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    Fred Vargas

    Debout les morts1995

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    Pierre, il y a quelque chose qui draille dans le jardin, ditSophia.

    Elle ouvrit la fentre et examina ce bout de terrain quelleconnaissait herbe par herbe. Ce quelle y voyait lui faisait froiddans le dos.

    Pierre lisait le journal au petit djeuner. Ctait peut-trepour a que Sophia regardait si souvent par la fentre. Voir letemps quil faisait. Cest quelque chose quon fait assez souventquand on se lve. Et chaque fois quil faisait moche, elle pensait la Grce, bien entendu. Ces contemplations immobilessemplissaient la longue de nostalgies qui se dilataient certainsmatins jusquau ressentiment. Ensuite, a passait. Mais cematin, le jardin draillait.

    Pierre, il y a un arbre dans le jardin.Elle sassit ct de lui. Pierre, regarde-moi.Pierre leva un visage lass vers sa femme. Sophia ajusta son

    foulard autour de son cou, une discipline conserve du temps oelle tait cantatrice. Garder la voix au chaud. Vingt ans plus tt,sur un gradin de pierre du thtre dOrange, Pierre avait difiune montagne compacte de serments damour et de certitudes.Juste avant une reprsentation.

    Sophia retint dans une main ce morne visage de lecteur dejournal.

    Quest-ce qui te prend, Sophia ?Jai dit quelque chose. Oui ?Jai dit : Il y a un arbre dans le jardin. Jai entendu. a parat normal, non ?Il y a un arbre dans le jardin, mais il ny tait pas hier.

    Et aprs ? Quest-ce que tu veux que a me fasse ?

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    Sophia ntait pas calme. Elle ne savait pas si ctait le coupdu journal, ou le coup du regard lass, ou le coup de larbre,mais il tait clair que quelque chose nallait pas.

    Pierre, explique-moi comment fait un arbre pour arriver

    tout seul dans un jardin.Pierre haussa les paules. a lui tait compltement gal. Quelle importance ? Les arbres se reproduisent. Une

    graine, une pousse, un surgeon, et laffaire est faite. Ensuite, afait des grosses forts, sous nos climats. Je suppose que tu es aucourant.

    Ce nest pas une pousse. Cest un arbre ! Un arbre jeune,bien droit, avec les branches et tout le ncessaire, plant tout

    seul un mtre du mur du fond. Alors ?Alors cest le jardinier qui la plant. Le jardinier est en cong pour dix jours et je ne lui avais

    rien demand. Ce nest pas le jardinier.a mest gal. Nespre pas que je vais mnerver pour un

    petit arbre bien droit le long du mur du fond. Tu ne veux pas au moins te lever et le regarder ? Au

    moins cela ?

    Pierre se leva lourdement. La lecture tait gche. Tu le vois ?Bien sr, je le vois. Cest un arbre.Il ny tait pas hier. Possible.Certain. Quest-ce quon fait ? Tu as une ide ? Pourquoi faire une ide ? Cet arbre me fait peur.

    Pierre rit. Il eut mme un geste affectueux. Mais fugace.Cest la vrit, Pierre. Il me fait peur. Pas moi, dit-il en se rasseyant. La visite de cet arbre

    mest plutt sympathique. On lui fout la paix et voil tout. Et toi,tu me fous la paix avec lui. Si quelquun sest tromp de jardin,tant pis pour lui.

    Mais il a t plant pendant la nuit, Pierre ! Raison de plus pour se tromper de jardin. Ou bien alors,

    cest un cadeau. Y as-tu pens ? Un admirateur aura vouluhonorer discrtement ton cinquantime anniversaire. Les

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    admirateurs sont capables de ces sortes dinventionssaugrenues, surtout les admirateurs-souris, anonymes etopinitres. Va voir, il y a peut-tre un petit mot.

    Sophia resta pensive. Lide ntait pas tout fait idiote.

    Pierre avait spar les admirateurs en deux vastes catgories. Ily avait les admirateurs-souris, craintifs, fbriles, muets etindlogeables. Pierre avait connu une souris qui avait transporten un hiver un sac entier de riz dans une botte en caoutchouc.Grain par grain. Les admirateurs-souris font ainsi. Il y avait lesadmirateurs-rhinocros, galement redoutables en leur genre,bruyants, beuglant, certains dexister. Dans ces deux catgories,Pierre avait labor des tas de sous-catgories. Sophia ne se

    souvenait plus bien. Pierre mprisait les admirateurs quilavaient devanc et ceux qui lui avaient succd, cest--diretous. Mais pour larbre, il pouvait avoir raison. Peut-tre, maispas sr. Elle entendit Pierre qui disait au revoir- ce soir-ne-ten-fais-plus , et elle resta seule. Avec larbre.

