disaient que les juifs taient envoys dans une sorte de grand ghetto, de colonie, un endroit "quelque part en Pologne". Mais les nazis ne publirent pas mme ces images. Il leur parut indiqu de garder pour eux tout ce qui renvoyait la ralit des camps d'extermination. Mieux valait laisser cet endroit "quelque part en Pologne" dans l'indfini. L'album dcouvert par Lili Jacob suit l'ordonnancement du camp. Il range les individus dans le camp suivant les critres "Hommes encore aptes", "Hommes devenus inaptes", "Femmes encore aptes", "Femmes devenues inaptes ". Dans le futur qu'ils escomptaient, les nazis auraient pu faire circuler ces photographies. On n'y aurait pas vu de coups de pied, pas de morts - l'extermination des juifs serait apparue comme une mesure administrative.

Le rapport de Vrba et Wetzler n'tait pas le premier rendre compte de l'extermination des juifs dans les camps et les usines de la mort ; mais ses indications de chiffres et de lieux taient si prcises qu'il produisit nanmoins une impression plus grande que les prcdents. Par la suite, des fonctionnaires juifs s'adressrent maintes reprises Londres et Washington, demandant que soient dtruites par des attaques ariennes les voies de chemin de fer qui conduisaient Auschwitz. Yitzak Gruenbaum de la Jewish Agency Jrusalem tlgraphia Washington : Je suppose que les dportations seraient trs entraves, si les voies ferres entre la Hongrie et la Pologne taient bombardes. (9) Benjamin Akzin, du Comit des rfugis de guerre auprs du gouvernement des tats-Unis, se pronona mme pour un bombardement des chambres gaz et des crmatoires, car cela reprsenterait le signe le plus tangible, le seul tangible peut-tre, de l'indignation souleve par l'existence de ces calvaires. [] Il est vraisemblable qu'un grand nombre de juifs interns dans les camps seront victimes d'un tel bombardement (d'un autre ct, dans la confusion, quelques-uns parviendront peut-tre prendre la fuite). Mais les juifs, l-bas, sont de toute faon condamns mourir. Si la destruction des camps ne changeait rien leur sort, elle serait nanmoins une mesure de rtorsion visible adresse leurs assassins, et pourrait peut-tre du mme coup sauver la vie d'autres victimes potentielles. (10) De fait, les nazis n'auraient pas t en mesure de reconstruire les chambres gaz et les crmatoires s'ils avaient t dtruits en 1944. Les militaires et les hommes politiques anglais et amricains refusrent pourtant de s'en prendre aux voies d'accs des camps de la mort. Ils laissrent circuler longtemps dans leur machine administrative toutes les requtes, suggestions, demandes, exigences ce sujet, et justifirent ensuite leur refus en disant qu'ils ne pouvaient se permettre de disperser leurs forces. La seule voie pour venir en aide aux juifs tait une victoire militaire sur l'Allemagne.

Lorsque, le 25 aot 1944, des avions amricains survolrent une nouvelle fois Auschwitz, l'un d'eux prit une autre photographie : on peut y voir un train, tout juste arriv Auschwitz II (Birkenau). L'un des wagons de marchandises est reprable sur le bord gauche de la photo. Un groupe de dports longe les rails vers la droite, en direction des chambres gaz. Le complexe crmatoire 2 - dont la porte est ouverte. Derrire la porte s'tend une plate-bande ("Landscaping") : la cour et les btiments devaient donner l'impression qu'il s'agissait d'un hpital ou d'un centre de soins. Au-del de la plate-bande se trouve un btiment bas, qu'on devine l'ombre porte de sa faade ("Undressing room"). cet endroit, les arrivants s'entendaient dire qu'ils devaient se dshabiller pour la dsinfection. ct, en angle, s'lve la chambre gaz. Son amnagement devait faire croire une salle de douches. Elle pouvait contenir jusqu' 2000 personnes qu'on y poussait souvent violemment. Puis les SS verrouillaient les portes. Quatre ouvertures sont visibles sur le toit ("Vent"). C'est par ces ouvertures que des SS munis de masques gaz projetaient, aprs un court temps d'attente pour laisser monter la temprature dans la chambre gaz, le Zyklon B toxique. Toute personne enferme dans la chambre mourait dans les trois minutes. On voit les autres, ceux qui ne devaient pas mourir sur le champ attendre ici l'enregistrement. Ils attendent d'tre tatous, qu'on les tonde et quon leur dsigne une couche et un poste de travail. La double figure sinueuse des files d'attente s'tire jusque sous les arbres en bas droite. Les nazis n'ont pas remarqu qu'on photographiait leurs crimes, et les Amricains n'ont pas remarqu ce qu'ils photographiaient. Les victimes non plus n'ont rien remarqu de cet enregistrement. Comme consignes dans un livre de Dieu.

L'angoisse mortelle de Meydenbauer a engendr des services spcialiss, des administrations qui traitent les images. On parle aujourd'hui de traitement de l'image lorsque des appareils sont programms pour analyser et classer des images selon des critres donns. Un satellite enregistre en permanence des images d'une rgion prcise, un programme analyse ensuite toutes ces images afin de relever si, dans les dtails, elles prsentent des diffrences par rapport aux images faites prcdemment. Un autre examine toutes les images qu'on lui soumet, afin de dtecter si elles comportent des objets ayant un mouvement propre. Un autre encore est programm pour dtecter et signaler toute forme indiquant un silo de missiles. On appelle a traitement de limage : des appareils doivent analyser les images faites par des appareils. Les nazis parlaient d'radiquer des villes, c'est--dire d'en gommer jusqu' l'existence symbolique sur la carte de gographie, Vrba et Wetzler voulaient porter sur la carte de gographie le nom d'Oswieim / Auschwitz. Dans le mme temps existaient dj des images de l'usine de mort dAuschwitz, mais personne ne les a exploites. En automne 1944, quelques femmes juives qui travaillaient dans une usine de munitions Auschwitz parvinrent sortir frauduleusement de petites quantits d'explosifs pour les transmettre au groupe de rsistance du camp. Une poigne de juifs dsesprs qui travaillaient dans la zone du complexe crmatoire des chambres gaz russit ce que les Allis avec leurs puissantes forces armes ne se sont pas crus en mesure de faire : le 7 octobre, lors d'une action suicidaire, ils firent sauter l'un des crmatoires. (11) Aucun des insurgs n'a survcu. Sur une photo arienne, on peut distinguer la destruction partielle du Crematorium IV.

Notes :

1. Gnther Anders, Schinkensemmelfrieden - Rede zum Dritten Forum der Krefelder Friedensinitiative , in Konkret, Hamhourg 11/83. (En franais, on peut lire de Gnther Anders : Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face l'apocalypse , in LObsolescence de l'homme, Paris : L'Encyclopdie des nuisances/ Ivra, 2002. NdT) 2. Cit d'aprs Albrecht Grimm, 120 Jahre Photogrammetrie in Deutschland., Munich, 1977. 3. Dino A. Brugioni et Robert G. Poirier, The Holocaust revisited, Washington D.C. 1977. 4. Rudolf Vrba et Alan Bestic, Je me suis chapp dAuschwitz, Paris : Ramsay, 1988 (traduit de l'anglais: I Cannot forgive,1963). 5. Rudolf Vrba dans Shoah, Claude Lanzmann, Lihrairie Arthme Fayard, 1985. 6. Albrecht Meydenbauer, Das Denkmler-Archiv, Berlin, 1844. 7. Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, Paris: Minuit, 1975. 8. Vilm Flusser, Fr eine Theorie der Fotographie, Gottingen, 1983. 9. Cit. d'aprs Martin Gilbert, Auschwitz und die Alliierten, Munich, 1982. 10. galement cit d'aprs Martin Gilbert, Auschwitz und die Alliierten. 11. David S. Wyman, Das unerwnschte Volk (Le Peuple indsirable), lsmaning, 1986.

