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Transition politique et crise patriotique en Espagne (1975-1987)
Les avatars du drapeau, de l’hymne et de la fête nationale
VIANNEY MARTIN
(Université de Lille 3-Charles de Gaulle)
Résumé
Sous le régime franquiste (1939-1975), l’expression officielle du patriotisme espagnol s’appuie sur les
symboles adoptés ou restaurés par les vainqueurs de la Guerre Civile : drapeau, hymne et fête nationale.
N’admettant aucune concurrence régionale, le patriotisme espagnol, au sens unitaire du terme, est alors considéré
comme le seul à avoir droit de cité. Après la mort de Franco, cet ordre patriotique devient problématique. Le
drapeau est conservé mais l’écu progressivement modifié, l’hymne est gardé mais cesse d’être chanté, la fête
nationale est abolie sans être remplacée par une autre pendant plus de dix ans. Parallèlement, stimulés par la
libération de l’expression politique, les patriotismes régionaux manifestent leur fierté recouvrée. La Transition
politique se double donc d’une crise du patriotisme espagnol. Celui-ci, tardant à recevoir et à adopter ses
nouveaux symboles « constitutionnels », se trouve fréquemment assimilé à une simple volonté réactionnaire de
retour à l’ancien régime alors qu’il déborde de beaucoup un tel phénomène.
Mots-clés. Patriotisme, drapeau, hymne, fête nationale, crise, transition.
Abstract
Under Franco’s regime (1939-1975), Spanish patriotism used to express itself through the different symbols
that had been adopted or restored by Civil War victors: the flag, the anthem and the national day. After the
dictator’s death, focusing on political issues, the democratic Transition (1975-1982), delayed the transformation
of the natural means of expression available to country-loving Spaniards. Meanwhile, patriotism proudly
developed itself at local or regional level, in a profusion of flags and banners. Deprived of her national day from
1976 to 1987, Spain had entered a patriotic crisis.
Keywords. Patriotism, flag, anthem, National Day, crisis, transition.
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Introduction
Le titre « Transition politique et crise patriotique en Espagne (1975-1987) »1, fait appel à
deux concepts très différents : celui de « transition » et celui de « crise ». Le mot
« transition » renvoie à une situation provisoire et évolutive, au passage progressif d’un état à
un autre tandis que le mot « crise » évoque un dysfonctionnement plus ou moins grave, une
déstabilisation, une « rupture d’équilibre ». La « Transition politique » espagnole, également
appelée « Transition démocratique » se réfère au remplacement du régime franquiste
(1939-1975) par la monarchie constitutionnelle de 1978, avec tout ce que cela peut
représenter de changements fondamentaux en termes de libertés publiques et d’organisation
du territoire (passage d’un État centralisé à « l’Espagne des Autonomies »). À bien des
égards, cette « transition » est elle-même la conséquence d’une « crise », c’est-à-dire d’une
« période de trouble », en l’occurrence d’une « crise politique », celle de la dernière phase du
franquisme. La Transition démocratique espagnole, qui s’inscrit à la fois légalement dans la
continuité formelle du régime de Franco et, idéologiquement, en rupture avec lui, est, en effet,
partiellement le fruit d’une « crise politique » qui, antérieurement à 1975, a déjà amorcé en
Espagne une « destruction créatrice » de l’ordre ancien. Or, dans cet ordre ancien figurait une
valeur présentée comme essentielle : le patriotisme, dont l’expression officielle se trouvait
intimement mêlée à l’idéologie des vainqueurs de la Guerre Civile. Le patriotisme, c’est l’« amour de la patrie »2 et la patrie, c’est, étymologiquement, « la
terre des pères ». Le patriotisme est donc un sentiment, « l’amour », qui s’applique à un
territoire traditionnel, la « patrie », qui se distingue de la « nation », « groupe humain qui se
caractérise par la conscience de son unité et la volonté de vivre en commun »3. Le
« patriotisme » est donc plus sentimental et moins politique au sens large que le
« nationalisme » qui défend, exalte ou revendique les droits de la nation.