    Elle alla le voir. Avec circonspection, comme sil allaitexploser.

    Evidemment, il ny avait aucun mot. Au pied du jeune arbre,

    un cercle de terre frachement laboure. Espce de larbre ?Sophia en fit plusieurs fois le tour, boudeuse, hostile. Ellepenchait pour un htre. Elle penchait aussi pour le dterrersauvagement, mais, un peu superstitieuse, elle nosait pasattenter la vie, mme vgtale. En ralit, peu de gens aimentarracher un arbre qui ne leur a rien fait.

    Elle mit longtemps trouver un bouquin sur la question. part lopra, la vie des nes et les mythes, Sophia navait pas eu

    le temps dapprofondir grand-chose. Un htre ? Difficile de seprononcer sans les feuilles. Elle balaya lindex du bouquin, voirsi un arbre pouvait sappeler Sophia quelque chose. Comme unhommage dissimul, bien dans la ligne torture dunadmirateur-souris. a serait rassurant. Non, il ny avait rien surSophia. Et pourquoi pas une espce Stelyos quelque chose ?Eta, ce ne serait pas trs agrable. Stelyos navait rien dunesouris, ni dun rhinocros. Et il vnrait les arbres. Aprs la

    montagne de serments de Pierre sur les gradins dOrange,Sophia stait demand comment abandonner Stelyos et elle

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    avait moins bien chant que dhabitude. Et sans attendre, ce foude Grec navait rien trouv de plus malin que daller se noyer.On lavait repch haletant, flottant dans la Mditerranecomme un imbcile. Adolescents, Sophia et Stelyos adoraient

    sortir de Delphes pour aller dans les sentiers avec les nes, leschvres et tout le truc. Ils appelaient a faire les vieux Grecs .Et cet idiot avait voulu se noyer. Heureusement, la montagne desentiments de Pierre tait l. Aujourdhui, il arrivait Sophiaden chercher machinalement quelques cassons pars. Stelyos ?Une menace ? Stelyos ferait a ? Oui, il en tait capable. Une foissorti de la Mditerrane, a lui avait donn un coup de fouet, etil avait gueul comme un fou. Le cur battant trop vite, Sophia

    fit un effort pour se lever, boire un verre deau, jeter un coupdil par la fentre.

    Cette vue la calma aussitt. Quest-ce qui lui tait pass parla tte ? Elle aspira un bon coup. Cette faon quelle avait parfoisde btir un monde de terreurs logiques partir de rien taitextnuante. Ctait, coup presque sr, un htre, un jeune htresans aucune signification. Et par o le planteur tait-il passcette nuit avec ce foutu htre ? Sophia shabilla en vitesse, sortit,

    examina la serrure de la grille. Rien de remarquable. Maisctait une serrure si simple quon pouvait certainement louvriren une seconde au tournevis sans laisser de trace.

    Dbut de printemps. Il faisait humide et elle prenait froid rester l, dfier le htre. Un htre. Un tre ? Sophia bloqua sespenses. Elle dtestait quand son me grecque semballait,surtout deux fois de suite en une matine. Dire que Pierre nesintresserait jamais cet arbre. Et pourquoi dailleurs ? tait-

    ce normal quil soit ce point indiffrent ?Sophia neut pas envie de rester seule toute la journe aveclarbre. Elle prit son sac et sortit. Dans la petite rue, un jeunetype, dans les trente ou plus, regardait travers la grille de lamaison voisine. Maison tait un grand mot. Pierre disaittoujours la baraque pourrie . Il trouvait que, dans cette rueprivilgie aux demeures entretenues, cette vaste baraquelaisse labandon depuis des annes faisait sale effet. Jusquici,

    Sophia navait pas encore envisag que Pierre devenait peut-tre crtin avec lge. Lide sinfiltra. Premier effet nfaste de

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    larbre, pensa-t-elle avec mauvaise foi. Pierre avait mme faitsurlever le mur mitoyen pour se prserver mieux de la baraquepourrie. On ne pouvait la voir qu partir des fentres dudeuxime tage. Le jeune type, lui, avait lair au contraire

    admiratif devant cette faade aux fentres creves. Il taitmince, noir de cheveux et dhabits, une main couverte degrosses bagues en argent, le visage anguleux, le front coincentre deux barreaux de la grille rouille.

