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Camille Bouchard Roman historique UN MASSACRE MAGNIFIQUE Extrait de la publication

Un massaCRe magnifiqUe · 2018-04-13 · Massacre magnifique.cor 4.indd 11 10/1/10 12:10:58 AM. 12 avions placé notre salut, Lui à qui nous offrions nos peines, veuille bien, justement,

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Camille BouchardCam

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Roman historique

Un massaCRemagnifiqUe

floRide fRançaise « Les yeux gris du roi d’Espagne prirent tout soudain une teinte si ocrée qu’on

eût dit que la lumière s’y était embrasée. Il spécifia : — Je veux… un massacre magnifique. »

Qui aurait pu croire que Côme, jeune Français débarqué en terre f leurie, serait appelé à un aussi fascinant destin ? Dessinateur de talent, il sera le témoin des événements qui secouèrent la France, l’Espagne et les peuples autochtones.

Gaspard II de Coligny, de la foi réformée, envoie Jean Ribault en Floride en 1562 pour y fonder une colonie. C’est l’échec. Deux ans plus tard, l’amiral réexpédie dans cette contrée une poignée de huguenots. Malgré une première aventure éprouvante, Côme reprend la mer. Là encore, l’expérience tourne à la catastrophe. En 1565, une troisième expédition est mandatée.

L’utopie du groupe se butera non seulement aux Amérindiens, mais aussi à la bigoterie espagnole du temps. Ce projet de Floride française aboutira-t-il enfin ?

Tout le talent de Camille Bouchard se retrouve dans cette histoire captivante et méconnue, écrite dans une langue riche aux accents d’autre-fois. Un grand moment de lecture.

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un Massacre Magnifique

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Extrait de la publication

du même auteur

Série Pirates

Tome 1, L’Île de la Licorne, Montréal, Hurtubise, 2008Tome 2, La Fureur de Juracán, Montréal, Hurtubise, 2008Tome 3, L’Emprise des cannibales, Montréal, Hurtubise, 2009Tome 4, Les Armes du vice-roi, Montréal, Hurtubise, 2009Tome 5, Trésor noir, Montréal, Hurtubise, 2010

Autres titres chez Hurtubise

Les Crocodiles de Bangkok, Montréal, Hurtubise, 2005L’Intouchable aux yeux verts, Montréal, Hurtubise, 2004

Chez d’autres éditeurs

L’Agence Kavongo, Québec, Alire, 2007Une histoire compliquée, Longueuil, Veuve Noire, 2005Les Démons de Bangkok, Longueuil, Veuve Noire, 2005Les Enfants de chienne, Longueuil, Veuve Noire, 2004Les Petits Soldats, Montréal, Triptyque, 2002Des larmes mêlées de cendres, Montréal, Éditions Internationales Alain Stanké, 2000

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Camille Bouchard

un Massacre Magnifique

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Bouchard, Camille, 1955-

Un massacre magnifique : Floride française

ISBN 978-2-89647-292-5

1. Floride – Histoire – Jusqu’à 1565 – Romans, nouvelles, etc. I. Titre.

PS8553.O756M372 2010 C843’.54 C2010-942080-2PS9553.O756M372 2010

Les Éditions Hurtubise bénéficient du soutien financier des institutions suivantes pour leurs activités d’édition :

– Conseil des Arts du Canada ;– Gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement

de l’industrie de l’édition (PADIÉ) ;– Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) ;– Gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit d’impôt pour

l’édition de livres.

Éditrice : Pascale MorinIllustration de la couverture : François PlaceMaquette de la couverture : René St-AmandMaquette intérieure et mise en pages : Martel en-tête

Copyright © 2010 Éditions Hurtubise

ISBN 978-2-89647-292-5

Dépôt légal / 4e trimestre 2010Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèque et Archives Canada

Diffusion-distribution au Canada :Distribution HMH1815, avenue De Lorimier, Montréal (Québec) H2K 3W6Téléphone : 514 523-1523Télécopieur : 514 523-9969www.distributionhmh.com

Imprimé au Canadawww.editionshurtubise.com

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À la mémoire de

CatherineDix ans d’absence

Carmenqui vient de nous quitter

« L’Admiral de Chastillon, Seigneur plus désireux du bien public que de son propre, ayant cognu la volonté du Roy son Prince, qui estoit de faire recognoistre les terres neuves, fit en toute diligence équipper des vais-seaux propres pour ce fait & louer gens dignes de telle entreprise : entre lesquels il esleut le capitaine Iean Ribault, homme véritablement expérimenté au fait de la marine, lequel ayant receu son commandement se mit en mer l’an mil cinq cent soixante deux, le dixhuitiesme jour de février, accompagné seulement de deux Roberges du Roy : mais si bien fournies de Gentils-hommes du nombre desquels i’estois & de vieux soldats, qu’il avoit moyen de faire quelque chose mémorable et remer-quable à iamais. »

René Goulaine de LaudonnièreL’Histoire notable de la Floride située

ès Indes occidentales, 1586 ; premier voyage

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note aux lecteurs

Ce roman raconte une histoire vraie. J’ai usé de la plus grande minutie à rapporter les événements sans toutefois m’obliger à les relater dans leur entièreté. En effet, par souci de rythme, plusieurs détails qui ne servaient pas l’histoire que j’avais envie de raconter ont été omis, cependant, cela ne s’est jamais fait au détriment de la vérité historique. Lorsque des sources différentes me donnaient des comptes-rendus contradictoires d’un même événement, j’ai accordé foi à celle qui me paraissait la plus plausible ou que les historiens considèrent comme étant la plus fiable.

