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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=SR&ID_NUMPUBLIE=SR_010&ID_ARTICLE=SR_010_0397 Une évidence d’État : la famille par Remi LENOIR | Nouveau Monde éditions | Sociétés & Représentations 2000/2 - n° 10 ISSN 1262-2966 | pages 397 à 426 Pour citer cet article : — Lenoir R., Une évidence d’État : la famille, Sociétés & Représentations 2000/2, n° 10, p. 397-426. Distribution électronique Cairn pour Nouveau Monde éditions. © Nouveau Monde éditions. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Une évidence d’État _ la famille

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Une évidence d’État : la famille

par Remi LENOIR

| Nouveau Monde éditions | Sociétés & Représentations2000/2 - n° 10ISSN 1262-2966 | pages 397 à 426

Pour citer cet article : — Lenoir R., Une évidence d’État : la famille, Sociétés & Représentations 2000/2, n° 10, p. 397-426.

Distribution électronique Cairn pour Nouveau Monde éditions.© Nouveau Monde éditions. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

IV. HORS CADRE

Remi Lenoir, « Une évidence d'État : la famille », S. & R., déc. 2000, pp. 399-426.

UNE ÉVIDENCE D’ÉTAT : LA FAMILLE

Par Remi Lenoir

Si la famille s’est imposée comme une matrice de schèmes structurant la visiondu monde social, loin d’y voir l’effet de nécessités anthropologiques, c’est, aucontraire, dans ce qui est au principe de cette vision, la structuration de l'ordrepolitique, que les structures familiales se voient reconnaître le fondement en appa-rence naturel de toutes choses, notamment de la chose publique : la famille, en effet,peut d’autant plus apparaître comme le fondement naturel de l’ordre politiquequ’elle est, elle-même, perçue selon les catégories par lesquelles l’ordre politiqueest construit et défini. On en a un exemple dans la formation sinon de deux sciences,au moins de deux savoirs d’État qui ont la famille, son fondement, sa définition etsa finalité, pour objets. D’une part, la généalogie qui dans la formation et le fonc-tionnement de l’État dynastique participe directement à l’imposition légitime d’unmode de gestion légitime du pouvoir politique, notamment de son maintien et desa perpétuation. D’autre part, la démographie qui, dans un État bureaucratique, s’in-tègre en continuité immédiate avec le mode de gestion et d’encadrement rationalisédes populations, typique des États modernes, la famille étant constituée comme lefondement biologique, social et idéologique de l'ordre politique.

De cette différence, on a un premier aperçu dans l'étude que Claude Lévy etLouis Henry ont faite sur les ducs et pairs de France sous l’Ancien Régime et oùils observent que « les préoccupations démographiques ont été, jusqu’ici, tropétrangères à la plupart des généalogistes pour qu’ils se soient beaucoup souciés de

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ces courtes vies »1. Et de regretter nombre de lacunes dans les renseignements surles mariages et la date de naissance des enfants, « car, précisent-ils, dans une étudesur la fécondité, il faut connaître l’âge au mariage de la femme, la date de find’union et la date de naissance de tous les enfants »2. Ces erreurs « par défaut »pourraient bien indiquer, en effet, ce qui distingue le travail des généalogistes etcelui des démographes : moins un état plus ou moins complet des savoirs sur lesstructures des populations à divers moments de leur évolution que la constitution desavoirs d’Etat, spécifiques et propres à deux structures politiques différentes de ges-tion des populations.

GÉNÉALOGIE POLITIQUE ET MODÈLE DYNASTIQUE

Il est évident aujourd'hui, c'est-à-dire dans un système qui, à la suite d'un long ettortueux processus, a accordé au nom de famille le primat des facteurs d'identifica-tion, que la connaissance des anthroponymes, des conditions de leur fixation et de leurtransmission, soit considérée comme une étape indispensable à l'établissement degénéalogies. Mais la connaissance de ces dernières suffit-elle pour décrire les struc-tures familiales ? Sans doute non et pas seulement à cause des erreurs, oublis et biaismaintes fois dénoncés, comme s'il existait une parenté vraie et un mode objectif dereprésentation des familles. Toutes les erreurs, omissions, falsifications inventoriéespar les généalogistes rappellent que la notion de parenté est elle-même une fiction, laparenté réelle qu'ils essaient d'établir s'inscrivant à l'intérieur de la parenté fictive etétant pour une large part déterminée par elle3. Comme le précise Bernard Guenée :

Une généalogie des rois de France a moins pour but de faire apparaître la familledes rois que leur succession. Et puisque la succession à l'office royal a pourcaractère propre d'être fondée sur l'hérédité, ce qui a dû être est plus important,plus vrai que ce qui a réellement été. La succession héréditaire des rois de Francen'est peut-être pas une vérité de la lettre, mais c'est une vérité en esprit. Ce n'estpeut-être pas une vérité dans l'ordre de l'histoire, mais c'est une vérité dans l'ordrede la foi4.

Les généalogies, telles qu'elles sont établies à l'origine (XIIIe siècle), sont desœuvres de commande et participent à des stratégies d'officialisation et de propa-gande. Elles participent très directement au système des formes de représentation

1. Claude Lévy, Luc Henry, « Ducs et pairs sous l’Ancien Régime. Caractéristiques démogra-phiques d’une caste », Population, n° 15, vol. 5, oct.-déc. 1960, p. 811.2. Ibid., p. 811.3. Cf.Alain Guerrau, Le Féodalisme. Un horizon théorique, Paris, Le Sycomore, 1980, p. 191.4. Cf. Bernard Guenée, « Les généalogies entre l'histoire et le politique : la fierté des Capétiensau Moyen Âge », Annales ESC, n° 33, mai-juin 1978, p. 466.

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du groupe pour lui-même et pour autrui dans les rivalités publiques que se livrentles familles au regard de la seule dimension pertinente entre groupes sociaux, dèsl’époque féodale, le prestige de la parenté. Celle-ci se donnait à voir lors de toutecérémonie publique, dans des cortèges et suites de toutes sortes, dans les fêtes etfunérailles, sur les stèles et les tombeaux. Ce qui n'était pas encore le cas dans« l'Europe barbare », selon l’expression de Pierre Guinchard, car la parenté n'étaitqu'un facteur parmi d'autres de la structure des groupes sociaux5.

En outre, la généalogie est instrument d’objectivation que l’écriture a sinonrendu possible, en tous les cas le graphisme qui lui est lié l’a beaucoup aidée à ledevenir. En effet, elle ne ressemble guère à celles d'origine orale, légendes sumé-riennes, grecques ou bibliques, marquées par le procédé mnémotechnique de laconcaténation, (« Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, Jacob engendraJuda et ses frères », etc.). Plus, la généalogie se présente, le plus souvent, sous laforme d’un schéma, souvent indispensable pour saisir et suivre les successions.Par sa disposition spatiale, la généalogie graphique, à la différence de la liste desnoms, comme les stemmata romains, implique une continuité, un ordre linéaire(verticale ou horizontale), hiérarchique, allant de haut en bas ou inversement. Lastructure organisatrice, même non explicitée, s'y donne à voir6. L'acte même de faireune généalogie implique donc un travail de systématisation et de formalisation, neserait-ce que dans la présentation. Il s’agit de classer en fonction d’un objectif quin’est pas toujours formulé en tant que tel. Mais à tout le moins, il est toujours ques-tion de transmission, ce que la généalogie transmue sous forme de filiation .

Enfin les généalogies graphiques sont abstraites des fonctions qu’elles sontcensées remplir, alors que l’énumération des noms qui précède, par exemple, unecommémoration est inséparable du contexte et des relations sociales dans lesquelleselle s’inscrit8, ce qui fait qu’à un certain niveau de complexité, elle ne peut être

5. Pierre Guinchard, « L’Europe barbare », in Histoire de la famille (André Burguière, ChristianeKlapish-Zuber, Martine Segalen, Françoise Zonabend dir.), Paris, Armand Colin, 1999, t. 2, p. 27.6. Howard Bloch remarque que : « La grammaire du haut Moyen Âge et le lignage relèvent, endépit du hiatus chronologique qui les sépare, d'un modèle de représentation et d'un mêmeensemble de pratiques synthétiques ». Étymologie et généalogie. Une anthropologie littérairedu Moyen Âge français, Paris, Seuil, 1989, p. 113. Linéarité, temporalité (le sens des mots sefonde sur leurs racines étymologiques, comme celui du lignage repose sur l'ancienneté de larace), verticalité, fixité, continuité, inhérence de la valeur sont autant de traits structuraux de cesdeux formes symboliques qui contribuent toutes deux, « l’une la généalogie, à naturaliser lelignage, l’autre, l’étymologie à naturaliser le langage ». (ibid. p. 117).7. Sur tous ces points, cf. Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de Troisétudes d’ethnologie Kabyle, Paris, Seuil, 2000, pp. 84-125.8. Cf. R. Thomas,Oral Tradition andWritten Records in Classical Athens, Cambridge UniversityPress, Cambridge, 1989, chap. 3, « Genealogy and Family Tradition : The intrusion of writing ».

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qu’affaire de spécialistes et de professionnels. Surtout la généalogie se donne pource qu’elle donne à voir, uno intuitu : une parenté décontextualisée, « nue » pourreprendre le terme de Maurice Halbwachs. Mémoire immémoriale, elle s’imposecomme espace neutre, fondée en vérité, incontestable. Or, les généalogies sontmoins un moyen pour décrypter les enjeux d’alliances matrimoniales, de stratégiessuccessorales, de stratégies de fécondité, que des instruments de glorification etd’héroïsation de celui qui les fait établir et aussi de ceux qui les établissent. Ce quiest au principe de leur conception est nécessairement biaisé et les erreurs, omissionset ajouts sont le résultat et la trace de cette forme de travail symbolique de promo-tion et de perpétuation politiques.

