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INTRODUCTION Ce qu’il y a de vécu dans ce livre, je n’ai pas l’intention de le rendre sensible à des lecteurs qui ne s’apprêtent en toute conscience à le revivre. J’attends qu’il se perde et se retrouve dans un mouvement général des esprits, comme je me flatte que les conditions présentes s’effaceront de la mémoire des hommes. Le monde est à refaire : tous les spécialistes de son reconditionnement ne l’empêcheront pas. De ceux-là, que je ne veux pas comprendre, mieux vaut n’être pas compris. Pour les autres, je sollicite leur bienveillance avec une humilité qui ne leur échappera pas. J’aurais souhaité qu’un tel livre fût accessible aux têtes les moins rompues au jargon des idées. J’espère n’avoir échoué qu’au second degré. De ce chaos sortiront quelque jour des formules qui tireront à bout portant sur nos ennemis. Entre-temps, que la phrase à relire fasse son chemin. La voie vers la simplicité est la plus complexe et, ici particulièrement, il était utile ne pas arracher aux banalités les multiples racines qui permettront de les transplanter dans un autre terrain, de les cultiver à notre profit. Jamais je n’ai prétendu révéler du neuf, lancer de l’inédit sur le marché de la culture. Une infime correction de l’essentiel importe plus que cent innovations accessoires. Seul est nouveau le sens du courant qui charrie les banalités. Depuis le temps qu’il y a des hommes, et qui lisent Lautréamont, tout est dit et peu sont venus pour en tirer profit. Parce que nos connaissances sont en soi banales, elles ne peuvent profiter qu’aux esprits qui ne le sont pas. Le monde moderne doit apprendre ce qu’il sait déjà, devenir ce qu’il est, à travers une immense conjuration d’obstacles, par la pratique. On n’échappe à la banalité qu’en la manipulant, en la dominant, en la plongeant dans le rêve, en la livrant au bon plaisir de la subjectivité. J’ai fait la part belle à la volonté subjective, mais que personne ne m’en fasse grief avant d’avoir estimé tout de bon ce que peuvent, en faveur de la subjectivité, les conditions objectives que le monde réalise chaque jour. Tout part de la subjectivité et rien ne s’y arrête. Aujourd’hui moins que jamais. La lutte du subjectif et de ce qui le corrompt élargit désormais les limites de la vieille lutte des classes. Elle la renouvelle et l’aiguise. Le parti pris de la vie est un parti pris politique. Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui. L’homme de la survie, c’est l’homme émietté dans les mécanismes du pouvoir hiérarchisé, dans une combinaison d’interférences, dans un chaos de techniques oppressives qui n’attend pour s’ordonner que la patiente programmation des penseurs programmés. L’homme de la survie, c’est aussi l’homme unitaire, l’homme du refus global. Il ne se passe un instant sans que chacun de nous ne vive contradictoirement, et à tous les degrés de la réalité, le conflit de l’oppression et de la liberté ; sans qu’il ne soit bizarrement déformé et comme saisi en même temps selon deux pers- pectives antagonistes : la perspective du pouvoir et la perspective du dépasse- ment. Consacrées à l’analyse de l’une et l’autre, les deux parties qui composent le Traité de savoir-vivre mériteraient donc d’être abordées non successivement, comme l’exige la lecture, mais simultanément, la description du négatif fondant le projet positif et le projet positif confirmant la négativité. Le meilleur ordre d’un livre, c’est de n’en avoir pas, afin que le lecteur y découvre le sien. Ce qu’il y a de manqué dans l’écriture reflète aussi le manque chez le lecteur, en tant que lecteur et plus encore en tant qu’homme. Si la part d’ennui à l’écrire transparaît dans une certaine part d’ennui à le lire, ce ne sera là qu’un argument de plus pour dénoncer le manque à vivre. Pour le reste, que la gravité du temps excuse la gravité du ton. La légèreté est toujours en deçà ou au-delà des mots. L’ironie, ici, consiste à ne l’oublier jamais. Le Traité de savoir-vivre entre dans un courant d’agitation dont on n’a pas fini d’entendre parler. Ce qu’il expose est une simple contribution parmi d’autres à la réédification du mouvement révolutionnaire international. Son importance ne devrait échapper à personne, car personne, avec le temps, n’échappera à ses conclusions. I - L’INSIGNIFIANT SIGNIFIé En se banalisant, la vie quotidienne a conquis peu à peu le centre de nos préoc- cupations (1). - Aucune illusion, ni sacrée ni désacralisée (2), - ni collective ni individuelle, ne peut dissimuler plus longtemps la pauvreté des gestes quotidiens (3). - L’enrichissement de la vie exige, sans faux- fuyants, l’analyse de la nouvelle pauvreté et le perfectionnement des armes anciennes du refus (4) 1 L’histoire présente évoque certains personnages de dessins animés, qu’une course folle entraîne soudain au-dessus du vide sans qu’ils s’en aperçoivent, de sorte que c’est la force de leur imagination qui les fait flotter à une telle hauteur ; mais viennent-ils à en prendre conscience, ils tombent aussitôt. Comme les héros de Bosustov, la pensée actuelle a cessé de flotter par la force de son propre mirage. Ce qui l’avait élevée l’abaisse aujourd’hui. A toute allure elle se jette au-devant de la réalité qui va la briser, la réalité quotidiennement vécue. * La lucidité qui s’annonce est-elle d’essence nouvelle ? Je ne le crois pas. L’exi- gence d’une lumière plus vive émane toujours de la vie quotidienne, de la nécessité, ressentie par chacun, d’harmoniser son rythme de promeneur et la marche du monde. Il y a plus de vérités dans vingt-quatre heures de la vie d’un homme que dans toutes les philosophies. Même un philosophe ne réussit pas à l’ignorer, avec quelque mépris qu’il se traite ; et ce mépris, la consolation de la Parce que le projet situationniste a été la pensée pratique la plus avancée de ce prolétariat sans mainmise sur les centres moteurs du processus marchand, et aussi parce qu’il n’a jamais cessé de se donner pour tâche unique d’anéantir l’organisation sociale de survie au profit de l’autogestion généralisée, il ne peut tôt ou tard que reprendre son mouvement réel en milieu ouvrier, laissant au spectacle et à ses flatulences critiques le soin de le découvrir ou de l’augmenter de scolies. La théorie radicale appartient à qui la rend meilleure. La défendre contre le livre, contre la marchandise culturelle où elle reste trop souvent et trop longtemps exposée, ce n’est pas en appeler à l’ouvrier anti-travail, anti-sacrifice, anti-hié- rarchie contre le prolétaire réduit à la conscience, désarmée, des mêmes refus ; c’est exiger de ceux qui sont à la base de la lutte unitaire contre la société de survie qu’ils aient recours aux modes d’expression dont ils disposent avec le plus d’efficacité, aux actes révolutionnaires qui créent leur langage dans les condi- tions elles-mêmes créées pour empêcher tout retour en arrière. Le sabotage du travail forcé, la destruction du processus de production et de reproduction de la marchandise, le détournement des stocks et des forces productives au profit des révolutionnaires et de tous ceux qui les rejoindront par attraction passionnelle, voilà ce qui peut mettre fin non seulement à la réserve bureaucratique que constituent les ouvriers intellectualistes et les intellectuels ouvriéristes, mais à la séparation entre intellectuels et manuels, à toutes les séparations. Contre la division du travali et l’usine universelle, unité du non-travail et autogestion généralisée ! L’évidence des principales thèses du Traité doit maintenant se manifester dans les mains de ses anti-lecteurs sous forme de résultats concrets. Non plus dans une agitation d’étudiants mais dans la révolution totale. Il faut que la théorie porte la violence où la violence est déjà. Ouvriers des Asturies, du Limbourg, de Poznan, de Lyon, de Detroit, de Gsepel, de Leningrad, de Canton, de Buenos Aires, de Johannesburg, de Liverpool, de Kiruna, de Coïmbra, il vous appar- tient d’accorder au prolétariat tout entier le pouvoir d’étendre au plaisir de la révolution faite pour soi et pour tous le plaisir pris chaque jour à l’amour, à la destruction des contraintes, à la jouissance des passions. Sans la critique des armes, les armes de la critique sont les armes du suicide. Quand ils ne tombent pas dans le désespoir du terrorisme ou dans la misère de la contestation, bon nombre de prolétaires deviennent les voyeurs de la classe ouvrière, les spectateurs de leur propre efficacité différée. Contents d’être révolutionnaires par procuration à force d’avoir été cocus et battus comme révolutionnaires sans révolution, ils attendent que se précipite la baisse tendan- cielle de pouvoir des cadres bureaucratiques pour proposer leur médiation et se conduire en chefs au nom de leur impuissance objective à briser le spectacle. C’est pourquoi il importe tant que l’organisation des ouvriers insurgés - la seule nécessaire aujourd’hui - soit l’oeuvre des ouvriers insurgés eux-mêmes, afin qu’elle serve de modèle d’organisation au prolétariat tout entier dans sa lutte pour l’autogestion généralisée. Avec elle prendront fin définitivement les organisations répressives (Etats, partis, syndicats, groupes hiérarchisés) et leur complément critique, le fétichisme organisationnel qui sévit dans le prolétariat non producteur. Elle corrigera dans la pratique immédiate la contradiction du volontarisme et du réalisme par laquelle l’IS (J’ai quitté l’IS et sa croissante quantité d’importance nulle en novembre 1970), en ne disposant que de l’exclusion et de la rupture pour empêcher l’incessante reproduction du monde dominant dans le groupe, a montré ses limites et démontré son incapacité d’harmoniser les accords et les discords intersubjectifs. Elle prouvera enfin que la fraction du prolétariat séparée des possibilités concrètes de détourner les moyens de production a besoin non d’organisation mais d’individus agissant pour leur compte, se fédérant occasionnellement en commandos de sabotage (neutralisation des réseaux répressifs, occupation de la radio, etc.), intervenant où et quand l’opportunité leur offre des garanties d’efficacité tactique et stratégique, n’ayant d’autre souci que de jouir sans réserves et inséparablement d’attiser partout les étincelles de la guérilla ouvrière, le feu négatif et positif qui, venu de la base du prolétariat, est aussi la seule base de liquidation du prolétariat et de la société de classes. S’il manque aux ouvriers la cohérence de leur efficacité possible, du moins sont-ils assurés de la conquérir pour tous et de façon décisive, car à travers l’expérience des grèves sauvages et des émeutes se manifeste clairement la résurgence des assemblées de conseils, le retour des Communes, dont les appa- ritions soudaines ne surprendront - le temps d’une contre-attaque répressive sans comparaison avec la répression des mouvements intellectuels - que ceux qui ne voient pas sous la diversité de l’immobilité spectaculaire le progrès unitaire de la vieille taupe, la lutte clandestine du prolétariat pour l’appro- priation de l’histoire et le bouleversement global de toutes les conditions de la vie quotidienne. Et la nécessité de l’histoire-pour-soi dévoile aussi son ironie dans la cohérence négative à laquelle aboutit au mieux le prolétariat désarmé, une cohérence en creux partout présente comme une mise en garde objective contre ce qui menace par l’intérieur la radicalité ouvrière : l’intellectualisation, avec sa régression de la conscience au savoir et à la culture ; les médiateurs non contrôlés et leur bureaucratie critique ; les obsédés du prestige, plus soucieux du renouvellement des rôles que de leur disparition dans l’émulation ludique de la guérilla de base ; le renoncement à la subversion concrète, à la conquête révolutionnaire du territoire et à son mouvement unitaire- international vers la fin des séparations, du sacrifice, du travail forcé, de la hiérarchie, de la marchandise sous toutes ses formes. Le défi que la réification lance à la créativité de chacun n’est plus dans les «que faire ?» théoriques mais dans la pratique du fait révolutionnaire. Quiconque ne découvre pas dans la révolution la passion pivotale qui permet toutes les autres n’a que les ombres du plaisir. En ce sens, le Traité est le chemin le plus court de la subjectivité individuelle à sa réalisation dans l’histoire faite par tous. Au regard de la longue révolution, il n’est qu’un petit point, mais un des points de départ du mouvement communaliste d’autogestion généralisée, comme il n’est qu’une esquisse, mais du jugement de mort que la société de survie prononce contre elle- même et que l’internationale des usines, des campagnes et des rues exécutera sans appel. Pour un monde de jouissance à gagner, nous n’avons à perdre que l’ennui. TRAITÉ DE SAVOIR-VIVRE à l’usage des jeunes générations Raoul Vaneigem, 1967 1 64

Vaneigem Traité de Savoir Vivre

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Le monde est à refaire : tous les spécialistes de son reconditionnement nel’empêcheront pas. De ceux-là, que je ne veux pas comprendre, mieux vautn’être pas compris.

