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TROIS TRADUCTIONS DU CONTE RUSSE D'AFANASSIEV : KOLOBOK par Elisabeth Cardaz * Pas moyen de sortir de nos onomatopées originelles. Il faut donc y entrer. F. Ponge : La Fabrique du pré J e me propose d'étudier dans cet article les traductions en français de Kolobok, le célèbre petit conte populaire russe fixé par écrit au XIXe siècle par Afanassiev. Le choix m'en a été dicté par l'extrême simplici- té du texte et par le grand nombre de tra- ductions dont il a fait l'objet. Un autre fac- teur important est entré en ligne de compte : le conte en russe (dont il n'existe pas de variantes) a fait l'objet de plusieurs réédi- tions, savantes ou destinées aux enfants, sans subir aucune modification : ni dans le texte, ni dans la mise en pages 1. Se voit ainsi d'emblée écartée toute hésitation quant au texte d'origine dont ont pu partir les traduc- teurs, et ce d'autant plus qu'à la différence de ce qui se produit souvent pour d'autres contes, celui-ci ne semble pas avoir transité par des traductions en d'autres langues. La confrontation des textes français avec le texte russe se présente donc, on le voit, comme un travail objectivement possible et relativement aisé. Pourtant, en étudiant les différents textes issus de « l'épreuve de l'étranger » 2 , on s'aperçoit vite qu'on ne peut s'en tenir à l'abstraction d'un tel cadre théorique et ignorer en particulier la réalité éditoriale dans laquelle ces traductions ont été conçues. Le fait en particulier que les contes populaires aient d'abord paru dans des éditions illustrées destinées aux enfants n'est pas indifférent quand on sait les enjeux * Maître de conférences de Littérature comparée - Université d'Angers. (1) Editions en russe : - « Naouka » (édition de l'Académie des Sciences), Moscou, 1984. - « Edition d'art », Moscou, 1979. L'illustratrice, Tatiana A. Mavrina, a reçu, en 1976, du Comité International des livres pour enfants, la médaille « Hans Christian Andersen ». Une autre édition, plus sommaire, pour enfants, avait paru en 1961. (2) Antoine Berman : L'Epreuve de l'étranger, Gallimard, 1984. 76 / LA REVUE DESLIVRES POUR ENFANTS

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TROIS TRADUCTIONSDU CONTE RUSSED'AFANASSIEV :

KOLOBOKpar Elisabeth Cardaz *

Pas moyen de sortir de nos onomatopées originelles.Il faut donc y entrer.

F. Ponge : La Fabrique du pré

J e me propose d'étudier dans cet articleles traductions en français de Kolobok,

le célèbre petit conte populaire russe fixépar écrit au XIXe siècle par Afanassiev. Lechoix m'en a été dicté par l'extrême simplici-té du texte et par le grand nombre de tra-ductions dont il a fait l'objet. Un autre fac-teur important est entré en ligne de compte :le conte en russe (dont il n'existe pas devariantes) a fait l'objet de plusieurs réédi-tions, savantes ou destinées aux enfants,sans subir aucune modification : ni dans letexte, ni dans la mise en pages 1. Se voit ainsid'emblée écartée toute hésitation quant autexte d'origine dont ont pu partir les traduc-teurs, et ce d'autant plus qu'à la différence

de ce qui se produit souvent pour d'autrescontes, celui-ci ne semble pas avoir transitépar des traductions en d'autres langues. Laconfrontation des textes français avec letexte russe se présente donc, on le voit,comme un travail objectivement possible etrelativement aisé. Pourtant, en étudiant lesdifférents textes issus de « l'épreuve del'étranger » 2, on s'aperçoit vite qu'on nepeut s'en tenir à l'abstraction d'un tel cadrethéorique et ignorer en particulier la réalitééditoriale dans laquelle ces traductions ontété conçues. Le fait en particulier que lescontes populaires aient d'abord paru dansdes éditions illustrées destinées aux enfantsn'est pas indifférent quand on sait les enjeux

* Maître de conférences de Littérature comparée - Université d'Angers.(1) Editions en russe :- « Naouka » (édition de l'Académie des Sciences), Moscou, 1984.- « Edition d 'art », Moscou, 1979. L'illustratrice, Tatiana A. Mavrina, a reçu, en 1976, du ComitéInternational des livres pour enfants, la médaille « Hans Christian Andersen ». Une autre édition, plussommaire, pour enfants, avait paru en 1961.(2) Antoine Berman : L'Epreuve de l'étranger, Gallimard, 1984.

