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«Totalité et infini» et la cinquième «Méditation cartésienne» Introduction: la traduction française des «méditations cartésiennes» Des lettres adressées à Roman Ingarden attestent que Husserl était fort insatisfait de la traduction française des Méditations Cartésiennes, surtout la partie prise en charge par Lévinas, à savoir la cinquième Méditation1. Le texte original allemand étant perdu, nous ne pouvons pas vérifier à quoi correspondent exactement les reproches de Husserl. On ne connaît pas non plus la compétence linguistique de Husserl à cette époque pour contrôler le texte français. En comparant avec le texte de Husserliana I, texte rédigé peu après par Husserl, publié seulement en 19492, et traduit récemment en français par une équipe de spécialistes autour de M. B. de Launay3, nous sommes encore frappés de prime abord par le peu d'importance des différences, à l'exception des lacunes provenant de remaniements postérieurs par l'auteur lui-même. Est-ce seulement le tempérament perfectionniste de Husserl qui le poussait à se 1 E. Husserl, Brief e an Roman Ingarden, La Haye: Nijhoff, 1968, LIV (le 31 août, 1931): «Die Ùbersetzer der Meditationen haben den Text oft nicht verstanden, kein Wunder, daB Sie stecken blieben. In der wichtigen V-ten sind ganze Passagen durch einen vagen nichtssagenden Satz ersetzt, und dazu genug Fehler» (p. 71). Par ailleurs, Husserl n'a pas du tout apprécié la thèse de Lévinas, Théorie d'intuition dans la phénoménologie de Husserl. Cf. Husserl an Welch, 17. / 21. VI, 1933, Edmund Husserl. Briefwechsel, Band III, Philosophenbriefe / K. Schuhmann éd., Dordrecht / Boston / London: Kluwer Academic Publishers, 1994, p. 458. Il mentionne Lévinas dans les lettres à Heidegger (le 9 V, 1928, Band IV de la même collection, p. 153), et à Ingarden (le 13 VII, 1928, Band III, p. 242), la mention sur le texte français de MC est fréquente dans des lettres à Ingarden. 2 C'est-à-dire après la mort de l'auteur. J. Patocka nous informe que Husserl le reprenait sans cesse et il voulait le publier avec la sixième Méditation destinée à présent er la méthodologie de la philosophie transcendantale en collaborant avec E. Fink. (Cf. J. Patocka, Qu'est-ce que la phénoménologie? I tr. par D. Franck, Paris: Ed. de Minuit, coll. «Arguments», 1974, p. 164). 3 E. Husserl; Méditations cartésiennes I tr. par M. B. de Launay etc., Paris: P.U.F., 1995, désormais, nous l'indiquons par MC, dans le cas de la traduction Peiffer / Lévinas, MC-PI L.

«Totalité et infini» et la cinquième «Méditation cartésienne»

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«Totalité et infini» et la cinquième «Méditation cartésienne»

Introduction: la traduction française des «méditations cartésiennes»

Des lettres adressées à Roman Ingarden attestent que Husserl était fort insatisfait de la traduction française des Méditations Cartésiennes, surtout la partie prise en charge par Lévinas, à savoir la cinquième Méditation1. Le texte original allemand étant perdu, nous ne pouvons pas vérifier à quoi correspondent exactement les reproches de Husserl. On ne connaît pas non plus la compétence linguistique de Husserl à cette époque pour contrôler le texte français. En comparant avec le texte de Husserliana I, texte rédigé peu après par Husserl, publié seulement en 19492, et traduit récemment en français par une équipe de spécialistes autour de M. B. de Launay3, nous sommes encore frappés de prime abord par le peu d'importance des différences, à l'exception des lacunes provenant de remaniements postérieurs par l'auteur lui-même. Est-ce seulement le tempérament perfectionniste de Husserl qui le poussait à se

1 E. Husserl, Brief e an Roman Ingarden, La Haye: Nijhoff, 1968, LIV (le 31 août, 1931): «Die Ùbersetzer der Meditationen haben den Text oft nicht verstanden, kein Wunder, daB Sie stecken blieben. In der wichtigen V-ten sind ganze Passagen durch einen vagen nichtssagenden Satz ersetzt, und dazu genug Fehler» (p. 71). Par ailleurs, Husserl n'a pas du tout apprécié la thèse de Lévinas, Théorie d'intuition dans la phénoménologie de Husserl. Cf. Husserl an Welch, 17. / 21. VI, 1933, Edmund Husserl. Briefwechsel, Band III, Philosophenbriefe / K. Schuhmann éd., Dordrecht / Boston / London: Kluwer Academic Publishers, 1994, p. 458. Il mentionne Lévinas dans les lettres à Heidegger (le 9 V, 1928, Band IV de la même collection, p. 153), et à Ingarden (le 13 VII, 1928, Band III, p. 242), la mention sur le texte français de MC est fréquente dans des lettres à Ingarden.

2 C'est-à-dire après la mort de l'auteur. J. Patocka nous informe que Husserl le reprenait sans cesse et il voulait le publier avec la sixième Méditation destinée à présenter la méthodologie de la philosophie transcendantale en collaborant avec E. Fink. (Cf. J. Patocka, Qu'est-ce que la phénoménologie? I tr. par D. Franck, Paris: Ed. de Minuit, coll. «Arguments», 1974, p. 164).

3 E. Husserl; Méditations cartésiennes I tr. par M. B. de Launay etc., Paris: P.U.F., 1995, désormais, nous l'indiquons par MC, dans le cas de la traduction Peiffer / Lévinas, MC-PI L.

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plaindre plusieurs fois à ce sujet, dans les lettres adressées à Ingarden, comme les traducteurs de la nouvelle édition nous en avisent, avec l'exemple du petit Husserl qui ne cessait d'aiguiser son canif jusqu'à l'épuisement de la lame4? Cela n'expliquerait pas tout.

Néanmoins, nous pouvons dire sans doute que la traduction par Lévinas de la cinquième Méditation est marquée par la phénoménologie statique, et qu'il suivait l'avertissement de Husserl à la lettre5, en se gardant de franchir le seuil de la phénoménologie génétique qu'il n'avait pas acceptée dans toute sa dimension en tant que changement méthodologique. En fait, Husserl mettait déjà sans le savoir largement en œuvre cette démarche génétique dans les Méditations cartésiennes.

Dans Totalité et Infini, Lévinas écrit: «... le rapport avec cette «chose en soi» (dans le contexte, l'auteur indique par là le «visage»), ne se trouve pas à la limite d'une connaissance commençant comme constitution d'un «corps vivant», selon la célèbre analyse husserlienne de la cinquième de ses Méditations cartésiennes. La constitution du corps d' Autrui dans ce que Husserl appelle «la sphère primordiale», l'« accouplement» transcendantal de l'objet ainsi constitué avec mon corps, expérimenté lui-même de l'intérieur comme un «je peux», la compréhension de ce corps d'autrui, comme d'un alter ego — dissimule, dans chacune de ses étapes que l'on prend pour une description de la constitution, des mutations de la constitution d'objet en une relation avec Autrui — laquelle est aussi originelle que la constitution dont on cherche à la tirer. La sphère primordiale qui correspond à ce que nous appelons le Même, ne se tourne vers l' absolument autre que sur l'appel d'Autrui. La révélation par rapport à la connaissance objectivante constitue une véritable inversion»6.

Nous avons l'impression ici de trouver sous la plume de Lévinas lui-même, le commentaire de la cinquième Méditation cartésienne, en

4 L'origine de cette anecdote remonte à Lévinas. Son ami S. Strasser l'a consignée dans l'introduction du premier volume de Husserliana, i. e., Méditations cartésiennes.

5 Cf. MC §48, 136, aussi E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale (LFLT) I tr. par S. Bachelard, Paris: P.U.F., coll. «Epiméthée», 1965, Introduction, 7 et la note a. Lévinas écrit en 1974: «La voie menant à la Réduction à partir d'une psychologie phénoménologique de la perception est, à en croire la Krisis, meilleure que la voie suivie, dans Ideen I et dans les Méditations Cartésiennes, à partir de Descartes» (De Dieu qui vient à l'Idée (DQVI), Paris: Vrin, coll. «Problème et contreverses», 2ème éd. avec une préface nouvelle, 1986, pp. 52-53).

6 E. Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l'extériorité (77 ), La Haye: Nijhoff, coll. «Phaenomenologica» ; 8, 1961, p. 39.

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flagrant délit, entièrement marqué de la phénoménologie statique. La constitution intersubjective revient aux mutations de la constitution d'objet en une relation avec Autrui! S'il en est ainsi, on est condamné au solipsisme transcendantal.

Or, c'est exactement à cette critique que Husserl essaie de répondre dans la cinquième Méditation cartésienne. Notons aussi que Husserl conseillait à Roman Ingarden de lire ces Méditations (et la cinquième qui en est le sommet) sans tenir compte de tous ses écrits antérieurs, en ajoutant qu'il s'agissait d'un retournement portant sur le sens tout entier de la philosophie7. La constitution de l'autre ego exige le changement total de méthode de la constitution qui s'employait sur les objets.

En fin de compte, ce que Husserl voulait faire dans ces Méditations n'était-il pas justement, d'après l'expression de Lévinas, une «véritable inversion» de la méthode? Lévinas ne l' avait-il pas vu? Dans un article publié deux ans avant Totalité et infini*, nous lisons: «Chez Husserl lui- même, dans la constitution de l'intersubjectivité, entreprise à partir d'actes objectivants, s'éveillent brusquement des relations sociales, irréductibles à la constitution objectivante qui prétendait les bercer dans son rythme»9. Ainsi, Lévinas reconnaît dans la pensée de Husserl lui-même, le saut de la constitution objectivante à la constitution intersubjective, qu'il qualifie par l'adverbe, «brusquement».

On peut se demander si l'inversion de la connaissance objectivante décrite, dans les deux textes cités, soit par «la révélation»10, soit par «l'éveil»11, n'a pas la même conséquence que celle du changement radical de méthode entrepris par Husserl dans les Méditations cartésiennes. Si oui, nous devons prendre un peu plus au sérieux les plaintes de Husserl à propos de la traduction française. Car en fait, si le changement de méthode n'a pas été compris par le traducteur, le but même de cette méditation serait manqué.

Pour des raisons que nous avons indiquées plus haut, les erreurs des traducteurs ne sont plus vérifiables12. Cependant, en renversant la

7 E. Husserl, Briefe an Ingarden, op. cit., LXII (le 16 oct. 1932), p. 82: «... kurzum eine Wendung im ganzen Sinn der Philosophie selbst...»

8 E. Lévinas, «La ruine de la représentation» (1959), in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger (EDE), Paris: Vrin, 2ème éd., suivie d'essais nouveaux, 1967, pp. 125-135.

9 EDE 135. 10 77 39. 11 EDE 135. 12 La traduction française a été demandée par Husserl initialement à Koyré en

urgence. Pour mieux saisir la circonstance, voir Edmund Husserl. Briefwechsel, Band III, op. cit., pp. 358-360.

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formulation du problème, ne peut-on voir là, au contraire, d'heureuses fautes? Totalité et infini, dont la deuxième partie et les suivantes sont calquées entièrement sur le modèle de la cinquième Méditation cartésienne, nous apparaît comme un essai de solution de cette aporie apparente, due à l'interprétation du texte initial remontant à trente ans auparavant, qui rejoigne en partie l'interlocuteur de Husserl au début de la cinquième Méditation cartésienne. La conséquence: la solution de Lévinas et la véritable intention de Husserl dans cette méditation doivent aller dans le même sens. En effet, après la lecture attentive de la cinquième Méditation cartésienne, si nous lisons Totalité et infini, sans nous arrêter sur la précision de chaque mot qui nous frappe par sa nouveauté et son opacité, nous sommes émerveillés de la rigueur phénoménologique de cet ouvrage. On peut y reconnaître un essai pour dédire et redire la cinquième Méditation cartésienne.

Nous tenterons dans le présent article de relire Totalité et Infini à la lumière de la cinquième Méditation cartésienne.

