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S E N RÉPUBLIQUE DU CAMEROUN REPUBLIC OF CAMEROON Paix Travail Patrie Peace Work Fatherland ----------------- ----------------- UNIVERSITÉ DE YAOUNDÉ I UNIVERSITY OF YAOUNDE I ----------------- ----------------- ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE HIGHER TEACHER’S TRAINING COLLEGE ----------------- ----------------- DÉPARTEMENT DE PHILOSOPHIE DEPARTMENT OF PHILOSOPHY ----------------- ----------------- THÉORIE DES AFFECTS ET THÉORIE POLITIQUE : UNE LECTURE CRITIQUE DU TRAITÉ POLITIQUE (1677) DE BARUCH SPINOZA Mémoire présenté en vue de l’obtention du Diplôme de Professeur de l’Enseignement Secondaire Deuxième Grade (D.I.P.E.S. II) Par Landry Judicaël KENGNE TANGA Master ès philosophie Sous la direction du Pr Jacques CHATUE MC ANNÉE ACADÉMIQUE 2011/ 2012

Théorie Des Affects Et Théorie Politique - Spinoza

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Théorie Des Affects Et Théorie Politique - Spinoza

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  • S E

    N

    RPUBLIQUE DU

    CAMEROUN

    REPUBLIC OF CAMEROON

    Paix Travail Patrie Peace Work Fatherland

    ----------------- -----------------

    UNIVERSIT DE

    YAOUND I

    UNIVERSITY OF YAOUNDE I

    ----------------- -----------------

    COLE NORMALE

    SUPRIEURE

    HIGHER TEACHERS

    TRAINING COLLEGE

    ----------------- -----------------

    DPARTEMENT DE

    PHILOSOPHIE

    DEPARTMENT OF

    PHILOSOPHY

    ----------------- -----------------

    THORIE DES AFFECTS ET THORIE POLITIQUE :

    UNE LECTURE CRITIQUE DU TRAIT POLITIQUE

    (1677) DE BARUCH SPINOZA

    Mmoire prsent en vue de lobtention du

    Diplme de Professeur de lEnseignement Secondaire Deuxime Grade

    (D.I.P.E.S. II)

    Par

    Landry Judical KENGNE TANGA

    Master s philosophie

    Sous la direction du

    Pr Jacques CHATUE

    MC

    ANNE ACADMIQUE 2011/ 2012

  • i

    ma mre.

  • ii

    REMERCIEMENTS

    Nous voulons exprimer notre gratitude dabord au Pr Jacques Chatu pour

    avoir accept de diriger ce travail, et ensuite, tous les enseignants de philosophie

    de la Facult des Lettres et des Sciences Humaines de lUniversit de Dschang, et

    ceux de lEcole Normale Suprieure de Yaound, pour nous avoir initi la

    recherche.

    Nous remercions galement notre mre, nos frres et surs, en loccurrence

    Mesaac Sonagou Kengne, Emmanuel Takouchou et Apoline Mayoumo, pour leur

    soutien indfectible.

    Nous noublions pas nos camarades et amis Rosine Bissu, Virginie Sanam,

    Alain Gnonpouobop.

    Mme Franoise Balais et Guy Merlin Ebou, pour toute la

    documentation quils ont gracieusement mise notre disposition, nous exprimons

    toute notre reconnaissance.

  • iii

    RSUM

    Affect et politique, deux concepts distincts, car lun renvoie la nature, et

    lautre lorganisation de la cit et de la vie sociale des hommes. Distincts, mais

    dont le lien troit permet de construire une thorie politique raliste. Le prsent

    travail de recherche qui sintitule Thorie des affects et thorie politique : une

    lecture critique du Trait politique (1677) de Baruch Spinoza esquisse le rapport de

    continuit qui existe entre passions humaines et politique. Par une dmarche

    analytico-critique, ce travail tente de montrer que laffect est la premire ressource

    politique. Par consquent, toute organisation politique doit toujours reflter le dsir

    des citoyens afin dassurer leur coexistence. Pour Spinoza, qui sinscrit en faut

    contre limaginaire du contrat, il ny a pas de nature humaine sans la socit, et

    mme dans la socit, lhomme est toujours un tre naturel. Lenjeu ici est de faire

    triompher le principe dimmanence et par l mme de remettre en cause les thories

    de la reprsentation politique fondes sur des prjugs litistes.

  • iv

    ABSTRACT

    Affect and politics, two distinct concepts. One being linked to nature and the

    other, to the organisation of the city and the social life of humans. Although distinct,

    the narrow link between them gives room for the construction of a realistic political

    theory. The present research work which is intitled Thorie des affects et thorie

    politique: une lecture critique du Trait politique (1677) de Baruch Spinoza draws

    the relation of continuity which exists between human passions and politics.

    Through a critical analysis, this work tries to show that affect is the first political

    resource. Consequently, all political organisations should always reflect the desire of

    citizens in order to assure their coexistence. According to Spinoza, who is against

    imaginary of contract, there is no human nature without a society and even in the

    society, a human being is always a natural being. The interest here is to set at the

    bottom the principle of immanence and at the same time to reject theories of

    political representation founded on intellectual prejudgments.

  • v

    ABRVIATIONS UTILISES

    Dans les notes de bas de page, les ouvrages de Spinoza sont dsigns par les

    abrviations suivantes :

    Ethique : (le numro de la partie en chiffres romains)

    Proposition : prop. (le numro de la proposition en chiffres romains)

    Dmonstration : Dm.

    Dfinition : Df. (le numro de la dfinition en chiffres arabes)

    Dfinition des sentiments : Df. Sts. (le numro de la dfinition des

    sentiments en chiffres romains).

    Trait politique : - (le numro du chapitre en chiffres romains)

    -(Le numro des articles en chiffres arabes).

  • 1

    INTRODUCTION

  • 2

    A lexemple de Machiavel, Spinoza sort des sentiers battus. Son souci nest

    pas de crer une nouvelle weltanschauung politique prive" 1comme lont fait

    Platon, Aristote et Hobbes, mais de centrer sa rflexion sur lide selon laquelle le

    pouvoir rel de lEtat doit tre dtenu par la puissance sociale de la multitude, qui

    constitue un seul individu et agit comme un seul corps. Cette puissance collective (la

    multitude), qui fonde le pouvoir tatique, est le produit de lalliance du conatus des

    individus humains. Ainsi, Spinoza fait reposer llment essentiel de sa politique sur

    le principe constitutif de lindividu humain : le conatus, une affirmation

    absolument absolue 2 de ltre, un effort naturel et avant tout passionnel pour se

    conserver. Cest pourquoi travers la proposition VI de la Troisime partie de

    lEthique, savoir Chaque chose, selon sa puissance dtre sefforce de

    persvrer dans son tre 3, Matheron voit lunique point de dpart de toute la

    thorie des passions, de toute la politique et de toute la morale de Spinoza 4. Il y a

    donc ici un certain dplacement radical , pour parler comme Laurent Bove, de la

    question politique. Dplacement radical qui sexplique par le passage du

    domaine juridique et moral laquelle la question politique est habituellement pose

    au domaine ontologique.

    Au plan ontologique, il nest plus question de contrat mais de conservation

    permanente de ltre, de ce qui est au principe de ltre. La politique spinozienne,

    dans le Trait politique, part de ce qui est naturel et commun aux hommes :

    laffirmation immanente du droit naturel y compris dans lordre civil 5. Cette

    thorie politique est expose et suffisamment dtaille dans le Trait politique dont

    les prodromes se trouvent dj dans les premiers ouvrages de Spinoza : le Trait

    1 Expression employe par Laurent Bove, dans La stratgie du conatus. Affirmation et rsistance chez

    Spinoza, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1996, p.17, pour dsigner la vision du monde politique de

    Spinoza, 2 Ibid., p.16.

    3 Spinoza, Ethique, III, prop. VI, traduction de Roland Caillois, Editions Gallimard, Paris, 1954, p.189.

    4 Matheron cit par C. Ramond in Qualit et quantit dans la philosophie de Spinoza, Presses Universitaires

    de France, Paris, 1995, P. 6. 5 Dans le lexique de Spinoza, notamment dans le Trait politique, lordre civil distinct de ltat de nature

    dsigne lEtat.

  • 3

    thologico-politique et lEthique. Raison pour laquelle notre rflexion portera

    essentiellement sur le Trait politique.

    Mais, pourquoi sintresser au Trait politique alors quil na presque pas

    joui du mme intrt en France du moins que le Trait thologico-politique6 ?

    En effet, le Trait politique a t publi en 1677 dans les uvres posthumes de

    Spinoza en mme temps que lEthique ; il a en quelque sorte t cach par elle,

    tandis que le Trait thologico-politique, seul publi du vivant de lauteur et porteur

    de thses qui contredisaient violemment la tradition, ne pouvait que susciter la

    polmique, donc attirer lattention. De plus, le Trait politique est un ouvrage

    inachev. Cet inachvement laisse croire que lobjectif central de lauteur na pas t

    atteint, puisque lauteur meurt au moment mme o il devrait traiter du

    gouvernement dmocratique, cur du projet spinoziste, et par consquent, le

    systme politique quy est dvelopp semble ne plus valoir la peine dtre consult.

    De plus, premire vue, on peut croire, au vu de sa problmatique comme de son

    lexique, quil ne fait que rpter la classification traditionnelle des trois formes de

    gouvernement que sont la monarchie, laristocratie et la dmocratie, en vue den

    prciser le meilleur.

    Toutefois, le Trait comme son nom lindique est une tude profonde et

    totale de la politique :

    Dailleurs le choix du mot Trait signifie sans ambigut

    le projet massif de faire le tour de la question sans ngliger

    aucun aspect institutionnel mais aussi matriel et spirituel.

    Le trait sera la mise en ordre rationnel de lensemble des

    penses de Spinoza concernant la politique.7

    En effet, le Trait est lexpos dtaill de la vision de Spinoza quant la

    politique. Cest la science de lEtat. Il traite scientifiquement, c'est--dire la

    manire des gomtres, la chose politique comme sil tait question de lignes, de

    6 Pierre-Franois Moreau, prface de Spinoza : questions politiques. Quatre tudes sur lactualit du Trait

    politique dAlain Billecoq, LHarmattan, Paris, 2009, p. 7. 7 Alain Billecoq, Spinoza : questions politiques. Quatre tudes sur lactualit du Trait politique, p. 19.