Sans rgularit, pas sans rglesHarun Farocki Le 18 juin 1987 au petit matin nous quittions Berlin pour Hanovre par l'autoroute A2, dont plusieurs portions sont rectilignes. Le but de notre voyage tait ce qu'on appelle le "canal vagues", une installation exprimentale pour l'tude des mouvements de l'eau. L'un des plans tourns l-bas est devenu la premire image de mon film Images du monde et inscription de la guerre. Il m'importe ici d'tablir un rapport entre canal vagues et autoroute, deux mots qui se sont imposs moi dans une mme phrase. Dans le film de Hellmuth Costard Et personne ne sait Hollywood combien de cerveaux dj ont mal tourn, une fermire macluhaniste a invent un appareil qui permet d'imprimer des caractres sur l'autoroute. Elle veut composer un roman-autoroute, qu'on lirait en roulant. ce qu'on raconte, dit-elle, c'est tout de mme Hitler qui a construit l'autoroute, et justement c'est un crime, quand on roule dessus on n'y lit que des tirets. l'poque o Costard a fait ce film le mot traitement de texte n'tait pas encore en circulation et quand je suis parti Hanovre, j'tais sur le point de faire un film sur le traitement des images. J'avais auparavant fait un film dont un huitime tait consacr l'autoroute et, par consquent, je sais que le trajet Berlin-Hanovre comporte justement beaucoup de tronons rectilignes, alors que de nos jours on vite de construire des lignes droites de plus de 2 400 mtres. Rouler en ligne droite requiert trop peu le conducteur, il s'assoupit, sort de la voie, si bien que depuis 1945 les autoroutes prsentent des tournants thrapeutiques, avec les plus splendides rsultats statistiques pour le salut des automobilistes. Quand on a peu de connaissances - et les plus disperses possible - il faut savoir les transporter sur de longues distances. J'ai donc mis en rapport ces 2400 mtres de ligne droite avec la voie militaire romaine, qui va tout droit comme une ordonne et exprime un intrt abstrait envers le territoire qu'elle mesure et coupe en deux comme une scante - ce mot "couper" m'a remis en tte le film de Chabrol Le Boucher, le personnage du boucher y dit de son pre que c'tait un vrai cochon, il tranchait grossirement dans les btes et les dbitait sans art - et j'ai fait un recoupement avec mon errorline quand j'ai lu dans un livre, confidentiel ou grand public, que l'ide de l'assemblage la chane tait venue de l'abattoir. L'abattoir dmembre des btes, Ford fait assembler des automobiles la chane : j'ai fait part de ces choses Hartmut Bitomsky, qui a dj ralis un film entier sur les autoroutes - lui est d'avis qu'initialement le trac rectiligne de l'autoroute fut dessin par les ingnieurs des chemins de fer. Nous voici face aux deux attitudes qu'on peut adopter devant ces petits riens qui en disent long. Prenons un petit rien qui en dit long, par exemple : l'autoroute a d'abord t conue comme la liaison la plus courte entre deux points A et B, par la suite on s'est aperu que l'autoroute tait un passe-temps, on a fait en sorte qu'elle offre aux yeux du conducteur quelque distraction, on l'a alors produite comme une srie d'images - "il faut donner de l'exercice aux yeux des usagers, comme aux pattes des chevaux qui ne fournissent aucun travail" - un jogging pour les yeux - on a ainsi le choix, on peut soit viter d'interprter soit accepter avec un excs de gratitude l'invitation interprter et, par suite, mal se comporter la petite fte, bouffant et buvant plus que sa part. J'ai entendu rcemment dans le train un homme d'affaires dire un autre qu'aprs la dfaite de l'Allemagne en 45, IG-Farben avait t scinde et rpartie entre BASF et Bayer-Leverkusen, et qu'aujourd'hui chacune des deux filles avait dpass la taille de la mre autrefois. a me ramne ce qui diffrencie sur le plan spirituel l'autoroute de la voie ferre : sur l'autoroute je n'ai jamais eu l'ide d'un film, j'en ai dj eu dans le train. (J'ai aussi fait des films sans que l'inspiration s'en fasse soudain sentir.) Se met-on en route Berlin ds l'aube pour aller tourner quelques plans Hanovre, on a tout le temps de rflchir l'endroit o placer la camra. Filmer quelque chose comme le canal exprimental de Hanovre, o l'on ne peut gouverner l'eau, cela se rsume plus ou moins dcider de lemplacement de la camra - dcision plus facile si l'on a dj visit les lieux du tournage et qu'on s'en est imprgn. Je crois aussi qu'on ne devrait pas resservir le jour suivant un mot qu'on a chop n'importe o : soit on le teste en son for intrieur six mois durant, soit on le laisse filer le jour mme. Et puis c'est plus conomique de voyager d'abord sans quipe et sans matriel, toutes choses qui ont un cot. Je suis bien all Hanovre en janvier par le train et je pourrais condenser mon histoire en affirmant y avoir entendu deux hommes parler d'IG-Farben et de ses filles. Il n'est pas vrai non plus que je me sois rappel au cours de ce voyage une phrase de Gnther Anders qui crivait en 1983, alors qu'on s'apprtait augmenter le nombre des missiles nuclaires stationns en R.F.A : Il est temps que la ralit commence. Cela signifie que le blocus des voies d'accs aux installations de meurtre qui continuent d'tre approvisionnes doit son tour devenir continu. [] Cette ide n'est pas nouvelle : permettez-moi de rappeler une action antrieure - ou plutt une non-action - qui remonte plus de quarante ans. Quand les Allis ont appris la vrit sur les camps dextermination en Pologne. On proposa aussitt de bloquer les camps, cest--dire de bombarder sur de longues distances les voies ferres qui menaient Auschwitz, Maidanek, etc. afin de saboter par ce blocus lacheminement de nouvelles victimes la possibilit que se poursuive le meurtre. Quand je suis arriv Hanovre en janvier il faisait si froid que l'eau avait gel dans les radiateurs des voitures, les moteurs surchauffs explosaient. ct du btiment amnag pour les vagues j'ai dcouvert une autre installation exprimentale : une toiture mtallique couvrant un demi-terrain de foot o les cours de la Weser, de l'Amazone, du Dniepr et dautres, taient reconstitus au 1:100 dans des coules de bton. Le terrain disparaissait sous la neige et des lapins cherchaient refuge sous les ponts en rduction de la Weser. Le canal exprimental avait t vid de son eau. Selon la DPA [Deutsche Presse-Agentur (N d T)]: Cet ouvrage de bton, long de 324 m, profond de 7 m, large de 5 est le fruit d'une collaboration entre les universits de Hanovre et de Braunschweig. Le cot de la construction s'est lev environ 20 millions de marks. Dans le canal les mouvements des vagues contre la cte sont reproduits grandeur nature. On y tudie entre autres comment construire des digues propres rsister mme des raz-de-mare extrmement violents. Pour reconstituer les conditions naturelles le long des ctes, il faut remuer dans le canal exprimental environ 8 millions de litres d'eau : une machine produire des vagues d'une puissance de 900 kilowatts peut le faire. Le professeur qui me faisait visiter les installations m'a appris qu'on ne sait tester certaines proprits de l'eau qu' l'chelle 1:1, parce qu'on n'arrive diminuer que de trs peu la tension superficielle de l'eau. Le fait que certains phnomnes ne puissent tre observs qu' l'chelle 1:1 appelle tre interprt (rclame mme grands cris l'interprtation), preuve on nous en informe. Comme la police dirait au reporter: Avec a, vous tenez une bonne histoire, l'histoire passe dans les journaux et conduit le coupable commettre ensuite un faux pas. J'ai aussi appris que le mouvement des vagues contribue l'entropie - en battant les terres les mers se remplissent elles-mmes et perdent de leur force. Il faut l'eau de plus en plus de temps pour roder de moins en moins. J'ai encore appris qu'en dpit de l'histoire dj longue de l'architecture hydraulique, les lois qui rgissent les mouvements de l'eau nous sont peine connues. L'architecture des voies d'eau est encore ancre dans le XVIIIe sicle, au temps o les grandes industries s'difiaient sur l'exprience et les ides de praticiens, sans se fonder sur la base thorique d'une investigation systmatique. Tandis qu'on me montrait des images vido du canal en fonctionnement, de l'autoroute voisine me parvenait le bruit de dtonations, consquence de la surchauffe des moteurs cause par le grand froid. supposer qu'on veuille tablir une relation entre A et B, entre le canalexprimental A et l'autoroute B, on a dj beaucoup dit quand on a dit que A tait situ prs de B. Nous pouvons multiplier le nombre des choses et celui des concepts, mais pas la surface de la Terre. D'o l'aggravation du sens chu au voisinage. Une fois nous avons fait 750 km travers l'Allemagne fdrale pour filmer une certaine machine, arrivs sur le lieu de la dmonstration nous avons trouv en fonctionnement une tout autre machine. En cherchant dans le catalogue d'une fabrique de machines-outils dont la maquette tait peu claire, mon assistant avait interverti les lgendes de deux images de machines. Comme la machine que nous avions devant les yeux tait reproduite sur la mme page que celle que nous avions manque, j'ai dcid de la filmer,et j'ai cas la prise au mieux dans le film, ce qui n'a pas russi avec des machines qu'on recherchait pour un objectif prcis. Dans un film actuellement sur les crans, un assassin, Billy the Kid, enlve des femmes, les tue et leur prlve chacune un morceau de peau, qu'il tanne et dont il se sert pour se coudre un vtement. Dans la gorge des mortes il plante une chrysalide. Un autre serial killer, diplm celui-l, Hannibal the Cannibal, qui purge une peine en prison, interrog par la police sur le sens donner ces actes, explique que la chrysalide est le symbole de la mtamorphose. a semble indiquer un transsexuel, Hannibal dit pourtant que l'autre n'en est pas un, mais se prend pour tel. Nous sommes ici devant une distinction entre gangster et criminel que le cinma ingurgite volontiers pour que les gens sortent en disant : le cinma n'est pas un criminel ordinaire, c'est un gangster qui a des racines aussi profondes que celles de la police - par police on entend la littrature, ou le thtre - oui, c'est un ange dchu, comme le diable. Hannibal suggre qu'on dsire ce qu'on a sous les yeux - la policire se rend donc dans la chambre de la premire victime. Tout devient clair lorsqu'elle voit un torse-mannequin de tailleur et une pice cousue dans une robe. Elle ne dit rien des motifs-papillons du papier peint de la chambre, peut-tre ne les a-t- elle pas remarqus. Peut-tre les papillons sont-ils sortis du budget du