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Une rencontre avec : Marc Wasterlain La Revue n'a jamais fait mystère de sa passion pour le travail de Marc Was- terlain. Auteur de la couverture du pré- sent numéro, il représente, dans la tra- dition de Franquin et Peyo, une école d'auteurs qui tire sa fierté de pouvoir parler avec humour et intelligence à tous les publics. Après vingt ans de car- rière jalonnés d'une vingtaine d'al- bums (Docteur Poche et Jeannette Poin- tu chez Dupuis, Gil et Georges chez Bayard-Presse, en attendant deux nou- velles séries chez Marsu-Productions), son style atteint sa maturité. Conteur amusé et observateur gourmand de la réalité, Wasterlain se méfie des mi- cros. Raison de plus pour apprécier ces propos en « roue libre ». J.-P.M. Joie par les livres : Comment êtes-vous arrivé à la bande dessinée ? Marc Wasterlain : J'ai commencé comme col- laborateur dans le studio de Greg, puis j'ai travaillé un moment avec Attanasio, qui fai- sait de nombreuses séries pour le journal « Tin- tin » : Modeste et Pompon, Spaghetti, Am- broise et Gino... Puis je me suis retrouvé chez Peyo, et j'ai dessiné des Schtroumpfs pen- dant deux ans. Ensuite, Peyo a commencé à être sollicité pour les dessins animés ; alors, il a fallu se débrouiller pour avoir nos sé- ries : j'ai tenté ma chance au journal « Tin- tin ». En voyant mes dessins, Greg, qui était à l'époque rédacteur en chef, m'a dit : « Vous n'êtes pas au point, mais dans cinq ans, si vous travaillez, vous serez devenu un véri- table professionnel. Je vous donne votre chance». J'ai tenté ma chance avec Bob Moon et Titania, puis Monsieur Bonhomme. Quand Greg est parti de chez « Tin tin », j'avais perdu mon protecteur : allait-on me garder ? J'ai préfé- ré prendre les devants et proposer du ma- tériel chez Dupuis, que l'on a pris. C'était le Docteur Poche, qui était une extrapola- tion de Monsieur Bonhomme. J.P.L. : II y a une chose qui frappe chez le Doc- teur Poche, c'est qu'il ressemble à Gaston. M. W. : A une époque, étant dans une école de dessin à Bruxelles, je m'étais rendu comp- te que j'avais de la peine à dessiner les mains des personnages ; alors j'ai cherché parmi les dessinateurs celui qui me semblait animer les mains de la manière la plus vivante, c'était Franquin. J'ai fait des milliers de feuilles de mains que je reprenais en regardant des i- mages de Gaston, puis en essayant au crayon, pour comprendre comment animer les doigts... J'ai essayé de dominer les formes, de les sché- matiser, de les faire vivre. Franquin est le meilleur exemple, à mon avis . Karabouilla, Dupuis, Docteur Poche. J.P.L. : Dans le Docteur Poche, d'une histoire à l'autre, les ambiances sont extrêmement dif- férentes. Karabouilla et les belles vacances, c'est (1) Voir p. 44 l'entretien avec André Franquin. 50 / LA REVUE DES UVRES POUR ENFANTS

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Une rencontre avec :

MarcWasterlainLa Revue n'a jamais fait mystère desa passion pour le travail de Marc Was-terlain. Auteur de la couverture du pré-sent numéro, il représente, dans la tra-dition de Franquin et Peyo, une écoled'auteurs qui tire sa fierté de pouvoirparler avec humour et intelligence àtous les publics. Après vingt ans de car-rière jalonnés d'une vingtaine d'al-bums (Docteur Poche et Jeannette Poin-tu chez Dupuis, Gil et Georges chezBayard-Presse, en attendant deux nou-velles séries chez Marsu-Productions),son style atteint sa maturité. Conteuramusé et observateur gourmand de laréalité, Wasterlain se méfie des mi-cros. Raison de plus pour apprécier cespropos en « roue libre ».

J.-P.M.