1 En ce qui concerne l’étude de la transition politique, la question de la périodisation a, on le sait, donné lieu ces dernières années à de multiples débats dans le monde universitaire, 1975-1978 constituant une limite courte et 1973-1986 une limite longue de la phase historique concernée. Entre ces deux périodes, de multiples variantes : 1975-1982, mort de Franco, première alternance démocratique, 1975-1981, mort de Franco, échec du putsch du 23 F, etc. Comme l’ont souligné de nombreux historiens, dès 1973, les données de la future « Transition politique » sont en place même si l’avenir est incertain. La question patriotique s’annonce elle-même particulièrement épineuse. Nous avons, pour notre part, choisi la période allant de 1975 à 1987 pour tenir compte de la notion de « crise patriotique », puisque c’est entre ces deux dates que l’Espagne s’est trouvée orpheline de fête nationale, expression officielle par excellence du sentiment patriotique. 2 Paul ROBERT, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Éditions du Robert, p. 1378. 3 Ibid., p. 1256.
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Or, l’expression du patriotisme n’est jamais désincarnée. Elle passe par des symboles qui
ne sont pas neutres politiquement mais liés à un régime et marqués par une histoire. Sous le
franquisme (1939-1975), l’expression officielle du patriotisme espagnol s’appuie sur les
symboles nationaux adoptés ou restaurés par les vainqueurs de la Guerre Civile après la
période républicaine (1931-1939) : drapeau, hymne et fête nationale. N’admettant aucune
concurrence régionale, le patriotisme espagnol, au sens unitaire, est alors considéré comme le
seul à avoir droit de cité. Pendant près de quarante ans, les Espagnols de l’intérieur ont été
appelés à aimer l’Espagne dans la forme politique que lui avait donnée Franco tandis que les
Espagnols de l’exil gardaient au cœur le souvenir d’une Espagne républicaine qu’ils rêvaient
de voir revivre.
Comment dissocier le patriotisme espagnol du régime et de l’idéologie franquistes non
seulement dans les emblèmes mais aussi dans les esprits pour permettre aux Espagnols
d’exprimer leur amour de l’Espagne éternelle à travers des symboles consensuels
représentatifs de l’Espagne constitutionnelle ? C’était là une question majeure pour l’Espagne
de la Transition.
La question du drapeau
Traditionnellement, le drapeau espagnol comporte deux versions : une version simple
(sans écu) à usage civil : la bandera lisa et une version complète (avec écu) à vocation
officielle4.
Sous le règne d’Alphonse XIII (1902-1931), le drapeau était, dans sa version simple,
semblable à celui d’aujourd’hui : rouge et or, tandis que, dans sa version complète, il
comportait un écu ovale surmonté d’une couronne royale représentant les armes simplifiées
de la Castille et du Léon.
Drapeau espagnol avec écu (1875-1931)
4 C’est ce drapeau avec écu qui flotte sur les bâtiments officiels de l’État et qu’arborent les Forces Armées.
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Ce drapeau – avec son écu – avait été adopté pour la marine de guerre espagnole5 en 1785
sur décision personnelle du roi Charles III (1759-1788) et son usage avait été étendu à l’armée
de terre et à la nation espagnole elle-même par la reine Isabelle II (1833-1868) en 18436. La
Première République (février 1873-janvier 1874), s’était contentée de supprimer la couronne
de l’écu – sans modifier les couleurs nationales7 – et la Restauration (1875-1931) avait
restitué la couronne royale aux armes de l’Espagne. C’est en 1931, à l’avènement de la
Seconde République, que le drapeau rouge et or cède la place au drapeau rouge, or et violet.
Dès le départ d’Alphonse XIII, le 14 avril, les nouvelles couleurs nationales sont arborées et
ce drapeau tricolore ne tarde pas à être officialisé avec, surmonté d’une couronne murale8, un
écu plus complexe que le précédent (comprenant, outre les armes de la Castille et du Léon,
celles de la Navarre et de l’Aragon, l’emblème de Grenade, les colonnes d’Hercule et devise
Plus Ultra)9 :
Drapeau espagnol avec écu (1931-1939)
Ce nouvel emblème, dont l’idée était née au XIXe siècle, s’était répandu au début du XXe
siècle dans les cercles hostiles à la monarchie d’Alphonse XIII. C’est donc, à l’origine, un
symbole partisan, le signe de ralliement d’adversaires de la monarchie constitutionnelle
(1902-1923), puis dictatoriale (1923-1930). À l’avènement de la Seconde République, ce
drapeau partisan devient national et c’est au drapeau antérieur que l’on attribue un sens
politique, celui d’un drapeau monarchiste, idée que réfute catégoriquement Miguel de
Unamuno depuis les colonnes du journal El Sol :
5 Décret du 28 mai 1785. 6 Décret du 13 octobre 1843. 7 Après la révolution de 1868, l’adoption d’un drapeau tricolore avait été proposée sans succès à l’Assemblée Constituante en 1869. 8 Dépourvue de signification royale ou nobiliaire, la couronne « murale », constituée de tours et de murs, symbolise la liberté de la Cité. 9 Décret du 27 avril 1931.