dcorateur. Comme on dit c'est l'occasion qui fait le larron, ses actes ne rpondent aucun projet, l'occasion dirait-on a fait de Billy un psychopathe. Il ignore que selon les manuels de la police les transsexuels ne sont pas des gens violents. Il se cherche des mobiles porte de main et les assemble en un tableau clinique arbitraire, sr que d'autres pourvoiront au sens. Je sais peu de chose de Hanovre : sa Leine a rougi du sang de ceux que les armes de Charlemagne y ont massacrs, et par les hivers froids les livres viennent chercher refuge sous des ponts en modle rduit. L'image de la mer dferlant sur le rivage est pour moi, pour mon Hannibal, une image pour philosopher. Aphrodite et Thals de Milet : la Mditerrane a marqu Athnes plus que les autoroutes l'Allemagne fdrale. Carl Schmitt demande pourquoi, lorsqu'on est sur la ligne de sparation entre la mer et la terre, c'est la mer qu'on regarde et pas la terre - l'image du canal et de ses vagues est entre dans les journaux et de l dans mon album parce qu'un savoir de base en physique suffit pour assimiler des exprimentations sur l'eau. Une faible partie seulement des appareils de mesure fonctionnent aujourd'hui sur des longueurs d'onde captables par un il humain. Quand, exceptionnellement, l'entreprise scientifique lche quelque chose qui prsente la moindre apparence d'vidence, les bureaux de relations publiques s'empressent de l'offrir la reproduction. Mon album contient les images d'une station de simulation des tremblements de terre, d'un pont de bateau dans l'amphithtre de l'cole de la marine Hambourg, et d'un appareil pour la recherche sur les effets de la publicit, qui restitue en coupe le cerveau du sujet et dpeint en couleurs synthtiques les excitations nerveuses causes par les images publicitaires. la vision de Mtropolis de Lang des techniciens ont demand pourquoi de la vapeur s'chappait de partout et si dans ce futur on n'avait pas encore invent le joint d'tanchit. Les recherches des sciences naturelles et de la technique n'ont pas aujourd'hui de visibilit, leur en donner c'est faire du kitsch. On prtend qu'en construisant les autoroutes les nazis auraient donn du pain aux chmeurs. De nos jours en tout cas, l'autoroute procure une occupation tous ceux qui autrement n'auraient plus qu' s'asseoir en cercle sur la place du march, comme en Afrique, en Asie ou en Amrique latine. Manuvre sur un chantier ou l'usine, on apprend trs vite se composer un visage srieux et dtermin quand on n'a rien faire. Prcdes de ce masque aujourd'hui les automobiles cheminent, leurs trajets autoroutiers plaidant pour l'importance de la prsence physique en un lieu ou un autre. On dit que pour chaque employ la chane ou l'ordinateur devenu superflu il faudrait crer deux nouveaux emplois la vente, au marketing ou la reprsentation. Si j'tais expert en bouchons Bison Fut, je montrerais aux gens qu'ils se dplacent justement parce qu'on ne croit plus vraiment l'importance de la prsence physique, c'est--dire sensible et personnelle d'un individu dans un lieu prcis. Ds lors qu'on ne croit plus on idoltre. En 1939 beaucoup d'Allemands taient prts croire qu'ils manquaient de place, justement quand le fait de disposer de vastes territoires n'avait plus tant d'importance. Et les Allemands ont soumis une arme d'un million de travailleurs l'esclavage, justement quand l'importance relative de la force de travail commenait dcrotre. Dans l'arme la rgle veut que ce qui est ordonn soit excut, tandis qu' la tl ce qu'on a excut, il faut aussi que a serve. Les gens de tlvision iront peut-tre deux fois Hanovre pour chapper au chmage, mais pas trois. Si en arrivant l-bas ils trouvent une deuxime fois le canal assch, ils pourront toujours filmer les lapins sous les ponts de la Weser, ou le professeur en train d'expliquer, ou bien ils feront une copie d'une de ces vidos aujourd'hui disponibles dans n'importe quel laboratoire sitt qu'il s'y passe quelque chose. Quand une image ne vaut rien il y a toujours la suivante, ou deux ou trois mots pour la redresser sans qu'on soit oblig de se dplacer. Aujourd'hui que mes enfants sont grands et que mes parents sont morts, je sais qu'il est impossible de faire exactement le contraire de ce que la tl fait. J'ai aussi peu lu Freud que Billy the Kid, et si je mets la tlvision sur le mme plan que mes parents, c'est peut-tre que j'associe les motifs selon un mode que l'ordinateur de la police ne pourra dchiffrer de sitt. Le 18 juin il y avait sur la route des milliers d'quipes comme la mienne et j'avais 250km de temps pour rflchir mes prises de vues. Je rflchis trop volontiers sur le travail, au lieu de penser le travail. Quand j'ai travaill pour la premire fois la tlvision, en 1965, le moteur des camras produisait encore un bruit tel qu'on ne pouvait enregistrer simultanment le son et l'image. Quand l'ingnieur du son travaillait, le cameraman tait oblig de faire une pause, rmunre, et vice versa. la fin de la dcennie - on commenait dj oublier le terme de cinma d'auteur - on avait mis au point des camras insonorises pour un enregistrement du son synchrone avec le mouvement des lvres. L'apport le plus spectaculaire de cette machine, c'est qu'on montrait enfin l'image d'une personne en train d'articuler exactement ce qu'on faisait entendre. La personne qu'on voyait parler fut promue au centre des productions tlvises, et fit la preuve que la parole pargne la peine. Le cameraman qui, au temps de la camra muette, emmagasinait chaque fois toute une panoplie d'expressions images susceptibles d'appuyer une expression plus ou moins intentionnelle, n'avait plus dsormais qu' tourner deux ou trois images intercalaires destines abrger le discours de l'orateur film. La frquence des raccords dans une mission de tlvision moyenne a chut de dix par minute en 1960 cinq ou six en 1970. La dernire pousse de la rationalisation est venue de l'introduction des techniques de la vido mobile. La standardisation des camras lectroniques a rendu superflus les assistants clairagistes et les oprateurs qui rglaient les camras. Les temps de travail sont considrablement rduits, parce qu'on peut d'une pression de la main engager la cassette ou l'jecter ou la faire dfiler ou la rembobiner toute vitesse. La moiti du temps pass la table de montage est consacr visionner du matriau, en avant et en arrire, la recherche de l'image ou du son qui conviennent. Un temps de plus en plus difficile utiliser de manire productive, au cours duquel il est aussi rare d'avoir des ides que dans le temps gaspill sur l'autoroute. Mme dans la production industrielle de biens standardiss comme les automobiles ou les rcepteurs de tlvision, le travail humain n'est pas encore tout fait supprim. Dans les prochaines annes il n'y aura pas, hors des studios, d'images ni de sons dont l'enregistrement soit entirement automatique. On aura besoin d'un type qualifi - un reprsentant de commerce ou un releveur de compteurs - devant qui s'ouvrent les portes. Il amnera avec lui sur le lieu du tournage un appareil qu'il saura mettre en marche et teindre et rien de plus. L'appareil enregistre une carte optique, les signaux emmagasins sont transforms au choix en gros plan ou en plan gnral, en plonge ou contre-plonge, en travelling ou panoramique, en images riches ou pauvres en contrastes, grain fin ou grenues. Il deviendra possible de calculer l'avance ce que peut faire une quipe de tournage sur un lieu donn en un temps donn. Dj aujourd'hui un satellite peut sonder ce que lit dans son journal un homme en pleine rue de Bagdad. Bientt des rayons traverseront les nuages puis les toits des maisons. On en captera la rflexion pour la transformer en images. Pour plus de lisibilit ces images seront converties de la perspective du satellite au point de vue du garon qui cire les chaussures de l'homme en train de lire le journal sous un porche. Je prends encore la route avec une camra, mes souvenirs d'cole devraient suffire comprendre son fonctionnement mcanique et optique, tandis que la camra vido me reste une black box . J'arrive de ma table de travail o j'tudiais un livre sur le livre comme mtaphore travers l'histoire de la civilisation, un autre sur Auschwitz qui rvle partir de quand on a commenc savoir quoi, un troisime parle de la photogrammtrie de Meydenbauer, je suis en route pour le canal o l'on tudie les vagues et ne matrise mme pas les termes mathmatiques ncessaires pour dcrire les exprimentations qu'on y mne. Je dois beaucoup circuler parce que je n'ai pas un bagage de connaissances cohrent. Vers midi nous atteignons le but de notre voyage et, quand nous avons tourn les trois premiers plans, l'assistant du laboratoire nous dit que nous avons jusqu' prsent pos nos camras exactement l o toutes les quipes de tlvision avaient pos les leurs - il nous conseille un autre emplacement, d'o les autres filment aussi d'habitude, et nous l'adoptons. Les images que ce canal a provoques je les ai d'abord accompagnes des textes que voici : des mots de Hannah Arendt, qui insistait beaucoup sur l'ide qu'elle faisait de la thorie ou des sciences politiques, mais qu'elle n'tait pas un "penseur de mtier". Elle a crit que les camps de concentration taient des laboratoires : des laboratoires o l'on mettait l'preuve cette prsomption qui est le fondement des systmes totalitaires, savoir que l'on peut dominer totalement des tres humains. Il s'agissait de constater ce qui tait vritablement possible, et d'apporter la preuve qu'absolument tout tait possible. Le deuxime texte est de Gnther Anders qui, selon l'expression d'un collgue, a trahi la philosophie pour la praxis : Il est temps que la ralit commence. Cela signifie que le blocus des voies d'accs aux installations de meurtre qui continuent d'tre approvisionnes doit son tour devenir continu. Dtruisons la possibilit d'approcher ces engins : les missiles nuclaires. J'avais aussi prvu ces lignes d'Ernst Tugendhat : Imagine un holocauste qui serait encore devant nous, ceux qui ne sont pas immdiatement tus, ceux qui auraient encore des armes s'auto-condamneraient au suicide avec leurs enfants. Imagine que, s'il y avait encore des chambres gaz, nous fassions de plein gr la queue devant leurs portes. Je n'ai pas log ces lignes dans le film, parce que noter m'importe plus que dvelopper. J'ai fait commencer le film par un plan du canal avec ces mots : Quand la mer dferle sur la rive, sans rgularit, pas sans rgles, ce mouvement attache le regard, sans l'entraver - et libre les penses.