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  • IntroductIon

    Ce quil y a de vcu dans ce livre, je nai pas lintention de le rendre sensible des lecteurs qui ne sapprtent en toute conscience le revivre. Jattends quil se perde et se retrouve dans un mouvement gnral des esprits, comme je me flatte que les conditions prsentes seffaceront de la mmoire des hommes.

    Le monde est refaire : tous les spcialistes de son reconditionnement ne lempcheront pas. De ceux-l, que je ne veux pas comprendre, mieux vaut ntre pas compris.

    Pour les autres, je sollicite leur bienveillance avec une humilit qui ne leur chappera pas. Jaurais souhait quun tel livre ft accessible aux ttes les moins rompues au jargon des ides. Jespre navoir chou quau second degr. De ce chaos sortiront quelque jour des formules qui tireront bout portant sur nos ennemis. Entre-temps, que la phrase relire fasse son chemin. La voie vers la simplicit est la plus complexe et, ici particulirement, il tait utile ne pas arracher aux banalits les multiples racines qui permettront de les transplanter dans un autre terrain, de les cultiver notre profit.

    Jamais je nai prtendu rvler du neuf, lancer de lindit sur le march de la culture. Une infime correction de lessentiel importe plus que cent innovations accessoires. Seul est nouveau le sens du courant qui charrie les banalits.

    Depuis le temps quil y a des hommes, et qui lisent Lautramont, tout est dit et peu sont venus pour en tirer profit. Parce que nos connaissances sont en soi banales, elles ne peuvent profiter quaux esprits qui ne le sont pas.

    Le monde moderne doit apprendre ce quil sait dj, devenir ce quil est, travers une immense conjuration dobstacles, par la pratique. On nchappe la banalit quen la manipulant, en la dominant, en la plongeant dans le rve, en la livrant au bon plaisir de la subjectivit. Jai fait la part belle la volont subjective, mais que personne ne men fasse grief avant davoir estim tout de bon ce que peuvent, en faveur de la subjectivit, les conditions objectives que le monde ralise chaque jour. Tout part de la subjectivit et rien ne sy arrte. Aujourdhui moins que jamais.

    La lutte du subjectif et de ce qui le corrompt largit dsormais les limites de la vieille lutte des classes. Elle la renouvelle et laiguise. Le parti pris de la vie est un parti pris politique. Nous ne voulons pas dun monde o la garantie de ne pas mourir de faim schange contre le risque de mourir dennui.

    Lhomme de la survie, cest lhomme miett dans les mcanismes du pouvoir hirarchis, dans une combinaison dinterfrences, dans un chaos de techniques oppressives qui nattend pour sordonner que la patiente programmation des penseurs programms.

    Lhomme de la survie, cest aussi lhomme unitaire, lhomme du refus global. Il ne se passe un instant sans que chacun de nous ne vive contradictoirement, et tous les degrs de la ralit, le conflit de loppression et de la libert ; sans quil

    ne soit bizarrement dform et comme saisi en mme temps selon deux pers-pectives antagonistes : la perspective du pouvoir et la perspective du dpasse-ment. Consacres lanalyse de lune et lautre, les deux parties qui composent le Trait de savoir-vivre mriteraient donc dtre abordes non successivement, comme lexige la lecture, mais simultanment, la description du ngatif fondant le projet positif et le projet positif confirmant la ngativit. Le meilleur ordre dun livre, cest de nen avoir pas, afin que le lecteur y dcouvre le sien.

    Ce quil y a de manqu dans lcriture reflte aussi le manque chez le lecteur, en tant que lecteur et plus encore en tant quhomme. Si la part dennui lcrire transparat dans une certaine part dennui le lire, ce ne sera l quun argument de plus pour dnoncer le manque vivre. Pour le reste, que la gravit du temps excuse la gravit du ton. La lgret est toujours en de ou au-del des mots. Lironie, ici, consiste ne loublier jamais.

    Le Trait de savoir-vivre entre dans un courant dagitation dont on na pas fini dentendre parler. Ce quil expose est une simple contribution parmi dautres la rdification du mouvement rvolutionnaire international. Son importance ne devrait chapper personne, car personne, avec le temps, nchappera ses conclusions.

    I - LInsIgnIfIant sIgnIfI

    En se banalisant, la vie quotidienne a conquis peu peu le centre de nos proc-cupations (1). - Aucune illusion, ni sacre ni dsacralise (2), - ni collective ni individuelle, ne peut dissimuler plus longtemps la pauvret des gestes quotidiens (3). - Lenrichissement de la vie exige, sans faux- fuyants, lanalyse de la nouvelle pauvret et le perfectionnement des armes anciennes du refus (4)

    1Lhistoire prsente voque certains personnages de dessins anims, quune course folle entrane soudain au-dessus du vide sans quils sen aperoivent, de sorte que cest la force de leur imagination qui les fait flotter une telle hauteur ; mais viennent-ils en prendre conscience, ils tombent aussitt.

    Comme les hros de Bosustov, la pense actuelle a cess de flotter par la force de son propre mirage. Ce qui lavait leve labaisse aujourdhui. A toute allure elle se jette au-devant de la ralit qui va la briser, la ralit quotidiennement vcue.

    *

    La lucidit qui sannonce est-elle dessence nouvelle ? Je ne le crois pas. Lexi-gence dune lumire plus vive mane toujours de la vie quotidienne, de la ncessit, ressentie par chacun, dharmoniser son rythme de promeneur et la marche du monde. Il y a plus de vrits dans vingt-quatre heures de la vie dun homme que dans toutes les philosophies. Mme un philosophe ne russit pas lignorer, avec quelque mpris quil se traite ; et ce mpris, la consolation de la

    Parce que le projet situationniste a t la pense pratique la plus avance de ce proltariat sans mainmise sur les centres moteurs du processus marchand, et aussi parce quil na jamais cess de se donner pour tche unique danantir lorganisation sociale de survie au profit de lautogestion gnralise, il ne peut tt ou tard que reprendre son mouvement rel en milieu ouvrier, laissant au spectacle et ses flatulences critiques le soin de le dcouvrir ou de laugmenter de scolies.

    La thorie radicale appartient qui la rend meilleure. La dfendre contre le livre, contre la marchandise culturelle o elle reste trop souvent et trop longtemps expose, ce nest pas en appeler louvrier anti-travail, anti-sacrifice, anti-hi-rarchie contre le proltaire rduit la conscience, dsarme, des mmes refus ; cest exiger de ceux qui sont la base de la lutte unitaire contre la socit de survie quils aient recours aux modes dexpression dont ils disposent avec le plus defficacit, aux actes rvolutionnaires qui crent leur langage dans les condi-tions elles-mmes cres pour empcher tout retour en arrire. Le sabotage du travail forc, la destruction du processus de production et de reproduction de la marchandise, le dtournement des stocks et des forces productives au profit des rvolutionnaires et de tous ceux qui les rejoindront par attraction passionnelle, voil ce qui peut mettre fin non seulement la rserve bureaucratique que constituent les ouvriers intellectualistes et les intellectuels ouvriristes, mais la sparation entre intellectuels et manuels, toutes les sparations. Contre la division du travali et lusine universelle, unit du non-travail et autogestion gnralise !

    Lvidence des principales thses du Trait doit maintenant se manifester dans les mains de ses anti-lecteurs sous forme de rsultats concrets. Non plus dans une agitation dtudiants mais dans la rvolution totale. Il faut que la thorie porte la violence o la violence est dj. Ouvriers des Asturies, du Limbourg, de Poznan, de Lyon, de Detroit, de Gsepel, de Leningrad, de Canton, de Buenos Aires, de Johannesburg, de Liverpool, de Kiruna, de Combra, il vous appar-tient daccorder au proltariat tout entier le pouvoir dtendre au plaisir de la rvolution faite pour soi et pour tous le plaisir pris chaque jour lamour, la destruction des contraintes, la jouissance des passions.

    Sans la critique des armes, les armes de la critique sont les armes du suicide. Quand ils ne tombent pas dans le dsespoir du terrorisme ou dans la misre de la contestation, bon nombre de proltaires deviennent les voyeurs de la classe ouvrire, les spectateurs de leur propre efficacit diffre. Contents dtre rvolutionnaires par procuration force davoir t cocus et battus comme rvolutionnaires sans rvolution, ils attendent que se prcipite la baisse tendan-cielle de pouvoir des cadres bureaucratiques pour proposer leur mdiation et se conduire en chefs au nom de leur impuissance objective briser le spectacle. Cest pourquoi il importe tant que lorganisation des ouvriers insurgs - la seule ncessaire aujourdhui - soit loeuvre des ouvriers insurgs eux-mmes, afin quelle serve de modle dorganisation au proltariat tout entier dans sa lutte pour lautogestion gnralise. Avec elle prendront fin dfinitivement les organisations rpressives (Etats, partis, syndicats, groupes hirarchiss) et leur complment critique, le ftichisme organisationnel qui svit dans le proltariat non producteur. Elle corrigera dans la pratique immdiate la contradiction du volontarisme et du ralisme par laquelle lIS (Jai quitt lIS et sa croissante quantit dimportance nulle en novembre 1970), en ne disposant que de lexclusion et de la rupture pour empcher lincessante reproduction du monde dominant dans le groupe, a montr ses limites et dmontr son incapacit dharmoniser les accords et les discords intersubjectifs. Elle prouvera enfin que la fraction du proltariat spare des possibilits concrtes de dtourner les moyens de production a besoin non dorganisation mais dindividus agissant pour leur compte, se fdrant occasionnellement en commandos de sabotage (neutralisation des rseaux rpressifs, occupation de la radio, etc.), intervenant o et quand lopportunit leur offre des garanties defficacit tactique et stratgique, nayant dautre souci que de jouir sans rserves et insparablement dattiser partout les tincelles de la gurilla ouvrire, le feu ngatif et positif qui, venu de la base du proltariat, est aussi la seule base de liquidation du proltariat et de la socit de classes.

    Sil manque aux ouvriers la cohrence de leur efficacit possible, du moins sont-ils assurs de la conqurir pour tous et de faon dcisive, car travers lexprience des grves sauvages et des meutes se manifeste clairement la rsurgence des assembles de conseils, le retour des Communes, dont les appa-ritions soudaines ne surprendront - le temps dune contre-attaque rpressive sans comparaison avec la rpression des mouvements intellectuels - que ceux qui ne voient pas sous la diversit de limmobilit spectaculaire le progrs unitaire de la vieille taupe, la lutte clandestine du proltariat pour lappro-priation de lhistoire et le bouleversement global de toutes les conditions de la vie quotidienne. Et la ncessit de lhistoire-pour-soi dvoile aussi son ironie dans la cohrence ngative laquelle aboutit au mieux le proltariat dsarm, une cohrence en creux partout prsente comme une mise en garde objective contre ce qui menace par lintrieur la radicalit ouvrire : lintellectualisation, avec sa rgression de la conscience au savoir et la culture ; les mdiateurs non contrls et leur bureaucratie critique ; les obsds du prestige, plus soucieux du renouvellement des rles que de leur disparition dans lmulation ludique de la gurilla de base ; le renoncement

    la subversion concrte, la conqute rvolutionnaire du territoire et son mouvement unitaire- international vers la fin des sparations, du sacrifice, du travail forc, de la hirarchie, de la marchandise sous toutes ses formes.

    Le dfi que la rification lance la crativit de chacun nest plus dans les que faire ? thoriques mais dans la pratique du fait rvolutionnaire. Quiconque ne dcouvre pas dans la rvolution la passion pivotale qui permet toutes les autres na que les ombres du plaisir. En ce sens, le Trait est le chemin le plus court de la subjectivit individuelle sa ralisation dans lhistoire faite par tous. Au regard de la longue rvolution, il nest quun petit point, mais un des points de dpart du mouvement communaliste dautogestion gnralise, comme il nest quune esquisse, mais du jugement de mort que la socit de survie prononce contre elle- mme et que linternationale des usines, des campagnes et des rues excutera sans appel.

    Pour un monde de jouissance gagner, nous navons perdre que lennui.

    TraiT de savoir-vivre lusage

    des jeunes gnrationsraoul Vaneigem, 1967

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  • philosophie le lui enseigne. A force de pirouetter sur lui-mme en se grimpant sur les paules pour lancer de plus haut son message au monde, ce monde, le philosophe finit par le percevoir lenvers ; et tous les tres et toutes les choses vont de travers, la tte en bas, pour le persuader quil se tient debout, dans la bonne position. Mais il reste au centre de son dlire ; ne pas en convenir lui rend simplement le dlire plus inconfortable.