J’ai fait preuve du même souci de précision et de concision en ce qui concerne les personnages historiques. Cependant, nul ne saurait me reprocher d’avoir usé de mon droit de romancier pour façonner les dialogues, créer des personnalités et attribuer des émotions aux protagonistes. Les notes rejetées du journal de René Goulaine de Laudonnière sont fictives. Elles aident simplement à la compréhension des nombreux éléments de l’histoire.

L’abondance de figures historiques ayant participé aux trois tentatives de colonisation racontées dans ce roman peut rendre le suivi difficile — même si le nombre de personnages fictifs a été réduit au minimum. Afin d’aider le lecteur à s’y reconnaître, un index alphabétique de tous les acteurs de ce drame a été ajouté à la fin de l’ouvrage.

C. B.

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Où les rescapés du premier voyage, naufragés sur une mer implacable, se remembrent les drames ayant néanti la première tentative de colonisation de la Nouvelle-France en Floride.

5 Quelque part sur la mer Océane, février 1564

Il y avait l’horizon et, par-delà celui-ci, un autre horizon. Un monde de lumière et d’eau, une ligne courbe, infinie, trop blanche dessus, trop bleue dessous, bossuée en collines saphir quand nous avions à nous effrayer de quelque grain1, ou épandue en une plaine turquoise quand se mourait le vent. Lors, notre mauvais brigantin, voiles faseyant, n’évoquait plus qu’une tavelure infime sur l’onde, nous transformant en gisants de sel, piégés entre marteau de feu et enclume d’eau.

Sans plus les maigres victuailles que nous avions emportées, la soif, au-delà de la faim, se révélait notre ennemi le pis.

— De l’eau, de l’eau partout…— … et point une goutte à boire2.Nous étions une vingtaine — peut-être vingt-deux, ou peut-être

moins, c’est vrai, Rouffi avait préféré rester dans la forêt au milieu des Sauvages — nous étions une vingtaine, dis-je, de naufragés à prier chaque jour, du moment où le soleil paraissait au levant jusqu’à ce qu’il disparût au ponant, et même après, même quand la nuit avait refermé sur nous son couvercle d’étoiles, à prier, prier toujours, pleurer et prier, que notre bon Dieu, Lui en qui nous

1. Tempête.2. Complainte du vieux marin, Samuel Taylor Coleridge.

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avions placé notre salut, Lui à qui nous offrions nos peines, veuille bien, justement, abréger icelles.

Il faut croire qu’Il estimait trop peu nos souffrances en regard de nos péchés pour daigner déjà se pencher sur notre méfortune. Et de péchés, nous en avions fort à nous faire pardonner, ne serait-ce que pour la trahison de Jean Ribault, le gentilhomme qui avait engagé sa confiance en nous… ou pour le meurtre de De la Pierra, notre commandant.

Pourtant, de trahison et de meurtre, nous n’allions point tarder à pousser plus loin l’horreur encore, au-delà de tout ce que, de ma vie — jeune, acertes —, il m’avait été donné d’accomplir.

u

Nicolas Barré, à l’unanimité, avait été élu notre capitaine. Ce gentilhomme, qui avait pris part jadis à l’expédition du chevalier Nicolas Durand de Villegagnon dont le dessein était d’établir une colonie en la France antarctique1, s’était déjà attiré notre faveur par son esprit vif et ses positions équitables.

— J’accepte, avait-il dit, au nom de l’autorité de Sa Majesté Charles IX, de la reine mère Catherine, du maître d’œuvre de notre expédition, l’amiral Gaspard de Coligny, et du seigneur Jean Ribault qui, de sa confiance, nous a honorés avant de s’en retour-ner en France, j’accepte de reprendre le pouvoir du capitaine Albert de la Pierra qui, par trop, a abusé de son autorité.

Nous nous tenions debout autour du cadavre encore chaud de De la Pierra. Vent abattu, la touffeur tropicale embobelinait la forêt et la plage ainsi qu’une graisse lumineuse fluerait du ciel, écrasant en chacun de nous la moindre velléité de penser mieux, d’agir plus. Alanguis eux aussi de torpeur, ni singes, ni oiseaux, ni insectes ne protestaient plus de nos récents éclats de voix.