Qu'est-ce quune salle de montage?Harun Farocki

Les paveurs au travail lancent haut un pav puis l'attrapent, chaque pierre est diffrente mais ils comprennent au vol o elle doit se poser. Le scnario et le plan de tournage, c'est une ide et de l'argent, le tournage c'est le travail proprement dit, l o l'argent est dpens. Le travail sur la table de montage est quelque chose entre les deux. Les salles de montage sont le plus souvent des placards, des caves ou des greniers. On y travaille beaucoup en dehors des horaires normalement travaills. Monter est une activit rcurrente et justifie qu'on ait un lieu fixe, mais chaque coupe est un effort exceptionnel - qui rvle quelque chose, et ce quelque chose tire lui celui qui travaille; il lui devient alors difficile de faire la part entre son temps de travail et son temps de vie. Le temps passe vite. Le film avance et recule sur la table de montage, un passage renvoie un autre et, pour revenir dix minutes en arrire, il faut encore attendre deux minutes et demie. Ces allers-retours nous apprennent trs bien connatre le film. Les enfants qui ne parlent pas encore remarquent tout de suite quand une cuiller est suspendue au mauvais crochet sur le mur de la cuisine. C'est cette familiarit : le film devient un espace o l'on habite, qu'on fait sien. Aprs trois semaines le monteur connat les rats de la camra, les gargouillis de la bande son, l'endroit o l'intonation d'un acteur est une idiotie. Un cinaste qui fait lui aussi son montage m'a dit l'autre jour qu'il ne comprenait pas qu'on puisse traduire un texte sans le connatre par cur. C'est cela le travail la table de montage : connatre si bien le matriau que les dcisions, o couper, quelle version d'un plan choisir, o insrer une musique, se prennent d'elles-mmes.

La pense gestuelle. la table de montage on comprend quel point la cration des images a peu voir avec des plans et des intentions. On n'arrive rien de tout ce qu'on a projet : comme on se souvient d'un arbre devant la maison, que ses branches remues par le vent touchaient la balustrade du balcon - on y retourne, mais l'arbre est loin de la maison, et le regard en sautant tombe dans le vide. Au tournage on amnage des coupes, on met en scne un mouvement pour pouvoir faire des raccords et, sur la table de montage, on s'aperoit que l'image a un tout autre mouvement, celui qu'il faudrait suivre. Il y a aussi cette rgle dicte par l'exprience, faire commencer les acteurs le plus tard possible aprs le clap et les faire jouer longtemps aprs que leur rle est termin. Tout simplement il faut produire de l'image, on peut avoir besoin d'images. la table de montage on apprend que le tournage a initi un nouvel objet. la table de montage on tablit un nouveau scnario, il s'agit de faits et plus dintentions. Quand limage avance et recule sur la table de montage on en apprend long sur son autonomie. De mme que les ralentis des retransmissions tl du football ont form notre regard discerner les fautes dissimules des vraies feintes, on apprend sur la table de montage distinguer les vraies fautes des artifices d'une mise en scne.

Raccord. Dans la salle de montage le travail et le patronat se rejoignent, on imagine o peut mener une telle rencontre. Une salle de montage est un lieu inhospitalier, semblable en cela aux rduits qui servent de planque aux chefs de chantier ou aux contrematres dans les usines. Les postes avancs de la bureaucratie sur le champ de la production. Le sol d'une salle de montage, c'est souvent une dalle de bton comme dans un atelier, mais on y met un tapis comme dans un bureau. Le bureau. Positif dans des mots comme politburo et deuxime bureau, ngatif dans des mots comme bureaucrate et pilier de bureau. Dans la littrature et dans les journaux littrairement inspirs, on prend volontiers le bureau comme mtaphore de l'absurde. Kafka nous a ouvert les yeux sur la fonction magique qui surtout leur choit : les bureaux travaillent d'arrache-pied invoquer un sens pour le monde. Les bureaux sont une langue, comme telle ils sont en mesure de se rflchir, ils entranent derrire eux une philosophie du langage. La tche de cette philosophie, c'est la question du rapport de cette langue la ralit, est-il de reprsentation ou de convention - (ralit qui n'existera plus, ne sera plus comprise qu'en termes de bureau) ? Admettons que le bureau soit une mtaphore de la production du sens. La salle de montage est un bureau pour le cinma en ceci que rien ne critiquerait davantage le travail la tlvision, le travail des faits, le travail des ides, que de montrer, ne serait-ce qu'une journe entire, des images non montes.

Le travail sur la table de montage transforme un langage parl en langue crite. Les images sont enfermes dans une chemise sous les titres Coup ou Mont. la table de montage, du balbutiement merge la rhtorique. C'est parce que cette articulation rhtorique existe, que le discours sans articulation dans la salle de montage est un balbutiement. Sur le tournage on peut dplacer la camra ici ou l, une dcision qu'on prend la minute, le sourcil fronc par la rflexion. Dans la salle de montage on tergiverse une semaine, pour savoir o ira se placer cette image d'une minute. Pour trouver un prtexte ce long sjour dans la salle de montage on dramatise la question de la sparation de la prise de vue d'avec la prise de son, la question de leur paralllisme. Qu'une bouche en mouvement sur la bande image et, sur la piste sonore, les sons articuls par cette bouche, dfilent paralllement et la mme vitesse - on appelle a: synchronisation. La roue droite et la roue gauche d'une voiture tournent la mme vitesse, et personne n'en fait une affaire. Si on dramatise ce point cette synchronisation, c'est qu'il faut bien trouver un motif pour se repasser des semaines entires les images, en avant puis en arrire. La rptition rituelle institue un droit propre. la place des images on ne voit plus au bout d'une ou deux semaines que le temps de travail et le temps de vie qu'on y a gaspills. Les voies de l'administration. Un acte risible, vain, est projet sur un plan fictionnel, on l'y fait circuler jusqu' ce qu'il en rsulte un dossier, un cas. Un lieu obscur, la salle de montage. L'ide de condamner Eichmann voir sa vie durant des images des camps de concentration doit tre une ide de monteur. Dans la salle de montage le cinaste en apprend long sur le tournage. Il acquiert la conviction qu'il pourrait ne pas regarder sur le lieu du tournage; ce qu'il a rat au tournage, on peut le sauver sur la table de montage. Il perd l'il au point que tout ce qui avait rsist son travail sur le tournage, il l'apporte en salle de montage pour le gcher.

