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Un cadre conceptuel de la Capture organisationnelle dans le secteur public
César Garzon, ENAP & Nicolas Y. Dakey, ENAP
Résumé. Dans ce papier, nous nous sommes intéressés au phénomène de capture dont peut faire objet les organisations publiques par des acteurs privés, dans un contexte d’interactions entre les deux secteurs. En adoptant une approche «meso», nous avons proposé un cadre théorique qui tire ses fondements de la sociologie des organisations et qui permet de comprendre les processus et les mécanismes qui sont à l’origine de ce phénomène et qui concourent à son développement et à son expansion. Selon ce modèle théorique, la capture organisationnelle est un phénomène multidimensionnel qui peut être appréhendée à la fois comme le résultat des processus organisationnels émergeants suivant une dynamique du «bas vers le haut », et de processus descendants suivant une dynamique du «haut vers le bas». Ce faisant, nous avons développé des propositions qui illustrent comment les pratiques de pots-de-vin, de pantouflages, de relations de réciprocité, des menaces et de cooptation contribuent à ce phénomène de capture organisationnelle.
Les phénomènes de corruption et de collusion sont de plus en plus fréquents et répandus au sein
des institutions gouvernementales et de l’administration publique, aussi bien dans les pays en
développement que dans les pays industrialisés. À en croire l’Indice de Perception de la
Corruption 2013 de Transpenrency International, la corruption dans le secteur public, les abus
de pouvoir, les transactions secrètes, les commissions occultes, etc. demeurent un des
problèmes majeurs dans la plus part des administrations publiques. En ce qui concerne la
gestion publique, la mise en œuvre depuis quelques années des prescriptions du Nouveau
Management Public (NMP), qui recommande entre autre que l’État ne réalise en interne que les
tâches pour lesquelles il n’existe pas d’offre privée potentielle (Marty, 2011), a favorisé de plus
en plus le rapprochement et le recours à l’expertise privée notamment dans la mise en œuvre
des politiques publiques. Cette plus grande proximité entre le secteur public et privé a créé des
tensions institutionnelles qui ont ouvert la voie au développement de pratiques répréhensibles
liées entre autre à ces phénomènes de corruption et de collusion et permettant à des intérêts
restreints du privé, d’exercer une influence indue sur l’utilisation des ressources de la puissance
publique. De nombreuses études théoriques et empiriques ont démontré les conséquences
2
négatives que peuvent avoir ces rapprochements public-privé dans le fonctionnement des
administrations publiques (Hebert & Tremblay-Pepin, 2013; Hudon, 2009; OCDE, 2010). Ces
études démontrent effectivement que la quête de la performance en termes d’efficacité et
d’efficience dans les administrations publiques et une grande proximité avec le secteur privé
peuvent occasionner le développement de comportements déviants de la part de certains
fonctionnaires, d’élus et d’organisateurs politiques interagissant avec le privé (Mazouz, Garzon
et Picard, 2012 ; Mazouz et Tardif, 2010). Ces comportements déviants sont susceptibles de
compromettre dangereusement la confiance que les citoyens accordent aux activités légitimes
des institutions publiques. Mais, à y voir de près, ces comportements répréhensibles de
corruption et de collusion au sein des administrations publiques, ne constituent pas des
phénomènes nouveaux. Ce qui semble l’être davantage, c’est les conditions favorables que crée
ce cadre de rapprochement où certaines pratiques qui son des incitatifs positifs (Dal Bo, 2006)
tels que les pots-de-vin, le pantouflage, les relations élargies de réciprocité, etc. et même des
incitatifs négatifs qui regroupent des actes et des mesures de persuasion, de dissuasion,
d’intimidation et de violence, sont utilisées par des groupes d’individus ou d’entreprises privées
pour arriver à contrôler, maitriser voire orienter à leur propre avantage, les processus, les
procédures et les objectifs opérationnels de l’organisation : c’est ce qui caractérise le
phénomène de capture organisationnelle dont il est question dans cet article. Au-delà des effets
néfastes possibles de ces modes de rapprochement entre les secteurs public et privé dont la
littérature fait cas, c’est le risque de capture par des acteurs externes dont peut faire objet ces
organisations publiques que nous voulons mettre en exergue. Il s’agit là, à notre avis, d’un
risque majeur qui guète ces organisations publiques et qui est susceptible de les dévier de leur
mission, de leur raison d’être. Il convient alors d’analyser la nature de ce phénomène et de
3
définir les moyens et les processus par lesquels, les intérêts privés des acteurs externes arrivent
effectivement à influencer les comportements des membres de l’organisation, à contrôler les
instances décisionnelles et finalement à affecter significativement les objectifs opérationnels de
l’organisation.
Ainsi donc, en adoptant une approche d’analyse à plusieurs niveaux et en s'appuyant sur un
certain nombre de perspectives disciplinaires, nous présenterons d’abord un cadre conceptuel et
les éléments théoriques issus de la littérature, nous développerons ensuite une approche
théorique de la capture organisationnelle qui met l’emphase sur les processus et sur les
mécanismes aux niveaux individuels, collectifs et organisationnels qui sont à l’origine de ce
phénomène et qui concourent à son développement et à son expansion; enfin, nous terminerons
ce papier par quelques implications qui ouvrent la voie à des recherches futures.
1- Le phénomène de « capture » dans la littérature
Le phénomène de capture dans la littérature est essentiellement analysé par des disciplines telles
que l’économie, les sciences politiques, la criminologie, et à un degré moindre, par d’autres
disciplines comme la sociologie. Chacune de ces disciplines utilisent une variété de
perspectives théoriques pour comprendre ce phénomène, notamment la théorie de l’agence, la
théorie de la régulation, la théorie de la prise de décision éthique etc. Le cadre conceptuel et les
éléments théoriques que nous présentons dans cette section, visent à contribuer à l'explication et
à la compréhension du phénomène de capture en général et de celui de la capture
organisationnelle en particulier. Nous ferons état de l’univers de la capture telle que la
littérature le présente, à travers les différentes finalités visées par ce phénomène dans la sphère
publique.
4
1.1- La théorie de la capture. La théorie de la capture ou encore économie positive de la règlementation (Regulatory Capture)
a été énoncée en premier par l'économiste George Stigler (1964) dans un contexte où les
agences fédérales et étatiques américaines éprouvaient de sérieuses difficultés à réguler leurs
industries en situation d’oligopoles. Stigler s'interroge sur ce que les régulateurs peuvent réguler
(Stigler, 1962), qui bénéficie de la réglementation et pourquoi ? Il en arrive à développer un
modèle de règlementation dans les années 1971 dans lequel il conçoit essentiellement le
processus de règlementation comme une forme d’échange de services entre des offreurs de
règlementation (les décideurs politiques et les fonctionnaires) et les demandeurs de
réglementation (les entrepreneurs et leur coalition). Il s’est basé sur l’hypothèse selon laquelle,
les décideurs politiques et les fonctionnaires chercheraient à obtenir des avantages tels que des
voix, des contributions au financement des campagnes électorales ou encore des postes
lorsqu’ils quitteront la politique, et les entrepreneurs chercheraient à obtenir la législation la
plus avantageuse possible. Une conséquence possible de cette hypothèse serait donc la capture
du processus de réglementation par les groupes d’entrepreneurs ou de pressions très influents,
ce qui éloignera l’organisme de régulation de l’État de sa mission d’intérêt public. D’autres
chercheurs essentiellement des économistes, et des spécialistes en sciences politiques (Pelzman,
1980; Bardach et Kagan, 1982), ont développé des approches très critiques du fonctionnement
des organes régulateurs de l’État et du fondement des politiques publiques en général. Toutes
ces approches s’inscrivent dans la théorie de la capture que Bardach et Kagan (1982) expliquent
en ces termes : « La théorie de la capture, un principe de science politique, a été popularisée à la
fin des années 1960 et au début des années 1970, par un flot régulier d’exposés sur les agences
5
fédérales, réalisés par le groupe Raiders1, de Ralph Nader. Selon ces mêmes auteurs, les
fonctionnaires des autorités de régulation y étaient montrés comme «des personnes
complaisantes envers les industriels, comme des personnes peu disposées à compromettre leur
carrière future en étant trop dures envers les entreprises réglementées, ou comme des personnes
entretenant des relations informelles avec des représentants des entreprises régulées »2 Cette
théorie de la capture met donc en exergue comment des groupes de pression et des acteurs
politiques, peuvent utiliser les outils et moyens de règlementation de l’État pour orienter les lois
et les règles dans leurs propre intérêts. L'autorité de la règlementation étant soumise à
l'influence des groupes de pression, elle n'est plus garante de l'intérêt public général.