— À la mémoire du tambour Guernache, supplicié de la hart2 pour un vulgaire manquement à la discipline.

— À Guernache ! avions-nous répété en chœur. Amen.

1. Tentative de colonisation du Brésil par les Français en 1555.2. Pendaison.

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— À toi, Lachère, pour ce châtiment que le capitaine de la Pierra t’infligea, beaucoup trop sévère en vue de ta vulgaire incar-tade, pour t’avoir déchu de ton grade et isolé des semaines durant sans répondre à sa promesse de te fournir en provisions de bouche, prétendant même qu’il se trouverait joyeux à entendre ta mort, à toi, Lachère, nous offrons son châtiment.

Lachère, fort amaigri de son aventure, se tenait à l’écart à l’ombre d’un jacaranda. Ses joues, creusées ainsi qu’un mauvais fossé, avaient pris cette couleur de beurre rance préludant la mort et que les poils jaunes de sa barbe éclaircie ne parvenaient point à masquer. Sous des arcades sourcilières devenues proéminentes, les globes de ses yeux avaient pris des proportions prodigieuses et seules ses paupières tombantes donnaient l’impression de les retenir de rouler hors de leur orbite. Ses lèvres craquelées à la manière de l’écorce d’un vieux pommier s’étaient entrouvertes pour répliquer d’une voix ténue :

— J’approuve votre action qui nous a délivrés de l’autorité d’un chef brutal.

Nicolas Barré, d’un ton solennel, avait lors annoncé :— Le capitaine Albert de la Pierra a manqué à sa promesse de

gentilhomme ; il avait affirmé à notre commandant Jean Ribault qu’il saurait prendre soin à sa place de Charlesfort, notre premier établissement en Nouvelle-France. À nous de rétablir la confiance qui a été placée en nos facultés d’importer la civilisation en ce Nouveau Monde.

— J’ai faim.Voilà qui devenait une antienne maintenant que nous la psalmo-

dions depuis des semaines. Il faut dire que, soldats, gentilshommes, mariniers, artisans ou manouvriers, aucun de nous n’avait songé — ou n’avait voulu s’abaisser — à emblaver1 et profiter des récoltes que cette terre riche, la terre fleurie — la Florida, comme disaient les Espagnols —, promettait. Nous n’avions point même eu cœur de prendre le poisson que les eaux côtières recelaient pourtant en abondance, préférant nous acagnarder2, chercher du bien facile à

1. Ensemencer en blé.2. S’accoutumer à la paresse.

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Extrait de la publication

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acquérir, pierres et métaux précieux qui, s’ils rendaient riches, ne nourrissaient point leur homme — et que, de toute manière, nous n’avions jamais trouvés. Il nous avait donc fallu nous en remettre aux diverses peuplades des zones voisines qui, émus de notre sort, surpris peut-être aussi de notre incapacité à nous avitailler, nous avaient pourvus généreusement en maïs, mil, fruits, gibiers, pois-sons… Toutefois, lorsque leurs réserves avaient commencé de diminuer au point de menacer leurs propres populations de famine, les Naturels en vinrent à démontrer de la réticence à nous venir en aide.

Les plus mélancoliques avaient commencé de se plaindre des nôtres dont le retour tardait.

— Le capitaine Ribault nous a abandonnés. Il nous avait pour-tant bien affirmé que, sitôt de retour en Europe pour faire part du succès de notre expédition à l’amiral de Châtillon, il reviendrait incontinent nous réapprovisionner.

— Fuyons ce pays de barbares et de fièvres afin de retrouver notre douce France, avaient proposé les plus affamés et les plus malades. Nul, au su de nos malheurs, ne saurait nous en tenir rigueur.

— Et le fort ? s’étaient interrogés ceux qui craignaient la vin-dicte des nobles ayant misé en nous leur confiance.

— On le détruira, avait répondu notre nouveau capitaine, Nicolas Barré qui, quoique tièdement, soutenait l’idée de repartir. Point question que les Indiens en usent contre les nôtres lorsqu’ils reviendront céans.

Je ne savais mie pour quel avis pencher. J’aurais aimé rester, poursuivre notre mission de découverte, me singulariser des hommes plus mûrs et moins ambitieux afin qu’on me remarquât chez les nobles finançant la colonie, mais j’ignorais me servir d’un fusil — qui m’aurait permis de vivre de gibier — et n’en pouvais plus de me nourrir de racines terreuses et de feuilles indigestes.

Pierre noire à la main en guise de crayon et bout d’écorce sur les genoux, assis sur une natte d’herbes grasses, dos appuyé contre un arbre, je m’ingéniais à retrouver du plaisir à tracer les portraits de mes camarades. Las ! J’avais la tête trop pleine et le ventre trop vide pour y aboutir.