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Se me queja usted, señora, de que prohíban ostentar la bandera monárquica, llamando usted así a la roja y amarilla. Pero ésta no es ni ha sido monárquica. La bandera roja y gualda era la bandera española10.
Unamuno exprime là un point de vue purement patriotique en refusant de voir dans le
drapeau, que ce soit celui d’hier ou celui d’aujourd’hui, autre chose que l’emblème suprême
de la patrie. Cependant, contrairement à ce qui s’était passé en 1843, l’adoption du drapeau
tricolore marque bien une rupture de type révolutionnaire. Il ne s’agit plus, en effet, de
généraliser l’usage d’un drapeau existant mais d’en adopter un nouveau dont les trois couleurs
rappellent la trilogie républicaine empruntée à la Révolution Française : « Liberté, Égalité,
Fraternité » et dont la couleur violette se veut à la fois représentative de la Castille et des
luttes populaires du passé :
Hoy se pliega la bandera adoptada como nacional a mediados del siglo XIX. De ella se conservan los dos colores y se le añade un tercero, que la tradición admite por insignia de una región ilustre, nervio de la nacionalidad, con lo que el emblema de la República, así formado, resume más acertadamente la armonía de una gran España11.
Le nouveau drapeau devient donc celui de la République, non seulement au sens politique
de régime républicain, mais aussi au sens large de Res publica, c’est-à-dire de l’État et de la
nation espagnole. L’ancien drapeau national devient alors symbole d’un régime défunt et
prend, de ce fait, le chemin des musées. Le symbole partisan de conspirateurs républicains
s’impose comme celui de la nation toute entière et le symbole unitaire dont parlait Unamuno
se trouve réduit au statut de symbole partisan de nostalgiques d’un ordre ancien. L’Espagne a
désormais deux drapeaux susceptibles de symboliser l’essence de la patrie. L’un a supplanté
l’autre, mais ce dernier reste présent dans les mémoires et dans le cœur de certains. C’est la
raison pour laquelle, lorsque le pronunciamiento de juillet 1936 dégénère en guerre civile, le
général Franco, qui s’était pourtant soulevé sous les trois couleurs, choisit de retourner au
drapeau rouge et or. Cette décision est solennisée par une levée des couleurs à Séville, le
15 août 1936. Les unités militaires du camp national reprennent alors progressivement les
couleurs du passé et, en 1938, les armes des Rois Catholiques sont apposées sur le drapeau en
lieu et place de l’écu précédent12 :
10 Miguel de UNAMUNO, El Sol, 6 février 1932. 11 Décret du 27 avril 1931. 12 Décret du 2 février 1938 complété par le décret du 11 octobre 1945.
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Drapeau espagnol avec écu (1939-1977)
On remarque sur ce drapeau espagnol13 complet, en vigueur jusqu’en 1977, la présence de
l’aigle de Saint Jean14, la trilogie Una, Grande, Libre15, la couronne impériale, le joug et les
flèches, ainsi que les colonnes d’Hercule et la mention Plus Ultra.
C’est en 1977 que ce drapeau subit sa première modification véritable depuis quarante ans,
alors que l’Espagne aborde une phase délicate de la Transition démocratique.
Drapeau espagnol avec écu (1977-1981)
Le changement introduit n’a rien de révolutionnaire : l’aigle est désormais représenté les
ailes déployées et la devise se trouve légèrement déplacée vers le haut. Même les franquistes
les plus intransigeants – que l’on trouve notamment dans les Forces Armées – ne peuvent y
trouver à redire. Cependant, c’est un premier pas et quatre ans plus tard, l’aigle qui avait
ouvert ses ailes finit par s’envoler et par disparaître du drapeau ainsi que la devise qui
l’accompagnait. Emblématique de la Transition politique, puisqu’il apparaît et disparaît avec
elle, l’écu dit del águila azorada est remplacé par de nouvelles armoiries à la fin de l’année
198116.