Un autre axe de recherche soutient que la capture peut également se produire quand une
entreprise possède des informations et de l'expertise que les organismes publics ont besoin pour
prendre des décisions réglementaires (Gormley, 1983). Les économistes associent ce
phénomène à l’asymétrie d’informations (Olson, 1965; Buchanan, 1965; Peltzman, 1976;
Becker, 1983 et 1984; etc.). En effet, Laffont et Tirole (1991) rappellent que l'origine du
phénomène de capture pourrait être attribuée à la notion de «capture de groupe d'intérêt» dans
les œuvres de Marx et affirment que l’existence de l’asymétrie d’information peut conduire à la
capture. L’asymétrie d’information et d’expertise entre l’organisme publique régulateur et
l’entreprise régulée se caractérise par le fait que cette dernière possède une expertise et une
connaissance fine de son secteur d’activité que le régulateur n’en possède. En raison de cette
situation d’asymétrie d’information, l’entreprise régulée arrive souvent à inverser les rôles, et
devient le «le véritable régulateur». L’ascendant que prend le régulé sur le régulateur ou encore
1 Ralph Nader est notamment à l’origine de la création des Raiders, à la fin des années 1960, un groupe de défense des consommateurs, très connu aux États-Unis 2 Traduction de Rolina (2009).
6
sa capture s’effectue de façons diverses, mais généralement les buts visés par cette capture dans
la sphère publique sont de deux natures.
1.2- Deux finalités de la capture dans la sphère publique
Sur la base des travaux portant sur la théorie de la capture, on peut distinguer deux finalités de
la capture dans la sphère publique : d’une part, la capture des politiques et processus publics
dans le but d’influencer la formulation et l’application des règles du jeu et d’autre part, la
capture visant à contrôler et à façonner les objectifs opérationnels des administrations
publiques.
� Capture des agences de contrôles d’État dans le but d’influencer la formulation et l’application des lois et des règles du jeu.
D’abord, ce qui fait objet d’analyse et de capture ici, ce sont les organismes de contrôle et de
règlementation de l’État qui éprouvent de sérieuses difficultés à réguler les industries en
situation d’oligopoles. La finalité de cette capture est d’influencer la formulation des lois, des
règles et leur respect. Craig W. Thomas et al. (2010) soulignent que dans les organismes de
réglementation, la capture se produit lorsque des acteurs privés, qui cherchent à réduire le coût,
persuadent les organismes de réglementation pour modifier les règles ou faire preuve
d'indulgence dans l'application de ces règles.
Ensuite, l’objet d’analyse et de capture a évolué et s’est diversifié : au delà des agences de
contrôle et de régulation, c’est l’appareil de l’État qui est susceptible d’être capturé. La finalité
de la capture demeure la même c’est-à-dire influencer la formulation et le respect des lois et des
règles, mais l’objet d’analyse et de capture concerne l’appareil de l’État (l'ensemble des
institutions publiques de État). On parle alors de capture d’État3 (Hellman et Kaufmann, 2003).
3 Pour Hellman et Kaufmann l’expression «Capture d’État» désigne une corruption de haut niveau. Selon ces auteurs, dans les économies en transition, la corruption a pris un nouvel aspect — celui des oligarques, qui manipulent l’élaboration des politiques et vont jusqu’à modeler les nouvelles règles du jeu à leur très substantiel avantage.
7
Ces auteurs, conçoivent le concept de capture d'État comme des versements (private payements)
effectués par des groupes d’individus ou d’entreprises aux agents publics (essentiellement des
hauts fonctionnaires, des élus et des dignitaires du gouvernement), pour influencer
l’établissement des lois et des règles dans leurs avantages. Il faut préciser que ce concept de
capture d’État a été développé pour expliquer l’évolution des rapports entre les secteurs public
et privé dans les pays en transition et aussi pour tenir compte de la réalité de plusieurs pays en
développement pris avec des institutions faibles et fortement influencées par divers groupes et
élites économico-politiques.
D’autres auteurs comme Dutta (2009) et Caillaud (2001) privilégient une autre finalité de
capture qui consiste à influencer de façon significative, les objectifs opérationnels des
administrations publiques.
� Capture des agents publics dans le but d’influencer les objectifs opérationnels de l’organisation.
La finalité de cette capture se distingue de la précédente en ce qu’elle consiste à détourner les
systèmes d’allocation de ressources de l’organisation publique, par la prise de contrôle de ses
activités ou de ses procédures de gestion (Caillaud, 2001). Ce risque organisationnel de capture
par des groupes d’individus ou d’organisations privées, est réel dans la sphère publique, comme
le montrent les études et recherches empiriques citées dans l’introduction de cet article.
La capture de l’organisation publique dans le but d’influencer ses objectifs opérationnels selon
les intérêts du capteur, nécessite de la part de ce dernier, de disposer et de maîtriser les outils et
mécanismes de persuasion et/ou dissuasion, afin d’infléchir les comportements des agents
publics. Dans un marché public par exemple, en dehors des entreprises soumissionnaires, des
agents représentant l’autorité publique sont en charge de gérer tout le processus d’attribution du
8
marché. Ces agents publics qui jouent un rôle important dans l’attribution des contrats, bien que
conscients de l’intérêt public, peuvent être influencés par des perspectives intéressantes qui leur
sont offertes par leur environnement socio-économique, comme celles relatives à leur carrière
administrative, professionnelle ou politique (pratique du pantouflage), ce qui est susceptible de
les amener à détourner la procédure d’attribution du marché au profit de l’entreprise qui lui
assurera de telles perspectives. En ce sens, Caillaud (2001) démontre que la prévalence sur tous
types de marché public du risque d’ententes et de collusion entre soumissionnaires, peut
conduire à la capture d’un agent public et au détournement des ressources de l’organisation
publique. Cette capture de l’agent public résulte en un biais organisationnel qui consiste à
détourner le processus d’attribution d’un marché au profit d’un soumissionnaire de choix. Par
ailleurs, Dutta (2009) montre que la corruption est au cœur de la capture des organisations
locales dans le contexte Indien. L’auteur définit la capture d’élite comme la main mise par les
élites, sur les ressources du gouvernement central qui sont transférées aux collectivités locales
pour assumer la prestation des services publics, à leur propre profit et au détriment des autres.
Autrement dit, la capture d’Élite serait un phénomène où les ressources du gouvernement
central transférées au profit des collectivités locales, sont détournées au moyen de la corruption
des agents locaux représentant l’autorité centrale, par certains individus qui représentent
généralement des groupes politiquement et économiquement puissants, au détriment des
collectivités locales, politiquement et économiquement moins puissants.
