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TRANSFUGE N°94

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Janvier 2016

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ÉDITO / Page 3

2016, retrouver du plaisirpar Vincent Jaury livresO n se souviendra sûrement longtemps de

l’année 2015 comme une des pires années de ces dernières décennies. Inutile de vous faire un dessin, vous voyez de quoi je parle.

Des attentats islamistes et une explosion du FN, deux idéologies contraires à notre humanisme. Deux idéologies violentes qui nous minent, nous angoissent, nous empêchent de bien trouver le sommeil, d’être sereins. Il a été difficile, surtout en fin d’année, de nous laisser aller à notre plaisir de voir de bons films, de lire de bons livres, de boire du bon vin en discutant et en riant de tout et de rien avec des amis. Nous sommes devenus graves malgré nous, et malheureux. Les « nous sommes en guerre » claironnés par nos dirigeants ont ajouté de l’angoisse à nos angoisses. Que faisons-nous, nous la société civile, dans ce merdier ? Que pouvons-nous faire ? Notre sentiment d’impuissance est gigantesque et l’impression que le sort de notre pays se joue sans nous désagréable. Les politiques savent-ils bien ce qu’ils font ? L’histoire a prouvé qu’il est possible que non. Et Valls qui jette de l’huile sur le feu en parlant de guerre civile ce matin même sur France info, et de guerre bactériologique quelques jours après le 13 novembre ! A-t-il pris la mesure du traumatisme de la population française pour être si maladroit et rude ? La raison ne semble pas bien gardée au sommet de l’État. Comment en sommes-nous arrivés là ? Les historiens répondront plus tard. En attendant, on y est et on est mal.

Il faut cependant continuer à vivre et lire

car comme l'écrivais Jean Cocteau, "la poésie est indispensable" - et il ajoutait d'une de ses belles formules, "mais je ne sais pas à quoi". Et c’est pourquoi nous vous avons sélectionné quelques très bons livres pour cette rentrée de janvier, dite rentrée d’hiver. Avec au sommet de cette hiérarchie un livre passionnant, le second d’Édouard Louis, Une histoire de la violence. En finir avec Eddy Bellegueule, son premier roman, avait été le phénomène de vente de janvier 2013. L’histoire était si forte – ce jeune homosexuel, Eddy Bellegueule, des classes populaires du Nord de la France qui s’émancipe de son milieu, vient à Paris et entre à l’École normale supérieure – que l’on pouvait se demander si le livre ne tenait pas avant tout

à ce destin extraordinaire. Ce second roman confirme au contraire le talent littéraire de l’auteur, grâce à sa construction à plusieurs voix et à sa langue travaillée. Il creuse un genre relativement nouveau, mix d’autofiction et de sciences sociales (du côté d’Eribon, Bourdieu et Foucault). Il y est question d’un viol, le sien, et de décrire minutieusement le processus qui mène à la violence.

Édouard Louis n’a que vingt-trois ans, on pense parfois à le lire qu’il en a déjà cent. Il est un petit génie, le pendant de Xavier Dolan en littérature. On a parlé longuement avec cet écrivain engagé, de littérature, du Front national (une partie de sa famille en est depuis longtemps), et de l’état de la France. Le livre est très dur, en phase avec l’esprit de l’année 2015.

2016 sera une autre année, et vous pouvez aussi choisir Dany Laferrière, auteur de romans comiques, légers, truculents et sexuels, que je lis depuis quelques jours. Pour mon plus grand plaisir. Retrouver du plaisir, voici le vœu que je vous adresse pour cette année 2016.

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Page 3 news3 / Édito

6 / On prend un verre avec Anastasia Colosimo.

chroniques8 / Le nez dans le texte de François Bégaudeau10 / La bonne séquence de Nicolas Klotz 12 / Le projecteur de Caroline Fourest

14 / Radio, Bernard Lehut 16 / Radio, Charles Dantzig

18 / Claude Arnaud nous livre une mémoire retrouvée et mélancolique

20 / L’avis de la librairie Comme un roman 22 / L’avis de la librairie Le Merle moqueur 24 / L’avis de la Librairie de Paris 26 / L’avis de la librairie L’Écume des pages 28 / Le journal de l’écolo Emmanuel Druon30 / Croyez ce que vous voulez… 32 / Club 34 / En coulisse, Françoise Nyssen nous raconte la success story d’Actes Sud dont elle est présidente.

