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Histoire des techniques cinématographiques : « le muet » Steven Wagner Cours BA – Histoire II [email protected] « Tant qu’il ne pourra pas tourner avec un taille-crayon, Rouch ne nous fichera pas la paix ! » Collaboration entre ingénieurs et « cinéastes-vérité » autour de la caméra légère et du magnétophone synchrone (1960-1963) Compte-rendu de l’intervention de Séverine Graff lors du colloque « Techniques, machines, dispositifs : perspectives pour une nouvelle histoire technologique du cinéma », le 23 novembre 2012. Cette conférence s’inscrit dans une perspective d’histoire des technologies et des liens avec les usages de ces technologies, et plus précisément des questions de cinéma direct et des techniques utilisées dans le cinéma vérité. Rarement une invention technique n’aura été convoquée de manière aussi récurrente dans l’histoire du cinéma pour expliquer l’avènement d’un renouveau cinématographique. En effet, c’est la mise au point dans le début des années 60 de la caméra 16 mm et du magnétophone synchrone qui incite les historiens du cinéma direct 1 à expliquer le développement d’une nouvelle école documentaire, fondée sur une nouvelle approche du réel et dont les grands noms seraient Jean Rouch, Pierre Perrault ou encore Richard Leacock. D’un point de vue historiographique, le cinéma direct est presque un cas d’école tant sa thèse du primat technique est unanimement adoptée. 1 MARSOLAIS, Gilles, L’aventure du cinéma direct, Paris, Seghers, Cinéma Club, 1974. 1

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Histoire des techniques cinmatographiques: le muetSteven WagnerCours BA Histoire [email protected]

Tant quil ne pourra pas tourner avec un taille-crayon, Rouch ne nous fichera pas la paix! Collaboration entre ingnieurs et cinastes-vrit autour de la camra lgre et du magntophone synchrone (1960-1963)Compte-rendu de lintervention de Sverine Graff lors du colloque Techniques, machines, dispositifs: perspectives pour une nouvelle histoire technologique du cinma, le 23 novembre 2012.

Cette confrence sinscrit dans une perspective dhistoire des technologies et des liens avec les usages de ces technologies, et plus prcisment des questions de cinma direct et des techniques utilises dans le cinma vrit. Rarement une invention technique naura t convoque de manire aussi rcurrente dans lhistoire du cinma pour expliquer lavnement dun renouveau cinmatographique. En effet, cest la mise au point dans le dbut des annes 60 de la camra 16 mm et du magntophone synchrone qui incite les historiens du cinma direct[footnoteRef:-1] expliquer le dveloppement dune nouvelle cole documentaire, fonde sur une nouvelle approche du rel et dont les grands noms seraient Jean Rouch, Pierre Perrault ou encore RichardLeacock. Dun point de vue historiographique, le cinma direct est presque un cas dcole tant sa thse du primat technique est unanimement adopte. [-1: MARSOLAIS, Gilles, Laventure du cinma direct, Paris, Seghers, Cinma Club, 1974.]

La technique lgre et le son synchrone sont les dnominateurs communs de cette cole car leur invention permet une nouvelle approche du rel. Les cinastes franais rfutent cependant la notion de cinma vrit et emploient celle de cinma direct qui renvoie une dimension plus technique. Pour Sverine Graff, ce nest pas lappareil en soi qui permet de dfinir le corpus; elle privilgie les phnomnes de regroupement qui sont contemporains la sortie des films, telle la presse franaise, qui, dans la premire moiti des annes 60, regroupe dans ses colonnes les interventions des cinastes qui formeront le mouvement de cinma vrit. Le but de la confrence est de rvaluer limportance concrte de la technique dans cette histoire du cinma.

Premirement, montrer limplication des cinastes dans le dveloppement de la technique lgre (qui ne constitue pas lutilisation passive dun outil prexistant). En se basant sur des sources dpoques et des entretiens avec Stefan Kudelski (ingnieur la base du Nagra, un magntophone portable utilis par les cinastes-vrit), il sagit de comprendre comment et pourquoi la technique a prcd la cration. Deuximement, comment la technique prototypique mise au point dans ces annes constitue un facteur de cohsion entre les cinastes qui se transmettent les prototypes et troisimement, limportance de la technique dans le discours dpoque. Pour promouvoir leurs films, les cinastes-vrit dressent le portait dune camra miracle, mais se heurteront de violentes critiques par la suite.

Cette technique lgrenest pas une invention commercialise mais est constitue de plusieurs micros inventions et collaborations troites entre les cinastes-vrit et les ingnieurs. Les cinastes souhaitaient alors enregistrer les dialogues en extrieur avec une quipe rduite. Lobjectif de ces rseaux de collaboration dvelopps entre 1960 et 1964 est de bricoler des outils afin de permettre lemploi simultan dune camra et dun magntophone, le problme majeur est le bruit de la camra qui interdit lusage dun magntophone proximit de la camra.