13 En toute rigueur, il convient de préciser que ce drapeau ne représente que l’Espagne « nationale » jusqu’à la fin de la Guerre Civile le 1er avril 1939 puisqu’il est en concurrence avec le drapeau tricolore de l’Espagne « républicaine » pour représenter une seule et même nation. 14 Symbole de Saint Jean, l’aigle fut adopté par Isabelle la Catholique en raison de sa dévotion envers l’évangéliste et de la coïncidence de son couronnement avec la fête de cet apôtre. 15 Devise d’inspiration phalangiste qui se substitue au Tanto Monta des Rois Catholiques. 16 Loi 33/1981 publiée le 19 octobre 1981 au Boletín oficial del Estado.
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Drapeau espagnol avec écu (depuis 1981)
Pour comprendre pourquoi cette rupture symbolique devient possible fin 1981, il convient
de garder à l’esprit l’impact du coup d’État manqué du 23 février de la même année. Les
putschistes potentiels se sont désormais dévoilés et, si des actions isolées sont encore à
craindre, l’armée, dans son ensemble, ne bougera plus. Les derniers vestiges de la symbolique
nationale de l’époque franquiste peuvent désormais disparaître. On remarquera que, cinquante
ans après l’avènement du régime du 14 avril, les nouvelles armes de l’Espagne rappellent
fortement celles de la Seconde République :
Écus figurant sur le drapeau espagnol (1931 et 1981)
Sur les armoiries de 1981, la couronne royale a remplacé la couronne murale. Les
colonnes d’Hercule reposent sur l’eau et sont couronnées, à gauche par la couronne royale et à
droite par la couronne impériale. Enfin, les trois fleurs de lys de la maison de Bourbon-Anjou
font leur apparition au centre de l’écu. Ces éléments mis à part, les deux blasons sont
identiques. Par le choix de ces nouvelles armoiries, l’Espagne constitutionnelle, tournant le
dos au franquisme, ne revient pas pour autant à la situation d’avant 1931, ce qui est
particulièrement révélateur de l’esprit de compromis propre à la Transition.
Le drapeau rouge et or frappé du blason de 1981 est couramment appelé « drapeau
constitutionnel » mais c’est un texte de loi de 1981 qui institue les nouvelles armes de
l’Espagne. La Constitution de 1978 se borne à décrire la bandera lisa, c’est-à-dire sans
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blason, celle-là même que Santiago Carrillo avait arborée l’année précédente pour signifier
son adhésion à « la patrie commune » sans pour autant entériner la marque que Franco avait
laissée sur le drapeau (l’aigle de saint Jean).
Du point de vue du patriotisme, le fait que l’adoption du nouveau drapeau espagnol dans
sa version complète ait tardé au-delà même de la promulgation de la Constitution et soit
passée par l’étape éphémère de l’aigle aux ailes déployées (4 ans seulement) n’a pas été sans
conséquences. Prenons l’exemple des manifestations néo-franquistes organisées par des
mouvements comme Fuerza Nueva pour commémorer, chaque 20 novembre, l’anniversaire
de la mort de Franco et de José Antonio Primo de Rivera. Jusqu’en 198217, les drapeaux de
ces nostalgiques du franquisme sont encore, à peu de choses près, les mêmes que ceux qui
flottent officiellement au fronton des monuments publics. Ce sont des drapeaux rouges et or
frappés de l’aigle de saint Jean et de la devise Una, Grande, Libre, mais, en 1983, ce sont des
emblèmes périmés, « pré-constitutionnels », comme le souligne le journal El País :
La casi totalidad de los manifestantes portaba insignias o banderas con el escudo preconstitucional […]. Los organizadores instaban a que nadie profiriese gritos contra las instituciones o contra la Constitución; el Gobierno Civil había advertido de que, en tal caso, la manifestación sería disuelta. No obstante, y según fuentes de la Jefatura Superior de Policía recogidas por Efe, un grupo de 200 jóvenes que vestían camisa de Falange gritó, en un momento dado: «Juan Carlos, Sofía, la horca está vacía» y «Va a caer la Constitución». Otros insultaron a la bandera constitucional al pasar frente a un hotel donde ondeaban tres insignias nacionales18.