GENÈSE DU PRINCIPE DYNASTIQUE

Dans l’Occident médiéval, à la suite de l’effondrement de l’Empire romain, ladésintégration de l’État a contribué à accorder une grande place à la structure fami-liale dans l’ordre politique, le patrimoine royal se constituant en royaume et l’ho-nor familial en couronne9. La notion de dynastie, même si elle n'a pas la formeprécise et fixe qu'elle aura plus tard, est, en effet, autant une notion politique quefamiliale ou, plus précisément, familiale parce que politique. C’est entre le VIIIe etXIe siècle qu’au sein des familles aristocratiques d'Europe Occidentale le mode dereproduction de la structure politique est passé d’un système d’alliances et de filia-tion relativement peu réglementé et très diversifié à un ensemble strict de prescrip-tions (primogéniture masculine) et de proscriptions (inceste, adultère). Sous lesMérovingiens, toute promotion procédait, pour une grande part, de la faveur royale.Les structures familiales correspondaient à cette forme de clientélisme politique :s’allier avec des personnages proches du roi plutôt que de descendre d’ancêtresprestigieux, égalité des lignées masculines et féminines pour l’établissement deces liens. En effet, comme le rappelle Pierre Toubert, « les familles dirigeantes dumonde carolingien ne correspondent en rien à des lignages ou à des “dynasties” oùla place des individus serait clairement repérable sur un arbre généalogique dûmentreconstitué »10. L'ensemble des membres de la maisonnée était sous l'autorité dupère de famille qui avait autorité sur tous ses membres – épouse, parfois autresépouses, enfants, esclaves. La maisonnée faisait partie d'un groupe parental plusvaste, le clan (Sippe), ce dernier ne comprenant pas plus des cinquante ménages,agnats et cognats.

9. Cf. Andrew W. Lewis, Le Sang royal. La famille capétienne et l’État, France, Xe-XIVe siècle,Paris, Gallimard, 1986.10. Pierre Toubert, « Le moment carolingien (VIIIe- Xe siècles) », in Histoire de la famille, op. cit.,t. II p. 119.

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La parenté clanique était très instable, minée par des conflits internes, et seulsles intérêts de conquête et d'auto-défense étaient à la base de la cohésion de cesgroupes mobiles et sans véritables attaches, notamment territoriales, durables. Elleétait aussi « assurée par la conscience de partager un patrimoine commun d'ancêtrespaternels et maternels », source de la « pureté de sang » et garantie d'appartenanceà la noblesse. « C'est cette nobilitas conçue comme proximité maximale desancêtres les plus puissants qu'explicitait la répétition significative des nomssouches »11.

Mais dans la première moitié du XIe siècle, les nécessités économiques et lestransformations des structures politiques modifièrent les structures familiales dansun double mouvement de resserrement et d’extension du lignage12. En quelquesdécennies, les structures de l’aristocratie médiévale ont changé, faisant une placedésormais primordiale au lignage et au mode dynastique de succession qui lui estlié. En même temps que le pouvoir royal commença à décliner, les familles aristo-cratiques établirent de manière permanente leur domination sur des territoires déter-minés et prirent une structure plus linéaire et verticale, celle d’une « dynastie »(Geschlecht). Leurs droits furent considérés comme des biens familiaux et leurhonor héréditaire. Si la « maison du roi » présentait déjà cette structure, son modèlese diffusa dans l’ensemble de la noblesse et la société aristocratique s’est alorsconstituée en une juxtaposition de familles fondées sur la détention d’un patrimoineet accrochées à la mémoire des ancêtres mâles (patres).

À la même époque, le trône est lui aussi assimilé à la famille et aux terres duroi : il devient un honor patrimonial. Comme l’analyseAndrew Lewis « la manièredont ils firent de la royauté un honor héréditaire est, en bien des points, analogueaux transformations du système d’héritage qui affectaient pendant la même périodela société aristocratique à tous ses niveaux »13. Depuis Hugues Capet, la fonctionroyale, dignitas sacrée à l’origine élective, est ainsi traitée comme un office trans-mis du père au fils aîné, avec la totalité du patrimoine familial. L’État dynastique estfondé, comme une extension de la famille royale et de sa « maison », bref du

11. Cf. Patrick J. Geary, Naissance de la France. Le monde mérovingien, Paris, Flammarion,1989, pp. 71-72.12. Cf.Georges Duby, La Société au XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, Paris, Sevpen,1953.13. AndrewW. Lewis, Le Sang royal. La famille capétienne et l’État, France, Xe-XIVe siècle, op.cit., p. 42. Comme l’observe Karl Ferdinand Werner, ce serait « une erreur que de chercher l’É-tat seulement là où se trouve le roi. L’État était partout où existaient des princes (les termesprinceps et dominus incarnent le pouvoir public suprême), et il y avait en France des princes plustôt que dans le Saint-Empire, princes plus puissants, sinon plus nombreux, et cela dès le IXe-Xe

siècle aux XIIe-XIIIe siècles. C’est alors seulement que cette forme d’État princier déclina au pro-fit de la royauté ». Cf. K.F. Werner, Naissance de la noblesse, Paris, Fayard, 1998, p. 85.

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lignage où le père lègue au fils aîné l’héritage. La constitution des généalogiesroyales et princières supposaient cette forme de patrimonialisation de la couronneet de toutes les formes de l’honor.

Dans la rivalité qui opposait les nobles pour l'agrandissement de leurs territoireset de leurs charges, le mariage est ainsi devenu un instrument majeur, le pouvoir seconcentrant dans les mains du chef de la maison. Le lignage évince filles, frèrescadets et gendres de toutes chances d’hériter, les mariages de ces exclus de l'ordrehéréditaire formant un instrument d’alliances politiques et de renforcement des liensd’amitié vassalique. Telle est, selon Georges Duby, la « révolution féodale » àlaquelle est associée l’invention de la généalogie14. En effet, selon lui, la « cristalli-sation » des familles aristocratiques sur une base patrimoniale et moins sur un sys-tème d’alliances territoriales s’est accompagnée d’une modification de leur structureinterne : à la « nébuleuse horizontale » des temps carolingiens s’est substituée une« structure verticale », beaucoup plus stricte dans laquelle le centre de gravité de laconstitution du patrimoine a dérivé de la conquête à l’accumulation et à la transmis-sion au sein de la famille à un seul héritier, le fils aîné15. Cette mutation s’apparenteau passage d’une « aristocratie concurrentielle », pour reprendre les termes de PaulVeyne à propos d'une transformation homologue dans le Haut-Empire Romain, c’est-à-dire d'un système où les rivalités entre clans sont féroces, à une « aristocratie deservice » où l’on fait carrière en étant en bons termes avec ses pairs16.

STRUCTURES DU POUVOIR ET « CONSCIENCE GÉNÉALOGIQUE »

Tous ces changements ont affecté non seulement les fonctions et les structuresde la parenté, mais aussi et corrélativement les formes de la mémoire familiale.Cette mémoire s’étend inégalement selon la position du lignage dans la hiérarchiesociale et elle recourt aux seules catégories et événements qui rappellent l’origineet les consolidations successives du patrimoine (filiation masculine, primogéniture,alliances matrimoniales, etc.) : la parenté telle que la reconstituent les généalogiesà cette époque est celle qui détient le patrimoine, la généalogie devenant un moyenlégal d’identification et d’appartenance familiales, notamment des héritiers danscette catégorie sociale17. Mais avant que la tenure féodale ait pris ce caractère héré-

14. Georges Duby, La Société au XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, op. cit., pp. 100-103.15. Cf. François Menant et al., Les Capétiens. Histoire et dictionnaire (987-1328), Paris, RobertLaffont, 1999, p. 56.16. Paul Veyne, « La famille et l’amour dans le Haut-Empire romain », Annales E.S.C., n° 33,janv.-fév.1978, p. 37.17. Georges Duby, « Structures de parenté et noblesse dans la France du Nord aux XIe et XIIesiècles », Miscellanea mediaevalia in memoriam Jan Frederik Niermeyer, Groningue, J.B.Wolters, 1967, pp. 149-165.

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ditaire et se fût transmise de père en fils aîné, la « conscience généalogique », selonl’expression de Georges Duby, est moins forte, voire inexistante. Les catégories dela représentation de la famille étaient toutes autres : ce qui comptait étaient moinsles « ancêtres » que les « proches » qui rattachaient un noble au seigneur suscep-tible de distribuer les charges et les honneurs. Ce qui importait était moins l’ascen-dance que les relations sociales : « il était un bénéficiaire ; il n’était pas un héri-tier ». L’absence de généalogies, à la fin du premier millénaire, traduit ainsi la plusfaible importance qu’ont, à cette époque, l’héritage et, donc, la filiation pour accé-der aux positions les plus élevées de la hiérarchie sociale. Les représentations de lafamille en sont la trace et le produit.

La généalogie ne deviendra, donc, un instrument de représentation et deconstruction de la famille que lorsque le patrimoine s’acquerra par la filiation héré-ditaire et l’alliance matrimoniale, procédures faisant appel à toute une instrumen-tation symbolique, juridique et politique pour le protéger et le transmettre.L’histoire des représentations de la famille, est inséparable de celle des instrumentspar lesquels les structures sociales se reproduisent18. Ces représentations ne pren-nent tout leur sens que rapportées aux enjeux économiques et politiques attachés àla famille et qui, au moins pour une bonne part, la définissent. Les termes de parentéeux-mêmes sont inhérents aux notions de patrimoine ou d’héritage, d’alliances etde successions, ne serait-ce que parce qu’ils définissent toujours un rapport (un« degré ») à ce qui est au principe de la constitution du groupe domestique et desmodalités d’y appartenir19.

L'établissement des généalogies supposaient ces transformations ainsi que lastabilisation des noms eux-mêmes, ce qui n’a été assuré dans les milieux aristocra-tiques qu’au XIe siècle, ceux qui, alors, changeaient d’état, changeant de nom(conversion, changement d’activité, entrées en religion)20. Arthur Lovejoy a montrécomment, dans le monde moderne, le processus de rationalisation s’est accompa-gné de l’uniformisation et de l’individualisation des formes de pensée et de classe-ment21. Cette évolution se donne tout particulièrement à voir dans la fixation de

18. Pierre Bourdieu, « Stratégies de reproduction et modes de domination », Actes de larecherche en sciences sociales, n° 105, nov. 1994, pp. 3-12.19. Sur les « degrés » de parenté et les propriétés métriques des chaînes de consanguinité, cf.John R. Atkins, « On the fundamental consaguineal numbers and their structural basis »,American Ethnologist, n° 1, vol. 1 1974, pp. 1-3.20. Olivier Guyotjeannin donne l’exemple d’un Franciscain qui, encore vers 1280, a eu quatrenoms personnels successifs réels ou souhaités (ceux que lui ont donné son parrain, sa famille, sonentrée en religion et enfin celui du saint fêté le jour de sa naissance). Cf. Olivier Guyotjeannin,Les Sources de l’histoire médiévale, Paris, Librairie Générale de France, 1998, pp. 52-554.21. Cf.Arthur O. Lovejoy, « The Parallel of Deism and Classicism », in Essay in the History ofIdeas, Baltimore, The John Hopkins Press, 1948, pp. 78-98.