    Les moralistes des XVI et XVII sicles rgnent sur une resserre de banalits, mais tant est vif leur soin de le dissimuler quils lvent alentour un vritable palais de stuc et de spculations. Un palais idal abrite et emprisonne lexp-rience vcue. De l une force de conviction et de sincrit que le ton sublime et la fiction de lhomme universel raniment, mais dun perptuel souffle dangoisse. Lanalyste, sefforce dchapper par une profondeur essentielle la sclrose graduelle de lexistence ; et plus il sabstrait de lui-mme en sexprimant selon limagination dominante de son sicle (le mirage fodal o sunissent indissolublement Dieu, le pouvoir royal et le monde), plus sa lucidit photogra-phie la face cache de la vie, plus elle invente la quotidiennet.

    *

    La philosophie des Lumires acclre la descente vers le concret mesure que le concret est en quelque sorte port au pouvoir avec la bourgeoisie rvolution-naire. Des ruines de Dieu, lhomme tombe dans les ruines de sa ralit. Que sest-il pass ? A peu prs ceci : dix mille personnes sont l, persuades davoir vu slever la corde dun fakir, tandis quautant dappareils photographiques dmontrent quelle na pas remu dun pouce. Lobjectivit scientifique dnonce la mystification. Parfait mais pour montrer quoi ? Une corde enroule, sans le moindre intrt. Jincline peu choisir entre le plaisir douteux dtre mystifi et lennui de contempler une ralit qui ne me concerne pas. Une ralit sur laquelle je nai prise, nest-ce pas le vieux mensonge remis neuf, le stade ultime de la mystification ?

    Dsormais, les analystes sont dans la rue. La lucidit nest pas la seule arme. Leur pense ne risque plus de semprisonner ni dans la fausse ralit des dieux, ni dans la fausse ralit des technocrates !

    2Les croyances religieuses dissimulaient lhomme lui-mme, leur bastille lemmurait dans un monde pyramidal dont Dieu tenait lieu de sommet et le roi de hauteur. Hlas, il ne sest pas trouv le 14 Juillet, assez de libert sur les ruines du pouvoir unitaire pour empcher les ruines elles-mmes de sdifier en prison. Sous le voile lacr des superstitions napparut pas la vrit nue, comme le rvait Meslier, mais bien la glu des idologies. Les prisonniers du pouvoir parcellaire nont dautre recours, contre la tyrannie que lombre de la libert.

    Pas un geste, pas une pense qui ne semptre aujourdhui dans le filet des ides reues. La retombe lente dinfimes fragments issus du vieux mythe explos rpand partout la poussire du sacr, une poussire qui silicose lesprit et la volont de vivre. Les contraintes sont devenues moins occultes, plus grossires, moins puissantes, plus nombreuses. La docilit nmane plus dune magie clricale, elle rsulte dune foule de petites hypnoses : information, culture, urbanisme, publicit, suggestions conditionnantes au service de tout ordre ta-bli et venir. Cest, le corps entrav de toutes parts, Gulliver chou sur le rivage de Lilliput, rsolu se librer, promenant autour de lui son regard attentif ; le moindre dtail, la moindre asprit du sol, le moindre mouvement, il nest rien qui ne revte limportance dun indice dont le salut va dpendre. Dans le familier naissent les chances de libert les plus sres. En fut-il jamais autrement ? Lart, lthique, la philosophie lattestent : sous lcorce des mots et des concepts, cest toujours la ralit vivante de linadaptation au monde qui se tient tapie, prte bondir. Parce que ni les dieux ni les mots ne parviennent aujourdhui la couvrir pudiquement, cette banalit-l se promne nue dans les gares et dans les terrains vagues ; elle vous accoste chaque dtour de vous-mme, elle vous prend par lpaule, par le regard ; et le dialogue commence. Il faut se perdre avec elle ou la sauver avec soi.

    3Trop de cadavres parsment les chemins de lindividualisme et du collectivisme. Sous deux raisons apparemment contraires svissait un mme brigandage, une mme oppression de lhomme esseul. La main qui touffe Lautramont, on le sait, trangle aussi Serge Essnine. Lun meurt dans le garni du propritaire Jules-Franois Dupuis, lautre se pend dans un htel nationalis. Partout se vrifie la loi il nest pas une arme de ta volont individuelle qui, manie par dautres, ne se retourne aussitt contre toi. Si quelquun dit ou crit quil convient dsormais de fonder la raison pratique sur les droits de lindividu et de lindividu seulement, il se condamne dans son propos sil nincite aussitt son interlocuteur fonder par lui-mme la preuve de ce quil vient davancer. Or une telle preuve ne peut tre que vcue, saisie par lintrieur. Cest pourquoi il nest rien dans les notes qui suivent qui ne doive tre prouv et corrig par lexprience immdiate de chacun. Rien na tant de valeur quil ne doive tre recommenc, rien na assez de richesses quil ne doive tre enrichi sans relche.

    *

    De mme que lon distingue dans la vie prive ce quun homme pense et dit de lui, et ce quil est et fait rellement, de mme il nest personne qui nait appris distinguer la phrasologie et les prtentions messianiques des partis, et leur organisation, leurs intrts rels ; ce quils croient tre et ce quils sont. Lillusion quun homme entretient sur lui et les autres nest pas foncirement diffrente de lillusion que groupes, classes ou partis nourrissent autour deux et en eux. Bien plus, elles dcoulent dune source unique : les ides dominantes, qui sont les ides de la classe dominante, mme sous leur forme antagoniste.

    Le monde des ismes, quil enveloppe lhumanit tout entire ou chaque tre particulier, nest jamais quun monde vid des sa ralit, une sduction terrible-ment relle du mensonge. Le triple crasement de la Commune, du Mouvement spartakiste et de Cronstadt-la-Rouge (1921) a montr une fois pour toutes les autres quel bain de sang menaient trois idologies de la libert : le libra-lisme, le socialisme, le bolchevisme. Il a cependant fallu, pour le comprendre et ladmettre universellement, que des formes abtardies ou amalgames de ces idologies vulgarisent leur atrocit initiale par de pesantes dmonstrations : les camps de concentration, lAlgrie de Lacoste, Budapest. Aux grandes illusions collectives, aujourdhui exsangues force davoir fait couler le sang des hommes, succdent des milliers didologies parcellaires vendues par la socit de consommation comme autant de machines dcerveler portatives. Faudra-t-il autant de sang pour attester que cent mille coups dpingle tuent aussi srement que trois coups de massue ?

    *

    Quirais-je faire dans un groupe daction qui mimposerait de laisser au vestiaire, je ne dis pas quelques ides - car telles seraient mes ides quelles minduiraient plutt rejoindre le groupe en question - mais les rves et les dsirs dont je ne me spare jamais, mais une volont de vivre authentiquement et sans limites ? Changer disolement, changer de monotonie, changer de mensonge, quoi bon ! O lillusion dun changement rel est dnonce, le simple changement dillusion devient insupportable. Or telles sont les conditions actuelles : lco-nomie na de cesse de faire consommer davantage, et consommer sans relche, cest changer lillusion un rythme acclr qui dissout peu peu lillusion du changement. On se retrouve seul, inchang, congel dans le vide produit par une cascade de gadgets, de Volkswagen et de pocket books.

    Les gens sans imagination se lassent de limportance confre au confort, la culture, aux loisirs, ce qui dtruit limagination. Cela signifie quon ne se lasse pas du confort, de la culture ou des loisirs, mais de lusage qui en est fait et qui interdit prcisment den jouir.

    Ltat dabondance est un tat de voyeurisme. A chacun son kalidoscope ; un lger mouvement des doigts et limage se transforme. On gagne tous les coups : deux refrigrateurs, une Dauphine, la T.V., une promotion, du temps perdre... Puis la monotonie des images consommes prend le dessus, renvoie la monotonie du geste qui les suscite, la lgre rotation que le pouce et

    ticuliers, la faim, la contrainte, lennui, la maladie, langoisse, lesseulement, le mensonge, dvoile aujourdhui sa rationalit fondamentale, sa forme vide et enveloppante, son abstraction terriblement oppressive. Cest au monde du pouvoir hirarchis, de lEtat, du sacrifice, de lchange, du quantitatif, - la marchandise comme volont et comme reprsentation du monde, - que sen prennent les forces agissantes dune socit entirement nouvelle, encore inventer et cependant dj prsente. Il nest plus une rgion du globe o la praxis rvolutionnaire nagisse dsormais comme rvlateur, changeant le ngatif en positif, illuminant dans le feu des insurrections la face cache de la terre, dressant la carte de sa conqute.

    Seule la praxis rvolutionnaire relle apporte aux instructions pour une prise darmes la prcision sans laquelle les meilleures propositions restent contin-gentes et partielles. Mais la mme praxis montre aussi quelle est minemment corruptible ds quelle rompt avec sa propre rationalit, - une rationalit non plus abstraite mais concrte, dpassement de la forme vide et universelle de la marchandise, - qui seule permet une objectivation non alinante : la ralisation de lart et de la philosophie dans le vcu individuel. La ligne de force et dexpan-sion dune telle rationalit nat de la rencontre non fortuite de deux ples sous tension. Elles est ltincelle entre la subjectivit puisant dans le totalitarisme des conditions oppressives la volont dtre tout, et le dprissement qui atteint par lhistoire le systme gnralis de la marchandise.

    Les conflits existentiels ne se diffrencient pas qualitativement des conflits inhrents lensemble des hommes. Cest pourquoi les hommes ne peuvent esprer contrler les lois qui dominent leur histoire gnrale sils ne contrlent en mme temps leur histoire individuelle. Ceux qui sapprochent de la rvolution en sloignant deux-mmes - tous les militants - la font le dos tourn, rebours. Contre le volontarisme et contre la mystique dune rvolution historiquement fatale, il faut rpandre lide dun plan daccs, dune construction la fois rationnelle et passionnelle o sunissent dialectiquement les exigences subjec-tives immdiates et les conditions objectives contemporaines. Le plan inclin de la rvolution est, dans la dialectique du partiel et de la totalit, le projet de construire la vie quotidienne dans et par la lutte contre la forme marchande, en sorte que chaque stade particulier de la rvolution reprsente son aboutisse-ment final. Ni programme maximum, ni programme minimum, ni programme transitoire, mais une stratgie densemble fonde sur les caractres essentiels du systme dtruire, et contre lesquels porteront les premiers coups.

    Dans le moment insurrectionnel, et donc aussi ds maintenant, les groupes rvolutionnaires devront poser globalement les problmes imposs par la diver-sit des circonstances, de mme que le proltariat les rsoudra globalement en se dfaisant. Citons entre autres : comment dpasser concrtement le travail, sa division, lopposition travail-loisir (problme de la reconstruction des rapports humains par une praxis passionnante et consciente touchant tous les aspects de la vie sociale, etc.) ? Comment dpasser concrtement lchange (problme de la dvalorisation de largent, y compris de la subversion par la fausse monnaie, des relations dtruisant la vieille conomie, de la liquidation des secteurs para-sitaires, etc.) ? Comment dpasser concrtement lEtat et toute forme de com-munaut alinante (problme de la construction de situations, des assembles dautogestion, dun droit positif cautionnant toutes les liberts et permettant la suppression des secteurs retardataires, etc.) ? Comment organiser lextension du mouvement au dpart de zones-cls afin de rvolutionner lensemble des conditions tablies partout (autodfense, rapports avec les rgions non libres, vulgarisation de lusage et de la fabrication darmes, etc.) ?

    Entre la vieille socit en dsorganisation et la socit nouvelle organiser, lInternationale situationniste offre un exemple de groupe la recherche de sa cohrence rvolutionnaire. Son importance, comme celle de tout groupe porteur de la posie, cest quelle va servir de modle la nouvelle organisation sociale. Il faut donc empcher que loppression extrieure (hirarchie, bureau-cratisation...) se reproduise lintrieur du mouvement. Comment ? En exigeant que la participation soit subordonne au maintien de lgalit relle entre tous les membres, non comme un droit mtaphysique mais au contraire comme la

    norme atteindre. Cest prcisment pour viter lautoritarisme et la passivit (les dirigeants et les militants) que le groupe doit sans hsiter sanctionner toute baisse de niveau thorique, tout abandon pratique, toute compromission. Rien nautorise tolrer des gens que le rgime dominant sait fort bien tolrer. Lexclusion et la rupture sont les seules dfenses de la cohrence en pril.