  • 4

    plans ou de corps 8. Le Trait politique nest donc pas un trait philosophico-

    politique linstar du Trait thologico-politique dont lobjet est de sparer

    dfinitivement la foi et la philosophie9, ni un trait de politique philosophique, car il

    ne dit pas ce qui doit tre. Il constitue la partie dune uvre philosophique au

    moment o celle-ci aborde la politique. Il pense la vie des hommes en tant quelle

    est politique, sous ses divers aspects. Contrairement au Trait thologico-politique

    qui se caractrise par une certaine chaleur et une certaine gnrosit, le Trait

    politique se prsente comme un ouvrage intransigeant, systmatique, rigoureux et

    svre10

    . Intransigeant parce quil est ferme et nadmet point de compromis ;

    systmatique grce une unit de concepts qui sorganisent autour dune mthode

    bien dfinie et qui procde dans un ordre logique pour un but dtermin ; rigoureux

    et svre puisquil se caractrise par une logique inflexible.

    Le Trait politique de Spinoza revt une double importance : la premire

    rside dans le corpus spinozien, tandis que la suivante se peroit sur le plan

    historique de la pense dmocratique. Commenons par lemplacement disciplinaire

    du Trait politique dans lensemble des uvres de Spinoza. Cest la dernire uvre

    et la dernire production mtaphysique de Spinoza crite entre 1675 et 1677. Elle

    est prcde de deux grands ouvrages dont le contenu est partiellement et non

    directement politique. Il sagit du Trait thologico-politique, rdig entre 1665 et

    1670, et lEthique, son matre-ouvrage, compos entre 1661 et 1675. Le Trait

    thologico-politique et particulirement lEthique sont le lieu par excellence o

    Spinoza combat tous les dualismes (notamment me-corps) au profit du monisme.

    LEthique est le procs dthicisation de lindividu humain. C'est--dire le processus

    de libration individuelle. Cest donc une thologie pour reprendre le propos de

    Gilles Deleuze. Autrement dit, une science pratique des manires dtre qui vise

    8 Spinoza, Ethique, III, p.180.

    9 Spinoza, Trait thologico-politique, XIV, traduction de Charles Appuhn, Garnier-Frres, Paris, 1965, pp.

    240-246. 10

    Charles Ramond, Sur lorientation quantitative du Trait politique de Spinoza, in Spinoza et la politique,

    Actes du colloque de Santiago du Chili, mai 1995, universidad de Chile/CERPHI, LHarmattan, Paris, 1997,

    p.85.

  • 5

    rendre lhomme heureux. Il sagit en fin de compte dinscrire lhomme sur la voie

    dune thique positive, et non dune morale. Cest aussi dans ce livre phare que

    commence sesquisser la libert de lindividu comme puissance constitutive.

    Comme on le voit, le Trait politique ne fait que reprendre et poursuivre la thorie

    mtaphysique dveloppe principalement dans lEthique. En effet, lide de

    puissance constitutive de lindividu humain dveloppe dans le Trait politique, se

    prsente comme la conclusion du processus mtaphysique entam dans lEthique.

    Nous pouvons affirmer que le Trait politique est la continuit et la conclusion du

    scolie II de la proposition XXXVII de la Quatrime partie de lEthique. Car cest

    dans cette partie que Spinoza prsente les conditions de libration effective de

    lindividu humain. Cest la mtaphysique qui dtermine la pense politique de

    Spinoza.

    Au plan historique de la pense dmocratique, le Trait politique est un

    ouvrage de fondation thorique : fondation de la pense politique dmocratique de

    lEurope moderne11

    . Lide moderne de dmocratie, chez le libre maudit 12

    est

    fonde sur le concept de multitude. Or dans lide antique de dmocratie, la libert

    est lattribut des seuls citoyens de la polis. De mme Spinoza, se distingue des

    penseurs dmocratiques de son poque :

    Lide de dmocratie [chez Spinoza] nest pas conue,

    prcise Negri, en termes dimmdiatet de lexpression

    politique, mais sous la forme abstraite du transfert de

    souverainet et dalination du droit naturel.13

    En dautres termes, les penseurs politiques contemporains de Spinoza,

    linstar de Hobbes, posent le contrat comme acte fondateur de la dmocratie. Or

    Spinoza ne lgitime pas lordre politique existant. Raison pour laquelle il labore

    dans son dernier ouvrage un projet politique rvolutionnaire : la mise ensemble des

    concepts de dmocratie et de droit naturel radical et constructif. Pour tre plus

    11

    Antonio Negri, Spinoza subversif. Variations (in)actuelles, traduction de Marilne Raiola et Franois

    Matheron, Editions Kim, Paris, 1994, p. 19. 12

    Ibid., p. 35. 13

    Ibid., p.19.

  • 6

    prcis, il conserve le jus naturalisme dans la dmocratie. Il construit une socit dans

    laquelle les individus sont gaux du point de vue du droit et ingaux du point de vue

    du pouvoir. Sil disqualifie la thorie du contrat qui tait en vigueur son poque et

    que lui-mme a dabord propos dans le Trait thologico-politique, cest justement

    parce quil conduit labsolutisme. Ainsi, Spinoza rompt avec la tradition et

    propose une nouvelle manire dmocratique denvisager la chose politique.

    Le Tp est, crit A. Negri, ainsi la conclusion dun double

    cheminement philosophique : de celui, spcifiquement

    mtaphysique, qui poursuit les dterminations du principe constitutif

    de lhumanisme, pour le conduire de lutopie et du mysticisme

    panthiste une dfinition de la libert comme libert constitutive ;

    et de celui, plus proprement politique, qui parvient la dfinition de

    cette libert comme puissance de tous les sujets, excluant ainsi toute

    possibilit dalination du droit naturel (de la force sociale du

    principe constitutif).14

    Nous nous excusons de la longueur de cette citation, mais elle est importante

    pour saisir fond la double importance du Trait politique. Cette abrviation nest

    pas de nous mais dAntonio Negri. Le Trait politique, daprs ce penseur italien,

    boucle la boucle des uvres de Spinoza tant sur le plan philosophique que sur le

    plan politique, notamment en ce qui concerne la libert quil prsente comme

    quelque chose dessentiel, de constitutif et surtout dinalinable.

    La thorie politique de Spinoza nest pas utopique, mais saccorde avec les

    difficults concrtes lies au dveloppement historique des Etats. Elle sinspire de

    lexprience et du ralisme de la Hollande du XVIIme sicle. Aussi sefforce-t-il

    toujours de partir des situations historiques concrtes et des faits rels pour

    expliquer les conduites humaines et dvoiler les mystifications. Ainsi, comme nous

    lavons dit plus haut, le problme politique de Spinoza nest pas celui de la

    conception idale du meilleur rgime, mais celui de laffirmation absolue de la

    puissance de la multitude. Et pour cela, il part de ce qui est naturel et commun aux

    14

    Antonio Negri, Spinoza subversif. Variations (in) actuelles, p.24.

  • 7

    hommes : le conatus qui est laffect par excellence. On peut donc noter une identit

    entre lordre naturel et lordre politique.

    Le conatus, effort avant tout passionnel pour se conserver, est lessence

    mme des choses singulires y compris de lindividu humain. Ainsi, la thorie

    politique de Spinoza part de lontologie de ltre, c'est--dire du conatus qui se

    prsente encore comme dsir ou droit naturel chez Spinoza. Le conatus ou dsir ou

    encore droit naturel constitue ce que lami dOldenburg appelle laffect. Cest donc

    laffect qui est le socle de la thorie politique de Spinoza.

    En effet, laffect recouvre ce que la tradition entendait par passion, sauf que

    laffect nest pas seulement souffrance, tristesse, mais aussi jouissance joyeuse. En

    fait, laffect est une ralit psycho-physique qui exprime les modifications de la

    puissance dagir du corps et de lesprit. Avec Spinoza, les affects sont des

    affections du corps, par lesquelles la puissance dagir de ce corps est augmente ou

    diminue, aide ou contenue, et en mme temps les ides de ces affections15

    .

    Autrement dit, laffect est une variation de la puissance dagir du corps et de lesprit,

    le passage dun tat un autre. Il recouvre la fois une ralit physique et une

    ralit mentale et implique une corrlation entre ce qui se passe dans le corps et dans

    lesprit. Ce concept exprime lide de variation, de changement, de force ractive.

    Ce qui traduit la conservation de ltre. En bref, laffect est une variation continue de

    perfection. Il a deux modalits : laction et la passion. Action, si nous sommes la

    cause adquate de nos actes, et, passion si nous ne sommes que la somme partielle,

    confuse et mutile de nos actes.

    Cette innovation terminologique est une forme de rupture par rapport la

    tradition qui concevait les passions comme une pathologie que la sagesse devrait

    faire leffort de matriser. Or, honnir les passions comme le font les moralistes

    (satiriques, thologiens et mlancoliques16

    ), cest avant tout considrer les passions

    15

    Spinoza, Ethique, III, Def.3, P. 181. 16

    Ibid., IV, prop. XXXV, scolie, p.299.

  • 8

    comme des phnomnes morbides, surnaturels et, par consquent, inintelligibles. De

    mme, honnir les passions cest aussi affirmer la prsance de lme sur le corps et

    donc considrer lhomme comme raison. Il y a l une ferme volont dinstaurer une

    morale et non une thique.

    Cependant, pour le philosophe hollandais, lhomme est une modification de

    la nature, un fragment de la substance absolument infinie. Une ralit qui implique

    que lhomme nest plus le centre du monde, mais une chose parmi les choses. Au

    fond, cette thorie spinozienne des affects rhabilite le corps qui a t longtemps

    dvaloris par ses devanciers. Spinoza ne propose pas une anthropologie sparatiste

    comme Platon ou Descartes qui concevaient lhomme comme un mixte de corps et

    desprit, mais il propose une anthropologie unitaire qui considre lattribut pense

    (lesprit) et lattribut tendue (corps) comme les deux faces dune mme monnaie.

    Et cest cette anthropologie unitaire qui lui permet danalyser scientifiquement les

    affects.

    Les affects, selon lui, sont des choses naturelles. Ils obissent la mme

    ncessit de la nature, donc au principe de dterminisme. Les affects ont des

    proprits susceptibles dtre tudies et comprises mathmatiquement. Ce ne sont

    pas des vices de la nature humaine, comme le pensent certains philosophes, mme

    sils rendent les hommes impuissants et inconstants.

    Cest lopinion commune des philosophes, que les passions dont la

    vie humaine est tourmente sont des espces de vices o nous

    tombons par notre faute, et voil pourquoi on en rit, on nen pleure,

    on les censure lenvi; quelques-uns mme affectent de les har, afin

    de paratre plus saints que les autres. () Car ils voient les hommes,

    non tels quils sont, mais tels quils voudraient quils fussent.17

    Spinoza met lindex les philosophes moralistes qui ont une conception

    errone des passions. En fait, ces derniers considrent les passions comme des

    phnomnes tranges, extrieurs lhomme et, cependant nocifs sa survie. Daprs

    17

    Spinoza, Trait politique, I, 1, traduction dEmile Saisset rvise par Laurent Bove, Librairie Gnrale

    Franaise, Paris, 2002, p.111.