    Exactement le genre de type que Pierre naurait pas aim.Pierre tait un dfenseur de la mesure et de la sobrit. Et lejeune type tait lgant, un peu austre, un peu clinquant.Belles mains accroches aux barreaux. En lexaminant, Sophia y

    trouva un certain rconfort. Cest pourquoi sans doute elle luidemanda quel pouvait tre, son avis, le nom de larbre quitait l. Le jeune type dcolla son front de la grille, qui laissa unpeu de rouille dans ses cheveux noirs et raides. a devait faireun moment quil tait appuy. Sans stonner, sans poser dequestion, il suivit Sophia qui lui montra le jeune arbre, quonpouvait assez bien dtailler de la rue.

    Cest un htre, madame, dit le jeune type.

    Vous en tes certain ? Pardonnez-moi, mais cest assezimportant.Le jeune type renouvela son examen. Avec ses yeux

    sombres, pas encore mornes.Il ny a aucun doute, madame. Je vous remercie, monsieur. Vous tes trs aimable.Elle lui sourit et sen alla. Le jeune type, du coup, sen alla

    de son ct, en poussant un petit caillou du bout du pied.

    Elle avait donc raison. Ctait un htre. Juste un htre.Salet.

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    Et voil.Ctait exactement ce qui sappelle tre dans la merde. Et

    depuis combien de temps ? Disons deux ans.Et au bout de deux ans, le coup du tunnel. Marc tapa du

    bout du pied dans un caillou et le fit progresser de six mtres. Ilnest pas facile Paris de trouver sur les trottoirs un cailloudans lequel taper. la campagne, oui. Mais la campagne, onsen fout. Tandis qu Paris, il est parfois ncessaire de trouverun bon caillou dans lequel taper. Cest ainsi. Et, brve tincelledans la merde, Marc avait eu la chance il y a une heure detrouver un caillou tout fait correct. Donc, il tapait dedans et lesuivait.

    Cela lavait men jusqu la rue Saint-Jacques, non sansquelques ennuis. Interdit de toucher le caillou avec la main, lepied seul a le droit dintervenir. Donc, disons deux ans. Pas deposte, pas de fric, plus de femme. Aucune remonte en vue. Saufla baraque, peut-tre. Il lavait vue hier matin. Quatre tages encomptant les combles, un petit jardin, dans une rue oublie etdans un tat calamiteux. Des trous partout, pas de chauffage etles toilettes dans le jardin, avec un loquet en bois. En clignantles yeux, une merveille. En les ouvrant normalement, undsastre. En revanche son propritaire en proposait un loyer de

    misre sous condition damliorer lendroit. Avec cette baraque,il pourrait se dmerder. Il pourrait loger le parrain aussi. Prsde la baraque, une femme lui avait pos une drle de question.Sur quoi au fait ? Ah oui. Le nom dun arbre. Cest drle commeles gens ne connaissent rien aux arbres alors quils ne peuventpas sen passer. Ils ont peut-tre raison, au fond. Lui, il savaitnommer les arbres et a lavait avanc quoi, au juste ?

    Le caillou drailla dans la rue Saint-Jacques. Les cailloux

    naiment pas les rues qui montent. Il stait fourr dans uncaniveau, juste derrire la Sorbonne en plus. Adieu le Moyen

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    Age, salut. Salut les clercs, les seigneurs et les paysans. Salut.Marc serra les poings dans ses poches. Plus de poste, plus defric, plus de femme et plus de Moyen Age. Quelle vacherie. Marcguida avec habilet le caillou du caniveau sur le trottoir. Il y a un

    truc pour faire monter un trottoir un caillou. Et Marcconnaissait bien ce coup, autant quil connaissait le Moyen ge,lui semblait-il. Ne plus penser au Moyen ge, surtout. lacampagne, on nest jamais confront ce dfi que reprsentelescalade dun trottoir pour un caillou. Cest la raison pourlaquelle on se fout de pousser des cailloux la campagne alorsquil en existe par tonnes. Le caillou de Marc traversa en beautla rue Soufflet et aborda sans trop de problmes la partie troite

    de la rue Saint-Jacques.Disons deux ans. Et au bout de deux ans, le seul rflexe dun

    homme dans la merde est de chercher un autre homme qui soitdans la merde.