1. Remarques structurelles

L'analyse de la cinquième Méditation cartésienne dont le but est la recherche de la constitution universelle du monde objectif s'articule en trois étapes. Elles sont organisées hiérarchiquement, à partir de la couche la plus fondamentale, la constitution de l'ego (§44-49), ensuite celle de l'autre (§50-54), jusqu'à celle de la communauté des monades (§55-59).

La première section de Totalité et infini, le même et l'autre, fut écrite après les trois sections qui forment le corps de l'ouvrage: à savoir, la section II, Intériorité et économie (pp. 81-158); la section III, Le visage et l'extériorité (pp. 161-225) et la section IV, Au-delà du visage (pp. 232-261).

La première section contient, en fait, tout l'ouvrage en pointillé, mais l'auteur y emploie librement ses termes techniques dont on ne trouve les explications que dans les sections qui suivent. Donc, les lecteurs qui commencent par la première section n'associeront qu'avec difficulté ce livre à la cinquième Méditation cartésienne de Husserl. Or, on peut aussi commencer à le lire à partir de la section II qui traite de la constitution de l'ego et décrit sa manière d'exister, en passant ensuite à la section III qui traite de la constituion ou plutôt la non-constitution

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d' autrui, et enfin à la section IV qui traite de la fondation de la société pluraliste, ces trois sections correspondant respectivement aux paragraphes 44-49, 50-54, et 55-59 de la cinquième Méditation cartésienne.

A nos yeux Totalité et infini est un commentaire et une reconstruction de la cinquième Médidation cartésienne, en tentant compte des possibilités de développement que Husserl lui-même suggère, surtout à la dernière partie de son ouvrage: Husserl réhabilite la métaphysique — entendue dans le sens nouveau13 — comme l'ultime étape de la phénoménologie. Il suggère aussi la possibilité pour la phénoménologie de traiter des problèmes éthico-religieux14. Ne faudrait-il pas penser que ce sont justement ces problèmes ultimes qui intéressent Lévinas?

En outre, on remarque dans Totalité et infini, l'usage très fréquent d'un scheme, «X n'est pas Y comme Husserl le pense». Le nom de Heidegger remplace Husserl de temps à autre, mais nous voulons souligner que, dans Totalité et infini, l'interlocuteur principal est Husserl.

2. La constitution de l'ego

a. Pourquoi constituer l'ego?

Dans la quatrième Méditation cartésienne nous lisons: «puisque l'ego monadique concret englobe en sa totalité la vie effective et potentielle de la conscience, il est clair que le problème de l'explicitation phénoménologique de cet ego monadique (le problème de sa constitution pour lui-même) doit englober en lui-même tous les problèmes constitutifs en général» (MC 102).

Il s'agit ici d'expliciter ce qu'est le «je» concret et le «non-je» pour moi, pour la fondation de la phénoménologie universelle.

Or, la cinquième Méditation n'est pas, de prime abord, la mise en œuvre de cette méthode, mais elle cherche à répondre avant tout aux

13 MC §60. Cf. aussi E. Husserl, Philosophie Première I (1923-1924) / tr. par A. L. Kelkel, Paris: P.U.F., 1970, (188), l'auteur y explique qu'une problématique s'ouvre sur le fondement de la phénoménologie qui «n'admet plus d'autre interprétation: celle de l'irrationalité du fait transcendantal qui s'exprime dans la constitution du monde de fait et de la vie spirituelle de fait». En réalité, dès 1913, Husserl a eu un projet de consacrer Ideen III à traiter la métaphysique comme l'ultime étape de la phénoménologie. Plusieurs incidents ont empêché la réalisation de ce projet, dont nous pouvons nous informer par des lettres adressées à Ingarden.

14 MC 182.

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objections faites à ce choix méthodologique. En fait, c'est une aporie qui est la conséquence même de cette méthode du monadisme15. La problématique du solipsisme ne vient pas d'une critique extérieure, mais surgit de l'intérieur même de la phénoménologie en tant que monadologie. On pourrait soupçonner un double solipsisme impliqué dans une telle méthode. D'une part, le solipsisme objectif de l'ego transcendantal en pratiquant Vt%oyr\ qui suspend la position de monde, d'autre part, le solipsisme subjectif (ou intersubjectif) en pratiquant l'auto-explicitation. Car, comme écrit Lévinas, «le moi pur, sujet de la conscience transcen- dantale où se constitue le monde, est lui-même hors sujet: soi sans réflexion»16. Ainsi, l'ego est-il amené à la nécessité d'expliciter l'autre ego. Quelle signification l'autre ego a-t-il pour moi? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de partir de l'ego pur, non à partir de la monade, — l'ego concret vivant dans le monde environnant, comme la quatrième Méditation l'annonçait — , mais de l'ego tout dépouillé. C'est une exigence méthodologique. Pour cela, le fil conducteur de Husserl est l'analyse du mode de la relation intentionnelle.

En soi, il n'y a aucune raison pour que Lévinas commence par traiter de la constitution de l'ego, pour décrire le rapport social, «l'expérience par excellence», puisqu'il dit qu'il ne commence pas par la réduction transcendantale. Cependant, Lévinas inaugure la deuxième partie de Totalité et infini, par la section intitulée «la séparation et la vie», qui traite en fait de la genèse de l'ego. Son intention consiste à montrer la différence entre les relations analogues de la transcendance (ce que Husserl essaye de montrer — mais qui reste une «transcendance dans l'immanence») et celles de la transcendance même qui conduit à l'Autre. Par cette distinction, il vise à acheminer vers le développement très rigoureux de l'intellectualisme. C'est-à-dire, il doit montrer la supériorité de la séparation absolue sur la réduction transcendantale, et celle du rapport métaphysique sur l'intentionnalité qui constitue l'autre comme objet, pour que la relation sociale soit explicitée phénoménolo- giquement. Dans ce but, il doit travailler, parallèlement à Husserl, à l'ex- plicitation de la genèse de l'ego.

15 Cf. J.-F. Courtine, «L'être et l'autre, Analogie et intersubjectivité chez Husserl», in Les Etudes philosophiques, n°3-4, 1989, p. 508.

16 E. Lévinas, Hors sujet (HS), Montpellier: Fata Morgana, 1987, p. 233. Cf. Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures {Ideen I) I tr. par P. Ricœur, Paris: Gallimard, coll. «Tel», 94, 1950, [270-271].

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b. La sphère primordiale et le Même

Au §44 de la cinquième Méditation cartésienne, Husserl écrit qu'en réduisant l'ego pour la deuxième fois — la première réduction opérée sur l'attitude naturelle a isolé l'ego transcendantal-, en éliminant tout ce qui m'est étranger, l'ego se réduit à la sphère du propre, ou sphère primordiale. Selon Husserl, puisque la double réduction a suspendu l'inten- tionnalité, elle a également suspendu l'objet intentionnel. L'ego ainsi séparé de tout ce qui n'est pas ego, découvre en lui ce que Husserl appelle le phénomène du monde, et la couche la plus profonde de la nature spécifique.

Au début de la Ilème section, Lévinas écrit, à propos de la relation sociale en tant que rapport métaphysique différent du rapport intentionnel: «Le terme husserlien évoque en effet la relation avec l'objet, avec le posé, avec le thématique, alors que la relation métaphysique ne rattache pas un sujet à un objet»17. Il soutient que la séparation comme vie accomplie dans le Même est la condition de possibilité de la relation métaphysique. Cependant, rappelons que pour Lévinas, le «Même» correspond à la sphère primordiale18.

Husserl ne dirait-il pas la même chose, en définitive? C'est en réduisant, pour la deuxième fois dans l'individuation complète, que l'ego reconnaît l'autre, c'est-à-dire, ce qui n'est pas soi. Il explique que «la mise hors circuit thématique des opérations constitutives de l'expérience étrangère et, avec elle, de tout mode de conscience qui se réfère à ce qui est étranger ne signifie pas simplement l'êTioxf) phénoménologique de la validité ontologique spontanée de l'étranger comme tous les objets que nous tenions spontanément et d'emblée pour existant»19. Quoique la traduction de Lévinas soit légèrement différente par rapport à la nouvelle traduction, il n'y a pas de contresens entre les deux traducteurs. L'expérience de l'étranger ne peut pas être réduite, comme dans le cas d'autres objets thématisables, par la première réduction. Cependant Lévinas reproche à Husserl l'objectivation d' autrui par l'intentionnalité et le manque d'éloignement de l'extériorité20.

17 TI 81. 18 Ibid., 39. 19 MC 126. Dans MC §14, Husserl explique que l'objet intentionnel n'est pas a pri

ori existant, mais c'est ce que la conscience constitue comme objet. Par contre, l'expérience de l'étranger ne peut pas être explicitée pareillement.

20 Cf. 77 81.

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Ici, Lévinas n'a pas dû suivre la deuxième réduction opérée par Husserl. Remarquons que dans la traduction de Lévinas, l'introduction à l'application concrète de cette nouvelle réduction particulière est absente21.

c. Le psychisme comme structure de la conscience

Qu'est-ce qui peut rester à l'ego tout nu, réduit ainsi à l'extrême? Cette nature spécifique, c'est la chair organique sensible {MC 128). La notion étrange de «psychisme» dans Totalité et infini (77 8222, et passim) qui signifie, pour Lévinas, la vie intérieure de l'ego séparé et incarné, trouve sa correspondance dans les §44 et §45 de la cinquième Méditation. Le psychisme chez Husserl qualifie le je réduit à la sphère du propre et qui fait l'expérience du monde à travers la chair (cf. MC 129). Il est séparé mais ouvert aux expériences du monde et constitue le soi et le monde kinesthésiquement23. La parenté de cette idée avec la «jouissance» de Lévinas est claire. L'activité des organes de la sensation relève du «je peux»; le «je», en tant qu'unité, est le système de toutes sortes de capacités, comme Husserl l'a longuement développé dans ses Ideen II 24. Le «je» est un système de capacité en réceptivité et en activité, au sein duquel je domine.

Or, l'expression typiquement husserlienne de «je peux» apparaît dans la suite de l'exposé de Lévinas, comme si l'auteur était obligé de l'interpréter pour emboîter le pas à Husserl. On se demande pourquoi chez Lévinas, qui condamne le conatus essendi aussi radicalement que possible, le moi peut avoir la caractéristique du « je peux». Mais ici le «je peux» est situé dans une sorte de pure nature «par le corps humain dressé de bas vers le haut, engagé dans le sens de la hauteur» (77 89). Par la nature, l'homme satisfait ses besoins matériels et il s'aperçoit

21 II s'agit du premier paragraphe de p. 144 dans l'édition de P.U.F.: «C'est précisément ce dévoilement et cet éclaircissement de sens que nous préparons maintenant, grâce à cette nouvelle époke, plus particulièrement de la manière qui va suivre».

22 «L'être, dans la relation, s'absout de la relation, est absolu dans la relation. Son analyse concrète, celle qu'entreprend un être qui l'accomplit (...) reconnaîtra la séparation comme vie intérieure, ou comme psychisme».

23 D'après Lévinas, la kinesthèse exprime pour Husserl l'originelle mobilité du sujet. «La transcendance se produit par la kinesthèse: la pensée se dépasse non pas en rencontrant une réalité objective, mais en entrant dans ce monde, prétendument lointain» (EDE 160).

24 E. Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution ( Ideen II) / tr. par E. Escoubas, Paris: P.U.F., coll. «Epiméthée», 1982, §59 [253-254].

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qu'il désire encore le spirituel. C'est en étant engagé déjà vers le haut par sa posture, en étant créature ouverte vers le haut, sans s'enfermer dans l' auto-satisfaction, que l'homme est l'être qui a la possibilité d'affirmer: «je peux».

Le je husserlien dans la sphère du propre est décrit comme le pôle d'enroulement de toutes sortes d'intentionnalité. J'ai perdu mon moi dans le sens habituel à cause de la réduction, mais «dans ma spécificité intellectuelle, je suis (...) le pôle égoïque identique de mes multiples vécus purs, ceux de mon intentionnalité active et passive, et le pôle de tous les habitus institués ou qui doivent l'être par cette intentionnalité»25.