Par analogie au processus de production politique (Borgeat et al. 1982)4, on peut dire que ce
sont les organismes d’État qui interviennent dans la définition des politiques publiques qui font
objet de capture lorsque la finalité est d’influencer la formulation des lois et leur application.
4 Pour ces auteurs, le processus de production politique est généralement composé de deux grandes étapes : l’étape de définition des politiques publiques d’une part et d’autre part, l’étape de mise en œuvre et de gestion de ces politiques publiques.
9
De même, on peut affirmer que ce sont les organisations publiques qui interviennent dans la
mise en œuvre et dans la gestion de ces politiques publiques qui font objet de capture, lorsque la
finalité vise à influencer les objectifs opérationnels liés à l’exécution de ces politiques publiques
(voir en annexe la figure 1 qui illustre la relation qui existe entre la finalité et l’objet de la
capture dans la sphère publique).
Eu égard à ces deux étapes du processus de production politique dans la sphère publique, c’est
au niveau de la mise en œuvre et de la gestion des politiques publiques que se situe notre
travail. Les nombreux scandales de corruption et collusion ces dernières années dont la presse a
fait écho5 et qui remettent en question la gestion des rapprochements public-privé, laissent
croire que c’est au niveau de l’exécution et de la gestion des politiques publiques que le risque
de capture est le plus élevé, dans les pays industrialisés.
1.3 Les limites de la théorie de la capture. L’approche de ce concept de capture par l’économie politique, met l’accent sur le fait que les
groupes d'intérêts et les acteurs politiques exercent leurs influences sur l’autorité règlementaire,
essentiellement dans le but d’altérer er d’orienter la formulation des lois et des règles dans des
directions qui les favorisent. Cependant lorsqu’il s’agit de comprendre et d’expliquer le
phénomène des groupes d’intérêts voulant influencer les organisations publiques dans la mise
en œuvre et la gestion des programmes et politiques publiques, la théorie de la régulation
comporte plusieurs limites : 1) elle s’intéresse presque exclusivement à la règlementation
comme finalité de la capture, mais très peu à la capture dont la finalité est l’influence des
intérêts privés dans la mise en œuvre et la gestion de projets publics. 2) elle traite les
5 Voir, par exemple, le rapport sur «La collusion : une ampleur insoupçonnée» de Vincent Larouche et Fabrice de Pierrebourg publié le 14 septembre 2011 au journal La Presse; voir aussi le rapport du vérificateur général du Québec sur les PPP en juin 2010 : «La corruption de l’intérêt public par le privé» Le Devoir du 14 juin 2010, et «Les CHSLD construits en PPP coûteront plus cher aux Québécois», Radio-Canada, 20 avril 2011
10
mécanismes de la capture de manière isolée, comme si pots-de-vin, pantouflage, ententes de
réciprocité et menaces n’étaient pas des formes d’influence qui agissent et se renforcent
mutuellement dans les processus de capture des organisations. 3) enfin elle estime, sauf dans de
rares exceptions, que l’agent capturé est un individu, coupé de tout lien avec son organisation et
agissant seul pour son compte, alors que la capture est, le plus souvent, un phénomène collectif,
impliquant parfois l’équipe de direction et l’organisation publique toute entière.
Le concept de capture dans la sphère publique pouvant être assimilée à un problème de
comportement organisationnel (Sherman, 1980), il peut être mieux compris et analysé à partir
de concepts issus de la sociologie des organisations. Une telle approche nous permettra de
considérer simultanément la dimension psychosociale qui peut être associée au phénomène de
capture (ex. l’origine, les processus de contagion-diffusion et d’institutionnalisation) et la
finalité même du phénomène, c’est-à-dire la volonté d’influencer les objectifs opérationnels de
l’organisation et de la dévier de sa mission. En faisant appel aux notions déjà bien campées de
corruption, de déviance organisationnelles (Sherman, 1980; Pinto et al, 2008), de cooptation
(Selznick, 1949) et de contrôle externe de ressources (Thompson, 1967), le cadre proposera une
compréhension globale du processus de capture des organisations publiques et des mécanismes
qui la sous-tendent.
2. La capture comme un phénomène organisationnel
Nous utilisons ici les apports de trois auteurs de la sociologie des organisations pour tenter de
circonscrire et de délimiter le phénomène de capture organisationnelle.
Dans ses travaux sur la corruption dans les agences officielles de contrôle social, Sherman
(1980) explique les processus par lesquels ces agences deviennent des organismes corrompues,
à travers trois modèles dont celui de « capture du pouvoir de réglementation» de ces agences de
11
contrôle social par les acteurs externes. Ce pouvoir de réglementation que possèdent ces
agences devient une marchandise (marketable commodity) qui peut être monnayée et négociée
par les capteurs dans un marché d’influences. Sherman (1980: 484) définit ainsi le concept de
capture comme l'exploitation de l'autorité de l'agence, pour le gain financier des acteurs
externes qui contrôlent d'importantes ressources de l'agence6. Sherman estime que ce sont
surtout les politiciens qui peuvent capturer les agences de contrôle social et utiliser leur pouvoir
réglementaire comme produit commercialisable ou d’échange. Ces politiciens ayant le pouvoir
de nominer et de promouvoir la carrière du personnel de ces agences de contrôle, ils sont en
mesure d’influencer leurs décisions et leurs actions. C’est donc par leur pouvoir de contrôle sur
les ressources de l’agence que les politiciens arrivent, en dernier ressort, à affecter les objectifs
opérationnels de l’agence. Ces agences de contrôle social sont de ce fait instrumentalisées et
leur pouvoir de réglementation utilisé comme monnaie d’échange au profit des hommes
politiques. Pour Sherman, une agence capturée est une agence corrompue en ce sens qu’il y a
une utilisation illégale de l’autorité publique dans la mise en œuvre des objectifs opérationnels
de l’agence pour satisfaire les intérêts privés des membres de sa coalition administrative
dominante7. Cette approche du concept de capture de Sherman, rejoint les idées développées par
Thompson (1967). Selon lui, l’exploitation du pouvoir de contrôle des agences, pour des gains
financiers, par les hommes politiques, n’est possible que lorsque ceux-ci ont effectivement
6 «The exploitation of the agency's authority for the financial gain of outsiders who control significant resources of the agency», p.484 7 Le concept de coalition administrative dominante sert à désigner le processus par lequel certains individus détiennent assez de pouvoir pour participer à toute décision déterminant dans les objectifs opérationnels de l’organisation (Thompson, 1967). La coalition dominante peut inclure des acteurs externes puissants: «Almost inevitably this includes organizational members, but it may also incorporate outsiders. …In this view, organizational goals are established by individuals- but interdependent individuals who collectively have sufficient control of organizational resources to commit them in certain directions and withhold them from others » (1967:126).
12
capturé ces agences8. La capture devient effective lorsque les capteurs détiennent le pouvoir de
contraindre presque toute action de l’agence.
Selon Sherman, la capture semble s’opérationnaliser mieux entre les agences de régulation de
l’État et les politiciens (élus ou nommés). Pour Thompson, les politiciens, les élus, ou tout autre
acteur externe contrôlant les ressources organisationnelles, sont des capteurs potentiels de
l’agence.
Fortmann (1990) suggère que la capture se produit lorsque la clientèle d'un organisme public
prend le contrôle de cet organisme, le détournant ainsi de sa mission principale9. Ainsi, aucune
organisation n’est à l’abri de la capture par un groupe externe particulièrement puissant qui
peut contrôler d’importantes ressources organisationnelles. Nous croyons que la grande
proximité entre le secteur public et privé que favorisent les prescriptions du Nouveau
Management Public peut justement créer des situations dans lesquelles les intérêts privés
peuvent affecter la réalisation et la gestion de projets et de services publics par la capture des
organisations publiques.