Ces manifestants de novembre 1983 se disent patriotes et défilent fièrement sous les
couleurs nationales mais ils arborent des symboles anachroniques venant de perdre leur
caractère officiel et leur validité purement patriotique. Qu’en marge de la manifestation,
certains « jeunes revêtus de la chemise phalangiste » – même ultra-minoritaires et rebelles aux
instructions des organisateurs – soient allés jusqu’à « insulter le drapeau constitutionnel »
indique que, à leurs yeux, ce nouveau drapeau n’est pas le symbole de la patrie dont ils se
réclament mais celui de la constitution qu’ils exècrent. Aussi marginal qu’il puisse sembler,
cet incident nous semble révélateur d’une perte de repères patriotiques puisque certains
Espagnols exaltés en viennent à insulter le drapeau espagnol en vigueur au nom de leur amour
de la patrie tandis que d’autres ne voient plus dans l’ancien drapeau de l’Espagne qu’un
« drapeau franquiste » qu’ils détestent autant qu’au fond de leur cœur ils sont attachés à leur
17 Les nouveaux drapeaux ne sont pas mis en place du jour au lendemain mais progressivement au cours de l’année 1982. 18 « Los ex-combatientes reunieron cerca de 90 000 personas en la manifestación celebrada en memoria de Franco » : El País, 28 novembre 1983, p. 19.
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pays. Une telle situation fait écho de manière frappante à la querelle des drapeaux à
l’avènement de la Seconde République qui avait amené Miguel de Unamuno à reprendre une
personne qui parlait de drapeau « monarchiste » pour qualifier le drapeau espagnol antérieur à
1931. Paraphrasant l’auteur d’En torno al casticismo, on aurait pu faire remarquer aux jeunes
manifestants de 1983 qui, emportés par leur esprit partisan, avaient insulté un drapeau qu’ils
croyaient ne pas être le leur, que, bicolore ou tricolore, et quelle que soit la forme de son écu,
c’est toujours l’Espagne qu’il représente.
Entre 1931 et 1981, l’Espagne a donc changé deux fois de drapeau et quatre fois de
blason. Les couleurs rouge et or n’ont été remises en cause que par le seul régime républicain
et, après avoir été rétablies par le franquisme, se sont maintenues sans interruption. En
revanche, le blason qu’avait adopté Franco en 1938 n’a pas passé le cap de la Transition après
avoir pourtant survécu à la nouvelle Constitution sous une forme légèrement modifiée. Malgré
les difficultés, l’adoption du drapeau espagnol actuel n’est pas sortie du cadre temporel
« court » de la Transition politique (1975-1982), contrairement à l’établissement de la
nouvelle fête nationale espagnole.
La fête nationale
C’est la Seconde République qui introduit en Espagne la notion de jour unique de « fête
nationale ». Sous l’ancien régime, la « fête nationale » n’existe pas. Ce qui existe, en
revanche, c’est une série de fêtes, le plus souvent religieuses, à caractère national ou
patriotique19. Sous la Seconde République, la fête nationale est fixée au 14 avril, en mémoire
de la proclamation du nouveau régime, le 14 avril 1931. En 1939, à l’issue de la Guerre
Civile, la République étant officiellement renversée, la commémoration du 14 avril disparaît
tandis que s’impose sur tout le territoire espagnol le calendrier festif franquiste déjà mis en
place dans la « zone nationale » au fil des années de conflit.
Après avoir adopté, dans un premier temps, le Dos de Mayo, anniversaire du soulèvement
de 1808, comme principale commémoration nationale, les nationalistes ont, très tôt, fait porter
leur choix sur le 18 juillet et le Fuero del Trabajo confère à la date anniversaire du
« Soulèvement National » le rang de « fête nationale » dès le 9 mars 1938 : « Declarado fiesta
nacional el 18 de julio, iniciación del Glorioso Alzamiento, será considerado, además, como
19 Parmi ces célébrations, nous pouvons citer la fête de la Vierge du Pilar, le 12 octobre, la fête de l’Immaculée Conception le 8 décembre ou celle de Saint Jacques le 25 août.
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Fiesta de Exaltación del Trabajo »20 . Pour souligner l’amalgame entre la fête nationale et la
fête du travail (la commémoration du 1er mai étant abolie), le régime fait doubler les salaires
ce jour-là. C’est ce qu’on appelle la paga del 18 de julio.
En 1964, lorsque le régime de Franco célèbre ses « 25 ans de paix », deux générations
d’Espagnols n’ont pas connu la Guerre Civile. Pour eux, la fête nationale et les symboles
patriotiques introduits par le franquisme, auxquels ils se sont accoutumés, semblent avoir
perdu une grande part de leur charge idéologique. Les choses en vont bien sûr autrement pour
les Espagnols engagés que ce soit dans l’opposition antifranquiste ou dans ce qu’on appelle à
l’époque le « franquisme idéologique ».