  • 9

    eux, les passions sont le prototype du mal qui enserre lhomme comme un boa

    constrictor, do la ncessit de les dcrier, afin que lhomme y prenne une distance

    radicale. Ce type de raisonnement est la preuve relle mais surtout dsolante quils

    (les moralistes) ignorent la vritable nature humaine. Le vritable problme des

    philosophes, moralistes, thologiens et homme politiques, cest de vouloir tailler

    lhomme sur mesure pour mieux le gouverner.

    Toutefois, ce nest point au maximes de la raison quil faut demander les

    principes et les fondements naturels de lEtat, mais quil faut les dduire de la

    nature et de la condition commune de lhumanit (...) 18

    . Comme on le voit, il y a

    un lien profond entre laffect et la politique. LEtat dcoule non des fondements de

    la raison, mais de ce qui prside mme au mouvement des individus humains,

    savoir le dsir et non pas la raison. Car la raison nest pas congnitale lhomme.

    Elle est une construction permanente, alors que le dsir est la forme humaine du

    principe universel de la persvrance. Cest un affect primitif dont les deux ples

    sont la joie et la tristesse desquelles drivent aussi les affects secondaires tels que

    lamour et la haine, et les affects drivs comme lespoir, la crainte et lenvie. Cest

    donc par dsir, par espoir ou encore par crainte que nous nous allions aux autres

    pour former un seul corps, pour former une communaut politique. Les affects

    constituent alors le fond des relations humaines. Ceci dit, la politique entendue ici

    comme rflexion sur lorganisation de la cit et de la vie sociale, c'est--dire sur les

    institutions indispensables lexistence commune dun grand nombre dindividus,

    ne peut tre effective qu partir de lexamen et la prise en compte de la racine

    ontologique de lindividu humain. Mais fonder lEtat sur ce qui est par essence

    variable, inconstant et donc instable, nest-ce pas retourner ltat de nature o

    rgne le grabuge ? Le problme ici se pose en termes de continuit entre affect et

    politique. En dautres termes, il sagit de la problmatique du rapport de prcellence

    ontologique entre laffect et la politique. Pour tre plus clair, la dialectisation de la

    18

    Spinoza, Trait politique, I, 7, p. 114.

  • 10

    variation continue de perfection et de lorganisation de la vie en commun des

    hommes nest-elle pas circulaire, c'est--dire aportique? En dautres termes, la

    dmarche spinozienne ne se confond elle pas en une boucle rcursive au point dtre

    antithtique ?

    Notre thse, est la suivante : mme sil y a une continuit entre la thorie des

    affects et la thorie politique, la thorie politique de Spinoza demeure encore

    entache de prjugs intellectualistes. Notre dmarche se voudra analytico-critique,

    cest--dire comprhensive, axe sur une critique davantage interne du spinozisme,

    et en mme temps questionnante, faisant une certaine place la critique externe.

  • 11

    PREMIRE PARTIE :

    DES AFFECTS COMME PRINCIPES DE

    LASSOCIATION POLITIQUE

  • 12

    Spinoza, entre 1650 et 1750, est prsent comme larmature intellectuelle

    des lumires radicales partout en Europe19

    . Ceci sexplique entre autre par

    lontologie originale quil propose et qui consquemment entrane une conception

    originale de lhomme distincte et oppose celle des humanistes. Lanthropologie

    humaniste considrait lhomme comme le centre du monde. Celle de Spinoza

    stablit sur un dplacement . Ainsi, lhomme perd tous ses privilges. Il nest

    plus un empire dans un empire20

    , mais un res parmi les res. Il y a ici un effort de

    dmystification de la conception traditionnelle de lhomme : lhomme obit aux lois

    communes de la nature et il participe galement avec force la constitution de la

    nature. La conscience est dcentre au profit du dsir. Le dsir est lessence de

    lhomme et en mme temps lexpression de laffirmation de ltre en tant que fini.

    Dfinir lhomme comme dsir cest montrer que chaque individu humain a sa propre

    norme qui peut le pousser sallier aux autres par espoir dun bien ou par crainte

    dun mal.

    Dans cette partie, il sera question pour nous de prsenter laffect comme

    premire ressource politique en montrant que la politique est un processus qui va du

    dsir de lindividu lunion des individus ce quon appelle la multitude et ce grce,

    principalement, aux affects despoir ou encore de crainte.

    19

    Jonathan I. Israel, Les lumires radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernit (1650-

    1750), traduction de Pauline Hugues, Charlotte Nordmann et Jrme Rosanvallon, Editions Amsterdam,

    Paris, 2005, p.22. 20

    Spinoza, Ethique, III, p.179.

  • 13

    CHAPITRE I : DE LA PUISSANCE DE LTRE

    La puissance est le noyau autour duquel sarticulent lontologie,

    lanthropologie, la morale et la politique de Spinoza. En effet, elle jouit au moins

    dun double statut. Elle se prsente premirement, daprs Faten Karoui-

    Bouchoucha, comme le moyen dont lhomme doit disposer pour se librer de la

    servitude . Elle est, ensuite, un critre dvaluation des degrs de perfection que

    lhomme pourrait atteindre21

    . Lusage du concept de puissance par Spinoza est

    une stratgie libratrice visant surmonter toute sorte dalination, ft-elle

    religieuse. Cest pourquoi il prsente lhomme ontologiquement comme une

    puissance naturelle qui se dfinit comme un effort pour persvrer dans son tre. Cet

    effort constant pour accrotre son pouvoir dtre et dagir sappelle conatus. Cette

    nouvelle manire denvisager le concept de puissance est teinte dune logique

    immanente qui foule au pied toute transcendance morale et religieuse. Poser ltre

    comme puissance, cest avant tout affirmer son autonomie et par-dessus tout sa

    libert.

    I- PRIMAUT ONTOLOGIQUE ET LOGIQUE DU CONATUS

    Avant Spinoza, la tradition philosophique prsente lhomme comme un

    animal raisonnable. Ce qui est mis en exergue cest laspect rationnel de lhomme.

    La raison peut prendre le pas sur le corps et deviendra ainsi llment spcifique qui

    distinguera lhomme de tous les autres tres de la nature. Cest pourquoi avec les

    anciens, lexception des matrialistes tels que Dmocrite, Epicure et Lucrce, vivre

    consiste se dpartir du corps qui empche lme de slever. Lhomme se trouve

    21

    Faten Karoui-Bouchoucha, Spinoza et la question de la puissance, LHarmattan, Paris, 2010, p.14.

  • 14

    ainsi dfinit par llment rationnel, cest--dire par ce quil devrait tre. Mais cest

    l tout le problme des rationalistes, car lhomme ne nat pas raisonnable. Il le

    devient. Cest conscient de cette mystification de lhomme que Spinoza va

    chambouler les murs en proposant une nouvelle conception, cette fois moniste, de

    lindividu humain. Ltre humain ne se dfinit plus par la raison mais par ses actes

    ou ses actions. On peut noter, ce niveau, leffort raliste de Spinoza lorsquil

    prsente lhomme non comme raison, mais comme conatus. Le conatus devient

    alors ltre relle de lhomme. Il y a l une primaut ontologique et logique du

    conatus.

    1-1 Primaut ontologique

    Primaut ontologique, dabord, parce que le conatus est lessence mme de

    lindividu humain. On ne doit pas tre tonn si nous employons alternativement

    conatus, dsir , apptit , ou droit naturel. En effet, le conatus, nous dit

    Spinoza, est leffort par lequel chaque chose sefforce de persvrer dans son

    tre22

    . Par effort, il faut entendre, lide de force, de pulsion, un quantum

    dnergie dynamique qui nous propulse vers des perspectives toujours nouvelles ;

    une tension qui pousse ou force la chose exister de faon indfinie. Le conatus est

    cette force qui sourd de lintrieur de ltre. Une chose persvre parce quelle est

    pleinement ce quelle est sans une moindre ngation. Elle ne persvre pas

    seulement dans ltre, mais bien dans son tre. C'est--dire dans la plnitude de

    son individualit. Le conatus est constitutif et interne ltre. Il est lessence mme

    des choses singulires. Le conatus est la puissance de Dieu manifeste une chose

    singulire. Il est alors une affirmation fondamentale de la puissance dagir et

    dexister. Lobjectif principal du conatus est la prservation de lindividu dans la

    22

    Spinoza, Ethique, III, Prop. VII, p. 190.

  • 15

    dure, fut-elle mdiocre. Dans ce sens le conatus se ramne linstinct de

    conservation, de survie, ou, de lattachement ltre. Mais, leffort par lequel

    chaque chose sefforce de persvrer dans son tre nest pas seulement le propre de

    lhomme, mais de tous les tres du monde : animaux, vgtaux, individus humains.

    Cest justement cette remarque qui fait la distinction particulire entre le conatus et

    le dsir. Le conatus est lessence des choses singulires en gnral. Le dsir quant

    lui est la forme humaine de la persvrance. Autrement dit, cest le propre de

    lindividu humain. Comme le stipule cette phrase de lEthique, le dsir se rapporte

    gnralement aux hommes en tant quils sont conscients de leurs apptits .23

    Il ny

    a donc aucune diffrence relle entre l apptit et le dsir. Si oui simplement que

    le dsir est lapptit accompagn de la conscience de lui-mme 24

    . Etant donn

    que notre tude porte non pas sur les choses singulires, mais sur lanthropologie et

    donc sur lhomme, nous privilgierons le concept de dsir sans toutefois nous

    dpartir de celui de conatus.

    Le conatus (ou dsir dans une perspective purement humaine) est lessence

    de lhomme et des choses. Il est de la nature de tout individu humain, de toute

    chose, de faire effort pour persvrer dans son tre. En dautres termes, lessence de

    ltre est de se conserver indfiniment jusqu ce quil soit dtruit par une chose

    extrieure. Intrinsquement, il ny a rien de ngatif en toute chose. Aucune chose ne

    peut tre dtruite que par une cause extrieure, cest--dire par une cause qui ne fait

    point partie de sa dfinition ou de son essence. Comme le prcise la proposition IV

    de la Troisime partie de lEthique, Nulle chose ne peut tre dtruite, sinon par

    une cause extrieure .25

    La ngativit ne dfinit pas les choses dans leur fond.