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l’identité nominale des individus, mettant un terme à ce qui caractérisait, selonLeo Spitzer, les modes médiévaux d'identification des individus et des choses, la« polyonomasia » et la « polyetymologia »22. La société médiévale a ignoré lanotion de prénom, au sens actuel, jusqu’au XIe siècle, c’est-à-dire à un moment oùla famille, dans la noblesse aristocratique, commence à se constituer en lignage.Le nom unique n’identifiera l’individu que dans le cadre d’une politique de déno-mination et de l’ordre social qui lui correspond et dont l’appartenance familiale estle fondement et le moyen23. Dans ce processus de classification et de signalementétendu à l’ensemble du territoire, les notaires, les officiers de justice, les employésdu fisc ont apporté une contribution décisive24.

La généalogie a autant été un instrument de reconnaissance de droits qu’unmoyen de les justifier : généalogie, héritage et hérédité participent, en effet, de lamême conception de la continuité inséparablement politique et familiale du patri-moine et de l’honor, le mode de transmission successoral s’instaurant politiquementet religieusement en France à l'époque féodale. L’hérédité est, en effet, devenue peuà peu un moyen légitime de désigner l’héritier du patrimoine familial et plus géné-ralement de prouver l’appartenance à la noblesse qui, peu à peu, se construit sur ceprincipe. En ce cas, la famille définit très largement la manière dont un groupesocial, qui se confond alors pour une large part avec l’État ou à ce qui en tient lieu,contrôle sa reproduction et l’image publique qu’il en donne.

À la différence des libri memoriales ou des libri vitae, listes de rois où sontindiqués les règnes et leur durée sans indiquer la parenté, les généalogies mettent,en effet, l’accent sur la filiation. Elles ne visent pas seulement à magnifier les roispuis les princes en reconstituant une ascendance auguste et des lignages prestigieux,elles sont moins le portrait d’une famille, comme l’écrit Léopold Génicot, qu’uninstrument décrivant la passation de l’honor d’une génération à l’autre, « pierreangulaire de la lignée »25. Elles insistent, certes, sur tout ce qui a trait au « sang » etau « rang » plus que sur la transmission des biens et du pouvoir eux-mêmes, peut-

22. « The Middle Ages were characterized by an admiration as well for the correspondence bet-ween word and thing as for the mystery which makes this correspondence unstable », LeoSpitzer, « Linguistic Perspectivism in the Don Quijote », in Leo Spitzer, Linguistics and LiteraryHistory. Essay in Stylistics, New York, Russel & Russel, 1962, p. 48.23. Louis Perouas et al., Léonard, Marie, Jean et les autres. Les prénoms en Limousin depuis unmillénaire, Paris, éd. du CNRS, 1984, p. 7. C’est le surnom qui se transmet aux enfants pourdevenir un nom de famille, cet usage se généralisant au XIIIe siècle.24. « Ils contribuèrent à l’hérédité des surnoms en les enregistrant sur les actes, registres, etc., carils facilitaient l’identification des personnes, qui, sous le régime du nom unique, ne pouvait êtreprécisée qu’avec les noms des père et mère, voire des grands parents », Albert Dauzat, Les Nomsde famille en France, Paris, Librairie Guénégaud, 1977, p. 39.25. Léopold Génicot, Les Généalogies, Turnhout, Brepols, 1975, p. 41.

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être, précisément, parce que cela revient à l'époque au même dans les familles aris-tocratiques. Instrument avant tout politique, visant à légitimer la position de celuiqui l’a commandée, en général des princes s’adressant pour l’établir à des monas-tères qui leur étaient dévoués, les généalogies sont devenues un moyen de preuve,figurant parfois au dos de titres de propriétés.

HÉRITAGE ET DYNASTIE : UNE PHYSIOLOGIE DYNASTIQUE

Ce que révèle la procédure de la transmission héréditaire des noms et des biensest le processus et les moyens par lesquels les familles expriment et assurent leurpermanence au-delà de la vie biologique de leurs membres. Ce qui est vrai de l’É-glise et de la royauté, (« rex qui numquam moritur ») le devient aussi pour lesgroupes domestiques. Ernst Kantorowicz a décrit le processus au terme duquel lanotion de « patrie » qui, au milieu du Moyen Age, était toujours assimilée à cellede quasi pater, a fini par transcender les anciennes limites de la cité ou de la cité-État pour désigner un royaume national26. Cette évolution a impliqué une transfor-mation des bases sociales du sentiment national et du fondement des obligations quilui sont liées. Il ne s’agissait plus seulement de dévouement personnel à l’égard duprince mais d’un service dû à l’État, à tout le moins à son chef, défini en tant quetel. Les devoirs patriotiques étaient à l’origine conçus comme l’équivalent de ce quiétait tenu au titre de la filiation avant de l’être à celui de la sujétion. Au moment oùla puissance publique devient chose impersonnelle, indivisible, inaliénable, lesfamilles se construisent et s’ordonnent selon des principes homologues. Cette conti-nuité s’objective dans le droit du mariage et des successions et dans les représenta-tions qui la symbolisent, avant tout le « château » et les sépultures, les tombeaux,les chapelles, sans parler des généalogies, des armoiries, autant d’instruments quitendent, pour reprendre l’analyse de Georg Simmel, sur la pérennité des « formessociales », « à élever au-dessus des individus une organisation objective en qui s’in-carne l’unité sociale »27. C'est le cas, aussi, de la fixation des anthroponymes, de leur

26. Ernst Kantorowicz, « Mourir pour la patrie (pro patria mori) dans la pensée politique médié-vale », in Mourir pour la patrie, Paris, PUF, 1984, pp. 105-141. Alain Guéry fait remonter l’ori-gine de cette transcendance du collectif au christianisme et à la difficulté que la doctrine chré-tienne a rencontré pour intégrer celui qui détient le pouvoir sur terre dans un panthéon. Et derapporter la formule de Paul, parlant de Jésus : « Il est mort et pourtant il vit ! ». Cf.Alain Guéry,« Le roi est Dieu, le roi et Dieu », in Neithard Bulst, Robert Descimon, Alain Guerreau, L’Étatou le Roi. Les fondations de la modernité monarchique en France (XIVe-XVIIe siècle), Paris, éd.de la MSH, 1996, p. 35.27. Georges Simmel, « Comment les formes sociales se maintiennent », L’Année sociologique,n° 1, 1896-1897, pp. 71-107. Réimpression in Georges Simmel, Sociologie et Épistémologie,Paris, PUF, 1981, p. 181.

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modèle de transmission, l’association d’un patronyme invariable à des prénomsindividuels « permettant, comme le précise Pierre Toubert, à la famille de prendreconscience d’elle-même comme une entité supérieure aux individus qui, d’unegénération à l’autre, en assurait la continuité »28.

Ce qui modifie l’ensemble du système juridique et social, c’est la consécrationde cette continuité par le droit public et ceux qui le promeuvent, clercs des Egliseset clercs des États, de sorte que c’est le principe dynastique (Dignitas non moritur)qui redéfinit alors tant ses fonctions que dans les perceptions, la notion d’héritageelle-même. On comprend pourquoi à partir du moment où le principe dynastiques’impose, s’affirme la distinction entre beneficium (fief) et officium (service et fonc-tion dans le langage de l’Église) : les fonctions d’État, des charges relevant de lahaute fonction publique sont à la discrétion du roi, même si elles deviendront enFrance elles aussi héréditaires au moyen de la vénalité des offices, mais pas pourautant « dynastiques »29 au sens du droit constitutionnel.

L'instauration d'un État dynastique s'est accompagnée d'une intense réflexionde nature anthropo-physiologique, sur la notion d'hérédité dont la conceptiongénéalogique est au principe de la transmission du pouvoir. Comme l'analyse ErnstKantorowicz :

Le Saint-Esprit, qui, auparavant, se manifestait par le vote des électeurs, tandisque ses dons étaient conférés par l'onction, siégeait maintenant dans le sang royalmême, en quelque sorte, natura et gratia, par nature et par grâce – en fait « parnature » aussi, car le sang royal semblait être maintenant un fluide quelque peumystérieux30.

Cette conception reprend celle de l'anthropologie aristotélicienne : la trans-mission se fait grâce à une force active qui se trouve dans la semence masculine.Celle-ci dérive de l'âme du progéniteur et de ses ancêtres et s'imprime sur le fils. Ilen résulte une identité de nature entre le père et le fils, une sorte d'aliquiditas quirelie le père au fils, mais qui les rattache aussi à leurs ancêtres comme à leurs des-cendants futurs. Cette identité fondée en nature entre ascendants et descendantsassure la continuité de la dynastie et la dimension naturelle du pouvoir. Le droithéréditaire dans cette conception dynastique de la continuité est ramené à un ordrevoulu par la nature et la règle constitutionnelle est érigée en droit de nature. Ainsi,l'idée de légitimisme dynastique s'accompagne-t-elle d'une sorte de mysticismescientifique – à la fois irrationnel et matériel – qui exalte les dons mystiques de la

28. Pierre Toubert, Les structures du latinum médiéval. Le latium méridional et la Sabine du XIesiècle à la fin du XVIIe siècle, Roma, École française de Rome, 1973, t. 1, p. 696.29. Ernst Kantorowicz, L’Empereur Frédéric II, Paris, Gallimard, 1987, p. 217.30. Ernst Kantorowicz, « Les deux corps du roi », in Mourir pour la patrie, op. cit., pp. 240-241.

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maison royale. La continuité prend une dimension physiologique. La continuitémystique trouve son pendant dans une physiologie du pouvoir.

La reconnaissance du caractère héréditaire de la succession est au principe dela vision et du sentiment dynastiques. L'hérédité devient le principe par lequel setransmet des vertus et des prérogatives exceptionnelles et placent les souverainsdans un continuum en dehors et au-dessus de tous leurs rivaux. La vertu s'héritepar le sang, c'est une composante de l'idée dynastique31. Le modèle dynastique redé-finit le lignage et refond le principe unificateur de l'histoire de la famille, de lagénéalogie et donne naissance à la race et sa noblesse de sang. Si c'était par la grâcede Dieu qu'on était héritier, ce n'est donc plus nécessairement au princeps de direqui est noble, qui a le droit de posséder une terre en propriété ou en fief, c'est le sangqui donne l'héritage par la grâce de Dieu. Ce n'est pas la famille qui a faitl'Empereur, mais l'Empereur qui a fait la famille32. Ainsi le droit dynastique ne seréduit pas à la transmission héréditaire de la couronne. Il s'agit d'une constructionpolitique qui pénètre toutes les dimensions de la vie sociale et qui fait du roi unefonction ambivalente, à la fois autodésigné par le moyen de l'hérédité et déniantl'automaticité de cet héritage à toutes les autres charges sur lesquelles il cherche àgarder sinon le contrôle du moins le pouvoir.