Joie par les livres : Comment êtes-vous arrivé àla bande dessinée ?Marc Wasterlain : J'ai commencé comme col-laborateur dans le studio de Greg, puis j 'aitravaillé un moment avec Attanasio, qui fai-sait de nombreuses séries pour le journal « Tin-tin » : Modeste et Pompon, Spaghetti, Am-broise et Gino... Puis je me suis retrouvé chezPeyo, et j 'ai dessiné des Schtroumpfs pen-dant deux ans. Ensuite, Peyo a commencéà être sollicité pour les dessins animés ; alors,il a fallu se débrouiller pour avoir nos sé-ries : j'ai tenté ma chance au journal « Tin-tin ». En voyant mes dessins, Greg, qui étaità l'époque rédacteur en chef, m'a dit : « Vous

n'êtes pas au point, mais dans cinq ans, sivous travaillez, vous serez devenu un véri-table professionnel. Je vous donne votrechance». J'ai tenté ma chance avec Bob Moonet Titania, puis Monsieur Bonhomme. QuandGreg est parti de chez « Tin tin », j'avais perdumon protecteur : allait-on me garder ? J'ai préfé-ré prendre les devants et proposer du ma-tériel chez Dupuis, que l'on a pris. C'étaitle Docteur Poche, qui était une extrapola-tion de Monsieur Bonhomme.

J.P.L. : II y a une chose qui frappe chez le Doc-teur Poche, c'est qu'il ressemble à Gaston.M. W. : A une époque, étant dans une écolede dessin à Bruxelles, je m'étais rendu comp-te que j'avais de la peine à dessiner les mainsdes personnages ; alors j 'ai cherché parmi lesdessinateurs celui qui me semblait animer lesmains de la manière la plus vivante, c'étaitFranquin. J'ai fait des milliers de feuilles demains que je reprenais en regardant des i-mages de Gaston, puis en essayant au crayon,pour comprendre comment animer les doigts...J'ai essayé de dominer les formes, de les sché-matiser, de les faire vivre. Franquin est lemeilleur exemple, à mon avis .

Karabouilla, Dupuis, Docteur Poche.

J.P.L. : Dans le Docteur Poche, d'une histoireà l'autre, les ambiances sont extrêmement dif-férentes. Karabouilla et les belles vacances, c'est

(1) Voir p. 44 l'entretien avec André Franquin.

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une histoire très fleur bleue • dans le bon sensdu terme.M. W. : C'est ce qu'on m'a reproché. Les mai-sons d'édition, à l'heure actuelle, sont tou-tes aux mains de commerciaux. Les direc-teurs viennent du merchandising, ils ont vendude l'huile d'olive en Amérique du Sud ou ducharbon en Alaska, et maintenant ils ven-dent de la bande dessinée... Alors on m'avaitdit : « II faut uniformiser ». Ceci dit, Kara-bouilla, en effet, est un album qui se dé-marque : le Docteur Poche n'est plus le Doc-teur Poche, il raconte sa vie, on le voit gamin.C'était peut-être une erreur de l'avoir pré-senté comme ça, parce qu'il perdait de sa su-perbe avec son manteau rouge qui lui per-met de voler. Et la vente, effectivement, aété plus difficile.

J.P.L. : Pour quelle raison, dans les histoires deGil et Georges, avez-vous repris des éléments quise trouvaient déjà dans un album du Docteur Po-che ?M. W. : Jean-Claude Forest, qui avait étéchargé par les éditions Bayard de recruterune équipe pour proposer des bandes des-sinées, notamment pour « Okapi », aurait bienvoulu que je fasse le Docteur Poche. Seu-lement, ça posait des problèmes de contrat,et il m'a dit : « Alors, quelque chose comme »,parce que ce qui lui plaisait, c'était l'his-toire du Docteur Poche avec la planète deschats. Donc je me suis copié moi-même... Etça, j 'en ai le droit. Forest m'avait demandécet univers, et moi qui suis devenu un pro-fessionnel, comme Greg le souhaitait, j 'ai faitce qu'on m'a demandé.