    Toute chose a une essence ternelle. Cest lternit de cette essence qui rend

    impossible la destruction de la chose par elle-mme. Le conatus, comme nous

    lavons dit, est lessence des modes de laquelle rsultent ncessairement les actes

    23

    Spinoza, Ethique, Prop. IX, scolie, P. 191. 24

    Ibid. 25

    Ibid., Prop. IV, P. 188.

  • 16

    ncessaires leur conservation. Le conatus est indfini. On pourrait mme dire quil

    est indestructible car malgr les obstacles pluriels qui entachent son dploiement, il

    persvre imperturbablement dans son existence particulire, grce la

    rsistance-active quil mne inlassablement. Lalination dune chose nest

    possible quavec les rapports extrinsques avec les autres corps.

    Le conatus prsente ltre tel quil est dans sa nature intrinsque. Ainsi

    aucune chose ne peut se dtruire elle-mme moins que ce ne soit par le fait dune

    cause extrieure. Ce qui est externe est ngatif chez Spinoza. Dire quune chose peut

    tre dtruite par elle-mme, cest comme si on affirmait quune chose est et quen

    mme temps elle nest pas. Ce qui est contradictoire. Puisque cette proposition est

    logiquement fausse. Elle ne respecte pas le principe de non-contradiction, cest--

    dire le principe selon lequel deux propositions contradictoires ne peuvent tre vraies

    en mme temps.

    Cest parce quune chose persvre dans son tre quelle ne peut tre dtruite.

    Toute chose a une essence ternelle. Cest donc lternit de lessence qui rend

    impossible la destruction de la chose par elle-mme. Le conatus, cest le vrai de

    tout pour parler comme Alain. Le conatus est interne la chose, cest linstinct de

    vie. Ce qui est externe est ngatif. Le conatus cest lattachement ltre. Sil se

    rapporte lme seule, cest--dire lme en tant quelle a des ides adquates, il

    sappelle volont . Sil se rapporte en mme temps lme et au corps, cest--

    dire lme en tant quelle a des ides inadquates, il sappelle apptit ou dsir. Le

    dsir est ainsi ltre de lhomme. Cest vrai que le conatus est lessence de lhomme.

    Mais il sagit de lhomme en particulier et des choses en gnral. Au lieu de parler

    de conatus, pour ce qui est spcifique lhomme, nous allons parler de dsir. Car le

    dsir est la vritable puissance de lindividu humain.

  • 17

    1-2 Primaut logique

    La primaut logique consiste ici montrer que rien ne peut prendre le pas sur

    le conatus. Cest le premier dterminant causal de toute chose.

    Le dsir, daprs Spinoza, est lessence mme de lhomme, en tant quelle

    est conue comme dtermine, par une quelconque affection delle-mme, faire

    quelque chose .26

    Cest dire que le dsir est effort, tendance, impulsion, cration.

    Le dsir est la force productrice de ltre humain. Le dsir est apptit conscient de

    lui-mme. Car chaque individu humain a conscience de leffort quil fait pour

    persvrer dans son tre. Il est de la nature de chaque individu humain de persvrer

    dans son tre ; de faire effort pour survivre. Lhomme fait et fera toujours leffort

    pour persvrer dans son tre moins quil ne soit dtruit par quelque chose

    dextrieur. Leffort est illimit.

    Dans le scolie de la proposition IX de la troisime partie, Spinoza parle du

    Grand Dsir. Du Dsir avec grand D qui signifie la puissance de lhomme ;

    laffirmation absolument absolue de ltre comme aime le dire L. Bove dans

    La stratgie du conatus. Parler du dsir, cest en mme temps affirmer lexistence

    du corps. Le dsir voqu par Spinoza est une forme de rhabilitation du corps. En

    tmoignent les lignes suivantes :

    Cet effort, quant il se rapporte lesprit seul, est appel volont ;

    mais quand il se rapporte la fois lesprit et au corps, on le

    nomme Apptit (appetitus).27

    En effet, leffort dont parle Spinoza nest rien dautre que le dsir. Si ce dsir

    se rapporte uniquement lesprit, cest--dire lesprit en tant quil a des ides

    adquates, en tant quil est dou du troisime genre de connaissance ( la science

    intuitive ) alors il sappelle volont . Sil se rapporte la fois lesprit et au

    26

    Spinoza, Ethique, III, Df. Sts., P. 242. 27

    Ibid., Prop. IX, scolie, P. 191.

  • 18

    corps, autrement dit, lesprit en tant quil est caractris par limagination (premier

    genre de connaissance) il sappelle Apptit. LApptit nest rien dautre que le dsir.

    Il ny a aucune diffrence, prcise Spinoza, entre lapptit et le dsir. Ceci ntait

    quune premire tape pour dmontrer limplication du corps. Car plus loin Spinoza

    pense () ce qui est premier et principal dans notre esprit, cest leffort pour

    affirmer lexistence de notre corps .28

    Lhomme est corps et me. Affirmer

    lexistence du corps cest considrer lindividu humain comme un dsir, un dsir de

    puissance.

    Le dsir est logiquement le principe producteur de nos jugements. Chez

    Spinoza, le dsir est la causalit immanente de toutes les actions de lhomme. Ce qui

    est premier et constitutif lindividu humain, cest le dsir, et non le libre-arbitre

    comme le pensait Descartes. Ainsi, avec Spinoza, le jugement nest plus au-dessus

    des actions humaines. Ce qui est primordial, cest le dsir :

    Il est donc tabli par tout ce qui prcde que nous ne faisions effort

    vers aucune chose, que nous ne la voulons pas et ne tendons pas vers

    elle par apptit (appetere) ou dsir, parce que nous jugeons quelle

    est bonne ; cest linverse : nous jugeons quune chose est bonne,

    parce que nous faisons effort vers elle, et nous la voulons et tendons

    vers elle par apptit ou dsir.29

    De ce point de vue, le dsir est antrieur toute chose. Il est insparable de

    lexistence. Cest lexistence mme. Cest un fait naturel. Cest du dsir que

    dcoulent les informations les plus dcisives. Annihiler le dsir cest nantiser

    lindividu humain. Le dsir est le guide, ltalon, la boussole de la conservation de

    lindividu humain. Cette affirmation spinozienne brise la doctrine cartsienne selon

    laquelle lhomme est une substance dont la nature nest que de penser. Lhomme est

    un tre de dsir. Car le considrer comme pense, cest distinguer rigoureusement

    lme du corps, et affirmer la prminence de lme sur le corps. Or considrer

    lhomme comme dsir, cest rhabiliter le corps. Pour lhomme, le dsir est cette

    28

    Spinoza, Ethique, Prop. X, P. 192. 29

    Ibid., Prop. IX, scolie, P. 191.

  • 19

    essence mme en tant quil est accompagn de la conscience de lui-mme .30

    Le

    dsir est lexpression de la force interne de lindividu humain.

    Le dsir est lessence la plus intime de lhomme. Cest sa vrit ontologique.

    Lhomme est dsir. Dsir dtre, dsir de stendre, dsir dexister pleinement. Le

    dsir est le mouvement vital de ltre. Leffort queffectue chaque individu pour

    persvrer dans son tre est une ncessit. Cest--dire la condition sine qua non

    sans laquelle lhomme ne peut exister. La puissance qua chaque individu de faire ce

    quil dsire pour se conserver est coexistentielle lhomme. Par consquent cette

    puissance naturelle qui dtermine lhomme agir et faire effort pour se conserver

    ne peut tre supprime.

    Lloge que Spinoza fait au corps nest pas nouveau dans lhistoire de la

    philosophie. Il est prcd dans ce sens par Epicure qui a considr lhomme comme

    un tre de plaisir. Car pour lui, le plaisir est le commencement et la fin dune vie

    heureuse. Vivre pour Epicure consiste rechercher des plaisirs stables, des plaisirs

    naturels et ncessaires. De mme, dans la mme mouvance, Spinoza sera suivi par

    Nietzsche pour qui le corps occupe une place essentielle. Parce quil est en mesure

    de nous instruire sur la valeur de notre personnalit profonde. Le corps selon

    Nietzsche doit tre prfr la conscience qui nest quillusoire.

    Valoriser le corps, la corporit et ses vertus, cest poser lhomme comme

    dsir. Considrer lhomme comme dsir, cest chercher comprendre lhomme tel

    quil est et non tel quon voudrait quil soit. Cest aussi considrer lhomme concret

    et non lhomme abstrait des thologiens, des moralistes ou de Descartes.

    A la suite de Spinoza, Schopenhauer et Nietzsche vont galement considrer

    lhomme comme dsir. Pour Schopenhauer, vivre cest vouloir (cest--dire dsirer).

    Le vouloir vivre est la caractristique essentielle de lhomme. Le vouloir-vivre

    30

    Guillaume Bwl, Les multiples visages de Spinoza : des limites de la totalit, Les Editions ABC, Paris,

    1984, P. 73.

  • 20

    (dsir), est au fond un simple instinct de conservation personnelle, cest lessence

    intime de la nature (humaine) dans ses aspirations sans relche vers une

    objectivation parfaite et une parfaite jouissance. Mais la difficult avec

    Schopenhauer est que la volont (dsir) a pour proprit assure la vie ; et la vie le

    prsent, non le pass ni lavenir car jamais lhomme na vcu dans son pass ni ne

    vivra dans lavenir. Le prsent est la seule chose qui toujours existe, toujours stable

    et inbranlable.

    Mais cette volont de Schopenhauer est une force aveugle qui pousse les tres

    vers des buts dont ils ne peroivent pas le sens, et qui, une fois atteints, laisse la

    place dautres indfiniment. Raison pour laquelle il faut sefforcer de renoncer au

    vouloir vivre. Cest pour cette raison que Nietzsche va mettre lindex ce

    pessimisme de Schopenhauer et considrer lhomme comme une volont de

    puissance : dsir sans cesse de se surmonter. Cette volont est le dsir de dpasser sa

    condition vers une autre bien meilleure. Cest laffirmation de ltre.

    Ainsi, le dsir est puissance du fait du dynamisme et de lactualisation

    permanente de lindividu humain. Le dsir cest la vie. Pas de dsir sans vie, pas de

    vie sans dsir. Cest pour cette raison que le dsir se prsente chez Spinoza comme

    primaut ontologique et logique. De plus il est la source de tous les affects.