STRUCTURES FAMILIALES ET ENJEUX POLITIQUES

La réglementation du mariage a fait l’objet d'une attention qu'on pourrait direproprement politique de la part de l’église. C’est à partir du moment où l’institutionmatrimoniale est devenue l’un des instruments de la paix publique que les diri-geants de l’église l’ont utilisée comme une arme de contrôle et de pression à l’égarddes familles royales et princières. Nombre de rois ou d’empereurs ont ainsi étécondamnés, voire excommuniés, pour s’être opposés au Saint-Siège, en raison deleurs mœurs, en l’occurrence l’adultère et surtout l’inceste qui valait anathème. Lamorale politique des dirigeants de l’église carolingienne se distinguait essentielle-ment de celle des dignitaires royaux sur deux points qui, tous deux, interviennentdirectement dans les stratégies de reproduction de la structure des familles et, parlà, des groupes nationaux : la répudiation et l’inceste33. Sans entrer dans le détail,toutes les études attestent que la papauté et les évêques ont cherché et, dans bien des

31. AndrewW. Lewis, Le Sang royal. La famille capétienne et l’État, France, Xe-XIVe siècle, op.cit., pp. 164-165.32. Cf. Pierre Riché, Les Carolingiens. Une famille qui fit l’Europe, Paris, Hachette, 1997.33. Sur la fixation de la doctrine canonique du mariage chrétien lors de la restauration carolin-gienne, cf. Jean Chelini, Histoire religieuse de l’Occident médiéval, Paris, Hachette, 1991,pp. 196-200.

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cas, réussi à contrôler le marché matrimonial des grandes familles aristocratiques etroyales. Évelyne Patlagean écrit à ce propos : « l’église romaine contrôlait lesmariages des seigneurs, comme les seigneurs le faisaient des liens de communica-tion »34.

À cet égard, il n’importe de signaler qui étaient les agents capables de conser-ver la mémoire familiale. Ce ne pouvait être les femmes qui apparaissent selon lesanalyses des historiens plus comme des « hôtesses de passage » que comme desmembres de la famille à part entière. La responsabilité de la memoria de la famillefut, en fait, confiée à des moines, c’est-à-dire à des hommes « qui sont le mieux pla-cés pour prendre en charge à la fois la commémoration liturgique des morts et lesouvenir formel du passé, le souvenir-récit, dans lequel les femmes n’ont qu’uneprésence passive »35. Et cette fonction est devenue une des plus importante des com-munautés monastiques, ce qui n’a pas été sans renforcer leur pouvoir sur lesfamilles aristocratiques, celles-ci, en échange, patronnant les monastères et leuraccordant des dons, voire des héritages entiers. On comprend aussi pourquoi lesgrandes familles aristocratiques, et plus encore le pouvoir royal, ont tant cherché àcontrôler les nominations aux charges et offices ecclésiales les plus élevées. Ils’agissait de contrôler ceux qui les contrôlaient dans leurs prérogatives domestiqueset inséparablement politiques.

Les généalogies informent plus sur les intérêts des groupes qui les élaborentque sur les relations de parenté qu'elles sont censées représenter. Contrôler lesdéfinitions de la famille, c'est contribuer à contrôler les familles en imposant, fût-ce par le droit, les modèles selon lesquels les familles se contrôlent elles-mêmes ense conformant à ces derniers ou en donnant les apparences de les faire. Tel fut l'en-jeu fondamentalement politique qu'a constitué le droit de la famille entre l'Églisecatholique et l'État moderne car la définition des degrés de parenté et des formes dumariage impliquait un droit de contrôle sur ce qui était au fondement de la repro-duction des structures politiques et sociales et donc du pouvoir. Sans doute, larépétition des prescriptions atteste-t-elle que ces dernières n'étaient pas toujourssuivi d'effets, mais ce qui était escompté n'était pas tant la régularité des comporte-ments familiaux que la menace de sanction de tout écart à la norme et d'amenerainsi les familles royales et aristocratiques à composer avec les intérêts ecclésias-tiques. La Sainte famille a constitué, à cet égard, un modèle idéal de famille pourles clercs et les clercs l'ont imposée aux fidèles, notamment aux grandes famillesféodales dont les conduites ne se conformaient guère aux préceptes chrétiens, ce qui

34. Évelyne Patlagean, « Christianisation et parenté rituelle : le domaine de Byzance », AnnalesE.S.C., n° 33, mai-juin, 1978, pp. 625-636.35. Patrick J. Geary, LaMémoire et l’oubli à la fin du premier millénaire, Paris,Aubier, 1996, p. 111.

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les obligeait à « racheter » leur conduite, à en négocier les conditions et les moda-lités d'acceptation par les différentes instances de l'Église.

GÉNÉALOGIE ET TITRES NOBILIAIRES

La généalogie produit un effet propre. Comme l’observe Arlette Jouanna,« tout se passe comme si les générations successives étaient en réalité contempo-raines, puisque l’ancêtre revit dans ses enfants et que la vie de ceux-ci est préfigu-rée par celle du premier. Cette idée anime implicitement tous les textes concernantl’immortalité par la lignée36 ». Mais il s'agit peut-être moins d'une conception dutemps qui est en cause, que d'une forme de ce que Françoise Autrand appelle une« sensibilité à la succession ». Elle en veut pour preuve ces reconstitutions pourchaque office de la succession des titulaires à partir de celui qui se l’est vu initiale-ment attribuée, et ceci non seulement pour les rois, mais aussi les notaires, les cha-noines, etc.37

Avec l’institutionnalisation de la noblesse sous forme de titres, la généalogiechange de sens. Dans l’ancienne structure féodale de l’État, elle contribuait à inci-ter le groupe familial à la « vertu » et à « l’honnêteté » fût-ce à rattacher lesmembres de lignage, au besoin fictivement, à des ancêtres valeureux. Au fur et àmesure que se met en place la monarchie absolutiste, les généalogies deviennentun moyen de procédure juridique : prouver l’appartenance à un ordre statutaire.Cette évolution entraîne la fixation de règles générales, d’instances de contrôleet répond aux exigences d’une définition de la noblesse de type bureaucratique.Comme l’observe Ellery Schalk, « l’esprit dans lequel les généalogies ont étérédigées traduit chez les nobles le passage d’une mentalité familiale à une men-talité collective d’appartenance à un “groupe social”38 ». Il s’agit d’établir unpedigree, certificat d’appartenance à un groupe social défini selon sa race, c’est-à-dire ses racines. Cette transformation est à mettre en relation avec l'entreprisemonarchique de domestication de la noblesse d’ascendance militaire qui, face aux

36. Arlette Joanna, L’Idée de race en France au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle (1498-1614), Lille, Atelier de reproduction de thèses, Université Lille II, 1976, t. 1, pp. 492-493.37. Françoise Autrand, « Les dates, la mémoire et les juges » in Bernard Guenée (dir.), LeMétier d’historien au Moyen Age. Étude sur l’historiographie médiévale, Paris, Publications dela Sorbonne, 1977, p. 162. Bernard Guenée donne cet exemple : « Lorsque, au début XVe siècle,un notaire et secrétaire du roi entreprend d’établir, pour chaque office de notaire et secrétaire, lasuccession de ses titulaires, il appelle son ouvrage “la généalogie des notaires” », BernardGuenée, Les généalogies entre l’histoire et la politique, la fierté des Capétiens au Moyen Âge,op. cit., p. 466.38. Ellery Schalk, L’Épée et le Sang. Une histoire du concept de noblesse (vers 1500-vers 1650),Paris, Champ Vallon, 1996, pp. 126-127.

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robins anoblis de fraîche date grâce à leur fortune mais aussi face au roi qui lesnomme et les emploie, oppose la « vertu » et ce qui lui est associé, loyauté, bra-voure et mérite.

Les transformations qui ont affecté les généalogies participent de ce que PeterBurke appelle la « crise des représentations » liées aux révoltes anti-despotiquesdans l'Europe du milieu du XVIIe siècle39. Les généalogies, comme les autresformes de représentations au Moyen Âge et à la Renaissance étaient des messagespolitiques et dépendaient d'une vision du monde où sens littéral et sens symboliquecoexistaient. Cette « mentalité mystique » où les identifications métaphoriquesétaient prises pour des articles de foi, laisse place peu à peu au scepticisme et auxpremières formes d'explications rationnelles du fonctionnement du monde. à unerhétorique moins allégorique et plus réaliste, moins historiographique et plus sta-tistique. Les figures de rhétorique s'effacent devant les figures d'arithmétique ainsique l'atteste le développement des recensements et des enquêtes et la popularitédes différentes sortes d'« arithmétique politique ». Et la généalogie comme prin-cipe publique d’affectation dans l’espace public, fondé sur la notoriété et la recon-naissance des pairs, tend à décliner au profit de formes codifiées auxquelles sontattachés des titres et des droits, comme l’attestent, entre autres, les nombreux trai-tés de noblesse parus en cette période. La généalogie est ainsi devenue peu à peu,à partir du XVIIe et du XVIIIe siècle, une discipline de professionnels visant à étu-dier objectivement et exhaustivement les ascendances et les descendances desindividus, leurs rapports de parenté notamment collatéraux mais aussi et, plusparticulièrement, les particularités physiques, intellectuelles et morales, enfin lesbiographies privées et publiques.

COMPLEXE ÉTAT-FAMILLE

Les travaux de Françoise Autrand, d'Arlette Jouanna et de Sarah Hanleyconstruisent l'évolution de l'espace social dans lequel s'engendre l'hérédité pro-prement familiale. Les parlementaires, les officiers et les juristes de l'État moderneproduisent, par la voie de l'anoblissement, une « troisième espèce de nativité »,selon l'expression de l'époque40. Si l'on se réfère à une des institutions publiques lesplus importantes du royaume, le Parlement de Paris, dès le milieu du XIVe siècle,

39. Peter Burke, Louis XIV. Les stratégies de la gloire, Paris, Seuil, 1995, pp. 125-133.40. La « troisième espèce de nativité » renvoie aux nobles de naissance parmi lesquels un auteurd’un des plus fameux traités de noblesse (1577), François de l’Alouète, distinguait les nobles derace, les nobles d’ancienneté moyenne et la troisième désignait ceux dont les pères et les grands-pères avaient été considérés comme nobles, cf.Davis Bitton, The French Nobility in Crisis, 1560-1640, Stanford, Stanford University Press, 1969, p. 103.