    De mme, le projet de centraliser la posie parse implique la facult de recon-natre ou de susciter des groupes autonomes rvolutionnaires, de les radicaliser, de les fdrer sans en assumer jamais la direction. La fonction de LInternatio-nale situationniste est une fonction axiale : tre partout comme un axe que lagitation populaire fait tourner et qui propage son tour, en le multipliant, le mouvement initialement reu. Les situationnistes reconnatront les leurs sur le critre de la cohrence rvolutionnaire.

    La longue rvolution nous achemine vers ldification dune socit parallle, oppose la socit dominante et en passe de la remplacer ; ou mieux, vers la constitution de microsocits coalises, vritables foyers de gurilla, en lutte pour lautogestion gnralise. La radicalit effective autorise toutes les va-riantes, est la garantie de toutes les liberts. Les situationnistes narrivent donc pas face au monde avec un nouveau type de socit : voici lorganisation idale, genoux ! Ils montrent seulement en combattant pour eux-mmes, et avec la plus haute conscience de ce combat, pourquoi les gens se battent vraiment, et pourquoi la conscience dune telle bataille doit tre acquise. (1963-1965)

    toast aux ouVrIers rVoLutIonnaIres

    La critique radicale na fait quanalyser le vieux monde et ce qui le nie. Elle doit maintenant se raliser dans la pratique des masses rvolutionnaires ou se renier contre elle.

    Tant que le projet de lhomme total restera le fantme qui hante labsence de ralisation individuelle immdiate, tant que le proltariat naura pas arrach de fait la thorie ceux qui lapprennent de son propre mouvement, le pas en avant de la radicalit sera toujours suivi de deux pas en arrire de lidologie.

    En incitant les proltaires semparer de la thorie tire du vcu et du non-vcu quotidien, le Trait prenait, en mme temps que la parti du dpassement, le risque de toutes les falsifications auxquelles lexposait le retard de sa mise en oeuvre insurrectionnelle. Ds linstant quelle chappe au mouvement de la conscience rvolutionnaire soudain frein par lhistoire, la thorie radicale de-vient autre en restant elle-mme, elle nchappe pas tout fait au mouvement similaire et inverse, la rgression vers la pense spare, vers le spectacle. Et quelle porte en soi sa propre critique ne lexpose jamais qu supporter en plus de la vermine idologique - dont la varit stend ici du subjectivisme au nihilisme, en passant par le communautaire et lhdonisme apolitique - les grenouilles boursoufles de la critique-critique.

    Les atermoiements dune action ouvrire radicale, qui mettra bientt au service des passions et des besoins individuels les aires de production et de consom-mation quelle est initialement seule pouvoir dtourner, ont montr que la fraction du proltariat sans emprise directe sur les mcanismes conomiques russissait seulement, dans sa phase ascendante, formuler et diffuser une thorie quincapable de raliser et de corriger par elle-mme elle transforme, dans sa phase de dfaite, en une rgression intellectuelle. La conscience sans usage na plus qu se justifier comme conscience usage.

    Ce que lexpression subjective du projet situationniste a pu donner de meilleur dans la prparation de Mai 1968 et dans la prise de conscience des nouvelles formes dexploitation est ensuite devenu le pire dans la lecture intellectualise laquelle sest rsigne limpuissance dun grand nombre dtruire ce que seuls pouvaient dtruire, moins du reste par occupation que par sabotage et dtournement, les travailleurs responsables des secteurs cls de la production et de la consommation.

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  • lindex impriment au kalidoscope. Il ny avait pas de Dauphine, seulement une idologie sans rapport ou presque avec la machine automobile. Imbib de Johny Walker, le wisky de lElite, on subissait dans une trange mixture leffet de lalcool et de la lutte des classes. Plus rien de quoi stonnner, voil le drame ! La monotonie du spectacle idologique renvoie maintenant la passivit de la vie, la survie. Par-del les scandales prfabriqus - gaine Scandale et scandale de Panama - se rvle un scandale positif, celui des gestes privs de leurs substance au profit dune illusion que son attrait perdu rend chaque jour plus odieuse. Gestes futiles et ternes force davoir nourri de brillantes compensa-tions imaginaires, gestes paupriss force denrichir de hautes spculations o ils entraient comme valets tout faire sous la catgorie infamante de trivial et de banal, gestes aujourdhui librs et dfaillants, prts sgarer de nouveau, ou prir sous le poids de leur faiblesse. Les voici, en chacun de vous, familiers, tristes, tout nouvellement livrs la ralit immdiate et mouvante, qui est leur milieu spontan. Et vous voici gars et engags dans un nouveau prosasme, dans une perspective o proche et lointain concident.

    4Sous une forme concrte et tactique, le concept de lutte des classes a constitu le premier regroupement des heurts et des drglements vcus individuelle-ment par les hommes ; il est n du tourbillon de souffrances que la rduction des rapports humains des mcanismes dexploitation suscitait partout dans les socits industrielles. Il est issu dune volont de transformer le monde et de changer la vie.

    Une telle arme exigeait un perptuel rajustement. Or ne voit-on pas la Ire Internationale tourner le dos aux artistes, en fondant exclusivement sur les revendications ouvrires un projet dont Marx avait cependant montr combien il concernait tous ceux qui cherchaient, dans le refus dtre esclaves, une vie riche et une humanit totale ? Lacenaire, Borel, Lassailly, Bchner, Baudelaire, Hderlin, ntait-ce pas aussi la misre et son refus radical ? Quoi quil en soit, lerreur, - lorigine excusable ? je ne veux pas le savoir - revt des proportions dlirantes ds linstant o, moins dun sicle plus tard, lconomie de consom-mation absorbant lconomie de production, lexploitation de la force de travail est englobe par lexploitation de la crativit quotidienne. Une mme nergie arrache au travailleur pendant ses heures dusine ou ses heures de loisirs fait tourner les turbines du pouvoir, que les dtenteurs de la vieille thorie lubrifient batement de leur contestation formelle.

    Ceux qui parlent de rvolution et de lutte de classes sans se rfrer explicitement la vie quotidienne, sans comprendre ce quil y a de subversif dans lamour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-l ont dans la bouche un cadavre.

    II - LhumILIatIon

    Fonde sur un change permanent dhumiliation et dattitudes agressives, lcono-mie de la vie quotidienne dissimule une technique dusure, elle-mme en butte au don de destruction quelle appelle contradictoirement (1). - Plus lhomme est objet, plus il est aujourdhui social (2). - La dcolonisation na pas encore commenc (3). - elle se prpare rendre une valeur nouvelle au vieux principe de souverainet (4).

    1Rousseau traversant une bourgade populeuse y fut insult par un rustre dont la verve mit la foule en joie. Confus, dcontenanc, Rousseau ne trouvant mot lui opposer senfuit sous les quolibets. Quand son esprit enfin rassrn eut fait moisson de rparties assez acerbes pour moucher dun seul coup le railleur, on tait deux heures du lieu de lincident.

    Quest-ce le plus souvent que la trivialit quotidienne, sinon laventure drisoire de Jean-Jacques, mais une aventure amenuise, dilue, miette le temps dun pas, dun regard, dune pense, vcue comme un petit choc, une douleur fugitive presque inaccessible la conscience et ne laissant lesprit quune sourde irritation bien en peine de dcouvrir son origine ? Engages dans un

    chass- crois sans fin, lhumiliation et sa rplique impriment aux relations humaines un rythme obscne de dhanchements et de claudications. Dans le flux et le reflux des multitudes aspires et foules par le va-et-vient des trains de banlieue et envahissant les rues, les bureaux, les usines, ce ne sont que replis craintifs, attaques brutales, minauderies et coups de griffe sans raison avoue. Au gr des rencontres forces, le vin change en vinaigre mesure quon le dguste. Innocence et bont des foules, allons donc ! Regardez-les comme ils se hrissent, menacs de toutes parts, lourdement prsents sur le terrain de ladversaire, loin, trs loin deux-mmes. Voici le lieu o, dfaut de couteau, ils apprennent jouer des coudes et du regard.

    Pas de temps mort, nulle trve entre agresseurs et agresss. Un flux de signes peine perceptibles assaille le promeneur, non solitaire. Propos, gestes, regards semmlent, se heurtent, dvient de leur course, sgarent la faon des balles perdues, qui tuent plus srement par la tension nerveuse quelles excitent sans relche. Nous ne faisons que fermer sur nous-mmes dembarrassantes parenthses ; ainsi ces doigts (jcris ceci la terrasse dun caf), ces doigts qui repoussent la monnaie du pourboire et les doigts du garon qui lagrippent, tan-dis que le visage des deux hommes en prsence, comme soucieux de masquer linfamie consentie, revt les marques de la plus parfaite indiffrence.

    Sous langle de la contrainte, la vie quotidienne est rgie par un systme cono-mique o la production et la consommation de loffense tendent squilibrer. Le vieux rve des thoriciens du libre-change cherche ainsi sa perfection dans les voies dune dmocratie remise neuf par le manque dimagination qui caractrise la pense de gauche. Nest-il pas trange, au premier abord, lachar-nement des progressistes dcrier ldifice en ruine du libralisme, comme si les capitalistes, ses dmolisseurs attitrs, ntaient rsolus ltatiser et le planifier ? Pas si trange en fait, car, polarisant lattention sur des critiques dj dpasses par les faits (comme sil ntait pas tabli partout que le capitalisme est lentement accompli par une conomie planifie dont le modle sovitique aura t un primitivisme), on entend bien dissimuler que cest prcisment sur le modle de cette conomie prime et solde bas prix que lon reconstruit les rapports humains. Avec quelle persvrance inquitante les pays socialistes ne persistent-ils pas organiser la vie sur le mode bourgeois ? Partout, cest le prsentez armes devant la famille, le mariage, le sacrifice, le travail, linauthentique, tandis que des mcanismes homostatiques simplifis et rationaliss rduisent les rapports humains des changes quitables de res-pects et dhumiliations. Et bientt, dans lidale dmocratie des cybernticiens, chacun gagnera sans fatigues apparentes une part dindignit quil aura le loisir de distribuer selon les meilleures rgles de justice ; car la justice distributive atteindra alors son apoge, heureux vieillards qui verrez ce jour-l !

    Pour moi - et pour quelques autres, jose le croire - il ny a pas dquilibre dans le malaise. La planification nest que lantithse du libre-change. Seul lchange a t planifi, et avec lui les sacrifices mutuels quil implique. Or sil faut garder son sens au mot nouveaut, ce ne peut tre quen lidentifiant au dpasse-ment, non au travestissement. Il ny a, pour fonder une ralit nouvelle, dautre principe en loccurrence que le don. En dpit de leurs erreurs et de leur pauvret, je veux voir dans lexprience historique des conseils ouvriers (1917, 1921, 1934, 1956) comme dans la recherche pathtique de lamiti et de lamour une seule et exaltante raison de ne pas dsesprer des vidences actuelles. Mais tout sacharne tenir secret le caractre positif de telles expriences, le doute est savamment entretenu sur leur importance relle, voire sur leur existence. Par hasard, aucun historien ne sest donn la peine dtudier comment les gens vivaient pendant les moments rvolutionnaires les plus extrmes. La volont den finir avec le libre-change des comportements humains se rvle donc spontanment par le biais du ngatif. Le malaise mis en cause clate sous les coups dun malaise plus fort et plus dense.

    En un sens ngatif, les bombes de Ravachol ou, plus prs de nous, lpope de Caraquemada dissipent la confusion qui rgne autour du refus global - plus ou moins attest mais attest partout - des relations dchange et de compromis. Je ne doute pas, pour lavoir prouv maintes fois, que quiconque passe une heure

    posie de la rvolte. A mi-chemin entre la rcupration spectaculaire et lusage insurrectionnel, le super-espace-temps du rveur slabore monstrueusement selon les normes de la volont individuelle et dans la perspective du pouvoir. Lappauvrissement croissant de la vie quotidienne a fini par en faire un domaine public ouvert toutes les investigations, un lieu de lutte en terrain dcouvert entre la spontanit cratrice et sa corruption. En bon explorateur de lesprit, Artaud rend parfaitement compte de ce combat douteux : Linconscient ne mappartient pas, sauf en rve, et puis, tout ce que je vois en lui et qui trane, est-ce une forme marque pour natre ou du malpropre que jai rejet ? Le sub-conscient est ce qui transpire des prmisses de ma volont intrieure, mais je ne sais pas trs bien qui y rgne, et je crois bien que ce nest pas moi, mais le flot des volonts adverses qui, je ne sais pourquoi, pense en moi et na jamais eu dautres proccupations au monde et dautre ide que de prendre ma place, moi, dans mon corps et dans mon moi. Mais dans le prconscient o leurs tentations me malmnent, toutes ces mauvaises volonts, je les revois, mais arm cette fois de toute ma conscience, et quelles dferlent contre moi, que mimporte puisque maintenant, je me sens l... Jaurai donc senti quil fallait remonter le courant et me distendre dans ma prconscience jusquau point o je me verrai voluer et dsirer. Et Artaud dira plus loin : Le peyotl my a men.