J.P.L. : Pouvez-vous expliquer les objectifs de lamaison d'édition Marsu-Productions ?M. W. : Marsu-Productions a fait un pari : labande dessinée pour enfants, à vocation toutpublic, comme le Marsupilami. On m'a de-mandé de faire deux personnages : un petitchien qui s'appelle Ratapoil, et ce sera despages de gags, et un petit chat aviateur, Cra-vate, avec des dessins très ronds, dont les

Le Docteur Pocheen 4e de

couverturedes albumsde la série.

avions sont dessinés un petit peu comme desjouets. Le thème des histoires concernera l'aven-ture de l'Aéropostale : Mermoz, Guynemer,Garros, sur scénarios de Yann, qui est un pas-sionné de l'histoire de l'Aéropostale.Il y aura d'autres personnages, notammentle Chaminou, créé par Macherot, que Bo-dard dessine actuellement sur un scénario deYann. Le premier album est déjà bien avancé,c'est une très bonne reprise. Bercovici vientégalement d'accepter de créer quelque chose,en collaboration avec Yann. Et puis Wal-théry travaille déjà pour Marsu-Productions,puisqu'il a sorti cette année Le petit bout dechique. Et INatacha sortira chez Marsu.

J.P.L. : Qu'est-ce qui vous a donné l'idée ou l'en-vie de créer Jeannette Pointu ?M. W. : C'est encore une commande. Paral-lèlement aux histoires du Docteur Poche, jeme suis toujours intéressé à l'actualité. C'estun phénomène de documentation qui a unpeu provoqué mon métier. A la maison onrecevait un tas de revues que je découpais,collais dans des cahiers. J'ai l'impression queje suis devenu dessinateur de B.D. simple-ment afin de me donner un prétexte pour con-tinuer à coller des documents, pour conti-nuer à jouer au documentaliste... Un jour,à Angoulême, j 'a i été contacté par un jour-

N° 130 HIVER

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naliste de « La Vie », hebdomadaire d'ac-tualité de la presse catholique française ; ilvoulait une bande dessinée. Il m'a semblé quepour un journal d'actualité, on pouvait in-venter un personnage de reporter. Mais com-ment faire un reporter qui ne suggère pas toutde suite l'idée de Tintin ? ... En faisant unefille, plutôt photographe que journaliste ! Etce fut Jeannette Pointu.

J.P.L. : La fin de cette première histoire, Ledragon vert, est assez triste : Jeannette Pointulaisse le jeune Cambodgien qui va se défendre,mais on comprend qu'il a peu de chance de s'ensortir, finalement.M. W. : Oui, mais mon idée est de faire uneaventure où elle le retrouvera.

Wasterlain : Yeren,Dupuis, Jeannette Pointu.

J.P.L. : Dons Yeren, il y a une allusion plus quedirecte à Dian Fossey.M. W. : J'avais lu son livre avec passion ;c'est extraordinaire, cette aventure. On l'a re-trouvée dans un film peu de temps après, j'ima-gine donc que je n'étais pas le seul à m'yêtre intéressé.

J.P.L. : Comment cela se passe-t-il ? Vous ras-semblez de la documentation et après vous vousdites que ça ferait un bon sujet ?M. W. : Non, là c'était vraiment le coup decœur, quelque chose que j'avais envie de ra-conter.

J.P.L. : Comment vous êtes-vous retrouvé à fai-re des scénarios pour d'autres dessinateurs ?M. W. : Le premier à m'avoir demandé unscénario est François Walthéry, qui a tou-jours eu comme principe de s'adresser à plu-sieurs scénaristes. On était copains et je connais-sais bien son personnage. Je lui ai donc proposéun sujet, il a fait une histoire de Natacha :L'île d'outre monde. J'ai également accepté defaire pour Piroton, comme un défi, un JessLong, Silicium Valley. Enfin, il y a une his-toire de la Patrouille des Castors qui vientde sortir, Le calvaire du mort pendu. Il me sem-blait que Mitacq avait trop envoyé ses scoutsse balader dans le monde, et qu'ils avaientperdu un peu de leur rôle de scout normal.On a donc fait une histoire qui se passe ici,dans les Ardennes belges, avec tous les pon-cifs du développement d'une aventure de laPatrouille des Castors. Je suis en train de luien faire une deuxième qui concerne en par-tie les inondations à Nîmes, où des scouts sontintervenus comme sauveteurs. Ça s'appelle-ra Déluge sur Mesin (Nîmes retourné).