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la proportion de « parents » parmi les conseillers (et c'est encore plus vrai pourles présidents et gens du roi) est considérable dès l'origine et va croissant jusqu'aumilieu du XVe siècle, malgré le schisme royal (1418-1436) : d'un peu plus d'untiers des sièges, elle passe à près des deux tiers en fin de période. Le Parlementest bien devenu une affaire de famille grâce au resserrement des réseaux de parentéet d'alliances que les conseillers ont noué entre eux et avec les membres de la Courde cette époque, et ceci au point que certains peuvent servir des intérêts constitu-tionnellement contraires, étant juges et parties, et surtout, ce qui était interdit,conseillers du roi et pensionnés d'autres princes. Comme l'écrit FrançoiseAutrand,« À la fin du XVe siècle, les parents se succèdent au Parlement, tandis qu'au débutdu siècle ils s'y soutenaient41 ». En effet, comme pour les grandes familles caro-lingiennes d'avant le Xe siècle, passé le milieu du XVe siècle, les stratégies deparenté des parlementaires, portent plus sur la transmission de leurs sièges à leursfils ou à leurs gendres que sur la recherche de parents et d'alliés dans la Cour.

Il en est de même pour l'office de secrétaire d'État et, plus généralement, descharges ministérielles. Il sont vénaux mais leurs titulaires ne doivent leur placequ'au monarque, l'usage des « survivances », répandu au XVIIe siècle officialisantla formation des lignées dans les fonctions d'État. En outre, la famille, le père, lebeau-père, l'oncle supplée à l'absence de formation que suppose l'exercice de cesfonctions exigeant savoirs juridiques et sens des relations sociales42. L'hérédités'imposa dans les faits même si elle n'était pas de droit (ainsi l'ordre entreconseillers ne repose en principe que sur l'élection et l'ancienneté et le roi conserveson pouvoir de nomination). L'esprit de famille et « l'esprit de corps » se confon-daient si bien que le corps se considérait comme une famille avec sa hiérarchiepropre, ses cérémonies, ses querelles et ses divisions même s'il présentait un frontuni face aux institutions rivales, notamment la cour du roi et l'Église. La familleprend, dans les différentes composantes des milieux aristocratiques, une dimen-sion qui finit par se confondre avec celle de l'État de sorte qu'il n'est pas exagéréde dire que l'État, sa structure, son ordre, son droit, sa continuité, est une des dimen-sions des familles d'officiers et d'intendants qui le contrôlent dans tous ses rouages.

C’est au même moment que Bodin ressuscite la notion de pater familias quisubstitue aux qualités de sollicitude et d’amour, habituellement et coutumièrementattachées au statut des pères, celle d’un souverain absolu régnant dans la famille43.

41. Françoise Autrand, Naissance d’un grand corps de l’État. Les gens du Parlement de Paris,1345-1454, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981, p. 95.42. François Bluche, « L’origine sociale du personnel ministériel français au XVIIIe siècle »,Bulletin de la Société d’histoire moderne, n° 56, janv.-fév.1957, pp. 9-13 (supplément à la Revued'Histoire Moderne et contemporaine, n° 2, 1957).

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Roland Mounier montre cette corrélation entre la montée du pouvoir du père defamille sur sa femme, sur ses enfants ainsi que pratiquement sur ses domestiques aucours du XVIIe et XVIIIe siècles et l'accroissement du pouvoir du roi. En effet, lafamille conjugale s'est constituée dans les milieux bourgeois et aristocratiques en sedégageant peu à peu de la communauté domestique et du lignage. Ce mouvementvient du monde de la robe, magistrats et de tous ceux qui gravitent autour d'eux,procureurs, avocats, notaires, greffiers, huissiers, sergents. Un nouveau droit de lafamille s'est imposé par la jurisprudence que les juristes fabriquaient. « Puis l'Étaten a tiré parti », écrit Roland Mounier, « par la loi, car il était de l'intérêt du roi depouvoir commander absolument à des chefs de famille eux-mêmes tout-puissantspour imposer leur volonté et donc la volonté de l'État. Ainsi s'est préparée la situa-tion consacrée par le Code civil et la réorganisation administrative du consulat : unÉtat tout puissant au-dessus d'une poussière de chefs de famille autoritaires, ses ins-truments »44.

À bien des égards, on le voit, les affaires de famille restent des affaires d’État.Certes, il ne s’agit pas de n’importe quelle famille, c’est-à-dire de n’importe quelgroupe social. Il n’est question que du type de famille des groupes sociaux domi-nants. Mais les affaires de famille sont aussi des affaires d’état à deux autres titres.La patrimonialisation des offices d’une part, les « recherches des usurpateurs denoblesse », d’autre part. La résistance de certaines catégories de nobles devant lamontée de l’absolutisme ont, en effet, conduit l’administration royale à contrôler lestitres de noblesse, de sorte que s’est constituée une administration spécialisée dansl’établissement et dans la vérification des généalogies.

LES ENQUÊTES DE RÉFORMATION ET RÉFORMATION DE LA CROYANCE

Dans le processus d'étatisation de la noblesse, l'année 1666 est importante carc'est à partir de cette date que le Roi de France a exigé de tous ceux qui se décla-rent nobles la preuve de leur état devant les commissaires du roi. Pour les anoblis,

43. François Olivier-Martin confirme cette représentation du droit père de son peuple. Il est aussichef de familles, puisqu’il est censé s’occuper du mariage de ses sujets notamment en distribuantdes dots. Surtout il exerce cette autorité avec une grande humanité : « Cependant, ce roi absolu,précise-t-il, maître de la personne et des biens de ses sujets, vit, c’est un fait, familièrement aveceux. L’exercice du pouvoir est humanisé par l’affection du prince comme par l’obéissanceconfiante de ses sujets. Pour bien comprendre la monarchie d’Ancien Régime, il faut placer lejeu de ses règles constitutives dans cette atmosphère de familiarité et de vénération ». Cf.François Olivier-Martin, L’Absolutisme français (suivi de Les Parlements entre l’absolutismetraditionnel au XVIIIe siècle), reprint, Paris, 1993, 1997, p. 343.44. Roland Mounier, Les Institutions de la France sous la monarchie absolue (1598-1789),Paris, PUF, 1990, t. 1, p. 74 sq.

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la preuve était apportée par la lettre du roi, cette lettre et le titre qui l'accompagnaitétant authentifiés par la Chambre des Comptes et par la Cour des Aides. Pour lanoblesse de race, c'est-à-dire la noblesse qui ne détenait aucun principe connu, lespreuves consistaient, d'après un opuscule rédigé par un des commissaires du Roi(Traité de la noblesse, 1669), en actes « portant la publication de chevalier oud'écuyer … établissant la filiation … la possession de fiefs, les emplois et les ser-vices45 ». Comme le précise Michel Peronnet, qui présente ce traité, « les actesretenus par l'enquêteur sont les contrats de mariage, de partage, les actes de tutelle,les aveux, les dénombrements »46.

La nature des preuves engageait ainsi une définition de la noblesse et de savaleur. Les preuves testimoniales reposent sur la qualité des personnes, dignes defoi et bénéficiant de l'estime des pairs et d'une bonne réputation, tandis que lespreuves littérales ne font qu'attester le statut et la filiation47. Le primat des preuveslittérales lors des recherches ordonnées par la Monarchie et étendues par Colbertmontre, comme l'écrit Arlette Jouanna, outre le progrès du contrôle royal sur lesecond ordre, « la lente conception collective de la noblesse dont le prince est leseul à pouvoir permettre la jouissance : l'essentiel est alors de prouver l'authenti-cité de la titulature et la filiation. La qualité noble tend ainsi à devenir un simple« pedigree », selon la formule frappante d'Ellery Schalk »48.

Les enquêtes et les rapports auxquels elles donnaient lieu, participent de la for-mation de nouveaux savoirs d'État fondée sur des investigations décidées par le

45. A. de Belleguise, Traité de noblesse suivant les préjugés rendus par les commissaires dépu-tés pour la vérification des titres de la noblesse de Provence…, cité in Michel Peronnet,« Quelques réflexions sur les critères d’analyse d’un groupe social : la noblesse dans une duréeséculaire », Centre de recherches sur les origines de l’Europe moderne, L’anoblissement enFrance. XVe-XVIIIe siècles. Théorie et réalités, op. cit., p. 129. Ce dernier précise : « On peutappeler noble de race tout noble qui peut prouver qu’il descend par les hommes d’une famille quia toujours joui des privilèges de noblesse, sans qu’on puisse découvrir un acte d’anoblissementou un acte prouvant la roture. », p. 136.46. Ibid, p. 129.47. Les témoins, d’après un juriste de la fin du XVIe siècle, doivent être « Gentishommes de race,officiers royaux ou subalternes, et autres gens de qualité et d’honneur, non pas simples mar-chands, laboureurs, artisans, et mécaniques ». Cf. Jean Bacquet, Quatrièsme traicté des droitsdu domaine, de la couronne de France, concernant les francs fiefs, nouveaux acquests, anoblis-sements et amortissements, Paris, 1582, S. Nivelle, cité par Arlette Jouanna, « Mémoire nobi-liaire. Le rôle de la réputation dans les preuves de noblesse : l’exemple des barons des États deLanguedoc » in Le second ordre : l’idéal nobiliaire (Chantal Grell et Arnaud Ramière deFortenier dir.), Paris, Pubications de la Sorbonne, 1999, p. 197.48. Ibid., p. 198 et Ellery Schalk, From Valor to Pedigree. Ideas of nobility in the Sixteenth andSeventeenth Century, Princenton, 1986 (trad. française sous le titre L’Épée et le Sang. Une his-toire du concept de noblesse vers 1500-vers 1650, op. cit).