    Laventure du solitaire de Rodez rsonne comme un avertissement. Sa rupture avec le mouvement surralistes est significative. Il reproche au groupe de sintgrer au bolchevisme ; de se mettre au service dune rvolution - qui, soit dit en passant, trane aprs elle les fusills de Cronstadt - au lieu de mettre la rvolution son service. Artaud a mille fois raison de sen prendre lincapacit du mouvement de fonder sa cohrence rvolutionnaire sur ce quil contenait de plus riche, le primat de la subjectivit. Mais, sitt consomme la rupture avec le surralisme, on le voit sgarer dans le dlire solipsiste et dans la pense magique. Raliser la volont subjective en transformant le monde, il nen est plus question. Au lieu dextrioriser lintriorit dans les faits, il va au contraire la sacraliser, dcouvrir dans le monde fig des analogies la permanence dun mythe fondamental, la rvlation duquel accdent seules les voies de limpuis-sance. Ceux qui hsitent jeter au-dehors lincendie qui les dvore nont que le choix de brler, de se consumer, selon les lois du consommable, dans la tunique de Nesus des idologies - que ce soit lidologie de la drogue, de lart, de la psychanalyse, de la thosophie ou de la rvolution, voil prcisment ce qui ne change rien lhistoire.

    *

    Limaginaire est la science exacte des solutions possibles. Il nest pas un monde parallle laiss lesprit pour le ddommager de ses checs dans la ralit extrieure. Il est une force destine combler le foss qui spare lintriorit de lextriorit. Une praxis condamne linaction.

    Avec ses hantises, ses obsessions, ses flambes de haine, son sadisme, linter-monde semble une cache aux fauves, rendus furieux par leur squestration. Chacun est libre dy descendre la faveur du rve, de la drogue, de lalcool, du dlire des sens. Il y a l une violence qui ne demande qu tre libre, un climat o il est bon de se plonger, ne serait-ce quafin datteindre cette conscience qui danse et tue, et que Norman Brown a appele la conscience dionysiaque.

    2Laube rouge des meutes ne dissout pas les cratures monstrueuses de la nuit. Elle les habille de lumire et de feu, les rpand par les villes, par les campagnes. La nouvelle innocence, cest le rve malfique devenant ralit. La subjectivit ne se construit pas sans anantir ses obstacles ; elle puise dans lintermonde la violence ncessaire cette fin. La nouvelle innocence est la construction lucide dun anantissement.

    Lhomme le plus paisible est couvert de rveries sanglantes. Comme il est difficile de traiter avec sollicitude ceux quon ne peut abattre sur-le-champ, de dsarmer par la gentillesse ceux quil est inopportun de dsarmer par la force. A ceux qui ont failli me gouverner, je dois beaucoup de haine. Comment liquider la haine sans liquider sa cause ? La barbarie des meutes, le ptrolage,

    la sauvagerie populaire, les excs que fltrissent les historiens bourgeois, cest prcisment le vaccin contre la froide atrocit des forces de lordre et de loppression hirarchise.

    Dans la nouvelle innocence, lintermonde, se dbondant soudain, submerge les structures oppressives. Le jeu de la violence pure est englob par la pure violence du jeu rvolutionnaire.

    Or le choc de la libert fait des miracles. Il nest rien qui lui rsiste, ni les maladies de lesprit, ni les remords, ni la culpabilit, ni le sentiment dimpuis-sance, ni labrutissement que cre lenvironnement du pouvoir. Quand une canalisation deau creva dans le laboratoire de Pavlov, aucun des chiens qui survcurent linondation ne garda la moindre trace de son long condition-nement. Le raz de mare des grands bouleversements sociaux aurait-il moins deffet sur les hommes quune inondation sur les chiens ? Reich prconise de favoriser chez les nvross affectivement bloqus et musculairement hyperto-niques des explosions de colre. Ce type de nvrose me parat particulirement rpandu aujourdhui : cest le mal de survie. Et lexplosion la plus cohrente de colre a beaucoup de chance de ressembler une insurrection gnrale.

    Trois mille ans dentnbrement ne rsisteront pas dix jours de violence rvo-lutionnaire. La reconstruction sociale va pareillement reconstruire linconscient individuel de tous.

    *

    La rvolution de la vie quotidienne liquidera les notions de justice, de chti-ment, de supplice, notions subordonnes lchange et au parcellaire. Nous ne voulons pas tre des justiciers, mais des matres sans esclaves, retrouvant, par-del la destruction de lesclavage, une nouvelle innocence, une grce de vivre. Il sagit de dtruire lennemi, non de le juger. Dans les villages librs par sa colonne, Durruti rassemblait les paysans, leur demandait de dsigner les fascistes et les fusiller sur- le-champ. La prochaine rvolution refera le mme chemin. Sereinement. Nous savons quil ny aura plus personne pour nous juger, que les juges seront jamais absents, parce quon les aura mangs.

    La nouvelle innocence implique la destruction dun ordre de choses qui na fait quentraver de tout temps lart de vivre, et menace aujourdhui ce qui reste dauthenticit vcue. Je nai nul besoin de raisons pour dfendre ma libert. A chaque instant le pouvoir me place en tat de lgitime dfense. Dans ce bref dialogue entre lanarchiste Duval et le policier charg de larrter, la nouvelle innocence peut reconnatre sa jurisprudence spontane :- Duval, je vous arrte au nom de la Loi.- Et moi je te supprime au nom de la Libert.Les objets ne saignent pas. Ceux qui psent du poids mort des choses mourront comme des choses. Comme ces porcelaines que les rvolutionnaires brisaient, au sac Razoumovsko - on leur en fit grief, ils rpondirent, rapporte Victor Serge : Nous briserons toutes les porcelaines du monde pour transformer la vie. Vous aimez trop les choses et pas assez les hommes... Vous aimez trop les hommes comme les choses, et pas assez lhomme. Ce quil nest pas ncessaire de dtruire mrite dtre sauv : cest la forme la plus succinte de notre futur code pnal.

    xxV - suIte de Vous foutez-Vous de nous ? Vous ne Vous en foutrez pas

    Longtemps

    (Adresse des Sans-Culottes de la rue Mouffetard la Convention, 9 dcembre 1792.)

    A Los Angeles, Prague, Stockholm, Stanleyville, Turin, Mieres, Saint-Domingue, Amsterdam, partout o le geste et la conscience du refus suscitent de passionnants dbrayages dans les usines dillusions collectives, la rvolution de la vie quotidienne est en marche. La contestation senrichit mesure que la misre suniversalise. Ce qui fut longtemps la raison daffrontements par-

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  • dans la cage des rapports contraignants ne se sente une profonde sympathie pour Pierre-Franois Lacenaire et la passion du crime. Il ne sagit nullement de faire ici lapologie du terrorisme mais de reconnatre en lui le geste le plus pitoyable et le plus digne, susceptible de perturber, en le dnonant, le mca-nisme autorgulateur de la communaut sociale hirarchise. Sinscrivant dans la logique dune socit invivable, le meurtre ainsi conu ne laisse pas dappa-ratre comme la forme en creux du don. Il est cette absence dune prsence intensment dsire dont parlait Mallarm, le mme qui, au procs des Trente, nomma les anarchistes des anges de puret.

    Ma sympathie pour le tueur solitaire sarrte o commence la tactique, mais peut-tre la tactique a-t-elle besoin dclaireurs pousss par le dsespoir individuel. Quoi quil en soit, la tactique rvolutionnaire nouvelle, celle qui va se fonder indissolublement sur la tradition historique et sur les pratiques, si mconnues et si rpandues, de ralisation individuelle, na que faire de ceux qui rditeraient le geste de Ravachol ou de Bonnot. Elle nen a que faire mais elle se condamne lhibernation thorique si par ailleurs elle ne sduit collectivement des individus que lisolement et la haine du mensonge collectif ont dj gagns la dcision rationnelle de tuer et de se tuer. Ni meurtrier, ni humaniste ! Le premier accepte la mort, le second limpose. Que se rencontrent dix hommes rsolus la violence fulgurante plutt qu la longue agonie de la survie, aussitt finit le dsespoir et commence la tactique. Le dsespoir est la maladie infantile des rvolutionnaires de la vie quotidienne.

    Ladmiration quadolescent jentretenais pour les hors-la-loi, je la ressens aujourdhui moins charge de romantisme dsuet que rvlatrice des alibis grce auxquels le pouvoir social sinterdit dtre mis directement en cause. Lorganisation sociale hirarchise est assimilable un gigantesque racket dont lhabilet, prcisment perce jour par le terrorisme anarchiste, consiste se mettre hors datteinte de la violence quelle suscite, et y parvenir en consumant dans une multitude de combats douteux les forces vives de chacun. (Un pouvoir humanis sinterdira dsormais de recourir aux vieux procds de guerre et dextermination raciste). Les tmoins charge sont peu suspects de sympathies anarchisantes. Ainsi, le biologiste Hans Seyle constate quil existe mesure que les agents de maladies spcifiques disparaissent (microbes, sous-alimentation...), une proportion croissante de gens qui meurent de ce que lon appelle les maladies dusure ou maladies de dgnrescence provoques par le stress, cest--dire par lusure du corps rsultant de conflits, de chocs, de ten-sions nerveuses, de contrarits, de rythmes dbilitants.... Personne nchappe dsormais la ncessit de mener son enqute sur le racket qui le traque jusque dans ses penses, jusque dans ses rves. Les moindres dtails revtent une importance capitale. Irritation, fatigue, insolence, humiliation... cui prodest ? A qui cela profite-t-il ? Et qui profitent-elles, les rponses strotypes que le Big Brother Bon Sens rpand sous couvert de sagesse, comme autant dalibis ? Irais-je me contenter dexplications qui me tuent quand jai tout gagner l mme o tout est agenc pour me perdre ?

    2La poigne de main noue et dnoue la boucle des rencontres. Geste la fois curieux et trivial dont on dit fort justement quil schange ; nest-il pas en effet la forme la plus simplifie du contrat social ? Quelles garanties sefforcent-elles dassurer, ces mains serres droite, gauche, au hasard, avec une libralit qui semble suppler une nette absence de conviction ? Que laccord rgne, que lentente sociale existe, que la vie en socit est parfaite ? Il ne laisse pas de troubler, ce besoin de sen convaincre, dy croire par habitude, de laffirmer la force du poignet.

    Ces complaisances, le regard les ignore, il mconnat lchange. Mis en prsence, les yeux se troublent comme sils devinaient dans les pupilles qui leur font face leur reflet vide et priv dme ; peine se sont-ils frls, dj ils glissent et sesquivent, leurs lignes de fuite vont en un point virtuel se croiser, traant un angle dont louverture exprime la divergence, le dsaccord fondamentalement ressenti. Parfois laccord saccomplit, les yeux saccouplent ; cest le beau regard parallle des couples royaux dans la statuaire gyptienne, cest le regard embu,

    fondu, noy drotisme des amants ; les yeux qui de loin se dvorent. Plus souvent, le faible accord scell dans une poigne de main, le regard le dment. La grande vogue de laccolade, de laccord social nergiquement ritr - dont lemprunt shake hand dit assez lusage commercial - ne serait-ce pas une ruse au niveau des sens, une faon dmousser la sensibilit du regard et de ladapter au vide du spectacle sans quil regimbe ? Le bon sens de la socit de consomma-tion a port la vieille expression voir les choses en face son aboutissement logique : ne voir en face de soi que des choses.

    Devenir aussi insensible et partant aussi maniable quune brique, cest quoi lorganisation sociale convie chacun avec bienveillance. La bourgeoisie a su rpartir plus quitablement les vexations, elle a permis quun plus grand nombre dhommes y soient soumis selon des normes rationnelles, au nom dimpratifs concrets et spcialiss (exigences conomiques, sociale, politique, juridique...). Ainsi morceles, les contraintes ont leur tour miett la ruse et lnergie mises communment les tourner ou les briser. Les rvolu-tionnaires de 1793 furent grands parce quils osaient dtruire lemprise de Dieu dans le gouvernement des hommes ; les rvolutionnaires proltariens tirrent de ce quils dfendaient une grandeur que ladversaire bourgeois et t bien en peine de leur confrer ; leur force, ils la tenaient deux seuls.