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— Comment retraverser la mer Océane ? avait demandé Rouffi, un brave et jeune soldat de mon âge, seize ans, bouche lippue et nez viandu. Nous n’avons qu’une barquette tenant à peine sur les rivières à l’entour. Jamais elle ne saurait se défendre de la haute mer.

— Nous fabriquerons un brigantin, avait répliqué Nicolas Barré. N’avons-nous point céans tout le bois nécessaire ? Si nous inves-tissons la même volonté à abattre, découper et assembler que la constance employée à nous entredéchirer, l’embarcation pourrait cingler dans moins d’un mois.

— Je… je n’apprécie point cette idée, avait balbutié Rouffi en dodinant du chef.

Nul ne tint compte de son avis, car nul n’entend notre voix sitôt sommes-nous estimés trop jeunes. De plus, chacun savait Rouffi peu enclin au métier de marinier ; adonc, que celui-ci augurât d’un mauvais œil, non point de bâtir un brigantin à partir de rien, mais d’entreprendre un périple aussi périlleux à bord d’icelui, n’étonnait guère.

L’avenir devait toutefois lui donner raison.— Avec votre permission, capitaine, avait sollicité le soldat, je

préfère rester au milieu des Sauvages.Nicolas Barré, longuement, avait soutenu le regard de Rouffi,

épiant quelque tic, quelque clignement de paupière, qui aurait trahi la sincérité de ses intentions.

— Tu n’as donc point de famille qui t’attend en France ?— Si fait, mais j’ai appris à apprécier la liberté des habitants de

ce pays.— Et aussi la peau cuivrée des filles de ce pays.La bouche lippue avait souri. Nicolas Barré avait fini par

acquiescer :— Soit. Cependant, cela ne te dispensera point de nous prêter

main-forte pour la construction du navire.

u

— J’ai soif. Trop soif.Le soldat s’appelait Fricotin. Ses cheveux calamistrés noirs de

suie avaient perdu l’éclat des premiers jours pour afficher un gris d’argent terni qui s’appariait à ses iris javelés.

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— Toute cette eau, il n’est point possible qu’elle tue. Il n’est point possible que…

— Elle tue.Nicolas Barré avait répliqué sans même détourner son regard

du pavois où, près de son nez, une tache de sel, de fiente d’oiseau ou de quelque autre impureté, traçait une forme qu’il était seul à interpréter. Depuis plusieurs jours, notre capitaine avait aban-donné la mèche de gouvernail, mais sans quitter le poste de pilote, et se réfugiait sous l’ombre de la grand-voile. Il espérait trouver, en ces huit aunes carrées de toile diaphane fabriquée de nos draps de lit et de nos chemises usées, un répit à la fournaise solaire. Les drisses pendouillaient sans tension aucune, flottant au centre des réas vulgaires de nos poulies.

— J’ai trop soif.Fricotin, ainsi qu’il défierait le bon entendement, jeta un seillot1

rattaché à une corde par-dessus la lisse de tribord pour en remon-ter une pleine charge d’eau de mer.

— Elle va te tuer, fit remarquer François Lacaille, un sergent avec qui je m’entendais fort bien.

Dès notre départ de France, ce brave gradé m’avait pris en affection et agissait avec moi ainsi qu’un grand frère. Mêmement, je me plaisais fort en sa compagnie et usais de familiarité au point de l’appeler « sergent François » plutôt que « sergent Lacaille ». Il possédait le don des langues et avait appris l’idiome des Floridiens, ce qui lui avait permis d’agir à titre de truchement2.

— J’aime mieux mourir de mauvaise eau que de point d’eau du tout, rétorqua Fricotin.

Et, de manière à nous provoquer mieux — ou morguer mieux la mort elle-même —, les yeux tour à tour posés sur chacun de nous, le soldat porta le seillot à ses lèvres et but le bouillon salé. Je voyais sa pomme d’Adam aller et venir à mesure que le liquide traversait sa gorge pour emplir son ventre.

Peut-être Fricotin a-t-il raison, me disais-je. En quoi cette eau serait-elle si différente de celle que nous consommons souvent, croupie, grouillante de vermines, gluante à force de rancissure ? Je

1. Seau.2. Traducteur.

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Extrait de la publication

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faillis me ranger à son initiative, notamment lorsque trois autres malheureux, à le voir par après si apaisé, élurent de l’imiter.

— Côme, ne fais point cette lourderie, me dit le sergent François Lacaille, sa large main couvrant presque toute mon épaule. Je me chagrinerais de te voir périr aussi bêtement.

Avec son air d’auroch sauvage, ses yeux noirs comme deux puits aux margelles de chair, ses quatre haies de cils, ses gros sourcils charbonnés aussi larges qu’un pouce et qui se rejoignaient à la racine du nez, avec sa barbe épaisse couvrant ses joues jusqu’aux yeux, il exprimait la plus brute et la plus sincère honnêteté. J’aimais sa façon de dire et de faire sans artifices jamais, qu’il s’adressât à un subalterne ou à un supérieur, aussi franc avec l’un qu’avec l’autre, jamais complaisant, rarement dans l’erreur, toujours sin-cère. Aussi, me rangeant à sa sagesse, optai-je pour attendre. Je me contentai de téter un étroit morceau de mouchoir que, soit je trempais de ma sueur, soit je laissais, le soir, s’imbiber du serein.