Nostalgiques, les exilés, ces Espagnols qui ont fui leur pays en 1939, commémorent
encore le 14 avril avec leurs familles et font encore flotter les couleurs républicaines sous
quelque coin de ciel étranger. Quant aux défenseurs convaincus du régime franquiste, ils
expriment, dès les années soixante, leur inquiétude de voir s’étioler les principes fondateurs
de l’« Espagne de la victoire ». « El 18 de julio no se pisa ni se rompe »21, titre en 1967 le
premier numéro de la revue Fuerza Nueva fondée par le notaire Blas Piñar López pour
défendre l’orthodoxie franquiste contre le courant réformateur. Si, pour la population, le
18 juillet est d’abord une occasion de réjouissances et un jour férié du calendrier, il n’en va
pas de même pour les forces politiques pour qui la fête nationale reste un enjeu majeur.
Le roi en est conscient au moment où il monte sur le trône le 22 novembre 1975. Choisi
par Franco pour lui succéder à la tête de l’État dans la fidélité aux « Principes du Mouvement
national » auxquels il a prêté serment, Juan Carlos I doit agir vite s’il veut se démarquer de
son prédécesseur et devenir durablement le roi de tous les Espagnols. Pour ce faire, il ne
saurait conserver comme fête nationale l’anniversaire du déclenchement d’une Guerre Civile
considérée de manière manichéenne comme une croisade du bien contre le mal. Avec la
Transition, l’heure est au consensus et, par conséquent, aux compromis. Le roi abolit donc
non seulement le défilé militaire du 1er avril22 mais aussi la commémoration du 18 juillet23. En
contrepartie, l’opposition renonce au 14 avril mais le pays se trouve alors privé de fête
nationale. On reparle du 2 mai, on évoque le 2 janvier, anniversaire de la prise de Grenade en
1492, on propose même le 6 décembre, anniversaire de l’approbation par référendum de la
Constitution de 1978. Une proposition d’adoption de cette dernière date, de la part du groupe
20 Fuero del Trabajo, 9 mars 1938, article II, alinéa 4. 21 Fuerza Nueva, 14 janvier 1967. 22 Le « défilé de la victoire » est aboli par décret royal 1728 1977, BOE n° 1661977, p. 15724. 23 Le 18 juillet cesse d’être fête nationale par le décret royal 13581976, BOE n° 1491976, p. 12140.
174
socialiste aux Cortès, est repoussée en 1980. Pour importante qu’elle soit, la Constitution de
1978 semble trop récente pour représenter une nation aussi ancienne que l’Espagne.
Après de longues polémiques, la date du 12 octobre est finalement retenue en 1987 à une
très large majorité24. Le 12 octobre célèbre à la fois la Vierge du Pilar de Saragosse, la
découverte de l’Amérique et la notion d’Hispanidad. C’est donc la date la plus consensuelle
possible à condition de ne pas trop en expliciter la signification. Ainsi, dans la loi de 1987,
c’est en vain que l’on cherchera les mots « découverte de l’Amérique », « Raza » ou même
« Hispanidad ». Christophe Colomb n’est pas plus mentionné que ne le sont les Rois
Catholiques, qui furent pourtant les commanditaires de l’entreprise :
La fecha elegida, el 12 de octubre, simboliza la efemérides histórica en la que España, a punto de concluir un proceso de construcción del Estado a partir de nuestra pluralidad cultural y política, y la integración de los reinos de España en una misma monarquía, inicia un período de proyección lingüística y cultural más allá de los límites europeos25.
De telles omissions paraissent surprenantes mais peuvent s’expliquer par le contexte
extrêmement sensible de l’époque. En effet, à aucun prix le législateur de 1987 ne veut
rappeler de près ou de loin la rhétorique franquiste dans l’exposé qu’il fait de la signification
de la fête nationale. Aussi bannit-il toute référence explicite à la notion même d’Hispanité et
se garde-t-il de présenter l’image univoque d’un Christophe Colomb héroïque instrument
providentiel d’une entreprise historique désormais controversée. À la veille de la
commémoration du cinquième centenaire de la découverte du Nouveau Monde, le
« politiquement correct » est de mise et, pour éviter toute polémique, la conquête et la
colonisation de l’Amérique ne sont présentées que sous le curieux euphémisme de
« projection linguistique et culturelle ». Le texte de loi de 1987 se caractérise donc par son
extrême prudence dans sa justification de l’existence même d’une fête nationale, preuve s’il
en faut du caractère particulièrement délicat de tout ce qui entoure le fait national en
Espagne :
La conmemoración de la fiesta nacional, práctica común en el mundo actual, tiene como finalidad recordar solemnemente momentos de la historia colectiva que forman parte del patrimonio histórico, cultural y social común, asumido como tal por la gran mayoría de los ciudadanos26.