Le concept de capture proposé par la sociologie des organisations met l’accent sur le «quoi» de
la capture, sur ses principales composantes. Mais sauf rares exceptions10, il ne nous informe en
rien sur le «comment» de cette capture, c’est-à-dire sur les processus par lesquels les intérêts
particuliers des acteurs externes arrivent effectivement à influencer les comportements des
membres de l’organisation, à contrôler les instances décisionnelles et, à la fin, à affecter
significativement les objectifs opérationnels de l’organisation.
8 «The exploitation of control power for the financial gain of politicians is only possible when the politicians have "captured" the control agent» (p.30, 37) 9 «Capture occurs when the clientele of a public agency comes to control the agency, thereby deflecting its behavior from its mandated mission» (p, 362) 10 Voir par exemple le concept de cooptation développé par Selznick (1958). Nous aborderons ce concept plus loin.
13
Un modèle théorique de la capture doit permettre de comprendre justement les processus et les
dynamiques qui mènent à la main mise effective des acteurs externes puissants sur les objectifs
opérationnels de l’organisation. Il doit aussi permettre de comprendre les facteurs contextuels
qui contraignent et façonnent ces processus et dynamiques organisationnels de la capture dans
une organisation. Enfin, il doit éclairer sur les critères de mesure de la capture, les
manifestations et les résultats de ces processus de capture. La littérature issue de la sociologie
des organisations présentée ci-haut ne semble pas fournir de réponses convaincantes à ces
questions. De ce fait, notre objectif est de définir et circonscrire la capture comme phénomène
organisationnel. En d’autres termes, il s’agit pour nous de proposer une approche théorique de
la capture organisationnelle qui met l’emphase sur les processus, les dynamiques et les
mécanismes qui sont à l’origine de ce phénomène de capture et qui concourent à son
développement et à son expansion. Quels sont donc les processus et les dynamiques aux
niveaux individuels, collectifs et organisationnels qui mènent à la capture de l’organisation?
Quels sont les facteurs de contexte (ex. de sélection, de socialisation et de précédents internes et
externes de l’organisation) qui contraignent et façonnent ces processus et ces dynamiques?
Quels sont les mécanismes et les formes concrètes d’influence et de pouvoir qui mènent à la
capture? Afin d’y répondre, nous proposons de conceptualiser la capture comme étant le résultat
ou la manifestation des processus organisationnels concrets et reconnaissable, qui peuvent être
parfois émergeants ou ascendants, parfois descendants, intentionnels voire coordonnés par les
instances dirigeantes.
2.1- La capture organisationnelle, un phénomène multidimensionnel.
Dans leur travail sur la corruption comme phénomène organisationnel, Pinto et al. (2008)
proposent deux formes de corruption au sein d’une organisation : l'organisation des individus
14
corrompus (organization of corrupt individuals OCI) d’une part, qui traduit le fait que se sont
les individus au sein de l’organisation qui sont individuellement et personnellement corrompus
pour leur propre intérêt, et d’autre part, les organisations corrompues (a corrupt organization
CO), ce qui caractérise le fait que c’est l’organisation elle-même qui est corrompue pour
satisfaire ses propres intérêts. On peut estimer que l’OCI est un phénomène organisationnel
dont les comportements individuels en sont à l’origine. La manifestation collective de ce
phénomène organisationnel s’explique par des processus de nature émergeante décrivant une
dynamique du bas vers le haut ; à l’inverse, l’OC est un phénomène organisationnel dont
l’origine est collective (au niveau de l’unité ou l’organisation), dirigé ou au moins coordonné
par la coalition dominante selon une dynamique du haut vers le bas. L’approche méso que nous
proposons ici pour conceptualiser le phénomène de capture organisationnelle, est similaire à
plusieurs égards à celle proposée par ces auteurs. Tout comme ces auteurs, l’organisation est
l’unité d’analyse et de généralisation. De ce fait, nous nous focalisons sur la nature
multidimensionnelle du phénomène de capture, qui implique dans sa conceptualisation, les
niveaux individuel, groupal (équipes et unités), organisationnel et environnemental. Autrement
dit, selon notre approche, la capture organisationnelle est la manifestation des processus à
plusieurs niveaux et selon plusieurs logiques d’interaction entre les niveaux. Une telle approche,
combinant les perspectives macros et micro, fournit à notre avis une meilleure intégration des
éléments du contenu – le «quoi» et du processus – le «comment» qui caractérisent la capture
comme phénomène organisationnelle. Ainsi, nous suggérons une conceptualisation de la
capture organisationnelle à la fois micro et macro, intégrant deux perspectives différentes mais
complémentaires:
15
- Selon une première perspective, la capture organisationnelle peut être appréhendée
comme des processus émergeants suivant une dynamique du « bas vers le haut » dans lesquels
certains comportements des individus à l’égard des acteurs externes voulant les influencer
peuvent atteindre, selon certaines logiques d’isomorphisme ou de compilation, un seuil critique
à partir duquel l’organisation peut être considérée effectivement comme une organisation
capturée. Selon cette perspective, la capture organisationnelle serait la manifestation des
processus et des dynamiques émergeants qui trouvent leur origine dans des comportements des
individus sous l’influence des acteurs externes.
La capture organisationnelle peut de ce fait être considérée comme le résultat des processus
non intentionnels, mais qui ont finalement émergés, sans qu’il n’existe nécessairement au
préalable, une collusion entre les individus de l’organisation. Il n’y a pas une mesure objective,
fixe et unique à ce seuil critique à partir duquel des comportements individuels deviennent un
phénomène organisationnel (Pinto et al, 2008). Cependant, il est possible d’admettre que
lorsque la propagation de ces comportements atteint un nombre considérable des individus au
sein de l’organisation, l’organisation est affectée collectivement. Dès lors que certains
comportements individuels que nous allons identifier plus loin, prennent de l’ampleur et
atteignent un nombre important des membres de l’organisation, cela devient un phénomène
organisationnel. L’organisation est effectivement capturée.
- Selon une deuxième perspective, la capture organisationnelle peut être appréhendée
comme un phénomène qui se caractérise par la main mise de la part d’un groupe externe sur la
coalition administrative dominante (Sherman 1980, p. 479, Thompson, 1967, p. 128)11. Ce
contrôle de la coalition administrative dominante peut être une conséquence non voulue de la
cooptation dans sa structure de leadership et de prise de décision, de nouveaux éléments 11 Le concept de sommet stratégique de Mintzberg (1989) est similaire.
16
externes à l’organisation. Bien que pour l’organisation elle-même il s’agit d’une conséquence
non voulue de sa stratégie de cooptation, on est ici en présence d’une capture dirigée et
coordonnée par les acteurs externes en collusion avec la coalition administrative dominante.
Cette capture de l’organisation, lorsqu’elle survient, correspond à un processus délibéré, dont
un groupe, la coalition administrative dominante, en est à l’origine, à la différence de la
perspective antérieure. Cette perspective implique une dynamique du «haut vers le bas», car le
processus qui est à la base est coordonné et dirigé par la coalition administrative dominante et
diffusé à travers les structures formelles et informelles en place. La capture est le résultat d’un
processus dont l’origine se trouve au niveau du sommet stratégique (Mintzberg, 1989), car elle
est la conséquence non voulue d’un phénomène collectif, la cooptation; la cooptation désigne
une stratégie organisationnelle pour gérer la dépendance de ressources et améliorer le rapport de
forces de l’organisation vis-à-vis des parties externes puissantes de son environnement
(Selznick, 1949). Cette perspective de la capture organisationnelle est proche du concept de
capture organisationnelle proposée par les sociologues des organisations présentés ci-avant.