Page 36 Du cÔTé De LA LiTTérATure36 / La rentrée d’hiver est riche. On vous fait une première sélection en janvier :

Rencontre avec Édouard Louis pour son deuxième pari romanesque réussi, Histoire de la violence, et découverte d’un fin chroniqueur des cités, Charles Robinson.

70 / On déshabille Bayon, figure culte de la vieille garde de Libé.72 / Polar

Page 36 renTrée LiTTérAire Page 78 kATerine / forgeArD

n°94 / jAnvier 2016sommAire

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Page 88 sur Les écrAns74 / Édito

76 / L’événement : Philippe Katerine/Benoît Forgeard. On a rencontré longuement le chanteur-acteur et le réalisateur autour de l’étonnant Gaz de France.

84 / Sélection films : On a vu beaucoup de films, mais on a sélectionné pour vous les meilleurs du mois. Dont celui d’Eva Husson, l’orgiaque Bang Gang, premier long métrage.

96 / Remous : Le cinéma français ne serait plus politique, selon les Cahiers du cinéma. Et s’ils avaient tort ?

104 / En ville

Lisez, relisez

Le roman culte de

Stefan Zweig

Lettre d’une inconnue

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dequoi?

Page 96 remous cinémA

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par Jeanne Ferney photo Thomas Pirel

AnAstAsiA Colosimoj’Ai pris un verre AveC…

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Les Bûchers de La LiBertéStock232 p, 18,50 e

U n joli minois à lunettes rondes et à l’épaisse chevelure blonde m’attend en terrasse du café Le Saint-Germain. D’habitude, Anastasia Colosimo donne

rendez-vous à cinq minutes de là, au Bizuth, QG des étudiants de Science Po dont elle est. « Mais je me suis dit qu’on croiserait probablement certains de mes profs, j’aurais été super mal à l’aise

pendant la photo ! » Devant notre proximité d’âge, elle suggère qu’on se tutoie. Puis, allumant une cigarette, s’empresse de m’en proposer une, tout en s’inquiétant pour le photographe, qui se débat sous la pluie – « Il est waterproof ton appareil ? »

Elle est sympa, Anastasia. Brillante, aussi : à vingt-cinq ans, cette doctorante en théologie politique, passée par des études de droit et de criminologie à Assas, publie Les Bûchers de la liberté, un essai passionnant sur le blasphème et la liberté d’expression. « Tout l’enjeu de la théologie politique, c’est d’essayer de comprendre comment des concepts religieux passent dans le politique, explique-t-elle. Or le blasphème est le symptôme par excellence de ce glissement. »

Un an après les attentats contre Charlie

Hebdo, le sujet est plus crucial que jamais. Mais la chercheuse n’a pas attendu le 7 janvier 2015 ni son douloureux anniversaire pour s’y intéresser. Elle en a fait l’objet de son mémoire, en grande partie centré sur le procès des caricatures de Mahomet en 2007. Et y consacre désormais sa thèse intitulée « Juger de la religion ? Droit, politique et liberté face au blasphème en démocratie ».

« Quand les attentats de janvier ont eu lieu, cela m’a fait l’impression d’une faille spatio-temporelle, se souvient-elle. Ce qui, pendant trois ans, avait été un objet d’étude théorique devenait d’un coup quelque chose d’hyper réel. » Elle s’interrompt : « Ça va, je raconte pas trop de bêtises ? » On la rassure ; elle poursuit : « Le cas de Charlie montre à quel point la France est dépassée par les tensions communautaires qui la traversent. Et, surtout, illustre toute l’ambiguïté du discours de la République sur le religieux. »