De son côté, Lévinas se sert d'une expression très imagée, pour dire la même chose: «Le moi, en effet, n'est pas le support de la jouissance. La structure «intentionnelle» est ici toute différente. Le moi est la contraction même du sentiment, le pôle d'une spirale dont la jouissance dessine l'enroulement et 1' involution: le foyer de la courbe fait partie de la courbe. C'est précisément en tant qu'« enroulement», en tant que mouvement vers soi — que se joue la jouissance»26.

Cette description est pertinente, car elle montre bien le dynamisme du moi qui est en fait une perpétuelle recentration provoquée par l'affection.

Dans un autre texte, Husserl parle du «moi pur» comme le pôle non seulement des actions, mais aussi des affections27. L'affection, c'est précisément le produit de l'enroulement de l'ego vers soi, ce qui n'est pas étranger à la jouissance28. Les thèmes de l'affectivité et du sentiment sont liés aux problématiques de la temporalité et de la hylè, et se trouvent massivement dans les manuscrits classés sous le sigle C, dans le recueil concernant la temporalité des Nachlasse. Lévinas n'en parle pas explicitement, mais il fait mention des «manuscrits encore si peu explorés, sur le «présent vivant»»29. Ce n'est donc pas par hasard qu'il

25 MC 129. 26 TI 91 27 Cf. E. Husserl, Phànomenologische Psychologie (1925), Hua IX/ éd. W. Biemel,

La Haye: Nijhoff, 1962, p. 208, cf. aussi Krisis, §50, Ms. C III p 11, C 71 p. 24. 28 Cf. E. Husserl, Ms. C 16 IV, Mars 1932, p. 6: «(La hylè) produit un être-tourné-

vers (Gerichtetsein) du moi. En produisant le désir de la hylè (Begehren der Hyle), elle crée «son horizon protentionnel de l'affection et de la jouissance»». Cité in J. Benoist, Autour de Husserl. Ego et la raison, Paris: Vrin, coll. «Bibliothèque d'histoire de la philosophie», 1994, p. 24.

29 E. Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence (AE), La Haye: Nijhoff, coll. «Phaenomenologica», 54, p. 42.

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associe la notion de jouissance à la constitution de l'ego. Loin de contredire Husserl, il dépend ici encore de celui-ci, en caractérisant la phénoménologie husserlienne par l'intentionnalité unilatéralement objectivante, et la sienne par l'intentionnalité allant en sens contraire: en fait, sous le terme d'intentionnalité, comme nous l'avons vu, Husserl entendait l'une et l'autre.

d. L'auto-explicitation et l'apologie

Dans le §44, Husserl écrit que l'auto-explicitation30 permet à l'ego d'élucider le monde qui contient l'ego dans la sphère primordiale31. Par conséquent, il faut revenir à la distinction de l'«ego qui est extérieur» et de «l'ego vivant dans le monde». Le premier est l'ego transcendantal et le deuxième est un ego engagé dans le monde concret32. Ce dernier ego accède à l'autre en fonction de son intérêt naturel, car il a son système de valeur propre à lui seul. Au début du §46, nous lisons: «Jusqu'à présent nous avons défini le concept fondamental de ce qui est spécifique à moi seulement de manière indirecte comme étant le non-étranger qui, de son côté, reposait sur le concept d'autre, et donc le présupposait. Mais il importe, pour clarifier son sens, d'élaborer également une définition positive de ce qui est spécifique ou de l'ego dans ma spécificité»33. Donc, lorsque Husserl reconnaît l'altérité après avoir opéré la seconde réduction, l'autre n'est pas saisi en comparaison avec moi, car l'ego apparaît comme incomparable. L'ego donne l'auto-explicitation et cela fait partie de l'essence de l'ego34.

Pourtant, n'ayant pas tenu compte de l'effet de la deuxième réduction qui suspend tout mouvement vers l'autre, Lévinas écrit: «...le mouvement de moi à l'autre ne saurait s'offrir comme thème à un regard objectif libéré de cet affrontement de l'Autre, à une réflexion»35, et ceci

30 Cf. aussi LFLT, §104 «La phénoménologie transcendantale en tant qu'auto- explicitation de la subjectivité transcendantale» (241).

31 Dans un manuscrit, Husserl dit que l'expérience du monde est un a priori pour l'ego. Le soi sans expérience du monde est impensable. Cf. Ms. C. 7. IL p. 19, cité par G. Brand, Welt, Ich and Zeit,, La Haye: Nijhoff 1955, p. 19. Cf. aussi Ms. K. III. 6. p. 56, «Le monde est le «donateur du fondement» pour un étant», cité par G. Brand, ibid., p. 18. Même si Lévinas n'a pas pris directement connaissance de ces manuscrits, il a lu l'ouvrage de Brand avant la publication. (EDE 160, note 1).

32 Cf. LFLT, (243). 33 MC 131. 34 Cf. MC 132. 35

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«Totalité et infini» et la cinquième «Méditation cartésienne» 159

manifestement contre Husserl. Mais, Husserl dirait la même chose. Autrui ne peut être réduit de la même façon que les autres objets; c'est pourquoi la deuxième réduction est indispensable! La différence, c'est que pour Husserl, l'altérité est constitutive de l'ego, en tant qu'il est conscience et immanence, tandis que pour Lévinas, elle est extérieure à l'ego, en tant qu'il est séparé. Mais cette différence n'est pas évidente: d'une part, chez Husserl, l'immanence et la transcendance sont ambiguës36, d'autre part, chez Lévinas, l'intériorité et l'extériorité sont ambiguës37.

Or, Lévinas propose le terme d' «apologie» pour remplacer la notion d'auto-explicitation. Il écrit: «... le moi est une apologie — c'est pour le bonheur constitutif de son égoïsme même que le moi qui parle plaide (...). Quand la présence critique d' Autrui mettra en question cet égoïsme, elle ne détruira pas sa solitude. La solitude se reconnaîtra dans le souci du savoir qui se formule comme un problème d'origine (...)»38. Quelle différence y a-t-il entre l'auto-explicitation, qu'est l'exégèse de la spécificité d'ego et l'apologie? Il nous semble que si la notion d'auto- explicitation implique le dialogue de soi à soi dans le contexte du souci épistémologique, celle d'apologie implique ma défense devant l'autre dans le contexte judiciaire. Mais l'apologie finit par la bonté, car l'autre homme, l'interlocuteur, s'explicite aussi. Reconnaître l'autre comme autre, pour Lévinas, signifie en même temps lui donner le droit à l'apologie, voire à son égoïsme à autrui39. L'apologie de l'autre homme passe avant la mienne.

On peut se demander encore quel est le rapport entre auto-explici- tation et l'autre homme chez Husserl. L'auto-explicitation doit perdre son égoïté après la réduction transcendantale. Car j'ai été mis moi-même en hors circuit40. Alors, cette auto-explicitation n'est plus la mienne, mais elle élucide le monde qui contient l'ego et les autres phénomènes réduits. C'est pourquoi dans l'auto-explicitation, l'alter-ego apparaît.

36 Cf. R. Boehm, «Les ambiguïtés des concepts husserliens d'<immanence> et de <transcendance>», in Revue philosophique de la France et de l'étranger, (1959), n°4, pp. 481-526.

37 Cf. 77 122. 38 77 91. 39 Cf. Ibid., 10. 40 Husserl écrit dès 1907 qu'après la réduction phénoménologique, la conscience

pure n'est à «personne». Cf. Chose et espace. Leçon de 1907 / tr. par J. F. Lavigne, Paris: P.U.F., coll. «Epiméthée», 1989, [41].

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e. Représentation et présence

«La représentation est pur présent»41, écrit Lévinas en commentant Husserl. Pour lui, le statut de la temporalité défini par Husserl est problématique. Car celui-ci caractérise le passé et le futur par rapport au présent, et en fin de compte le présent est une synthèse de re-présenta- tion du passé et l'horizon de l'avenir déjà esquissé. Le mouvement de I'è7ro%r| consiste à épuiser le sens de l'extériorité, convertible en noèmes, au moyen de la représentation.

Husserl écrit au §46 de la cinquième Méditation cartésienne: «En se déroulant dans le présent vivant, elle [mon explicitation] ne peut trouver, sur le mode de la perception propre, que ce qui s'écoule dans le présent vivant. Le passé qui m'est propre se dévoile sur le mode le plus originaire qui soit concevable grâce aux ressouvenirs»42. C'est dire que le contenu de l' explicitation (le dit, dans le langage lévinassien), essentiel pour la constitution de l'ego, est une représentation du passé, ce que l'ego a déjà constitué.

Le ressouvenir est le resurgissement du passé dans la conscience actuelle43. Le temps immanent, c'est-à-dire le temps subjectif non chronométré est décrit par la métaphore du flux44. Le passé est ce qui est avant le présent et l'avenir est ce qui vient après. Le temps est constitué comme un flux, composé par une série des innombrables impressions successives. Par le ressouvenir, on peut représenter dans la mémoire n'importe quel moment du passé45.

La temporalité transversale et la temporalité longitudinale se croisent dans le présent, mais la conscience n'y arrive qu'après coup. Il n'y a pas de conscience de présent vivant. Quel est alors le contenu de la conscience, entre le passé représenté et l'horizon d'avenir? Le moi

41 77 98. 42 MC 132-133. 43 Cf. E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du

temps I tr. par H. Dussort, Paris: P.U.F., 1964. 44 Ibid., p. 99: «Mais le flux n'est-il pas «l'un après l'autre»? N'a-t-il pas pourtant

maintenant une phase actuelle et une continuité de passés, dont nous avons actuellement conscience dans des retentions? Nous ne pouvons nous exprimer autrement qu'en disant: ce flux est quelque chose que nous nommons ainsi d'après ce que nous avons constitué, mais il n'est rien de temporellement «objectif». Pour tout cela les noms nous font défaut». Donc, le flux n'est qu'une métaphore. En fait, c'est une succession des événements ponctuels.

45 Nous schématisons §10-12 en simplifiant.

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devient dans le temps, «vieillit» aussi, comme remarque Lévinas. Mais ce devenir dans le temps n'apparaît pas sur le plan de la représentation. Notre vie est pleine de surprises. Husserl est conscient de ce problème: dans le manuscrit D 1946, il se demande: «Comment, dans le flux originaire du temps, tous les modes d'apparition de tout apparaissant dans un zéro sans différence, dans un vide, dans lequel tout apparaissant comme les apparitions elles-mêmes reste indifférencié, se rapprochent-ils? Est-ce réellement un zéro, ou un simple «point», un «datum», un «contenu» en soi effectivement vide de contenu, indivisible et sans différence?»

Le point zéro, c'est le moment événementiel non-réflexif. En d'autres termes, la conscience du présent est vide. La jouissance dont parle Lévinas est la vie de chaque instant présent. Le Cogito, absolument égoïste, se situe à cet instant. Mais dans le présent, où il n'y a pas de représentation, entre le passé et le futur, le visage se révèle d'en haut verticalement; cela signifie que la temporalité se définit par ce croisement du présent de l'ego et du présent préréflexif de l'autre. Ici, il y a affrontement de deux hétérogénéités absolues. Cependant, la conscience reflexive ne se rend compte de cette intervention qu'après coup. Ce que Husserl appelle innommable, et qu'il a métaphorisé par le flux, correspond-il à l'idée de trace lévinassienne, qu'on voit sur le visage d'autrui? La différence pourrait s'exprimer ainsi: ce qui constitue le flux est la représentation successive, ce qui constitue la trace est la signifiance de l'Absent absolument passé. «Aucune mémoire ne saurait suivre ce passé à la trace»47, écrit Lévinas. Or, la question est de savoir si notre auteur s'éloigne de Husserl, ou le dépasse, par l'introduction du terme «visage». Dans un autre texte, Husserl ne déclare-t-il pas aussi: «Le corps de l'autre est présent»48? Le corps de l'autre est donation originaire, perceptible. Mais la présence du corps signifie l'absence à moi de sa présence. C'est pourquoi Husserl est obligé d'introduire le terme d'apprésentation.