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idéologiques, éducatifs, culturels, qu'accuseune telle destination. Ceci dit, la vie édito-riale elle-même compte avec le hasard descirconstances et des rencontres ; la façondont une œuvre étrangère entre dans unpays et y fait souche dépend en dernier res-sort des personnes et de leur position subjec-tive.

C'est pourquoi je commencerai cetteétude par l'examen de la première versiondu conte parue en France, dont on verra lerôle qu'elle a pu jouer sur les traductionsultérieures.

La version de Natha Caputo

Lorsqu'en 1950 le Père Castor éditeRoule Galette, le nom d'Afanassiev ne figurepas sur le Uvre. Le lecteur découvre le nomde Natha Caputo (alias Nathalie Bernstein),associé à celui de Pierre Belvès dont les illus-trations inégalées ont leur part dans le suc-cès de la collection. Natha Caputo a-t-elletraduit le conte ? L'a-t-elle adapté ? L'édi-teur n'en dit mot. L'album porte la mention :« raconté par ». Ces quelques faits sont révé-lateurs du mode de réception dont les contesétrangers, et russes en particulier, ont long-temps fait l'objet. L'omission du nomd'Afanassiev, le « Grimm russe », relève detout un contexte littéraire -tant russe quefrançais - qu'il serait trop long d'évoquerici. Le passage du petit conte, en revanche,concerne directement notre propos.

Parlant le français comme elle parle lerusse, et racontant de mémoire, Natha

Caputo a transféré le conte d'une languedans l'autre, d'une culture dans l'autre,comme si la chose allait de soi. Le texte seprésente comme ce qu'on pourrait appelerune « adaptation naturelle », il ne donneaucun accès au travail qui s'est fait ni nelaisse même soupçonner qu'il y ait pu enavoir un. C'est bien parce qu'il s'agit d'unconte qu'une telle opération a été possible.Apparaissant sous le signe de la traditionorale, il semble avoir simplement obéi à la loidu genre qui autorise l'adaptation et en faitmême une règle. En fait, l'adaptation s'estdélestée d'un nombre impressionnant d'élé-ments narratifs propres au récit russequ'elle compense à peine par quelquesajouts, et met en revanche exceptionnelle-ment en valeur certains traits caractéris-tiques de son organisation orale.

On voit notamment disparaître la suitedétaillée des termes qui dessinent la trajec-toire de la Galette de l'appui de la fenêtrejusqu'au portillon du jardin. On voit demême s'inverser le mouvement qui fait serapprocher les deux protagonistes à la fin durécit : c'est le renard qui se rapproche defaçon de plus en plus inquiétante, et laGalette qui prend l'initiative finale de sautersur son « nez » au lieu que, dans la versionrusse, c'est la Galette, toute enjôlée par lediscours du renard et comme séduite par sapropre chanson - à laquelle il dit si bien prê-ter l'oreille - qui se plie, bond par bond (surle « museau » puis sur la « langue ») auxinjonctions du renard qui, dans tous les cas,

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n'en fera qu'une bouchée. L'effet immédiatde ces transformations saute aux yeux.L'opposition lentement élaborée et si bientranchée entre le dedans et le dehors ne tientplus qu'à un fil, la relation qui pouvait s'éta-blir entre reconnaissance de l'espace inté-rieur (évoqué par la voix du conteur), etexploration de la configuration singulière del'autre (donnée « en direct » dans le « dia-logue » du renard avec la Galette) disparaîttotalement.

Il en va de même avec le retournementsuperbe du mouvement d'éloignement et defuite en un mouvement de rapprochement auralenti jusqu'à disparition dans la gueule decet « autre ». Avec la raréfaction des élé-ments signifiants du récit, c'est toute sarichesse combinatoire ouverte au jeu et àl'imaginaire qui est mise à mal en mêmetemps que sa portée symbolique.