De l’affaire Houellebecq aux procès de Dieudonné, Le Bûcher des libertés fait le constat d’une « judiciarisation de la parole ». Une dérive largement due, selon elle, à la loi Pleven de 1972. « En visant à protéger, non plus des individus, mais des groupes et communautés en fonction de leur appartenance, cette loi a ouvert la boîte de Pandore et nourri la confusion communautaire. » Et, du même coup, signé le retour du blasphème en France. « Aujourd’hui, il faut choisir, dit-elle. Soit on continue sur le modèle républicain et laïque, en restant ferme sur nos bases, soit on épouse le système anglo-saxon et on cède au communautarisme. Mais dans ce cas-là, il faut tout casser. Ce serait quand même dommage… » L’entretien terminé, me voyant chercher en vain de la monnaie, Anastasia Colosimo insiste pour payer les cafés. « Tu ne vas quand même pas aller retirer de l’argent sous cette pluie ! »

Le cas de Charlie montre à quel point la France est dépassée par les tensions communautaires

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AnAstAsiA Colosimo

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La petite vie

Changer d’airMarion GuillotÉditions de Minuit 176 p., 14 e

Le nez dans Le texte

par François Bégaudeau

n ous lisons ceci : « Évidemment je ne lui ai pas mis mon poing dans la figure. » Et ceci un peu plus loin : « Je n’ai évidemment cogné personne. » À lui seul, cet adverbe, grammaticalement

dispensable et donc marque de style, vous pose un personnage, et à travers lui un art poétique. Pourquoi Paul sait-il d’évidence qu’il réprimera sa légitime envie de frapper son ami Rodolphe qui couche avec sa femme, et quelques pages plus loin les deux membres de ce couple de traîtres alors qu’ils pouffent dans son dos ? La première raison est anecdotique : parce que c’est Paul qui a quitté Aude, libre alors de convoler avec qui elle veut. La seconde est plus constitutive : Paul ne frappe personne parce qu’il faut, pour frapper, que corps et âme soient convaincus que frapper est juste. Or Paul n’est en général convaincu de rien.

Paul par exemple n’affirmera pas qu’on ne tombe amoureux qu’une fois dans une vie. Il dira : « J’aurais pu être de ceux qui croient que ça n’a n’arrive qu’une fois. » Paul a même du « mal à [se] convaincre que [son] corps est le [sien] ». Du mal à bien ressentir ce qu’il ressent – « c’est-à-dire que je souffrais sans savoir exactement de quoi. » L’impossibilité de « cogner » n’est qu’une branche de l’impossibilité de trancher, elle-même corrélée à une structurelle incapacité d’agir – « J’avais donc demandé à Aude son avis, pour éviter de trop réfléchir au mien. » Paul est, strictement, bon à rien.

Or le bon à rien a commencé par faire un truc, et pas des moindres. Sous la suggestion subtile, symbolique, occulte, d’une femme tombée devant lui dans l’eau pétrolée d’un port breton – était-ce un flash onirique ? une image mentale ? peu importe, en littérature c’est tout comme –, Paul, en route pour le lycée où il est prof, rebrousse chemin et dans la foulée quitte femme et enfants. Il part. Il « s’enfuit ».

On en a vu des fuites dans les œuvres, on en a vu des personnages tout plaquer du jour au lendemain ; chez Olivier Adam, chez Emmanuelle Bercot au cinéma. Chez Isabelle Monnin, récemment. En général, le mouvement va du petit au grand, des terres à la côte, du Doubs à l’Argentine chez Monnin, de l’air irrespirable au grand air d’une plage vide. Mais nous sommes chez Minuit. Nous sommes, désolé de le dire, un ton au-dessus, c’est-à-dire un ton en dessous. Partie d’un port de mer pour échouer sur un port de fleuve, la fuite de Paul est à contre-courant, à l’envers, burlesque. Et « changer d’air » signifiera concrètement passer d’une presqu’île bretonne à la gare de Nantes, où Paul traîne ses guêtres un temps, puis dans un deux pièces sous toit où il passe une bonne partie de ses journées.

Pour le romanesque, pour la liberté, c’est raté. Paul n’a pas le profil des grands libérés, n’a pas le talent des grands tournants, des nouvelles vies.