2.1- Les processus émergeants de la capture organisationnelle
Quels sont les processus et les dynamiques qui caractérisent la capture organisationnelle selon
la perspective émergente? Autrement dit, comment, à partir des comportements individuels, on
en arrive à un phénomène organisationnel, la capture de l’organisation? Comme nous l’avons
précisé ci-avant, la capture organisationnelle selon une perspective émergente, est un
phénomène organisationnel dont la dynamique peut être décrite et expliquée en utilisant la
terminologie de l’approche à plusieurs niveaux. Il s'agit d'un phénomène émergent, puisqu'il
provient de l’interaction et de l’amplification de comportements individuels (Kozlowski et
Klein, 2000). Quels peuvent être ces comportements individuels ? Quelle est leur nature et quels
17
sont les modes d’interaction et d’amplification par lesquels ces comportements se manifestent
au niveau collectif ?
Les comportements individuels à l’origine de la capture organisationnelle.
Nous nous intéressons aux comportements individuels développés par les membres de
l’organisation dans leur interaction avec les acteurs externes (représentants de firmes,
politiciens, ou membres de groupes aux intérêts restreints). L’objectif visé par ces acteurs
externes dans leur interaction avec les membres de l’organisation est d’influencer leurs
comportements afin qu’ils prennent des décisions allant dans le sens de leurs intérêts. Ces
acteurs externes disposent de ce fait de plusieurs mesures incitatives, qu’on peut classer selon
deux grandes catégories : les incitatifs positifs et les incitatifs négatifs (Dal Bo, 2006). Parmi
les premiers, on peut citer les pots-de-vin (y compris les contributions politiques), les relations
de pantouflage ou «revolving doors» et les relations élargies de réciprocité. Les incitatifs
négatifs regroupent des actes et des mesures de persuasion et de dissuasion, allant des menaces
à la réputation de l’individu par le «salissage», à l’utilisation de la force et la contrainte par la
violence. Il convient de définir chacun de ces incitatifs, d’analyser la nature de la relation qu’il
suscite entre l’individu et l’acteur externe et de préciser dans chaque cas, la contribution du
comportement individuel au phénomène de capture organisationnelle.
Les pots-de-vin. La pratique des pots-de-vin consiste à «offrir, promettre ou octroyer
intentionnellement un avantage indu, pécuniaire ou autre, à un agent ou à un décideur pour que
celui-ci agisse ou s’abstienne d’agir dans l’exécution de ses fonctions». (OCDE, 2013, p. 10).
Les pots-de-vin peuvent prendre plusieurs formes particulières : les rétrocessions illicites, les
commissions occultes, les paiements de facilitation, le trafic d’influence et les contributions
électorales. Lorsque les pots-de-vin sous ces différentes formes, structurent et définissent les
18
relations entre les individus de l’organisation et les acteurs externes, ils sont considérés comme
des comportements individuels de corruption, c’est-à-dire des comportements déviants allant à
l’encontre des normes sociales et juridiques admises pour ce qui est de tirer de la fonction
occupée et de la responsabilité du poste, un avantage personnel au détriment de celui de leur
organisation (Gibbons et Rowat, 1976). Comme forme de corruption individuelle et
personnelle, les pots-de-vin sont associés à des comportements opportunistes et ayant comme
motivation la recherche du bénéfice personnel - approche développée par la théorie de
l’agence (Klitgaard, 1988; Rose-Ackerman, 1975); ou à une forme de conduite non éthique et
déviante par rapport à une norme – approche développées par les théories de la prise de
décision éthique (Jones, 1991; Treviño, 1986) et par la théorie de la déviance au travail (Bennett
& Robinson, 2000). Par ces caractéristiques, les relations marquées sous le sceau de «pots-de-
vin» sont vues comme étant des transactions surtout pécuniaires, moralement répréhensibles et
clairement sanctionnées par la loi.
Pour Kozlowski et Klein (2000), tout comportement humain peut-être analysé à travers ses
composants essentiels, c’est-à-dire la matière première qui en constitue son essence, en
analysant les modèles mentaux et normatifs, les sentiments et les caractéristiques
démographiques des individus auxquels renvoient ces comportements. Les pots-de-vin
s’inscrivent dans un modèle cognitif qui amène les individus qui y sont impliqués à percevoir
leur relation dans une logique d’«intérêt mutuel», où chacun a quelque chose à gagner de la
situation contrairement à l’organisation. Les pots-de-vin peuvent être ainsi perçus comme des
relations ou des transactions purement économiques, que les individus impliqués ont intérêt à
garder secrètes, dans la mesure qu’on y associe un caractère immoral et illégal. Par ailleurs, les
liens qui unissent les parties impliquées dans des pratiques de pots-de-vin sont soumis à une
19
convention et à des règles informelles à observer pour assurer l’efficacité des pratiques. Par
exemple, la discrétion est absolument nécessaire. Aussi, chacun doit remplir son engagement :
le corrupteur doit remettre le bénéfice promis et le corrompu doit agir ou décider selon ce qui a
été convenu. Cependant, compte tenu du caractère ponctuel et circonstanciel des pots-de-vin, il
est possible que la relation secrète et confidentielle qu’il occasionne soit de courte durée, à
moins que cette relation ne se nourrisse et ne se consolide par d’autres incitatifs positifs comme
le pantouflage et les relations élargies de réciprocité. De même, certains facteurs
organisationnels tels que les flux de travail, les conditions de travail, la culture organisationnelle
etc. peuvent rendre possible la diffusion et la propagation de ces comportements de corruption
au sein de l’organisation. Il n’est donc pas impossible d’imaginer, une organisation dans
laquelle les comportements individuels sont majoritairement et personnellement corrompus
(Organisation des individus corrompus). Mais, au regard de la nature des relations que les pots-
de-vin peuvent occasionner, il est peu probable que les comportements individuels structurés
autour des pratiques de pots-de-vin soient, à eux seuls, suffisants pour conduire à la capture
organisationnelle. D’où notre première proposition suivante :
Proposition 1. Les comportements individuels structurés autour des pratiques de pots-de-vin inscrivent les relations d’influence dans un cadre d’échange marchand mais ne constituent pas, à eux seuls, une condition suffisante et déterminante pouvant conduire à la capture organisationnelle. Le pantouflage. Ce terme désigne, de manière générale, le fait pour un haut fonctionnaire de
quitter le service de l’État pour entrer dans une entreprise privée. Mais en termes plus généraux,
le pantouflage sert à définir la pratique par laquelle plusieurs fonctionnaires publics, avant
d’être nommés, étaient le secteur privé ou le fait pour eux d’y retourner après avoir quitté le
service public. Les liens passés ou futurs avec le secteur privé sont considérés comme une
20
source possible d’influence au moment de prendre des décisions ou d’agir dans le cadre des
fonctions de la charge publique (Dal Bó, 2006; Che, 1995; Tirole, 1986). Les effets des
pratiques du pantouflage sur la saine gestion publique sont multiples et pour y voir clair il serait
nécessaire de considérer séparément les situations d’emplois avant et après la fonction publique
(Bal Dó, 2006). Lorsqu’un agent public avait été employé par une ou plusieurs firmes privées
du secteur l’«industrie», il est possible qu’il y ait développé une sensibilité spéciale envers les
enjeux et préoccupations de l’industrie. Cette disposition s’explique par la socialisation passée
du fonctionnaire aux points de vue, aux logiques dominantes et aux intérêts de l’industrie; cela
peut se manifester par un biais favorable dans les prises de décisions à l’égard des firmes.
Cependant, il est très peu probable que cette situation puisse conduire à la capture
organisationnelle.