Grand bien me fit. Ceux qui avaient bu l’eau de mer ne furent guère longs à souffrir de flux de ventre, de diarrhées, de vomisse-ments… et de plus de soif encore. Fricotin mourut le premier, la langue enflée, la peau desséchée.

Nous jetâmes son corps par-dessus bord, là où les requins s’en repurent. Les trois infortunés qui avaient suivi son exemple l’imi-tèrent. Nous dûmes, à leur tour, balancer leur corps à la mer.

— Tu as trouvé à boire ?Usant de sa salade1 ainsi que d’un vaisseau2, le fourrier3 Jacques

Salle buvait à musse-pot près de l’étrave, dos tourné. Le sergent François Lacaille trouva l’énergie pour se remettre sur pied en tirant son épée.

— Tu as trouvé à boire, bougre de crasse de meule ! Et tu gardes toute cette eau pour toi ?

Le gradé, moulu de privations, passa près de moi avec des gestes si maladroits qu’il me frôla le visage de sa lame tremblo-tante. Inconscient de sa maladresse qui avait failli m’emporter un

1. Casque de métal pour les militaires.2. Récipient.3. Au xvie siècle, le titre était moins un grade qu’une tâche avec certains

privilèges.

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œil, il s’immobilisa en menaçant Salle d’une expression courrou-cée. Afin de m’éloigner de lui, mais sans me donner le mal de me lever, je roulai sur les fesses le long du bastingage.

— Offre de ton eau à tes camarades, misérable, ou, cordiable ! Je le jure, si tu ne meurs de soif, tu mourras par le fer.

Le fourrier observa son supérieur sans démontrer de crainte aucune, au contraire, en esquissant un ris railleur. Il se tourna lentement, tenant sa salade devant lui à deux mains.

— Vous en voulez, sergent ? ricassa-t-il avec une expression qu’il me fut impossible à définir. Vous en êtes certain ?

— Ainsi que chacun de nous. Partage ! C’est un ordre !— Si c’est un ordre…, rétorqua Salle sans se départir de son

détestable souris, à votre gré. Ce néanmoins, pour le cas où le détail saurait vous être de quelque intérêt, je tiens à vous aviser qu’il s’agit de ma pisse.

Statufié, François Lacaille immobilisa la pointe de son épée à mi-chemin d’un arc de cercle entre le pont et la gorge du fourrier. Il demeura ainsi plusieurs secondes, fixant son subalterne ainsi qu’il évaluerait, dans cette gausserie, la part de piperie et de vérité. C’est le franc éclat de rire du marin Nicolas Mallon qui fit s’ébrouer enfin le sous-officier.

— Ha, ha, ha ! Alors, sergent ? Tu y aspires toujours à cette eau ?

u

Devant la perspective de pouvoir reprendre la mer en direction de l’Europe, nous nous étions sentis si inspirés que notre navire, en très peu de jours, avait déjà pris forme. Lorsqu’un vent fort à propos s’était levé le jour même de la mise à l’eau du brigantin, nous y avions vu une invitation de la Providence à nous embarquer sans délai. Chaque jour plus enivrés de retrouver notre patrie, nous nous étions empressés de charger artillerie, forge et autres muni-tions de guerre que le capitaine Ribault nous avait laissées des mois auparavant, en sus de tout ce que nous pouvions compter de mil, de maigres réserves de viande fumée et d’eau, ce qui, ainsi que nous le vîmes par après, ne fut point bastant1.

1. Suffisant.

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Trop confiants en notre bonne fortune, nous nous étions mis en mer à un moment de l’année où les vents sont muables, louant Dieu pour Sa grande bonté, ragaillardis à l’idée d’éloigner chaque jour de nous les périls et malencontres de notre aventure en Floride.

Cette joie dura le tiers du trajet.

u

— Trois semaines, maintenant.Martin Atinas, acertes le meilleur marin parmi nous, du moins,

le plus enthousiaste à chanter les mérites de la mer, gravait à la pointe de son couteau des encoches sur le bas-mât.

— Trois semaines, répéta-t-il, que des calmes1 nous retiennent sur le même are d’eau.

— Ce pourrait être pis, tempéra Aymon, un soldat à peine plus âgé que Rouffi et moi, et qui s’était langui de repartir : car, d’ab-sence de vent, nous pourrions plutôt souffrir de vents contraires qui nous ramèneraient en Nouvelle-France. Alors, louez le Seigneur de n’avoir à souffrir que d’un peu de chaleur.