    Toute une thique fonde sur la valeur marchande, lutile agrable, lhonneur du travail, les dsirs mesurs, la survie, et sur leur contraire, la valeur pure, le gratuit, le parasitisme, la brutalit instinctive, la mort, voil lignoble cuve o les facults humaines bouillonnent depuis bientt deux sicles. Voil de quels ingrdients srement amliors les cybernticiens mditent daccommoder lhomme futur. Sommes-nous convaincus de natteindre pas dj la scurit des tres parfaitement adapts, qui accomplissent leurs mouvements dans lin-certitude et linconscience des insectes ? On fait lessai depuis assez longtemps dune publicit invisible, par lintroduction dans un droulement cinmatogra-phique dimages autonomes, au 1/24 de seconde, sensibles la rtine mais restant en de dune perception consciente. Les premiers slogans auguraient parfaitement la suite prvoir. Ils disaient : Conduisez moins vite !, Allez lglise ! Or que reprsente un petit perfectionnement de cet ordre en regard de limmense machine conditionner dont chaque rouage, urbanisme, publi-cit, idologie, culture... est susceptible dune centaine de perfectionnement identiques ? Encore une fois, la connaissance du sort qui va continuer dtre fait aux hommes, si lon ny prend garde, offre moins dintrt que le sentiment vcu dune telle dgradation. Le Meilleur des mondes de Huxley, 1984 dOrwell et Le Cinquime Coup de trompette de Touraine refoulent dans le futur un frisson quun simple coup doeil sur le prsent suffirait provoquer ; et cest le prsent qui porte maturation la conscience et la volont de refus. Au regard de mon emprisonnement actuel, le futur est pour moi sans intrt.

    *

    Le sentiment dhumiliation nest rien que le sentiment dtre objet. Il fonde, ainsi compris, une lucidit combative o la critique de lorganisation de la vie ne se spare pas de la mise en oeuvre immdiate dun projet de vie autre. Oui, il ny a de construction possible que sur la base du dsespoir individuel et sur la base de son dpassement : les efforts entrepris pour maquiller ce dsespoir et le manipuler sous un autre emballage suffiraient le prouver.

    Quelle est cette illusion qui sduit le regard au point de lui dissimuler leffrite-ment des valeurs, la ruine du monde, linauthenticit, la non-totalit ? Est-ce la croyance en mon bonheur ? Douteux ! Une telle croyance ne rsiste ni lanalyse, ni aux bouffes dangoisse. Jy dcouvre plutt la croyance au bonheur des autres, une source inpuisable denvie et de jalousie qui fait prouver par le biais du ngatif le sentiment dexister. Jenvie, donc jexiste. Se saisir au dpart des autres, cest se saisir autre. Et lautre, cest lobjet, toujours. Si bien que la vie se mesure au degr dhumiliation vcue. Plus on choisit son humiliation, plus on vit ; plus on vit de la vie range des choses. Voil la ruse de la rification, ce qui la fait passer comme larsenic dans la confiture.

    La gentillesse prvisible des mthodes doppression nest pas sans expliquer cette perversion qui mempche, comme dans le conte de Grimm, de mcrier

    Enfin, un des problmes de linsurrection spontane tient dans le paradoxe suivant : il faut, sur la base dactions parcellaires, dtruire totalement le pouvoir. La lutte pour la seule mancipation conomique a rendu la survie possible pour tous en imposant la survie tous. Or il est certain que les masses luttaient pour un objectif plus large, pour le changement global des conditions de vie. Par ailleurs, la volont de changer dun seul coup la totalit du monde participe de la pense magique. Cest pourquoi elle tourne si facilement au plat rformisme. La tactique apocalyptique et celle des revendications graduelles se rejoignent tt ou tard dans le mariage des antagonismes rconcilis. Les partis faussement rvolutionnaires nont-ils pas fini par identifier tactique et compromission ?

    Le plan inclin de la rvolution se garde galement de la conqute partielle et de lattaque frontale. La guerre de gurilla est une guerre totale. Cest dans cette voie que sengage lInternationale situationniste, dans un harclement calcul sur tous les fronts - culturel, politique, conomique, social. Le champ de la vie quotidienne assure lunit du combat.

    3Le dtournement. - Au sens large du terme, le dtournement est une remise en jeu globale. Cest le geste par lequel lunit ludique sempare des tres et des choses figes dans un ordre de parcelles hirarchises.

    Il nous est arriv, le soir tombant, de pntrer, mes amis et moi, dans le Palais de Justice de Bruxelles. On connat le mastodonte crasant de son normit les quartiers pauvres en contrebas, protgeant cette riche avenue Louise dont nous ferons quelque jour un passionnant terrain vague. Au gr dune longue drive dans un ddale de couloirs, descaliers, de pices en enfilade, nous supputions les amnagements possibles du lieu, nous occupions le territoire conquis, nous transformions par la grce de limagination lendroit patibulaire en un champ de foire fantastique, en un palais des plaisirs, o les aventures les plus piquantes acquiesceraient au privilge dtre rellement vcues. En somme, le dtournement est la manifestation la plus lmentaire de la crativit. La rverie subjective dtourne le monde. Les gens dtournent, comme Monsieur Jourdain et James Joyce faisaient lun de la prose et lautre Ulysses ; cest--dire spontanment et avec beaucoup de rflexion.

    En 1955, Debord, frapp par lemploi systmatique du dtournement chez Lautramont, attirait lattention sur la richesse dune technique dont Jorn devait crire en 1960 : Le dtournement est un jeu d la capacit de dvalorisation. Tous les lments du pass culturel doivent tre rinvestis ou disparatre. Enfin, dans la revue Internationale situationniste (n 3), Debord, revenant sur la question, prcisait : Les deux lois fondamentales du dtournement sont la perte dimportance, allant jusqu la dperdition de son sens premier, de chaque lment autonome dtourn ; et en mme temps, lorganisation dun autre ensemble signifiant, qui confre chaque lment sa nouvelle porte. Les conditions historiques actuelles viennent apporter leur caution aux remarques prcites. Il est dsormais vident que :

    - partout o stend le marais de la dcomposition, le dtournement prolifre spontanment. Lre des valeurs consommables renforce singulirement la possibilit dorganiser de nouveaux ensembles signifiants ;- le secteur culturel nest plus un secteur privilgi. Lart du dtournement stend tous les refus attests par la vie quotidienne ;- la dictature du parcellaire fait du dtournement la seule technique au service de la totalit. Le dtournement est le geste rvolutionnaire le plus cohrent, le plus populaire et le mieux adapt la pratique insurrectionnelle. Par une sorte de mouvement naturel - la passion du jeu- il entrane vers lextrme radicalisation.

    *

    Dans la dcomposition qui atteint lensemble des conduites spirituelles et mat-rielles - dcomposition lie aux impratifs de la socit de consommation - la phase de dvalorisation du dtournement est en quelque sorte prise en charge et assure par les conditions historiques. La ngativit incruste dans la ralit

    des faits tend ainsi assimiler le dtournement une tactique de dpassement, un acte essentiellement positif.

    Si labondance de biens de consommation est salue partout comme une volution heureuse, lemploi social de ces biens, on le sait, en corrompt le bon usage. Parce que le gadget est avant tout prtexte profit pour la capitalisme et les rgimes bureaucratiques, il se doit dtre inutilisable dautres fins. Lidologie du consommable agit comme un dfaut de fabrication, elle sabote la marchandise enrobe par elle ; elle introduit dans lquipement matriel du bonheur un nouvel esclavage. Dans ce contexte, le dtournement vulgarise un autre mode demploi, il invente un usage suprieur o la subjectivit manipu-lera son avantage ce qui est vendu pour tre manipul contre elle. La crise du spectacle va prcipiter les forces du mensonge dans le camp de la vrit vcue. Lart de retourner contre lennemi les armes que les ncessits commerciales lui ordonnent de distribuer est la question dominante des problmes de tactique et de stratgie. Il faut propager les mthodes de dtournement comme A B C du consommateur qui voudrait cesser de ltre.

    Le dtournement, qui a fait ses premires armes dans lart, est maintenant devenu lart du maniement de toutes les armes. Apparu initialement dans les remous de la crise culturelle des annes 1910-1925, il sest tendu peu peu lensemble des secteurs touchs par la dcomposition. Il nempche que le domaine de lart offre encore aux techniques de dtournement un champ dexprimentation valable ; quil faut savoir tirer les leons du pass. Ainsi, lopration de rinvestissement prmatur laquelle les surralistes se livrrent, en englobant dans un contexte parfaitement valable les antivaleurs dadastes imparfaitement rduites zro, montre bien que la tentative de construire au dpart dlments mal dvaloriss conduit toujours la rcupration par les mcanismes dominants de lorganisation sociale. Lattitude combinatoire des actuels cybernticiens propos de lart va jusqu la fire accumulation insignifiante dlments quelconques, qui nont t aucunement dvaloriss. Pop Art et Jean-Luc Godard, cest lapologtique du dchet.

    Lexpression artistique permet galement de chercher, ttons et prudemment, de nouvelles formes dagitation et de propagande. Dans cet ordre dides, les compositions de Michle Bernstein en 1963 (pltre model o sincrustent des miniatures telles que soldats de plomb, voiture, tanks...) incitent, avec des titres comme Victoire de la Bande Bonnot, Victoire de la Commune de Paris, Victoire des Conseils ouvriers de Budapest, corriger dans le sens du mieux certains vnements figs artificiellement dans le pass ; refaire lhistoire du mouvement ouvrier et, dans le mme temps, raliser lart. Si limite quelle soit, si spculative quelle demeure, une telle agitation ouvre la voie la spontanit cratrice de tous, ne serait-ce quen prouvant, dans un secteur particulirement falsifi, que le dtournement est le seul langage, le seul geste qui porte en soi sa propre critique.

    La crativit na pas de limite, le dtournement na pas de fin.

    xxIV - LIntermonde et La nouVeLLe Innocence

    Lintermonde est le terrain vague de la subjectivit, le lieu o les rsidus du pouvoir et de sa corrosion se mlent la volont de vivre (1). - La nouvelle innocence libre les monstres de lintriorit, elle projette la violence trouble de lintermonde contre le vieil ordre des choses qui en est cause (2).

    1Il existe une frange de subjectivit trouble, ronge par le mal du pouvoir. L sagitent les haines indfectibles, les dieux de vengeance, la tyrannie des envies, les renclements de la volont frustre. Cest une corruption marginale qui menace de toutes parts ; un intermonde.

    Lintermonde est le terrain vague de la subjectivit. Il contient la cruaut essentielle, celle du flic et celle de linsurg, celle de loppression et celle de la

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  • le roi est nu chaque fois que la souverainet de ma vie quotidienne dvoile ma misre. Certes la brutalit policire svit encore , et comment ! Partout o elle sexerce, les bons esprits de gauche en dnoncent juste titre linfamie. Et puis aprs ? Incitent-ils les masses sarmer ? Provoquent-ils de lgitimes repr-sailles ? Encouragent- ils une chasse aux flics comme celle qui orna les arbres de Budapest des plus beaux fruits de lA. V.O. ? Non, ils organisent des manifes-tations pacifiques ; leur police syndicale traite de provocateurs quiconque rsiste ses mots dordre. La nouvelle police est l. Elle attend de prendre la relve. Les psychosociologues gouverneront sans coups de crosse, voire sans morgue. La violence oppressive amorce sa reconversion en une multitude de coups dpingle raisonnablement distribus. Ceux qui dnoncent du haut de leurs grands senti-ments le mpris policier exhortent vivre dj dans le mpris polic.

    Lhumanisme adoucit la machine dcrite par Kafka dans La Colonie pnitenti-aire. Moins de grincements, moins de cris. Le sang affole ? Qu cela ne tienne, les hommes vivront exsangues. Le rgne de la survie promise sera celui de la mort douce, cest pour cette douceur de mourir que se battent les humanistes. Plus de Guernica, plus dAuschwitz, plus dHiroshima, plus de Stif. Bravo ! Mais la vie impossible, mais la mdiocrit touffante, mais labsence de passions ? Et cette colre envieuse o la rancoeur de ntre jamais soi invente le bonheur des autres ? Et cette faon de ne se sentir jamais tout fait dans sa peau ? Que personne ne parle ici de dtails, de points secondaires. Il ny a pas de petites vexations, pas de petits manquements. Dans la moindre raflure se glisse la gangrne. Les crises qui secouent le monde ne se diffrencient pas fondamenta-lement des conflits o mes gestes et mes penses saffrontent aux forces hostiles qui les freinent et les dvoient. (Comment ce qui vaut pour ma vie quotidienne cesserait-il de valoir pour lhistoire alors que lhistoire ne prend son importance, en somme , quau point dincidence o elle rencontre mon existence individuelle ?) A force de morceler les vexations et de les multiplier, cest latome de ra-lit invivable que lon va sen prendre tt ou tard, librant soudain une nergie nuclaire que lon ne souponnait plus sous tant de passivit et de morne rsignation. Ce qui produit le bien gnral est toujours terrible.