En revanche, le cas d’une perspective d’emploi futur dans l’industrie après avoir quitté le
service public est différent et peut faciliter la collusion entre l’agent public et l’entreprise
privée12. La possibilité d’une entente (side-contract) entre le fonctionnaire et l’entreprise privée
existe dès lors que les fonctions du fonctionnaire l’amènent à interagir avec cette entreprise
(Che, 1995). Cette interaction peut prendre un autre sens, lorsque les deux parties s’engagent
dans une quid pro quo explicite, à savoir : la largesse du fonctionnaire envers la firme contre un
poste dans l’industrie lorsqu’il aura quitté le secteur public. Lorsqu’il s’exprime dans ces
termes, le pantouflage facilite la collusion entre les deux parties : influence et perspective
d’emploi conspirent contre les intérêts de l’organisation. 12 Ici, deux scénarios sont possibles. Lors d’un premier scénario, le fonctionnaire peut se montrer particulièrement sévère envers les firmes dans le but de que ses compétences soient remarquées par celles-ci. Dans ce cas, il fait le pari que lorsque les firmes envisageront son embauche, elles privilégieront ses compétences «techniques». L’autre possibilité est que le fonctionnaire montre un comportement pro-industrie dans le but d’améliorer ses chances d’accéder dans l’avenir à un poste dans l’industrie (Dal Bo, 2006). Dans ce cas, il aura estimé qu’un comportement particulièrement généreux envers l’industrie sera mon meilleur atout pour un emploi futur. S’il a raison, la sensibilité dont il a fait preuve dans le passé à l’égard de l’industrie et ses compétences «politiques» - constituent les atouts qui lui conduiront à un passage réussi dans le secteur privé.
21
Le pantouflage, comme pratique d’interaction entre un agent public et une entreprise privée
notamment lorsqu’elle est munie d’une entente explicite entre les parties, peut contribuer à la
capture organisationnelle. La principale raison c’est que le pantouflage, contrairement aux pots-
de-vin, a la particularité de créer et de nourrir des attentes de la part du fonctionnaire dans un
horizon à moyen et long terme. En effet, les largesses et la générosité excessive du
fonctionnaire ne seront récompensées que dans un futur proche ou lointain, lorsque celui-ci sera
effectivement embauché par la firme après son départ du secteur public. Ainsi, la firme pourra
habilement laisser mijoter quelques jolies promesses sur l’avenir du fonctionnaire, dans le but
d’infléchir avec une certaine régularité, son comportement. Ainsi donc, la promesse qui se
cache derrière une entente de pantouflage peut être un incitatif très efficace dans la mesure où
ce qui est en question est souvent l’avenir professionnel du fonctionnaire, avec tous les
avantages que cela suppose en termes de promotion, prestige, statuts et autres bénéfices non
matériels. Dans d’autres cas, ce passage par le secteur privé, aussi transitoire que cela puisse
être, servira à préparer une retraite confortable et difficilement atteignable dans le secteur
public. Enfin, une autre caractéristique du pantouflage qui la différencie des pratiques de pots-
de-vin, c’est que cette pratique n’est ni illégale ni socialement condamnée; seules les ententes
explicites de quid pro quo doivent être tenues au secret, ce qui diminue énormément les coûts
et les risques associés à cette pratique pour les deux parties. Pour ces raisons, les relations et les
interactions entre les parties impliquées dans la pratique du pantouflage peuvent être plus
stables et plus conséquentes que les transactions de pots-de-vin.
Cependant, les promesses qui se cachent derrière le pantouflage, même si elles sont l’objet
d’une entente explicite (side-contract), peuvent ne pas être tenues par la firme pour une raison
ou une autre (Che, 1995). Et cela, le fonctionnaire le sait, que rien n’est garanti à l’avance. Cette
22
situation peut, par moment, freiner son ardeur de largesse à l’égard de la firme. Dans le but de
rassurer le fonctionnaire sur les intentions de la firme à son égard, et comme une forme de
récompense partielle et un avant-goût de la suite de choses, la firme peut utiliser les pots-de-vin
et autres bénéfices comme formes complémentaires d’influence sur le fonctionnaire. Il est donc
possible que les comportements individuels structurés autour des pratiques de pantouflage
soient plus déterminants et conséquents pour la capture organisationnelle lorsque combinés
avec les pots-de-vin et autres échanges de réciprocité.
Proposition 2. Sur la base de l’analyse présentée ci-avant, nous suggérons ceci : les comportements individuels structurés autour des pratiques de pantouflage, inscrivent les relations d’influence dans un cadre prospectif et lorsqu’ils sont combinés à d’autres incitatifs positifs tels que les pots-de-vin sont déterminants dans la capture organisationnelle.
Les relations élargies de réciprocité. Il serait illusoire de croire que les relations et les
interactions entre les agents d’une organisation publique et les groupes influents externes ne se
structurent et ne s’organisent uniquement qu’autour des considérations pécuniaires. Des liens
élargies de réciprocité peuvent aussi être à l’origine de ces relations Les faveurs, les
considérations et les attentions en provenance du groupe externe, peuvent être perçus par les
membres de l’organisation comme un geste que commande une action réciproque (Cartier-
Bresson, 2008). La particularité des relations de réciprocité, c’est qu’elles s’insèrent dans des
rapports socioculturels plus vastes entre les individus et les groupes. Les normes de réciprocité
vont au delà des rapports basés sur de simples considérations monétaires. Elles peuvent
impliquer, entre les deux parties, un échange de sentiments, d’obligations et de services. Au
cœur des normes de réciprocité universelles, il y a le respect, l’affection et la confiance mutuelle
entre les parties (Tirole, 1986). L’affection et la confiance mutuelles sont renforcées par le
caractère répétitif et la nature souvent directe (face to face) de l’interaction. C’est le cas, par
23
exemple, d’une culture organisationnelle qui encourage la «proximité et le copinage» entre ses
membres et les groupes externes. Les activités sociales partagées en dehors du cadre imposé
par les rapports officiels constituent des occasions spéciales pour tisser les liens et consolider
les rapports. Avec d’autres pratiques telles les échanges de cadeaux et d’attentions particulières,
elles font émerger des affinités, des intérêts partagés et même des amitiés entre les individus et
les groupes. Mais aussi le sentiment d’obligation de faire des concessions réciproques. La
nature et l’intensité des rapports ainsi créés font en sorte qu’il n’est pas facile et évident de dire
non à l’autre partie. En effet il est toujours déplaisant de manquer à l’obligation d’un «retour
d’ascenseur» que suppose toute relation de réciprocité.
En insérant les rapports entre les individus de l’organisation et le groupe externe dans un
contexte plus vaste que l’échange économique, le caractère de réciprocité dont les rapports sont
désormais investis, donne un sens plus large à l’interaction. Les sentiments de respect,
d’affection et d’obligations mutuels font partie à présent de l’équation qui définie les
interactions et ils sont ainsi intégrés dans le schéma cognitif qui sert de fondement à la décision
et à l’action du membre de l’organisation.
En apportant une dimension affective et normative particulière aux comportements individuels à
l’origine de rapports entre les individus de l’organisation et groupes externes, les relations
élargies de réciprocité renforcent la capacité d’influence des derniers sur les décisions et
actions des premiers et contribuent à la prévisibilité et durabilité de la capture organisationnelle.
Proposition 3. Sur la base de l’analyse qui précède, nous suggérons que: les comportements individuels structurés autour des relations élargies de réciprocité contribuent à forger un contexte normatif et affectif propice à la capture organisationnelle.