Je n'irai pas plus avant dans le relevé etle commentaire des fantaisies adaptatives dece texte. Elles ne nous enseignent rien debien neuf sur les effets produits par les sim-plifications systématiques qui sont monnaiecourante dans les adaptations pour enfants.Je laisse le lecteur poursuivre l'enquête etlui signale simplement qu'il aura la surprisede retrouver ces « fantaisies » - quasiinchangées - dans la dernière en date destraductions françaises 3.

La version de Natha Caputo nous inté-resse beaucoup plus sous l'autre angle que

nous avons dit. Si appauvri en soit le texte,cette version en effet, tient. Elle tient beau-coup mieux que la traduction susnomméequi a pourtant introduit plusieurs correc-tions, et, paradoxalement, mieux peut-êtreque la traduction de Lise Gruel Apert, plusexacte, mais moins attentive. D'où vientcette étrangeté ?

En l'absence d'une quelconque référenceexplicite à un récit antérieur, celui de NathaCaputo semble ordonné par une intuitionremarquable des formes de l'attente de sontrès jeune auditoire de lecteurs.Son texte tient tout entier dans une tramenarrative élémentaire certes mais qui fait unavec la structure mélodique et rythmiquedans laquelle il se coule. A l'instar du conterusse, le conte français scande la langue et lafait chanter : « Comme tu es ronde, commetu es blonde ! » dit le renard. Et la galette :

« Je suis faite avec le bléramassé dans le grenier.On m'a mise à refroidirMais j'ai mieux aimé courir ! »

Quatre vers de sept pieds rimant deux àdeux : une vraie comptine. Mais NathaCaputo n'a surtout pas eu peur des répéti-tions, la bête noire des traducteurs, commeon le verra. Elle tend plutôt à les renforceren retranchant en particulier de la randon-née cumulative ce qui l'allonge, l'anime et ladifférencie à mesure. La chanson devient

(3) Dans Mâcha et l'Ours, Bibliothèque Rouge et Or, 1989.

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strict refrain, bref, immuable. La lettre aperdu au profit de la voix. La répétitionmélodique se trouve en outre amplifiée parune mise en pages remarquable : le refrainse retrouve toujours au même endroit au fildes pages et la phrase qui suit le refrain estcoupée de telle sorte que ne figure sur lapage que son début, toujours identique :« Et elle se sauve si vite, si vite » ; la pagetournée, on peut lire le nom de l'animal :qu'on ne voit plus !

On saisit là sur le vif ce qui fait vraimenttenir le texte : l'image visuelle en épouse lescadences et le scande à son tour. De là à voirl'écrit comme accessoire, il n'y a pas lointant il est vrai que l'histoire est déjà pleine-ment lisible sans lui. Ce pas, je ne le feraipas. Je me prends plutôt à penser que dansleur pays natal les contes russes ont aussivoyagé en leur temps sous forme de gravuresnaïves numérotées et judicieusement par-lantes : les fameux loubki. Dans l'album duPère Castor, l'empreinte russe du conte estcertainement passée du côté des images 4.

Cet immense détour pour donner lamesure, et bien la prendre moi-même, de lacomplexité dans laquelle se tient la questionde la traduction des contes. Pris entremusique et image, quelle importance accor-dera-t-on à leur texte ?

Les traductionsLaissant de côté les illustrations, considé-rons les traductions. J'en ai retenu trois,très différentes. Kolobok, le petit pain rond,traduit par Christophe Glogowski (Ipomée,1984), c'est la seule qui soit illustrée et cedans la même, optique que Roule Galette.« La Petite galette ronde », publiée dans lerecueil des Contes populaires russesd'Afanassiev, traduits par Lise GruelApert(Maisonneuve et Larose, 1988, Tome I). Et« Le Petit pain tout rond », traduit parHarold Lusternik paru dans Contes popu-laires russes (édition soviétique « Radou-ga », 1984).

Les titres et la langueEt d'abord un mot sur les titres et la

langue.De ces noms, lequel égale en vitesse celui

de Kolobok ?Le premier, en deux temps, suit plutôt le

rythme d'une promenade ; le second meparaît bien placide ; le troisième démarrelentement et fait un bond ! L'adverbe« tout » réveillant « tit » met en branle « pe »et « pain », et « rond » effectue le bond.L'artifice de cette démonstration n'échappe-ra à personne, sa seule utilité est d'indiquerque ce qui s'opère difficilement en français

(4) Claude-Anne Parmegiani : Les Petits français illustrés, 1860-1940, Editions du Cercle de laLibrairie, 1989.