    3Le colonialisme a, des annes 1945 1960, pourvu la gauche dun pre pro-videntiel. Il lui a permis, en lui offrant un adversaire la taille du fascisme, de ne pas se dfinir au dpart delle-mme, qui ntait rien, mais de saffirmer par rapport autre chose ; il lui a permis de saccepter comme une chose, dans un ordre o les choses sont tout ou rien.

    Personne na os saluer la fin du colonialisme de peur de le voir sortir de partout, comme un diable de sa bote mal ferme. Ds linstant o le pouvoir colonial seffondrant dnonait le colonialisme du pouvoir exerc sur les hommes, les problmes de couleur et de race prenaient limportance dune comptition de mots-croiss. A quoi servaient-elles, les marottes dantiracisme et danti-antismitisme brandies par les bouffons de la gauche ? En dernire analyse, touffer les cris de ngres et de Juifs tourments que poussaient tous ceux qui ntaient ni ngres ni Juifs, commencer par les Juifs et les ngres eux-mmes ! Je ne songe videmment pas mettre en cause la part de gnreuse libert qui a pu animer les sentiments antiracistes dans le cours dune poque assez rcente encore. Mais le pass mindiffre ds linstant o je ne le choisis pas. Je parle aujourdhui, et personne, au nom de lAlabama ou de lAfrique du Sud, au nom dune exploitation spectaculaire, ne me convaincra doublier que lpicentre de tels troubles se situe en moi et en chaque tre humili, bafou par tous les gards dune socit soucieuse dappeler polic ce que lvidence des faits sobstine traduire policier

    Je ne renoncerai pas ma part de violence.

    Il nexiste gure en matire de rapports humains dtat plus ou moins sup-portable, dindignit plus ou moins admissible ; le quantitatif ne fait pas le compte. Des termes injurieux comme macaque ou bicot blesseraient-ils plus profondment quun rappel lordre ? Qui oserait sincrement lassurer ? Interpell, sermonn, conseill par un flic, un chef, une autorit, qui ne se

    sent, au fond de soi et avec cette lucidit des ralits passagres, sans rserves youpin, raton, chinetoque ?

    Quel beau portrait-robot nous offraient du pouvoir les vieux colons prophtisant la chute dans lanimalit et la misre pour ceux qui jugeraient leur prsence indsirable ? Scurit dabord, dit le gardien au prisonnier. Les ennemis du colonialisme dhier humanisent le colonialisme gnralis du pouvoir; ils sen font les chiens de garde de la manire la plus habile qui soit : en aboyant contre toutes les squelles de linhumanit ancienne.

    Avant de briguer la charge de prsident de la Martinique, Aim Csaire consta-tait dans une phrase clbre : La bourgeoisie sest trouve incapable de rsoudre les problmes majeurs auxquels son existence a donn naissance : le problme colonial et le problme du proltariat. Il oubliait dj dajouter : car il sagit l dun mme problme dont on se condamne ne rien saisir ds linstant o on les dissocie.

    4Je lis dans Gouy : La moindre offense au roi cotait aussitt la vie (Histoire de France) ; dans la Constitution amricaine : Le peuple est souverain ; chez Pouget : Les rois vivaient grassement de leur souverainet tandis que nous crevons de la ntre (Pre Peinard), et Corbon me dit : Le peuple groupe aujourdhui la foule des hommes qui tous les gards sont refuss (Secret du peuple). En quelques lignes, voici reconstitues les msaventures du principe de souverainet.

    La monarchie dsignait sous le nom de sujets les objets de son arbitraire. Sans doute sefforait- elle par l de modeler et denvelopper linhumanit foncire de sa domination dans une humanit de liens idylliques. Le respect d la personne du roi nest pas en soi critiquable. Il ne devient odieux que parce quil se fonde sur le droit dhumilier en subordonnant. Le mpris a pourri le trne des monarques. Mais que dire alors de la royaut citoyenne, jentends : des droits multiplis par la vanit et la jalousie bourgeoises, de la souverainet accorde comme un dividende chaque individu ? Que dire du principe monarchique dmocratiquement morcel ?

    La France compte aujourdhui vingt-quatre millions de mini-rois dont les plus grands - les dirigeants - nont pour paratre tels que la grandeur du ridicule. Le sens du respect sest dchu au point de se satisfaire en humiliant. Dmocratis en fonctions publiques et en rles, le principe monarchique surnage le ventre en lair comme un poisson crev. Seul est visible son aspect le plus repoussant. Sa volont dtre (sans rserve et absolument) suprieur, cette volont a disparu. A dfaut de fonder sa vie sur la souverainet, on tente aujourdhui de fonder sa souverainet sur la vie des autres. Moeurs desclaves.

    III - LIsoLement

    Para no sentirme solo. Por los siglos de los siglos.

    Il ny a de communautaire que lillusion dtre ensemble. Et contre lillusion des remdes licites se dresse seule la volont gnrale de briser lisolement (1). - Les rapports neutres sont le no mans land de lisolement. Lisolement est un arrt de mort sign par lorganisation sociale actuelle et prononc contre elle (2).

    1Ils taient l comme dans une cage dont la porte et t grande ouverte, sans quils puissent sen vader. Rien navait plus dimportance en dehors de cette cage, parce quil nexistait plus rien dautre. Ils demeuraient dans cette cage, trangers tout ce qui ntait pas elle, sans mme lombre dun dsir de tout ce qui tait au-del des barreaux. Il et t anormal, impossible mme de svader vers quelque chose qui navait ni ralit ni importance. Absolument impossible. Car lintrieur de cette cage o ils taient ns et o ils mourraient, le seul climat dexprience tolrable tait le rel, qui tait simplement un instinct irrversible de faire en sorte que les choses eussent de limportance. Ce nest que

    Si quelquun entre dans le jeu avec un rle fixe, un rle srieux, ou il est perdu, ou il corrompt le jeu. Cest le cas du provocateur. Le provocateur est un spcialiste du jeu collectif. Il en a la technique mais non la dialectique. Peut-tre serait-il capable de traduire les aspirations du groupe en matire offensive - le provoca-teur pousse toujours lattaque - si, tenu pour son malheur ne dfendre jamais que son rle, que sa mission, il ntait de ce fait incapable de reprsenter lintrt dfensif du groupe. Cette incohrence entre loffensif et le dfensif dnonce tt ou tard le provocateur, est cause de sa triste fin. Quel est le meilleur provocateur ? Le meneur de jeu devenu dirigeant.

    Seule la passion du jeu est de nature fonder une communaut dont les intrts sidentifient ceux de lindividu. A la diffrence du provocateur, le tratre apparat spontanment dans une groupe rvolutionnaire. Il surgit chaque fois que la passion du jeu a disparu et que, du mme coup, le projet de participation a t falsifi. Le tratre est un homme qui, ne trouvant pas se raliser authen-tiquement selon le mode de participation qui lui est propos, dcide de jouer contre une telle participation, non pour la corriger, mais pour la dtruire. Le tratre est la maladie snile des groupes rvolutionnaires. Labandon du ludique est la trahison qui les autorise toutes.

    Enfin, portant la conscience de la subjectivit radicale, le projet de participation accrot la transparence des rapports humains. Le jeu insurrectionnel est inspa-rable de la communication.

    2La tactique. - La tactique est la phase polmique du jeu. Entre la posie ltat naissant (le jeu) et lorganisation de la spontanit (la posie), la tactique assure la continuit ncessaire. Essentiellent technique, elle empche la spon-tanit de se disperser, de se perdre dans la confusion. On sait aussi avec quelle dsinvolture lhistorien traite les rvolutions spontanes. Pas un tude srieuse, pas une analyse mthodique, rien qui rappelle de prs ou de loin le livre de Clausewitz sur la guerre. A croire que les rvolutionnaires mettent ignorer les batailles de Makhno avec autant dapplication quun gnral de Napolon.

    Quelques remarques, dfaut danalyses plus fouilles.

    Une arme bien hirarchise peut gagner une guerre, pas une rvolution ; une horde indiscipline ne remporte la victoire ni dans la guerre, ni dans la rvolution. Il sagit dorganiser sans hirarchiser, autrement dit de veiller ce que le meneur de jeu ne devienne un chef. Lesprit ludique est la meilleure garantie contre la sclrose autoritaire. Rien ne rsiste la crativit arme. On a vu les troupes villistes et makhnovistes venir bout des corps darme les plus aguerris. Au contraire, si le jeu se fige, la bataille est perdue. La rvolution prit pour que le leader soit infaillible. Pourquoi Villa choue-t-il Celaya ? Parce quil a nglig de renouveler son jeu stratgique et tactique. Sur le plan technique du combat, enivr par le souvenir de Ciudad Juarez, o, perant les murs et progressant ainsi de maison en maison, il prit lennemi revers et lcrasa, Villa ddaigne les innovations militaires de la guerre de 1914-1918, nids de mitrailleuses, mortiers, tranches. Sur le plan politique, une certaine troitesse de vue la tenu lcart du proltariat industriel. Il est significatif que larme dObregon, qui anantit les Dorados de Villa, comportait des milices ouvrires et des conseillers militaires allemands.

    La crativit fait la force des armes rvolutionnaires. Souvent, les mouvements insurrectionnels remportent ds labord dclatantes victoires parce quils brisent les rgles du jeu observes par ladversaire ; parce quils inventent un jeu nouveau ; parce que chaque combattant participe part entire llaboration ludique. Mais si la crativit ne se renouvelle pas, si elle tend vers le rptitif, si larme rvolutionnaire prend la forme dune arme rgulire, on voit peu peu lenthousiasme et lhystrie suppler vainement la faiblesse combative et le souvenir des victoires anciennes prparer de terribles dfaites. La magie de la Cause et du chef prend le pas sur lunit consciente de la volont de vivre et la volont de vaincre. Aprs avoir tenu les princes en chec pendant deux ans, 40 000 paysans pour qui le fanatisme religieux tient lieu de tactique se font tailler en pices Frankenhaussen en 1525 ; larme fodale perd trois

    hommes. En 1964, Stanleyville, des centaines de mullistes, convaincus de leur invincibilit, se laissent massacrer en se jetant sur un pont contrl par deux mitrailleuses. Ce sont pourtant les mmes qui semparrent des camions et des armes de lA.N.C. en ravinant les routes de piges lphants.

    Lorganisation hirarchise occupe avec son contraire, lindiscipline et lincoh-rence, le lieu commun de linefficacit. Dans une guerre classique, linefficacit dun camp lemporte sur linefficacit de lautre grce une inflation technique ; dans la guerre rvolutionnaire, la potique des insurgs te ladversaire les armes et le temps de sen servir, le privant ainsi de sa seule supriorit possible. Si laction des gurilleros tombe dans le rptitif, lennemi apprend jouer selon les rgles du combattant rvolutionnaire ; il est alors craindre que la contre-gurilla parvienne sinon dtruire, du moins enrayer la crativit populaire dj freine.

    *

    Comment maintenir, dans une troupe qui refuse dobir servilement un chef, la discipline ncessaire au combat ? Comment viter le manque de cohsion ? La plupart du temps, les armes rvolutionnaires tombent de Charybde en Scylla en passant de linfodation une Cause la recherche inconsquente du plaisir, ou linverse.

    Lappel au sacrifice et au renoncement fonde, au nom de la libert, un esclave futur. Par contre, la fte prmaturet la recherche dun plaisir parcellaire pr-cdent toujours de peu la rpression et les semaines sanglantes de lordre. Le principe du plaisir doit donner sa cohsion au jeu et le discipliner. La recherche du plus grand plaisir englobe le risque du dplaisir : cest le secret de sa force. O puisaient-ils leur ardeur, ces soudards de lAncien Rgime montant lassaut dune ville, dix fois repousss, dix fois reprenant le combat ? Dans lattente passionne de la fte, - en loccurrence, du pillage et de lorgie, dans un plaisir dautant plus vif quil se construit lentement. La meilleure tactique sait ne faire quun avec le calcul hdoniste. La volont de vivre, brutale, effrne, est pour le combattant larme secrte la plus meurtrire. Une telle arme se retourne contre ceux qui la mettent en pril : pour dfendre sa peau, le soldat a tout intrt tirer sur ses suprieurs ; pour les mmes raisons, les armes rvolutionnaires gagnent faire de chaque homme un habile tacticien et son propre matre ; quelquun qui sache construire son plaisir avec consquence.