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pouvoir central et visant à renforcer le contrôle du royaume et de ses habitants :dénombrer, classer, archiver, participent de la raison d'État bureaucratique49.L'ensemble de ces données devaient permettre au roi et à lui seul d'acquérir unensemble de savoirs en vue de rendre plus efficace l'exercice de son pouvoir. Touteenquête visait en effet inséparablement à accroître le savoir de l'État à évaluer lesrichesses du royaume et à renforcer le pouvoir d’État sur les différentes catégoriesde la population. Tout dénombrement qui plus est concernant la classe dominante,s'inscrit ainsi dans ce projet d'une rationalisation des conditions d’exercice du pou-voir d'état. Les critères formels d’appartenance à la noblesse n'ont véritablementconcerné que le fisc et, plus largement, l'administration.

Les « réformations » et les enquêtes sur la noblesse qui leur sont liées ont euun autre effet, celui de briser la croyance dans les qualités de la noblesse, en tantque corps dépositaire des vertus qui font l’excellence sociale. Le travail d’objec-tivation de qualités impalpables, la mise en examen et l’inévitable soupçon qui luiest lié, de personnes qui n’avaient de compte à rendre à personne, la fraude etl’usurpation étalées sur la place publique n’ont pas été sans ébranler la foi dansce qui caractérisait le système féodal notamment chez les nobles de vieillesouche : la pureté et la droiture des membres de la caste supérieure dont les pirescrimes étaient justement la félonie et la vilenie. Les « réformations » mettaient lesintendants du roi en position d'arbitrer qui était noble ou pas. Le noble n'est plusqu'une personne qui a obtenu une « ordonnance de maintien de noblesse » de lapart de l'intendant après enquêtes sur documents écrits (contrats de mariage, actesde tutelle, aveux et dénombrements, etc.) et vérification s'il n'a pas commisd'actes de dérogeance50.

Les réformations ont eu pour effet de faire douter de ce qui était au principede la croyance féodale, « la fidélité à son seigneur » (et celle du seigneur à l’égardde son vassal), et, ce qui était à l’état de doxa est devenu objet de contestation etde preuves matérielles. Ce passage de la croyance religieuse entretenue par tousles usages ritualistes et magiques qu’étaient les nombreuses cérémonies publiqueset leur scénographie grandiose et minutieuse célébrant tout ce qui pouvait ren-forcer l’ordre social51, aux formes rationalisées de certitude qu'exige le droitmoderne apparaît dans l’établissement des généalogies, beaucoup moins fré-

49. Pierre Bourdieu, « De la maison du roi à la raison d’État. Un modèle de la genèse du champbureaucratique, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 118, juin 1997, pp . 55-68.50. Cf. Richard Bonney, Political change in France under Richelieu and Mazarin, 1624-1661,Oxford, Oxford University Press, 1978, pp. 436-438.51. Cf., entre autres, Bernard Guenée et Françoise Lehoux, Les Entrées royales françaises de1328 à 1515, Paris, éd. du CNRS, 1968.

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quemment illustrées et coloriées, simples documents graphiques résumant lesrelations de parenté à des liens entre des personnages qui n’ont pas d’autresconsistance que le nom et le prénom, le sexe et la date de naissance, sans que l’es-prit de famille soit représenté, mais, laissant peu à peu place à l’esprit d'état et àses formes impersonnelles et stéréotypées de représentations. L'État moderne, sonadministration fiscale, sa bureaucratie politique ont contribué à saper l’« esprit defamille », au sens féodal, pour le réduire peu à peu à des qualités strictementdomestiques.

Arlette Jouanna, présentant les théories de l’anoblissement en France du XVe

au XVIIIe siècle, construit l’espace des prises de positions sur la spécificité de lanoblesse en la rapportant au rapport socialement et historiquement déterminé queles auteurs entretiennent avec cette classe, sa fonction, sa composition et sa repré-sentation. Derrière chacune des conceptions de la noblesse se donne ainsi à voir,l’enjeu des luttes internes mais aussi externes que constitue l’annoblissement et laplace de la famille et de la naissance dans l’évolution du système des instrumentsde reproduction de la structure sociale. C’est dans cet espace d’alliances et d’op-positions que s’engendrent les représentations du lignage et dont les généalogiessont la trace, le produit et un moyen. La fonction des généalogies, leur contenu,leurs articulations, leur profondeur ne se comprennent que resitués dans ce champde luttes dont l’enjeu n’est pas seulement le maintien au pouvoir mais aussi lamanière de s’y maintenir, les deux étant, dans une société aristocratique, fon-damentalement liés. L’anoblissement et les stratégies qu’elles impliquent ren-voient très précisément aux formes que prennent les luttes entre fractions des éliteset la place qu’y occupe la « naissance » et donc ce par quoi un groupe social sedéfinit, à savoir sa famille au sens généalogique et politique du terme. La nais-sance fait autant la famille que la famille fait la naissance. Ce schéma circulaire(« cercle de noblesse ») est le propre des catégories sociales dominantes, fondé surla détention du monopole de l’excellence sociale. La contradiction interne à cetype de groupe (et les oppositions qui lui sont liées) est le principe même de sadéfinition : l’appartenance à une famille ou la détention d’un titre fondée sur lacompétence reconnue par l’État. Et toute la stratégie collective des élites de cetordre social qu’a engendré le pouvoir monarchique a été de faire de la compétenced’État une prérogative de famille, après avoir tenté d’imposer la prérogative defamille, dans un état où la division du travail de domination était à la fois relati-vement rudimentaire et fortement instituée sous forme statutaire, pour une com-pétence d’État.

Sans doute faudrait-il faire référence à tous les facteurs économiques, intel-lectuels et sociaux pour rendre compte de ce qui est perçu comme un élargisse-ment de la noblesse52. Le travail de domination économique et symbolique pendant

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toute cette période s’est fortement complexifiée même s’il ne change pas de nature,la structure des rapports sociaux étant relativement la même. Ce n’est que lorsqueles rapports sociaux se seront fortement durcis et que s’affirmeront au sein des élitesau pouvoir les divisions qui prendront de plus en plus des formes politiques, mêmesi du fait du régime, elles ne peuvent qu’être masquées, qu’apparaîtra une concep-tion concurrente de la famille, moins immédiatement liée à des enjeux de pouvoirpurement politique, les univers politico-administratif et bureaucratique tendant às’autonomiser et à se professionnaliser, le cursus honorum prenant peu à peu lepas sur la naissance et le type de famille qui lui était associée. Cette nouvelle défi-nition de la famille, plus centrée sur des enjeux internes, notamment l’éducation etle bonheur des enfants, est celle où la reproduction de la structure sociale ne se jouepas directement et où l’oblation de soi aux intérêts du groupe devient moins impé-rative53. La famille devient le lien du « bonheur bourgeois » et de l’éducation desenfants, et la félicité domestique se définit contre les comportements « mondains »et « désordonnés »54.

Ce qui est en cause dans cette représentation de l’appartenance à la noblesseest la place très étroite laissée au roi dans le processus d’anoblissement. Ce n’estpas un hasard si elle se trouve défendue par ceux qui contestent au roi sa manière« despotique », de gérer les affaires du royaume. À ces derniers s’opposent les par-tisans de la toute puissance du monarque, grands « commis » de l’État qui visentà démythifier l’anoblissement et à en donner une définition légale dont l’État estle seul garant : la fondant sur la compétence (bureaucratique, militaire et mêmeéconomique), ils justifient les anoblissements par lettres royales, par la vente d’of-fices anoblissants. Robert Mandrou parlait d’une « administration héritée » pourdésigner l’appareil bureaucratique de la France du XVIe au XVIIIe siècle. Il s’agitaussi d’un « héritage administré », que ce soit par les lois de réformation et derévocation, mais aussi par l’octroi plus ou moins précaire de privilèges, notam-ment en matière fiscale, qui sont encore attachés à l’exercice de hautes fonctionspubliques55.

52. Selon Jean Nagle, il y a au moins 19000 officiers pour toute la France au début du XVIesiècle, dont une forte concentration à Paris (12% du nombre des officiers gagés, 25% de la valeurestimée, 7% des non gagés). En 1665, ils sont au nombre de 45780. Jean Nagle, « Les fonction-naires au XVIIIe siècle », in Histoire de la Fonction publique en France. Du XVIe au XVIIIe siècle,Paris, Nouvelle Librairie de France, 1933, p. 138 et p. 179.53. Cf. Philippe Aries, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon 1960.54. Cf. Robert Mauzi, L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée française au XVIIIesiècle, Paris, Albin Michel, 1994, pp. 269-281.55. Robert Mandrou, « La France du XVIe siècle au XVIIIe siècle », op. cit., p. 223.

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DÉMOGRAPHIE ET ÉTAT RATIONNEL

Devant la consolidation et l'essor de l'État moderne, tendant à se centraliser età s'unifier et où la part des dépenses, surtout militaires, n'a cessé d'augmenter, l'en-dettement permanent est devenu un des objets principaux de la réflexion de l'ac-tion et de la spéculation des responsables politiques56. Dès la fin du XVIe siècle,dans l'ensemble des grands pays européens, les théoriciens des finances publiqueset plus généralement les économistes placent au centre de leurs préoccupations larichesse de leurs nations dont relève la « population », mot qui prend alors sonsens abstrait57 (« La grandeur des rois consiste dans le nombre de leurs sujets »).Qu'il s'agisse des tenants de « l'arithmétique politique », de la Staatswirtschaft, oudes physiocraties, tous les analystes sociaux défendent des thèses populationnisteset la nécessité des dénombrements58. Ces dénombrements ne visent pas seulement àlever plus efficacement l'impôt et à gérer rationnellement les besoins des popula-tions. « On verra aussi par le dénombrement, écrit Jean Bodin dans le premier cha-pitre de La République, de quel métier chacun se mêle, de quoi il gagne sa vie, afinde chasser des républiques… les mouches, les guêpes qui mangent le miel desabeilles, et bannir les vagabonds, les fainéants, les voleurs »59. On reconnaît ici latradition de l'utilitarisme économique et moral qui se diffuse dès la fin du XVIIesiècle en France et en Angleterre : mise au travail des pauvres, protection desfamilles grandes et nombreuses, facilitation de l'immigration.