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dans cet exemple ne cesse de se produiredans le maniement populaire de la langue :comme si sans arrêt le récit rappelait qu'ilétait, autant qu'une histoire, un travail poé-tique aux prises avec la langue. La traduc-tion de Glogowski parvient à maintenir unpeu de cet effet de répétition et heurt dyna-mique en conservant le plus possible lesrépétitions de mots.

Celle de Lusternik, en créant des rimes de-cide-là.Ces effets de langue affectant à tout instantl'allure du texte, si j 'arrive à en dire parfoisun mot, ce sera une chance.

Passons au texte du conte.M'inspirant d'un article de Kundera •>,

je partirai d'un court extrait que je citeraidans toutes ses traductions. Dans le com-mentaire que j 'en ferai, j'élargirai librementmes remarques à d'autres passages.

Christophe Glogowski : « tout à coup, ilroule de l'appui de la fenêtre sur le banc, dubanc sur le plancher, puis jusqu'à la porte.Il saute par-dessus le seuil, le voilà dans levestibule, le voici dans l'entrée, le voilà dansla cour. Il franchit le portail. Plus loin, tou-jours plus loin. Encore plus loin. »

Lise Gruel Apert : « tout à coup, elle semit à rouler. Toujours roulant, la voilà surle banc, puis sur le plancher et bientôt prèsde la porte ; alors, elle franchit le seuil d'un

' ' *̂ *'

bond, se retrouva sur le perron et traversala cour jusqu'au portail. La voilà qui passele portail et qui prend la clé des champs. »

Harold Lusternik : « puis le voilà quiroule, de la fenêtre sur le banc, du banc surle sol, du sol à la porte, il saute par-dessusle seuil dans l'entrée, passe de Ventrée surle perron, descend dans la cour, franchit laclôture et s'en va dans la nature. »

Autour des mots « intraduisibles »« siéni » : « l'entrée »

La galette traverse la maison : la grandepièce jusqu'« aux portes », dit le russe, (uneporte à double battant), puis - ni entrée, nivestibule à proprement parler - cet espacefermé qui donne sur le perron ou directe-ment sur l'extérieur et qui empêche surtoutle froid d'entrer dans l'autre pièce quand onvient de l'extérieur. C'est le seul mot dutexte sur lequel les traducteurs butent. C.G.le redouble (« vestibule » puis « entrée »).L.G.A. le laisse tomber, seul Lusternik s'yretrouve. Qui s'en étonnerait ? il traduitpour des enfants russes qui apprennent lefrançais, soit des enfants pour qui la valeurréférentielle du mot ne se pose pas : en fran-çais ou en russe, il les renvoie à leur propremonde.

La même disparité de traduction carac-térise le nom de l'objet dont la vieille femmese sert et celui de l'endroit qu'elle explore.

(5) Milan Kundera : « Une phrase », in : L'Infini, n°35, Automne 1991.

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« krylychko » : « petite aile » et « soussié-ko » : « grenier »- Elle prend une « plume » ou une « ailed'oie » et balaie le « garde-manger » (C.G.)- un « grattoir », racle « la boîte », « retour-ne le sac » et ne va nulle part (L.G.A).- elle prend un « plumeau », gratte le fonddu coffre, balaie le « grenier » (H.L).

A confronter ces deux séries d'exemples,on voit déjà comment chaque traductionrègle l'introduction dans la culture d'accueilde ce qui lui est étranger :L.G.A. chaque fois, passe outre la mentiondu lieu spécifique et, la deuxième fois, y sub-stitue une autre donnée, propre au champculturel connu (le sac de farine) ; enfin elle« adapte » l'aile qui devient grattoir. C.G. etH.L. qui avaient en commun « l'entrée », nesont pas d'accord, cette fois, sur l'espacedomestique concerné mais conservent àl'objet en litige sa proximité avec l'oiseau :C.G. le rapproche de la nature (aile d'oie etplume), H.L. l'instrumentalise (plumeau).