    1-3 Le dsir comme principe fondateur des affects

    Le dsir est la source de toutes les manifestations de la vie affective. Tous les

    aspects de la vie affective renvoient laffirmation fondamentale de notre puissance

    dagir et dexister. Par consquent, les sentiments ou affects sont les expressions du

    dsir : ralit primordiale de la puissance de vie. Le dsir nest autre chose que la

    joie et la tristesse

  • 21

    Donc la joie et la tristesse sont le dsir mme encore (sive) lapptit,

    en tant quil est augment ou diminu, aid ou contrari par les causes

    extrieures, cest--dire que cest la nature mme de chacun.31

    Parler de dsir, cest en mme temps parler de la joie et de la tristesse. Parce

    que le dsir est lessence mme ou la nature de lhomme. Donc tous les sentiments

    quels quils soient se rapportent au dsir. Le dsir est le sentiment vritable. En fait,

    il ny a quun sentiment en ralit : le dsir ou lapptit. Car par dsir, il faut

    entendre effort. Et leffort de chaque tre entrane soit la tristesse soit la joie. Dit

    autrement, le dsir peut dcouler de laugmentation de notre puissance dagir ou de

    sa diminution. Joie et tristesse sont des variantes du dsir. Le dsir peut conduire

    lhomme dune moindre perfection une grande perfection et aussi linverse, cest-

    -dire dune grande perfection une moindre perfection.

    Toutefois, si Spinoza dfinit lhomme comme un dsir, il ne faut pas pour

    autant penser que tous les hommes ou tous les tres ont le mme dsir. Le dsir

    diffre dun individu humain un autre ; dun tre un autre. Simplement parce que

    la nature dun individu humain diffre de la nature de lautre. Certes, le cheval et

    lhomme connaissent le dsir sexuel, mais le premier est pouss par un dsir de

    cheval, le second par un dsir dhomme. 32

    Enfin, parce que le dsir est lessence du mode fini, il est en mme temps

    lorigine de tous les sentiments ou affects. Laffect est ce qui augmente ou diminue

    la puissance de notre corps, et consquemment de notre me. Cela tant, la joie et la

    tristesse sont les premires donnes du dsir qui leur tour vont engendrer des

    complexes affectifs tels que lamour, la haine, la mlancolie et la gat.

    Pour Spinoza comme chez Freud, lhomme est un tre affectif. Il agit toujours

    en fonction de ce qui lui est utile. Ce qui est utile, pour lui, cest ce qui lui procure

    du plaisir, de la joie, de lamour, de la haine et bien dautres. Vivre pour lhomme

    31

    Spinoza, Ethique, III, Prop. LVII, Dm., p.238. 32

    Ibid., scolie, P. 238.

  • 22

    consiste rechercher perptuellement le plaisir, ft-il ngatif. Par consquent le sort

    de lhomme se joue au niveau des affects quels quils soient.

    Linsistance sur le conatus ou le dsir vise montrer premirement que

    lhomme est avant tout un tre naturel. Il est au monde comme tous les autres tres.

    Deuximement, il permet de montrer que lindividu humain est un tre autonome

    qui ne cherche que son utile propre. Il ny a donc pas une loi qui serait extrieure et

    suprieure qui lui imposerait une manire dtre. Tout leffort de ltre consiste

    persvrer dans son tre. C'est--dire rsister.

    II- DU DROIT NATUREL COMME DROIT DE RSISTANCE

    Le droit naturel chez Spinoza est radicalement distinct des autres conceptions

    du droit naturel, notamment le droit naturel classique. Avant lauteur du Trait de la

    reforme de lentendement, svissait dans lantiquit et dans la priode mdivale le

    droit naturel classique. Ce droit tait pris parle christianisme. En effet, le droit

    naturel classique est ce qui est conforme lessence. Il y a ici une prfrence

    marque pour les essences. Ce qui suppose que le droit naturel ne renvoie pas un

    tat prsocial. Cest un droit qui est conforme lessence dune bonne socit.

    Lenjeu dans ce contexte est damener lhomme raliser son essence ou mener

    une vie conforme son essence dans la meilleure socit possible. Cest donc une

    manire implicite de vivre en conformit avec Dieu le crateur. Cest pour cette

    raison que le droit naturel classique est li au christianisme. Lobjectif tant

    damener le sage connatre son essence. Mais Hobbes va remettre en cause cette

    conception antique du droit et il va dfinir le droit naturel non par lessence, mais

    par la puissance. C'est--dire par le pouvoir de faire ce quon peut.

  • 23

    Spinoza va alors sinspirer de cette conception hobbienne du droit naturel. Il

    va aussi le dfinir par la puissance. Autrement dit, le droit naturel cest tout ce qui

    est permis, tout ce que ma puissance me permet de faire.

    Le droit naturel spinozien sapparente au conatus, effort que chaque chose

    fait pour persvrer dans son tre ; puisquil le dfinit comme une puissance. Le

    conatus, le droit naturel et le dsir sont des termes synonymes qui expriment une

    seule et mme chose, savoir leffort de conservation de lindividu humain. Le droit

    naturel, chez Spinoza, nous lavons dit plus haut, a une dfinition particulire : par

    droit naturel, jentends donc les lois mmes de la nature ou les rgles selon

    lesquelles se font toute chose, en dautres termes, la puissance de la nature elle-

    mme33

    .

    Le droit naturel, pour ladmirateur de Jean de Witt, dsigne la capacit de

    lindividu se dterminer par les lois de sa nature, c'est--dire la puissance dagir et

    dexister daprs les rgles de sa nature qui sont les rgles et les lois de la Nature.

    Par loi de la nature il faut entendre, comme le dit Hobbes dans la premire partie du

    Lviathan,

    un prcepte, une rgle gnrale, dcouverte par la raison, par

    laquelle il est interdit un homme de faire ce qui dtruit sa vie,

    ou lui enlve les moyens de la prserver, et domettre ce par quoi

    il pense quelle peut tre le mieux prserve.34

    La loi de la nature na quun enjeu fondamental assurer la survie de ltre

    humain, par ltablissement de la paix et de la scurit. La loi de la nature a donc

    pour principal but darracher lhomme ltat de guerre de tous contre tous

    laquelle il est originellement install. Cette conception du droit naturel scarte de

    celle du droit naturel classique.

    33

    Spinoza, Trait politique, II, 4, p. 122. 34

    Hobbes, Lviathan. Trait de la matire, de la forme et du pouvoir de la rpublique ecclsiastique et civile,

    I, traduit par Philippe Folliot, Editions lectroniques, Chicoutimi, Qubec, 31 janvier 2004, p. 121.

  • 24

    Le droit naturel est la puissance inhrente lindividu humain. Lindividu

    humain a besoin de cette puissance pour commencer dtre et pour persvrer dans

    son tre. Mais cette puissance qui lui permet dtre et dagir nest rien dautre que

    lternelle puissance de Dieu. Ainsi sans Dieu, rien ne peut ni tre ni tre conu.

    Nous ne devons pas oublier que chez Spinoza, Dieu est mis en synonymie avec la

    Nature. Ainsi lhomme est une partie de la Nature, une modification de Dieu. Cest

    pour cela que Spinoza prcise que lindividu humain agit daprs les rgles et les

    lois de sa nature qui sont les rgles et les lois de la Nature. Il y a bien une

    diffrence entre Dieu et le mode existant ou individu humain. Dailleurs Gilles

    Deleuze nous prsente trois diffrences spcifiques entre Dieu et le mode existant35

    .

    La premire diffrence est que Dieu a un pouvoir dtre affect dune infinit de

    faon car il est la cause de toute chose et par consquent il est cause de soi. Donc il

    est infini par la cause36

    . Cest pourquoi il a une puissance absolument infinie. Or

    le mode existant est affect dun trs grand nombre de faons , c'est--dire

    comme le dit Deleuze, cest une infinit, mais dun type spcial : infini plus ou

    moins grand qui se rapporte quelque chose de limit37

    . La puissance du mode

    existant est limite par rapport celle de la substance, il participe de la substance et

    mme la reproduit sa manire. La deuxime diffrence est que Dieu est cause de

    ses affections. Si Dieu est cause absolument absolue de ses affections cela voudrait

    dire quil ne peut ptir, et par consquent, les affections de Dieu ne peuvent qutre

    actives. Dieu est sa propre cause. Il na pas de cause qui lui soit extrieure. Il est

    ncessairement cause de toute ses affections.car toutes ses affections sexpliquent

    par sa propre nature, ce sont alors des actions. Dieu est action parce quil est la cause

    adquate de ses actions. Quant au mode existant, il nexiste pas en vertu de sa propre

    nature. Il est dtermin et affect du dehors linfini. Cest pourquoi son pouvoir

    dagir est toujours variable. Ce quil lamne ptir puisque son corps est affect

    par des causes extrieures sa nature. Ainsi, ses affections sont des passions.

    35

    Gilles Deleuze, Spinoza et le problme de lexpression, Les Editions de minuits, Paris, 1968, p.198. 36

    Ibid.. 37

    Ibid..

  • 25

    La troisime diffrence porte sur le contenu mme du mot affection ,

    suivant quon le rapporte Dieu ou aux autres modes. Les affections de Dieu sont

    les modes eux-mmes, essence de mode et modes existants.les ides de ses modes

    expriment lessence de Dieu comme cause. Cependant, les affections des modes sont

    les affections des affections : c'est--dire des affections qui dcoulent de la nature

    dun corps extrieur.

    Le droit de la nature nest pas une rsultante de la raison. Car sil est le fruit

    de la raison, alors lhomme serait dtermin par la seule puissance de la raison .

    Ecoutons ce propos Spinoza :

    () la puissance naturelle des hommes, ou, ce qui est la mme chose

    leur droit naturel, ne doit pas tre dfini par la raison, mais par tout

    apptit quelconque qui les dtermine agir et faire effort pour se

    conserver.38

    La puissance naturelle des hommes nest point dtermine par la raison. Car

    les hommes sont plus conduits par laveugle dsir que par la raison. Ainsi, le droit

    naturel des hommes est dtermin par lapptit, ce qui leur permet de se conserver.

    En ce sens, le droit naturel nest rien dautre que le conatus, le dsir ou encore

    lapptit.

    Lindividu humain quil soit sage ou ignorant est naturellement dot dun

    droit naturel, cest--dire quil agit daprs les lois et les rgles de sa nature qui

    sont engendres par la nature divine ou le droit universel de la nature [cest la

    somme des droits naturels pris ensembles : ceux des sages et des ignorants, ceux des

    btes comme de toutes les choses de la nature.]

    Le droit naturel nest pas une censure. Il nest que lexpression du dsir

    ardent de ltre humain. On ne peut concevoir un tre humain sans droit naturel.

    Tout tre, ft- il ignorant ou sage, homme ou femme, blanc ou noir, chrtien ou

    musulman, possde et vit avec son droit naturel. Le droit naturel est lessence de

    38

    Spinoza, Trait Politique, II, 5, P. 122.

  • 26

    tout tre. Par le droit naturel, lhomme peut tout entreprendre sans limite. Tout est

    permis.