46 E. Husserl, De la synthèse passive, (APS) / tr. par B. Bégout et J. Kessler, Grenoble: Millon, coll. «Krisis», 1998, p. 373.

47 EDE 198. 48 Hua XV, 642 (Beilage L, 1934). Lévinas, de son côté, en lisant un roman de V.

Grossman (Vie et destin / tr. par A. Bérélowitch et A. Cldefy-Tancard, Lausanne: L'Âge d'homme, 1983 — toutefois, Lévinas l'a lu en russe), a découvert que tout le corps était Visage. Cf. E. Lévinas, «Paix et proximité» in Emmanuel Lévinas / J. Rolland dir., Les Cahiers de la nuit surveillée, n°3, 1984, p. 344. Plus explicitement in E. Lévinas, Entre nous. Essais sur le penser-à-l' autre, Paris: Grasset, 1991, p. 103: «toute l'expressivité de l'autre corps dont parle Husserl est l'ouverture et l'exigence éthique du visage».

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f. La double transcendance: objective et subjective

Au §48, Husserl transpose sa question sur un autre plan. Il interrompt son analyse et commence à esquisser tout le reste de l'argument qui sera développé dans la suite de la cinquième Méditation. Du moment qu'on a compris que l'ego arrive à penser à l'autre, cette possibilité de penser à l'autre doit elle-même être explicitée: «... tous les modes de conscience qui me sont propres n'appartiennent pas au cercle de ma conscience de moi-même». Alors, il faut envisager d'expliciter «comment l'ego peut avoir en lui et former sans cesse des intentionnalités de ce nouveau type dotées d'un sens d'être qui transcende absolument son propre être»49. Il faut distinguer deux sortes de transcendance. 1) Transcendance dans l'immanence (transcendance réelle), c'est-à-dire

le monde concret extérieur à l'ego représenté, qui est idéal mais un moment déterminant de mon être concret, et

2) Transcendance objective (transcendance pure), qui transcende par l'intentionnalité vers le monde extérieur (au sens non spatial et naturel). Le monde objectif est déjà là, comme achevé, ayant validité en soi, même au-delà de ce qui n'est plus expérimenté par l'ego. Il faut donc s'interroger sur la possibilité d'explicitation de cette expérience. L'étranger absolument premier, qui est l'autre-je, rend possible la constitution du monde objectif. Car c'est par une communauté de monades, par notre mise en commun d'expériences que le monde objectif prend son sens. Mais la mise en commun d'expériences est- elle possible sans langage? Husserl ne le dit pas pour l'instant.

Maintenant, on peut comparer cette double transcendance à celle de Lévinas. Dans Totalité et infini, nous lisons: «Le simple vivre de... l'agrément spontané des éléments n'est pas encore l'habitation. Mais l'habitation n'est pas encore la transcendance du langage»50. Il y a ici une correspondance avec le monde stratifié de Husserl. Le niveau de «vivre de...» correspond à l'ego charnel non réflexif, l'habitation correspond au monde familier de cet ego concret qui le détermine51, puis la transcendance du langage s'ouvre au monde objectif.

Lévinas décrit la vie concrète, économique, en opposition à ce monde stratifié par le moyen de la représentation de Husserl. L'ego

49 MC 135. 50 77 128. 51 «Etre séparé, c'est demeurer quelque part. La séparation se produit positivement

dans la localisation» (77 142).

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«Totalité et infini» et la cinquième «Méditation cartésienne» 163

mondain qui vit dans la jouissance ne constitue pas le monde. Alors, comment sont les «implications intentionnelles»52 entre l'ego et le monde?

L'ego qui vit des éléments se recueille dans l'intériorité, dans la familiarité de la maison pour prendre ses distances par rapport au monde. Sans cette intériorité, la représentation du monde n'est pas possible. La maison présuppose l'intimité de la famille et l'accueil féminin53. Dans la maison, l'ego change sa manière d'être, et aussi son rapport avec le monde. La séparation, la solitude de l'ego en face du monde s'accomplit comme habitation.

La maison permet de faire provision et d'assurer le lendemain, par conséquent le travail et la possession de biens. Ainsi, l'échange avec un autre possesseur devient possible. Tandis que dans la famille à deux, le rapport humain n'est pas celui d'interlocuteurs, le rapport avec une autre famille exige le langage. Chacun renforce sa sécurité et le droit de sa maison, et s'active pour travailler dans le monde.

Et là, l'ego doit rencontrer le visage de l'autre qui critique cette manière d'être égoïste. Le langage est la condition de possibilité du don, comme mouvement permettant de prendre des distances par rapport à son propre bien. «La relation avec autrui, la transcendance, consiste à dire le monde à Autrui. Mais le langage accomplit la mise en commun originelle — laquelle se réfère à la possession et suppose l'économie»54.

Mais la transcendance par l'accueil reste une possibilité. L'ego peut s'enfermer dans son égoïsme55. L'homme est libre de choisir sa manière de vivre: comme homme ou comme animal. Lévinas aime à opposer Abraham, qui va ailleurs, loin de son pays natal, comme figure conceptuelle de la métaphysique, à Ulysse qui retourne chez lui, comme figure conceptuelle de l'égologie. Il rappelle que l'animalité de Ulysse a été reconnue par son chien, malgré son déguisement et son discours cohérent.

52 TI 127. 53 Mais «l'absence empirique de l'être humain de «sexe féminin» dans une

demeure, ne change rien à la dimension de féminité qui y reste ouverte, comme l'accueil même de la demeure» (77 131).

54 77 148. 55 TI 147 sq.

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3. La (non-)constitution d' autrui

a. L'envers et l'endroit56

Du §50 au §54, Husserl traite de la problématique cruciale de la constitution de l'autre ego. Lorsque notre lecture parallèle arrive ici, nous avons l'impression d'avoir perdu le fil conducteur. Car le début de la section III de Totalité et infini semble traiter de tout autre chose que de la constitution de l'autre homme.

Or, une expression étrange renvoie clairement à la cinquième Méditation : le binôme envers-endroit. «L'altérité totale, grâce à laquelle un être ne se rapporte pas à la jouissance et se présente à partir de soi, ne luit pas dans la forme des choses par laquelle elles s'ouvrent à nous (,..)»57, et après avoir expliqué que la révélation de la matière est superficielle, l'auteur continue: «Mais la distinction de l'envers et de l'endroit — ne nous fait-elle pas sortir de ces considérations superficielles? Ne nous indique-t-elle pas un autre plan que celui où nous avons de propos délibéré placé nos dernières remarques?»58.

L'altérité totale qui tranche sur la sensibilité, celle d'autrui, est le synonyme de l'irréversibilité: on ne peut pas voir ce qui est à l'envers, en l'occurrence, l'intériorité de l'étranger.

Cela éclaire exactement ce que dit Husserl au §50 de la cinquième Méditation. Celui qui est étranger à moi n'est pas donné originairement. Car si c'était le cas, je l'assimilerais complètement, et il n'y aurait plus d'autre. Si l'expérience de l'étranger concernait seulement son corps (Kôrper), ce ne serait que l'affaire de la sensibilité appartenant à ma sphère primordiale. Mais si elle concernait sa chair (Leib), elle ne pourrait être effectuée que sous le mode d' ' Appràsentation.

L'apprésentation signifie la présentification (Vergegen-wàrtigung) d'un objet à partir d'une donation originaire; par exemple, dans notre expérience des choses, l'endroit d'une chose apprésente l'envers; et éventuellement, on peut le confirmer en le retournant. Mais l'apprésentation d'une sphère autre n'est pas ainsi. Car personne ne peut mettre à l'envers l'intériorité d'autrui. Il faut donc une apprésentation spéciale.

56 L'expression, «envers et endroit» est très importante chez Lévinas: cf. 77 105, 109, 167, AE 82, 83, 163, 167, 185, Humanisme de l'autre homme (HAH), Montpellier: Fata Morgana, 1972, p. 69, DQVI 72.

57 77 166. 58 Ibid., 167.

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Lorsque j'aperçois le corps d' autrui, je le réduis à ma sphère primordiale. Or, dans ma sphère primordiale, il y a mon corps et ma chair. Pour que je puisse conférer le statut de chair au corps aperçu, il faut une analogisation.

Nous avons vu que l'apprésentation de la chair étrangère n'est pas pareille à l'apprésentation des choses. Dans le même paragraphe, Husserl dit encore que l' analogisation de la chair n'est pas comme l'analogie entre les objets59. Dans son usage traditionnel du terme, d'abord chez Aristote, l'unité Kax'àvaX,oyiav désigne l'analogie mathématique du type A/B=C/X. Par un raisonnement analogique, on peut obtenir X à partir de trois autres articles60. Les scolastiques latins, à la suite de Plotin61, ont récupéré ce terme pour désigner le rapport ni univoque ni équivoque, celui de l'intelligible et du sensible. Cela permet à l'homme de faire de la théologie. Chez les modernes, l'analogie indique la ressemblance presque parfaite (Hume), ou la ressemblance imparfaite (Kant)62. Mais ici, Husserl exclut toute considération métaphysique, et montre l'exemple d'un enfant qui pour la première fois voit des ciseaux. Lorsqu'il saisit le sens final des ciseaux, il voit désormais immédiatement les ciseaux comme tels, sans raisonnement. Car il a appris le type de cet outil. Il s'agit ici de l'archi-fondation du sens. Mais l'unité du corps et de la chair d' autrui peut-elle être apprise aussi une fois pour toutes?

Pour Husserl, le sens d'alter-ego ne peut pas encore être appréhendé à ce niveau, «...l'ego et l'alter ego sont toujours nécessairement donnés dans un appariement {Paarung) originaire»63. Pourquoi originaire? Parce qu' autrui advient dans le présent vivant, dans le degré zéro de la temporalité que nous avons vu plus haut. Il apparaît comme la nouveauté absolue. «L'archi-fondation elle-même demeure toujours à l'œuvre de manière vivante»64. Ce qui est capital, c'est que Husserl reconnaît que mon soi reçoit le caractère de mien par effet de contraste65. Ainsi, la reconnaissance de l'autre ego devient simultanément la reconnaissance de moi-même. A la différence de l'analogie, la Paarung doit

59 Cf. MC 141 et aussi MC 125. 60 Cf. Ethique à Nicomaque, V, 6, 1 131 a 31. 61 Cf. Enneades, VI, 1, 1. 62 Cf. J. -F. Courtine, op. cit., et F. Marty, Kant et la naissance de la métaphysique,

Paris: Beauchesne, 1980. 63 MC 142. 64 Ibid. 65 MC 144.

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être schématisée par A/A' // B/B'. Car ce que je n'arrive pas à trouver par l'analogie est précisément le psychisme d' autrui. Dans la Paarung, il s'agit plutôt d'expliciter l'unité psycho-physique de moi-même. Ce que Husserl cherche n'est pas l'abîme entre le corps et la chair, mais plutôt leur unité concordante. Entre A et B, il y a un type semblable d'unité.

L'erreur de Husserl consiste dans l'ajout des autres cas de Paarung66, c'est-à-dire le cas des choses, en compliquant ses arguments par la synthèse passive et l'association. Alors qu'il vient de souligner la spécificité de l'alter ego par rapport aux autres objets, il explique parallèlement le cas des objets, où la Paarung n'est pas originaire. En fin de compte, Husserl tente ici encore l'analyse statique, l'explicitation du mode de donation de l'autre ego; la tentation de la thématisation persiste.

Or, l'introduction du terme Paarung devait déplacer le point de vue méthodologique vers l'approche génétique, car elle est un mode d'association par la synthèse passive67. C'est pourquoi Husserl a choisi un exemple d'apprentissage de l'enfant. Par suite de cette déviation, à la fin du §51, Husserl revient au point de départ: «...rien du sens transféré de la corporéité spécifique ne peut être originairement effectué dans ma sphère propre»68.