Ce point de vue, linguistique et culturel,envisage la traduction de l'extérieur, en cesens qu'il traite le texte comme s'il était unmessage chargé de nous livrer un certainnombre de consignes ou d'informations.Ce qu'un conte - évidemment - n'est pas,même s'il peut nous fournir les informationsles plus riches qui soient sur une société etune culture donnée. C'est bien pourquoi,dans le deuxième exemple, le « message » atant de mal à se constituer.

D'où vient tant de discorde, en effet,autour de « krylychko » ?

D'un détail : à la vieille qui disait ne pasavoir de farine, le vieux a dicté gestes etlieux (gratter la boîte, balayer le grenier) iln'a pas parlé d'outil ; poursuivant le récit, leconteur va reprendre mot pour mot lesparoles du vieux, mais avant, il ajoute :« elle prit une petite aile » (mot à mot).Aucun lien explicite n'établissant la relationentre cet objet et les gestes à accomplir, laplace est ouverte à toutes les supputations etinterprétations : pour les uns, le même outilsert aux deux tâches, pour les autres, il sert*à l'une ou à l'autre, mais dans ce cas, pour-quoi la vieille n'en a-t-elle pris qu'un ?Chaque traduction - on l'a vu - résout leproblème à sa façon.

Mais on voit aussi qu'à faire porter ledébat sur la nature et l'usage précis de cetobjet, on tourne le dos à une autre questionqui se pose : pourquoi le récit est-il ainsitourné qu'il empêche de situer cet objet ? Acette question, pas de réponse non plus.Déplaçant notre regard, elle nous permet deremarquer, en revanche, que c'est sa men-tion, unique, et à la place où elle vient dansle texte, qui brise et module autrement lasymétrie construite par ailleurs entre levieux et la vieille.

L'option de Glogowski qui insère la men-tion de l'objet dans le discours du vieuxremanie le dispositif rhétorique, et referme,semble-t-il, la porte entr'ouverte, en réta-blissant un ordre logique, compréhensible.

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A vrai dire, il préserve un écart -et donc uneonce d'énigme- en usant sans raison appa-rente de deux termes (d'abord « l'ailed'oie », puis la « plume »). D'une opérationaussi subtile, on pourrait dire qu'elle tra-vaille à la lisibilité du texte, ce qui est diffé-rent de le réduire à un texte lisse dont l'his-toire ne ferait plus appel qu'auxreprésentations de l'imaginaire, ou renver-rait à l'univers déjà connu.

On voit pourquoi le traducteur doitredoubler de vigilance devant ce qui est obs-cur dans un conte : ce sont ces obscuritésprécisément, ces hiatus, qui éclairent un peule texte : du dedans.

D'une façon générale, si le conte pose unpiège au traducteur c'est qu'il fait la part sibelle aux représentations du monde réelqu'il en fait oublier la frontière entre deuxmondes : celui de la réalité concrète et celuidu rêve. Le danger qui guette alors le tra-ducteur est de s'emparer de passages parti-culièrement proches du registre de la réalitéet d'en forcer à ce point la charge de concré-tude que l'énoncé en cause quitte inopiné-ment la narration à laquelle il est devenuhétérogène pour devenir un fragment auto-nome, d'un tout autre registre.

Tel est le sort du passage décrivant lafabrication de la galette. Le mot litigieux enrusse est :

« masslo » qui signifie aussi bien « beur-re » que « huile ».Voilà les trois traductions :C.G. « Elle pétrit la farine avec de la crème

fraîche, elle fait cuire la pâte dans du beur-re. » On ne peut souhaiter aussi parfaitdépouillement : c'est celui du texte russe.L.G.A. « Elle les mélangea (les poignées defarine) à la crème, fit frire le tout dansl'huile chaude » : le style a versé dans larecette de cuisine.H.L. « Elle pétrit la pâte avec un doigt decrème, l'enduit d'un soupçon de beurre, faitcuire le pain (...) ». Ici aussi Fart culinaireest à l'honneur mais c'est le beau parlerd'antan qui se met à son service. On croitentendre la langue de Perrault et celle deBrillât Savarin. Son goût de la langue fran-çaise, le traducteur veut le faire partager àses jeunes lecteurs (russes, rappelons-le). Ilveut la leur enseigner dans ses formes lesplus délicates, les plus particulières et s'yingénie tant qu'il en « rajoute » et débordeun peu l'usage (car qui, jamais, a « enduit »une pâte d'un « soupçon » de beurre ?)Voilà les petits enthousiasmes qui déportentparfois un court instant le texte. Multipliés,ils colorent la traduction, la signent.