Risquer sa vie. Images de Holger MeinsHarun Farocki Aprs sa mort en prison, je vis dans un magazine la photo de son cadavre. Il tait mort au cours dune grve de la faim. Il ne lui restait que la peau sur les os. On avait peine simaginer que la vie ait pu habiter ce corps quelques heures plus tt; il semblait mort depuis trs longtemps, une circonstance particulire avait d prserver les tissus de la dcomposition. Comme sil stait trouv pris dans les glaces ternelles ou dans la lave dun volcan - mais une telle supposition se trouvait aussitt dmentie par lexpression de son visage. Celui-ci tait certes marqu par la longue agonie, ses traits taient dforms par la mort, pourtant il navait rien dtranger. Il ne mtait pas seulement familier, il avait quelque chose de contemporain, il appartenait clairement mon monde et mon poque. Sa chevelure abondante avait dailleurs gard son lustre, ntait pas celle dun corps exhum. Dans son visage, je lisais un triomphe spirituel, il semblait avoir assum la mort et sen tre fait le hraut : comme un personnage dune danse macabre. Sa photo me plongeait dans dinterminables rveries. Je me faisais leffet dun enfant, jaurais voulu quon me ramne vers le fond du problme, quon me dise quil ne sagissait pas de sarrter aux dtails accidentels de lvnement, encore moins de samuser en discuter. Cest seulement quelques jours plus tard que jai pens aux cadavres des prisonniers dans les camps de concentration : si je ny ai pas song plus tt, cest sans doute parce quil nexiste gure de photos individuelles des victimes des camps. Ils sont toujours plusieurs, souvent innombrables, et il semble dplac de diriger son attention sur lun deux en particulier. Ces tres dcharns, juste avant quils ne meurent dpuisement, taient appels des musulmans. Ce sobriquet contient sans doute une allusion aux fakirs et aux derviches, il renvoie aussi, confusment, aux guerres contre les Turcs et, plus confusment encore, aux croisades. Au musulman des croisades on ne reconnaissait aucune espce de droit, et ce nom donn au mourant dans les camps scellait une dernire fois son statut dinexistence lgale. Par une infamie supplmentaire, cette absurde comparaison tendait aussi justifier lentreprise dextermination en linscrivant dans une perspective historique. Holger Meins, je lespre, navait pas lintention dtablir un lien entre sa propre mort et les crimes des camps . Je sais que la propagande de la RAF nhsitait pas mettre en parallle le gouvernement fdral et le rgime nazi, mais il ny a jamais eu de poster montrant, gauche, les morts de Bergen-Belsen et, droite, le cadavre de Holger Meins. Il est vrai dire inhabituel que les autorits montrent le cadavre dun dtenu, quelles en exposent les images. La justice, aujourdhui, veut justement viter de faire du chtiment un spectacle. Mme si, aux tats-Unis, les camras de tlvision sintroduisent dans les tribunaux et les cellules des condamns mort, il nen reste pas moins que la justice moderne affirme sa souverainet par la distance quelle conserve vis--vis du corps du condamn. Le gouvernement allemand a toujours soulign que la RAF ntait ni un adversaire politique, ni un ennemi militaire, et il a, somme toute, vit de mobiliser les foules contre elle. Si les images du corps sans vie de Holger Meins ont t rendues publiques, cest sans doute pour prouver quil ny avait rien cacher. Les images devaient dire : voyez, ce nest pas nous qui lavons tu, il sest tu lui-mme, et il ntait pas en notre pouvoir de len empcher. Mais les images ne disent pas toujours ce quon veut leur faire dire. Lexposition du mort tait une dmonstration de puissance qui supprimait toute distance vis--vis du condamn. Son corps fut expos comme un trophe, rappelant la prhistoire magico-rituelle de la peine judiciaire, les longs martyres exhibs devant un public avide de sensations. Parce que jai vu ces images, Holger Meins nest pas un mort qui est rest jeune dans mon souvenir. Cline dit quelque part que toute lvolution dun homme est dirige vers une unique grimace. Je ne veux pas me faire plus dsespr que je ne suis, et je dirai quant moi : un visage volue vers une expression unique. Cest cette expression que jai vue sur les photos du mort, et ce qui est devenu le destin de son visage sest imprim rtroactivement sur toutes les images plus anciennes que jai pu voir ou me rappeler de lui. Comme si je connaissais le plan de construction de son personnage, je peux aisment me figurer quoi il ressemblerait aujourdhui, aprs presque 30 ans, et quoi il aurait ressembl encore 20 ans plus tard. Sur ce portrait imaginaire, il parat certes plus g quil ne ltait alors, mais il nest pas abm par la vaine affirmation de soi, par lauto-dception hbte quapporte le vieillissement effectif. Je me suis rcemment rappel une scne laquelle je navais plus pense depuis des dcennies. Au dbut de lanne 1968, jallai voir Holger Meins dans son appartement sur la Hauptstrasse Berlin-Schneberg. Japportais une photo imprime, grande comme une feuille de journal, monte sur carton. Elle montrait une femme vietnamienne portant dans ses bras un enfant bless, peut-tre mort. (Je prparais un petit film qui jouait sur un rapprochement entre la guerre du Vitnam et le folklore de Nol aux tats-Unis et en Europe). Holger Meins prit un morceau de fusain et accentua le contraste entre le personnage et larrire-plan. Puis il commena crayonner le visage de la femme, disant quelque chose comme : Tant qu faire, autant en rajouter un peu, il faut bien quon voie combien elle souffre. Cest sans doute le mme discours que tenaient les gens de Hollywood, lorsquils cherchaient susciter un sentiment anti-nazi. Je sais quune troisime personne tait prsente cette sance de tournage, je me rappelle une silhouette sur laquelle je narrive cependant pas mettre un visage : une figure vanouie comme celle de Trotski sur les photos de Lnine. Sauf que dans mon cas, la main du censeur a gliss, cest la figure du terroriste et du suicid quelle aurait d supprimer. Je suis heureux davoir encore sauv un dtail supplmentaire de cette scne : pour des raisons dclairage, nous avons tourn dans la rue. Sans ce dtail superflu, mon souvenir me paratrait inauthentique, comme une invention destine prouver que Holger Meins se mfiait de la rhtorique politique laquelle nous nous exercions alors; prouver que nous exploitions le Vitnam en en faisant notre propre cause. Limage de la contre-madone vietnamienne, dont lenfant tait dj mort le soir de Nol, renvoie ici la figure de la Passion inscrite dans les photos du corps sans vie de Holger Meins. La guerre que les tats-Unis menaient au Vitnam tait rvoltante, dabord par son insondable cruaut. Elle tait le fait dune socit civile qui la suivait sans intrt ni passion particulire. Contre une telle guerre la rsistance tait lgitime, sous toutes ses formes. La protestation contre la guerre du Vitnam libra beaucoup plus dnergies que sa justification. Ce ne fut pourtant quun feu de paille, et la guerre tait dj oublie lorsquelle prit fin. la diffrence de la Premire Guerre mondiale, dont le dclenchement sembla confirmer la thorie de la concurrence imprialiste, la guerre du Vitnam ne fonda aucune thorie, et la protestation quelle souleva ne se transmit pas davantage, comme la guerre dEspagne, sous la forme dun rcit de rsistance. Il nen resta quun haussement dpaules. Cest ainsi quon apprend quun voisin quelconque, un beau jour, a sans raison tortur une autre personne mort, avant de reprendre le cours habituel de son existence. Le premier souvenir que je conserve de Holger Meins date de lt 1966, lorsque nous nous trouvions tous deux parmi la soixantaine de candidats, pour la plupart masculins, qui passaient lexamen dentre lAcadmie du cinma. Cela se passait dans une villa de Berlin-Wannsee. Plusieurs centaines de personnes staient inscrites, et une soixantaine seulement avaient t admises lexamen. Ceux-l savaient ce que cela voulait dire dtre chaque fois recal, et pire : davoir failli tre reu. Davoir failli vendre un texte la radio, davoir failli monter une pice, davoir failli raliser un court-mtrage. Certains des candidats taient dans la quarantaine, les plus jeunes avaient juste vingt ans, mais eux aussi avaient limpression quune ternit avait pass depuis quils staient sentis appels au mtier dartiste. Une ternit depuis quils avaient cout une lecture de Brecht au fond dun grenier, par une aprs-midi ensoleille, une ternit depuis quils staient retrouvs sous le ciel toil dune nuit dhiver au sortir dun film de Cocteau, etc. Leur vocation stait dj mousse, elle avait perdu tout clat, depuis le temps quils sy raccrochaient. La nouvelle Acadmie du cinma leur offrait une occasion inespre, un Dieu mille fois implor leur envoyait soudain un signe. Si lon tait admis, on se verrait confirm dans sa stature culturelle, et cette confirmation serait beaucoup plus probante que le succs, toujours trop long tablir, dune uvre quelconque. On aurait nouveau trois ans devant soi pour savourer lattente ravive de son propre accomplissement. Ce jour-l, dans la villa sur les rives du Wannsee, nous devions tourner un film dessai en super-8, et je regardai Holger Meins rappeler lordre deux candidats qui ne libraient pas la salle lheure prvue. Comme par ngligence, il laissait percer un accent dAllemagne du Nord, son visage se tordait et se dformait quand il parlait, mais ses grimaces et ses roulements dyeux ne donnaient que plus de poids ses exigences : il y avait chez lui une force de revendication qui se traduisait de la manire la plus directe. Lincertitude de la jeunesse trouve son image stylise dans le personnage de James Dean, qui ne semble jamais agir, mais prsente ses actes comme quelque chose quil a trouv l et quil juge intressant de reproduire. James Dean, qui montre, quand il tient un rle de collgien, quil a depuis longtemps atteint lge adulte, ou quil vise quelque chose qui est au-del de lopposition entre la jeunesse et la maturit. Tout cela me semblait aussi sappliquer Holger Meins, en qui je ne distinguais pas lempreinte dun milieu familial, pas mme en ngatif. Il semblait avoir gomm avec aisance le rcit de ses origines, et quand il tait dhumeur joueuse, retrouvait avec la mme facilit le chemin de son enfance, sans avoir se replonger dans son histoire sociale. Tout, dans son personnage, semblait lui tre chu par hasard. Les annes suivantes, je le voyais toujours une paule remonte plus haut que lautre, les bras ballants ou croiss derrire la nuque. Dans les salles de cours et plus tard, dans les runions politiques, il aimait sasseoir par terre ou sur une table, les genoux replis et les bras passs autour des chevilles, ou bien sappuyait contre un mur, les bras croiss sur sa poitrine et les mains sous les aisselles. Il signifiait par sa pose quil ntait pas tout fait l o il voulait tre, pas tout fait sa place. Il sacrifiait peu au dcorum social, et navait pas honte de laisser paratre sa profonde inquitude. Jai d au cours de lexamen lorgner tous les autres concurrents, comme une danseuse dbutante qui observe ses camarades : chacun vous parat parfait comme un personnage de roman, tandis quon ne voit en soi-mme quune figure inacheve. Javais dabord remarqu Holger Meins parce quil savait tirer de son inquitude tellement plus que moi de la mienne. Je commenais pier ses paroles, et je ne me dpartais pas de cette attitude mme lorsque nous parlions ensemble. Il semblait dj parvenu l o le secret du cinma doit tre recherch. Je lentendis ainsi dire quil fallait travailler avec la couleur exactement de la mme manire quavec le noir et blanc, par quoi il rejetait la formule creuse dune dramaturgie de la couleur. Une autre fois, lAcadmie du cinma ayant envisag dacheter un viseur, il dit que celui qui ne savait pas voir un plan de ses propres yeux, naurait pas non plus lusage dun viseur. propos de Francesco Rosi, jentendis Holger Meins dire que ce cinaste-l ne faisait que des tlfilms. Lui, Meins, ne travaillerait pas pour la tlvision, seulement pour le cinma. Il voulait dire le vrai cinma, qui est presque toujours absent du cinma tel quon le pratique. Seul quelquun qui sacheminait vers ce cinma-l pouvait accorder de limportance des questions