Il faut donc introduire l'idée d'un nouveau type d'apprésentation, par l'entremise d'un nouveau type de présentification. L'autre est appré- senté comme une modification de moi-même. Cette modification consiste non à ramener l'autre à la mesure de ma compréhension, mais à m'altérer, à «devenir l'autre» (Anders-werden, Ms. D7)69.

66 MC 142: «L'appariement, l'apparition en configuration de couple et, ensuite, en configuration de groupe, de pluralité, est un phénomène universel de la sphère transcen- dantale». Dans APS, op. cit., Beil. XVI, 396, tr. fr. p. 381, nous lisons: «Plus grande est la ressemblance, plus proches se tiennent les uns des autres des data; plus fort est le recouvrement, plus l'union l'emporte sur la différence. Deux data qui sont sans différence et sans écart sont unis pourtant par synthèse, ils fusionnent». Evidemment, ce n'est pas le cas des deux personnes.

67 Husserl définit la Paarung dans APS, p. 1 80 (tr. fr. p. 243) comme Urassoziation qui est l'éveil affectif systématique ou systématisant, qui rend possible la structure objec- tale du présent vivant et toutes les espèces de synthèses originaires de l'unification du multiple. Si nous donnons un exemple, l'homme qui a appris ce qu'est la couleur rouge voit immédiatement dans la couleur bordeaux le «rouge». C'est une association entre ce qui se ressemble non par la conscience mais par un éveil affectif. La superposition de ces deux couleurs est si forte que tout le monde comprend ce que signifie «le vin rouge».

68 MC 143. 69 Cf. N. Depraz, op. cit., p. 346, «Remarques sur la traduction de certains te

rmes», Verânderung, Veranderung, (Selbst)-Entfremdung.

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Mais la nouveauté méthodologique consiste-t-elle à ajouter tout simplement «le type nouveau», respectivement à l'analogisation, à l'apprésentation, et à la présentification? L'analogisation s'emploie pour mettre en relief la ressemblance. Mais ne met-elle pas en évidence l'incomparabilité aussi? Je suis ici maintenant, l'autre est là, et je ne peux pas occuper sa place. Nous sommes semblables, mais je ne peux pas «devenir autre» dans le présent vivant, si ce n'est par l'imagination70. «Livrés à l'imagination, remarque J. -F. Courtine, nous restons pris dans cette alternative qui n'offre pas d'autre issue que l'uni- vocité du même, répétée ou transposée, et l'équivocité absolue de l'autre, incompréhensible et impénétrable. (...) C'est cette double impossibilité, qui impose, comme en creux, de déterminer une nouvelle figure de l'analogie: l'analogie non proportionnelle ou d'attribution»71. Cette analogie n'est pas Yanalogia entis, mais Yanalogia car- nis12. Elle ne se joue pas seulement pour deux corps, mais aussi pour deux consciences. Un manuscrit de 1927 explique que «comme si...» (j'étais à la place de l'autre) signifie, «comme si j'avais le corps modifié, l'être égoïque et la conscience modifiée, et aussi comme si je me comportais corporellement et intérieurement d'une manière spécifique en un autre temps»73. Autrement dit, la temporalité et la spatialité sont inhérentes à V analogie, carnis.

Cependant, Husserl ne pose pas la question: d'où vient cette ressemblance du corps? L'ambiguïté demeure. C'est pourquoi l'on comprend la réaction de Lévinas: «Je suis très embarrassé par la cinquième Méditation cartésienne de Husserl. Elle ne me semble pas marcher toute seule; des présuppositions inexplicites subsistent... Quand il construit 1' alter ego en le déduisant par l'analogie avec ma présence corporelle, interviennent déjà des gestes d'association à... qui sont traités comme des «associations par ressemblance», en particulier lorsque brusquement moi et l'autre nous apparaissons dans ce que Husserl nomme un «accouplement transcendantal». Cette association reste assez ambiguë. La manière dont, parmi toutes les possibilités, je m'associe à un autre visage, est-elle la ressemblance de deux images? N'est-ce pas déjà le fait de me référer à autrui

70 Cf. Hua XIV, 500 (1927), cf. aussi Hua XV, 642 (1934). 71 J. -F. Courtine, op. cit., p. 513. 72 Ibid., p. 516, «Leibanalogie», cf. Hua XIV, 338. 73 Hua XIV, 500.

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socialement, à un visage d' autrui? En tout cas, c'est là qu'il y a une faille dans le sensé de la simple ressemblance»74.

b. Corps et Visage: le problème de l'extériorisation

1) Le corps et la chair

Nous lisons dans la suite de la cinquième Méditation cartésienne: «le corps propre étranger dont on a l'expérience s'annonce continuellement et effectivement comme corps propre mais seulement dans son comportement changeant, mais toujours concordant, et ce, de telle manière que celui-ci, qui possède un versant physique indiquant de façon apprésentative le versant psychique, doit maintenant apparaître à titre de remplissement dans l'expérience originaire; et il en va de même dans le changement continu du comportement de phase en phase»75.

Or, Lévinas refuse la distinction et l'entrelacement du corps et de la chair que la cinquième Méditation cartésienne tente d'élucider76. Le corps est à la fois dépendant du monde par les besoins et indépendant par son recueillement. Ce n'est pas la conscience indépendante qui s'intéresse à ce qui est nécessaire pour le corps. Le corps lui-même possède cette double face. Lévinas déclare: «La conscience ne tombe pas dans un corps — ne s'incarne pas; elle est une désincarnation — ou, plus exactement un ajournement de la corporéité du corps»77. Autrement dit, la conscience prend ses distances à l'égard de ce que vit le corps au présent. La conscience se décrit dans la temporalité de la sensation. Ainsi, la subjectivité peut se tenir dans l'ajournement de la mort.

Ce qui anime le corps au présent n'est pas la conscience, mais l'autre qui inspire avant que la conscience arrive à thématiser l'expérience. Nous voyons ici la possibilité phénoménologique de l'hétérono- mie. La phénoménologie transcendantale de la sensation, qui reconnaît l'affection du sujet par l'objet, est aussi l'empirisme78 radical confiant

74 E. Lévinas, Transcendance et intelligibilité (Tr. /), Genève: Labor et Fides, 1984, p. 40.

75 MC 144. 76 «II n'existe donc pas de dualité: corps propre et corps physique, qu'il faudrait

concilier» (77 139). 77 77 140. 78 Dans les écrits tardifs, Lévinas évite d'employer l'expression «expérience

d'autrui». Il la remplace par celle de proximité. Car l'avènement de l'autre implique à la fois la séparation et la non-indifférence. Cf. Autrement que savoir, Paris: Osiris, 1987, p. 91.

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dans l'enseignement de l'extériorité. Le visage n'est pas la vision, mais l'expérience par excellence de l'intelligibilité.

En fait, le pionnier de cette phénoménologie transcendantale de la sensation est Husserl lui-même. Pour Husserl, le corps est non seulement constitué, mais aussi constituant. Les kinesthèses reçoivent «une appréhension d'un tout autre type» que l'intention représentative79. Dans un article de 1965, Lévinas décrit la subjectivité husserlienne comme le corps en marche80. Seulement, les kinesthèses s'arrêtent à la vision et au toucher, ce qui n'épuise pas toutes les expériences.

2) L'Epiphanie du visage et l'arrachement à soi

Pour Lévinas, l'autre homme n'est pas le corps perçu là-bas, dans l'espace homogène, mais il se révèle comme le visage, dans l'expérience de l'impossibilité éthique de supprimer l'autre. Il introduit la «dimension de hauteur où me vient Autrui concrètement» (77 145) dans la dialectique du même et de l'autre du monde.

Le visage est invisible, intouchable81. Il est «la manière dont se présente l'Autre, dépassant l'idée de l'Autre en moi»82. Si le terme de visage a intéressé beaucoup de chercheurs, il apparaît dans notre contexte, comme tranchant le nœud gordien, l'entrelacement du corps et de la chair. L'auto-explicitation d' autrui (car le visage parle) est plus évidente que mon interprétation de son psychisme d'après l'extériorisation corporelle. Le visage m'enseigne. Il n'est pas l'opposé du corps ni de la chair, mais «la manière» de se présenter à l'autre. L'épiphanie du visage de l'autre coupe le flux de ma conscience, qui se constitue par la rétention et la protention, par son caractère événementiel. Car il est le refus même de la thématisation. Cela signifie non seulement que je ne constitue pas autrui, mais aussi je ne m'identifie plus avec moi. Lévinas appelle cet événement, un «déphasage insolite». L'intentionnalité visant autrui, la pensée de quelqu'un se retourne en sollicitude: devient penser pour quelqu'un.

Dans un article de 1974, il attribue la source de cette thèse à Husserl lui-même: «C'est en tous cas à partir d'Autrui que Husserl

79 Cf. Ideen II, 58. 80 Cf. EDE 159. 81 TI 168. Pour Husserl, la Paarung présuppose la perception du corps: la vision

et le toucher sont les deux perceptions dont Husserl fait mention très souvent. 82 Ibid., 21.

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décrira la subjectivité transcendantale arrachant le Moi à son isolement en soi. (...) La Réduction transcendantale de Husserl a vocation de réveiller de l'engourdissement, de re-animer sa vie et ses horizons perdus dans l'anonymat. La Réduction intersubjective à partir de l'autre arrachera le moi à sa coïncidence avec soi et avec le centre du monde, même si Husserl ne cesse pas pour autant de penser la relation entre moi et l'autre en termes de connaissance»83.

c. Le discours chez Lévinas et chez Husserl: l'avènement de l'éthique

Le thème majeur de la section III de Totalité et infini est le discours. Autrui est celui qui parle. Le thème du visage est lié au discours. Car le visage déchire la plasticité de l'image figée pour parler: le discours interrompt la conscience du soi pour tourner vers autrui. Voici la solution lévinassienne du solipsisme84.

Le discours seul permet d'entretenir la relation avec l'autre séparé, tout en respectant l'altérité de l'autre comme tel, c'est-à-dire au-delà de l'être.

1) Le discours et la donation du sens

Or, «le visage ouvre le discours originel dont le premier mot est obligation qu'aucune «intériorité» ne permet d'éviter»85. Autrement dit, le discours est adressé d'abord pour susciter la responsabilité. Lévinas situe le langage avant l'acte de parler: il est d'abord expression. On ne peut pas appeler acte, une expression de misère ou de vieillissement. Le visage d' autrui qui commande de ne pas tuer, juge comme en creux ma responsabilité. Il se révèle, comme a-présentation, c'est-à-dire que par la non-présence dans la sphère ontologique, il est l'absence de l'Autre infini. Cette apprésentation est «non point comme une représentation appauvrie, mais comme surplus mystérieux de l'aimé»86.

Husserl constitue d'abord le soi, et ensuite autrui et le monde, ce qui pour Lévinas est inacceptable. L'homme seul n'est pas capable de découvrir le sens du monde. C'est de l'extérieur que le sens du monde nous est enseigné.

83 «De la conscience à la veille» in DQVI 52. 84 Cf. 77 169. 85 77 175. 86 «Paix et proximité» in CNS 343.

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«Les Méditations de Descartes trouvent donc, d'après Husserl, leur achèvement dans la lucidité de la monade où se constitue le sens de toute réalité. Dans la cinquième section de l'ouvrage que Husserl leur consacre, il esquisse précisément la constitution de l'objectivité complète à partir du domaine rigoureusement mien de la monade. L'objectif étant ce qui a un sens intersubjectif, Husserl montre comment se constitue l' intersubjectivité à partir du solipsisme de la monade. Solipsisme qui ne nie pas l'existence d'autrui, mais décrit une existence qui, en principe, peut se considérer comme si elle était seule»87.

En 1940, à l'époque où ce passage a été écrit, Lévinas ne reconnaissait pas que toute l'entreprise de Husserl était de répondre à la critique de solipsisme, et de montrer l'altérité en soi. Cette interprétation n'a pas changé jusqu'à la rédaction de Totalité et infini.