24 La loi fixant la fête nationale à la date unique du 12 octobre est approuvée par 243 voix contre 3 (Izquierda Unida et Esquerra Republicana de Catalunya) et 8 abstentions (Minorité Catalane et Parti Nationaliste Basque). 25 Ley 18/1987, 7 octobre 1987. 26 Ibid.
175
À partir de 1987, ce 12 octobre prend pour la première fois dans l’histoire de l’Espagne la
première place des commémorations patriotiques : ce n’est plus une fête nationale, c’est la
fête nationale, célébration très importante mais dont on ne tient pas à rappeler clairement
l’origine, journée qui doit davantage honorer le pays que commémorer un événement et se
caractérise par un jour férié, des réjouissances populaires et un grand défilé militaire. Or, en
1987, il n’est pas encore question de faire défiler les troupes le 12 octobre car les rapports
entre les armées, le monde politique et la nation espagnole ne sont pas totalement normalisés.
Les troupes défilent un jour dénué de signification particulière appelé le « jour des forces
armées » : Paradoxalement, les militaires ne sont pas conviés à la fête de la nation à laquelle
ils appartiennent et qu’ils ont vocation à défendre. Il faut attendre 1997 pour que la décision
politique soit prise de transférer le défilé militaire au 12 octobre27.
En devenant fête nationale, le 12 octobre a donc grandement contribué à normaliser
l’expression du patriotisme espagnol de l’après-franquisme. Cependant, cette normalisation
tardive ne peut être considérée comme achevée qu’en 1997 (quinze ans après la fin théorique
de la Transition). C’est l’étape importante d’un processus auquel il manque encore un élément
fondamental : l’hymne national.
L’hymne national
L’hymne national espagnol actuel présente une première caractéristique fondamentale : ce
n’est pas un hymne à proprement parler, c’est une marche28, la Marcha Granadera. En outre,
l’« hymne » espagnol n’a pas de paroles ou, plus exactement, de paroles officielles. C’est le 3
septembre 1770 que le roi Charles III adopte la Marcha Granadera en tant que « Marche
d’honneur » qui a tenu lieu d’hymne national à l’Espagne de manière ininterrompue depuis le
XVIIIe siècle jusqu’à nos jours à l’exception de la parenthèse constituée par la Seconde
République espagnole (1931-1939) qui lui substitue l’Hymne de Riego composé au début du
XIXe siècle en l’honneur du général dont le soulèvement du 1er janvier 1820 avait forcé le roi
Ferdinand VII à respecter temporairement la Constitution de 1812. Contrairement à la Marcha
Real, l’Hymne de Riego composé en 1820, est doté de paroles officielles à la fois guerrières,
révolutionnaires et patriotiques. À l’instar de la Marseillaise et du Chant du départ, l’Hymne
de Riego célèbre le peuple en armes (« los hijos del Cid », « vencer o morir », « trompa
27 Real Decreto du 6 juin 1997, approuvé en Conseil des Ministres. 28 À ce titre, les troupes espagnoles défilent aux notes de la Marcha Granadera, ce qui serait impensable avec la Marseillaise qui ne s’écoute qu’au garde-à-vous.
176
guerrera »), la liberté (« romper la cadena ») et l’amour du pays natal (« Soldados la patria nos
llama a la lid »). Son sens est clair et susceptible d’opérer cette union des cœurs autour de la «
patrie en danger ». Tout à la fois chant patriotique et symbole des idées républicaines,
l’Hymne de Riego traverse le XIXe siècle comme un chant d’opposition à la monarchie et une
sorte d’hymne national alternatif et contestataire. Du point de vue musical, la Marcha
Granadera est un hymne d’ancien régime lent et solennel comme le God save the Queen
tandis que l’Hymne de Riego est un chant révolutionnaire, rapide et alerte à la manière de la
Carmagnole. Avec la Guerre Civile, chaque camp a son hymne : le camp républicain garde
l’Hymne de Riego jusqu’à la fin tandis que, de son côté, le général Franco rétablit la Marcha
Real29 :
Queda declarado Himno Nacional el que lo fue hasta el catorce de abril de 1931 conocido por Marcha Granadera, que se titulará Himno Nacional y será ejecutado en los actos oficiales, tributándosele la solemnidad, acatamiento y respeto que el culto a la Patria requiere30.