La menace, les représailles et la coercition. Les pratique de pots-de-vin, de pantouflage et les
relations de réciprocité constituent des incitatifs positives dont les groupes externes peuvent
24
user pour influencer la décision et l’action d’un agent public. Dans certaines situations, les
groupes externes peuvent faire appel à des incitatifs négatifs c’est-à-dire des mesures de force,
de coercition et de représailles pour influencer et infléchir les comportements d’un agent public
(Dal Bó, 2006). Dans certains pays où le système judiciaire manque d’efficacité et
d’impartialité et dans lesquels les médias offrent une couverture biaisée de l’information car
infiltrés et contrôlés par des groupes aux intérêts restreints (Dal Bó, Dal Bó, et Di Tella, 2006),
il est possible pour ces groupes externes possédant de moyens et de ressources nécessaires, de
proférer des menaces crédibles et de contraindre un agent public. Selon Dal Bó, et al (2006), il
peut s’agir de la violence physique, de campagnes de diffamation et du harcèlement légal.
L’objectif étant toujours de contraindre l’agent public à prendre des décisions allant dans le sens
des intérêts du groupe externe au détriment de celui de l’organisation publique et des citoyens
en général (Dal Bó et Di Tella, 2003). L’élément nouveau que ces incitatifs négatifs
introduisent dans les rapports de l’agent public avec les groupes externes, c’est la peur qui est
une émotion généralement ressentie en présence ou dans la perspective d'une menace crédible.
Cela peut soit contraindre l’agent public à prendre des décisions contraires à l’intérêt général
mais allant dans le sens des intérêts de ceux qui le menacent pour éviter des représailles, soit
tout simplement démissionner de son poste si la menace est persistante. Dans ce dernier cas, on
peut s’attendre à ce que son remplaçant privilégie une conduite mieux alignée sur les intérêts du
groupe pour éviter le même sort.
Dans les cas de campagne de diffamation et le harcèlement légal, (ex. attaques dans le média) le
but visé est de miner la crédibilité de l’agent public et de l’emmener à dépenser temps et énergie
pour s’expliquer et sauver son honneur. La perspective d’avoir a subir ce type de menace peut
être en soit un élément dissuasif pour un individu qui songe à entrer dans le secteur public.
25
Quant au harcèlement légal, il est connu qu’à force de «coller» des poursuites judiciaires sur le
dos d’un individu (ex. charges d’abus de pouvoir), on peut réussir à ralentir ou même à stopper
son activité productive professionnelle.
Au total, ces incitatifs négatifs ont de particulier de faire de la peur une contrainte majeure du
comportement, de l’agent public; ces différentes menaces sont ainsi intégrées dans les
dimensions structurantes du schéma cognitif des individus par lequel ceux-ci vont percevoir et
résoudre le problème à savoir la place qui sera accordée aux intérêts du groupe externe à
l’origine de la menace. Cette forme d’influence sur le comportement individuel a aussi une
autre caractéristique qui peut augmenter sa contribution à la capture organisationnelle : sa force
de dissuasion. En effet, le groupe externe peut choisir de faire subir des représailles
«exemplaires» à un agent public pour prouver la crédibilité de leur menace et pour que cela
serve d’avertissement aux autres. En ce sens, la menace agit à la fois comme origine et
catalyseur de la capture organisationnelle. Tout cela faire croire que la menace et la coercition
ont un effet de renforcement de la capture organisationnelle lorsque combinés aux autres formes
d’influence, notamment la corruption.
Proposition 4. Les incitatifs négatifs inscrivent dans le schéma cognitif individuel et collectif des agents publics qui sert de définir la relation d’influence avec les groupes externes, la peur qui constitue une contrainte majeure de leur comportement. Lorsque combinée à d’autres incitatifs positifs tels que les pots-de-vin, la menace renforce et consolide la capture organisationnelle. Les pratiques de pots-de-vin, de pantouflage, de réciprocité et les menaces constituent des
formes diverses d’influence et contribuent, chacune à sa manière, à structurer et à donner un
sens particulier aux comportements individuels entourant les relations des membres de
l’organisation avec les groupes externes. Ces pratiques façonnent le cadre cognitif collectif des
membres de l’organisation de telle manière que leur relation avec les groupes externes puisent
26
être envisagée sur des bases autres que celles des interactions prescrites à l’intérieur d’un cadre
professionnel habituel. Mais chaque mode d’influence participe et contribue de façon
particulière et différente à la capture organisationnelle. Ainsi, la capture organisationnelle est,
selon cette perspective du «bas vers le haut», un phénomène d’émergence par compilation des
comportements individuellement différents à l’origine13.
2.1- Les processus délibérés de la capture organisationnelle
Nous avons souligné que la capture organisationnelle peut être appréhendée comme un
phénomène délibéré de « haut vers le bas » et qui se traduit par la capture de la coalition
administrative dominante (Sherman 1980, Thompson, 1967). Selon la théorie de la capture que
nous avons analysée, la capture peut subvenir lorsqu’il y a asymétrie d’information c’est-à-dire
lorsqu’une entreprise possède des informations et de l'expertise que les organismes publics ont
besoin pour prendre des décisions (Gormley, 1983). En effet, l’existence de l’asymétrie
d’information peut créer une forme de dépendance en ressources informationnelles entre une
organisation et l’entreprise possédant l’information ou de l’expertise. Cette dépendance en
ressources, selon la théorie de la dépendance des ressources (Koenig, 1999), du fait même de
l’existence de l’asymétrie d’information, peut contraindre l’organisation, pour sa survie, à
définir et à mettre en œuvre une stratégie de contre-dépendance. Une option possible est de
coopter les acteurs clés de l’entreprise possédant de l'expertise et des ressources
informationnelles. Selznick (1949. p.13) définit la cooptation comme «un processus
13 L’émergence peut se faire par composition ou par compilation (Kozlowski et Klien, 2000). La composition décrit un phénomène collectif dont les propriétés sont essentiellement les mêmes que celles de leurs constituants. alors que la compilation décrit un phénomène collective dont les constituants sont distinctivement différents mais fonctionnellement équivalents à celui-ci. Dans la perspective que nous avons présentée ci-avant, nous proposons un mode d’émergence par compilation où pots-de-vin, pantouflage, réciprocité et menaces contribuent distinctivement à la capture organisationnelle tout en remplissant la même fonction essentielle, à savoir, influencer les objectifs opérationnels de l’organisation en faveur du groupe externe.
27
d’intégration de nouveaux éléments dans la structure de leadership et de prise de décision d’une
organisation pour empêcher toute menace à sa stabilité ou à son existence.». En incorporant
dans sa structure de leadership et de prise de décision ces nouveaux éléments, l’organisation
espère ainsi accéder aux ressources (compétences et expertise) dont elle a besoin pour atteindre
ses objectifs, en réduisant par la même occasion, sa dépendance en ressources.
Pour Selznick la cooptation peut être formelle ou informelle. Elle est formelle si elle répond à
un besoin de l’organisation d’asseoir sa légitimité, en absorbant de nouveaux éléments de
l’environnement pour prendre part aux prises de décision et d’exécution. Cela se traduit
généralement par l’établissement de relations formelles telles que la nomination à des postes
importants des éléments cooptés. La cooptation peut être informelle ; dans ce cas, elle constitue
une réponse de l’organisation aux pressions de certains groupes d’intérêts qui ont de l’influence
au sein de la communauté. Elle se met donc en place lorsque des personnes ou des groupes
externes à l’organisation sont suffisamment puissants pour faire ce qu’ils veulent. Dans ces
conditions, ces personnes ou groupes peuvent être incorporés dans les structures de leadership
ou de prise de décision, pour les affaiblir. La différence entre les deux formes de cooptation
réside dans leur finalité. Le but visé dans la cooptation formelle est le partage de responsabilité
du pouvoir sans transfert de pouvoir ; alors que dans la cooptation informelle, il y a une
véritable réorientation du pouvoir puisque que les groupes d’intérêts cooptés peuvent, en
général, faire respecter leur volonté.