— Et de la faim et de la soif, gouailla, mais sans rire, le sergent François.

— Demain, nous n’aurons plus qu’une poignée de céréales qu’il nous faudra partager.

La voix qui venait de se faire ouïr se trouvait au-dessus de ma tête. Enfin, je ne veux point dire qu’elle émanait du grand mât, car j’étais étendu sur le ventre à dessiner sur le bois du tillac ; elle venait du gaillard de poupe. Il s’agissait de notre capitaine, affalé non loin du timon, là où il avait élu quartier depuis des jours, se trouvant lors également près du bahut2 où nous avions entreposé les provisions.

Nicolas Barré, depuis la diète qui nous était imposée, avait mué ses yeux pers en prunelles vif-argent dont les commissures des paupières, agitées de mouvements perpétuels, se remplissaient de

1. Absence de vent qui immobilisait les navires.2. Du Moyen Âge jusqu’à la fin de la Renaissance, un bahut désignait non

pas un meuble, mais un coffre à couvercle en dos d’âne.

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ridules à foison. Ses lèvres, désormais une simple ligne hâve et confuse, ne traçaient plus que des souris équivoques, masquant — et c’était pour le mieux —, des canines qu’il avait fort aiguës. La peau collait à ses os à la manière d’un vieux palimpseste gercé, authentiquant sans ambages son honnêteté à garder et à répartir équitablement les rations, mais quelque honorable capitaine eût-il été, Barré ne pouvait ni commander au vent ni multiplier les denrées.

— Il ne reste, en tout et pour tout, poursuivit-il, que trois ou quatre grains de mil pour chacun de nous. Ensuite, nous n’aurons plus rien.

Car, à la vérité, nous n’avions emporté ni rets ni haims pour prendre du poisson, laissant tout aux Floridiens, aveuglés par notre foi sans limites, assurés du pardon du bon Dieu vis-à-vis de nos péchés, acertainés de l’aisance et de la célérité avec lesquelles nous retraverserions la mer Océane.

— Tu n’as plus de chaussures ?J’avais remarqué déjà, quand nous étions en Nouvelle-France,

à quel point Nicolas Mallon jalousait ses brodequins et avec quelle affection il les entretenait. Je l’estimais plus soucieux de ceux-ci que de sa personne même, le surprenant à les dépoussiérer à chaque fin de journée, les rincer, les oindre d’huile, tandis que, à l’image de chacun de nous, jamais il ne se lavait. Un cadeau de sa promise avait-il un jour avoué, mais ce me semblait — sans que j’y comprisse miette — une forme de relation morbide envers une pièce de vêtement.

— Tu n’as plus de chaussures ? répétai-je.Il me fixait de ses yeux qui devenaient plus vitreux chaque jour

et je les voyais luire d’une moiteur curieuse à l’ombre du bastin-gage. Ses pieds nus, maigres et blancs appuyés contre le plat-bord me parurent à ce point décharnés qu’un raisonnement s’imposa de lui-même : ils ne pouvaient plus tenir dans leurs souliers.

Mallon continuait de me fixer quand il se mit à ricasser bête-ment. Il retira une main qu’il gardait sous lui et exhiba l’un de ses brodequins. La moitié du support de la cheville manquait, les rebords mâchurés de charpies d’inégales longueurs. Voilà qui présageait fort de la vachette grignotée.

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— Les rats ?Mallon souriait.— Nous avons des rats à bord ?Je faillis hurler de joie. Si des rongeurs avaient trouvé moyen de

se dissimuler dans la cale, nous pouvions nous en sustenter le temps obligé à ce que…

— C’est moi.Mallon souriait toujours et je pouvais constater, au milieu des

poils rêches de sa moustache tombante, que deux dents supplé-mentaires manquaient à sa mâchoire du haut. Le mal de terre1 commençait aussi à se faire sentir.

— C’est moi qui ai mangé ma chaussure, reprit-il. Un peu roide sur les gencives, acertes, mais je les ai si bien entretenues toutes les deux, si bien ointes…

— Ta… tes chaussures ?— Et alors ? répliqua Aymon, plus loin, assis contre le pied du

mât de misaine. J’en suis à ma ceinture, moi, et de quoi parle-t-on ? De cuir ! De cuir de bœuf ! Ça n’a peut-être point la délicatesse des ragoûts de ma vieille mère, mais ça apaise les douleurs de la faim.

Je me laissai tomber, visage contre les mouettes et les côtes de Bretagne que j’avais tracées sur le bois du tillac. À quelle extrémité en étions-nous donc réduits ? Qu’attendait Dieu pour lever enfin le châtiment par lequel Il nous punissait ? N’avions-nous point souffert assez pour nos actions ?

J’avais envie de pleurer, mais me retenais dans la pensée que, pâtissant déjà de la soif, j’aurais cédé plus d’eau encore. Je me saisis d’un caillou que je gardais en poche, le mis dans ma bouche et, le regard perdu sur les lignes de la Bretagne, entrepris de le sucer.