Même son échec est un échec. Sa « besogneuse défaite, lente et régulière » n’est pas une chute, une chute ce serait encore romanesque, et induirait qu’on ait au préalable atteint quelque hauteur. Juste un faux mouvement qui, plutôt que d’ouvrir le champ, le réduit.

Pourtant, à rebours de la pente dépressive du livre, on pourrait soutenir que cette défaite est une victoire. Que cette réduction du champ est tout à la fois le geste séminal d’une certaine modernité littéraire, dans laquelle Marion Guillot plonge à pieds joints, mais peut-être aussi un ajustement d’échelle. Peut-être qu’en réduisant sa vie aux dimensions d’un petit appartement, Paul s’est trouvé un espace adéquat. Que la petite vie est sa zone de plus grande puissance : « J’étais en train de devenir un homme accompli, sûr de soi, confiant, en matière de logement au moins. »

À front renversé de l’imaginaire de la fuite largement décliné par le récit contemporain, certaines œuvres, depuis les premières de Jean-Philippe Toussaint, se donnent pour périmètre l’appartement. À leur manière, Thomas Clerc, Hélèna Villovitch, Joy Sorman dans Gros œuvre, prennent acte d’une donnée que les romanesques échevelés et arrosés d’embruns ont du mal à encaisser : nous autres humains passons l’essentiel de notre temps sous un toit. Notre grande affaire est d’habiter. Paul ne dira pas le contraire, particulièrement porté sur les livres d’architecture. La vie domestique – à ne pas confondre avec la vie familiale – est le gros morceau de l’existence, que ça nous flatte ou non.

M’installant dans un F2, je ne me demande pas quelle fresque je vais y peindre, quelle expédition lointaine y préparer, mais où mettre l’évier. Puis je fais des plans pour concevoir, dans cette disposition d’ensemble, « le meilleur rendement possible de l’espace ». Je m’offre de « menus rituels », m’attache à de « menus détails ». Prend pour un ami un certain Henri, poisson rouge, dont l’être en bocal apparaît presque désirable, semble figurer le moi idéal, l’habitat optimal, et incarner l’hypothèse reconduite d’une certaine modernité littéraire : plus c’est petit et plus c’est fort. L’homme est alors convié à devenir un animal domestique. Et l’enthousiasme de Paul rivé à son poisson procédera moins de la révélation océanographique que du manifeste esthétique : « C’est extraordinaire ce qu’il pouvait être inventif dans un espace aussi étroit. »

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LA RADIO

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TENDRESSE DE FARRAJlA boNNE SéquENcE

par Nicolas Klotz

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Je suis le peupleD'Anna Roussillon Docks 66sortie le 13 janvier

F arraj chantonne en cueillant des gombos. Sa voix est chaude comme la fumée de ses cigarettes : « Nous entrâmes dans la taverne, les verres y dansaient/ Je crus bien que ma coupe était

emplie de feu/ Nous en bûmes quelques gouttes et nous nous enivrâmes/ Je ne sentais plus s’il faisait chaud ou froid. » Le ciel est très bleu, le champ est d’un vert tendre. Un vert égyptien. Le soleil lui aussi est chaud, comme la tendresse de Farraj dans sa djellaba gris-mauve. Farraj est un paysan du sud de l’Égypte, son corps est sec, sa peau est brune.

« Je voudrais te donner la nationalité égyptienne », dit-il soudain à la cinéaste qui le filme, dans une urgence pleine de rage contenue. « Pourquoi ? » demande-t-elle. « Je voudrais qu’à ta mort, tu sois enterrée ici, à côté de nous. Pour qu’on puisse te rendre visite. Si t’es enterrée en Europe, comment on pourrait te rendre visite ? Hein dis-moi, comment on arriverait là-bas ? Toi, vivante, on sera jamais arrivés en Europe. On vient après ta mort ? Mensonge. C’est pas vrai ?… Je veux que tu m’écrives un testament pour qu’on te fasse une tombe ici. Pour que ta tombe soit pas noyée par la pluie là-bas. Ici, y a pas de pluie. On t’enterra ici. Si tu veux être au monastère, on t’enterra là-bas. Si tu préfères être avec les musulmans, on le fera. Comme il te plaira. »