Le dénombrement ne se réduit pas à la production d'une information chiffrée,elle est au cœur du développement d'un nouveau mode de gouvernement, permet-tant d'en rationaliser l'action et d'en élargir le ressort. Il ne s'agit pas seulementd'un instrument de gestion des richesses, mais d'une science de l'administration qui,en constituant la gestion de l'État comme science, impose une définition de la com-pétence administrative en affinité avec les propriétés de cette bourgeoisie d'Étatpragmatique et méthodique et que tout opposa (la formation et les manières) au

56. Michel Morineau, « Budgets de l’État et gestion des finances royales en France au XVIIesiècle », Revue historique, n° 264, 1980, 2, pp. 289-336.57. Cf. Hervé Le Bras, « Peuples et population », in L’Invention des populations. Biologie,idéologie et politique (Hervé Le Bras dir.), Paris, Odile Jacob, 2000, pp. 9-29.58. Cf. John J. Spengler, Économie et Population : les doctrines françaises avant 1800 De Dudéà Condorcet, Paris, PUF, 1954 et surtout H. Westergaard, Contributions to the History ofStatistics, London, P.S. King & Son, 1932, reprint Mouton, Paris/ La Haye, 1969.59. Cité dans Jacqueline Hecht, « L’idée de dénombrement jusqu’à la Révolution », in Pour unehistoire de la statistique, Paris, INSEE, 1976, p. 41. L’auteur mentionne que ce passage a été trèssouvent repris, ce qui semble attester que Bodin exprimait la pensée commune de la haute admi-nistration d’État de son temps. Les six livres de la République (1576) a été réédité chez Fayarden 1982.

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dilettantisme, aux mondanités et aux foucades des parents et des proches du roi.Peut-être convient-il de rapprocher de la constitution de ces sciences politiquesque sont la statistique, l'arithmétique politique ou la mathématique sociale, l'effon-drement de ce qui était au principe de la « religion monarchique » selon l'expres-sion de Marc Bloch60, c'est-à-dire des bases de la croyance au caractère sacré de laroyauté. Cette « élimination du surnaturel de la politique » est corrélatif à la mon-tée d'une élite bureaucratique, savante et érudite qui ne concevait les institutionspolitiques que sous un aspect rationnel uniquement. « Les philosophes, habituantl'opinion à ne plus considérer les souverains que comme des représentants hérédi-taires de l'État, la désaccoutumèrent en même temps de chercher en eux, et parconséquent, de trouver quoique ce soit de merveilleux ».

La recherche d'indicateurs objectifs de la situation économique, fiscale, mili-taire, démographique du royaume est à mettre en relation avec cette forme de réa-lisme, au deux sens du terme, qui caractérise les catégories sociales visant à sub-vertir les fondements traditionnels de l'ordre social, ces derniers accordant uneplace primordiale à des critères d'ancienneté (« de mémoire perdue »), de loyauté etde solidarité et à des formes ritualisées et routinisées de gestion des affairespubliques et des représentations qui en sont faites notamment la réputation etrenommée. En outre, comme l'a montré Max Weber, « tout ce qui est de l'ordre del'économie et de la comptabilité est étranger au mode de domination traditionnelle,ainsi que tout ce qui relève de l'idéologie politique, par nature, incontestable61. »

À l'anxiété de la disparition des grands lignages (de leur nom, de leur pureté)et de leur dégénérescence qui avait marqué les périodes de crise politique de l'É-tat dynastique, se substitue celle du dépeuplement qui transparaissait déjà chezBodin et qui va devenir l'objet d'une de ces « querelles » publiques et savantesqu'a connues le déclin de l'Ancien Régime. Elle réapparaît, en effet, au milieu duXVIIIe siècle dans l'univers des Encyclopédistes, le pessimisme politique (et lanature des préoccupations qui l'entretenaient, notamment l'affaiblissement duniveau de vie des paysans) s'alimentait aux sources des enquêtes établissant demanière approximative les effectifs de la population. La démographie est deve-nue ainsi le baromètre de la politique du gouvernement62. La démographie était,en effet, une discipline bien propre à illustrer toutes formes de considérations

60. Marc Bloch, Les Rois thaumaturges, Paris, Gallimard, 1983, pp. 381-385.61. Cf.Max Weber, Économie et Société, Paris, Plon, 1971, pp. 232-248.62. Cf. Henri Husquin, « Le débat sur la dépopulation dans l’Europe des Lumières », in Jean-Baptiste Moheau, Recherches et considérations sur la population de la France (1778), (rééd. etannot. par Éric Vilquin), Paris, INED, 1994, p. 404, note 4, et Renée Le Mée, « Jean-BaptisteMoheau et les Recherches… un auteur énigmatique ou mythique ? », in Jean Baptiste Moheau,Recherches et considérations sur la population de la France, op. cit., pp. 323-324.

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morales sur l'état des mœurs et sur la morale en générale, pour reprendre la dis-tinction durkheimienne. Dès son autonomisation par rapport aux autres disci-plines connexes (économie, géographie), que les spécialistes de l'histoire de ladémographie font remonter aux Recherches et considérations sur la populationde la France de Jean-Baptiste Moheau, les préoccupations de morale familiale etpolitique sont explicites : « Sans mœurs, on ne peut espérer une population nom-breuse […]. Une nation qui a des mœurs, indépendamment de la Religion, deslois et même de l'opinion publique, a des principes de justice, de vertu, d'honnê-teté, de générosité ; c'est là l'espèce d'hommes nécessaire pour assurer la popula-tion d'un État. » Et, à ce propos, Marie-Noëlle Bourguet de suggérer que « les“mœurs” sont à la démographie de Moheau ce qu'est, à la science politique deMontesquieu, l'« esprit général » d'une nation : un fait social qui tout à la foisrésume et intègre tous les autres ; celui à partir duquel il est possible d'évaluerl'état d'une société63 ». Et on pourrait ajouter le travail pour l'économie, le « tra-vail mesuré », selon l'expression de Michel Foucault64, économie dont les inté-rêts ne sont guère éloignés de la démographie, mais de manière moins immédia-tement morale, mais tout autant politique.

Lorsque les bases économiques et sociales et l’ordonnance politique de l’Étatse sont modifiées, la position de la famille dans l’ensemble des instruments dereproduction et de continuité de la structure sociale, a également changé. Les rap-ports politiques et bureaucratiques se sont relativement autonomisés par rapport auxrelations de parenté et n'en sont plus et seulement pensés et représentés selon lemodèle de ces relations. Les échanges économiques ne passent alors plus nécessai-rement par les réseaux et le clientélisme familial et, plus généralement, les famillesdes princes ne sont plus au principe de toutes choses et de toutes représentationsnotamment politiques, artistiques ou scientifiques. En effet, la prégnance du modèlegénéalogique sur l'ensemble des ressorts de l’activité sociale, en particulier del’activité scientifique, est devenue beaucoup moins forte parce que socialementmoins fondée (même si l’histoire naturelle et celle de l’évolution des espèces serontparmi les disciplines qui s’en libéreront le plus tard). Si, comme l’écrivait ÉmileDurkheim, « nous n’hypostasions plus la famille sous forme d’entités transcendantesou mystiques »65, d’autres entités en tiennent lieu, à commencer par l’État, l’État

63. La citation de Jean-Baptiste Moheau est tirée de contribution de Marie-Noëlle Bourguet,« De la population à la science sociale : l’anthropologie de Moheau », in Jean Baptiste Moheau,Recherches et considérations sur la population de la France op. cit., p. 480.64. Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris,Gallimard, 1966, pp. 233-238.65. Émile Durkheim, « Deux lois de l’évolution pénale », Année sociologique, n° 4, 1899 (réimp.in Émile Durkheim, Journal sociologique, 1969, Paris, PUF, p. 270).

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bureaucratique fondé sur la compétence et la connaissance rationnelles, notammenten matière de gestion des populations, et dont le développement est associé audéveloppement de l’instruction, lui-même lié à celui de corps de fonctionnaires etde leur position dans la structure sociale.

« FAMILLES BOURGEOISES » ET « FAMILLES OUVRIÈRES »

La famille a perdu le statut public qu’elle avait sous l’Ancien Régime. Cequi intéresse, dès lors, les pouvoirs publics dans l'État moderne est moins lagénéalogie des degrés de parenté que celle des fléaux sanitaires et sociaux qui,selon les autorités d'alors, vont trouver dans les familles populaires leur terreauet leur diffusion. Une division du travail de gestion des familles va peu à peus'instituer.

D’un côté le droit civil qui réglemente toutes les dimensions de la famille patri-moniale. En effet, avec le Code civil, les alliances matrimoniales et les successionsfamiliales deviennent des affaires privées, car elles ont perdu leur caractère dynas-tique, privilèges et offices ne se transmettant plus immédiatement à l’intérieur dela famille, même si la parenté dans les catégories sociales les plus élevés reste tou-jours un bien en ce qu’elle favorise l'accumulation des différentes espèces de capi-tal et l'accès aux fonctions et emplois les plus élevés. De l’affinité entre les struc-tures étatiques et les structures familiales, on en voit un exemple, pour cettenouvelle période qui suit la Révolution Française, dans les nombreux liens qui unis-sent, par exemple dans le Code civil, la famille et le droit de propriété66. Commel’analyse Jean-Louis Halpérin, le Droit de la famille a été présenté par les codifica-teurs eux-mêmes comme un ensemble de dispositions visant à favoriser le « capi-talisme » foncier (plus exactement « agricole »), le bailleur aux dépens des fermiersou des métayers et, plus généralement, les tenants de capital mobilier : le « corpsentier du Code civil avec tous ses titres est consacré à l’exercice de ce droit [de pro-priété] »67. Les dispositions qui s’y trouvent et les rares modifications qui lui ont étéapportées au XIXe siècle, visaient surtout à interdire la reconstitution des famillesaristocratiques.

De l’autre côté, la philanthropie et toutes les œuvres qui s’y rattachent vontprendre en charge les familles aux généalogies négatives, marquées par la misère,

66. Cf. Jean-François Niort, « Droit, économie et libéralisme dans l’esprit du Code Napoléon »,Archives de philosophie du droit, 1992, n° 37, pp. 101-121.67. Jean-Louis Halpérin, Le Code civil, Paris, Dalloz, 1996, p. 55. Le droit de « pleine propriété »qu’instaure définitivement le Code civil s’oppose à celui du « domaine divisé », correspondantau système féodal des tenures. Cf. Paul Bois, Paysans de l’Ouest, Paris, Flammarion, 1971,pp. 136-137. Jean-Louis Halperin rappelle à quel point le Code de 1804 est marqué par la crainted’un retour de l’ancien système en ce domaine, ibid., pp. 57-58.