comme celles du traitement identique de la couleur et du noir et blanc, de linutilit des viseurs, de la taille quil faut donner un visage dans un gros plan, seul un tel cinaste pouvait se demander sil est permis dutiliser des focales longues, si lemploi du zoom est un crime, si nous devions nous soumettre la forme du champ-contrechamp, si le son synchrone est une tromperie. cette poque dj, le cinma et la tlvision staient rapprochs jusqu devenir indiscernables, mais il reste aujourdhui encore que le cinma nous oblige sortir de chez nous - mme si cest pour voir un film dcoup la lame de rasoir et projet sur un drap de lit -, interrompre le ronron quotidien, comme pour assister une sance de tribunal ou un service divin. Il sagissait de sauvegarder quelque chose de la forme intrieure et extrieure du cinma et de la fable cinmatographique qui, dans la fausse compltude de sa construction, capture et transfigure la vie reprsente. Une telle attitude reposait sur une conception parfaitement idelle du cinma, et il va de soi que lon pouvait rester fidle cette ide, mme dans un travail pay par la tlvision. Une simple phrase comme : nous navons pas besoin de viseur, tait une formule magique qui devait ouvrir une porte ou carter un danger. De tels mots taient prononcs voix basse et craient des liens secrets. Durant les annes suivantes, lorsque lengagement politique sembla exiger de tout autres films traduisant laspiration une tout autre vie, la valeur de cette conception religieuse de lart apparut soudain. Celui qui ne disposait pas dune telle assise tait condamn se dissoudre dans le nant, pire : ntre plus quun un sur son dnominateur sociologique. Un jour, je regardais Holger Meins oprant cette table de montage quil matrisait comme un instrument de musique : il travaillait son film Oskar Langenfeld. Que la scne se passt quatre heures du matin, cela tmoigne de cet tat dexception permanent dans lequel nous vivions alors. Jallais souvent lAcadmie une heure asociale, quelquefois pour essayer un montage, mais le plus souvent pour regarder travailler quelquun ou pour discuter. Pour renforcer en soi la facult de juger, se forger un sens cinmatographique.Le film Oskar Langenfeld dure peine douze minutes, des chiffres noirs sur fond gris le divisent en douze chapitres.1. O.L. ouvre une porte et dit que le chef a demand lui parler. On lui rpond que le chef est occup, quil doit attendre. Suivent sept plans dO. L. en train dattendre, conscient que la camra fait son portrait. Ces plans nont dailleurs sans doute pas tous t tourns cette occasion, leur succession vise abrger lattente et lui donner un certain relief. Comme si cet artifice nous avait fait rater quelque chose, le raccord suivant amne un mouvement de rotation vers le chef, qui a dj commenc son discours. Le chef: Comment a, bien? Vous savez parfaitement de quoi je veux parler, on vous donne ici manger, vous nen trouverez pas tant ailleurs. Alors daccord, vous allez voir le concierge, vous lui faites vos excuses, et a ira encore pour cette fois. La camra abandonne le chef au crne dgarni, pivote vers la gauche entre les murs laqus du bureau, pour montrer O. L., assis, vtu dun costume fines rayures. Il porte un foulard autour du cou, la manire des artistes. O. L.: Cest not. Le chef: Il ne sagit pas de le noter, il sagit de sy tenir! O. L.: a ne se reproduira plus. Le chef, ce moment, pourrait insister pour quO. L. lui dise: Jen prends note et je my tiendrai, mais il doit craindre que son interlocuteur trouve une nouvelle occasion de se soumettre verbalement, sans reconnatre ouvertement son infraction. Cest pourquoi le chef explique lui-mme quO. L. a introduit en cachette de lalcool dans ltablissement - un foyer pour sans-abri -, ce qui ne saurait tre tolr, moins quil ne souhaite quil y ait encore des bagarres et de la casse? Dngation dO. L. Quand la camra revient vers le chef, on voit que les deux hommes sont assis exactement en face lun de lautre, au milieu de la pice presque vide.O. L. se lve et repasse la porte, qui se referme derrire lui. Apparat le chiffre du chapitre suivant. 2. Ce chapitre dure peine une minute, et sachve sur un Bon Dieu! prononc par un personnage hors champ. O. L. traverse le dortoir du foyer, sarrte pour convenir dune partie de cartes un demi-pfennig du point, et essaye de se faire confier un travail de lessive. Cette scne ne raconte pas grand chose, et sa fin abrupte donne ce peu de chose une importance considrable. 3. O. L. se tient au guichet du rfectoire et demande ce quil y a manger aujourdhui. Lemploye annonce les plats quelle lui passe : une portion de pain, un fruit, une portion de lard, une portion de sardines lhuile. O. L. renvoie le pain bis et rclame du pain blanc, et aprs avoir obtenu satisfaction, dit un peu plus haut que ncessaire quils ont du mal le lcher. On lui rpond alors quil est bien hardi, pour une fois. Le pour une fois fait allusion la prsence de la camra, devant laquelle O. L. veut avoir quelque chose rclamer. Ce chapitre se compose dun seul plan, et sachve sur limage dO. L. demandant: Et demain, quest-ce quil y a ? 4. En train de battre le linge dans la buanderie, il crie quelquun: Quest-ce tas mregarder comme a? Plus tard, on le voit suspendre des chemises au fil, il doit faire un violent effort pour stirer de toute sa hauteur. Il ouvre grand sa bouche dente. Les chemises sgouttent. 5. nouveau dans le dortoir, il a chauss ses lunettes et lit un roman bon march en fumant une cigarette. Comme il se redresse pour attraper un de ces paquets de quatre cigarettes quon ne trouvait alors plus gure qu Berlin-Ouest, on entend quelques bribes de musique chappes dun poste loign. Une atmosphre de lourde attente sinstaure. O. L. allume une nouvelle cigarette et commence tousser. La toux fait remonter un crachat dans sa bouche, mais il sefforce de ne rien laisser paratre, le plan est interrompu et repris de plus prs, le personnage est toujours embarrass de son crachat, de sorte quon ne sait pas si la camera fait preuve de discrtion ou dune insistance particulirement impitoyable. O. L. se tourne vers lobjectif, et il semble pour un instant quun sourire sesquisse sur son visage. Encore quelques notes, les accents chaleureux dune radio dans son coffre de bois. 6. O. L. se tient au comptoir dun bistro et raconte quelque chose dautres clients., Derrire le comptoir, une serveuse aux yeux lourdement maquills lance a la camra un regard soutenu, comme un invit longtemps attendu. Cette scne et certaines des prcdentes sont filmes avec une longue focale, peut-tre parce quon utilise une camra bruyante, qui doit tre tenue distance du micro. O.L parle de quelque chose quil a trouv, numre ce quil y avait dedans. Le chapitre sachve au milieu dune phrase. Derrire lui, on aperoit encore lil cern de noir de la serveuse, fixant le vide avec une expression dattente tranquille.7 O. L. rend visite un certain Erich, qui parle dune voix trs haut perche. O. L. gratte des miettes dans les jours de la nappe, devant lui se trouve une cage dans laquelle un canari sautille et ppie. Erich dit que le pantalon dO. L. est dans un tat lamentable. O. L prend un cigare dans une bote et lallume soigneusement avec un briquet-tempte. Erich arrive avec du caf et des gteaux.La cendre, au bout du cigare tout juste allum, est dj trs longue, et O. L. passe le doigt entre les barreaux de la cage. Erich revient avec la cafetire, O. L. nen veut cette fois quune demi-tasse. Erich sinstalle sur le lit, manifestement il habite une simple chambre avec cuisine. O. L. dit quil a les nerfs en pelote. Bon, il a reu ses 30 marks, il se dbrouillera bien. Tout au long de cet entretien on entend gnralement celui des deux interlocuteurs qui nest pas visible sur limage, le son na manifestement pas t enregistr en mme temps que limage, mais transfr hors champ, pour quon ne remarque pas la mauvaise synchronisation du son et de limage.O. L., levant la tasse vers Erich, boit sa sant. Erich sourit.O. L.: Jai aujourdhui, jai aujourdhui ... Ainsi sachve ce chapitre. 8. Dans ce qui est apparemment le rfectoire du foyer, O. L. se dirige vers un homme assis une table, et lui rappelle nergiquement quil lui doit encore dix marks. Lautre rpond trs tranquillement quil ne les a pas encore, et O. L. dclare que sil nest pas pay le soir mme, tu peux dire adieu au costume. Le dbiteur dit quelque chose pour le calmer, puis lon voit O. L. en gros plan. Il a les sourcils levs, mais na pas lair vraiment menaant. Il dit: On verra bien . Cette scne a manifestement t prpare, et il est mme probable que le dbiteur ait appris son rle. On a arrang un gros plan pour O. L., et le temps de mettre les choses en place, son nervement est dj retomb. Cela jette un clairage rvlateur sur sa force de caractre. 9. Une partie de cartes parmi les occupants du foyer, O. L. suit le jeu en spectateur, boit dans sa tasse, boit et reboit. Sa soif semble inextinguible. 10. O. L. debout en pantalon, met sa casquette, enlve le foulard, dboutonne laborieusement sa chemise, quand il lenlve on voit quil porte en dessous une deuxime chemise, dont plusieurs boutons sont dfaits. Il attrape une troisime chemise, enlve sa casquette, enfile la chemise sans la dboutonner, puis renoue son foulard autour du cou. Le plan suivant montre une fentre filme de lextrieur, derrire laquelle on voit O. L. tirer le rideau et regarder avec contrarit dans la rue. Il se dtourne, le rideau retombe. 11. Cette fois, O. L. est en visite chez une femme, qui est peut-tre sa sur. La camra les montre assis face face autour dune table couverte dune nappe. Derrire eux, on aperoit un grand prsentoir en bambou, formant comme une voile triangulaire, avec des traverses diagonales entre les montants principaux, o sont fixes quelques plantes dappartement. Un espace inhabituellement grand est rserv au-dessus de leurs ttes, et O. L., assis, parat trs petit, il est tellement vot que son menton touche sa cage thoracique. Il demande o se trouve son neveu, sil ne pourrait pas monter, la femme rpond que a nest pas possible, quil est occup fendre du bois. O. L. dit que a sera pour la prochaine fois. 12. Ce chapitre commence par un cran noir, on entend la voix de Holger Meins dire: Dis donc: saloperie . O. L. rpte le mot plusieurs fois avec diffrentes intonations. Le film sachve sans quOskar Langenfeld ait trouv le ton juste. Holger Meins , au moment o je le regardais travailler la table de montage tait en train dentrer les bruits du briquet. Mon souvenir dalors se trouve confirm quand je vois aujourdhui le briquet dO. L. dans le chapitre 7. Mais cette confirmation me semble rsulter dun faux contact dans mes circuits crbraux, comme lorsquune impression de dj vu nous rappelle un tat de conscience depuis longtemps oubli. Holger Meins, avec ce film, ne cherchait nullement faire ses preuves. Bien que lide des douze chapitres et de leurs conclusions premptoires soit emprunte au film de Godard, Vivre sa vie, il ny a rien ici qui copie une criture trangre. Ce film parle dun vieil homme, qui ne trouve pas les mots justes pour dire ses peines, et qui sen rend compte lui-mme; il fait nanmoins une nouvelle tentative, timidement, et rate donc son coup encore plus gravement. Il y a quelque chose dans son regard et dans son attitude, par quoi il revendique dtre linterprte de sa propre existence. Le film ne se demande pas o passe la frontire entre le social et lexistentiel. Il sagit plutt de savoir comment le temps svanouit avec les vnements. Quelque chose se cristallise, qui peut cependant se dissoudre aussitt. On ne sait pas bien si les significations existent par elles-mmes, ou si elles sont seulement produites parce que le monde ne serait pas intelligible autrement. Ce petit film, qui parvient tirer tant de choses de quelques jours de tournage et de quelques bobines de pellicule noir et blanc, prouve que Holger Meins savait comment aborder un sujet. Cest seulement beaucoup plus tard que jai compris que le travail de Holger Meins la table de montage consistait examiner les plans, se forger un jugement. Et il a su reproduire dans le montage quelque chose de la relation quil entretenait avec son matriau.