Si le blason du drapeau bicolore a été modifié, si la fête nationale a été supprimée puis
remplacée, l’hymne national, pour sa part, n’est à aucun moment remis en cause après la mort
de Franco. La seule modification qu’il subit se produit symboliquement en 1997, année du
transfert du défilé militaire au 12 octobre : il s’agit d’adoucir légèrement le rythme de la
Marche Royale, ce qui met une touche finale à la « défranquisation » des symboles nationaux.
L’Histoire semble donc avoir tranché en faveur d’une des marches militaires les plus
anciennes d’Europe.
Toutefois, la Marcha Granadera n’est pas un hymne à part entière. En effet, il demeure
dépourvu de paroles officielles et l’on compte, depuis le milieu du XIXe siècle, jusqu’à trente
et une versions différentes de paroles appliquées à la Marche Royale. Certaines se sont
popularisées à leur époque mais aucune n’a jamais été officialisée par la loi.
Sous Franco, c’est la version de José María Pemán qui se trouve adoptée – officieusement
– au moment où la Marcha Granadera est – officiellement – rétablie. Plusieurs générations
d’Espagnols vont donc chanter l’hymne national en ignorant que ses paroles ne sont pas
officielles. Après la mort de Franco, les paroles de Pemán ne disparaissent pas du jour au
lendemain. Elles ne sont pas abolies car il n’est pas possible d’abolir une pratique n’ayant
jamais eu d’existence officielle, mais elles cessent progressivement d’être chantées car elles
sont connotées et assimilées au franquisme. Une fois de plus, les divisions du passé viennent 29 Décret du 27 février 1937. 30 Décret du 17 juillet 1942.
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interférer dans l’expression du sentiment patriotique des Espagnols. Pour les cérémonies
officielles, l’État s’en tient donc au fait que, l’hymne étant une marche, il peut se passer de
paroles tant qu’un consensus ne se dégage pas sur le choix d’un texte applicable à la musique.
En 2007, déplorant le fait que l’hymne national ne puisse pas être chanté pendant les
rencontres sportives, le Président du Comité Olympique espagnol Alejandro Blanco lance
l’idée d’un concours national pour enfin doter la Marcha Real de paroles officielles. L’idée
ayant fait son chemin, le concours a lieu et un certain Paulino Cubero est désigné comme
vainqueur au début du mois de janvier 2008. Tout est prêt pour la proclamation officielle des
résultats et la présentation de l’hymne, qui doit être chanté en public par le célèbre ténor
Plácido Domingo. Il y a cependant des fuites dans la presse et les paroles sont connues avant
l’heure, ce qui provoque une telle nuée de critiques que le Comité Olympique doit retirer son
projet quelques jours plus tard. Le recueil de signatures auprès de la population en vue d’une
éventuelle proposition du texte à l’approbation des Cortès n’a donc jamais lieu. Les
Espagnols, bien que dotés d’un hymne national n’en sont pas moins privés d’un moyen
d’expression populaire commun au reste des nations : la possibilité d’entonner leur hymne
national dans une manifestation patriotique, ou tout bonnement sur un stade de football.
Conclusion
Quarante ans après la mort de Franco, l’Espagne a gardé son drapeau mais elle a changé
son blason. Elle a abandonné une fête nationale pour en adopter une autre relativement
consensuelle et y associer son armée après de nombreuses années d’absence. L’Espagne,
enfin, a conservé son hymne mais sans ses paroles. Depuis la Transition politique, l’évolution
des symboles patriotiques espagnols ne s’est donc pas faite sans peine. À certains égards, le
processus n’est pas totalement achevé et c’est sur un terrain miné par les déchirements de
l’histoire que s’élaborent les signes d’un attachement commun à la patrie de tous, tandis qu’au
niveau régional l’expression patriotique ne souffre pas de semblables inhibitions. Ce sont là
autant de symptômes d’une crise patriotique qui a profondément marqué l’Espagne
contemporaine et dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui.