50
travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________ 1 Edito Sous un nouveau nom, les Travaux en cours reprennent la formule des Cahiers de Théorie Littéraire. Dans ce premier numéro sont ainsi rassemblées comme précédemment les interventions aux journées doctorales qui se sont tenues à Jussieu durant l’année écoulée. On trouvera donc, sous une forme résumée, les arguments prononcés en 2003-2004 par les doctorants, post-doctorants et enseignants (de Paris 7 ou d’ailleurs) qui ont participé aux séminaires de recherche des équipes « Théorie de la Littérature et Sciences Humaines » et « Littérature au présent » dirigées respectivement par Martin Rueff et Francis Marmande. Les pages qui suivent présentent tout d’abord les abstracts de la journée doctorale sur Blanchot, journée co-organisée par Christophe Bident le 7 novembre 2003. Suivent les exposés, toujours dans leur version condensée, des journées doctorales co-organisées par Evelyne Grossman les 6 et 7 mai 2004 sur Beckett et Artaud. Ces Travaux en cours, qui paraîtront désormais à la rentrée, se veulent le reflet de la vitalité et de la diversité des activités menées par les jeunes chercheurs. Ils entendent par là même contribuer à la diffusion de leurs écrits au sein de la communauté universitaire. Diffusion qui, en outre, s’augmente à présent d’une mise en ligne des textes dans leur intégralité sur le site revues.org (partenaire de fabula.org) où l’on retrouvera ces Travaux en cours sous le sigle T.E.C.. Enfin, les communications sur Blanchot sont également disponibles in extenso dans Maurice Blanchot confronté, coll. « Compagnie de Maurice Blanchot », n° 2 (Complicités, Grignan, 2004) ainsi que sur le site mauriceblanchot.net. J.D. Édition : Université Paris 7 Denis Diderot U.F.R. S.T.D. (Sciences des Textes et Documents) Ecole doctorale dirigée par Julia Kristeva Équipes « Littérature au présent » et « Théorie de la Littérature et Sciences Humaines » 2, place Jussieu 75005 Paris Tél : 01 44 27 63 71 et 01 44 27 76 32 Rédaction : Jonathan Degenève 21, rue de la Mare 75020 Paris Tel : 01 46 36 82 12 et 06 60 73 90 74 Mail : [email protected]

Travaux en cours n°1

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Travaux en cours n°1

Citation preview

Page 1: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

1

Edito

Sous un nouveau nom, les Travaux en cours reprennent la formule des Cahiers de Théorie

Littéraire. Dans ce premier numéro sont ainsi rassemblées comme précédemment les interventions

aux journées doctorales qui se sont tenues à Jussieu durant l’année écoulée. On trouvera donc, sous

une forme résumée, les arguments prononcés en 2003-2004 par les doctorants, post-doctorants et

enseignants (de Paris 7 ou d’ailleurs) qui ont participé aux séminaires de recherche des équipes

« Théorie de la Littérature et Sciences Humaines » et « Littérature au présent » dirigées

respectivement par Martin Rueff et Francis Marmande.

Les pages qui suivent présentent tout d’abord les abstracts de la journée doctorale sur

Blanchot, journée co-organisée par Christophe Bident le 7 novembre 2003. Suivent les exposés,

toujours dans leur version condensée, des journées doctorales co-organisées par Evelyne Grossman

les 6 et 7 mai 2004 sur Beckett et Artaud.

Ces Travaux en cours, qui paraîtront désormais à la rentrée, se veulent le reflet de la vitalité

et de la diversité des activités menées par les jeunes chercheurs. Ils entendent par là même

contribuer à la diffusion de leurs écrits au sein de la communauté universitaire. Diffusion qui, en

outre, s’augmente à présent d’une mise en ligne des textes dans leur intégralité sur le site revues.org

(partenaire de fabula.org) où l’on retrouvera ces Travaux en cours sous le sigle T.E.C.. Enfin, les

communications sur Blanchot sont également disponibles in extenso dans Maurice Blanchot

confronté, coll. « Compagnie de Maurice Blanchot », n° 2 (Complicités, Grignan, 2004) ainsi que

sur le site mauriceblanchot.net.

J.D.

Édition :

Université Paris 7 – Denis Diderot

U.F.R. S.T.D. (Sciences des Textes et Documents)

Ecole doctorale dirigée par Julia Kristeva

Équipes « Littérature au présent » et

« Théorie de la Littérature et Sciences Humaines »

2, place Jussieu

75005 Paris

Tél : 01 44 27 63 71 et 01 44 27 76 32

Rédaction :

Jonathan Degenève

21, rue de la Mare

75020 Paris

Tel : 01 46 36 82 12 et 06 60 73 90 74

Mail : [email protected]

Page 2: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

2

Journée

d’études doctorales sur

Maurice

Blanchot

(7 novembre 2003, salle 203, tour 54, 2ème

étage, campus de Jussieu,

organisation : Christophe Bident et Jonathan Degenève)

Matin 10 h Emmanuelle Ravel (docteur, Université Américaine de Paris) sur Blanchot et Adorno

10h 30 Éric Hoppenot (professeur agrégé, chargé de cours à l’I.U.F.M. de Paris) : « L’interdit de

la représentation »

Pause

11h 30 Sylvain Santi (A.T.E.R., docteur, Université de Savoie) et Jonathan Degenève (A.R.M.,

doctorant, Paris 7) sur Après coup (Blanchot et Bataille)

12h 15 Arthur Cools (Assistant de recherche, Université d’Anvers) : « Blanchot – Lévinas : vers

une approche du différend ».

Après-midi 14h David Uhrig, (docteur, Paris 7) sur Aminadab

14h 30 Kai Gohara (doctorante, Paris 7) : « Qu’est-ce que Blanchot a vu ? ou le pied de Catherine

Lescault »

Pause

15h 30 Aïcha Liviana Messina (doctorante, Paris 7) sur l’ambiguïté

16h Thomas Regnier (journaliste littéraire) sur l’humour chez Blanchot

16h 30 Mathieu Bietlot (doctorant, Bruxelles) sur Blanchot et Hegel

Page 3: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

3

Journée doctorale sur Blanchot

co-organisée par Christophe Bident le 7 novembre 2003

De la dialectique négative chez Blanchot et Adorno

Emmanuelle Ravel

« Une œuvre où il y a des théories est comme

un objet sur lequel on laisse la marque du prix »

(Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Gallimard, p. 179)

Lorsque l’on confronte création artistique moderne et acceptions blanchotiennes du langage,

un même écueil vient à signaler les limites de la représentation : l’impasse sémiotique révèle la fin

d’un système lisible, tant en peinture qu’en littérature, de même qu’un certain art visuel ou

littéraire, dénué de tout encodage linguistique, cherche parfois à nier le concept pour revenir à une

forme de présence sensible. Pour ne pas néantiser l’être de l’art, il semble que d’une même

attention, Blanchot et Adorno veillent à égarer le concept face à la praxis de l’œuvre, dans une

perspective anti-totalisante où une écriture paratactique obtient l’avènement figural.

« Dans le théorique, rappelle Lyotard, il y a le désir d’en finir avec la dissimulation : telle se

présente la solide et rassurante positivité du dit travail du concept » (Economie Libidinale, p.304).

Contre toute conceptualisation banalisante, les moments mimétiques sont restaurés dans la Théorie

esthétique d’Adorno, mais la tentative de la théorie critique de l’Après-guerre pour sauver le sujet

individuel refuse malgré tout de congédier en son entier le discours conceptuel. La démarche

adornienne de protéger l’opacité de l’œuvre pour en préserver le mimétisme, n’est peut-être pas

éloignée paradoxalement du souci de l’impersonnel chez Blanchot. La question commune serait

alors de savoir si l’on peut fonder une subjectivité autonome et critique, dans un espace littéraire où

les instances qui s’y déploient affleurent les limites de la conscience, et se déforment au gré des

métamorphoses de l’impensé. Le sujet et le concept se renvoient dos à dos.

Pour éviter que le concept ne soit au-dessus de l’art, sorte de produit de la réconciliation

hégélienne du sujet et de l’objet, Adorno affirme le décalage permanent entre les deux, pour attester

et non asserter la présence de l’indicible, trace de souffrance que l’objet porte, que la parole

ressasse.

Le non-avénement du discours, son non-lieu chez Blanchot, réévalue, pointe la dimension

esthétique comme cette énigme fondatrice, ou plutôt matrice de l’effondement. Le matérialisme

devient le passage obligé pour Adorno : là où le sujet est impensable sans l’objectivité qui est la

sienne – le quelque chose qui est visé par le concept de sujet – l’objectivité est potentiellement

pensable sans le sujet, bien que reconnaissable seulement par le sujet. Cette reconnaissance de la

trace de quelque chose qui n’est pas de la pensée au sein même de la pensée mène au matérialisme

au sens d’Adorno en ce que ce quelque chose renvoie à des impulsions corporelles, comme la

souffrance. Il faut mettre en œuvre ce primat de l’objet, la pensée philosophique devant avoir pour

projet de mettre à jour le contenu de vérité des œuvres d’art à partir de leur complexion sensible.

Sans diviser la pratique de l’art et celle de la vie, une Lebenspraxis dont parle Lukacs, il faut

admettre que Blanchot qui nous livre l’inconnu en palliatif au deuil de la métaphysique, légitime le

retour à l’apparence comme l’essence de l’œuvre d’art. L’apparence est ce moment mimétique,

mirage ou suspens de la conscience, immédiat qui dit que la différence est accomplie. C’est dire que

le mystère, alors intronisé selon René Char, signale son existence dans cette vertu d’apparence, fruit

de la dialectique de l’apparaître-disparaître. Souhaiter préserver l’apparence, c’est tolérer l’art

Page 4: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

4

comme simulacre, l’affranchir de la résorption dialectique du fond et de la forme, le rendre à

l’erreur et l’errance qui sapent toute réalisation. Cette apparence n’est pas à confondre avec l’œuvre

d’art illusionniste : c’est dans la réalité même, non dans l’œuvre d’art, qu’est logée l’illusion.

L’œuvre reste le réel même. Adorno reconnaît l’impasse d’un art autotélique, intransitif, et sa

nostalgie marquée est peut-être le signe post-moderne de la non puissance de la critique. Comme un

défi aux exégètes, Adorno assume une position de défense du bien-fondé de la méthode

immanente de la critique, où la théorie toute prête à se saborder et à disparaître, laisse enfin la place

à l’œuvre seule.

Comment peut-on alors parler d’esthétique si ce qui la convoie, la théorie, n’est plus tenable

dans une œuvre réfractaire à toute communication ? Cette même œuvre défend-elle encore

l’altérité ? L’on sait qu’il y a du tout autre chez Blanchot, c’est encore ce que le langage ne parvient

jamais à internaliser. Or c’est précisément dans ce écart que se tient l’esthétique, non-lieu où règne

l’image puisqu’en elle rien ne se fait, phénoménologie la plus pure comme la nomme Blanchot dans

L’Entretien Infini en citant Gaston Bachelard : « une phénoménologie sans phénomène » (p. 475).

Dans la poussée imageante où se dérobe le visible, sous la pression de l’invisible, l’esthétique

pointe, négativité qui installe le retour et permet enfin de prendre la mesure du temps. Le disjoint,

c’est de fait chez Blanchot l’ici et maintenant. Adorno exhume en lui la part de l’énigme. L’invu, le

sens caché, la vérité, sont des spectres qui hantent la sphère du négatif : « le beau est toujours

négatif » découvre Mallarmé. C’est en convenir que d’acquiescer à la présence de l’esthétique dans

les limbes de la dissimulation, mais une dissimulation toujours déjà là, une opacité primitive

dirions-nous que Adorno nous permet d’envisager sans la défaire. "Que l'art ne dit pas la réalité,

mais son ombre, qu'il est l'obscurcissement et l'épaississement par quoi quelque chose d'autre

s'annonce à nous sans se révéler," ces lignes de Blanchot (E I 435) en renforcent la conviction.

Emmanuelle Ravel est chargée de cours à l’Institut Britannique de Paris (University of

London). Elle a soutenu une thèse intitulée « Maurice Blanchot et l’art au XXème siècle : une

esthétique du désoeuvrement », thèse en cours de publication chez Rodopi. Parmi ses derniers

articles : « Blanchot et l’art : de la phénoménologie à l’esthétique », in Cahiers de Théorie

littéraire, n° 4, juin 2003, S.T.D., Paris 7 et « Malevitch et Blanchot: sur le silence de l’œuvre », in

Protée, automne 2000, Université du Québec.

Adresse électronique où la joindre :

[email protected]

Page 5: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

5

Maurice Blanchot et l’interdit de représentation, ou combattre les images

Eric Hoppenot

Maurice Blanchot, n’a pas seulement refusé toute représentation iconographique de lui-

même, son œuvre elle-même, l’évolution de la forme romanesque à celle des récits accuse cette

préoccupation. Ce dialogue contre les images, nous le montrons, a pu s’établir notamment via un

dialogue avec certains textes de Lévinas (en particulier « La réalité et son ombre »). Il s’agit pour

Blanchot de passer d’un monde en proie aux images (celui des romans) à celui de figures, ou pour

le dire plus radicalement, d’une image qui se retire d’elle-même, d’une image invisible (voir par

exemple la fin des derniers récits). Les derniers livres fragmentaires, brisés, nous donne l’illusion

qu’ils échappent à la ressemblance, à la figuration de l’Un ?

Eric Hoppenot, ancien étudiant de Paris 7, est agrégé de l’Université. Il dirige la collection

« Compagnie de Maurice Blanchot » (Complicités, Grignan) et, avec Parham Shahrjerdi, il a conçu

et réalisé le site mauriceblanchot.net.

Adresse électronique où le joindre :

[email protected]

Page 6: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

6

Bataille et Blanchot après coup

Sylvain Santi et Jonathan Degenève

Qui parle d’« après coup » présuppose un « coup » initial. Intitulant Après coup sa postface

au Dernier mot et à L’idylle, deux récits écrits respectivement en 1935 et en 1936 et republiés

ensemble chez Minuit en 1983 1, Blanchot nous donne donc à entendre qu’un texte est un coup et sa

réédition, accompagnée du commentaire de son auteur, un après coup. C’est là une première

lecture, la plus simple en fait, mais qui, à être suivie, nécessite un véritable travail de filage pour

lequel nous avons tenté de croiser nos aiguilles. Un travail de filage, ou de tissage, au sens où il

nous a semblé dès le début que quelque chose se tramait ici entre Blanchot et Bataille. Pour les

besoins de l’exposé nous laissons donc volontairement de côté ce qu’il faudrait dire des autres

amitiés fortes auxquelles on songe dans ces pages et en particulier celle avec Lévinas, cité à la fin.

Celle aussi avec Antelme auquel on ne peut pas ne pas penser quand est discutée la possibilité d’une

littérature après Auschwitz, possibilité qui, à sa manière, est aussi affaire de coup et d’après coup.

Mais c’est dire d’emblée qu’il n’y a pas un coup en amont de l’après coup, mais plusieurs, et c’est

par ce fil que nous reprendrons la trame de nos auteurs.

Après coup débute d’une étrange façon. Blanchot ouvre son texte avec un extrait de la

correspondance de Mallarmé et, sans autre forme de procès, fait suivre la citation d’une phrase

abrupte qui semble aussitôt la congédier : « J’ai écrit en tout autre sens : « Noli me legere » (p. 85).

De cette amorce, il ne sera plus question par la suite. Blanchot n’y reviendra pas, ne fût-ce même

pour expliciter l’écart qui existe entre son propos et celui du poète. A quoi bon cette ouverture, dès

lors ? A planter les premiers éléments d’un décor de théâtre, semble-t-il, quitte à les déplacer ou à

les enlever ensuite. Il s’agit donc de la réponse de Mallarmé à un « auteur inédit » qui avait sollicité

auprès de lui « un texte de présentation ou de soutien ». Le poète y affirme son horreur des préfaces

incompatibles selon lui avec un « vrai livre » qui « procède par le coup de foudre, comme la femme

avec l’amant et sans l’aide d’un tiers, ce mari… » (p. 85). La femme, l’amant et le mari trompé :

voilà la configuration auteur-texte-lecteur ramenée à un trio de vaudeville où l’exaltation livresque

ne tolère pas le pâle et inutile commentaire. Seul importe le coup de foudre qui relègue tous les

après coups au rang de vains bavardages : aucune pré-face ne doit gêner le face à face. Lire c’est

tomber sous le charme et rester sous le choc de ce que l’on a entre les mains. Et c’est bien ce qui

s’est passé pour Blanchot en 1941 quand Bataille lui fait passer sous le manteau un petit texte

foudroyant : « Je me rappelle ce récit : Madame Edwarda. Je fus sans doute l’un des premiers [le

premier ?] à le lire et à être persuadé aussitôt (bouleversé jusqu’au mutisme) par ce qu’une telle

œuvre (quelques pages seulement) avait d’unique, au-delà de toute littérature, et telle qu’elle ne

pouvait que refuser toute parole de commentaire » (pp. 89 et 90). Blanchot est l’amoureux transi par

ce qu’il vient de rencontrer, car il ne parle plus de lecture mais bel et bien de « rencontre » dans les

puissants « mots d’émotion » qu’il adresse alors à Bataille2. Rencontre avec « celle qui fut une nuit,

et pour toujours désormais, « Madame Edwarda » (p. 91). Nous ne sommes plus dans la littérature,

en effet, comme en témoignent les guillemets autour de ce nom, « Madame Edwarda », qui

s’opposent, dans le même paragraphe, au titre en italique, Madame Edwarda, comme une personne,

1 Après coup précédé par Le Ressassement éternel, Minuit, Paris, 1983. L’Idylle et le Dernier mot ont été

publiés une première fois dans deux revues différentes en 1947 avant d’être réunis dans un livre qui paraît chez Minuit

en 1951 : Le Ressassement éternel. Réédité en 1983, il est augmenté de la postface Après coup. Sauf indication

contraire, tous les numéros de page qui suivent renvoient à ce livre. 2 « J’échangeai avec Georges Bataille quelques mots d’émotion, non pas comme lorsqu’on parle à un auteur

d’un de ces livres qu’on admire, mais en cherchant à lui faire entendre qu’une pareille rencontre suffisait à ma vie,

comme de l’avoir écrite devait suffire à la sienne », Après coup, op. cit., p. 90.

Page 7: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

7

ou mieux, une actrice, s’opposerait au simple personnage de papier qu’elle incarne. Plus

précisément, Blanchot est resté bouche bée ce soir-là face à Madame Edwarda dans sa plus grande

nudité, c’est-à-dire sans appareil ni apparat critique et pas encore titularisée. « Madame Edwarda »

non lue, autrement dit, et peut-être pas même à lire dans la mesure où dans ce contexte des « pires

jours de l’occupation » ce livre « était destiné, clandestin à sombrer dans la ruine probable de

chacun de nous (auteur, lecteur) » (p. 90). Un livre à peine écrit, de plus, donc au plus près de cet

état de total dépouillement impliqué d’une part par l’écriture pensée comme intransitive ou nue, et,

d’autre part, par son sujet puisqu’en l’occurrence Edwarda est la prostituée de « l’exhibition

fiévreuse » (p. 91). Spectacle obscène, à entendre comme ce qui occupe si totalement le devant de

la scène qu’il en occulterait presque tout le reste. Pendant un instant plus rien d’autre ne compte, à

commencer par les périls réels qui menacent le spectateur sitôt sorti de la salle. Blanchot, et peut-

être lui seul, a ainsi vu cette femme aussi nue que possible c’est-à-dire jusqu’à l’impossible, ce

point où lire, écrire, regarder, c’est risquer sa propre vie.

Le coup de foudre est donc aussi un coup fatal parce que mortifère, et c’est ici que nous

quittons le drame bourgeois pour la tragédie. L’amour se vit en effet sur fond de mort. Demeure

néanmoins l’entrée en scène du tiers incommodant, soit Bataille en fâcheux mari. « Il me dit un

jour, à mon véritable effroi, qu’il souhaitait écrire une suite à Madame Edwarda et il me demanda

mon avis. Je ne pus que lui répondre aussitôt, et comme si un coup m’avait été porté : « C’est

impossible. Je vous en prie, n’y touchez pas » (p. 90). Non, il ne faut pas toucher à Madame

Edwarda et le noli me legere après l’intrigue de boulevard est d’abord, et conformément à son

intertexte christique, une interdiction de contact. Interdit prononcé par le texte lui-même dont

Blanchot se fait le porte parole dans cette pièce, à la façon d’une voix off ou, mieux, away : « « Tu

ne me liras pas ». « Je ne subsiste comme texte à lire que par la consumation qui t’a lentement retiré

l’être en l’écrivant » » (p. 85). De l’inutilité du commentaire affirmée par Mallarmé, Blanchot passe

donc à sa radicale impossibilité, laquelle se trouve liée à la disparition de l’écrivain qui n’existe pas

avant l’écrit et ne lui survit pas : « c’est la production qui produit le producteur », écrit-il, en

revenant au sens premier du verbe poiein (pp. 85 et 86). Existence dérisoire, dès lors, que celle de

l’homme de lettres que la littérature fait advenir pour l’évacuer aussitôt ; vie éphémère qui à peine

sortie du néant du « pas encore » est déjà vouée à celui du « ne plus » (p. 86). C’est à cause de

coup-là, celui que lui porte son propre produit sitôt fini, que celui qui écrit est bien plus acteur

qu’auteur : « […] ce personnage éphémère qui naît et meurt chaque soir pour s’être exagérément

donné à voir, tué par le spectacle qui le rend ostensible, c’est-à-dire sans rien qui lui soit propre ou

caché dans quelque intimité » (p. 86). Spectaculaire mise à nu parce qu’elle est une mise à mort, en

somme. La dramaturgie qu’elle implique, en en tous cas, Blanchot la retrouve, ou la recompose, la

même année qu’« Après coup » dans La Maladie de la mort de Duras. Même exposition du corps

féminin ; même dispositif injonctif quand le metteur en scène-lecteur, porteur d’une voix venue

d’un ailleurs biblique, dirige le comédien-auteur ; même amour, enfin, sur le « seul mode de la

perte » qui unit-désunit les amants entre un « pas encore » et un « déjà plus »3. Les amants, c’est-à-

3 L’exposition du corps féminin : « […] la nuit noire que découvre le vide vertigineux « des jambes écartées »

(ici, comment ne pas songer à Madame Edwarda ? » (La Communauté inavouable, Minuit, Paris, 1983, p. 70). Le

dispositif injonctif : « Tout est décidé [dans La Maladie de la mort] par un « Vous » initial, qui est plus qu’autoritaire

[car au dessus de l’autorité auctoriale, en un sens], qui interpelle et détermine ce qui arrivera ou pourrait arriver à celui

qui est tombé dans les rets d’un sort inexorable [sort tragique donc]. Par facilité on dira que c’est le « vous » du metteur

en scène donnant des indications à l’acteur qui doit faire surgir du néant la figure passagère qu’il incarnera [celle de

l’auteur]. Soit, mais il faut l’entendre alors comme le Metteur en scène suprême : « le Vous biblique qui vient d’en haut

et fixe prophétiquement les grands traits de l’intrigue dans laquelle nous avançons dans l’ignorance de ce qui nous est

prescrit. « Vous devez ne pas la connaître […] » (ibid., pp. 59 et 60). Francis Marmande et Christophe Bident ont bien

vu qu’ici Blanchot modifiait le récit durassien pour les nécessités de son argumentation en remplaçant le conditionnel

« vous devriez » par l’impératif « vous devez » (Cf. Christophe Bident, Maurice Blanchot. Partenaire invisible, Champ

Vallon, Seyssel, 1998, note 1, p. 553). L’amour enfin : « […] l’accomplissement de tout amour véritable qui serait de

se réaliser sur le seul mode de la perte, c’est-à-dire de se réaliser en perdant non pas ce qui vous a appartenu mais ce

qu’on jamais eu, car le « je » et « l’autre » ne vivent pas dans le même temps, ne sont jamais ensemble (en synchronie),

Page 8: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

8

dire tous ceux qui sont amants le temps d’une relation textuelle dont Blanchot ne nous dit pas autre

chose qu’elle est toujours un premier coup. Et un premier coup qui exclut et s’exclut de tout

mariage après coup.

C’est la dernière étape du raisonnement. Si le texte abolit le sujet écrivant, si l’œuvre

« engage l’opérateur dans l’équivalent d’un suicide » (p. 88), alors comment se retourner en

direction de ce qu’on vient de produire ? On ne peut pas revenir sur ce qui a été fait, en d’autres

termes, puisque ce faire nous a défait, à moins que ce retour nous y réexpose à nouveau et à chaque

représentation. Or, c’est de ce rôle-là que veut s’écarter Bataille avec sa suite à Madame Edwarda.

Et c’est le mauvais coup qu’il fait à Blanchot (p. 90). Après s’être dénudé il voudrait se rhabiller ou

rhabiller son héroïne sans quitter les planches. Mais le pire est évité. Madame Edwarda restera

intacte, sans robe de mariée, sans mari, sans enfant, l’idylle entre elle et Blanchot se poursuivra,

mais c’est Bataille qui aura le dernier mot avec sa préface. Coup de théâtre, donc.

Pour Blanchot, ce mouvement de retournement, cette tentation à laquelle on cède peut-être

inévitablement, est le propre d’un tragique qu’on peut à présent mieux définir. A l’appui, et par

ordre d’apparition de ceux qui qui ont du mal à disparaître, ou qui apparaissent en tant que

disparus au moment où ils se retournent vers l’œuvre qui leur commande pourtant de ne pas

regarder en arrière : Orphée, Mallarmé, Kafka, Bataille et, au titre de ces revenants… Blanchot lui-

même, bien sûr, dans l’Après coup que nous sommes en train de lire où il revient un peu moins de

cinquante ans après sur deux textes de jeunesse. Mais il faut ajouter Phèdre à cette liste, car c’est en

elle que retentissent tragiquement au moins trois coups : le coup de foudre, le coup fatal et le coup

de théâtre. Si elle n’est pas mentionnée explicitement ici, c’est à elle que Blanchot faisait référence

en 1956 et déjà pour parler de la problématique relation de son ami au « plus « beau » récit

contemporain »4, dans un article qui s’intitulait d’ailleurs « Pierre Angélique : Madame Edwarda »,

avant de devenir, dans Le Livre à venir, « Le récit et le scandale ». Première idée, que l’on retrouve

dans Après coup : le récit porte en lui un secret, secret qui lui donne sa tension interne mais, tout en

nous échappant, ce secret, le scandale ici, nous tient sous son pouvoir en nous fascinant, nous

responsabilisant, nous heurtant, etc. Face à cela, l’auteur (Bataille) n’est pas moins démuni, ou nu,

que le lecteur (Blanchot) de sorte que même dire que c’est beau, c’est en dire trop ou trop peu5.

Mais s’auto-préfacer sous un pseudonyme ? Cela revient à éclairer ce qui demeurera malgré tout

obscur à soi-même, réplique Blanchot à Bataille, de postface à préface. C’est la folie du jour dans

laquelle tout « écrivain tragique »6 sombre nécessairement. Avant Bataille et Blanchot, Racine

donc, qui, dans Phèdre, raconte aussi comment « la défense s’est toujours déjà laissée transgresser »

(p. 89). Tout commence par le coup de foudre entre Phèdre et Hippolyte, Blanchot et Edwarda,

foudroiement qui tient en un alexandrin bien connu : « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ». Or, ce

coup de foudre sera fatal à Bataille-Thésée : on apprend sa mort dès la scène suivante chez Racine,

il succombe à peine Blanchot prend-t-il la parole en donnant voix au noli me legere. Mais, coup de

théâtre : Thésée et Bataille réapparaissent. Le créateur ne peut s’empêcher de sortir de l’ombre dans

laquelle sa création l’a pourtant plongé, et c’est la catastrophe que l’on sait. Mais sans cette

catastrophe – réapparaître, revenir, se relire, réécrire, se commenter – rien ne pourrait s’écrire.

Ecrire c’est donc « toujours déjà » enfreindre le noli me legere qui n’est plus dès lors qu’un « appel

courtois », qu’un « avertissement insolite » : « Veuillez ne pas… » (p. 89). On croirait même

recevoir une invitation sur le mode de la dénégation. Le tragique tient donc moins dans cet

irrépressible désir qui fait que l’on se retourne que dans le constat qu’on l’a toujours déjà fait pour

ne sauraient donc être contemporains, mais séparés (même unis) par un « pas encore » qui va de pair avec « un déjà

plus » » (ibid., p. 71). 4 Le Livre à venir, Gallimard, Paris, 1959, coll. « Folio-Essais », p. 260.

5 Trop : « Mais ce qui est beau ici, nous rend responsables de notre lecture d’une manière qui ne nous permet

pas de la rémunérer avec un tel jugement », Blanchot, « Le récit et le scandale », in Le Livre à venir, op. cit., p. 260.

Trop peu : « […] je pense d’abord à Madame Edwarda dont j’ai parlé jadis en l’appelant faiblement « le plus beau récit

de notre temps », Blanchot, « L’expérience-limite », in L’Entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p. 300. 6 Ibid., p. 262.

Page 9: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

9

écrire, ou pour chanter, si l’on se souvient du geste bien inspiré d’Orphée. Du fait de la temporalité

particulière induite par ce « toujours déjà », qui serait le temps du ressassement éternel, il nous faut

donc penser un après coup qui, en fait, précède le coup. Il nous faut penser aussi une gravité qui soit

légère, comme si la tragédie était à contrebalancer par le vaudeville, l’injonction par l’invite

déguisée. C’est en tous cas dans ce balancement que Blanchot cherche à maintenir sa réflexion.

Balancé qui est particulièrement clair dans le scénario qu’il propose lui-même dans « Le

récit et le scandale ». Bataille, c’est Phèdre qui doit fatalement s’ouvrir à sa confidente. Est-ce à

dire que Blanchot est Œnone ? A priori non, on verrait même dans sa réponse – « C’est impossible.

Je vous en prie. N’y touchez pas [à Hippolyte, à Edwarda] » – un anti Œnone. Mais c’est la réaction

à chaud. Le calme revenu, on s’aperçoit qu’il faut ce coup de théâtre, qu’il n’y aurait pas même de

théâtre sans coup car cet « excès », termine Blanchot, n’est « dépassement et scandale que – dans

les mots »7. Le tiret est capital. Il indique un moment de supens qui se résout en chute verbale car

on ne sort pas de l’espace littéraire. Espace tracé horizontalement avec ce tiret dans lequel on verra

le plateau de la scène que nous avons essayé de décrire depuis tout à l’heure où ce qui se dit, ce que

Bataille écrit dans sa préface, Blanchot dans sa postface, « ajout[e] quelque chose » mais « sans

manquer à la réserve » (p. 90). Pour dire autrement ce va-et-vient du balancier : un après coup, le

paratexte, qui ne retire rien au coup, le texte ; une scénographie, si l’on file la métaphore théâtrale,

qui ne prétend pas boucher les trous des dialogues ; une assomption « (indirect[e]) », une

perspective qui est en même temps « (non-perspective) » (pp. 91 et 100) – et Blanchot use ici des

parenthèses comme précédemment du tiret : des didascalies non directives ; un habillage, enfin, qui

laisse à découvert et à découvrir.

Sylvain Santi est A.T.E.R. à l’Université de Savoie. Il a soutenu une thèse intitulée

« Bataille et la question de la poésie », thèse en cours de publication chez Minard. Parmi ses

derniers articles : « La voix de la présence disparue », in La Bande sonore, Esquisse d’une théorie

de l’oralité dans la littérature et au cinéma, Aleph, Le Gour du loup, 2002 et « Georges Bataille et

la poésie à l’extrémité fuyante de soi-même », in Les Temps Modernes, n° 626, décembre

2003/janvier-février 2004.

Jonathan Degenève est A.T.E.R. à l’Université de Paris 7. Sous la direction d’Evelyne

Grossman, il prépare une thèse sur la fin du récit chez Blanchot, Beckett et des Forêts. Parmi ses

derniers articles : «Vibrato et sourdine de la voix blanchotienne », in Maurice Blanchot. Récits

critiques, Farrago, Tours, 2003 et « Le dernier mot ? Pas à pas jusqu’au dernier de Louis-René des

Forêts », in L’inactuel, n° 11, Impostures, Circé, Clamecy, 2004.

Adresses électroniques où les joindre :

[email protected]

[email protected]

7 Ibid., p. 262.

Page 10: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

10

Vers une approche du différend entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas

Arthur Cools

Question

Pourquoi parler d’un différend entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas ? Il ne s’agit

pas de mettre en doute le rapport d’amitié qui s’est noué entre les deux auteurs depuis leurs années

d’études à Strasbourg. Il faut renverser la perspective : c’est grâce à leur amitié que le différend

apparaît comme ce qui nous concerne, c’est-à-dire comme ce qui appartient à la condition humaine.

Leur amitié a engagé une « parole » – aussi hétérogène soit-elle – qui témoigne du différend. C’est

peut-être cela qu’il faut affirmer pour tout rapport d’amitié : il se définit par la possiblité d’un

entretien qui n’ignore pas la condition du différend.

Contexte

Il ne suffit pas de parler de différences pour expliciter la condition du différend. Il ne s’agit

pas d’une étude historico-comparative de deux œuvres qui s’inscrivent différemment dans le XXe

siècle français. Pas de question non plus de rabattre le différend sur la distinction entre éthique et

esthétique : c’est justement la notion du différend qui nous invite à penser l’infondé de cette

distinction. C’est à Jean François Lyotard que nous devons la question qui pointe à partir du

différend. « A la différence d’un litige, un différend serait un cas de conflit entre deux parties (au

moins) qui ne pourrait pas être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux

deux argumentations ». C’est lui en outre qui nous a rendu sensible à la radicale hétérogénéité du

langage : « Il n’y a pas de langage en général ». Et cela signifie en fait qu’il n’y a pas « un »

langage : non seulement d’un genre de discours à un autre, mais aussi d’une phrase à l’autre,

l’enchaînement est tel qu’il n’y a pas de règles données qui le déterminent. « Chaque phrase est en

principe l’enjeu d’un différend entre des genres de discours, quel que soit son régime. Ce différend

procède de la question : Comment l’enchaîner ? qui accompagne une phrase. Et cette question

procède du néant qui « sépare » cette phrase de la « suivante ». Il y a des différends parce que, ou

comme, il y a l’Ereignis » ».

Thèse

Le différend concerne donc l’événement du langage. C’est là où commence notre approche.

Car, pour Lévinas, le langage se produit comme discours tandis que, pour Blanchot, il faut passer

par l’écriture pour s’approcher de l’événement du langage. Ce qui transforme toutefois cette

différence d’approche en différend, c’est la question de la subjecitvité qui y est engagée tout

autrement. Elle est attestesté dans la philosophie de Lévinas par la présence d’une subjectivité qui

“réclame justice”. Dans le discours engagé par autrui, le langage s’impose de telle sorte qu’il exalte

la subjectivité. En revanche, dans l’expérience de l’écriture, le langage s’accomplit de telle sorte

qu’il efface, exténue la subjectivité. D’où la thèse à examiner et à développer : le différend entre

Blanchot et Lévinas se résume par le rapport entre langage et subjectivité.

Enjeu

Reposer la question de l’événement du langage dans le contexte phénoménologique que

partagent Blanchot et Lévinas. Expliciter de telle sorte comment le différend est à l’œuvre dans la

condition humaine. Montrer pourquoi il n’est pas possible – dans l’événement du langage –

d’évacuer la question de la subjectivitié ni de lui assigner une position délimitée une fois pour

toutes. C’est à ce niveau là que nous proposons de réexaminer les notions d’il y a, du corps,

Page 11: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

11

d’autrui, du temps, de la paternité et de la création. Creuser à partir de ces notions le non-dit qui

sépare l’écriture de Blanchot de celle de Lévinas.

Arthur Cools a fait des études de philosophie et de langues romanes à Anvers, Paris et

Louvain. Il est actuellement associé comme assistant de recherche au Département de Philosophie à

l'Université d'Anvers (Belgique). Il y est également membre du groupe de recherche Philosophie et

Littérature. Sa thèse de doctorat défendue à l'Institut Supérieur de Philosophie à l'Université

Catholique de Louvain s'intitule: « Langage et subjectivité. Vers une approche du différend entre

Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas ». Parmi ses derniers articles : « Littérature et

engagement » (disponible sur mauriceblanchot.net) et « Le rouge, la nuit. Le retour du féminin

comme source de l'écriture », in L’Œuvre du Féminin dans l'écriture de Maurice Blanchot, coll.

« Compagnie de Maurice Blanchot », n° 1, Complicités, Grignan, 2004

Adresse électronique où le joindre :

[email protected]

Page 12: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

12

La dimension du subjonctif dans Aminadab de M. Blanchot

David Uhrig

En arrêtant notre attention sur un aspect strictement formel d’Aminadab, nous avons voulu

cerner un phénomène dont les implications débordent largement le strict cadre d’une étude

grammaticale. L’analyse que nous avons proposée de certains segments d’Aminadab n’a visé qu’à

montrer comment, en certains endroits très significatifs du texte, la « structure » du français est

tournée – chantournée – selon un projet poétique dont l’obsession est le temps. En tant que mode, le

subjonctif est seulement l’indice d’une attention toute particulière de l’auteur pour les différents

aspects de l’énonciation ; mais autour de ce point certes limité mais précis, les rôles se répartissent.

En effet, si le regard du protagoniste ouvre sur un temps décalé et dont le sens reste, in fine, à

déterminer, d’autres personnages tendent au contraire à nier, par le discours qu’ils incarnent, tout

caractère non résolu du temps.

Trivialement parlant, comment le subjonctif opère-t-il dans Aminadab ? Il se présente

comme une possibilité laissée au protagoniste de détacher, des représentations qui se présentent à

lui morcelées, les présupposés de leur association ; cela demande à Thomas un autre regard :

Ces dessins, sur la face qui donnait sur le corridor, étaient plutôt agréables. On ne les voyait pas tout de

suite, il fallait que le regard, cessant de vouloir lui-même découvrir quelque chose, attendît patiemment et

reçût presque de force les images qui se formaient. (p. 13)8

Dans un premier temps, le mode subjonctif, introduit par un « il fallait que » tout

impersonnel, évoque la disposition particulière vers laquelle le regard doit changer : d’une volonté

toute personnelle d’appropriation cognitive, il doit se mettre dans un état de réceptivité qui le rende

sensible à une forme de synthèse passive. Le subjonctif décrit une ressource qui écarte le sujet de

l’immédiateté du « tout de suite » et, dans l’intervalle d’une retenue, libère ce qui de l’acte persiste

à se dire de façon immanente (ce que le participe présent de « cessant » indique). La dynamique de

cette attente, qui laisse le sujet passif, n’en est pas moins effective puisque le sujet en reçoit

« presque de force les images qui se formaient ». Le subjonctif énonce donc une modalité de l’acte

qui, tout en s’écartant de la forme initiale des objets qui se constitue en « images », permet d’être

affecté par eux.

A l’opposé, pour assurer la véracité de son discours, le personnage Jérôme ne laisse

précisément pas à Thomas le temps de la réflexion… Il prend lui-même en main le temps de

l’action et l’énonce sous la forme d’un interdit : « Maintenant, ne quittez pas des yeux les deux

employés »9. La vision, comprise comme ce qui fixe la liberté du mouvement – oculaire en

l’occurrence –, est bien la pierre angulaire du pouvoir de Jérôme : l’autorité qui l’oriente s’accapare,

non seulement la vue de celui qui la reçoit, mais aussi la visée qu’elle suppose. Ce phénomène

d’hypnose montre que Jérôme n’assoit son pouvoir que sur la force. Il capte la visée et offre comme

vision la réalité qu’il choisit. Tout comme « l’homme » au début du roman, c’est un impératif –

doublé cette fois d’une interdiction – qui rend compte de son mode opératoire : la parole de Jérôme

prend la place de la réflexion de Thomas et le rapporte à une action qu’il ne peut plus choisir. Par

là, Jérôme tend à priver Thomas de la « partie future » de son présent, ce que G. Guillaume appelle

8 Toutes les citations d’Aminadab sont extraites de l’édition Gallimard, Paris, 1942.

9 Ces « deux employés » ne sont autres que Simon et le « vieil employé » qui « ne pensaient maintenant qu’à

examiner la salle, à en scruter certains détails, notamment les peintures du plafond qu’ils contemplaient longuement en

hochant la tête » (p. 131).

Page 13: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

13

aussi – très significativement par un futur proche – « l’instant qui va s’écouler »10. Resitué dans la

théorie guillaumienne du temps, il manque donc au présent de Thomas tel que le décrit Jérôme l’un

de ses « deux chronotypes constitutif »11 : à écouter Jérôme, il faudrait retenir, du présent de

Thomas, l’aspect que G. Guillaume désigne comme « réel et décadent » – ou encore celui qui « s’en

va » – et non celui qui « vient », « virtuel et incident »12.

Mais dans cette opération se perd évidemment tout ce qui permet à Thomas de se rapporter à

l’intrigue et de persister à être protagoniste. Ce tour de passe-passe prive de façon évidente Thomas

de la dimension la plus élémentaire de son inscription dans l’espace de la maison : la différence

entre sa vision et sa visée. Alors que ses longs silences rejouent le procès de la signification en

retardant l’affirmation du sens, Jérôme – au même titre que « l’homme » au début du roman –

cherche au contraire à en précipiter le terme. Entre eux, c’est toute la question de la séparation du

sens et de la représentation qui se trouve portée à son comble. Les incertitudes de Thomas, ses

hésitations et plus généralement cette façon de ne retenir que l’aspect incertain de ce qui se pose

devant lui, loin d’indiquer quelque infirmité d’ordre psychologique, constituent le ressort le plus

essentiel de sa psyché et en maintiennent les conditions formelles.

Ce bref examen de quelques extraits d’Aminadab nous a montré comment le mode

subjonctif se trouve lié à une notion d’image qu’avec Gustave Guillaume nous avons pu rapporter à

la problématique du temps. Ce que nous avons appelé « dimension subjonctive » se constitue d’une

incise modale qui, au cœur de la trame narrative, laisse la marque d’une exigence éthique : en effet,

si les injonctions de Jérôme n’ont pas prise sur Thomas, c’est que ses actes persistent à faire signe

vers une temporalité dont l’autre est la condition. « Qui est cet autre », pourrait-on demander, en

plagiant le dernier « qui êtes-vous » de Thomas, à la fin d’Aminadab ? Giorgio Agamben comparant

le temps opératif décrit par Gustave Guillaume au temps messianique nous semble donner un

élément de réponse :

Alors que notre représentation du temps chronologique, en tant que temps dans lequel nous sommes,

nous sépare de ce que nous sommes et nous transforme en spectateurs impuissants de nous-mêmes - des

spectateurs qui regardent sans temps le temps qui fuit et leur propre et infinie absence à eux-mêmes -, le temps

messianique au contraire, en tant que temps opératif dans lequel nous saisissons et achevons notre propre

représentation du temps, est le temps que nous sommes nous-mêmes ; pour cette raison, c’est le seul temps

réel, le seul temps que nous ayons. 13

David Uhrig est chargé de cours à l’Université de Paris 13. Il a soutenu une thèse à Paris 7

intitulée « L’image pas à pas : une lecture d’Aminadab de Maurice Blanchot » et il prépare à

présent un ouvrage sur Aminadab. Parmi ses derniers articles publiés ou à paraître : « Aminadab »,

in Magazine Littéraire, n° 424, octobre 2003, p. 48 et « Débuter la fin », in Textuel, Le début de la

fin, S.T.D., Paris 7, prévu pour septembre 2005. En outre, dans le cadre d’une table ronde organisée

par l’Université Américaine de Paris en 2003, il a donné une conférence : « Blanchot aujourd’hui :

les enjeux contemporains d’une écriture prenant l’image à défaut » (texte inédit).

Adresse électronique où le joindre :

[email protected]

10

« Chacun, du reste, perçoit a priori que le présent se recompose dans l’esprit pour partie de l’instant qui vient

de s’écouler et pour partie de l’instant qui va s’écouler » GUILLAUME, Gustave, Temps et verbe, Paris, Ed. Edouard

Champion, 1929, rééd. 1993, p. 51. 11

Idem, op. cit., p. 52. 12

Ibidem. 13

AGAMBEN, Giorgio, Le Temps qui reste. Un commentaire de l’Epître aux Romains, trad. Judith Revel,

Ed. Rivage poche, Paris, 2000, p. 120.

Page 14: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

14

« Il y a » de l’image ou le pied de Catherine Lescaut

Kai Gohara

Dans un texte dans lequel Blanchot parle d’une « scène » d’enfance, publié en 1976 sous le

titre d’ « Une scène primitive » et repris en 1980 dans L’écriture du désastre sous l’intertitre

d’ « (Une scène primitive ?) », on lit cette phrase : « le ciel, le même ciel, soudain ouvert, noir

absolument et vide absolument, révélant (comme par la vitre brisée) une telle absence que tout s’y

est depuis toujours et à jamais perdu, au point que s’y affirme et s’y dissipe le savoir vertigineux

que rien est ce qu’il y a, et d’abord rien au-delà »14. Une scène qui est apparue à l’infans, ce n’était

donc pas « il n’y a rien » mais « rien est ce qu’il y a ». Que signifie cette syntaxe étrange ? Pour

répondre à cette question, nous invoquons un texte apparemment très éloigné de celui de Blanchot :

Le chef-d’œuvre inconnu (1837) de Balzac, dans laquelle le Maître Frenhofer, à qui l’on vient de

dire que rien n’est là dans son « chef-d’œuvre » auquel il s’était dévoué pendant dix ans, répète

avec stupeur : « Rien, rien ! ».

Blanchot a commenté à plusieurs reprises cette nouvelle de Balzac, œuvre dans laquelle un

peintre, Frenhofer, est récompensé de la « recherche de l’absolu ». Cela n’a rien d’étonnant puisque

Blanchot est revenu sans cesse, à travers Gœthe, Virginia Woolf, Thomas Mann, comme s’il était

hanté lui-même par un démon, au sujet faustien du démon qui hante l’artiste pour le conduire

finalement à se perdre. De plus, Frenhofer est aussi « impatient » qu’Orphée présenté par Blanchot

dans « Le regard d’Orphée »15, comme l’a remarqué Georges Didi-Huberman16.

Nous examinons donc deux commentaires qu’on peut trouver dans « Le destin de l’œuvre »

(1950) et « De l’angoisse au langage » (1943).

Dans « Le destin de l’œuvre », on lit : « Il faut que cette œuvre disparaisse ; la disparition

est le moment nécessaire par lequel l’infini semble se réconcilier avec le fini, et cette disparition, si

l’artiste [...] n’accepte [...] qu’ “il n’y ait rien sur sa toile”, exige d’une manière ou d’une autre le

sacrifice de celui qui, un moment, a contemplé ce rien dans l’éternité d’une image illusoire »17. En

s’appuyant sur l’analyse de ce passage, on peut dire qu’il y a dans cette lecture déjà nettement l’idée

préparatoire de la lecture tardive d’Orphée. Cependant, dans cette lecture, un motif crucial – caché

– n’est pas poussé en avant. En vérité, dans le « chef-d’œuvre » dans lequel le peintre entrevoit le

« rien », il n’est pas tout à fait vrai qu’ « il n’y a rien ». Sept ans auparavant, Blanchot l’avait

signalé de façon remarquable.

Une phrase frappante clôt « De l’angoisse au langage »:

Le chef-d’œuvre inconnu laisse toujours voir dans un coin le bout d’un pied charmant, et ce pied

délicieux empêche l’œuvre d’être achevée, mais empêche aussi le peintre de dire, avec le plus grand

sentiment de repos, devant le néant de sa toile : « Rien, rien ! Enfin, il n’y a rien. »18

Cette lecture de Blanchot trahit l’interprétation ordinaire de la nouvelle dans les deux sens.

Premièrement, le « pied » qui apparaît dans un coin de la toile seulement quand les deux amis de

Frenhofer s’en sont approchés ne doit pas être ce qui « empêche l’œuvre d’être achevée », mais au

contraire ce qui sauve la toile de la « disparition ». De sorte que l’ « achèvement » d’après Blanchot

devrait être ce qu’on appelle normalement la « disparition ». Deuxièmement, dans la nouvelle, le

14

Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 117. 15

Blanchot, « Le regard d’Orphée » (1953) in L’espace littéraire, Gallimard, 1955. 16

Georges Didi-Huberman, La peinture incarnée, Minuit, 1985, pp. 68-69. 17

Blanchot, « Le destin de l’œuvre », L’Observateur, no 19, 17 août 1950, p. 19.

18 Blanchot, « De l’angoisse au langage » (1943) in Faux pas, Gallimard, 1943, p. 23.

Page 15: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

15

peintre marmonne, de désespoir, « rien ». Pourtant, à la lire attentivement, il répète certes « rien,

rien », mais il ne déclare jamais : « il n’y a rien ».

L’ « achèvement » d’après Blanchot est un état dans lequel le peintre peut être persuadé

qu’ « il n’y a rien ». Car, à ce moment-là, l’œuvre est « achevée » dans le sens inverse du sens

ordinaire, c’est-à-dire qu’ « il n’y a pas ». Cela n’est pourtant pas la « disparition de l’œuvre » qui

serait, pour Blanchot, la condition d’être du « chef-d’œuvre », parce que l’ « œuvre » à disparaître

dans ce cas, c’est l’œuvre de la totalité stable, autrement dit, « achevée », et qu’il en va de même de

l’œuvre « achevée » dans le sens de « il n’y a rien ». Par conséquent, le « pied » se distinguant peu à

peu au coin du « chef-d’œuvre » empêche l’« achèvement de l’œuvre », et par cela entraîne la

« disparition de l’œuvre ». C’est ainsi qu’il rend le « chef-d’œuvre » ce qui est digne de ce nom, et

cela au-delà de l’intention de Frenhofer et des points de vue de ses deux amis.

Nous pouvons donc conclure ceci : pour la création du « chef-d’œuvre », il faut quelque chose

qui empêche l’état de « il n’y a rien ». Ce quelque chose est le fini qui demeure encore après que

« l’infini semble se réconcilier avec le fini ». Or, à notre avis, c’est ce quelque chose qui se détache

à la limite entre l’absence et la présence que Blanchot a appelé ailleurs l’« image ». S’il en est ainsi,

le « pied de Catherine Lescault » en est la figuration, autrement dit, la figure de l’ « image ». On

peut dire que tout « chef-d’œuvre » implique, fût-ce potentiellement, ce « pied », c’est-à-dire, qui

reste ou résiste malgré la disparition de l’œuvre. Le commentaire dans « Le destin de l’œuvre »

n’oublie pas non plus cette dimension. Car, le « rien » contemplé un moment mais qui n’est jamais

figé, c’est le « pied de Catherine Lescault » ainsi qu’Eurydice dans la nuit.

Ce « pied » serait une figure minimale qui empêche la figuration ou la représentation du

« tout » comme le type de l’identification, et en cela seulement rend possible le surgissement de

l’ « œuvre d’art » en tant qu’elle détourne la marche directe vers l’ « achèvement ».

Kai Gohara, doctorante à Paris 7, prépare une thèse sur « l'imaginaire minumum » chez

Blanchot, sous la direction de Christophe Bident. Parmi ses derniers articles : « “Figures” féminines

comme prosôpon dans Au moment voulu » in L’Œuvre du Féminin dans l'écriture de Maurice

Blanchot, coll. « Compagnie de Maurice Blanchot », n° 1, Complicités, Grigan, 2004.

Adresse électronique où la joindre :

[email protected]

Page 16: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

16

C’est donc bien moi…

L’indiscrétion du Dernier homme

Aïcha Liviana Messina

Croyance que nous serions les signes brillants de l’écriture de feu,

écrite en tous, lisible seulement en moi, celui qui répond19

.

D’une façon devenue, il me semble, anonyme et neutralisée, on parle (comme on entend

parler) de la « mort de l’auteur ». L’écriture ainsi n’aurait pas de « sujet ».

Un récit de Blanchot est pourtant transporté, comme la passion, il s’enflamme. Il est

transporté par une main, un toucher ; il se voue à l’effraction, et ainsi à la dédicace. Dans Le dernier

homme (1957), la vivacité de la flamme traverse la question de l’écriture conjointement à celle de la

lisibilité. Le récit se disperse et se condense au lieu d’une « invisibilité rayonnante » dans laquelle

l’écriture se matérialise et est rendue imminente. Dans ce récit, cette imminence est appelée – à la

lettre et comme interpellée, tutoyée – visage. La lisibilité d’une écriture – « les signes brillants d’une

écriture de feu » a trait au visage, à un visage que la main de l’écrivain recherche, dans l’imminence

et la vivacité, au lieu rayonnant d’une flamme. Le dernier homme ouvrirait ainsi la lecture à

l’expérience fulgurante d’un face à face.

Ainsi, ce livre au titre énigmatique mais non pas mystérieux20, Le dernier homme, porte-t-il,

au cœur de sa lisibilité, une indiscrétion. La lisibilité de la lettre se voue à la visibilité d’un visage ;

la main de l’écrivain qui traverse l’écriture comme l’invisibilité rayonnante de la flamme, se donne à

l’expérience d’un toucher, et ploie un visage. La dite « mort de l’auteur » s’essouffle au lieu d’une

passion, comme la dite « mort de dieu » ouvre à la béance d’un visage. La matérialité de l’écriture

surgit de l’anonymat du neutre et l’enfreint. Vouée au visage, l’écriture est dédiée. Dévisagé, le livre

s’ouvre au foyer de sa lisibilité comme de sa visibilité. En ce sens la « mort de l’auteur » est une

formule trop uniforme. Celle-là même se détourne d’être à jamais elle-même ; du sein de son aporie

(de son détour), l’écriture a le tranchant de l’ambiguïté : l’effacement se voue au tutoiement tandis

que la blancheur d’un dédire a la prégnance d’une dédicace. Ainsi, c’est vouée à la dédicace que

nous pouvons également parlé d’une « écriture hors langage ». Ce que Blanchot a ainsi désigné dans

L’entretien infini, dans des pages qui confinent l’écriture au cri, est la métamorphose du langage en

visage de la littérature. L’effacement est la béance d’une « bouche ouverte dans le sable »21 ; le livre

parle au nom de celui que Blanchot appelle « la bête mentale »22.

*

« Lisible seulement en moi », la visibilité du livre – écrit en lettres de feu – appellerait la

« bête mentale » comme le foyer fulgurant de son écriture. Le visage du Dernier homme, au seuil

19

Maurice Blanchot, Le dernier homme, p.129-130. Je souligne. 20

L’énigme fait face, le mystère transcende. 21

Le dernier homme, p.29. 22

Or, cette « bête mentale » il est remarquable que Blanchot, à deux reprises, en efface le nom : celui d’Antonin

Artaud. Cette indication précieuse m’a tout d’abord été apportée par Christophe Bident qui a remarqué que Le dernier

homme contient des morceaux disséminés de la première partie d’un article que Blanchot dédie à Artaud. Lorsque ce

même article est repris dans Le livre à venir sous le titre « Artaud », cette première partie écrite à la troisième personne

du singulier et qui ne fait pas nominalement référence à Artaud disparaît. De plus, la dernière page de l’article de

L’entretien infini « L’écriture, l’athéisme, l’humanisme et le cri » qui en appelle à la « bête mentale » contient une

citation (visible par l’utilisation de l’italique et l’emploi des guillemets) dont Blanchot ne spécifie pas l’auteur. Cette

phrase, citée de mémoire par Blanchot, avait été adressée par Antonin Artaud à André Breton dans des lettres qui se

répétaient, à l’identique.

Page 17: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

17

d’un face à face et selon la vivacité d’une flamme, apparaît comme la « question la plus profonde » :

« est-ce moi qui serait pour moi le terrible ?»23 , laissant ainsi le pas à celui qui, dans l’injonction

dangereuse de « brûler les livres », s’est voué à « ne pas laisser passer la littérature »24. Ainsi, avec le

Dernier homme, le pas comme le cri pourraient-ils être laissé au plus terrible dont l’écriture cherche

à dévisager le nom de dieu. Ainsi, loin de sourdre dans l’anonymat, la « mort de l’auteur » serait

encore enjointe à comparaître, au face à face comme au Tête à Tête.

Aïcha Liviana Messina est doctorante en philosophie à l’Université Marc Bloch à

Strasbourg et poursuit également ses recherches en collaboration avec la faculté de Messine en

Italie. Elle a dirigé un séminaire de philosophie au Chili à l’Université Raul Silva Henriquez. Ses

travaux ont été publiés dans les revues Idées (« Correspondance : Aristote et Artaud », Paris, 2002),

Vacarmes (« Notes de pose », Paris, 2003), Action poétique (« Instruction aux auteurs », Paris,

2004), Vértebra (« Une leçon d’anatomie », Chili, 2003), Revista de filosofía (« Desde un Saludo a

la Filosofia », Chili, 2003). D’autres textes ou traductions de textes sont en cours de publication

dans les Annales de la philosophie (Beyrouth), L’Animal (Metz) et Lignes (Paris).

Adresse électronique où la joindre :

[email protected]

23

Le dernier homme, p.143. 24

Antonin Artaud, respectivement Le théâtre et son double ; Le pèse-nerf.

Page 18: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

18

Blanchot et Hegel : l’impossibilité d’en finir

Mathieu Bietlot

Avant même d’en venir à notre fin, d’emblée nous sommes pris par l’impossibilité de

commencer… Se rendant elle-même impossible, l’impossibilité n’est rien d’autre que sa circularité

réflexive. Aussi n’y a-t-il pas à sortir du cercle pour le cerner, il suffit juste de la pénétrer, au cœur,

et de s’y maintenir. L’impossibilité que nous nous sommes assignée : lire l’œuvre de Blanchot –

dispersée, fragmentée et dissimulatrice – à la lumière ou dans l’ombre de la philosophie hégélienne

– totalisante, transparente et maîtrisante. Si Blanchot ne reprend le discours hégélien que pour se le

réapproprier, c’est-à-dire le radicaliser et le subvertir au point de le retourner contre lui-même, une

compréhension plus fine de la pensée de Hegel nous le découvre, en retour, au plus près de

Blanchot lorsque celui-ci croit s’en être écarté le plus radicalement.

Partir de la question de l’histoire et de sa fin nous permettra ici, d’indiquer à la fois, trop

brièvement, l’ambiguë continuité de la continuité et de la discontinuité entre la philosophie

hégélienne et l’œuvre de Maurice Blanchot, et, plus généralement, la manière dont on peut encore

lire Hegel aujourd’hui, deux siècle après 1807.

S’interrogeant sur la naissance ou le destin de l’art, Blanchot ressasse, de récits en essais

critiques, que l’œuvre n’est que perpétuel recommencement qu’aucun commencement originel ne

précède, tout comme elle est sans fin, interminable détresse persévérante du désoeuvrement. Au

sein du très mauvais infini littéraire ou de la téléologie négative de Blanchot, écrire réside dans cette

immersion au fond sans fond de l’absence de temps. Ecrire, mourir : l’impossibilité d’en finir…

Nous voilà bien loin de l’optimisme des Leçons sur la Philosophie de l’Histoire ou de La

Phénoménologie de l’Esprit, dans lesquelles nous apprenions que l’Esprit se manifeste et s’enrichit

nécessairement dans le temps. C’est à travers la médiation de l’histoire, que l’Esprit se développe,

prend progressivement conscience de lui-même dans une progression par erreurs, renversements et

synthèses où chaque étape est intériorisée jusqu’à aboutir au savoir absolu où l’Esprit conscient de

lui-même dans son histoire est revenu en lui à travers elle.

En affirmant que l’Esprit se développe dans le temps, Hegel précisait, « aussi longtemps

qu’il ne saisit pas son concept pur, c’est à dire n’élimine pas le temps »25. Une fois atteint le savoir

absolu, plus aucune progression n’est nécessaire et nous pénétrons, ici aussi, dans l’absence de

temps, autrement dit, dans l’espace littéraire. Lorsque sonne le glas de l’histoire de l’aliénation et de

l’erreur, commence alors la vraie Histoire, celle de la liberté et de la réconciliation, celle qui n’est

plus histoire au sens périmé du terme puisqu’il n’y a plus rien à conquérir. Tout a abouti à un

universel qui n’est plus universel puisqu’il ne s’oppose plus au singulier. Finis les luttes, les

moments, les dépassements... règne alors l’immanence de l’indéterminé, du ressassement, du

Dehors – l’universel réalisé se confondant avec l’impersonnalité généralisée. Règne en fait – en fête

– l’éternel retour du même. Tout ce qui aspirait à échapper au processus dialectique adviendrait

ainsi à sa propre expiration.

A la réflexion, le cycle du retour ne pourrait succéder à un développement progressif et le

devenir de l’esprit relève plus d’un mouvement circulaire que d’une pente ascendante. Si le Savoir

Absolu achève le savoir fini, ce n’est pas au sens de son apothéose, mais en tant que sa mise à

mort : « l’accomplissement de la fin infinie ne consiste qu’à supprimer l’illusion qui nous porte à

croire qu’elle n’est pas encore accomplie. »26 Le terme n’est, en réalité, que le commencement ou,

plus exactement, le recommencement sans fin. Le Savoir Absolu ne marque pas la fin du savoir

mais un nouveau mode de penser qui va nous permettre de recommencer à savoir et ce de manière

25

Hegel G.W.F. La Phénoménologie de l’Esprit, tome II, p. 305 26

Hegel G.W.F. System, §212, Zus., VIII, 422

Page 19: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

19

inévitablement circulaire ou répétitive. A l’instar de la littérature, sans fin, l’histoire et le savoir sont

également sans commencement. Hegel entame la plupart de ses livres par des faux départs afin de

montrer qu’il n’y a pas de commencement possible pour la pensée qui jamais ne s’exilera de sa

réflexivité.

Entre Blanchot et Hegel, il reste cependant un irréductible point de rupture. Ce qui fait la

différence n’est autre que l’oubli. Alors que le mouvement circulaire de la dialectique est

grossissant, conservant ce qu’il dépasse selon un processus cumulatif de répétitions chargées de

différenciations créatrices, l’éternel retour nietzschéen et le ressassement blanchotien suppriment et

oublient ce qu’ils répètent. Si écrire signifie, dès le début et à chaque nouvelle page, réécrire, c’est

que tout ce qui s’écrit, simultanément s’efface. Dans l’éternel retour, rien ne revient au même si ce

n’est le retour lui-même. « C’était la même parole revenant vers elle-même, pourtant pas tout à fait

la même, il s’en rendait compte ; il y avait une différence qui était peut-être dans ce retour et lui

aurait beaucoup appris s’il avait été capable de la reconnaître»27. L’étrangeté à soi-même de ce qui

revient éternellement, émane de la temporalité sans présent du retour qui est aussi celle de

l’écriture. En lieu et place du présent, nous ne trouvons que l’oubli qui disjoint hier et demain, qui

supprime ou masque leur similitude. L’oubli, rupture entre l’avenir et le passé qu’il répète ; rupture,

en outre, entre Blanchot et Hegel qu’il répète.

Malgré ce différend au sujet de l’oubli et de l’intériorisation du souvenir, Hegel et Blanchot

aboutissent chacun à un cercle et leur réunion forme peut-être le cercle des cercles... Dès que nous

creusons une question, nous ne pouvons plus ni nous en sortir, ni nous arrêter ; plus nous nous

enfoncerons, plus nous devinerons qu’il n’existe point de fond, que la réflexivité infinie, l’absolue

immanence à soi, la circularité aussi vicieuse que féconde sont les seuls mouvements, aussi bien

que l’origine et la destination de la pensée… et de ce propos.

Après une maîtrise sur Blanchot et Hegel, Mahieu Bietlot prépare maintenant à l’Université

Libre de Bruxelles une thèse sur les politiques d’enfermement et d’éloignement des étrangers

indésirables. Parmi ses derniers articles : « Freud, un projet de Sartre » in Ecrits posthumes de

Sartre (II), Vrin, Paris, 2001 et « La force de dire non : quelques petits pas pour l’humanité » in

Agenda interculturel, Bruxelles, CBAI, n° 224, juin 2004.

Adresse électronique où le joindre :

[email protected]

27

Blanchot Maurice, L’attente l’oubli, p. 30

Page 20: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

20

De Zarader à Blanchot

Thomas Regnier

Deux ans à peine séparent le moment présent du temps où, dans la foulée de l’écriture et de

la soutenance de mon DEA, je lisais les pages denses, et cependant décevantes, de l’essai de

Marlène Zarader consacré à Blanchot : L’Être et le neutre. À partir de Maurice Blanchot (Verdier,

2000). Quelques remarques préliminaires sur le titre de l’ouvrage, plus précisément sur son sous-

titre. Il est bien écrit : « à partir » de Maurice Blanchot. Il s’agirait, par conséquent, dans le corps de

l’essai, de réfléchir sur tout ce que l’œuvre de Blanchot donnerait à penser sur ces deux termes –

l’être, le neutre – et sur leur éventuel antagonisme. L’être : l’objet de prédilection de la philosophie

(à quoi la philosophie réfléchit-elle sinon à l’être ?) ; le neutre : ce qui, appelé aussi principe de

contradiction, inquiète, remet en question la fameuse tautologie (l’être est, le non-être n’est pas).

D’un côté la philosophie, le logos, le clarté du concept ; de l’autre la littérature, le hors-concept,

l’« obscurité » de ce que Blanchot appelle « la parole d’écriture ».

Est-ce qu’au cours de son essai, Marlène Zarader part véritablement de Blanchot ? A

l’évidence, non. La philosophe s’y livre à ce qu’elle nomme des « débats » : Blanchot vs Hegel,

Blanchot vs Husserl, Blanchot vs Heidegger. Confrontations, à chaque fois, productrices de sens :

on y voit la philosophie apporter la contradiction à la pensée de ce qui, appelé chez Blanchot

« nuit », « dehors », « désastre », etc., a trait à l’expérience-limite. « Face à la nuit, que peut la

pensée ? », s’interroge Marlène Zarader, qui s’empresse de répondre : rien, elle ne peut rien. Plus

exactement : il ne saurait être, par définition, qu’elle puisse quelque chose. Ce que l’essayiste

récuse, c’est, en définitive, l’existence d’une expérience-limite qui ne soit pas de l’ordre du

fantasme littéraire ou des sophismes du langage. Là où Blanchot – dans L’Entretien infini avec

Derrida, mais déjà, par exemple, dans « Le Paradoxe d’Aytré »28 du recueil de Faux Pas – dit : il

n’y a d’expérience véritable que de la limite, de cette limite qui met en question la possibilité même

d’une expérience, ou encore : il n’y a, authentiquement, ou essentiellement, d’expérience que

lorsque celle-ci se voit radicalement contestée dans la possibilité de son expression, pour ainsi dire

interdite d’une expression qui en donnerait la mesure, la ramènerait à la commune mesure d’un

langage familier et partageable ; Marlène Zarader, d’accord en cela avec le discours philosophique

majoritaire, dit au contraire ceci : il y a, en théorie, possible expérience de tout sauf de la limite. Ce

qui revient à dire : l’expérience-limite est un leurre. Le principe de contradiction, à travers

l’expression d’« expérience-limite », ne serait plus, par conséquent, qu’une simple contradiction

dans les termes.

Résumons. Dans L’être et le neutre. À partir de Maurice Blanchot, il ne s’agit pas, partant

de Blanchot, d’expliciter son « expérience » ou sa « position » en termes philosophiques. Il s’agit

plutôt, à partir de la philosophie, de lui faire entendre raison. En d’autres termes, à peine différents :

avec Marlène Zarader, c’est la raison philosophique qui met à la question le discours de Blanchot

sur l’expérience-limite. L’existence de cette dernière est récusée ici par principe, et à travers elle, la

pensée de celui est censé la « porter », voire l’incarner, celui qui serait son témoin par excellence,

Maurice Blanchot. D’emblée, l’essayiste adresse une fin de non recevoir à la question posée par

l’œuvre de l’écrivain. Son examen, dans le cours de l’ouvrage, ne fera que confirmer à la lettre ce

qui, en définitive, a les apparences d’une opposition de principe entre la démarche philosophique et

l’approche littéraire quant à la question du Rien, du Mal, de la Mort, etc.

28

Il n’y a d’expérience, au sens où l’entend Blanchot, qu’à partir d’un recul des mots devant la réel :

l’expérience est l’épreuve même de ce recul, de ce qu’on pourrait appeler la dérobade du langage dans sa possibilité.

Page 21: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

21

Que conclure de ce type d’interprétation ? On pourrait souligner, dans un premier temps, le

fait que l’essayiste ne tienne pas compte, pas assez en tout cas, du fait que Blanchot est moins un

philosophe qu’un écrivain, un écrivain qui, en dehors de ses récits de fiction, dans la partie critique

de son œuvre, parle, le plus souvent, d’autres écrivains, quand bien même il y aurait, dans le même

temps, un apport intellectuel indéniable de la philosophie. Jusqu’où la représentation de Blanchot

comme témoin par excellence de l’expérience-limite (ce que pose Marlène Zarader au début de son

ouvrage) est-elle vraie ? Et à partir de quel point tend-elle à masquer cet autre aspect : que les

écrivains dont parle Blanchot – Kafka, Mallarmé, Artaud, etc. – n’ont, pas moins que lui, « porté »

cette question ? Aujourd’hui cependant, je suis tenté d’aller plus loin, à peine plus loin peut-être.

L’auteur de L’Être et le neutre fait comme si Blanchot était philosophe, comme si son œuvre était

envisageable sous un angle exclusivement philosophique. Ce faisant, elle pense le rapport entre

philosophie et littérature en termes d’antagonisme. Point de vue, à mon sens, critiquable. Tout

l’effort de Blanchot et des auteurs qu’il commente consistant à critiquer, à mettre en question

l’opposition entre un « langage poétique » et un « langage de pensée ». Le refus d’établir une

frontière, quelle qu’elle soit, entre fiction et critique, poésie et analyse, est le meilleur garant contre

deux tentations, l’esthétisme d’un côté (le « petit plaisir esthétique » qu’évoque Blanchot dans

L’Espace littéraire, pour en distinguer fermement la poétique romantique), de l’autre, un langage

qui serait pure rationalité, c’est-à-dire pur jeu dialectique. Blanchot n’a jamais cessé de l’évoquer :

l’espace d’échange de ces deux langages, réconciliés jusque dans leur incommensurabilité, leur

inégalité l’un à l’autre, convergents dans leur divergence en quelque sorte, espace auquel il donne le

nom d’écriture.

Titulaire d’un D.E.A. de lettres modernes sur les liens de Blanchot avec la philosophie de

Heidegger (« Penser, écrire. Maurice Blanchot aux confins de la philosophie »), Thomas Regnier

collabore aux pages culturelles du Nouvel Observateur. Il est également journaliste au Magazine

littéraire, à La Nouvelle Revue française, à La Revue des deux mondes et à L’Histoire.

Adresse électronique où le joindre :

[email protected]

Page 22: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

22

A l’instant

Benoît Vincent

Les mots se pressent à l’instant, et pourtant il faut le dire : Maurice

Blanchot est mort.

Comment le croire ?

La peine se rassérène à la lueur du sursis qui nous vient. Plus

loin que des mots, un souci nous guette.

L’échéance…

A l’instant, tout vacille ; à l’instant où tout se dérobe.

A l’instant où ce qui n’adviendra pas est déjà révolu.

La mort est si fragile face à l’instant qui passe. On dirait que

l’instant oblitère toute chose, mort compris, et qu’au bout du

compte chancelle tout ce qui est brut, silencieux, éphémère.

Des feuilles ensevelissent tout le marbre

C’est l’instance qui parle. Je vais vous révéler un secret. « Ô

mes amis, il n’y a nul ami », il n’y a que l’amitié, qui survit à

l’instant, pour l’instant. Pour tout instant.

Fragilité ouvragée.

Page 23: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

23

On ne peut croire à ce qui est gravé. Les images

photographiques, les bandes magnétiques, le papier machine, tout

le pariétal.

Seules demeurent les traces et les bribes, écailles éphémères

et mensongères, et ce souvenir est intangible,

il

accompagne à jamais.

A jamais à l’instant.

Sordide aventure, le demeuré dans un château, un roi sans

jambes.

Les mots se pressent à l’instant et pourtant il faut le taire.

Une parole d’oracle, un visage enfoui, un vacillement.

Amère et souriante.

Le séisme d’un livre

ton regard singulier

Jour après jour, instant après instant, le secret se transmet, il

passe de main en main, il passe de bouche à oreille ; ainsi voyage

la mort comme les cailloux. Se transmet un dict bouleversant.

Page 24: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

24

Nous les héritiers.

Ton regard singulier transperce mon reflet cristallin.

Nous les héritiers d’un mot très doux, d’un mot très simple et

humble, qui vibre, qui résonne gravement, dont les échos se

répercutent avec un fracas grandissant.

La parole, non, qui ébrèche la nuit, qui y imprime une ombre.

Nous les héritiers d’une promesse sensible.

Le poète noue, car il creuse perpétuellement, éraille le dehors.

Nous habitons le tremblement commun.

Les mots se pressent il meurt à l’instant. Séisme, antidote. Le

gage d’une rencontre imminente, le gage. Ce sursis qui nous échoit.

Une semonce.

A l’instant il veille.

Page 25: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

25

Nous les héritiers d’un secret si lourd, à charrier humblement.

L’attention face à la prolifération. La fièvre contre la maladie.

« Notre tristesse est grande mais elle nous effare moins que l'aplomb d’une œuvre renouée,

d’une responsabilité camouflée. Marche alors le flot sans visage du commun. »

Ancien doctorant, Benoît Vincent a abandonné sa thèse et se consacre entre autres à

l’écriture. La lecture et l’écriture de Maurice Blanchot l’ont toujours fasciné. A la mort de ce

dernier, il écrivit ce texte, A l’instant, lu peu après par Christophe Bident lors de cette journée

doctorale. Ce texte n’est pour l’instant pas recueilli. Il s’inscrit néanmoins dans un ensemble plus

vaste, While speaking, toujours en chantier. Parmi ses dernières publications : « Blanchot la

femme » in L’Œuvre du Féminin dans l'écriture de Maurice Blanchot, coll. « Compagnie de

Maurice Blanchot », n° 1, Complicités, Grignan, 2004. On peut également le lire sur L’éhorée :

http://perso.wanadoo.fr/erohee.

Adresse électronique où le joindre :

[email protected]

Page 26: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

26

Université Paris 7 – Denis Diderot

U.F.R. « Sciences des Textes et Documents »

Équipe « Théorie de la littérature et sciences humaines »

Journée d’études doctorales organisée par

Evelyne Grossman et Jonathan Degenève

Jeudi 6 mai, salle 203

(tour 54, 2ème

étage)

Samuel

Beckett

Matin

10 h Lorraine-Soëli Heymes (Paris 7) : « La question de l'irreprésentable et la transcription des

troubles de l'image narcissique dans Quad et autres pièces pour la télévision »

10 h 30 Véronique Védrenne (Paris 7) : « La question du regard »

Après-midi 14 h Jonathan Degenève (Paris 7) : « Du pan au plan : les premières images de Film » 14 h 30 Chiara Montini (Paris 8) : « Bilinguisme et traduction : Textes pour rien » 15 h Thierry Guérin (Bordeaux 3) : « Le dernier péché contre l'échec de la parole : l'hypothèse

d'une incantation dans Compagnie, Mal vu mal dit, Worstward Ho de Samuel Beckett »

Page 27: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

27

Journée doctorale sur Beckett

co-organisée par Evelyne Grossman le 6 mai 2004

La question de l’irreprésentable et la transcription des troubles narcissiques

dans Quad et autres pièces pour la télévision

Lorraine-Soëli Heymes

Quad, Trio du fantôme, …que nuages…, Nacht und Träume,…Dans ces quatre textes réunis

au sein du recueil Quad et autres pièces pour la télévision ; la structure textuelle participe de cet

irreprésentable si présent à la théâtralité beckettienne. Autour de la question de la faille narcissique

qui vient s’inscrire dans la plasticité même de ces textes, émergent deux problématiques :

l’affaissement identitaire et l’ambivalence de l’image féminine.

C’est le premier texte du recueil, Quad, qui vient poser la question de la structure. Deleuze

parle de ce texte comme d’une « ritournelle essentiellement motrice », dans laquelle il s’agit

« d’épuiser l’espace »29. Ces deux aspects viennent mettre en évidence l’importance de la structure

d’une pièce qui se définit, par ailleurs, en négatif – ni personnage, ni situation, ni réplique. Il ne

reste que ce morphème – quad - pour titre : une entité linguistique, comme un électron libre, qui ne

trouvera de sens qu’à travers la chorégraphie qui se décline jusqu’à épuisement autour de quatre

silhouettes qui arpentent inlassablement les contours et les diagonales d’un quadrilatère.

Cette plasticité pour le moins rigide transparaît dans les autres pièces. Pour chacune d’entre

elles, Beckett travaille essentiellement sur l’espace scénique. Il le codifie, le structure, ne laisse

aucun espace, qu’il soit visuel ou sonore, au hasard. Il en ressort un paradoxe qui laisse le lecteur

pris entre une sensation étrange de rigidité et de morcellement. Si l’on reprend l’exemple de Quad,

la mise en scène est d’une précision méticuleuse ; jusqu’à être pris dans une irreprésentabilité au

sens propre du terme. Les mots qui servent à décrire la mise en scène s’avèrent étrangement

inefficaces : ils ne permettent pas de représentation mentale au lecteur et nécessitent des

« négociations » de la part de l’auteur pour qu’enfin, la pièce puisse advenir. En réalité, l’esprit est

trop confronté au morcellement de la mise en scène pour parvenir à se créer une représentation

mentale globale. Il en résulte une véritable difficulté à se dégager de la structure qui prend tout

l’espace de lecture et rend la mise en sens complexe, voire impossible. Une structure qui laisse

affleurer une sensation vertigineuse de vide qui confine à la fascination. On peut, ici, faire une

rapide analogie avec la problématique autistique :

Au début, le « moi ressenti » est expérimenté en terme de liquide ou de gaz (…) Dans leurs

états liquides ou gazeux, ils ont peur d’exploser ou de se déverser par des trous. Se déverser

ou exploser signifie le vide, l’extinction, le néant. Les illusions liées aux objets autistiques

sont très efficace à ce stade. Une de leurs fonctions semble être de bloquer les trous par

lequel le « moi » peut se déverser ou entrer en éruption.30

Une structure rigide et inefficiente, une perte de sens que le thérapeute va tenter de reprendre pour

tenter de « faire sens » par le vecteur du regard afin qu’advienne un contenant psychique rendant la

« carapace autistique » inutile. Cela pose l’importance du spectateur comme témoin et actif dans la

mise en sens de la pièce.

29

« L’ÉPUISÉ », Gilles Deleuze, in Quad et autres pièces pour la télévision, Les Éditions de Minuit, 1992,

p.81. 30

F. TUSTIN, Le trou noir de la psyché, Seuil, 1989, p. 164-165.

Page 28: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

28

Le morcellement évoqué vient poser la difficulté, pour les interprètes, de se constituer

comme sujet au travers des figures morcelées et objectivées des quatre pièces du recueil. Beckett

insiste, dans Quad, sur l’importance de l’indifférenciation des silhouettes qui interprèteront la pièce.

Quant aux trois autres, l’affaissement identitaire se lit au travers de présences fragmentées :

personnage masculin scindé en trois entités distinctes ( H, H1, V ) dans …que nuages… et en deux

(A et B) dans Nacht und Traüme. Chaque fois, les interprètes sont assimilables à une fonction qui

nous ramène à l’idée d’objectalisation. Impossibilité avérée quant à accéder à la position de sujet :

dans cette voix qui cherche l’exact souvenir, dans la marche ininterrompue de silhouettes

indifférenciées… Elles sont des enveloppes, des écorces évidées qui semblent mues par une force

externe. Comme dans Trio du fantôme où la silhouette masculine S semble obéir aux injonctions

d’une voix féminine qui dicte ses gestes.

Présence féminine morcelée, elle aussi, mais selon d’autres modalités. Face aux entités

masculines décrites sur un mode passif, on est en présence de l’émergence d’un féminin actant.

Décorporée dans Trio du fantôme, la présence féminine est une voix omnisciente dont la présence

corporelle ne cesse pourtant de se dérober à S. On touche ici à une image ambivalente du féminin.

Dans Nacht und Träume, le féminin advient au travers des soins prodigués par deux mains qui vont

et viennent autour du personnage masculin. Cette attitude étayante pousse la réflexion vers un

questionnement qui relève de l’image féminine maternelle. De l’image d’une féminité fragmentaire,

décorporée et pourtant omniprésente ; jusque dans cette absence qui vient envahir les rêves des

entités masculines en présence dans les différents textes du recueil ; on en vient à poser l’hypothèse

de ce que nous appellerons « ravage maternel » en référence à la terminologie psychanalytique.

C’est une image pour le moins ambivalente qui s’impose à nous au travers des entités féminines en

présence. Une absence qui envahit tout, massivement, et reste, malgré tout, insaisissable. Présence

qui se veut maternante, qui se rêve étayante et qui ne laisse qu’une angoisse aussi massive que son

absence. On ne parvient pas à la délimiter, elle reste impitoyablement morcelée : ni à lui donner

corps, ni le moindre contour. On en vient à ressentir, pour l’homme, le risque avéré d’une

contamination psychique : d’un côté les soins, de l’autre l’absence d’affects. Image d’une toute

puissance sans la moindre place à l’échange qui permettrait l’émergence d’un moi solide et

autonome31 ; et qui ne laisse qu’une angoisse massive prise entre la perte et la contamination.

C’est ici que l’hypothèse du deuil affleure. Mais selon des modalités bien particulières : il ne s’agit

pas ici de perte mais bien d’une non perte ; celle-là même qui ne permettra pas l’émergence du sujet

et continuera de l’aliéner à son angoisse archaïque autour de cette image maternelle qui oscille entre

absence et toute puissance32…

Lorraine-Soëli Heymes est psychologue clinicienne et doctorante en lettres à Paris 7, sous la

direction d’Evelyne Grossman. Parmi ses articles : « Regard et culpabilité chez Sarah Kane », in

Variations, vol.3, études réunies et présentées par Thomas Hunkeler, 2002 et « Manques, frontières,

clivages : Koltès et Kane » in Voix de Koltes (Séguier, 2004).

Adresse électronique où la joindre :

[email protected]

31

« Le moi se forme comme une enveloppe sonore dans l’expérience de bain de sons concomitante à celle de

l’allaitement. Ce bain de sons préfigure le Moi-peau et sa double face tournée vers le dedans et le dehors, puisque

l’enveloppe sonore est composée de sons alternativement émis par l’environnement et le bébé » D. Anzieu, Le Moi-

peau, Dunod, 1995, p.192. 32

On pourra ici se référer aux travaux de J. Hassoun, La cruauté mélancolique, Flammarion, Champs, 1997 et

N. Abraham & M. Torok, L’écorce et le noyau, Flammarion, Champs, 1987.

Page 29: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

29

Les étapes de l’œuvre bilingue de Beckett

Chiara Montini

Une analyse de l’œuvre de Beckett à la lumière du bilinguisme montre comment l’écriture et

les langues évoluent de façon parallèle. En effet, si pour mieux cerner le bilinguisme il est

nécessaire de parcourir l’œuvre de Beckett en suivant sa chronologie, l’étude diachronique des

écrits bilingues montre que l’évolution du bilinguisme et de l’écriture ont lieu dans une parfaite

synchronie. Ainsi, peut-on affirmer avec Bruno Clément, que le bilinguisme est une fonction de

l’œuvre car il la suit et l’accompagne dans son exploration.

De plus, le bilinguisme chez Beckett se développe à travers différentes étapes scandées par

des ouvrages charnières. En même temps que le changement de langue, l’œuvre charnière souligne

aussi les modifications que l’écriture de Beckett est en train ou en passe de subir. Ainsi on

comprend mieux pourquoi Beckett écrit systématiquement en deux langues : la réécriture fait partie

de sa poétique. La réécriture est une facette de l’attachement presque maniaque à la répétition, du

désir insatiable d’épuiser les possibilités, du jeu-calmant des combinaisons. L’auto-traduction n’est

alors qu’une fonction de la répétition imparfaite et contribue à la mise en abîme du sujet qui se

confond dans les différentes langues.

Afin de clarifier mon propos, je vais résumer ici les différentes étapes de l’écriture de

Beckett tout en proposant les caractéristiques principales de chacune par rapport aux langues.

1) Monolinguisme polyglotte (1924-1937).

C’est ainsi que je nomme la première période de l’écriture beckettienne qui comprend les

écrits de jeunesse comme, par exemple, Whoroscope, More Pricks than Kicks, Dream of Fair to

middling Women. Beckett écrit ces premiers ouvrages directement en anglais, un anglais truffé de

néologismes et de références aux langues étrangères, qui parfois rappelle le style de Joyce. Aucun

de ces textes, y compris les deux premiers essais rédigés directement en français, Les deux besoins

et Le concentrisme, n’a été réécrit dans l’autre langue. Les écrits de jeunesse, riches en mots

baroques, poussent leur recherche expressive à son point extrême et portent sur l’inadéquation de

l’art de même que sur l’inadéquation de l’homme au monde. Cet homme s’identifie volontiers à un

personnage du Purgatoire dantesque, Belacqua, un marginal qui ne semble pas avoir dépassé sa

paresse, péché dont il est censé se « purger ».

2) Bilinguisme à dominance anglophone (1937- 1944)

Appartiennent à cette deuxième période les deux derniers romans écrits directement en

anglais par Beckett, et traduits en français par la suite, Murphy et Watt. Murphy, roman charnière,

marque la fin du style baroque et du personnage en quête de soi de la première période. Ainsi, c’est

sans succès que Célia essaie de sauver Murphy, le frère symbolique de Belacqua, qui ne peut expier

que par la mort. Mort symbolique qui n’est là que pour souligner la naissance d’un nouveau récit,

d’un nouveau style, d’un nouveau personnage et d'un narrateur plus présent. C’est après la fameuse

lettre allemande à son ami Axel Kaun, où Beckett affirme vouloir mettre à mal sa langue en se

conduisant comme le mathématicien fou qui utilise à chaque opération un système de mesure

différent, qu’il écrit Watt. Ici la langue change car Beckett semble effectivement vouloir percer le

voile de la langue anglaise « trou après trou ». Elle devient répétitive, imparfaite, parfois même

incompréhensible. L’échec de Murphy semble marquer le passage à un personnage qui lui

ressemble, mais qui se distingue de lui car il est enfermé dans un monde fait de mots, qui laisse de

moins en moins de place au monde extérieur. C’est pourquoi le narrateur se confond avec son narré,

Watt, tandis que son histoire et celui qui la raconte semblent s’identifier l’un à l’autre dans une

Page 30: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

30

sorte de mise en abîme très déroutante. On retrouve là, pour la première fois, le même enfermement

qui a lieu au moment du passage d’une langue à l’autre.

3) Bilinguisme à dominance francophone (1945- 1955)

C’est l’époque la plus prolifique pour Beckett qui commence à écrire directement en

français. Mercier et Camier, roman charnière, marque le début la nouvelle expérience linguistique

et, mis à part le changement de langue, semble revenir un peu en arrière par rapport à Watt. En

effet, dans ce premier roman francophone on retrouve un monde peuplé de pantins tandis que le

narrateur retrouve son rôle paisible de narrateur omniscient. Ce n’est qu’avec Molloy, Malone meurt

et L’Innommable, chefs-d’œuvre de cette période francophone, que le personnage devient un « je »

et que le monde semble n’être qu’un décor abritant un flux ininterrompu de mots derrière lesquels

le sujet se cache et réapparaît. Ces mots sont souvent entre deux mondes, le monde intérieur et le

monde extérieur, leur son et leur référent. Les Textes pour rien, sorte d’épilogue de cette période

francophone, sont davantage clos, car leur référence première semble être le monde scandé par les

mots ayant comme seul référent les autres écrits de Beckett. Ainsi, les Textes poussent cette

expérience aux extrêmes limites, se référant sans cesse à l’œuvre déjà écrite, pour la répéter, la

digérer. Digestion confirmée par la réécriture. La langue étrangère de la première rédaction permet

de renforcer le sentiment d’étrangeté (par la référence aussi à des lieux qui sont le plus souvent

irlandais) et marque la non appartenance du sujet au lieu (le roman, le lieu de l’écriture). La

réécriture dans la langue maternelle permet de reprendre et de renforcer ces thématiques, car

l’auteur plie sa propre langue à la règle du texte rédigé d’abord dans la langue étrangère.

4) Bilinguisme alterné (1955-1989)

A cette époque Beckett n’a pas encore terminé les traductions des textes de la période

précédente et rédige aussi d’abord en anglais. Il reprend un texte ancien anglais, From an

abandoned Work, écrit All that Fall et Krapp’s Last Tape. En 1961 il publie Comment c’est (1961),

« roman » charnière entre la période à dominance francophone et celle du bilinguisme alterné. A

partir de ce moment les deux langues alternent au gré des choix de l’auteur et se succèdent sans

solution de continuité, parfois même en coexistant, car la même œuvre naît déjà bilingue. Ainsi, le

bilinguisme a pu renforcer le travail d’ « appauvrissement » auquel Beckett aspirait, il a renforcé les

thématiques beckettiennes de la répétition, du caractère non absolu du langage, de l'incongruité

entre les choses et le langage de même que l’ambiguïté du sujet. Car, à une époque où le sujet

semble faire défaut, l’ambiguïté du sujet bilingue laisse le débat autour du sujet et de son rapport au

langage ouvert.

Chiara Montini a soutenu à Paris 8 une thèse intitulée « La bataille du soliloque : genèse de

la poétique bilingue de Samuel Beckett (1929-1947) ». Parmi ses derniers articles publiés ou à

paraître : « Watt et le passage au français : émancipation ou assujettissement ? », in Cahiers de

Théorie Littéraire, n° 2, S.T.D., Paris 7, juin 2001 et « Traduire le bilinguisme : l’exemple de

Beckett » in Littérature, Larousse, Paris (prévu pour 2005). En outre, elle prépare un numéro

monographique sur Beckett pour la revue Riga dirigée par Marco Belpoliti, Andrea Inglese et

Chiara Montini (Marcos y Marcos, Milano, parution en 2005).

Adresse électronique où la joindre :

[email protected]

Page 31: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

31

Le dernier péché contre l'échec de la parole :

l'hypothèse d'une incantation dans la dernière trilogie beckettienne

Thierry Guérin

Comment, dans un récit, une voix se fraye-t-elle un chemin et trouve-t-elle parfois

miraculeusement un espace de résonance à travers les contraintes formelles de la narration, à travers

les figures d'expression, à travers la langue ?

Beckett, dans sa dernière trilogie, repose cette question de littérature déjà posée à l'occasion

de la première trilogie. Les derniers textes Compagnie, Mal vu mal dit, Worstward Ho ont en

commun avec l'Innommable l'ambition de vouloir en finir avec un certain modèle langagier : ici les

récits courts entremêlent plusieurs voix, plusieurs registres, plusieurs discours. La voix se cherche

jusqu'aux limites de sa propre fin.

L'énonciation dans la dernière trilogie se révèle problématique avec un jeu sur les pronoms

personnels : on ne sait pas toujours d'où vient la parole que l'on entend. Il y a une sorte d'interdit

autour du nom et cet interdit se traduit par l'usage du pronom neutre "it" dans Worstward Ho. Ce

"shift" énonciatif apparaît comme un événement de langage. Le pronom apparaît prêt à se ruiner

dans une référence, dans une figure. La référence du pronom, terme « transcendant » reste un signe

vide prêt à se remplir, il nous nous échappe dans une suite infinie de creux. Il faut dire un Autre

sans savoir qui prend toujours en charge cette parole : « Say another » (Worstward Ho 10) ;

« Whose words? » (Worstward Ho 19) "De qui les mots?".

On identifie pourtant assez clairement le locuteur qui prend en charge la narration ; ce

locuteur construit une mise en perspective du dire lui-même, il problématise le fait de dire en jouant

sur les différents rôles de l'entendeur et de la voix jusqu'à parvenir même à une indistinction entre le

créateur et ses créatures. La question posée se résume dans le titre du dernier poème de Beckett :

Comment dire ? J'ajouterais comment finir de dire ?

J'ai choisi comme titre de cet article une phrase rapportée par Anne Atik dans Comment

c'était, Souvenirs de Samuel Beckett, p. 117. Cette phrase illustre bien le problème qui lie l'écriture

à la parole. Beckett dit dans cette phrase :" Toute écriture est un péché contre l'échec de la parole ".

L'écriture pèche donc, elle goûte à la connaissance du bien et du mal, elle goûte à la création

en reproduisant le geste de Dieu. Interrogation théologique qui me conduit à faire l'hypothèse d'une

incantation dans l'écriture, incantation d'un type un peu particulier : cette parole qui se fait entendre

au fil du texte cherche de la compagnie, c'est un appel de la voix, un appel à entendre, un appel au

souvenir, à l'image, un appel à la parole retrouvée, appel à une présence par le biais de la création.

L'écriture de Beckett laisse derrière elle une présence : quelqu'un nous parle sous la forme de cet

appel.

Depuis plusieurs récits, les noms chez Beckett, noms aux initiales si symboliques de M et

W, n'apparaissent plus. Compagnie en décrit justement l'impasse avec les initiales W et H qui

fourniront les initiales du titre Worstward Ho, initiales symboles d'un échec de la parole. Mais ce

repérage se prolonge dans d'autres mots de façon humoristique (Somehow on ) je traduis (soi dit

encore en échouant).

On retrouve dans ce mot Somehow (d'une manière ou d'une autre, de toute façon toujours la

mauvaise, je rajoute) les traces de toute une aventure littéraire. Je prends comme modèle dans ma

thèse la lettre sigma initiale de Sam pour décrire une rotation à 360° qui passe par le M, le W et le

S. Le mot de Somehow résume tout cela avec en plus cette lettre H qui désigne dans Compagnie

l'échec même de la nomination.

Le son /au/ (ow) constitue un passage entre les deux voyelles a et o et il permet aussi le

passage d'une langue à l'autre, entre l’anglais et le français. L'étroite liaison prosodique entre les

Page 32: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

32

textes anglais et français montre un travail poétique cherchant à explorer de nouvelles

combinaisons autour d'une base unique : am, om, ow.

Ce minimum "imminimisable" prend des formes sonores intéressantes. Une étude

prosodique menée sur le corpus de la dernière trilogie met en évidence la récurrence de phonèmes :

/õ/ / / et /om/ en français et du phonème /ô/ en anglais. Ces phonèmes résonnent dans le mot

"innommable" lui-même en français et unnammable en anglais : « Lorsqu’elle cesse seul son son

souffle à lui » (COM 61).

L'incantation que je propose comme hypothèse ne se réduit pas seulement à l'oreille. La

variété des registres et l'humour font partie intégrante de cet appel. Si on assiste dans la dernière

trilogie Nohow on à une dissémination du « moi », à sa suspension, la parole emprunte une variété

de registres, du scatologique au théologique, dans Mal vu mal dit notamment. Cette variété explore

les écarts toujours possibles dans le langage tout en soulignant, de fait, ses limites.

Le phénomène du bilinguisme chez Beckett, entre le français et l’anglais, se présente comme

un enjeu littéraire de taille. Ce thème de l’identité et du nom a tout d'une fiction postmoderne où,

précisément, le centre de l’être n’existe pas. L'aventure beckettienne conduit à ce centre qui restera

toujours mal dit, mal vu. Beckett descend, à sa manière, d’une tradition mystique que Derrida

parcourt avec Angélus Silésius : « Va où tu ne peux, vois où tu ne vois pas : Écoute où rien ne bruit

ni ne résonne, ainsi es-tu là où Dieu parle » (I, 199).

L’écriture beckettienne se donne, je crois, pour objectif dynamique la prétention de créer,

contradictoirement, « un nouveau langage », une nouvelle fiction, une nouvelle rencontre avec ce

« Dieu ». Le dernier innommable de Beckett offre cette rencontre, ce frayage toujours possible de la

parole. Chaque lecteur répond à cet appel par l'imagination, par l'interprétation.

Après avoir travaillé dans l’édition (L'Express, Vigot, Flammarion), Thierry Guérin est

actuellement professeur de lettres modernes. Il a soutenu une thèse à Bordeaux 3 intitulée « Jeu de

lettres, jeu de langues dans la trilogie Compagnie, Mal vu mal dit, Worstward Ho de Samuel

Beckett ». Parmi ses derniers articles : « Said nohow on : la limite d’une traduction en français » in

Samuel Beckett Today/Aujourd’hui, 1999, et « Encore le corps dans Mal vu mal dit de Samuel

Beckett », in Littératures, P.U.M., 2003.

Adresse électronique où le joindre :

[email protected]

Page 33: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

33

Le générique du Film de Beckett

Jonathan Degenève

Beckett écrit son Film en avril 1963, répondant à l’« offre alléchante »33 (1500 dollars payés

d’avance) de Barney Rosset qui lui propose de concevoir une pièce de trente minutes pour la

télévision. Le scénario est rédigée en quatre jours. Il surprend par son ton particulier mais la

production se trouve, la réalisation est confiée à Alan Schneider et, l’année suivante, Beckett

débarque à New-York, mi-curieux mi-fébrile, pour suivre la fabrication de ce qui deviendra

finalement un court-métrage de 21 minutes. Les choses commencent alors à dérailler. Passons sur la

rencontre ratée avec Buster Keaton qui reste rivé à un match de base-ball et à une bière, pour arriver

au plateau de tournage. La plupart des prises de vue en extérieur sont, en effet, complètement

loupées. Si bien que c’est la situation initiale dans son entier – un cadre spatio-temporel (vers 1929,

un quartier d’usines, un matin en été), des couples de personnages, un bonheur perceptif, une libre

circulation (à pied, à vélo, en fiacre) et un sens commun (des ouvriers vont dans une seule et même

direction : au travail) –, c’est toute cette situation initiale donc, disons normale du point de vue de

son contenu, et normalement préparatrice, s’agissant de son rôle, à la survenue d’un événement,

toute cette construction somme toute classique de l’incipit, autrement dit, où il s’agit de planter un

décor et, en même temps, de mettre en marche l’action, le formel ici, le dramatique là, dit aussi

Beckett, tout cela est à supprimer. Au visionnage des rushs, Beckett se voit ainsi obligé de sauter

par dessus les premières lignes de son script dans la mesure où le budget limité empêche de

reprendre cette séquence liminaire. Pour apaiser les tensions qui montent entre les uns et les autres,

comme on s’en doute, il décide néanmoins de conserver ce qu’il juge encore utilisable. Soient : un

mur qu’il avait repéré dans Manhattan et les morceaux d’une course contre, selon toute

vraisemblance, cette même paroi enduite de ciment brut et promise à la démolition. Soient, en

d’autres termes encore : le décor réduit à un pan filmé en repérage et l’action ramenée à quelques

plans qui morcellent l’intrigue. Plus exactement, ce qui est irrémédiablement perdu par rapport au

livre, c’est le lien originaire entre le décor et l’action. L’histoire devait se détacher sur un fond par

retournement. D’une certaine normalité à sa perturbation grâce à l’arrivée sur scène d’une figure à

contre courant de tout et de tous : elle va à l’envers, est seule, prise de panique, avance gauchement,

se sent observée, suivie, traquée et bloquée par la caméra. Force est de le constater, ce que ce que

nous voyons ne joue plus, ou plus aussi fortement, de ce fameux élément perturbateur qui, comme

on sait, lance ou relance les récits. Un œil qui cligne, un fondu enchaîné de la paupière à une

surface verticalement dressée, un mouvement d’appareil qui balaye cette surface, la suit, s’en

écarte, se stabilise pour y revenir avant d’effectuer un panoramique très rapide assorti d’un zoom

arrière qui semble accélérer et reculer le retour à cette même surface, retour qui nous amène donc à

un nouveau départ dramatico-formel : tout cela n’était pas écrit. Ce qui veut dire que tout cela a été

improvisé sur place. Improvisation où se cotoient, comme souvent, l’invention et la technique.

Mieux, la trouvaille et le bricolage. Pour la trouvaille : utiliser l’œil de Buster Keaton pour

remplacer au montage les prises en extérieur ratées. Pour le bricolage : le montage lui-même pour

lequel, aidé par Sydney Meyers, Beckett passe des heures à apprendre à se servir d’une Moviola. Se

réalise alors un vieux rêve de jeunesse, comme le suggère James Knowlson34, puisque trente ans

auparavant Beckett demandait à Eisenstein de le prendre en stage. On l’a déjà compris : monter ce

sera écrire ou réécrire Film. Et c’est à cette écriture-là que nous allons nous intéresser.

33

Lettre de Beckett à Leventhal, 27 février 1963, cité par James Knowlson, Damned to fame : The Life of

Samuel Beckett, 1996, trad. d’Oristelle Bonis, Beckett, Actes Sud, Arles, 1999, p. 1005. 34

Ibid., p. 665.

Page 34: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

34

Car c’est justement cette écriture-là, proprement filmique et non plus littéraire, si l’on veut,

qui n’intéresse pas les lecteurs de Film. Mais soyons précis. Ce qui est significativement enjambé

c’est le plan du pan. On passe le plus souvent, dans la critique, de l’œil de Keaton à Keaton. Et cela

fait sens, effectivement, parce que c’est une manière de recoller à la logique textuelle. Le plan du

pan est ignoré pour cette raison simple qu’il n’était pas écrit. Interpréter Film, par conséquent, c’est

tâcher de combiner au mieux ce qui n’est apparement plus lié dans ce générique : ce qu’il y avant le

mur et ce qu’il y a après le mur. Soient deux séries de données, pour le dire très grossièrement :

l’œil de Keaton, « l’aperçu général », le formel, le décor, l’abstraction d’un côté ; de l’autre :

Keaton, « l’argument »35, le dramatique, l’action, le tragico-comique. Plus simplement : un certain

formalisme – que Beckett voulait le plus intègre possible pour que se multiplient les effets

d’analogie, se différencient absolument la vision de O (objet) et celle de Œ (œil), se traduisent

visuellement le dégoût et la voracité – et une certaine dramaturgie qu’il voulait, elle, comique et

irrélle à la fois. Répétons-le : l’interprétation se lance invariablement – et la plupart du temps avec

bonheur – dans la recherche de la combinaison perdue entre cette forme et ce drame. Comment

passe-t-on de l’un à l’autre ? Nous voudrions juste souligner à présent que les combines – mixes de

trouvaille et de bricolage – y sont.

Pour ce faire, on s’attachera surtout à commenter le fondu-enchaîné et le mouvement

d’appareil. Ce fondu-enchaîné tisse un lien clair entre les plis cutanés et le crépis défraichi. La

première est ridée et la seconde est striée et c’est sur ce rapprochement que repose le raccord.

Imaginons un instant que ce mur-paupière batte : surgirait alors un œil. Œil qui, à n’en pas douter,

n’aurait rien à envier au précédent, pour ne pas dire qu’il serait encore plus impressionnant si l’on

en croit Malone meurt : « […] j’aimerais bien trouver un trou dans le mur, derrière lequel il se passe

des choses si extraordinaires, sans cesse, et souvent en couleur »36. Seulement, chez Beckett, il y a

rarement des trous dans les murs. Tout se passe donc comme-si ce fondu-enchaîné indiquait une

profondeur, un derrière, au-delà mais pour immédiatement en barrer l’accès. On est contre, devant,

au plus près d’une frontalité aussi brute qu’indépassable. Ce qui saute alors aux yeux c’est un bloc

opaque qui fait pan. C’est-à-dire une forme, selon le concept de Georges Didi-Huberman, qui ne se

laisse pas immédiatement percevoir – identifier, saisir – et qui, de ce fait, trouble nos habitudes de

perception entièrement construites sur la traversée des signes. Dès lors, ce que nous voyons nous

regarde (nous concerne, nous touche, nous pique) au sens où, ne pénétrant plus, nous sommes

renvoyés à nos propres mécanismes perceptifs. Nous nous voyons voir, pour le dire autrement, dès

lors que nous sortons du schème – visuel, intellectuel, sexuel ? – de la pénétration : une vue

pénétrante, un esprit pénétrant, etc. A ce moment, comme l’explique Arnaud Rykner dans le sillage

de Didi-Huberman, ce qui nous résiste nous libère dans la mesure où il s’agit non plus de « décoder

ce qui est caché » mais d’être « attentif à ce qui paraît »37. Il est donc signicatif, à ce propos,

que nous soyons extrêmement sensible au mouvement d’appareil sur ce pan. Un regard à l’aventure

y erre. Il circule, scrute, remonte, suit : repoussé et aimanté à la fois. Comme le dirait Pasolini, nous

« sentons » la caméra et nous parlons alors de balayage, de stabilisation, de panoramique, de zoom.

C’est-à-dire que nous parlons de plan. Un plan, il faut le rappeler, à un double régime à chaque

instant : un visible et une organisation de ce visible. Ce qu’il y a dans un cadre et la manière dont ce

cadre bouge, est positionné, serre, se retire. Or, il serait faux de dire que nous ne voyons rien. Un

mur est là, bel et bien visible. De la même façon, on ferait fausse route en disant que nous ne

voyons que des réglages : l’organisation de la visibilité ne fait pas image comme lorsque Lynch, par

exemple, fait clairement des mises au point qui font alterner le flou et le net. En réalité, se manifeste

une tension évidente entre, d’une part, le visible et, d’autre part, l’instance qui organise ce visible.

Tension entre le vu et le point de vue. Tension entre un objet et œil. Tension où s’amorce donc

l’aventure du regard entre en O et Œ qui constitue le drame du Film de Beckett.

35

Beckett, Film, in Comédie et actes divers, Minuit, Paris, 1972, pp. 113 et 115. 36

Beckett, Minuit, Paris, 1951, p. 104. 37

Pans. Liberté de l’œuvre et résistance du texte, Corti, Paris, 2004, p. 70.

Page 35: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

35

Page 36: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

36

Université de Paris 7 – Denis Diderot

U.F.R. « Sciences des Textes et Documents »

Équipe « Théorie de la littérature et sciences humaines »

Journée d’études doctorales organisée par

Evelyne Grossman et Jonathan Degenève

Vendredi 7 mai, salle 213

(tour 34-44, 2ème

étage)

Antonin

Artaud

Matin

10 h Geneviève Hauzeur (Université catholique de Louvain) : « Rire et cruauté »

10 h 30 Lorraine Duménil (Paris 7 – E.N.S. Lyon) : « Le déplacement des activités créatrices chez

Artaud et Michaux »

11 h Sylvain Tanquerel (Paris 4) : « Métamorphoses des figures du féminin dans les cahiers de

Rodez »

Après-midi

14 h Natacha Allet (Université de Genève) : « La performance à la Galerie Pierre »

14 h 30 Dora Schneller (Paris 7 – Université de Budapest) : « L'influence de Baudelaire sur les

critiques d'art d'Artaud »

15 h Clarissa Alcantara (Paris 7 – Université de Santa Catarina) : « Artaud, Blanchot et l'écriture

d'un corpoèmeprocessus »

Page 37: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

37

Journée doctorale sur Artaud

co-organisée par Evelyne Grossman le 6 mai 2004

Artaud et Michaux : le déplacement des activités créatrices

Lorraine Dumenil

Dans l’évolution la plus récente, les frontières entre les genres artistiques fluent les unes dans les

autres, ou plus précisément : leurs lignes de démarcation s’effrangent38

.

La modernité est pour Adorno ce moment décisif où l’Art, s’extrayant de la scène

représentative traditionnelle, s’efface derrière une « correspondance entre les arts » à partir de ce

qu’il appelle leur « effrangement ». Or, il nous semble que l’inscription d’une telle modernité se

donne précisément à lire dans les œuvres de Henri Michaux et d’Antonin Artaud en tant que s’y

appréhende un procès d’attraction entre les arts qui opère une rupture sensible par rapport à cette

loi occidentale – notre loi – dont fait état Roland Barthes dans L’Obvie et l’obtus39, « Loi,

paternelle, civile, mentale, scientifique : loi ségrégative en vertu de laquelle nous expédions d’un

côté les graphistes et de l’autre les peintres, d’un côté les romanciers et de l’autre les poètes ; mais

l’écriture est une… ». Ecoutons Antonin Artaud :

Dix ans que le langage est parti […] / Comment ? / Par un coup […] / anti-dialectique / de la langue /

par mon crayon noir appuyée / et c’est tout. / […] Et depuis un certain jour d’octobre 1939 je n’ai jamais plus

écrit sans non plus dessiner. / Or ce que je dessine / Ce ne sont plus des thèmes d’Art transposés de

l’imagination sur le papier […] / Ce sont des gestes, un verbe, une grammaire…/ aucun dessin fait sur le

papier n’est un dessin, la réintégration d’une sensibilité égarée, / c’est une machine qui a souffle40

.

Ce qui s’entend ici est suffisamment singulier pour qu’on s’y arrête. Il ne s’agit pas de relever

la mobilité artistique d’un écrivain qui serait aussi dessinateur, dans la perspective d’une

complémentarité entre les arts (selon la longue tradition des « écrivains qui dessinent » : ainsi

Stendhal précisant par le dessin dans La vie de Henri Brulard ce que l’écriture échoue à situer) ni

même le paradoxe d’une impulsion graphique qui pourrait s’appliquer indifféremment à l’écriture

ou au dessin (on pense ici à ce que Georges Didi-Huberman dit de la pratique hugolienne où le

même instrument, la plume, peut produire un trait ou un signe graphique41) : ce qui nous intéresse

est le lien indissociable qui est affirmé entre l’écrire et le dessiner (« Je n’ai jamais plus écrit sans

non plus dessiner »).

Artaud ouvre un espace original où pratique picturale et écriture ne seraient plus séparées que

par le jeu d’un « déplacement-dégagement »42, pour reprendre le titre d’un écrit de Michaux – pas

de côté ou ligne de fuite qui configure un espace inédit placé sous le signe de la pluralité

expressive. On remarque en effet que c’est d’un même mouvement, qui est celui d’une

déterritorialisation, que chaque art s’extrait de sa stricte appartenance à un genre défini et entre

dans une zone d’indiscernabilité avec un autre : c’est en s’« appuy[ant] » sur le dessin (le « crayon

noir ») que la « langue » abandonne le pur langage, c’est dans le recours à une certaine vocalité

38

Adorno, in « L’art et les arts », conférence prononcée à l’Académie des arts de Berlin le 23 juillet 1966,

initialement publiée dans Anmerkungen zur Zeit, n° 12 (Berlin, 1967). Première traduction française publiée dans

Pratiques n° 2, Rennes, automne 1996, repris en 2002 dans un recueil paru chez Desclée de Brouwer, L’Art et les arts. 39

Voir l’article « L’esprit de la lettre », Seuil, Paris, 1982, p. 98. 40

Artaud, « Dix ans que le langage est parti… », in Luna-park, n° 5, oct. 1979, p. 8 [nous soulignons]. 41

Dans une conférence inédite tenue à l’ENS-LSH en 2002. 42

Il s’agit là du titre d’un ouvrage de Michaux paru en 1985 chez Gallimard.

Page 38: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

38

(« un dessin […] est une machine qui a souffle ») que le dessin s’écarte du « pur dessin »43, du

simple geste scripturaire. Or, si cette pluralité déborde le texte écrit – la lettre – du côté du

graphique, elle fait également entrer le signe et le graphe en résonance avec la voix qui se trouve

elle aussi réactivée dans ce que nous pourrions appeler un continuum expressif. S’il s’agit en effet

pour Artaud de faire entendre la voix dans le dessin (« un dessin est une machine qui a souffle »),

une telle voix doit également résonner dans le texte, comme le montre par exemple la pratique des

glossolalies.

Or il nous semble que l’on trouve chez Michaux un mouvement assez semblable qui vise à la

fois à restituer à la lettre son affinité avec la pulsion graphique44, comme dans les recueils de

« mouvements », « signes » et « traits » 45 et, en même temps, à faire entendre la voix dans la lettre

et dans le dessin. On pense ainsi cette imbrication de la musique et du dessin que relève Mircéa

Eliade rapportant une conversation qu’il eue avec Michaux : « […il] a remarqué que sa peinture

prenait un « rythme musical ». Il sentait le « rythme » dans le bras quand il peignait »46.

Cependant, même si l’affirmation d’Artaud assigne à la configuration de ce nouveau plan

expressif la loi d’une radicalisation chronologique (« et depuis un certain jour d’octobre 1939… »),

il nous semble fondamental d’assumer que le processus d’attraction entre les arts est présent, même

sous une forme embryonnaire, dès les premières œuvres d’Artaud et de Michaux.

Ainsi, loin de considérer qu’à une « première manière », qui correspondrait à la période pré-

ruthénoise où dessin et écriture se doubleraient sans interférer, succéderait dans la pratique

artaudienne une « seconde manière » initiée par la pratique des « sorts » (la fameuse date de 1939,

première manifestation d’une intrication entre le graphe et le signe qui sera poursuivie sous forme

de « dessins écrits » dans les cahiers de Rodez), il nous semble que des rapports complexes entre

visible, lisible et audible sont repérables très tôt chez Artaud, notamment à travers la pratique des

glossolalies.

De la même manière, si c’est indéniablement dans la pratique de défilement des signes ainsi

que dans la production mescalinienne que se lient chez Michaux de la manière la plus évidente

pratiques picturale et scripturale, ses textes déploient dès leurs « commencements » d’étonnantes

ressources visuelles. On observe en effet une contemporanéité dès 1926-27 entre la production d’un

langage semi-inventé (cet « espéranto lyrique » dont parle René Bertelé, du côté de la poésie) et la

production d’alphabets fictifs, dont une encre de Chine singulièrement intitulée « Narration »47 (du

côté du graphique), tandis que se développe l’utopie d’une langue universelle composée

d’idéogrammes, donc d’un mixte entre le graphe et le signe linguistique48.

43

Voir également ce fragment des cahiers de Rodez : « […] Je me suis désespéré du pur dessin. / Je veux dire

qu’il y a dans mes dessins une espèce de morale musique que j’ai faîte en vivant mes traits non avec la main seulement,

mais avec le raclement du souffle de ma trachée artère, et des dents de ma mastication » (Cahiers de Rodez, avril 1946,

OCXXI, p. 266). 44

Voir Anne –Marie Christin qui montre, dans L’image écrite ou la déraison graphique, Flammarion, Paris,

1995, qu’il y aurait deux origines de l’écriture : d’une part la parole, origine usuellement reconnue (cf. Saussure et la

critique qu’en donne Derrida dans La Grammatologie, Minuit, coll. « critique », Paris, 1967 ), d’autre part l’image,

origine refoulée. Ainsi « l’écriture est née de l’image, et que le système dans lequel on l’envisage soit celui de

l’idéogramme ou de l’alphabet, son efficacité ne procède que d’elle » (op. cit., p. 5). 45

Voir notamment « Mouvements », Saisir et Par des traits, publiés respectivement en 1951 chez Gallimard,

1979 et 1984 chez Fata Morgana. 46

Fragments d’un journal, Gallimard, Paris, 1973, p. 275. 47

Les premiers « essais d’écriture » de Michaux, « Narration » et « Alphabets », datent de 1927 ; ils possèdent

déjà un statut ambigu entre écriture et dessin. 48

La question d’une langue idéogrammatique innerve toute la pratique de Michaux depuis Un barbare en Asie

jusqu’aux Idéogrammes en Chine en passant par le projet énoncé dans la rubrique « Ouvrages en préparation du même

auteur » de Plume : « Rudiments d’une langue universelle idéographique contenant neuf cent idéogrammes et une

grammaire ».

Page 39: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

39

Lorraine Dumenil, ancienne élève de l’E.N.S., est agrégée de lettres modernes. Après un

D.E.A. consacré à la question de l'écriture et de la peinture de la défiguration chez Artaud et

Michaux, elle entame à Paris 7, sous la direction d’Evelyne Grossman, une thèse autour de l'idée

d’ « agir poétique » dans l’œuvre écrite et dessinée d’Artaud et de Michaux. En outre, elle a

participé au numéro de septembre 2004 du Magazine Littéraire sur Artaud (notules d’Héliogabale

et des Tarahumaras).

Adresse électronique où la joindre :

[email protected]

Page 40: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

40

Métamorphoses des figures du féminin dans les Cahiers de Rodez d’Antonin Artaud

Sylvain Tanquerel

Il est question, dans cette thèse, des cahiers de Rodez d’Antonin Artaud, de ces cahiers en

tant qu’ils témoignent d’une pratique, dont ils conservent les traces. Sur ces traces qui composent,

de février 45 à mai 46, la somme de milliers de pages, il nous est donné de suivre une singulière

marche, dont le mouvement et les progressions, sans procéder d’aucune intelligence dialectique,

mettent pourtant en jeu un savoir, qui est moins un objet de connaissance qu’un savoir faire. En

premier lieu, le caractère non spéculatif de cette pratique implique certes de préserver son

commentaire de toute inflation interprétative, et de juguler les trop érectiles « leviers » théoriques

pour descendre à même cette matière textuelle ; c’est refuser d’y moissonner des significations pour

saisir (sous forme germinale d’abord) un sens. Pour autant qu’elle s’arrache au registre symptomal,

la lecture des cahiers se doit elle-même d’être une pratique, avec ses retours, ses reprises, ses

vérifications, ses avancées, et plutôt qu’une tentative d’explication, elle appelle une navigation « à

vue » susceptible de saisir un mouvement, la poussée d’un mouvement de fond.

Ce pourrait être une phénoménologie, sans rien de « transcendantale » cependant, car c’est

ici la genèse d’un corps qui se joue. L’urgence d’Artaud à Rodez est celle d’une génération qui est

tout à la fois une guérison : se refaire un corps, se faire un autre corps. Il s’agit pourtant moins

d’arraisonner l’objet de cette entreprise (qui est un corps qui fuit la notion d’objet), que de décrire

des procédures, un processus où s’échelonnent les modalités d’un « faire ». Non pas une

démonstration donc, mais une monstration, où nous nous sommes attaché plus particulièrement à

mettre en évidence un certain « travail » du féminin. La phénoménologie (pour autant que l’on

conserve ce terme) est ici, si l’on peut dire, une « fémininologie ». Décrire les métamorphoses

successives des figures du féminin dans les cahiers de Rodez, c’est tenter de les saisir en tant

qu’elles participent directement d’un processus, et à aucun moment les séparer du dynamisme qui,

les produisant, se produit par elles. Ni répertoire, ni cadastre thématique, notre lecture investit une

durée, le temps œuvré d’une gestation.

Après avoir, à la lumière des écrits de 1937, montré les grands enjeux d’une métaphysique

de l’union qui préfigure en bien des points la scénographie des cahiers, notre travail s’attache à la

période dite « chrétienne » de Rodez. Sans trancher la question futile de savoir si Artaud a ou n’a

pas été chrétien (il faut réserver ces délicats points de controverses aux amateurs de doctrines), nous

tentons d’inscrire le reniement dans la perspective d’un certain rapport au féminin, dont les

métamorphoses engagent un changement de posture au cours duquel Artaud se dégage

graduellement du religieux. Si la figure de la Vierge Marie et son corollaire le mythe de

l’Immaculée Conception déterminent en février 1945 une approche angélique de l’incarnation (dont

le corps paradoxal du christ constitue alors le modèle), Artaud, très vite confronté à son échec (à

travers la figure antagonique des Mères), est amené à en réajuster progressivement les modalités,

progression dont témoigne l’apparition, aux confins du rêve et de la veille, de figures de transition

qui se rassemblent sous celle de la Vierge Noire. Celle-ci initie une révolution posturale majeure où,

en une pondération nouvelle entre terre et ciel, Artaud est amené à élucider le mal-fondé de la figure

mariale et, révisant la problématique de l’origine, à ancrer sa pratique dans la matérialité amoureuse

d’un cœur qui, excédant largement le débat matérialisme / spiritualisme (si ces catégories ont

encore un sens), est seul susceptible de l’arracher à une économie de l’incarnation foncièrement

perverse. S’extrayant dès lors du mythe chrétien, les figures féminines des cahiers vont se

personnaliser et, issues d’un fonds mémoriel biographique, donner naissance aux « filles de cœur ».

Souvent reléguées dans les marges de l’insignifiance, ou au contraire passées au crible des

paradigmes psychanalytiques, les « filles de cœur » se déploient dans une dramaturgie dont il s’agit

en premier lieu de reconnaître le caractère visionnaire, et non fictionnel, ceci afin d’éviter toute

Page 41: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

41

problématique interprétative et de pratiquer une lecture non métaphorique qui suppose certes un

réajustement anthropologique de ce que le discours classique sous-entend communément sous le

terme d’imagination. Si Artaud évoque pour sa part une « force imagination corporelle non dessin

qui dicte par l’interne la mesure, l’épaisseur, le volume, la masse, le poids et l’être », il n’a par

ailleurs jamais cessé de dénoncer la nocivité de toute entreprise critique qui, détachant les formes

du jeu vivant de forces qui les a produites, les pétrifie en « images d’une floraison imaginative

foudroyée ». On ne saurait ainsi aborder ces « filles de cœur » sans les reconduire à la nécessité de

fond qui les a fait naître, et qui s’articule directement autour d’une pratique de l’incarnation. Mettre

en évidence ce travail du féminin, c’est montrer que celle-ci peut être envisagé comme une pratique

amoureuse et, loin de tout dolorisme, aborder les cahiers comme une suite d’« expériences basées

sur l’amour et la poésie ». Tel est l’enjeu de notre recherche.

Sous la direction de Pierre Brunel, Sylvain Tanquerel prépare à Paris 4 une thèse sur

l’invention du cœur dans les cahiers de Rodez d’Artaud. Parmi ses derniers articles : « Antonin

Artaud et la magie scripturale des cahiers », in Sociétés, n° 81, De Boeck, Bruxelles, 2003.

Adresse électronique où le joindre :

[email protected]

Page 42: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

42

La performance à la galerie Pierre

Natacha Allet

Lors de la réédition du Théâtre et son Double en 1945, Antonin Artaud annonce à Gaston

Gallimard qu’il « prépare un autre livre sur le Théâtre » (XI, 38) et il rédige à ce sujet quelques

notes, sans pour autant mener à terme ce projet. À partir de 1946 en revanche, et jusqu’à sa mort en

février 1948, il consacre au théâtre un ensemble cohérent de textes qu’il publie çà et là dans des

revues, tout en effectuant parallèlement plusieurs dessins qui lui font de multiples allusions. Il ne

rédige plus d’essais strictement théoriques, ne compose plus de scénarios et ne conçoit plus de

mises en scène dramatiques, mais il figure désormais sa vision du théâtre, par le biais de ses

évocations poétiques et de ses élaborations plastiques, et il organise simultanément une série de

manifestations artistiques qu’il considère comme des ébauches plus ou moins abouties du Théâtre

de la Cruauté, toujours à venir : la séance au Vieux Colombier en janvier 1947, la double lecture à

la galerie Pierre en juillet 1947 et l’émission radiophonique « Pour en finir avec le jugement de

dieu », censurée en 1948. Ces spectacles diffèrent des représentations antérieures, et en particulier

de celles des Cenci en 1935, dans la mesure où nulle fiction de type référentielle ne vient plus

s’interposer entre l’acteur récitant le texte et le spectateur qui l’entend ; le décor par ailleurs est

abandonné, et la scène est redimensionnée à l’échelle du corps. Le Théâtre de la Cruauté évolue

ainsi en direction d’une pure performance, où l’acteur dit ce qu’il fait et fait ce qu’il dit, où il joue

en définitive sa propre apparition.

Si les manifestations tardives apparaissent à première vue comme les seules formes de

réalisations concrètes du Théâtre à venir, elles entretiennent cependant une relation serrée avec

l’œuvre graphique, écrite et dessinée, qui leur est contemporaine. La double lecture orchestrée par

l’artiste à la galerie Pierre en vue d’ouvrir et de clore l’exposition de ses dessins témoigne de ce lien

avec le plus d’évidence : le 4 juillet, Colette Thomas et Marthe Robert déclament, l’une « Aliéner

l’acteur », l’autre « Le Rite du Peyolt chez les Tarahumaras » ; le 18, elles accomplissent les mêmes

lectures, entourées par celle d’Artaud récitant « Le théâtre et la science » et celle de Roger Blin qui

dit « La Culture indienne ». L’exposition se transforme donc en un événement théâtral. Les textes

proférés ne concernent ni le dessin, ni le visage, comme on aurait pu s’y attendre, mais le théâtre et

les rites mexicains. Les dessins présentent eux aussi un ensemble de renvois plus ou moins

explicites au théâtre. L’espace délimité de la feuille est tout à fait à même de figurer une scène, et la

présence d’une écriture dans les formes est susceptible de mimer le système polysémiotique propre

à l’art dramatique ; les faces dessinées peuvent être assimilées enfin à des acteurs, par métonymie.

Certains titres notamment invitent le spectateur à opérer une telle transposition, « Le théâtre de la

cruauté » (1946) par exemple, l’une des premières tentatives de portrait effectuée par Artaud. Au

cours de la cérémonie à la galerie Pierre, pour finir, un réseau de correspondances se tisse entre les

dessins et le spectacle dans lequel ils s’inscrivent : les acteurs sont tous représentés sur les images

exposées, et les poèmes récités entrent en relation avec les phrases et les glossolalies qui sont

insérées dans l’espace de la feuille : les formes et les mots circulent, l’écho paraît sans fin. L’œuvre

graphique d’Artaud ne se limite pas à figurer le Théâtre, elle participe selon toute vraisemblance à

sa concrétisation.

Dans Le Théâtre et son Double, Artaud insiste sur la nécessité d’inventer un langage

proprement scénique qui échappe à la fixité de la lettre écrite, à l’univocité de la signification. Or le

texte dans le cadre de l’image se soustrait à la linéarité de l’écriture, il se désarticule et gagne une

existence plastique ; les figures elles aussi se défont, elles esquissent des parcours, livrent des

rythmes. Les « dessins écrits » présentent ainsi de véritables scènes graphiques où s’élabore, sur la

ruine du dessin et de l’écriture, un nouveau langage ; ils tracent sur la surface blanche de la feuille

Page 43: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

43

une articulation originale de la langue et du corps. Les textes des Cahiers témoignent quant à eux

d’une conscience nouvelle de leur matérialité graphique, tout en participant à ce travail de

démembrement et de remembrement de la langue. Évelyne Grossman a analysé avec précision la

« scène » qu’ils composent et les moyens qu’ils mettent en œuvre pour « inventer une langue qui

s’articule dans tous les sens d’un espace ouvert sur la page »49. S’ils réalisent de la sorte une

opération analogue à celle dont les dessins témoignent, ils sont supposés en revanche prendre corps

dans « le haut plein des voix »50, et l’on sait qu’Artaud les proférait avant de les écrire, à cette

période avancée, et les écrivait bien souvent en vue de les proférer.

En se penchant sur l’imaginaire que déploient les divers poèmes relatifs à son œuvre

plastique, enfin, on découvre avec étonnement que le dessin lui aussi doit sortir de son cadre.

Artaud évoque à plusieurs reprises une scène antérieure au dessin et à l’écriture, qui comprendrait

des gestes et des syllabes proférées : l’artiste se livrerait à une opération magique qui se déroulerait

à la fois dans l’espace du réel et dans celui du surréel. Or l’instant de la création graphique tel

qu’Artaud le figure se révèle être singulièrement proche de la performance annoncée par les

derniers textes qu’il consacre au Théâtre de la Cruauté. Si les essais sur le théâtre ne mentionnent

jamais explicitement le dessin et si les commentaires sur le dessin ne font nulle allusion au théâtre,

ces ensembles poétiques cependant se rejoignent lorsqu’ils décrivent l’artiste ou l’acteur en voie de

se refaire un corps, au point qu’ils paraissent désigner une seule et même scène, située

vraisemblablement hors du temps. Ce télescopage permet de reconsidérer à mon sens le statut des

performances tardives. Celles-ci tendraient à rejouer l’événement expressif, à la façon de rituels

profanes, en ravivant les traces que composent les Cahiers et les « dessins écrits ».

Natacha Allet enseigne actuellement à l’Université de Genève en tant qu’assistante au

Département de Français Moderne, où elle prépare une thèse consacrée à Artaud, sous la direction

de Laurent Jenny. A paraître : « La scène invisible dans l’œuvre d’Antonin Artaud », dans les Actes

du colloque international « Textes en performance », tenu à Genève les 27, 28 et 29 novembre 2003

et Les autoportraits d’Antonin Artaud. Jet, trajet, coll. « Images », La Dogana, Genève, 2005.

Adresse électronique où la joindre :

[email protected]

49

Artaud/Joyce. Le corps et le texte, Paris, Nathan, coll. « Le texte à l’œuvre », 1996, p.194. 50

Antonin Artaud, Projet de lettre à G. Le Breton, 7 mars 1946, in Œuvres complètes, Gallimard, tome XI,

p.187.

Page 44: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

44

L’influence de Baudelaire sur les critiques d’art d’Antonin Artaud

Dora Schneller

Je rédige ma thèse sur l’activité critique d’Artaud : j’analyse ses comptes rendus des Salons,

ses écrits sur la peinture de ses contemporains, les commentaires de ses dessins et son essai sur la

peinture de Van Gogh.

L’activité critique d’Artaud est considérée même de nos jours comme d’importance

secondaire, pourtant la peinture a occupé une place très importante dans sa vie dès ses débuts

littéraires. Dans les écrits sur la peinture s’est déployé petit à petit, comme chez Baudelaire ou chez

Diderot, une pensée esthétique autonome et une conception de l’histoire de l’art. Le travail qui a été

fait par les historiens littéraires et par les historiens de l’art sur l’activité critique de Diderot ou de

Baudelaire n’a pas encore été fait sur l’activité critique d’Artaud.

L’un des thèmes de ma thèse est l’étude de l’influence de l’esthétique baudelairienne sur les

critiques d’Artaud, surtout sur les premiers écrits sur l’art. Artaud a beaucoup aimé Baudelaire et il

a été influencé par lui. L’influence de Baudelaire se manifeste surtout dans ses premiers poèmes,

dans ses comptes rendus et dans les textes écrits durant la période surréaliste. Durant et après

l’internement, cette influence est moins explicite, mais le nom de Baudelaire revient à plusieurs

reprises dans sa correspondance et dans les écrits tardifs.

Artaud ne mentionne pas les critiques d’art de Baudelaire dans son œuvre. Malgré l’absence

de référence à l’œuvre critique de Baudelaire, la composition, le style et certains thèmes des

comptes rendus prouvent qu’il connaissait bien les critiques de Baudelaire et qu’il a été influencé

par eux. Artaud commence à écrire des comptes rendus dans la lignée assez directe de Baudelaire et

d’Apollinaire en choisissant le genre du salon. Ce genre, élaboré au XVIIIème siècle et situé entre

journalisme et littérature, a été renouvelé par Baudelaire. Baudelaire a écrit son premier salon en

1845. Dans ce salon il a distribué son compte rendu en fonction de la hiérarchie classique des

genres picturaux. Entre 1845 et 1846 une mutation de style et de visée s’est opérée. La composition

du deuxième salon obéit déjà à une logique de pensée et à une théorie de la peinture. Le critique ne

se contente plus de décrire les éléments de l’œuvre en visant à l’objectivité, mais elle entretient des

affinités de plus en plus fortes avec le lyrisme. Comme les premiers textes de Baudelaire, les

premiers comptes rendus d’Artaud sont des textes qui sont beaucoup plus proches du journalisme

que de la littérature. Artaud veut avant tout informer et instruire le public. Ses textes montrent

l’influence de Baudelaire non seulement au point de vue du genre adopté ou du style, mais au point

de vue des thèmes abordés aussi. Par exemple dans un écrit intitulé Le peintre le plus représentatif

du génie de la race et le sculpteur Artaud en écrivant sur la notion du génie affirme que son peintre

préféré est Delacroix et la courte analyse qu’il donne sur la peinture française est fortement

influencée par l’esthétique du romantisme et de Baudelaire. Dans le cas des critiques d’art d’Artaud

on peut également parler d’un processus, d’une mutation de style et de visée. Cette mutation se

produit dans les années trente. Les textes d’Artaud s’éloignent du journalisme et deviennent plus

littéraires, plus travaillés Comme pour Baudelaire , pour Artaud l’activité critique se transforme en

un véritable travail d’écriture. Dans ma thèse j’analyse d’une maniéré approfondie quatre textes

importants des années trente : l’article sur la peinture de Balthus, l’essai intitulé Le Théâtre et la

métaphysique qui portait d’abord le titre Peinture, l’étude intitulée « La jeune peinture française et

la tradition », et son article sur la peinture de Maria Izquierdo. Dans ces textes se dessine déjà,

comme dans les écrits sur l’art de Baudelaire, une poétique de la peinture.

Dans certains poèmes des Fleurs du mal, mais surtout dans ses critiques d’art, Baudelaire

élabore la théorie des correspondances. L’influence de la théorie des correspondance se manifeste

dans les poèmes de jeunesse d’Artaud, dans ses écrits sur la peinture et dans ses essais sur le

Page 45: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

45

théâtre. Un poème de jeunesse qui porte le titre « En Songe » se présente comme une réécriture des

écrits de Baudelaire sur les correspondances et comme un hommage à l’auteur du célèbre sonnet.

Dans les écrits sur la peinture, la synesthésie tisse d’un art à un autre des correspondances. Dans ses

critiques d’art, Artaud passe souvent du registre visuel au registre musical, analysant la jeu des

formes picturales comme rythme ou orchestration. On trouve le même processus chez Baudelaire,

qui dans le Salon de 1846, dans un texte intitulé De la couleur en décrivant un paysage au coucher

du soleil définit la couleur comme une mélodie, une symphonie, un hymne compliqué. Sa

description se signale par le recours systématique à des notions musicales. Dans Les Phares il

compare les tableaux de Delacroix à la musique de Weber.

Chez Artaud, la référence à la musique apparaît dès le début des années vingt. Dans un court

texte écrit sur la peinture de Fraye en 1921 il note : « Fraye est une sensibilité qui s’exprime par le

truchement de la toile, un poète, un musicien ».51 A propos d’un tableau d’André Masson il écrit

que « tout l’air est comme une musique figée, mais une vaste, profonde musique, bien maçonnée et

secrète ».52 Du tableau de Lucas van Leyden, Loth et ses filles Artaud dit dans Le Théâtre et son

double qu’il « touche l’oreille en même temps que l’œil ».53 Dans son essai sur Van Gogh, Artaud

appelle les tableaux de Van Gogh des « chants d’origine » et compare Van Gogh à un musicien. Il

ne cherche pas à décrire les tableaux de Van Gogh, mais comme Baudelaire fait pour parler de

Delacroix, il cherche plutôt à en retrouver l’équivalent rythmique et musical.

Un autre point commun entre Baudelaire et Artaud que j’examine dans ma thèse concerne

leur position à l’égard du réalisme en peinture. Baudelaire s’oppose à l’esthétique réaliste qui

triomphe en 1859 et il la critique vivement dans le salon de 1859. Au réalisme il oppose le

supernaturalisme de Delacroix. Artaud critique aussi le réalisme, « la peinture photographie ». Au

réalisme il oppose dans les années trente la peinture de Balthus.

Plusieurs poèmes des Fleurs du mal transposent des tableaux, des gravures ou des statues.

L’étude de Jean Prévost, Baudelaire, Essai sur l’inspiration poétique montre comment le regard

porté sur la peinture, la sculpture, la gravure ou le dessin avait nourri chez Baudelaire l’invention

poétique. La critique a été en effet l’un des foyers de l ‘écriture des poèmes. Plus encore que les

critiques d’art, le travail d’intégration du pictural aux Fleurs du mal a pu servir de modèle pour

Artaud. Plusieurs poèmes en prose et poèmes d’Artaud s’inspirent de la peinture. Dans ma thèse

j’analyse comment la peinture d’André Masson, de Balthus ou de Van Gogh a nourri l’invention

poétique.

Dora Schneller est maître-assistant au Département d’études françaises de l’Ecole

Supérieure Károly Eszterházy en Hongrie. En co-tutelle, elle prépare une thèse sur la critique d’art

d’Artaud à Paris 7 et à l’Université Eötvös Loránd de Budapest, thèse dirigée par Evelyne

Grossman et Judit Karafiáth. Parmi ses derniers articles : « Színház és szürrealizmus. Az Alfred

Jarry színház » in Átváltozások, 2001, numéros 20-21 (texte en hongrois sur le théâtre de Jarry) et

« La figure d’Antonin Artaud à partir du spectacle Histoire vécue d’Artaud-Mômo de Philippe

Clévenot » in Acta Academiae Paedagogicae Agriensis, Actes des quatrièmes journées d’études

françaises, Eger, 2003.

Adresse électronique où la joindre :

[email protected]

51

Antonin Artaud, Œuvres Complètes, Gallimard, Paris, 1980, t II., p. 184. 52

Antonin Artaud, Œuvres Complètes, Gallimard, Paris, 1984, t I., p. 60. 53

Antonin Artaud, Oeuvres Complètes, Gallimard, Paris, 1978, t IV., p. 32.

Page 46: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

46

Artaud, Blanchot et l'écriture d'un corpoèmeprocessus

Clarissa Alcantara

Je suis devant mon sujet de thèse, un concept que je me propose de [in]définir : le

corpoèmeprocessus. Comme mot inventé, je m’en sers en tant que sac à main, une valise, un mot

valise (ou même comme passe-partout, un mot passe-partout, comme une clé qui ouvre plusieurs

serrures). Tandis que comme expérience, il demeure indéterminé. Expérience performante qui

emerge à la surface invisible d’un espace hors discours et hors langage.

Corps, poème, processus. Le corps c’est le propre étant l’impropre ; le poème, un sortilège

corporel que j’éprouve en le laissant se faire; le processus, un acte poématique de déconstruction,

pas destruction mais une construction qui arrive déplacée de son propre centre, créé à partir de la

tension entre sujet et objet dans l’intérieur de ma propre personne mise en acte. « La recherche, dit

Blanchot, serait donc de la même sorte que l’erreur. Erreur, c’est tourner et retouner, s’abandonner

à la magie du détour. L’égaré, celui qui est sorti de la garde du centre, tourne autour de lui-même,

livré au centre et non plus gardé par lui 54 ». Je l’appelle l’acte/processus où le corpoèmeprocessus

apparaît, sans représentation, sans art, sans sujet, à perdre la pensée. On crée une tension et un choc,

parce que le chercheur n’est pas seulement impliqué avec son objet de recherche, arrivé à ce point

il est implanté, enraciné et en risque, créant de cette tension causée par les conditionnements

théoriques et pratiques du processus, l’expression d’un discours bouleversant qui se laisse faire par

accident. J’écris ma thèse à la première personne. Je developpe cette thèse comme un journal que je

ne peux pas nommer intime. L’idée, alors accordée, d’un possible journal-thèse est devenue

l’experiénce détournée d’un journal extime. Discours fendillé en paradoxe, tombant dans

l’aveuglette de celui qui écrit on a le sens de créer la contradiction maudite. Comme Artaud, « je ne

sépare pas ma pensée de ma vie. Je refais à chacune des vibrations de ma langue tous les chemins

de ma pensée dans ma chair » 55 et Bataille me remet [à] la clé occulte de cette expérience:

L’expérience atteint... la fusion de l’objet et du sujet, étant comme sujet non-savoir,

comme objet l’inconnu. Elle peut laisser se briser là-dessus l’agitation de l’intelligence: (...)

rentrer en soi-même au contraire pour y trouver ce qui manqua du jour où l’on contesta les

constructions. « Soi-même », ce n’est pas le sujet s’isolant du monde, mais un lieu de

communication, de fusion du sujet et de l’objet 56

.

Debuté cela fait une vingtaine d’années sous le nom de Théâtre Désessencé (dé-, des-, dés-

élément, du lat. dis-, qui indique l'éloignement, la séparation, la privation ; et essence ce qui

constitue la nature d'un être, opposé à accident, le fond de l'être, la nature intime des choses), cette

expérience se defait de l’idée de la totalité de l’essence et par accident se découvre la pure

extériorité de dedans. On partait de l’expérience de l’ acteur dans l’instant de l’acte. Il y a quelque

chose qui se présente là, mais qui échappe et qui va au-delà de la représentation, rendant l’acteur

anonyme, indépendant, separé et maintenu dans une voie detournée de ce que serait le savoir

« être », puisqu’il n’y a plus une question de l’être et si une question toujours autre, « question de

l’Autre », la plus profonde, laquelle, dit Blanchot, « se dissipe dans le langage même qui la

comprend »57, donc l’être-du-acteur sort de la garde du centre de n’importe quel savoir, étant un

dérouté, un égaré. La présence de l’être-du-acteur est une absence qui là s’expose : peut-être elle,

peut-être lui, peut-être nous, n’importe quel moi. Le « moi » ce n’est pas le mien. Alors, qu’est-ce

54

Maurice Blanchot. L’entretien infini, Gallimard, 1969, p. 36. 55

Antonin Artaud. « Position de la chair », La Nouvelle Revue Française, déc., 1925 p. 681. 56

Georges Bataille, L’expérience intérieur, Gallimard, 1954, p. 21. 57

Maurice Blanchot, L’entretien infini, op. cit., p.23

Page 47: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

47

qui existe là ? C’est l’autre qui vie en reflet de moi en train de me dire : « c’est toi qui doubles, c’est

toi le double, et non pas moi » (...) , pourquoi ce double et cet écho ? Pourquoi un double et un

écho, pourquoi un vide, pourquoi un plein ? Qui a fait les catégories, les êtres, les déterminations ?

sinon ce double et cet écho ? »58. Une question qui veut se maintenir absolument comme telle et

c’est dans cette expérience du non-savoir que le Théâtre Désessencé demeure, résolument.

Mais c’est le souffle d’Artaud qui élargit comme un double chaque pli de ce corpsécriture, ça

je l’éprouve comme une opération à coeur ouvert: « Je connais un état hors de l’esprit, de la

conscience, de l’être, et qu’il n’y a plus ni paroles ni lettres, mais où l’on entre par les cris et par les

coups. / Et ce ne sont plus des sons ou des sens qui sortent, plus des paroles mais des CORPS »59.

Ainsi, comme énonce Artaud, on fait « l’exercice d’un acte dangereux et terrible » où « la

transformation organique et physique »60 est visible et palpable dans le corps et dans le discours à

la fois. Le dis-cursus, duquel parle Blanchot, « cours désuni et interrompu », imposant l’idée de

fragment comme cohérence61 et, en même temps, un « discorps », comme indique Évelyne

Grossman dans L’aliéné authentique : « corps et discours intriqués, discordance et accords »62 .

Le corpoèmeprocessus c’est un corps toujours en train de se faire et jamais parvenant à l’état

d’achèvement, où la pureté intégrale que cherche le corps d’Artaud se trouve exactement dans le

flux du processus permanent de discontinuité. Un corps qui est la substance physique, existant dans

la structure indéterminée et indéfinie d’un poème désormais sans plus de paroles, faite de muscle et

poussé pour le rythme du souffle, avec cette « sorte de musculature affective qui correspond à des

localisations physiques des sentiments »63.

Et qui dit sentiment dit pressentiment, c’est-à-dire connaissance directe, communication

retournée et qui s’éclaire de l’intérieur. Il y a un esprit dans la chair, mais un esprit prompt comme la

foudre. Et toutefois l’ébranlement de la chair participe de la substance haute de l’esprit.64

Pas de lui, pas d’elle, c’est en moi que l’autre vit et apparaìt dévoilé comme la vérité

inconnue. Beaucoup plus radicalement que quand je m’emprunte un « il », un « elle », un « on ».

Le « moi », cru et terrifiant vient pour être l’extrémité de la limite par celui qui parle, le moment où

j’éprouve en moi-même l’autre que je suis. Cette « irréductible secondarité, origine toujours déjà

dérobée »65 , comme écrit Derrida, laquelle se découvre le sujet parlant. Ce « dérobement » duquel

parle Derrida, c’est ce qui permet la possibilité de l’expérience d’un corpoèmeprocessus qui n’a

d’autres fins qu’elle-même. C’est dans le bouleversement de ce corps-là poussé à l’extrême de sa

faiblesse et de sa fatigue, exténué dans le vide de soi-même, que je me demande : qui est l’autre que

le « je » est ? Dans l’acte/processus tout se défigure. Si, il y a un autre, à la fois “mâle et femelle,

expansif et attractif, positif et negatif”, peut-être l’origine sans l’origine du « androgyne, équilibré,

neutre »66.

Mais ce que j’écris n’est jamais ce que j’écris, même si il m’est nécessaire d’écrire pour ne

pas perdre ce qui se dés-écrit, c’est-à-dire, la parole qui ira se défaire dans le corps en d’autre

espace qui est aussi de l’écriture.

58

Antonin Artaud, Œuvres Complètes, Suppôts et suppliciations, Gallimard, 1978, p. 70. 59

Antonin Artaud, Œuvres Complètes, Suppôts et Suppliciations, op.cit., p.31 60

« Le théâtre et la science », in L’Arbalète, n. 13, été 1948. In : Évelyne Grossman. L’aliéné authentique.

Farrago, Tours, 2003, p. 28 61

Maurice Blanchot, L’entretien infini, op. cit., p. 2. 62

Évelyne Grossman, op. cit., p. 28. 63

Antonin Artaud, Œuvres Complètes, Le théâtre et son double, Le théatre de Séraphin et Les Cenci,

Gallimard, 1978, p. 125. 64

Antonin Artaud, « Position de la Chair », op. cit., p. 681. 65

Jacques Derrida, « La parole soufflée », in L’écriture et la différence, Seuil, 1967, p. 264. 66

Antonin Artaud, Œuvres Complètes, Le théâtre et son double, Le théatre de Séraphin et Les Cenci, op. cit., p.

128.

Page 48: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

48

En co-tutelle, Clarissa Alcantara prépare une thèse sur le « Théâtre Désessencé » et le

« corpoèmeprocessus » à l’Université de Santa Catarina au Brésil et à Paris 7, thèse dirigée par

Alckmar Luis dos Santos et Christophe Bident. Parmi ses publications (livre et articles) : la pièce de

théâtre Hermafrodito (Pelotas/RS, 1990), « No Interior da Cena Antes da Missa » in Annuaire de

Littérature, Florianópolis/SC, 2001 et « A teatralidade do ato poético: uma inscrição do

poema/processo no espaço » in Cahier de résumés du Congrès International : Brésil 500 années de

decouvertes littéraires, Universidade de Brasília, Braília/DF, 2000.

Adresse électonique où la joindre

[email protected]

Page 49: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

49

.

Page 50: Travaux en cours n°1

travaux en cours, n° 1, octobre 2004 ________________________________________________________________________________

50

Table des matières

Journée doctorale sur Blanchot, co-organisée par Christophe Bident (7 novembre 2003)

Emmanuelle Ravel

De la dialectique négative chez Blanchot et Adorno ------------------------------------------------- p. 3

Eric Hoppenot

Maurice Blanchot et l’interdit de représentation, ou combattre les images ----------------------- p. 5

Sylvain Santi et Jonathan Degenève

Bataille et Blanchot après coup ------------------------------------------------------------------------- p. 6

Arthur Cools

Vers une approche du différend entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas ----------------- p. 10

David Uhrig

La dimension du subjonctif dans Aminadab de M. Blanchot --------------------------------------- p. 12

Kai Gohara

« Il y a » de l’image ou le pied de Catherine Lescaut ------------------------------------------------ p. 14

Aïcha Liviana Messina

C’est donc bien moi… L’indiscrétion du Dernier homme ------------------------------------------ p. 16

Mathieu Bietlot

Blanchot et Hegel : l’impossibilité d’en finir --------------------------------------------------------- p. 18

Thomas Regnier

De Zarader à Blanchot ----------------------------------------------------------------------------------- p. 20

Benoît Vincent

A l’instant -------------------------------------------------------------------------------------------------- p. 22

Journée doctorale sur Beckett, co-organisée par Evelyne Grossman (6 mai 2004)

Lorraine-Soëli Heymes

La question de l’irreprésentable et la transcription des troubles narcissiques

dans Quad et autres pièces pour la télévision -------------------------------------------------------- p. 27

Chiara Montini

Les étapes de l’œuvre bilingue de Becket ------------------------------------------------------------- p. 29

Thierry Guérin

Le dernier péché contre l'échec de la parole :

l'hypothèse d'une incantation dans la dernière trilogie beckettienne ------------------------------- p. 31

Jonathan Degenève

Le générique du Film de Beckett ----------------------------------------------------------------------- p. 33

Journée doctorale sur Artaud, co-organisée par Evelyne Grossman (7 mai 2004)

Lorraine Dumenil

Artaud et Michaux : le déplacement des activités créatrices ---------------------------------------- p. 37

Sylvain Tanquerel

Métamorphoses des figures du féminin dans les Cahiers de Rodez d’Antonin Artaud --------- p. 40

Natacha Allet

La performance à la galerie Pierre ---------------------------------------------------------------------- p. 42

Dora Schneller

L’influence de Baudelaire sur les critiques d’art d’Antonin Artaud ------------------------------ p. 44

Clarissa Alcantara

Artaud, Blanchot et l'écriture d'un corpoèmeprocessus ---------------------------------------------- p. 46