Alors qu’en France, les politiques de rigueur économique européennes ont livré la démocratie aux semeurs de haine et de peur, les peuples arabes tentent d’inventer une démocratie naissante, débarrassée des dictatures militaires, des tyrans et des fondamentalistes islamiques. Difficile de ne pas voir dans ce film solaire tourné dans un village de l’Égypte pendant que la révolution est retransmise en direct sur les écrans de télévision des villageois, un très salutaire et réjouissant contrechamp aux slogans rétrécis et aux raccourcis redoutables de la France Front national. La juxtaposition des paroles, des doutes, des gestes, des corps, de la vitalité et de l’humour de ces paysans très modestes, avec ceux des candidats, sympathisants et militants du Front national vus ces derniers jours à la télévision, est absolument redoutable tant leur beauté irradie d’intelligence et de bon sens. Comme le dit Farraj en se lissant longuement les cheveux devant un bout de miroir posé sur le robinet d’un évier avant d’aller voter pour la première fois de sa vie : « Dieu est beau et il aime la beauté. Non ? Alors je me fais beau. C’est comme pour la prière du vendredi, je sors mes plus beaux vêtements. »

Moins formellement ambitieux que les films d’Apichatpong Weerasethakul et de Lav Diaz,

quelque chose pourtant résonne assez fort avec eux. Quelque chose dans la tendresse et le pacte intime qui lient les personnages et la cinéaste. Femmes de la maison et des champs, enfants joueurs déjà travailleurs, adolescents lumineux déjà enragés par l’injustice, hommes de tous âges travaillant sans cesse avec les machines, avec les bêtes, avec leurs mains et qui suivent de près à la télévision le souffle de la liberté qui se lève. Que cela se passe dans un couloir, une chambre, devant une télévision bricolée, dans un champ, au village, derrière un camion qui livre des bouteilles de gaz, le jour, la nuit, chez le coiffeur, devant un miroir, sur une mobylette, aux prises avec la manivelle infernale d’une pompe à eau qui refuse de marcher ; chaque séquence nous rapproche davantage de ces villageois et d’un savoir démocratique que l’Égypte semble leur avoir légué envers et contre toutes les dictatures autoritaires et les pressions du fondamentalisme islamique.

Cette démocratie vivante que le film nous montre n’a rien de théorique, elle semble quasiment induite par la réalité de la pauvreté qui les menace, des luttes quotidiennes pour survivre, du partage du travail de la terre, des animaux, des amitiés, des amours et de leur intense désir de comprendre ce que l’Égypte est en train de devenir. Et nous plongeons ainsi avec eux doucement dans des espaces temporels fous où ils savent à la fois tout du monde ancien dont ils sont les descendants et de l’Égypte contemporaine qu’ils analysent dans des discussions sans fin à travers les événements majeurs qui secouent le pays, retransmis « en direct » sous leurs yeux.

« Dieu est beau et il aime la beauté. Non ? » On imaginerait bien un dieu clandestin, celui de la beauté et du souffle de la liberté, caché quelque part dans les révoltes des peuples arabes et dans la résistance du peuple grec. Un dieu qui mettrait l’Europe à l’épreuve en lui montrant le retour de toutes les terreurs qu’elle espérait avoir vaincues au siècle dernier. Sans doute que ce dieu-là n’aurait ni papiers d’identité, ni fortune colossale, ni réseaux de pouvoir, ni médias, ni armes de destruction massive, ni idéologie religieuse, économique ou militaire pour s’exprimer. Sans doute qu’aujourd’hui il aurait peur pour les hommes parce que trop d’hommes vénèrent encore les monstres dont ils accouchent.