J.P.L. : Tous les gens qui apprécient vos his-toires sont toujours très sensibles au dessin. Vouspourriez éventuellement cesser de dessiner pourfaire des scénarios ?M. W. : J'ai toujours fait du scénario, j'ai écrittoutes mes histoires. Mais là, pour la pre-mière fois de ma vie, je vais travailler avecquelqu'un d'autre, Yann. Il m'a déjà en-voyé un synopsis • ce n'est qu'une propo-sition, bien sûr - puis on doit s'accorder avantde commencer.Si on m'écrit un texte, pour moi, c'est d'abordune image. Mais je me considère comme untrès mauvais dessinateur. Je me sers du des-sin pour raconter les histoires, mais je n'aipas l'impression que je marquerai l'histoirede l'évolution de la bande dessinée de mongraphisme malhabile et ridicule. Je ne me suisjamais considéré comme un artiste. Je trou-ve que c'est un métier de reproduction qui

(2) Dian Fossey : Treize ans chez les gorilles. Presses de la Cité, 1984.

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appartient à la presse, c'est un métier d'ar-tisan. Heureusement, j 'ai fait du dessin decaricature, et du moment que ça ressembleà l'engin que je veux montrer, je me fichepas mal si la porte est un petit peu à gaucheou à droite, ou s'il manque un boulon pourarmer la Kalachnikov. Je préfère privilégierun effet dans l'histoire...

J.P.L. : Franquin nous disait qu'en fait, assezsouvent, l'idée d'une histoire lui vient à cause ducrayon, du dessin. Il dessine quelque chose quilui plaît et tout de suite, ça lui donne envie defaire une histoire autour de l'objet ou du per-sonnage... Il ne cherche pas, il trouve...M. W. : C'est vrai qu'il ne cherche pas, il trou-ve. Franquin est d'abord un extraordinaireobservateur. Je me rappelle qu'un jour, dansune rue de Nice, il s'est arrêté sur le trottoirparce qu'il trouvait très drôle la tourelle d'unefaçade, une maison avec une girouette quipenchait un peu, des balcons avec des fer-rures ... Il disait : « Regarde comme c'est comi-que, on dirait une fusée »... D'abord il re-garde quelque chose, puis ça lui donne desidées.

J.P.L. : Quelle raison précise vous a poussé à si-tuer le dernier Jeannette Pointu en Amérique duSud?M. W. : Le Rotary de Belgique s'était adresséaux éditions Dupuis car il cherchait quel-qu'un pour faire une bande dessinée sur leproblème des vaccinations dans les pays dutiers monde. Le sujet m'intéressait et, alorsque j'avais commencé l'histoire, les gens duRotary ont abandonné l'idée. Comme j'avaisréuni un tas de documents sur le sujet et quej'avais commencé l'histoire, j 'ai continué...

J.P.L. : Dans chaque album de Jeannette Poin-tu, il y a une vision des pays visités, une in-formation sur le métier de reporter...M. W. : Oui et non. C'est vrai qu'on voitJeannette Pointu faire son métier, travail-ler, alors qu'on voit rarement Tintin écrireun papier. L'aventure et le rêve étaient pri-vilégiés. Jeannette Pointu fait son métier, mais

elle n'est que photographe. En fait, elle n'apas à prendre parti, elle subit, plus qu'autrechose. C'est un piège : faire du folklore, oude l'actualité ? J'aimerais surtout faire de labande dessinée ; ça doit rester une aventurelisible avant d'exprimer des problèmes. Alors,les problèmes d'actualité sont-ils une toile defond pour Wasterlain ? Je ne sais pas. Je medemande toujours : Moi, si j'étais là, qu'est-ce que je ferais ? J'aurais certainement aussipeur que les autres, je courrais, je me ca-cherais sous les balles, comme font sans dou-te les journalistes et les reporters dans les pointschauds, que ce soit au Liban ou en Chine.

JeannettePointuen 4" decouverturedes premiersalbumsde la série.

En fait, je fais travailler mon imagination :c'est une grosse déformation de mon cer-veau qui s'est surtout développé à raconterdes histoires sur un stimulus de départ. Alors,j'imagine. C'est bien ce qu'on me demande,non ?

Erquelines (Nord), 15 juin 1989. Propos re-cueillis par Jean-Pierre Mercier et Nicolas Verry

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