    Dans les luttes venir, la volont de vivre intensment va remplacer lancienne motivation du pillage. La tactique va se confondre avec la science du plaisir, tant il est vrai que la recherche du plaisir est dj plaisir lui-mme. Cette tactique-l sapprend tous les jours. Le jeu avec les armes ne diffre pas essentiellement de la libert du jeu, celle que les hommes poursuivent plus ou moins consciem-ment dans chaque instant de leur vie quotidienne. Si quelquun ne ddaigne pas dapprendre dans la simple quotidiennet ce qui le tue et ce qui le rend plus fort en tant quindividu libre, il conquiert lentement son brevet de tacticien.

    Cependant, il ny a pas de tacticien isol. La volont de dtruire la vieille socit implique une fdration de tacticiens de la vie quotidienne. Cest une fdration de ce type que lInternationale situationniste se propose ds maintenant dqui-per techniquement. La stratgie construit collectivement le plan inclin de la rvolution, sur la tactique de la vie quotidienne individuelle.

    *

    La notion ambigu dhumanit provoque parfois un certain flottement dans les rvolutions spontanes. Trop souvent le dsir de placer lhomme au centre des revendications fait la part belle un humanisme paralysant. Que de fois le parti de la rvolution na-t-il pargn ses propres fusilleurs, que de fois na-t-il accept une trve o le parti de lordre puisait de nouvelles forces ? Lidologie de lhumain est une arme pour la raction, celle qui sert justifier toutes les inhumanits (les paras belges Stanleyville).

    Il ny a pas daccommodement possible avec les ennemis de la libert, pas dhumanit qui tienne pour les oppresseurs de lhomme. Lanantissement des contre-rvolutionnaires est le seul geste humanitaire qui prvienne la cruaut de lhumanisme bureaucratis.

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  • si les choses avaient quelque importance que lon pouvait respirer et souffrir. Il semblait quil y et un accord entre eux et les morts silencieux pour quil en ft ainsi, car lhabitude de faire en sorte que les choses eussent de limportance tait devenue un instinct humain et, aurait-on dit, ternel. La vie tait ce qui avait de limportance, et le rel faisait partie de linstinct qui donnait la vie un peu de sens. Linstinct nenvisageait pas ce qui pouvait exister au-del du rel parce quau- del il ny avait rien. Rien qui et de limportance. La porte restait ouverte et la cage devenait plus douloureuse dans sa ralit qui importait pour dinnombrables raisons et dinnombrables manires.

    Nous ne sommes jamais sortis du temps des ngriers.

    Les gens offrent, dans les transports en commun qui les jettent les uns contre les autres avec une indiffrence statisticienne, une expression insoutenable de dception, de hauteur et de mpris, comme leffet naturel de la mort sur une bouche sans dents. Lambiance de la fausse communication fait de chacun le policier de ses propres rencontres. Linstinct de fuite et dagression suit la trace les chevaliers du salariat, qui nont plus, pour assurer leurs pitoyables errances, que le mtro et les trains de banlieue. Si les hommes se transforment en scor-pions qui se piquent eux-mmes et les uns les autres, nest-ce pas en somme parce quil ne sest rien pass et que les humains aux yeux vides et au cerveau flasque sont devenus mystrieusement des ombres dhommes, des fantmes dhommes, et, jusqu un certain point, ne sont plus des hommes que de nom ?

    Il ny a de communautaire que lillusion dtre ensemble. Certes lamorce dune vie collective authentique existe ltat latent au sein mme de lillusion - il ny a pas dillusion sans support rel - mais la communaut vritable reste crer. Il arrive que la force du mensonge efface de la conscience des hommes la dure ralit de leur isolement. Il arrive que lon oublie dans une rue anime quil sy trouve encore de la souffrance et des sparations. Et, parce que lon oublie seu-lement par la force du mensonge, la souffrance et les sparations se durcissent ; et le mensonge aussi se brise les reins sur une telle pierre angulaire. Il ny a plus dillusion la taille de notre dsarroi.

    Le malaise massaille proportion de la foule qui mentoure. Aussitt, les compromis quau fil des circonstances jaccordai la btise accourent ma rencontre, affluent vers moi en vagues hallucinantes de ttes sans visage. Le tableau clbre dEdward Munch, Le Cri, voque pour moi une impression ressentie dix fois par jour. Un homme emport par une foule, visible de lui seul, hurle soudain pour briser lenvotement, se rappeler lui, rentrer dans sa peau. Acquiescements tacites, sourires figs, paroles sans vie, veulerie et humiliation mietts sur ses pas se ramassent, sengouffrent en lui, lexpulsent de ses dsirs et de ses rves, volatilisent lillusion dtre ensemble. On se ctoie sans se rencontrer ; lisolement sadditionne et ne se totalise pas ; le vide sempare des hommes mesure quils saccroissent en densit. La foule me trane hors de moi, laissant sinstaller dans ma prsence vide des milliers de petits renoncements.

    Partout les rclames lumineuses reproduisent dans un miroitement de non la formule de Plotin : Tous les tres sont ensemble bien que chacun deux reste spar. Il suffit pourtant dtendre la main pour se toucher, de lever les yeux pour se rencontrer, et, par ce simple geste, tout devient proche et lointain, comme par sortilge.

    *

    A lgal de la foule, de la drogue et du sentiment amoureux, lalcool possde le privilge densorceler lesprit le plus lucide. Grce lui, le mur btonn de liso-lement semble un mur de papier que les acteurs dchirent selon leur fantaisie, car lalcool dispose tout sur un plan thtral intime. Illusion gnreuse et qui tue dautant plus srement.

    Dans un bar ennuyeux, o les gens se morfondent, un jeune homme ivre brise son verre, saisit une bouteille et la fracasse contre un mur. Personne ne smeut ; du dans son attente, le jeune homme se laisse jeter dehors. Pourtant, son geste tait virtuellement dans toutes les ttes. Lui seul la concrtis, lui seul a franchi la premire ceinture radioactive de lisolement : lisolement intrieur, cette sparation introvertie du monde extrieur et du moi. Personne na rpon-

    du un signe quil avait cru explicite. Il est rest seul comme reste le blouson noir qui brle une glise ou tue un policier, en accord avec lui-mme mais vou lexil tant que les autres vivent exils de leur propre existence. Il na pas chapp au champ magntique de lisolement, le voici bloqu dans lapesanteur. Toute-fois, du fond de lindiffrence qui laccueille, il peroit mieux les nuances de son cri ; mme si cette rvlation le torture, il sait quil faudra recommencer sur un autre ton, avec plus de force ; avec plus de cohrence.

    Il nexistera quune commune damnation tant que chaque tre isol refusera de comprendre quun geste de libert, si faible et si maladroit soit-il, est toujours porteur dune communication authentique, dun message personnel adquat. La rpression qui frappe le rebelle libertaire sabat sur tous les hommes. Le sang de tous les hommes scoule avec le sang des Durruti assassins. Partout o la libert recule dun pouce, elle accrot au centuple le poids de lordre des choses. Exclus de la participation authentique, les gestes de lhomme se dvoient dans la frle illusion dtre ensemble ou dans son contraire, le refus brutal et absolu du social. Ils oscillent de lun lautre dans un mouvement de balancier qui fait courir les heures sur le cadran de la mort.

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    Et lamour son tour engrosse lillusion dunit. Et ce ne sont la plupart du temps quavortements et foutaises. La peur de refaire deux ou dix un chemin trop pareil et trop connu, celui de lesseulement, menace les symphonies amoureuses de son accord glac. Ce nest pas limmensit du dsir insatisfait qui dsespre mais la passion naissante confronte son vide. Le dsir inextinguible de connatre passionnment tant de filles charmantes nat dans langoisse et dans la peur daimer, tant lon craint de ne se librer jamais des rencontres dobjets. Laube o se dnouent les treintes est pareille laube o meurent les rvolutionnaires sans rvolution. Lisolement deux ne rsiste pas lisolement de tous. Le plaisir se rompt prmaturment, les amants se retrouvent nus dans le monde, leurs gestes devenus soudain ridicules et sans force. Il ny a pas damour possible dans un monde malheureux.

    La barque de lamour se brise contre la vie courante.

    Es-tu prt, afin que jamais ton dsir ne se brise, es-tu prt briser les rcifs du vieux monde ? Il manque aux amants daimer leur plaisir avec plus de cons-quence et de posie. Le prince Shekour, dit-on, sempara dune ville et loffrit sa favorite pour le prix dun sourire. Nous voici quelques- uns pris du plaisir daimer sans rserve, assez passionment pour offrir lamour le lit somptueux dune rvolution.

    2Sadapter au monde est un jeu de pile ou face o lon dcide a priori que le ngatif devient positif, que limpossibilit de vivre fonde les conditions sine qua non de la vie. Jamais lalination ne sincruste si bien que lorsquelle se fait passer pour un bien inalinable. Mue en positivit, la conscience de lisolement nest autre que la conscience prive, ce morceau dindividualisme incessible que les braves gens tranent avec eux comme leur proprit, encombrante et chre. Cest une sorte de plaisir-angoisse qui empche la fois que lon se fixe demeure dans lillusion communautaire et que lon reste bloqu dans les sous-sols de lisolement.

    Le no mans land des rapports neutres tend son territoire entre lacceptation bate des fausses collectivits et le refus global de la socit. Cest la morale de lpicier, les il faut bien sentraider, il y a des honntes gens partout, tout nest pas si mauvais, tout nest pas si bon, il suffit de choisir, cest la politesse, lart pour lart du malentendu.

    Reconnaissons-le, les rapports humains tant ce que la hirarchie sociale en fait, les rapports neutres offrent la forme la moins fatigante du mpris ; ils permettent de passer sans frictions inutiles travers les trmies des contacts quotidiens. Ils nempchent pas de rver, bien loin de l, des formes de civilits suprieures, telle la courtoisie de Lacenaire, la veille de son excution, pressant un ami : Surtout, je vous prie, portez mes remerciements M. Scribe. Dites-lui

    ressurgit partout. Elle prend dsormais le visage du bouleversement social, et fonde, par-del sa ngativit, une socit de participation relle. La praxis ludique implique le refus du chef, le refus du sacrifice, le refus du rle, la libert de ralisation individuelle, la transparence des rapports sociaux (1). - La tactique est la phase polmique du jeu. La crativit individuelle a besoin dune organisation qui la concentre et lui donne plus de force. La tactique est inspa-rable dun certain calcul hdoniste. Toute action parcellaire doit avoir pour but la destruction totale de lennemi. Il faut tendre aux socits industrialises les formes adquates de gurilla (2). - Le dtournement est le seul usage rvolutionnaire des valeurs spirituelles et matrielles distribues par la socit de consommation ; larme absolue du dpassement (3).

    1Les ncessits de lconomie saccommodent mal du ludique. Dans les tran-sactions financires, tout est srieux : on ne badine pas avec largent. La part de jeu encore englobe par lconomie fodale a t limine peu peu par la rationalit des changes montaires. Le jeu sur les changes permettait en effet de troquer des produits, sinon sans commune mesure, du moins non talonns rigoureusement. Or aucune fantaisie ne sera tolre ds linstant o le capitalisme impose ses rapports mercantiles, et lactuelle dictature du consommable prouve suffisamment quil sentend les imposer partout, tous les niveaux de la vie.

    Dans le haut Moyen Age, les rapports idylliques inflchissent dans le sens dune certaine libert les impratifs purement conomiques de lorganisation seigneuriale des campagnes ; le ludique prsidait souvent aux corves, aux jugements, aux rglements de comptes. En prcipitant dans la bataille d e la production et de la consommation la presque totalit de la vie quotidienne, le capitalisme refoule la propension au ludique, tandis quil sefforce en mme temps de la rcuprer dans la sphre du rentable. Ainsi a-t-on vu en quelques dizaines dannes les joies de lvasion se muer en tourisme, laventure tourner en mission scientifique, le jeu guerrier devenir stratgie oprationnelle, le got du changement se satisfaire dun changement de got...

    En gnral, lorganisation sociale actuelle interdit le jeu authentique. Elle