Lévinas pense que, par la révélation du visage, l'autre m'éveille et enseigne le sens. L'autre n'est pas un objet présent, mais la présence originelle — l'expression — qui permet la constitution de quelque chose comme présence. L'autre est présence du présent et non simplement présent. C'est une présence qui n'est pas présent. La vision du corps d'autrui qui change de phase en phase doit passer par la constitution pour acquérir la signification, mais le langage est un événement immédiat pour la conscience88, la mettant en question. C'est lui qui constitue la raison.

2) Le discours comme indication venant d'un étranger

Husserl écrit dans la suite des Méditations cartésiennes: «Ce qui est expérimenté sur ce mode fondé d'une expérience qui ne saurait être remplie de manière primordiale, d'une expérience qui n'est pas originairement donatrice mais qui confirme, de manière cohérente, ce qui est indiqué (Indiziertes), c'est V étranger»*9 . C'est-à-dire que, les indications données par le corps de l'étranger, volontaires ou non, me permettent seules de le constituer. Si le langage est compris comme une espèce d'indice, ce que dit Husserl ne s'oppose pas à l'idée de Lévinas, car l'indice vient originairement d'autrui90.

87 EDE 47-48. Cependant, pour Husserl, les monades ont des fenêtres. Cf. Hua. XIV, 260.

88 Cf. 77 179. 89 MC 144. 90 Lévinas refuse cependant que la parole soit l'indice, alors qu'il admet qu'elle

soit l'expression. Mais ce qui nous intéresse pour le moment, c'est la priorité d'autrui dans le discours.

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172 Reiko Kobayashi

Et si le corps étranger me montre l'indice de sa faim, Husserl l' abandonnerait-il dans cet état-là? La réponse est non: en fin de compte, c'est dans le monde environnant téléologique que fonctionnent ses analyses. Et le télos du monde pour Husserl est, comme pour Lévinas, le Bien. Dans un texte de décembre 1925 Husserl écrit: «Même si dans le détail bien des fins déterminées par le devoir absolu (absolutes Solleri) ne sont pas atteintes, la vie est pourtant ainsi faite en tout et pour tout que la vie peut se parfaire en bien absolu. Pas de hasard aveugle — un Dieu «régit» le monde»91. Ce qu'il appelle le bien n'est pas la constitution parfaite. L'éthique phénoménologique a pour objet le vaste domaine du sentiment, et elle est une «logique du sentiment (Gefiihlslogik)», analogue à la logique du jugement (Urteilslogik)92. A travers son éthique entière Husserl a retenu les deux aspects fondamentaux de la pensée de Brentano: d'abord, le rôle central qui a joué par la sensation dans la fondation d'éthique; deuxièmement, l'analogie entre raison théorético-épistémologique d'un côté et raison pratico-axiolo- gique d'un autre côté. Dans ses cours d'éthique de 1908-1909, 1911 et 1914, cette analogie, ce parallélisme entre raison théorique et pratico- axiologique est au cœur des intérêts de Husserl93. Comme Husserl prévoit, dans la compréhension d'autrui, l'élément de sentiment (Einfuhlung), il est tout à fait possible que la compréhension d'autrui s'ouvre également à la pratique, c'est-à-dire aux «pouvoirs d'accueil, de don, de mains pleines, d'hospitalité»94. Mais chez Husserl l'éthique reste formelle, comme conviction personnelle pour vivre sans regret. Il ne fait pas des études des cas concrets et singuliers pour s'y appliquer95. Quant au langage, il demeure simple indice, sans impact éthique. Bref, c'est l'objectivité qui rend possible le langage.

3) Objectivité et langage

Lévinas renverse le concept de communicabilité conditionné par une objectivité solipsiste: «En parlant je ne transmets pas à autrui ce qui

91 Hua VIII, p. 258 cité in J. Benoist, Autour de Husserl, op. cit., p. 209. 92 Cf. A. Roth, Edmund Husserls ethische Untersuchungen. Dargestellt anhand

seiner Vorlesungsmanuskripte, La Haye, Nijhoff, 1960. L'auteur montre d'après des manuscrits de Husserl que comme la logique du jugement trouve la vérité théorique (2+2=4), la logique du sentiment trouve la valeur éthique universelle.

93 Cf. U. Melle, The developement of Husserl 's Ethics, in Etudes phénoménologiques (1991) n°7, p. 119.

94 yy 179_

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est objectif pour moi: l'objectif ne devient objectif que par la communication. Mais chez Husserl, Autrui qui rend cette communication possible, se constitue d'abord pour une pensée monadique. La base de l'objectivité se constitue dans un processus purement subjectif. En posant la relation avec Autrui comme éthique, on surmonte une difficulté qui serait inévitable si la philosophie, contrairement à Descartes, partait d'un cogito qui se poserait d'une façon absolument indépendante d' Autrui»96.

En effet, si l'on est d'accord avec Husserl, ce n'est pas seulement le langage qui rend possible l'objectivité des objets, mais celui-ci fait partie de l'ensemble des indices qui permettent à l'ego de s'éveiller. «Ce que je communique» doit avoir déjà une signification pour l'interlocuteur, si je suis un homme normal. Je transmets donc à autrui ce qui est objectif «pour nous»: la base de l'objectivité n'est pas la subjectivité, mais l'intersubjectivité. S'il n'y a pas d'expression et de vouloir-dire sans discours, tout le discours n'est pas «expressif», c'est-à-dire porteur de la signification97. Le même discours d' autrui peut avoir deux niveaux pour moi: le niveau d'indice (passif) et le niveau d'expression (actif).

Lévinas ne tient pas compte de cette distinction. Le langage ou le visage d'autrui, a le sens premier98.

Toutefois, il a raison de remarquer que la dimension communica- tionnelle est négligée par Husserl. Ce dernier en explique le motif dans Philosophie première II: «II est désormais clair pour moi: si je veux effectuer, en tant que philosophe méditant sur le commencement, une critique universelle de l'expérience du monde, je ne puis le faire dans l'attitude communicative dans laquelle je présupposais l'existence réelle ou même l'existence simplement réellement possible (c'est-à-dire possible au sens empirique ordinaire du mot) des hommes. Car ce faisant j'aurais déjà présupposé quelque chose qui est lui-même en question, quelque chose qui, conformément au sens universel de la critique, doit lui-même être soumis à la critique» (57).

95 D. Caims rapporte que dans une conversation sur l'éthique, «Husserl cita Dostoievski qui dit que chacun est coupable de la culpabilité de tous» — mais je ne suis pas plus coupable que les autres! Cf. Conversation avec Husserl et Fink / tr. par J. -M. Mouillie, Grenoble: Millon, coll. «Krisis», 1997, p. 122.

96 Ibid., 185. 97 Cf. E. Husserl, L. U. III, op. cit., §8. 98 EDE., op. cit., p. 234; «Partant du prochain, elle (la phénoménologie) le lit au

sein d'une Absence qui l'ordonne visage, mais d'une façon que l'on aurait tort de confondre avec une indication ou une monstration du signifié dans le signifiant».

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174 Reiko Kobayashi

La communication présuppose la foi en la parole de l'interlocuteur, ce qui est un pari. Puisque Husserl cherche par la phénoménologie l'objectivité universelle, l'exigence méthodologique ne permet pas ce genre de pari. Mais on se demande quelle sera la forme concrète possible de la communauté intermonadique si les paroles de l'un et l'autre ne sont pas dignes de foi.

Nous sommes maintenant à même de relever les éléments qui distinguent ou rapprochent Husserl et Lévinas dans cette section, concernant la constitution d'autrui. 1) Lévinas identifie l'altérité à autrui, car c'est par l'intervention d'aut

rui que commence la rupture du mouvement d'assimilation au Même, sans initiative de la part de celui-ci, tandis que la réduction transcendantale husserlienne présuppose toujours la scission de l'ego et l'ego explicité. Chez Husserl, l'altérité signifie tout ce qui n'est pas soi: autrui n'est qu'une figure de l'altérité. Lévinas le critique expressément: «Autrui n'est pas un cas particulier, une espèce de l'altérité, mais l'originelle exception de l'ordre»99.

2) L'éthique lévinassienne ne s'appuie pas sur la perception de l'autre, mais sur l'assignation de celui-ci. La nudité de l'homme qui vieillit et qui meurt interpelle l'ego dans son bonheur. Pour supprimer l'altérité, il n'y a qu'à tuer l'autre. Mais la révélation du visage (a-présent) est en même temps celle de la loi qui interdit le meurtre, la résistance éthique. L'altérité est agissante, et elle ne se laisse pas appréhender. Par ailleurs, chez Husserl, le Leib ne permet pas non plus d'appréhension.

3) En comparant Totalité et infini aux Méditations cartésiennes, nous découvrons la problématique commune d'autrui associée aux problématiques du temps et de l'espace. Pour Husserl, l'autre pour moi est celui qui co-existe dans l'espace homogène, dans le présent vivant. C'était une grande découverte pour Husserl que la conscience était en retard sur le présent vivant. Lévinas, en radicalisant ce déphasage, pose qu' autrui se situe dans la dimension de hauteur et d'antériorité par rapport à ma conscience. L'espace intersubjectif est courbé et l'avenir est défini par autrui. En raison de son altérité, autrui ressemble à Dieu plutôt qu'à moi100. La subjectivité est sub-jectum, le serviteur de l'autre.

99 DQVI 32. îoo jj 269, EDE 174. Husserl met lui aussi en parallèle la transcendance de Dieu et

celle d'autrui dans le §99 de LFLT [221-222].

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«Totalité et infini» et la cinquième «Méditation cartésienne» 175

4. Socialite et Temporalité

a. Qu'est-ce que la communauté intermonadique selon Husserl?

La partie culminante des Méditations cartésiennes, d'après Husserl, se situe dans les paragraphes 55 à 59. Il considère que la communauté des monades, la condition de possibilité du monde objectif, peut être élucidée à partir de la communauté du premier degré, celle de mon ego monadique et l'ego monadique de l'autre. La question paraît transposée à un niveau plus élevé... En fait, Husserl tourne en rond: l'autre est là- bas, je suis ici, et nous sommes séparés par un abîme. Comment se fait- il que dans l'expérience factuelle d'autrui, nous constatons d'emblée que c'est le corps, c'est-à-dire, le corps possédant une âme qui est inaccessible pour moi originaliter 101 ?

Par l'analyse intentionnelle, on trouve deux couches noématiques: la couche de la présentation, au niveau du corps, et la couche de l'ap- présentation, au niveau de l'âme. L'apprésentation permet de percevoir «le surplus de ce qui n'y est pas proprement perçu». Donc, la constitution intersubjective est en fin de compte, la question de correspondance entre la présentation et l'apprésentation.

La réussite de la constitution d'autrui dépend de l'élucidation de l'unité psychophysique en lui. Ici, nous citons la traduction de Lévinas qui nous semble plus claire que la nouvelle traduction: «Si je «recouvre» (réduis) l'expérience d'autrui, j'obtiens la constitution du corps de l'autre à l'intérieur de ma sphère primordiale dans sa couche présentative la plus profonde; si j'y ajoute cette expérience de l'autre, j'ai une apprésentation du même organisme, apprésentation qui, en recouvrant la couche présentative et en se synthétisant avec elle, me donne cet organisme dans le mode où il est donné à l'autre lui-même. A partir de là, tout objet naturel, dont j'ai et dont je peux avoir l'expérience dans ma couche profonde, reçoit, (...) une couche apprésenta- tive»102.

La portée de cette déclaration est considérable. Nous avons vu plus haut la différence de l'apprésentation de l'autre et celle de l'objet. Les donations originaires sont toujours des objets de la phénoménologie, mais comme Husserl l'a déjà découvert dans le cours de 1910, les objets

101 Cf. MC 153. 102 MC - PI L, op. cit., p. 106.

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(noèmes) inapparents deviennent aussi les objets possibles de la phénoménologie103. L'autre est constitué tout en restant l'autre, sans être ramené à moi-même, du moment que je sais analyser non la chose en soi, mais le mode de sa donation spécifique, la correspondance de la présentation et de l'apprésentation. La constitution ne signifie pas mettre la main sur l'objet: elle est l'infinie approche au sens universel de l'expérience du monde. Alors, désormais la possibilité de constituer le monde objectif est ouverte. Mais la correspondance de la présentation et l'apprésentation est-elle explicitée suffisamment par l'analogisation et la Paarung ?