Lanalyse du tournage de Chronique dun t[footnoteRef:0] permet de dgager les trois solutions utilises par lquipe du film afin de poursuivre ce but de lgret et simultanit : [0: Chronique dun t, Jean Rouch et Edgar Morin, 1961. ]

1. Pendant le premier mois de tournage, on ajouta un blimp (caisson dinsonorisation) la camra 16 mm qui fut utilise. Le blimp, pesant 40 kg, ncessitait un trpied. La camra ntait plus portable mais le systme tait fonctionnel: la quasi totalit des squences tournes avec cette mthode furent gardes au montage2. La camra blimp connut ses limites lorsque Rouch voulu filmer des scnes de rue avec prise de son synchrone. Kudelski qui collabora avec le cinaste lui proposa non pas une nouvelle technique mais une nouvelle mthode: donner le magntophone portatif (Nagra) aux acteurs qui le porte alors dans un sac,

technique appele pdovision[footnoteRef:1] par Rouch. Cest donc une autonomisation de la prise du son. [1: Dixit Edgar Morin, Chronique dun t, Interscope, Paris, 1962, p. 16. ]

3. Sur demande de Rouch, la fabrication du prototype de camraKMT par Andr Coutant. Il sagit dune innovation technique introduite pour et par Chronique dun t. Cette camra 16 mm ne psait que 3kg. Elle fut finalement peu utilise car frquemment reprise par Coutant qui lamliorait sans cesse. Rouch lutilisera pour son film La punition[footnoteRef:2], tourn en un week-end. [2: La punition, Jean Rouche, 1962.]

Coutant dcrit Roch comme tant extrmement pressant et persuasif concernant le dveloppement de du prototype KMT: Tant quil ne pourra pas tourner avec un taille-crayon, Rouch ne nous fichera pas la paix!

Cependant, il subsiste un obstacle majeur: le problme de synchronisme. Le Nagra et le prototype KMT fonctionnent sur des batteries indpendantes et enregistrent des vitesses trs diffrentes: il en rsulte que les deux bandes sont trs vite dsynchronises. Pour rgler le problme, Rouch sinvestit dans la mise en rseau des savoirs: il met sur pied une runion au Muse de lHomme (Paris) en 1962 entre Kudelski, Coutant et Michel Brault autour de la question de la synchronisation. A lieu entre autre la proposition dutiliser des moteurs quartz (mis au point par Leacock aux USA en 1961 et qui a t reprise par Kudelski). Cette transmission de savoir met jour deux lments intressants: 1. Lquipe amricaine est mieux lotie que les Franais car elle emploie des ingnieurs et disposent de finance pour le matriel utilisable directement sur le tournage, alors que les Franais dpendent des constructeurs dappareils. 2. La diffusion extrmement rduite de ces prototypes. Ces techniques rvolutionnaires ne sont souvent pas commercialises. Kudelski ne trouve pas dintrt commercialiser ces gadgets (le terme tant de lui). Pour des motifs similaires, la maison Eclair refuse de mettre en vente ce prototype, estimant que le march pour ces camras nest pas assez grand. En 1964 sortira un modle tronqu. Cette commercialisation lente va favoriser le partage de la camra entre les cinastes, tel un tmoin.

Face cette trs lente commercialisation, Rouch va faire pression sur Kudelski et la socit Eclair, par courrier ainsi que lors dapparitions mdiatiques. Le visionnage dun bref extrait dune mission de TV en 1967 o Rouch fait la promotion et la dmonstration du prototype KMT est emblmatique de la dynamique de flatterie et de pression sur le constructeur ainsi que la place accorde la technique et non lesthtique pour promouvoir ses films. La mise en avant dune technique rvolutionnaire est lun des arguments majeur des cinastes-vrit, avant mme la fabrication dun outil. La rvolution technique a lieu dans les discours avant dtre concrtise par une collaboration avec les ingnieurs.

Lexpression peut-tre la plus complte et aboutie de la fascination des cinastes pour la technique lgre est le moyen-mtrage Mthode 1 de Mario Rispoli qui est une dmonstration technique et une ode la gloire de la nouvelle camra, de la toute puissance de lhomme sur la technique: loutil est anthropomorphis, cest un prolongement du corps du cinaste. Lide dune rvolution est introduite par les cinastes: une rupture entre un cinma lourd et un tournage en libert. Pourtant, les cinastes du cinma vrit ninsistent jamais sur les difficults rencontres et restent flous sur les dtails de cette camra miracle.

Un engouement positif mais phmre fait face ces discours idalistes. Aprs un deux ans, une forte vague de critiques se dclenche. Lun des premiers dtracteursest Roberto Rossellini, qui sinsurge contre la fascination des cinastes pour la technique lgre. Pour lui, tout cela est infantile: une camra doit rester un moyen technique et il ny a pas lieu de la difier. Dans une veine plus humoristique, sort le film parodiqueDrages aux poivres[footnoteRef:3] qui considre galement le cinma-vrit comme une fascination purile, voyeuriste et enfantine. [3: Drages au poivre, Jacques Baratier, 1963]

Pour conclure, il sagit donc de nuancer une lecture linaire de la technique lgre et de son invention soi-disant rvolutionnaire en essayant de montrer limplication concrte des cinastes dans lamlioration des outils et la pression quils exercent pour acclrer une commercialisation qui est trs lente et trs difficile obtenir. Limportance de la

technique dans ces annes est avant tout un objet de discours, il sagit dune stratgie promotionnelle, efficace dans un premier temps mais dans un deuxime temps finalement trs risqu car objet de nombreuses attaques svres.

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