Verbes et appellations despersonnages

Le conte populaire ignore le lyrisme, etla description pour elle-même, il narre desfaits, des actions, et fait entendre desparoles. C'est pourquoi sont si décisifs, d'uncôté, les verbes, et de l'autre, la façon denommer les personnages qui diffère selonqu'il s'agit de leur nomination par le conteurou de leur façon de s'appeler lorsqu'ils

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s'adressent l'un à l'autre.Deux exemples concernant les verbes.La sortie hors de la maison repose sur deux

verbes : le pain roule de la fenêtre, franchitle seuil. Tout le reste est trajectoire parcou-rue. A l'exception de celle de Glogowski, lestraductions, par surcharge, déplacentl'accent de l'espace sur le personnage enmultipliant les verbes (six dans chacune :L.G.A. : roule, franchit, se retrouve, traver-se, passe, prend la clef des champs.H.L. : roule, saute, passe, descend, franchit,s'en va.). Par surcharge ? Ou pour traduirepar un verbe ce qui est exprimé en russe parle jonglement des prépositions adéquates(beaucoup plus diversifiées qu'en français)jouant avec la répétition systématique dechaque lieu nommé ?

Pas de traduction sans choix et perte : c'estune condition de vie. Les choix nécessaire-ment ordonnent différemment les inflexionsdu texte.

Second exemple. Plus aigu. Il s'agit durenard. Il vient de s'exclamer sur la beautéde la chanson, redouble de compliments ettermine par l'ultime invitation : « assieds-toi, s'il te plaît, sur mon museau et chanteencore une fois. Seulement un peu plusfort. » (Glogowski).Et voilà l'instant important : dans le premiertexte on lit : « dit la renarde et elle tire lalangue ». Dans les deux autres : « dit lerenard en tirant la langue ». Dans un cas ondistingue les deux actes (parole et geste), lepersonnage est présentifié pour chacun,

deux temps sont marqués ; dans les autres,l'instant entre entendre et voir est suppri-mé ; sans confondre, on associe si étroite-ment que... allez donc essayer d'énoncer lamoindre parole en « tirant la langue » ! Dansle conte populaire de tradition orale, l'énon-ciation n'est pas une théorie, elle touche au

corps

Préalable aux appellations :le genre des noms, soit le sexedes personnages

Pourquoi « renard » ici, « renarde » là ?« Lissa » en russe est du genre féminin maisdésigne le renard. Donner la préférence à lamarque distinctive inscrite dans la langue ?Ou s'en tenir au nom de l'animal ? Dans uncas, on souligne la différence sexuelle entreles deux protagonistes (le petit pain et larenarde), mais surtout, on distingue le der-nier animal des trois autres (tous désignéspar des noms masculins dans les deuxlangues). La distinction est-elle essentielleici ? Elle induit une différence marquée dessexes là où l'animal du conte - renard ici,loup-grand mère sous nos cieux - incarneplutôt une figure encore mal différenciée dela sexualité. En revanche, le conte fait appa-raître de façon beaucoup plus nette la confi-guration du désir dans le champ de la parole.

Les appellations y sont soumises à unedistinction capitale : le conteur, qu'il intro-duise les personnages ou les mentionne dansson récit, peu importe combien de fois,observe une parfaite neutralité ; lièvre,

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loup, ours, renard(e) : leur nom, jamais unadjectif, jamais un commentaire. Il en va demême pour tous les personnages.

A l'inverse, dans les dialogues, les per-sonnages font entendre leur relation subjec-tive à l'autre - « ne me mange pas, gentillièvre bigle ! » ; « non, lièvre bigle (...) » ;« ne fais pas ça, mon levraut ! » et, pareille-ment, à chaque nouvelle rencontre :

- « Toi me manger, lourdaud velu ! » ;« crois-tu pataud, que je ne t'échapperaipas ? » ; « Toi lourdaud, ne m'auras pasnon plus ! »

Toutes les traductions rendent compte de cetécart.