La suite des Méditations cartésiennes montre l'importance décisive de la présentification (Vergegenwàrtigung)104. C'est par les présentifica- tions répétées que je peux retourner à un vécu personnel, et ce vécu acquiert la validité d'un vécu existant. Dans le cas de l'expérience de l'autre, Husserl trouve la relation analogue. La présentification permet la liaison entre l'expérience de soi qui se développe sans cesse et l'ego concret, entre sa sphère primordiale et la sphère étrangère présentifiée en lui. En d'autres termes, tout comme l'identification du moi (constituant) et du soi (constitué), l'expérience de l'autre est appréhendée par l'opération de la présentification. Si je peux transcender le présent vivant, je peux aussi m'aliéner, c'est-à-dire devenir-autre105. En effet, l'analyse précise de la réflexion dans la présentification est appelée dans le cours de 1910, «pièce fondamentale de toute phénoménologie»106. Personne avant Husserl n'a jamais remarqué son importance, sans doute. Par la présentification, notre attention s'éveille aux quelques autres moments que nous n'avons pas perçus dans le présent passé. Comme il l'a montré dans le §20 des Méditations cartésiennes, l'analyse intentionnelle dépasse les vécus individualisés. L'objet visé entraîne tout son horizon dans la conscience, et tout ce qu'englobe l'horizon est susceptible d'être présentifié.

Nous pensons aussitôt à ce qu'écrit Lévinas dans la quatrième section de Totalité et infini, sous forme d'interrogation: «Mais le souvenir

103 Cf. E. Husserl, Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, tr. par J. Englisch, Paris: P.U.F., coll. «Epiméthée», 1991, [167].

104 MC 155 sq. 105 Cf. ibid., 145: «De même que mon passé remémoré transcende mon présent

vivant en tant que sa modification, de même que l'être étranger apprésenté transcende l'être propre». Cf. aussi Krisis, tr. fr., p. 211.

106 problèmes fondamentaux. .., op. cit., [178].

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«Totalité et infini» et la cinquième «Méditation cartésienne» \11

surgi dans chaque instant nouveau ne donne-t-il pas déjà au passé un sens nouveau?107» Il écrit cela en pensant que ce qui surgit dans le ressouvenir de Husserl est toujours exactement identique, comme si l'on ressortait une vieille photo dans un album: Husserl lui-même pensait ainsi en 1905.

Mais si la phénoménologie husserlienne a enseigné à Lévinas que «percevoir autrement, c'est percevoir autre chose»108, elle a dû lui enseigner encore que ce qui est remémoré est toujours autre chose, car il révèle un nouvel aspect du vécu, interprété par le moi actuel, et l'oubli et l'absence font aussi partie des éléments constitutifs de la conscience. L'absence n'est pas un vide: elle est une privation de ce qui est susceptible d'être perçu. La présentification est en même temps la présence et l'absence, du fait qu'elle recouvre l'absence de la perception actuelle. Donc elle entre en concurrence avec la perception, et rend sa primauté difficilement tenable109.

Si nous revenons à l'apprésentation de l'étranger ici en question, elle apparaît non comme le degré inférieur à la perception, mais comme couvrant l'absence de la perception de l'âme d' autrui, en percevant son corps. Couvrant, par la vigilance à tout ce qui a été donné dans mon expérience du passé, même ce à quoi je n'ai pas fait attention sur le moment. La vigilance est la possibilité d'une modification radicale de la conscience. Elle n'est pas orientée, n'est pas visée. Elle laisse l'autre dans son horizon, sans que celui-ci se donne «en personne». Voir l'autre homme n'est pas de l'ordre de l'intuition (Anschauung), du percevoir, mais de l'intuition (Intuition) qui signifie un pressentiment, un prévoir110. C'est ainsi que je peux «devenir-autre». Dans les Ideen II, Husserl explicite: «J'accède à de telles motivations (de l'autre ego) en me projetant dans sa situation, son niveau de culture, l'évolution de sa

107 77 259. 108 EDE 146. 109 Cf. E. Husserl, Hua XXIII, Phantasie, Bildbewufitsein, Erinnerung. Zur

Phànomenologie der anschaulichen Vergegenwàrtigung. Texte aus dem Nachlass (1898- 1925), La Haye: Nijhoff, 1980, pp. 63-69, 77, commenté par Raymond Duval, «La durée et l'absence. Pour une autre phénoménologie de la conscience du temps», in Revue des sciences philosophique et théologiques, 65 (1981), p. 525. Nous nous inspirons ici de ses analyses de la Vergegenwàrtigung, le mot difficile à traduire, que l'auteur traduit par «remémoration». Nous optons pour «la présentification» à la suite des traducteurs des grands textes de Husserl.

110 Ideen II, op. cit., 214.

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jeunesse, etc., et, en m'y projetant, je dois y prendre part effectivement»111. Il est clair que la connaissance d'autrui n'est pas l'objectiva- tion de celui-ci. Elle est indissociable de la vigilance et de la prévoyance. L'apprésentation de l'âme d'autrui ne dépend pas seulement de mon expérience du passé, mais aussi de la mémoire tournée vers l'avenir en même temps que je me tourne vers lui112, dans l'attente et l'attention.

Au §44 de la cinquième Méditation, il écrivait que l'ego constituait son corps physique kinésthésiquement, en fonctionnant dans le monde. Mais cette constitution était alors partielle et imparfaite. Au §55, la constitution de l'autre apparaît en même temps que celle de la nature objective, dans la temporalité commune. Car le corps de l'autre, l'objet que je perçois dans ma sphère propre appartient aussi dans la sphère propre de l'autre. Et je perçois aussi que ce corps agit de telle manière que si j'étais à sa place (dans sa situation spatiale), j'aurais agi pareillement. C'est ainsi que l'intropathie (Einjuhlung) devient possible. Je ressens comme si j'étais à sa place113. Cette coexistence avec l'autre, la coexistence intentionnelle est possible seulement sous la forme de temporalité commune. Il y a une communauté temporelle des monades, constitutivement liée à la constitution d'un monde et d'un temps du monde.

b. Qu'est-ce que la société pluraliste selon Lévinas?

Si nous poursuivons notre hypothèse, la quatrième partie de Totalité et infini intitulée «Au-delà du visage» doit contenir les éléments nouveaux qui mettent en cause cette communauté intermonadique hus- serlienne. Si la manière de situer autrui dans l'espace homogène et dans le temps universel est déterminante chez Husserl pour la constitution de la communauté intermonadique, nous allons voir chez Lévinas que l'espace intersubjectif est «courbé» et que chaque sujet a son temps unique.

Au début de cette section de Totalité et infini Lévinas écrit ceci: «Le rapport avec Autrui n'annule pas la séparation. Il ne surgit pas au sein d'une totalité et ne l'instaure pas en y intégrant Moi et l'Autre. La conjoncture du face à face ne présuppose pas davantage l'existence de vérités universelles où la subjectivité puisse s'absorber et qu'il suffirait

111 Ibid., 275. 112 Cf. EU, op. cit., 83. 113 Cf. Ideen II, op. cit., 275. Cf. aussi Hua XIV, n°28, 486-487.

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de contempler pour que, Moi et l'Autre, entrent en un rapport de communion. Il faut, sur ce dernier point, soutenir la thèse inverse : le rapport entre Moi et l'Autre commence dans l'inégalité de termes, transcendants l'un par rapport à l'autre...»114.

Lévinas ne semble donc pas être d'accord avec l'hypothèse d'une communauté des monades, la totalité fondée sur la ressemblance que nous avons trouvée chez Husserl. La relation entre ceux qui se ressemblent est même appelée par Lévinas, 1' «inceste». L'autre est en hauteur, comme le maître, et dans l'abaissement, comme le pauvre, l'étranger, la veuve et l'orphelin: à la différence de l'homogénéité de l'espace, Lévinas soutient l'altérité comme transcendance. Or, cette relation est celle du face à face, celle des interlocuteurs. Elle est une relation sans totalisation. Lorsqu'on manque l'espace et le temps communs avec l'autre, le discours, le dire, est le seul moyen d'établir la socialite entre les pluralités115.

La relation erotique, de prime abord asociale, a un statut particulier116. Selon l'expression de Lévinas, elle a une référence négative au social117. Si le visage, l'expression, «signifie», le féminin est comme la signification à rebours. «Le rapport qui, dans la volupté, s'établit entre les amants, foncièrement réfractaire à l'universalisation, est tout le contraire du rapport social»118. Mais ce rapport détermine l'avenir par ce qui n'est pas encore ontologiquement (le fils). Lévinas pense la temporalité comme discontinuité: la fécondité permet à l'ego de ne pas se retourner, et de vivre l'instant nouveau, perpétuant le moi par le fils. C'est le fils qui est appelé «un autre moi», et non le féminin, ni l'interlocuteur, car il continue à vivre mon temps119.

La société commence virtuellement par l'accouplement biologique de deux hétérogénéités, mais en raison du fils qui n'est pas encore là, l'union de l'homme et la femme a un statut ontologique qui s'ouvre à la

114 TI 229. 115 77 45. 116 D. Franck justifie que l'exemple de différence sexuelle est aussi le cas saillant pour

Husserl, en citant le manuscrit de 1933, «Téléologie universelle» : «II y a dans la pulsion elle-même référence à l'autre en tant qu'autre et sa pulsion corrélative» (Hua XV, pp. 593- 594), in Chair et corps. Sur la phénoménologie de Husserl, Paris: Ed. de Minuit, 1981, p. 153. Cf. aussi M. Henry, Phénoménologie matérielle, Paris: P.U.F., 1990, pages 176 sq.

117 Cf. 77 240. 118 Ibid., 242. 119 TI 251.

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dimension métaphysique120. Contrairement à Heidegger, l'homme n'est pas l'être pour la mort, mais l'être qui va vers l'Infini. Car l'homme se transcende par la fécondité: libération non seulement du présent, mais aussi de la finitude. Notre auteur fait de la phénoménologie d'en deçà et d'au-delà de la conscience. L'homme seul peut donner le sens métaphysique à la fécondité: il voit le fils qui n'est pas encore, au-delà du visage de l'aimée. Il s'agit de «l'intentionnalité» qui n'est pas la conscience.

Avec ce que nous avons vu du rôle de la présentification chez Husserl, nous comprenons mieux l'enjeu du féminin. Car en fait, l'amour de l'autre, plus fort que l' auto-affection perpétuellement recentrée sur soi-même, peut seul faire sortir l'homme du cercle vicieux de repliement sur soi et permettre ainsi la transcendance. L'amour d'un couple n'est pas le cas unique, mais le prototype. Si Husserl prétend que la transcendance se fait par l'éveil, même en se parlant à soi-même à haute voix, pour Lévinas l'intervention de l'autre est indispensable.

Or, le statut du fils est aussi particulier. Lévinas dit qu'il est autant un autre moi qu'un autre homme. Car je ne le possède pas, et cependant il est de moi et il continue à vivre à ma place. Mon temps continue grâce à lui, même après ma mort. L'accouplement, non dans la conscience mais charnel, n'est pas de l'ordre de la constitution de soi et de l'autre, mais de ce que Lévinas appelle la «trans-substantiation». La relation sexuelle en soi n'a pas de signification. Car elle échappe à la raison. Un autre être qui viendra par cette union de deux substances donnera après coup, le sens à cette «trans-substantiation»121. L'emploi de ce terme dans ce sens est arbitraire et discutable. Il faudrait sans doute l'associer avec è7i8K8iva xfjç oûaiaç. On peut d'ailleurs remarquer que, dans les écrits ultérieurs, Lévinas ne l'emploie plus.