Lorsque je lus dans un journal quil tait lun des terroristes recherchs, son nom tait orthographi Mons, ce qui me fit esprer simultanment quil sagissait de quelquun dautre, et que cette erreur de transcription lui permettrait de schapper. Nous navons jamais parl ensemble de la question de la lutte arme, comme on disait alors. Je nai mang en sa compagnie que durant nos sances de travail ou au cours de dplacements communs, nous ne partagions une bire que lorsque nous nous rencontrions par hasard une sance de cinma ou dans une manifestation politique. Une fois, jai pass plusieurs jours avec lui, ctait en hiver, nous sommes alls en Belgique dans une Volkswagen au chauffage encrass, traverse de courants dair humides, pour assister un festival de cinma. Nous y avons vu de nombreux films, dont nous discutions ensuite, nous avons mme mont un esclandre politique et rdig un petit manifeste. Mais jamais nous navons discut dun film de gangsters dont je puisse en quelque manire imaginer quil ait fourni un modle la RAF. Je me reprsentais Holger Meins, au sein de la RAF, comme un de ces comparses qui, dans une bande de malfaiteurs, reste au deuxime rang, excute sans mot dire des tches purement techniques, comme prparer le vhicule dans lequel les complices prendront la fuite ou faire sauter le coffre-fort. De tels techniciens ont souvent t pousss dans la voie du crime par un amour malheureux, qui peut aussi bien tre lamour dun mtier, par exemple la boxe ou la course automobile. Je nai jamais parl avec Holger Meins daffaires sentimentales. Se pourrait-il quil ait t du dans son profond amour pour le cinma? Ou encore : sil na pu satisfaire aux exigences de cet amour, comment le pourrais-je ? Ctaient les lucubrations de quelquun qui se sentait abandonn. Mais il sagissait, il sagit encore maintenant de comprendre quil cherchait avant tout couper toute attache : il voulait risquer sa vie.