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le dénuement et l’absence d’avenir. Les premières enquêtes menées, relativementtardivement, à la demande de l'État et sous son autorité, visaient à recueillir desinformations sur les conditions de vie et de travail de certaines catégories demembres des classes populaires (« état moral de l'instruction primaire » « travail desenfants dans les fabriques »)68. Et ces observations sur l'état de ces familles étaientlaissées à l'approche monographique, alors que, grâce aux recensements, notam-ment celui de 1836, et, comme en témoignent les études démographiques effectuéesalors, rien n'aurait interdit d'utiliser « l'arithmétique politique » ou les « mathéma-tiques sociales »69.

Dans la première moitié du XIXe siècle, la famille qui préoccupe les caté-gories dirigeantes est celle des milieux populaires. Les premières mesuresprises par les pouvoirs publics concernent les problèmes dramatiques posés auxfamilles ouvrières : travail des jeunes et des femmes, mortalité infantile,absence d'éducation des enfants. Les premières enquêtes sociales portent lamarque de la montée des préoccupations politiques que pose la montée du pro-létariat industriel et urbain. Ce qui est en question, ce sont avant tout les condi-tions de reproduction biologique et sociale de la force de travail et, par là, del’ordre social. Mais, comme le montre Yves Charbit, les préoccupations, quivont devenir de nature plus strictement « démographique », au sens que ce mota eu dès sa création (1855), changent de signification avec la montée des crisesnationales dans les années 1860 et ce qui est alors ressenti comme un danger(plus important, conjoncturellement, que le paupérisme), la montée en force del’Allemagne comme puissance rivale sur le plan économique et militaire.L’attention apportée, notamment, au taux de fécondité change d’objet : il s’agitmoins de contenir le danger que représente la « prolificité » des classes popu-laires que de mobiliser les ressources nationales contre le danger représenté parl’Allemagne pour les intérêts économiques et politiques de la France, même sil’un n’exclut pas l’autre70.

Le mot famille est, on le voit, ambivalent. S’il conserve toujours ses connota-tions morales, il renvoie désormais à deux ensembles différents sinon contraires etantagonistes de la réalité sociale, la famille juridiquement définie dans le Code civil,

68. Cf. Antoine Savoye, Les Débats de la sociologie empirique, Paris, Méridien/Klincksieck,1994, chapitre I, « L’État enquêteur », pp. 13-51.69. Adolphe Quételet, Sur l’homme et le développement de ses facultés ou essai de physiquesociale, Paris, Bachelier, 1935 (réimprimé in Corpus des oeuvres de philosophie de langue fran-çaise, Paris, Fayard, 1991, pp. 55-132).70. Cf. Yves Charbit, Du malthusianisme au populationnisme. Les économistes français et lapopulation, Paris, PUF, 1981.

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celle qu’on qualifie parfois de « famille bourgeoise »71, celle qui sert de modèle devertu civique et ne subira presqu’aucun changement pendant un siècle, et la familleouvrière, celle qui va tant préoccuper les responsables politiques et les observateursphilanthropes de la seconde moitié du XIXe siècle. Le sort de cette dernière est àl’origine d’une législation spécifique, classée et pensée à part de celle qui porte surla famille patrimoniale : les lois sociales vont se multiplier et porteront pour l’es-sentiel sur le travail des enfants, des filles mineures, puis des femmes dans les éta-blissements industriels72.

À la différence des actions charitables de moralisation qui visaient seulement,comme l’a montré Catherine Duprat « l’enfant pauvre soustrait de sa famille »73 ou desentreprises philanthropiques à portée plus immédiatement économique qui cherchaientà « soulager les parents du fardeau de leurs enfants » selon Jean-Noël Luc, reprenant uneformule de Jean-Denys Cochin74, ce qui allait devenir les politiques sociales au XXe

siècle prend également l’enfant comme objet, mais dans ses relations avec la famille75.Sans doute faut-il voir dans cette évolution les effets de la constitution, depuis la fin duXIXe siècle, de la famille comme catégorie de l’action politique. Ceci a réclamé d’abordde la part de l’ensemble des acteurs influents dans le champ politique à l'époque laprise en compte du fait que la famille est, selon la formule de Marie-Nöelle Bourguet,« le lieu de questionnement sur l’état et la marche de la société »76. Ce fut l'affaire dufamilialisme dont la genèse et les enjeux ont déjà été analysés77. Ceci a impliqué que

71. Jean Gaudemet parle de « mariage bourgeois », in Le Mariage en Occident, Paris, Cerf, 1987,pp. 397-329. La notion de « famille bourgeoise » est en continuité avec la qualification du Code civilcomme « code bourgeois », qui est apparue tardivement et sous la plume d’un juriste libéral et conser-vateur, Ernest Glasson, à un moment, il est vrai où la critique socialiste du Code civil va trouver enMaximeLeroy un de ses porte parole.Cf. JeanLouisHalpérin, « LeCode civil », op. cit. pp. 89-90. S’ila fallu attendre la fin duXIXe siècle pour qu’apparaissent chez les grands théoriciens socialistes des ana-lyses spécifiquement centrées sur la « famille bourgeoise », c’est que nombre d’entre eux concentraientleurs attaques sur l’ensemble du système juridique, assujetissant les prolétaires et, par là, détruisant lafamille ouvrière. Cf. Louis Devance, La Question de la famille dans la pensée socialiste en France deFourier à Proudhon. Contribution à l'histoire des idéesmorales et de l'anthropologie dans les premierstiers du XIXe siècle, Thèse de troisième cycle, Université de Dijon, Dijon, 1972, dactyl.72. Cf. Jean Pierre Le Crom (dir.), Deux siècles de droit du travail, Paris, Les Éditions ouvrières,1998, pp. 45-87.73. Catherine Duprat,Usages et pratiques de la philanthropie, Paris, 1996, vol. 2, pp. 608-615.74. Jean-Noël Luc, L'invention du jeune enfant, Paris, Berlin, 1997, pp. 42-43.75. Cf. Catherine Rollet-Echalier, La Politique à l’égard de la petite enfance sous la IIIeRépublique, Paris, PUF, 1990.76. Marie-Noëlle Bourguet, « De la population à la science sociale : l’anthropologie deMoheau », loc. cit., p. 218.77. Cf. Remi Lenoir, « Transformations du familialisme et reconversions morales », Actes de larecherche en sciences sociales, n° 59, 1985, pp. 3-37. Et « La question familiale. Familialisme d’égliseet familialisme d’État »,French politics, Culture and Society, n° 17, vol. 3-4, Summer 1999, pp.75-100.

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la famille et ce qui lui est associé de manière ambivalente, à la fois des privilèges(notamment fiscaux) et des besoins, devienne un objet de luttes internes dans l’uni-vers politique, ce qui ne sera le cas qu’à la fin du siècle, avec la montée du familialismequ’il s’agisse de sa définition, de son statut et des différents moyens à mettre en œuvrepour lui venir en aide. Enfin, ceci suppose aussi la formation d’un champ d’acteursqui font de la famille une spécialité c’est-à-dire un enjeu propre déterminant leursmanières de penser et d’agir les unes en relation avec les autres. Dans la constitutionde ce champ, les démographes ont joué un rôle essentiel, non seulement en tant qu'ex-perts mais aussi en tant qu'animateurs de mouvements natalistes et familiaux.

Les phénomènes dénombrés et mesurés comme des phénomènes démogra-phiques impliquent certaines présuppositions, voire des préoccupations, ce que ten-dent à ignorer le plus souvent ceux qui se réclament d’un empirisme qui repose surla méconnaissance de cette implication. Loin d’être un point de départ immédiate-ment donné, ces phénomènes sont le résultat d’un travail conceptuel et plus géné-ralement social qui ne se limitent pas aux seules opérations ou catégorisations for-melles auxquelles sont habituellement réduites les critiques des statistiques.S’agissant de la démographie, les présuppositions relèvent d’une morale publiquede la vie familiale et, les catégories de celle-ci traversent de part en part la produc-tion des données et de leurs commentaires. Plus, elles élèvent ces catégories au rangde propriétés essentielles et abstraites, caractérisant un état moral d’un collectif : letaux de natalité est identifié à l’essor ou au déclin de la population, les taux demorbidité et de mortalité à l’hygiène physique et morale de celle-ci, la proportionde personnes âgées à son vieillissement.

Les comportements démographiques découlent, ainsi, d’une fin immanente quiest projetée sur eux, qui leur advient de leur nature propre. Les conduites et lesfacteurs qu’elles impliquent nécessairement (qui leur sont liés intimement) s’or-donnent en raison d'une sorte d’intuition centrale à la fois projective et prospective :la reproduction biologique. De sorte que dans cette « démodicée », tout comporte-ment apparaît comme devant retrouver sa forme naturelle, prescrit par sa constitu-tion propre : la nuptialité, la fécondité, la mortalité. Les catégories utilisées par ladémographie reprennent en les systématisant, c’est-à-dire en leur donnant une ratio-nalité apparente, les catégories de l’état civil, constituées du même coup comme despropriétés naturelles.

Il ne suffit pas de socialiser la nature pour se défaire d’une vision substantia-liste de la réalité. L’évolution des structures familiales est habituellement référée àdes transformations économiques et sociales : la famille est considérée comme ungroupe naturel dont les structures et les fonctions varient selon des facteurs sociaux.En ce cas, la notion de famille renvoie à l’idée d’une nature socialisée, transfor-mée par des déterminants qui lui sont externes. Cette conception est au principe

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d’expressions comme celles de « physiologie » ou de « biologie sociale », de « géo-graphie » ou de « démographie sociale ». Pierre Bourdieu, notamment dans sonouvrage sur La Domination masculine dans lequel il vise à « rendre compte de laconstruction sociale des structures cognitives qui organisent les actes de construc-tion des mondes et de ses pouvoirs »78, pose les conditions d’une analyse du pro-cessus au terme duquel le social devient nature, s’institue dans l’objectivité desstructures sociales et dans les subjectivités des structures mentales, au point d’ap-paraître comme fondé in re. Ce sentiment d’évidence de l’ordre social, l’adhésionpréréflexive originaire à l’ordre social comme ordre naturel, résultent, selon lui del’identité des catégories selon lesquelles le réel est d’une part construit et d’autrepart perçu par les acteurs sociaux : les différences instituées dans l’objectivité dudroit sous la forme de proscriptions et de prescriptions explicites, incarnées dans lescorps sous la forme de prédispositions, d’affects et de sentiments et intérioriséesdans la subjectivité sous la forme de schèmes cognitifs, organisent et structurent laperception de ces divisions. �

78. Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Minuit, 1998, p. 46.