La chanson pose un problème particu-lier : narration ou adresse ? Elle participedes deux. Les traducteurs poursuivent leplus souvent sur leur lancée et conserventaux mots énumérés, leurs qualificatifs et leurforme d'apostrophe. Seul Glogowski, décidé-ment attentif à la facture du récit, préservela distinction entre paroles du dialogue etchanson, cette forme exigeant, on va le voir,de grands ménagements.

De la répétition

Présente au niveau de toutes les unitésdu récit, au niveau des sons, des mots, desphrases, des séquences, comme un principeactif de narration, elle est inséparable de lacésure qui structure véritablement le récit.Dans le flot de ce qui progresse selon le prin-cipe de proximité, ou de ressemblance, etparfois d'opposition, la répétition trace des

lignes, dessine des directions mais le récit netrouve son cadre, ne prend son sens, queparce qu'il y a la césure.Régulièrement, au cours du conte, de l'inat-tendu survient qui suspend la répétition etmodifie l'ordre des choses. A partir de là,tout change. Le moindre faux pas dans latraduction prend alors la dimension d'unprodigieux non-sens. Deux exemples :

Si le renard dit : « Bonjour, petit painrond ! Comme tu es mignon ! », le petit painrond ne peut que répercuter ce changementen bouscidant à son tour quelque chose dansla répétition de sa formule finale.Mais le traducteur peut somnoler. Comme ona entendu :

« Crois-tu, levraut, que je net'échapperai pas ? » (...)« Crois-tu, loup gris, que je net'échapperai pas ? » (...)« Crois-tu, pataud, que je net'échapperai pas ? » (...)

On entend :« Crois-tu, renarde, que je net'échapperai pas ? » (...) (L.G.A.)

Ou encore, selon l'autre formule rodée :« Toi, [adresse] ne m'auras pas nonplus ! » (H.L)

Ou bien, il a entendu le petit pain inventer,improviser :

« J'ai échappé au lièvre. Quant àtoi, loup, adieu ! (...)« j'ai échappé au loup. Quant à toi,ours, adieu ! (...)

84 / LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

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« Quant à toi, renarde, je t'échappe-rai comme toujours. » (C.G.)

Merveilleuse fanfaronnade. Le texte s'ouvrede plus en plus, de l'intérieur ; le récitapproche de son terme.

Second et dernier exemple : méditationsur un terme.texte x : « Miam-miam » (se régaler)texte y : « Ham ! » (avaler d'un coup, fairedisparaître)

Ou comment une répétition peut effacerune métaphore.

Au terme de cette étude, je voudrais pré-ciser ceci : si parfois a pu percer le ton d'uncenseur, jugeant les traductions, c'est unpeu déformation professionnelle. Je n'ai pasvoulu juger les traductions mais les étudierpour comprendre grâce à elles les problèmesque pose la traduction en français d'unconte comme celui-ci et, au-delà, la traduc-tion des contes populaires russes et peut-être, plus généralement, des contes. Qu'ellessoient d'une exactitude et d'une rigueur

variable, c'est un fait. Là n'est pas l'essen-tiel. Si je suis arrivée à donner une idée dutravail passionnant et difficile qu'est celuidu traducteur, une idée de l'intérêt prodi-gieux du folklore, je le dois pour une part àce que m'ont appris ces textes. Pour moi, lestraductions sont inséparables de leursauteurs qui m'ont appris chacun une choseparticulière : Lise Gruel Apert, le dangerd'esquiver les difficultés, Lusternik, com-ment, dans une visée inhabituelle, on peuttransposer un conte dans un autre code cul-turel, Glogowski, comment inventer desmoyens pour transcrire une œuvre étrangèreet son intime étrangeté. •

Références- François Flahault : « Barbe-Bleue et ledésir de savoir », in Ornicar, n°17/18,1979.- François Flahault : L'Interprétation descontes, Denoël, 1988.- Georges-Arthur Goldschmidt : QuandFreud voit la mer, Buchet/Chastel, 1988.

Mais, HAM !... le renard l'avait mangue.

Les illustrations de cet article sont extraites de l'album Roule Galette, illustré par Pierre Belvès auxéditions du Père Castor.

N° 145 PRINTEMPS 1992/85