Bresson un stylisteHarun Farocki

On peut tablir la liste des lments qui forment la base de son style cinmatographique. Pas de plan gnral. Bresson n'utilise pour ainsi dire jamais de plan gnral, et en tout cas jamais pour donner une vue d'ensemble de quelque chose avant d'en examiner de plus prs le dtail. Dans Au Hasard Balthazar (1966), un unique cadrage ouvre sur la totalit du village o se situe l'action; et alors seulement parce que la camra regarde vers le ciel d'o il commence pleuvoir. Et la camra regarde vers le ciel parce qu'un peu plus tt le paysan avare a dit qu'il ne garderait l'ne que jusqu' la prochaine pluie. Dans Le Diable probablement (1977) il arrive qu'on voie une portion d'autoroute, mais filme de telle sorte qu'on ne voit ni l'horizon ni le ciel, rien ici de la libert ni des grands espaces auxquels conduit si souvent l'autoroute au cinma. Il y a toutefois un plan gnral la fin de Lancelot du lac (1974). La camra prend du champ, recule loin de l'action et l'on dcouvre combien petite et minable est la fort o les chevaliers s'entre-massacrent. En ne remplissant plus l'image, la boucherie perd de son impact, perd en importance, elle est situe. Lancelot est un film d'Histoire, un film en costumes et, avec ce plan gnral, Bresson montre la dimension rduite de l'historique (dans son film). Cet emploi du plan gnral est tout fait contraire l'usage - habituellement dans un film en costumes, le plan gnral est l pour montrer la dmesure du monde costum qui est mis en scne : il est sans limites, et le paysage a t choisi et photographi pour lui servir de cadre. On a presque toujours film les dserts et les montagnes des tats-Unis comme s'ils taient le dcor naturel d'un film en costumes. Quand Wim Wenders a imagin dans Filmkritik un film qui ne serait compos que de plans gnraux, il s'agissait pour lui d'en montrer la difformit. Dans un plan gnral on peut tout juste montrer que une voiture se dplace, pour dire pourquoi comment, avec qui et o, il faut des plans rapprochs. Godard se sert souvent du plan gnral contre ses propres intentions narratives et figuratives. Il fait advenir quelque chose, qu'il repousse ensuite, qu'il loigne dans un plan gnral en sorte que le comment, le o, et tout ce que tout cela est cens signifier, s'dulcorent. Bresson cadre serr. Dans Le Diable probablement quand Charles lve les yeux vers une fentre derrire laquelle son amie se trouve en compagnie d'un homme, on ne voit que quelques mtres de la faade de l'htel et non tout le btiment du terminal d'aroport. Ce cadrage m'a suffi ( moi cin-touriste) pour reconnatre l'htel Paris. Mais Charles se soucie comme d'une guigne de l'aspect pris par les villes aujourd'hui, il ne voit que la fentre derrire laquelle son amie est avec un homme. Bresson est tout entier dans ses personnages et dans leur travail, leur travail ou leur activit. On ne peut pas toujours dire que ses citadins travaillent mais ils sont actifs, leurs gestes peuvent tre des gestes vides mais ils sont accomplis avec la plus grande insistance. Quand chez Bresson un homme aime une jeune fille, il lui court aprs comme on vaque au travail, c'est souvent pris, tort, pour de la froideur. Mais quiconque travaille, ou fait quelque chose qui ressemble un travail, ne se proccupe pas ncessairement de ce qui l'entoure. Il y faudrait une oisivet ou une nervosit qu'on n'a pas ici. Quand j'ai vu Derzou Ouzala de Kurosawa (1975) j'ai pens : le film raconte l'histoire de quelqu'un qui vit en plein air en Sibrie, et le regard serre de prs les paysages. Depuis, la vision panoramique du pays natal suppose tre celle des cow-boys et des fermiers dans les westerns me semble touristique. Les interprtes de Bresson ne peuvent mme pas bien regarder autour d'eux quand ils volent. Quand Lucien dans LArgent (1983) vient de soustraire une petite somme et cherche la dissimuler, les propritaires du magasin reviennent. Lucien lve tranquillement les yeux et continue comme si de rien n'tait. L'instant d'aprs, son mange est dcouvert et on le jette dehors. On peut toujours en dduire qu'il souhaitait se faire renvoyer, ou provoquer les propritaires, n'empche : on le chasse parce qu'il ne sait pas tenir compte de ce qu'il voit. Parce qu'il ne peut pas sparer son regard de ses gestes. Le regard des acteurs chez Bresson est un geste des yeux. S'ils ne regardent pas un endroit prcis ils tiennent la tte lgrement incline. (Une position zro, ils ne laissent pas leur regard errer.) Quand leurs mains ne font rien, elles pendent ouvertes au bout des bras. (Une position zro, elles ne saisissent pas distraitement tout ce qui se trouve autour.) Les mains ne sont pas compltement ouvertes, les bras ne sont pas tout fait raides, voil qui conviendrait un soldat. Un scnario de Bresson est plein des annotations P.M. (plan moyen) et G.P. (gros plan). P.M., c'est pour des plans qui prsentent une personne de la tte aux hanches environ, ou des plans montrant un groupe de personnes de la tte aux pieds avec encore un peu d'espace autour. Le Diable, plan 64 : Panoramique (ici Bresson ne dit rien de la taille du plan). Alberte monte dans la Triumph ct de Charles et d'Edwige et dmarre. - On pourrait dire de cette image qu'elle est un plan gnral, mais alors, un plan gnral dans lequel on verrait l'ensemble et rien de plus que l'ensemble. Bresson cadre ses personnages de prs, il ne laisse pas la camra ce qu'on appelle de l'autonomie. C'est comme si vous vouliez crire de la littrature avec des propositions principales. C'est un art : Bresson exige de chaque mot qu'il ait l'air de s'insrer dans une proposition. Par ce transfert grammatical chaque lieu, chaque objet, devient son driv. Alors Paris devient "Paris" ou, comme on le conoit en arithmtique, une tasse devient une tasse. Vraisemblablement parce que son habilet artistique ne pouvait trouver sa juste mise en valeur dans Lancelot, o le thtre de l'action lui sembla ne tenir qu'aux costumes, aux accessoires et aux constructions, il les a contrasts par ce plan gnral sur le petit bois. Comment les personnages se font face, et comment la camra l'enregistre. La camra de Bresson se place entre les personnages, se tient presque sur l'axe de l'action. L'axe de l'action est le nom de la ligne suppose sparer deux personnages ayant affaire l'un avec l'autre. Elle indique la direction des regards, des mots, des gestes. Cette ligne est semblable une rivire en gographie (et une rivire en stratgie militaire), une orientation et une frontire (qu'on dit "naturelle", mme si la rivire n'est qu'un filet d'eau). Il importe de savoir de quel ct vous tes et changer de ct implique de changer les indications. Parce que la camra de Bresson se tient presque sur cet axe, les personnages dtournent lgrement le regard de la camra. C'est ce "lgrement" qui est irritant : la camra prend le personnage frontalement - lui ne renvoie pas le regard, il djoue l'offensive. La camra est visiblement l et le regard du personnage le nie. Arrive le contrechamp, l'image du personnage qui est en face. La camra pivote d'environ 180 et on a de nouveau un personnage dont le regard vite l'il de la camra. Cette attitude vasive fait ressortir l'imperturbable opacit des interprtes bressoniens. Dans les squences courtes, ou quand un dcor n'est film qu'une fois, le sens de l'orientation est rendu difficile, ainsi dans lArgent, quand Norbert en demande son pre, les deux protagonistes ne semblent pas s