    Il suit de l que le droit naturel sous lempire duquel tous les

    hommes naissent et vivent, ne dfend rien que ce que personne ne

    dsire ou ne peut faire ; il ne repousse donc ni les contentions, ni les

    haines, ni la colre, ni les ruses, ni rien enfin de ce que lapptit peut

    conseiller39

    .

    En somme, le droit naturel brave tout les interdits. En fait, il ny a mme pas

    dinterdit, sauf ce qui est au-del de nos forces.

    Le droit naturel est lexpression de la totale libert de lindividu humain. Sur

    le plan politique, lhomme chez Spinoza est foncirement libre. Puisquil est un tre

    libre, il se doit de tout mettre en uvre pour dfendre sa libert. Lindividu humain

    au dpart est un tre autonome, c'est--dire, qui ne dpend que de ses propres

    normes. Cest pourquoi il doit rsister nergiquement tout crasement y compris le

    renoncement. Cest en ce sens que le droit naturel se prsente comme un droit de

    rsistance : il suit de l que tout homme () relve de son droit dans la mesure o

    il peut pousser toute violence, venger son gr le dommage qui lui a t caus, en

    un mot, vivre absolument comme il lui plait 40

    . Le droit naturel est cette puissance

    qui permet lhumain de faire ce quil veut de sengager ou de renoncer un

    engagement. Bref, cela permet lindividu humain de suivre ce qui est bon pour lui

    et de fuir ce qui est mauvais.

    Il y a donc un principe de rsistance qui est tapi dans lombre du droit naturel.

    Mais quest ce que la rsistance ? La rsistance cest avant tout une loi de ltre. Ce

    nest pas un droit, mais une force, une tension immanente ltre. Rsister cest

    exister, c'est--dire sefforcer de surmonter les obstacles invitables. Rsister ce

    nest pas persvrer, car persvrer est une forme dtre. Rsister, au contraire,

    cest sefforcer daller lencontre dune destruction ttue et continue de ltre 41

    .

    39

    Spinoza, Trait politique,II, 8, P. 125. 40

    Ibid., 9, P. 127. 41

    Franoise Proust, De la rsistance, les Editions du Cerfs, Paris, 1997, P. 15.

  • 27

    En affirmant que le droit naturel est un droit de rsistance, nous voulons

    montrer quil y a une synonymie entre rsistance et droit naturel. Dans la mesure o

    la rsistance est aussi interne et coextensive lindividu humain. La rsistance en

    plus est un mixte de ractivit et dactivit. Cest un effort de conservation de ltre.

    Ce nest pas le fruit dun choix ni dun raisonnement mais lexpression de la libert.

    La rsistance est lexprimentation de la libert. Cest elle qui nous indique nos

    limites relles. Mais pourquoi rsister ? On rsiste parce que la situation quon vie

    est insupportable, ltat des choses est intolrable. On rsiste aussi parce quon est

    indign. Cest alors lindignation qui actionne la rsistance. Lindignation est un pur

    affect, et tre indign, cest tre touch, sidr. Elle est la source nergtique de la

    vertu, autrement dit de la puissance.

    Lhomme, effectivement, rsiste parce quil est toujours en situation de

    guerre, et vivre consiste se battre en permanence. Lhomme tel que le prsente

    Spinoza est un soldat. Sa vie est soumise au risque, au danger. Agir pour lui, cest

    mettre sa vie en pril. Exister cest prendre des risques car notre vie est toujours dj

    soumise au danger. La vie est un combat : ce que souligne clairement Laurent

    Bove : le problme de toute existence modale est avant tout un problme despace,

    construire, conqurir, librer mais aussi dfendre 42

    . Pour survivre il faut se

    battre ; se battre pour conqurir lespace, les corps et les ides.

    Le droit naturel est un principe de rsistance. Qui dit droit naturel, parle

    daffirmation de ltre, de libert de lhomme. Car ltre mme de lhomme. Car

    ltre mme de lhomme recommande de se battre, de tout faire pour rsister, de

    vivre pleinement en soumettant les autres son dsirs, soit par dhumbles services

    soit par la force.

    En somme, le droit naturel (comme la rsistance) est un affect. Il nest ni le

    fait de la volont, ni le fait de la raison. Cest un acte, un geste, une force qui sort de

    lintrieur de ltre.

    42

    Laurent Bove, la Stratgie du Conatus. Affirmation et rsistance chez Spinoza, P. 15.

  • 28

    Tout au long de ce chapitre, nous avons montr que lindividu humain est

    ontologiquement une puissance. Dit autrement, un dsir dtre, une force. Il se

    caractrise par une nergie naturelle ou droit naturel qui lui confre la capacit de

    pouvoir actualiser permanemment son tre. Ce qui lui permet de passer du rgime

    dhtronomie au rgime dautonomie.

    On peut donc noter que ltre humain agit en fonction de sa complexion

    corporelle. Cest justement cette attitude qui lui confre le pouvoir de vivre selon ses

    penchants. Il a donc la latitude de faire ce quil veut comme il veut. Mais il nest pas

    toujours mme de tout avoir ou de tout raliser. Puisquil est un tre toujours dj

    affect et qui affecte, il ne peut que susciter le secours dun autre soit par espoir

    dun grand bien ou par crainte dun mal plus grand. Tel est le point de dpart de

    lalliance.

  • 29

    CHAPITRE II : ESPOIR ET CRAINTE COMME

    FONDEMENTS DE LA MULTITUDE

    Lindividu humain est un tre qui se caractrise fondamentalement par

    leffort indfini dauto-conservation. Dailleurs, il se prsente toujours dj comme

    une puissance et cest l sa vrit ontologique : Affirmation et conservation cest

    donc une logique de guerre. Mais pris individuellement, il na pas suffisamment de

    force ou de ressources ncessaires pour pouvoir se prmunir contre le rel. Mais

    comme la solitude et la crainte sont inhrentes lhomme, et que, dans la solitude

    aucun homme na assez suffisamment de force pour se dfendre, par prudence, il se

    doit de solliciter le secours des autres et ce par le vritable concours des affects de

    crainte, despoir, ou encore damour et de gnrosit.

    Dans ce chapitre, nous allons insister sur les affects comme base relle et

    irrvocable du vivre ensemble et par consquent de la constitution de lordre civil.

    C'est--dire que ce nest pas sous linspiration de la raison que la multitude vient

    sassembler naturellement, mais sous leffet des passions communes aux hommes43

    .

    I- PUISSANCE DE LALLIANCE ET RSISTANCE

    La nature nature 44

    se caractrise par une positivit intrinsque de son

    tre. Positivit qui se traduit par le conatus : concept de guerre comme laffirme

    Laurent Bove. Toute modification de Dieu est toujours sur le qui-vive. Il est prudent

    ou du moins il vit dans une logique despoir, mais surtout dans une logique de

    43

    Spinoza, Trait politique, VI, 1, p. 164. 44

    Idem, Ethique, I, Prop., XXIX, Scolie, P. 96.

  • 30

    crainte. Mais quest ce qui peut bien expliquer cet tat de chose ? Au vrai, la

    puissance de lindividu humain nest pas infinie comme celle de la nature

    naturante 45

    , elle est plutt limite. Limite parce que tout corps quel quil soit est

    toujours dj affect par un autre corps de mme nature qui va le pousser son tour

    affecter dautres corps et le processus recommence infiniment. Lorsquun corps est

    affect par un autre corps, il modifie directement sa puissance dagir. C'est--dire

    que laction dun corps sur un autre entrane inluctablement une augmentation ou

    une diminution du pouvoir dagir de ce dernier. La puissance de lindividu humain

    est limite par celles des causes extrieures. Dans la nature, le pouvoir de lhomme

    est toujours limit par le pouvoir dun autre. Cest pourquoi ils doivent sassocier

    pour rsister efficacement tout crasement.

    A la vrit, les hommes parce quils sont diffrents par nature sont

    insupportables lun vers lautre, soit parce quils dsirent la mme chose ; soit parce

    que lun dtient ce que lautre hait46

    . Ce qui entrane la convoitise, la jalousie, et la

    haine. Ces conflits naissent justement du fait que les hommes sont domins non par

    la raison mais par les passions. Au plan politique, il y a une mthode pour lutter

    contre les sentiments passifs, et cette mthode consiste sunir aux autres :

    Cest en largissant mes alliances et en multipliant les occasions

    damiti quon rsiste linimiti de mes ennemis et donc la

    crainte et toutes les affections passives qui diminuent notre

    puissance.47

    Pour combattre les affects passifs, il faut non pas se replier sur soi ou sur ses

    seuls amis naturels, mais il faut au contraire faire de nouvelles rencontres, en

    agrandissant notre cercle damis. Ainsi pour accroitre notre puissance, point nest

    besoin de se lamenter, ou dimputer notre impuissance des causes surnaturelles, il

    faut rsister.

    45

    Spinoza, Ethique,I,Prop. XXIX, scolie, p.96. 46

    Ibid., IV, Prop. XXXIV, P. 295. 47

    Franoise Proust, De la Rsistance, P. 40.

  • 31

    Pris individuellement, lhomme ne peut rsister efficacement lcrasement

    de la nature ou du politique. Pour tre plus puissant, il est ncessaire de sunir

    lautre ou aux autres afin dtre labri de toute attaque :

    Si deux individus sunissent ensemble et associent leur forces, ils augmentent ainsi leur puissance et par consquent leur droit ; et plus

    il y aura dindividus ayant aussi form alliance, plus tous ensembles

    auront de droit48

    .

    En effet, deux personnes qui sunissent sont plus fortes quune personne ; et

    trois personnes qui sunissent sont plus fortes que deux personnes ; et cest mme

    cette union solide entre ces personnes qui confre chacun un vritable droit.

    Laccord entre les diffrentes parties tempre les ardeurs des uns et des autres puisse

    que les hommes sont naturellement ennemis 49

    . On constate que les fluctuations

    affectives jouent un rle prpondrant dans lalliance et la dsunion.

    A Lvidence, lunion fait la force. Mais il faut une union librement consentie

    et non fictive, qui rendra la socit instable et prcaire. Lunion doit tre solide. Pas

    dunion, pas dalliance, pas de socit humaine et surtout pas de rsistance. La force

    dexister et de rsister rsulte des alliances entre lhomme et son semblable qui se

    nouent au gr des circonstances, c'est--dire des intrts des situations et des lois

    mimtiques des affects. Et cette alliance se dnoue en fonction des mmes lois.