Lévinas veut aussi réfuter la conception husserlienne de la constitution de l'autre en écrivant: «Le sujet dans la volupté se retrouve comme

120 Ibid., 245. 121 Le terme de transsubstantiation signifie originellement le changement de quid-

dité sans changement de forme et de matière. Dans l'Eglise catholique, ce terme est employé uniquement pour désigner le changement de toute la substance du pain et du vin en toute la substance du corps et du sang de Jésus-Christ. Lévinas, qui a découvert dans l'Evangile une spiritualité proche du Judaïsme a eu du mal à comprendre certains termes théologiques. Il dit en 1987: «Ayant appris plus tard les concepts théologiques de transsubstantiation et d'eucharistie, je me disais que la vraie eucharistie était dans la rencontre d'autrui plutôt que dans le pain et le vin, que c'est dans cette rencontre que résidait la présence personnelle de Dieu» (A l'heure des nations, Paris: Ed. de Minuit, coll. «Critique», 1988, p. 190).

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le soi (ce qui ne veut pas dire l'objet ou le thème) d'un autre et non pas seulement comme le soi de soi-même»122. En fin de compte, cela rejoint le «devenir autre» de Husserl, en mettant cependant l'accent sur deux altérités, et non sur deux ressemblances. Bien sûr, l'altérité ne s'oppose pas à la ressemblance, comme nous l'avons vu. Car dire que deux choses se ressemblent confirme leur indépendance l'une par rapport à l'autre, sinon elles seraient identiques.

La communauté des monades chez Husserl est close, en constituant l'autre et soi-même, «s'engendrant elles-mêmes in infinitum»123. La synchronie de la communauté monadique est aussi controversée par Lévinas. Car être moi, c'est avoir un temps unique en vertu de l'intériorité unique: «La séparation n'est radicale que si chaque être a son temps, c'est-à-dire son intériorité, si chaque temps ne s'absorbe pas dans le temps universel»124. La fécondité est ouverte à l'infini avenir par le pluralisme. L'amour du père pour le fils accomplit la seule relation possible avec l'unicité même d'un autre et, dans ce sens, tout amour doit s'approcher de l'amour paternel125. Etant lui-même le fils d'un père, Lévinas découvre la fraternité. «La relation avec le visage dans la fraternité où autrui apparaît à son tour comme solidaire de tous les autres, constitue l'ordre social (,..)»126.

Reconnaître que je suis mortel et que cependant le moi est perpétué par le fils, c'est reconnaître que la socialite est la temporalisation. D'une part, par la discontinuité du temps, je me décharge de la responsabilité écrasante, d'autre part, par la continuité de la génération, je m'aventure à un autre destin. Mon fils vivra différemment de moi. Ainsi, la société est pluraliste. Le mode d'être femme, le mode d'être fils ne sont pas celui d'être père. C'est grâce à la mort que le temps s'ouvre à l'infini, jusqu'à l'accomplissement des temps.

Quant à la spatialité, l'espace intersubjectif n'est pas homogène comme chez Husserl, mais courbé. La relation intersubjective est en fait, une intrigue à trois. L'Infini sollicite le Désir à travers le visage d'autrui. C'est pourquoi Lévinas suggère d'appeler la présence de Dieu par une curieuse expression, une «courbure de l'espace»127. Car «cette courbure

122 77 248. 123 Hua VIII, 153. 124 TI 28. 125 Cf. TI 256. 126 Ibid., 257. 127 77 267.

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de l'espace intersubjectif infléchit la distance en élévation, ne fausse pas l'être, mais rend seulement possible (la vérité de l'extériorité)»128. Ainsi, la relation horizontale entre les hommes peut traduire la relation verticale avec la hauteur: peut-être est-il «logique de fixer l'objet de la religion conformément à l'immanence d'une pensée qui vise le monde et qui, dans l'ordre des pensées, serait l'ultime et l'indépassable»129.

Conclusion: Lévinas, pionnier fidèle et/ou enfant terrible de la phénoménologie française?

Notre hypothèse du présent travail était de partir d'un certain malentendu du jeune Lévinas concernant la véritable intention husserlienne et de considérer Totalité et infini comme de nouvelles Méditations cartésiennes. Nous pensons pouvoir confirmer cette hypothèse. Pourtant, il faut remarquer que l'évolution interne de Lévinas concernant l'interprétation des œuvres de Husserl n'est pas très simple.

Peu avant les conférences de Paris130 qui sont devenues la matrice des Méditations cartésiennes, Lévinas a publié son premier article, «Sur les «Ideen» de M. Husserl» dans la Revue philosophique131. Nous y trouvons le style particulier de notre auteur qui nous empêche de saisir sa compréhension véritable des œuvres husserliennes. Consciemment ou non, il a tendance à défendre l'intention initiale de Husserl, en critiquant des textes qu'il interprète d'abord superficiellement132. A la fin de cet article, il critique l'insuffisance de la phénoménologie transcendantale par des arguments largement inspirés des inédits de Husserl lui-même. Finalement, d'une certaine manière, il reste fidèle à la dernière position de son maître. On sait que ce dernier gardait la plupart de ses manuscrits et les relisait au fil des années pour les mener à la perfection. En revanche, à ses disciples, il les a montrés facilement. Certes, la situation

128 ibid. 129 DQVI 166. 130 Les 23 et 25 février 1929. 131 Revue philosophique de la France et de l'Etranger, CVII (1929), 54e année,

n°3-4, mars-avril, pp. 230-265. 132 Derrida a très tôt remarqué que Lévinas opposait l'esprit de Husserl à la lettre.

Cf. «Violence et métaphysique» in Ecriture et différence, Paris: Seuil, 1967, p. 129 note 2. Nous pensons que Husserl va beaucoup plus loin que ce que Lévinas lisait dans ses œuvres, non seulement dans la lettre, mais aussi dans l'esprit.

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de Lévinas, qui a passé un an chez Husserl en 1928-1929, est assez particulière, dans la mesure où ce qu'il présente au public français, à cette époque, n'est pas le travail de pointe de Husserl, puisqu'il commente les Ideen I, datés de 1913, seulement en 1929. Il avoue la difficulté que lui cause la terminologie pour initier les non-habitués à la phénoménologie, difficulté qu'il a surmontée admirablement; mais il transmet en même temps l'autocritique rétrospective du maître133. Ce qu'il expose en conclusion témoigne de la connaissance profonde et authentique de l'in- tersubjectivité husserlienne.

«Toutes les recherches de la phénoménologie égologique doivent être subordonnées à la «phénoménologie intersubjective» qui seule saura épuiser le sens de la vérité et de la réalité. Cette idée qu'on ne trouve qu'une esquisse d'une demi-page dans les «Ideen» est devenue, dans le développement postérieur de la pensée de M. Husserl, primordiale»134.

Ainsi, les lecteurs se demandent-ils si cette nécessité du développement vers la phénoménologie intersubjective vient de l'auteur lui-même ou du dernier Husserl. En tout cas, notons qu'il n'oppose pas ici la phénoménologie égologique à la phénoménologie intersubjective. Cet article date du 1929. Donc, désormais — c'est-à-dire dans toutes ses œuvres — Lévinas ne doit pas pouvoir se contredire au moins dans l'esprit, en critiquant le manque de la pensée de l'autre dans le contexte intersubjectif chez Husserl.

Et encore, si nous tenons compte de son séjour auprès de Husserl de 1928 à 1929, nous pouvons dire qu'il dut être tout à fait au courant du vaste chantier de la phénoménologie génétique: méthode progressive qui, pour comprendre la formation des sens, commence par étudier les associations d'un sujet dans l'espace et le temps. En effet il assistait aux séminaires de Husserl, dans lesquels ce dernier traitait de la psychologie phénoménologique et de la constitution de l'intersubjectivité135. Il n'est pas inutile de rappeler que les importantes notations de Husserl sur la

133 Cf. La première version de la Philosophie Première II (1923-1924), op. cit., p. 241, note 1 : «... Pendant des années je ne voyais aucune possibilité de la (la réduction phénoménologique) transformer en réduction intersubjective. Mais, finalement, je vis s'ouvrir devant moi un chemin qui devait être d'une importance décisive pour la possibilité de réaliser une phénoménologie pleinement transcendantale et — à un niveau supérieur — une philosophie transcendantale». Cf. aussi MC §13 p. 69.

134 «Sur les «Ideen» de M. Husserl», op. cit., p. 265. 135 Cf. El 23.

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nouvelle voie de la réduction, expliquant clairement la phénoménologie génétique136, se trouvent dans Logique formelle et logique transcendan- tale, qui datent précisément de 1929.

A travers les commentaires écrits entre 1932-1967 réunis dans En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Lévinas présente les idées nouvelles de Husserl: «l'intentionnalité de la sensation» qui n'est pas objectivante, «le moi qui est une forme et une manière d'être et non pas un existant», c'est-à-dire la manière de transcender dans l'immanence, etc. Ces commentaires, les articles publiés en 1959 (donc, le résultat de travaux préparatoires de Totalité et infini) présentent de riches éléments qu'on ne connaissait pas encore chez Husserl. Dans Totalité et infini, cependant, ces éléments n'apparaissent pas sous le nom de Husserl. Nous avons remarqué que dans Totalité et infini, l'image de Husserl est figée dans les caractères suivants: immanence, égoïsme et thématisation. Dans Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, l'image attribuée à Husserl ne change guère.

Plus tard, dans un article de 1983, tout en avouant que Husserl est sans doute à l'origine de ses écrits, il dénonce chez celui-ci «un privilège du théorétique, un privilège de la représentation, du savoir (...). Et cela, malgré toutes les suggestions opposées que Von peut également emprunter à son œuvre: intentionnalité non théorique, théorie de la Lebenswelt (du monde de la vie), le rôle du corps propre et que Merleau- Ponty a su mettre en valeur...»137. Il développe par la suite l'idée de la conscience non-intentionnelle138. Il oppose cette idée à l'intentionnalité théorique (objectivante) de Husserl, qui n'a eu aucun impact concret sur la vie humaine pendant la dernière guerre mondiale. En d'autres termes, tout ce qui se passait pendant ce temps-là n'avait aucun «sens». Car en fait, la philosophie de Husserl à la veille de la guerre atteignait théoriquement au primat de la pratique. Le philosophe aurait dû être le fonctionnaire de l'humanité. Lévinas voit l'engagement politique de Heidegger comme l'aboutissement monstrueux du primat de l'ontologie, dans la lignée de la pensée husserlienne: ramener l'Autre au Même.

Dans le présent article, nous avons montré combien Lévinas était profondément imprégné, consciemment ou non, des Méditations cartésiennes de Husserl qu'il a traduites dans sa jeunesse avec beaucoup de

136 E. Husserl, LFLT, op. cit., surtout pages 275 sq. 137 «La conscience non-intentionnelle», in CH op. cit., p. 1 13. Le soulignement est

de nous. 138 Ibid., pp. 113-119.

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soin. Ce texte trace désormais son orientation de recherches philosophiques. Nous voulons souligner par là que la philosophie de Lévinas n'a de véritable sens qu'en tant que pensée phénoménologique. Quant à sa contribution décisive à la phénoménologie, à savoir la découverte de l'hétéronomie qui précède l'autonomie, nous la traiterons prochainement.

7, rue des Dardanelles Reiko Kobayashi. F-75017 Paris

Résumé — En partant des lettres adressées à Ingarden qui attestent le mécontentement de Husserl à propos de la traduction française de Méditations cartésiennes, l'A. essaie de trouver les clefs de l'interprétation lévinassienne de ces Méditations dans Totalité et infini, tout en cherchant en même temps l'intention initiale de Husserl. Totalité et infini apparaît alors comme une nouvelle cinquième Méditation cartésienne.

Abstract. — Starting from the letters addressed to Ingarden, which bear witness to Husserl's dissatisfaction with the French translation of the Cartesian Meditations, the A. seeks to find the keys to Levinas' interpretation of these Meditations in Totalité et infini, while at the same time seeking Husserl's initial intention. Totalité et infini then appears as a new fifth Cartesian Meditation. (Transi, by J. Dudley).