Cela calmait l’envie de boire.Je restai ainsi longtemps, alternant entre les moments de som-

meil et de lucidité. Le jour déclina. Ainsi que je rêverais, j’observais des étoiles côtoyer le soleil, tourbillonner, des étoiles filantes qui ne tombaient point du ciel dans la mer, mais effectuaient le chemin opposite, de la mer vers le ciel.

— Miracle !

1. Scorbut. Mal dont on guérissait une fois à terre.

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Le cri vint du capitaine. Il s’était levé à demi, appuyé sur un coude et, de son autre bras, désignait un point vers l’avant. Je tournai la tête pour apercevoir plusieurs flèches argentées qui dessinaient des courbes dans l’air, dont trois ou quatre qui enla-çaient le brigantin. La trajectoire de l’une d’elles, en plein centre du vaisseau, passa par la voile maîtresse1. J’ouïs le son d’un choc léger avant de découvrir un petit poisson qui se débattait sur le pont.

Un poisson avec des ailes !— Un banc de poissons volants, capitaine ! lança Lachère qui

regardait par-dessus bord. Et il y a une escadre de bonites qui les chasse.

— Quelle pitié qu’on n’ait point pensé à garder quelques haims au lieu de tout donner aux Sauvages ! se plaignit Mallon.

— Je l’ai, cordiable ! lançai-je après avoir plongé vers le grand mât, les deux mains devant moi. Je l’ai attrapé !

Le fretin s’agitait entre mes doigts, ses ailes étroites froissées par ma poigne.

— Je l’ai ! répétai-je en me levant, mais sans quitter ma prise des yeux, ainsi que je craindrais la voir s’échapper.

— J’en ai un aussi ! clama la voix de Mallon dans mon dos.— Et moi ! s’enthousiasma un autre.Et Jacques Salle. Et un certain Cordier. Et…— J’en ai deux ! se réjouit Atinas.— Ne les mangez point de suite ! ordonna Nicolas Barré. Rassem-

blez vos prises. Il faut partager entre nous. Il faut que chacun…Aucun parmi ceux qui s’étaient saisis d’un poisson n’obéit. Moi,

point davantage que les autres. Je m’empressai de plonger la prise encore frétillante en ma bouche et y croquai avec empressement, éprouvant un contentement inexprimable. Chair et eau giclèrent sur mes papilles ainsi qu’un canon aurait craché en moi une pleine charge de saveurs et de fraîcheur. Je m’en sentis étourdi.

Je tombai d’ailleurs, mais ce n’était point tant de griserie que de la poussée que me bailla un matelot frustré de n’avoir point eu sa part. Il s’appelait Quesnel et avait les mains aussi larges qu’une palme d’aviron. Je roulai sur le pont en prenant soin de garder les

1. Grand-voile.

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mâchoires bien serrées, joues gonflées, apeuré à l’idée de perdre mon énorme bouchée.

Pendant que le matelot s’acharnait sur mon visage avec ses doigts lourds dans l’espoir de me faire recracher le poisson, je tenais bon à mâcher en espérant avaler avant qu’il parvienne à m’ouvrir la bouche. La voix de Nicolas Barré éclata avec une force étonnante au su de sa faiblesse :

— Quesnel ! Côme ! Il suffit ! Sans doute mon agresseur eût-il poursuivi sans tenir compte de la

sommation de notre capitaine si une détonation ne s’était fait ouïr. Nicolas Barré, escopette fumant vers le ciel, n’entendait point à risée. Je profitai de l’instant de flottement pour avaler. Quesnel se dégagea.

Douze poissons volants. Douze malheureux fretins pour une vingtaine d’individus aux trois quarts morts de faim, voilà tout ce que le ciel et la mer nous avaient consenti. La compassion de Dieu me parut plus goguenarde que bienveillante.

Dans la coulée embrasée que jetait le soleil en s’enfonçant dans l’océan, nous vîmes les bonites poursuivre leur course et dispa-raître dans le sillage couleur vif-argent des poissons volants.

— Grand calme avec grand houle prédit tempête.Nicolas Mallon avait murmuré, mais puisqu’il se trouvait près

de moi, j’avais ouï sans peine. Je répliquai :— Tu redoutes un grain ?Coudes sur la lisse de pavois, avant-bras croisés, mains sur les

épaules, il agitait devant lui un menton trop long que prolongeait plus loin encore un bouc de poils âpres. L’arête mince de son nez, polie par le sel, luisait ainsi qu’un andouiller, aiguisant une figure déjà en lame de couteau. Il observait les vagues qui, plus tôt, avaient commencé de nous bercer en dépit des voiles faseyant et du vaisseau toujours ababouiné. Quoique fort peu visible, on pouvait déjà remarquer une crasse mince mâchurant l’azur et assombrissant l’éclat du soleil.