    Lassociation est un effort de rsistance. Cest pour rsister, se dfendre des plus

    grands maux ou dangers que les hommes sassemblent. Comme le dit un adage, une

    seule main ne peut attacher un paquet car il est certain que les hommes tendent

    naturellement sassocier, ds quils ont une crainte commune ou le dsir de venger

    un dommage commun ()50

    Comme on peut le constater deux affects particuliers,

    les autres ntant pas exclus, suscitent lalliance entre les hommes : Cest dabord la

    crainte dun dommage, et lespoir de laccroissement dun bien. Ce sont ces deux

    affects qui peuvent susciter une association entre deux Etats. Donc ces affects

    48

    Spinoza, Trait Politique, II, 13, P. 126. 49

    Ibid., 14, P. 127. 50

    Ibid., III, 9, P. 142.

  • 32

    servent de prodromes lavnement dune socit viable. Cest aussi ces mmes

    affects qui permettent aux Etats de se lier damiti. Le jeu de lespoir et de la crainte

    est indispensable dans le processus de la rsistance et de lassociation politique. Car

    la rsistance est dabord individuelle avant dtre une affaire collective (multitude) ;

    puis, tatique (contre les autres Etats).

    Lalliance de plusieurs individus traduit ce quon peut appeler une

    affirmation-rsistance , do la rsultante dun droit commun. Il y a ici les

    germes du communisme avant la lettre. Spinoza pense que lhomme ne peut

    vritablement se raliser quau sein dune vritable socit, fruit dun accord

    commun. Le droit commun se prsente comme un droit consensuel qui fdre le

    droit naturel de chaque singularit. Cest un effort mutuel de vivre ensemble dans

    loptique dassurer tous le sentiment de scurit.

    Do nous concluons que le droit naturel qui est propre au genre humain ne peut gure se concevoir que l o les hommes ont des

    droits communs, possdent ensemble des terres quils peuvent

    revendiquer afin de les habiter et de les cultiver, sont enfin capables

    de repousser toute violence et de vivre comme ils lentendent dun

    consentement commun.51

    En effet, la survie est impossible pour un individu humain isol. Lhomme a

    toujours besoin du secours de lautre pour survivre. Lunion apparait alors comme la

    condition sine qua none de lexistence humaine. La rsistance-active est certes

    singulire, mais elle est aussi et avant tout collective quant son efficacit.

    Lhomme mme sil se dfinit par la puissance, est aussi naturellement impuissant,

    c'est--dire que sa puissance est foncirement limite. Mme dans ltat de nature, il

    ne peut sen sortir seul. Il doit forcment sallier aux autres, dfinir avec son alter

    go, un droit commun et constituer ce que Spinoza appelle la multitude. La

    multitude est un concept dunit qui traduit luniversalit humaine. Il constitue chez

    Spinoza un regroupement dhommes qui agit dun seul corps. La multitude, une fois,

    ralise, est similaire un seul individu humain caractris intrinsquement par

    leffort pour persvrer dans son tre. Quand un groupe dhommes, (la masse, la 51

    Spinoza, Trait politique, II, 15, P. 127.

  • 33

    multitude) agit dun consentement commun comme un seul corps, il devient plus

    puissant, plus rsistant, et ces hommes vivent plus longtemps. Le droit commun

    permet daiguiser la vigilance et dassurer la scurit de tous.

    Pour perdurer dans son tre, la multitude se doit de mettre en place une

    stratgie. La stratgie de la multitude consiste en une activation politique. C'est--

    dire, en multipliant par composition daffections. Autrement dit, par un jeu

    dalliance et dassociation. La solidarit se prsente ds lors comme une source

    incontestable du lien politique : les hommes sans un secours mutuel pourraient

    peine sustenter leur vie et cultiver leur me 52

    . La multitude a des amis et des

    ennemis. Les ennemis sont ceux quelle craint, donc la possibilit prsente, future ou

    mme pass dune diminution, a fortiori dune destruction de puissance. La

    multitude redoute tous ceux qui lempchent de vivre selon son dsir. Do la

    naissance des lois, des interdits, des commandements ou des rgles pour normaliser

    le comportement des membres de la multitude et assurer par l leur scurit.

    Pour combattre la crainte, la multitude, autant quelle peut sefforcer, doit

    composer de nouveaux affects pour augmenter lespoir collectif. Cest pourquoi elle

    doit sallier, composer et saccorder car toute stratgie politique consiste se faire

    des amis ou plus exactement retourner ses ennemis en amis 53

    .

    En somme, les hommes ne sassocient que par espoir dun grand bien ou par

    crainte dun mal plus grand. Cest l la preuve irrfutable que le sentiment est la

    sve de lorganisation sociale de la vie commune des hommes. De mme que le

    sentiment (despoir, de crainte ou damour) unit les hommes, de mme il leur permet

    doprer un passage de ltat de nature lordre civil.

    52

    Spinoza, Trait politique, II, 15, p. 127 53

    Franoise Proust, De la rsistance, p. 37.

  • 34

    II- LE PASSAGE DE LTAT DE NATURE LORDRE CIVIL

    Ltat de nature, dsigne chez Hobbes, ltat dans lequel les hommes ont

    originairement vcu. Influenc par Hobbes, Spinoza pense aussi que ltat de nature a

    prcd ltat civil. Il ne sagit pas ici, c'est--dire chez Spinoza, dune hypothse

    servant de fiction mthodologique comme chez Hobbes et quon constatera plus tard

    chez Rousseau pour poser les bases de lEtat. Mais il sagit dune vidence dduite de

    la ralit concrte, du dveloppement historique des hommes. Autrement dit, Spinoza

    par de la nature et de la condition mme de la nature humaine pour construire sa

    thorie politique. Ltat de nature nest donc pas une fiction, cest une ralit

    observable. Ltat de nature exprime les rapports naturels que lhomme entretient

    avec la nature (les autres hommes et les autres composantes de la nature). Ltat de

    nature cest le sige par excellence du dploiement de la vritable vie affective.

    Lhomme y est totalement soumis ses passions. Nous savons que la passion a ceci

    de particulier quelle absorbe la vie psychique de manire totale et nous maintient

    dans un rgime de dpendance ou dhtronomie. En ralit, lhomme, dans ltat de

    nature, est dans un champ de bataille, puisquil a affaire dautres hommes qui ont

    ncessairement les mmes passions que lui. On comprend alors que ltat de nature

    est un tat de permissivit extrme o tous se voyoucratise.

    () dans ltat de nature, il ny a rien qui soit bon ou mauvais par le consentement de tous puisque tout homme dans cet tat de nature

    songe seulement son utilit, et dcide, selon son propre naturel et

    en tant quil reconnait sa seule utilit comme norme, de ce qui est

    bon ou de ce qui est mauvais, et quil nest tenu par aucune loi

    dobir personne dautre qu lui seul.54

    Dans ltat de nature, il ny a pas de lois. Chacun, parce que dou dun droit

    naturel, droit souverain de la nature, suit la ncessit de sa nature. Chacun recherche

    son utile propre sans se soucier de lautre. Ici, il nya aucun paradigme ni modle. Il 54

    Spinoza, Ethique, IV, prop. XXXVII, Scolie II, p. 304.

  • 35

    ny a rien qui soit extrieur et suprieur lindividu humain. Il ny a aucune justice

    ni faute ni mrite. Cest chacun pour soi. Ltat de nature est un tat sans foi ni lois

    o rgne une vritable loi dairain. Cest le monde de la passion, un monde o se

    dchanent les guerres et toute sorte de violence. Ltat de nature est un tat o tout

    est permis. Il ny a point dinterdit si oui, ce qui est au del de nos forces. Cet tat

    est compar un tat passionnel o lhomme est tiraill dans tous les sens. Il ny a

    pas de matre dans la nature et rien nappartient personne : tout est tous55

    .

    La description de ltat de nature nest pas anodine chez Spinoza. Elle vise

    particulirement critiquer ouvertement la Religion Chrtienne qui pense que le

    pch est originel lhomme, et que lhomme pour vivre heureux doit respecter les

    commandements de Dieu transcendant. Or, note Spinoza, il ny a pas de pch dans

    ltat de nature. Lhomme y est son propre matre. Ce que notre auteur veut aussi

    rvoquer, ce sont les notions de Bien et de Mal. Car les notions de Bien et de mal

    ont une connotation thologico-rligieuse et prsupposent des modles exemplaires

    qui impliquent rfrence. Dans ltat de nature, rien nest Bien ni mal, ce qui est

    cest soit ce qui est bien ; soit ce qui est mauvais. Ce qui est bien cest ce qui est

    utile pour moi, ce qui accroit ma puissance dtre et dagir. Ce qui est mauvais, cest

    ce qui procure la tristesse ; ce qui rduit ma puissance dagir. Ces notions du bien et

    du mauvais sont relatifs, ils varient dun individu un autre. Il ny a donc pas une

    instance suprme qui dterminerait notre comportement. Dans ltat de nature,

    lhomme est son propre lgislateur. Il suit comme nous lavons dit ds le dbut son

    naturel propre.

    Cependant, ltat de nature tant un tat perptuel de guerre de tous contre tous,

    un seul homme est incapable de se garder contre tous 56

    Ainsi, pour jouir dune

    scurit relle, il doit sallier aux autres hommes. Certes, les hommes sont

    naturellement ennemis 57

    Mais cest le passage oblig pour vivre longtemps et

    55

    Spinoza, Ethique, IV, prop. XXXVII, Scolie II, p. 304. 56

    Idem, Trait politique, II, 15, p. 127. 57

    Ibid, 14, P.127.

  • 36

    heureux, cest donc le dsir de scurit [qui est un affect]58

    qui favorise le passage

    de ltat de barbarie ou tat des nature ltat civil.

    Ltat civil est le lieu par excellence o les hommes vivent sans la conduite de la

    raison, et o les droits dautrui sont respects. Cest le lieu o rgne la concorde, la

    paix. Mais pour que la paix et la scurit puissent rgner, il faut non pas que chacun

    renonce son droit naturel comme cest le cas chez Hobbes, et mme chez Spinoza,

    prcisment dans le Trait Thologico-politique et dans lEthique, respectivement au

    Chapitre XVI et dans le Scolie II de la proposition XXXVII de la Quatrime partie

    de lEthique, mais que la paix dcoule dun consentement commun.

    En ce sens, ltat civil devient une socit o les droits et les intrts de chaque

    citoyen sont respects grce linstauration des lois. Des lois qui se veulent justes et

    protgent lintgrit des citoyens.

    () dans ltat de nature, la faute ne peut se concevoir, mais elle peut ltre dans ltat de socit, o il est dcid, par consentement

    commun, de ce qui est bon ou de ce qui est mauvais, et o chacun est

    tenu dobir lEtat59

    .