Dans le cas d’une cooptation formelle, ce qui est partagé c’est la responsabilité du pouvoir mais
non le pouvoir lui-même Selznick (1947). Cela suppose que toutes les dispositions sont prises
de façon à canaliser les actions et à maintenir le pouvoir de décision entre les mains du groupe
responsable de la cooptation. En revanche dans le cas de la cooptation informelle, étant donné
28
que les groupes d’intérêts sont suffisamment puissants pour avoir ce qu’ils veulent, leur
incorporation dans les structures de leadership ou de prise de décision, peut grandement
affaiblir le fonctionnement de l’organisation. Sherman (1980, p. 483) précise en effet que les
organisations ont la possibilité de coopter de nouveaux éléments dans leur structure de
leadership et de prise de décision mais avec la conséquence probable que la personnalité de
l’organisation, son rôle et ses objectifs opérationnels, peuvent être modifiés ou pervertis. De ce
fait, nous estimons, de notre point de vue, que la cooptation peut aussi constituer un moyen de
capture de l’organisation.
Que ce soit dans le cadre d’une cooptation formelle ou informelle, la décision de coopter de
nouveaux éléments extérieurs, est une décision collective, prise par la coalition administrative
dominante. C’est cette décision collective de cooptation qui peut occasionner la capture de
l’organisation. Il s’agit là d’un comportement collectif ou de groupe qui est à la base de cette
capture organisationnelle, contrairement à la capture par le processus émergent ci-avant
analysée. La cooptation formelle ou informelle, est en effet une stratégie organisationnelle
collectivement décidée par la coalition administrative dominante pour gérer la dépendance en
ressources de l’organisation et pour améliorer ses rapports de forces avec les acteurs puissants
de son environnement externe (Selznick, 1949).
Quels peuvent être les processus qui caractérisent la capture organisationnelle selon la
perspective délibérée, c’est-à-dire du haut vers le bas? Autrement dit, comment, à partir d’une
décision collective de cooptation, on en arrive à la capture de l’organisation?
Selon l’approche d’analyse multi-niveau de Kozlowski et Klein (2000), les processus top-down
décrivent généralement l'influence de certains facteurs contextuels du plus haut niveau au sein
de l’organisation sur les niveaux inférieurs du système. Selon ces auteurs, les unités de niveau
29
supérieur de l’organisation peuvent influencer les unités de niveau inférieur de deux façons :
d’abord, les unités de niveau supérieur peuvent avoir une influence directe sur le comportement
des employés des unités de niveau inférieur ; dans ce cas, c’est la culture organisationnelle qui
détermine les modèles d’interactions et le comportement au travail des employés. De ce fait, on
peut estimer qu’une culture organisationnelle de proximité avec les acteurs extérieurs initiée par
la coalition administrative dominante ait une influence sur le comportement des employés au
travail. Ensuite, les unités de niveau supérieur au sein d’une organisation peuvent façonner ou
modérer les relations et les processus dans les unités de niveau inférieur. Dans ces conditions
c’est la coalition administrative dominante en collusion avec les acteurs extérieurs qui actionne
le fil directeur de l’animation des équipes dans le sens des intérêts des acteurs externes. Les
unités de niveaux inférieurs auront pour fonction, d’exécuter, de mettre en forme les consignes
prescrites.
3. Conclusion et implications.
Dans cet article, nous nous sommes intéressés au concept de capture qui est peu ou pas abordé
d’un point de vue organisationnel. Il nous a paru très important, compte tenu de la proximité de
plus en plus grande entre les secteurs public et privé qui crée des tensions institutionnelles et qui
ouvre la voie au développement de certains comportements et pratiques répréhensibles de
corruption de collusion, de donner une perspective organisationnelle à ce phénomène de
capture. Nous avons fait état de l’univers de la capture telle que la littérature le présente en nous
basant notamment sur la théorie de l’économie positive de la règlementation (Regulatory
Capture) et en mettant en exergue quelques limites de cette théorie dominante. En effet, la
littérature de la capture semble privilégier la capture des organismes de règlementation de l’État
alors que dans le contexte actuel de rapprochement entre le public et le privé, les nombreux
30
scandales dans la plus part des pays de l’OCDE dont la presse fait régulièrement écho, laissent
supposer que c’est au niveau de l’exécution et de la gestion des politiques publiques que la
capture est plus fréquente, ce que le corpus de la théorie de la régulation ne semble pas indiquer.
Notre approche organisationnelle de la capture trouve ses assises théoriques dans la sociologie
des organisations; ce qui, à notre avis, a permis de dépasser les limites identifiées. Le concept
de capture dans la sphère publique peut être assimilé à un problème de comportement
organisationnel. Ce faisant, nous avons fait appel aux notions déjà bien campées de corruption,
de déviance, de cooptation et de contrôle externe de ressources. L’objectif principal de cet
article a été de définir et circonscrire la capture comme un phénomène organisationnel et de
proposer un modèle théorique de la capture d’une organisation qui permet de comprendre les
processus, les dynamiques et les mécanismes qui sont à l’origine de ce phénomène et qui
concourent à son développement et à son expansion. Selon ce modèle théorique, la capture
organisationnelle est un phénomène multidimensionnel qui peut être appréhendée à la fois
comme le résultat des processus organisationnels émergeants, suivant une dynamique du « bas
vers le haut » et de processus descendants suivant une dynamique du «haut vers le bas». Nous
avons ainsi privilégié une approche «méso» dans notre démarche. En ce qui concerne les
processus émergents, nous avons décrit certains comportements des individus au sein d’une
organisation publique dans leurs interactions avec des acteurs externes du privé. Ces
comportements individuels se structurent autour des pratiques de pots-de-vin, de pantouflages,
de relation de réciprocités et de menaces. Nous estimons que ces comportements individuels
peuvent atteindre, selon certaines logiques d’isomorphisme ou de compilation, un seuil critique
à partir duquel l’organisation peut être considérée comme une organisation capturée. En ce qui
concerne les processus délibérés de capture organisationnelle, notre argumentaire est qu’il s’agit
31
d’une conséquence non voulue d’une stratégie collective de la coalition administrative
dominante de coopter dans ses rangs, de nouveaux éléments externes à l’organisation et qui se
caractérise finalement par le contrôle de cette coalition administrative par des acteurs externes.
Dans les deux perspectives ascendante et descendante, nous avons respectivement pu mettre en
évidence la contribution de chaque comportement, individuel et collectif, à la capture de
l’organisation.
Notre modèle de capture organisationnelle reste cependant inachevé. Nous n’avons pas expliqué
dans cet article, par exemple, la dynamique qui existe entre ces différents comportements et les
mécanismes de diffusion par lesquels ils conduisent à la capture organisationnelle. Un modèle
théorique de la capture doit effectivement permettre de comprendre à la fois les processus et les
dynamiques de diffusion et de contagion qui mènent à la main mise effective des acteurs
externes puissants sur les objectifs opérationnels de l’organisation. De notre point de vue, ces
mécanismes de diffusion et de propagation de ces comportements individuels déviants au sein
de l’organisation seraient probablement liés aux processus de sélection, de socialisation et
culturel de l’organisation. De même, nous n’avons pas décrit les facteurs contextuels endogènes
et exogènes à l’organisation et qui sont susceptibles d’influencer ou de modifier ces
dynamiques. À termes, notre objectif principal est de développer des outils de gestion qui
permettront aux gestionnaires des administrations publiques de se prémunir et de gérer les
risques de capture dont peut faire objet leur organisation.
Annexe Figure 1: Finalités et objets de la capture dans la sphère publique
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Figure 1: Finalités et objets de la capture dans la sphère publique
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