— Ce branle annonce l’approche du vent, mais je n’en apprécie point le lis1 d’est. Vois : la houle court vers le ponant. Nous serons repoussés d’où nous arrivons.

1. Aire de vent, ligne de vent. « Aller au lis de vent », suivre le vent.

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— Il faut aviser le capitaine, conclus-je en me redressant, ariser les voiles, mettre à la cape.

— Puchot !Le cri avait surgi de la proue. Martin Atinas, qui s’était impro-

visé vigie à l’étrave — il n’avait plus la force de grimper à l’antenne1 du grand mât —, pointait un index émacié au norouest. Dans une attitude qui lui était propre, il avait placé un pied sur le pavois, son coude sur le genou. Il détourna ensuite son poignet pour appuyer son menton sur ses jointures.

— Puchot ! répéta-t-il un ton plus haut. Droit sur nous autres !Nicolas Barré, que j’escomptais aller retrouver à la poupe afin

de l’aviser des craintes de Mallon, apparut près de moi. Il sifflait ainsi qu’un soufflet de forge, hors d’haleine d’avoir seulement quitté le gaillard pour approcher le centre du navire.

— Où voit-il une colonne d’eau, ce drôle ? demanda-t-il.— Là-bas, répliqua Mallon en désignant une bande plus sombre

de nuées à l’horizon. Elle a bien vingt piques de haut. J’ignore en quelle manière Atinas peut affirmer déjà qu’elle nous hausse2, mais les vagues lui donnent raison. Ces vapeurs qui soulèvent la surface de l’eau en tourbillonnant vers le ciel vont toujours contre le vent. Et le vent, dans peu, arrivera de la direction opposite.

Un sillon soucieux creusa le front de Barré quand il demanda :— On aura un éphéliote, tu crois ?— Une bonne brise d’orient, confirma Mallon sans détourner

les yeux de la trombe. Et ce sera un grain.Notre capitaine suivit mon regard que j’avais gardé sur les

voiles. Il inspira avec bruit avant de lancer, d’un seul souffle :— Éphéliote ou puchot, il faut ferler la voilure et se parer à

mettre à la cape.— C’est ce que je disais, rétorquai-je, fier de démontrer mon

nouveau savoir de marinier.Les ordres donnés furent brefs et d’aucuns s’adonnèrent à sa

tâche avec la célérité que lui permettait son état. En compagnie

1. Vergue.2. Rejoindre. Lorsqu’on approche un bateau, il paraît plus haut, d’où cette

expression en usage chez les anciens marins.

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des moins affligés, je grimpai aux vergues pour prendre les ris1 de nos deux voiles, liant les garcettes en me désolant que l’heur de remplir les tissus de vent, attendu durant des semaines, se trouve si mal à propos.

Les auspices fâcheux de Mallon et d’Atinas, marins d’expé-rience, ne tardèrent point à s’accomplir. Le puchot haussa notre brigantin presque en même temps que l’éphéliote, qui s’attaquait à la proue. Nous eûmes deux forces opposées à combattre et si Dieu ne nous avait eu en pitié, il ne m’est de doute aucun que nous eussions tous péri en cette épreuve.

— Barre au vent ! hurlait notre capitaine, ainsi qu’il aurait enhardi un timonier, pourtant il tenait lui-même la mèche de gouvernail. On vient au lof et coupez-moi ces vagues au taille-mer ! Palsambleu ! Avisez-vous de ce tangage !

À dire la vérité, nous ne venions point forcément au lof, car le vent nous assaillait de tous côtés et de tangage, nous éprouvions davantage un roulis du diable qui rendit malade un dénommé Jouan. Appuyé au garde-corps, celui-ci se mit à dégobiller à l’envi, de sorte que, déjà fort déshydraté, il finit par s’effondrer, à demi conscient.

— Défie-toi !Une lame, rabattue par le puchot qui nous côtoyait à dextre,

s’abattit sur le tillac en arrachant une manœuvre et en emportant Jouan par-dessus bord. Moi-même, surpris par le paquet de mer, je me rattrapai de justesse à une drisse qui, détachée d’un palan, battait au vent. Accroché à mon cordage, je volai entre bois et eau, battu par les éléments ainsi qu’un vulgaire fanion au bout de sa hampe.

Je revins m’affaisser sur le pont à l’instant où la pluie crevait les nuées. Elle s’abattit avec une force telle que je crus qu’une nouvelle lame surgissait des tourbillons du puchot. Agrippé à deux mains à un râtelier, je parvins à reprendre mon équilibre pour constater des dégâts. Le navire, par tribord, embarquait à tire-larigot et, déjà, plusieurs hommes s’absorbaient à écoper. Je n’at-tendis point l’ordre du capitaine pour les rejoindre et, pendant de

1. Expression signifiant « attacher les cordelettes qui passent par les bandes de ris et qui servent à enrouler les voiles sur leur espar ».

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