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Aucun modèle ne protège des attentats le projecteurPar Caroline Fourest

L es attentats se succèdent et se ressemblent parfois. Le sang a coulé sur les trottoirs d’Alger, du Caire, de Tel-Aviv, de Tunis, d’Islamabad, de Bagdad, Bali, Bombay,

New York, Londres, Paris ou San Bernardino. Pendant des décennies, ils ne frappaient que les pays musulmans. Bloquée en terre d’islam, au prix de la dictature ou d’une guerre civile ayant fait entre cent et cent cinquante mille morts comme en Algérie, la violence djihadiste s’est exportée en Occident.

Elle a frappé l’Amérique le 11 septembre en 2001. On s’est demandé si c’était la faute à sa politique étrangère ? Elle a frappé Charlie et l’Hyper Cacher le 7 janvier 2015, vingt ans après les attentats du RER de Saint-Michel. On s’est demandé si c’était la faute à son modèle d’intégration. Le président Obama a même insinué que la France était plus touchée parce qu’elle intégrait moins bien ses musulmans que les États-Unis.

Un refrain très courant dans les médias anglo-saxons, souvent relayé en France par les ambassadeurs du « soft power » américain. Des activistes ou des politiques, de droite comme de gauche, parfois même des islamistes, choyés par le programme des « young leaders » et l’ambassade américaine. À les entendre, la France aurait tout faux. Son droit au blasphème serait raciste. Sa laïcité serait « islamophobe ». Le djihadiste serait dû à cette « islamophobie », et non au fanatisme lui-même. Les attentats n’arrêteront pas tant qu’on n’importera pas des programmes de discrimination positive basés sur des critères ethniques et non sociaux. Pendant la guerre terroriste, la bataille culturelle continue…

On les entend un peu moins, ces détracteurs du modèle français, depuis que les États-Unis sont de nouveau frappés, comme à San Bernardino. Par des citoyens américains intégrés et pères de famille, radicalisés comme partout ailleurs et qui peuvent acheter plus facilement des armes qu’en Europe.

Aucun mea culpa de leur part. Pourtant, la démonstration est faite. Le djihadiste n’est pas lié à un modèle. Il recrute partout, dans tous les milieux et dans tous les pays. Au centre-ville d’Alger comme dans les banlieues françaises,

chez les pauvres comme chez les milliardaires saoudiens ou dans les classes moyennes anglaises et américaines.

C’est une idéologie, totalitaire et sectaire. Et non un symptôme social ou culturel. Cessons de lui chercher des excuses et de la déresponsabiliser. Toutes les démocraties doivent se considérer comme alliées dans cette lutte. Au lieu d’opposer leurs modèles culturels et démocratiques.

Mais nos histoires – une République américaine bâtie sur la liberté religieuse et une République française bâtie sur la liberté de conscience – nous conduisent à emprunter différents chemins pour s’attaquer à sa racine intellectuelle : l’intégrisme. Cette manipulation politique du religieux à des fins liberticides. Dans ce domaine, la laïcité à la française est plus ambitieuse que la complaisance relativiste envers la radicalisation, née d’une mauvaise interprétation, lâche et politicienne, du multiculturalisme.

Concernant le racisme, en revanche, nous devons regarder en face nos démons. Sans tout mélanger. La question de la xénophobie, bien réelle, et celle de l’« islamophobie », parfois brandie par des associations intégristes souhaitant faire passer toute perquisition dans une mosquée salafiste ou la loi interdisant les signes religieux trop voyants à l’école publique pour du racisme.

La réalité, c’est que Donald Trump, capable de proposer de ficher les musulmans, serait considéré comme d’extrême droite en France. Comme l’est Marion Maréchal-Le Pen. Nous subissons aussi moins de « hate crimes ». Ils ont explosé au lendemain du 11 septembre et triplé en Angleterre après les attentats de… Paris. En France, nous sommes touchés par quelques agressions de femmes voilées, des tags contre des mosquées, des cimetières profanés (juifs, chrétiens ou musulmans) et par la montée du Front national au détriment de l’égalité et de la fraternité.

Ce diagnostic posé, la meilleure façon de résister est claire. Combattre le terrorisme avec nos alliés, chacun à partir de son modèle. Au nom de valeurs universelles partagées, antidotes à la fois aux fanatiques et aux racistes.

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