    Cest dans lordre civil quon retrouve les notions de juste, dinjuste, de mrite

    ou encore de faute. Autrement dit, ces notions ne drivent pas de Dieu, mais du

    consentement commun des hommes. Car ce sont les hommes qui dcident ensemble

    des lois qui doivent orienter leur comportement au sein de ltat civil. Et donc le

    droit naturel en vertu duquel chacun est son propre juge cesse ncessairement dans

    lordre civil.

    Contrairement aux contractualistes, linstar de Hobbes et comme le fera plus

    tard Rousseau, qui pensent quil y a une sparation tanche entre ltat de nature et

    lordre civil, Spinoza montre que lindividu humain ne perd pas totalement son droit

    naturel dans lordre civil dans la mesure o il agit toujours daprs les lois de sa

    nature et cherche son intrt, c'est--dire son utile propre : le droit naturel de

    58

    Spinoza, Ethique, III, prop. XVIII, scolie II, p.200. 59

    Ibid., IV, prop. XXXVII, scolie II, p. 304.

  • 37

    chacun ne cesse pas absolument dans lordre civil60

    . Spinoza lavait dj dit Jarig

    Jelles dans lune de ses correspondances datant du 2 Juin 1674 :

    Vous me demandez quelle diffrence il y a entre Hobbes et moi

    quant la politique : cette diffrence consiste en ce que je maintiens

    toujours le droit naturel et que je naccorde dans une cit

    quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure

    o, par la puissance, il lemporte sur eux ; cest la continuation de

    ltat de nature.61

    Chacun est libre de juger mme dans ltat civil. Chez Spinoza, ltat de

    nature est dj un tat de sociabilit, mais dune sociabilit instable avec de trs

    fortes fluctuations affectives au demeurent cependant toujours et ncessairement en

    rgime de passivit.

    Toutefois, il y a quen mme une diffrence remarquable entre ltat de nature

    et ltat de socit.

    la principale diffrence, cest que dans lordre civil tous craignent les

    mmes maux et il y a pour tous un seul et mme principe de scurit,

    une seule et mme manire de vivre, ce qui nenlve certainement pas

    chaque individu la facult de Juger 62

    .

    Autrement dit, la principale diffrence entre ltat de nature et lordre civil est

    que : dans lordre civil, la vie des citoyens est oriente par une seule et mme loi et

    laquelle tout le monde est astreint, tandis que dans ltat de nature chacun suit son

    penchant, et agit sa guise en fonction de sa complexion physiologique.

    En somme, dans cette partie, il tait question dinsister sur les affects comme

    fondements rels de lorganisation de la vie sociale des hommes. Et nous avons vu

    que ontologiquement, lhomme est une puissance qui ne recherche que son utile

    propre. Toutefois, cest des multiples conflits passionnels que nat le dsir mutuel de

    vivre ensemble dans la paix, la scurit et la concorde. Cependant, le dsir de vivre

    ensemble et dagir comme un seul corps suivant un droit commun. Mutuellement

    60

    Spinoza, Trait Politique, III, 3,P. 139. 61

    Idem, uvre 4, Lettres prcdes du Trait politique, L, Traduction de Charles-Appuhn, Garnier-frres,

    paris, p.283. 62

    Idem, Trait politique, III, 3, p.139.

  • 38

    dfini, implique ncessairement la prsence dun chef, mais le chef tant toujours

    anim par les passions, ne va-t-il pas transformer le droit commun en un droit

    absolutiste ?

  • 39

    DEUXIME PARTIE : DU RLE DES AFFECTS

    DANS LA REFONTE DE LANTHROPOLOGIE

    POLITIQUE AU TRAVERS DU CORPUS SPINOZIEN

  • 40

    Spinoza part du prsuppos ontologique pour construire lorganisation sociale

    et politique. La fondation ontologique devient la condition ncessaire de la

    combinaison de lindividu et de la collectivit. Lontologie spinoziste rsulte de la

    conception de Dieu et de lhomme qui dtermine son tour une conception de la

    socit humaine et des rapports politiques.

    Cette ontologie originale est une ontologie de la puissance qui entrane son

    tour une anthropologie de lintrt, dans la mesure o lhomme tant un tre de

    passions, sa structure passionnelle ne peut que le conduire suivre son plaisir, ou

    encore ntre que tlguid par les lois de lapptit. Ainsi, lEtat, quil soit

    monarchique, aristocratique ou dmocratique, sorganise non pas autour de la raison,

    mais autour de la logique de lutile propre et donc des affects individuels et par

    consquent, de la multitude.

    Il sera question dans cette partie dinsister sur linnovation politique de

    Spinoza qui a boulevers les habitudes mentales, savoir que le pouvoir rel de

    lEtat est dtenu par la multitude. Il y a donc un rapport horizontal entre la masse et

    les institutions.

  • 41

    CHAPITRE 1 : LA MULTITUDE COMME FORCE DE

    LTAT

    Avant Spinoza, le pouvoir rel de lEtat tait concentr entre les mains dun

    seul, c'est--dire du prince et du Lviathan. Et pour assurer la scurit des citoyens,

    le prince ou le Lviathan avait droit de vie ou de mort sur les sujets. On avait alors

    faire un pouvoir absolutiste, puisquil y avait un rapport vertical entre les

    institutions et la masse. Mais pour assurer lmancipation des individus humains,

    Spinoza va rvolutionner les choses. Son geste inaugural consiste tablir

    rigoureusement une horizontalit entre les institutions et la multitude. Dsormais,

    avec lui, la multitude qui constitue le corps social, la puissance auto organisatrice du

    corps politique doit tre la dtentrice relle du pouvoir politique.

    I- LE NOMBRE

    Le nombre est lexpression relle de la puissance de la multitude. En effet, la

    multitude est un agrgat ou une multiplicit de singularit. Le mode fini de la nature

    est singulier. Mais la nature se modlise de plusieurs faons, ce qui donne lieu des

    singularits. Ces singularits vont donc sagrger de manire alatoire. Ce qui va

    donc donner naissance la multitude.

    La multitude organise en corps politique forme un seul corps, une seule

    me63

    . Etant donn que la singularit comporte en elle une puissance, la multitude

    est aussi doue de puissance. Cest avant tout le nombre qui fait la puissance de la

    multitude : la puissance de la multitude, affirme Franoise Proust, provient

    63

    Spinoza, Trait politique, III, 2, p.138.

  • 42

    dabord de sa multiplicit : de son nombre, de son tre-ennombre (quil soit en

    petit ou en grand nombre).64

    Le nombre est un rapport. Un nombre est toujours

    petit ou grand par rapport un autre. Ce qui confre un rapport de puissance. La

    puissance est toujours plus ou moins puissante quune autre. Pas de puissance sans

    contre puissance. La multitude est toujours en rapport de force avec son vis--vis.

    Une multitude est une multiplicit, un tre multiple, un conglomrat ou une suite

    alatoire de nombre.65

    La multitude est un regroupement en son sein de plusieurs

    individus qui constitue chacun une puissance. Cest le rapport, ladjonction de

    chaque puissance qui engendre la multitude, la multiplicit.

    La multitude est alors une somme de puissance capable de simposer en

    puissance dirigiste ou puissance dtentrice du pouvoir. Effectivement on peut le

    constater avec Spinoza que celui qui a la force a le droit. La multitude tant un

    agrgat de singularits, est donc dtentrice du droit. On peut constater que le

    nombre, association de puissance fait peur. Car la quantit ou encore leffectif

    impressionne et influence de lextrieur. Cest pourquoi un adage affirme que

    lunion fait la force . Une main ne peut attacher un paquet. Pour rsister et

    simposer rigoureusement et vigoureusement, il faut ncessairement que la

    multitude compose avec dautres corps.

    Ainsi, avec lalliance des puissances, la multitude devient la source du lien

    politique et la source du pouvoir politique. Elle est dtentrice du pouvoir. Le droit,

    ce moment se dfinit par la multitude : ce droit qui se dfinit par la puissance de

    la multitude, on a coutume de lappeler souverainet66

    . En dautres termes, la

    puissance de lEtat est exclusivement confre par la multitude. Cest en ce sens que

    le peuple le gouvernement quil mrite. Car la volont du plus grand nombre, c'est-

    -dire du plus fort lemporte ncessairement. Mais on peut aussi interprter cela

    autrement, par exemple quune minorit sarroge le pouvoir et limpose la masse.

    64

    Franoise Proust, De la rsistance, p.35. 65

    Ibid., p.36. 66

    Spinoza, Trait politique, II, 17, p. 128.

  • 43

    Toutefois, dans la perspective spinozienne, cest le premier sens qui est acceptable.

    La rsistance de la multitude est toujours celle de la minorit la majorit, par suite

    celle de lordinal au cardinal ou du comparatif au superlatif67

    . La multitude a des

    amis et des ennemis cest pour cette raison quelle est toujours dans un rapport de

    force. La multitude redoute donc ceux qui lempchent de vivre selon son dsir.

    De manire gnrale, tout Etat, tout pouvoir, provient du nombre, de

    lunification des puissances singulires qui composent la multitude

    La multitude, ou encore la multiplicit de par son nombre, fait peur. Elle peut

    contribuer efficacement la solidification du pouvoir et de lEtat si celui-ci assure

    pleinement sa scurit ; contribue la satisfaction totale de ses dsirs. De mme elle

    peut tre un obstacle srieux pour lmergence de lEtat lorsque le fonctionnement

    de ce dernier va lencontre des aspirations des peuples. Ds lors que la multitude

    se sent en danger, elle nhsite pas slever et par l mme renverser lEtat, c'est-

    -dire celui qui elle a confi le pouvoir. Nous avons lexemple palpable des frres

    de Witt. Jean de Witt, grand pensionnaire de la province de Hollande, a

    gouvern ladite province. Mais en avril 1672, Louis XIV envahit la rpublique,

    occupe Utrecht, la Gueldre et lOveryssel68

    . La population ne va pas tolrer cet tat

    de chose. Lasse dattendre une amlioration de la situation elle va violemment

    critiquer le pouvoir en place, laccusant davoir dtruit larme de terre des Pays-

    Bas. De Witt est contrait de se dmettre en juillet. Son frre est incarcr. Le 20 aot

    1672, les frres de Witt sont massacrs dans la rue par une foule furieuse. Les

    autorits laissent faire. Aucune enqute ne sera faite. Le crime restera impuni. La

    foule favorise ainsi lavnement au pouvoir de Guillaume III dOrange qui tablira

    par la suite un pouvoir fort centralis dominance calviniste.

    67

    Franoise Proust, De la rsistance, p. 36. 68

    Paul Zumthor, La vie quotidienne en Hollande au temps de Rembrandt, Librairie