    Car frquenter ceux qui ont russi l o vous avez tout rat trente-cinq ans aigrit le caractre. Au dbut bien entendu adistrait, a fait rver, a encourage. Ensuite, a nerve et puis aaigrit. Cest assez connu. Et Marc ne voulait surtout pas devenir

    aigri. Cest moche, cest risqu, surtout pour un mdiviste. Lecaillou, sous une forte impulsion, atteignit le Val-de-Grce.Il y en avait bien un dont il avait entendu dire quil tait

    dans la merde. Et, daprs les nouvelles rcentes, MathiasDelamarre semblait tre authentiquement dans la merde depuisun bon bout de temps. Marc laimait bien, beaucoup mme.Mais il ne lavait pas revu depuis ces deux ans. Mathias pourraitpeut-tre marcher avec lui pour louer la baraque. Car, ce loyer

    de misre, Marc ne pouvait pour linstant quen fournir le tiers.Et la rponse donner tait urgente.Soupirant, Marc poussa le caillou jusqu la porte dune

    cabine tlphonique. Si Mathias marchait, il pouvait peut-treenlever laffaire. Seulement, il y avait un gros ennui, avecMathias. Ctait un prhistorien. Et pour Marc, quand on avaitdit a, on avait tout dit. Mais tait-ce le moment dtre sectaire ?Malgr ce foss terrible qui les sparait, ils saimaient bien.

    Ctait bizarre. Et cest cette chose bizarre quil fallait penser etnon pas ce choix aberrant quavait fait Mathias, cette

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    consternante poque des chasseurs-cueilleurs silex. Marc sesouvenait de son numro de tlphone. On lui rpondit queMathias nhabitait plus l, et on lui donna un nouveau numro.Rsolu, il recommena. Mathias tait chez lui. En entendant sa

    voix, Marc respira. Quun type de trente-cinq ans soit chez luiun mercredi quinze heures vingt est la preuve tangible quil estdans une merde de premire qualit. Ctait dj une bonnenouvelle. Et quand ce type accepte, sans autre explication, devous retrouver dans une demi-heure dans un caf sans gloire dela rue du Faubourg-Saint-Jacques, cest quil est mr pouraccepter nimporte quoi.

    Encore que.

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    Encore que. On ne faisait pas ce quon voulait de ce type.Mathias tait but et orgueilleux. Aussi orgueilleux que lui ?Peut-tre bien pire. En tous les cas, le prototype du chasseur-cueilleur qui poursuit son aurochs jusqu puisement et qui fuitsa tribu plutt que de rentrer bredouille. Non. a, ctait leportrait dun con et Mathias tait fin. Mais il pouvait restermuet pendant deux jours si lune de ses ides se voyaitcontrarie par la vie. Ides trop denses, probablement, ou biendsirs inadaptables. Marc, qui poussait le bavardage jusqulart de la dentellire, fatiguant souvent son public, avait d plusdune fois la boucler devant ce vaste type aux cheveux blondsquon croisait dans les couloirs de la facult, silencieux sur unbanc, pressant lentement ses deux grandes mains lune contrelautre, comme pour rduire en bouillie les sorts contraires,grand chasseur-cueilleur aux yeux bleus perdu dans sa course laurochs. Normand peut-tre ? Marc saperut quen quatreannes passes cte cte, il ne lui avait jamais demand do ilvenait. Quest-ce que a peut foutre ? a attendrait encore.

    Il ny avait rien faire dans ce caf, et Marc attendait. Dudoigt, il dessinait des motifs sculpturaux sur la petite table. Sesmains taient maigres et longues. Il aimait bien leur charpenteprcise et les veines dessus. Pour le reste, il avait des doutes

    srieux. Pourquoi penser a ? Parce quil allait revoir le grandchasseur blond ? Et alors ? Bien sr, lui, Marc, de taillemoyenne, mince lexcs, anguleux de corps et de visage,naurait pas t le gars idal pour la chasse laurochs. Onlaurait plutt envoy grimper aux arbres pour faire tomber lesfruits. Cueilleur, quoi. Tout en dlicatesse nerveuse. Et puisaprs ? Il en faut de la dlicatesse. Plus de fric. Il lui restait sesbagues, quatre grandes bagues en argent, dont deux traverses

    de quelques fils dor, voyantes et compliques, mi-africaines,mi-carolingiennes, qui lui couvraient les premires phalanges

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    des doigts de la main gauche. Certes, sa femme lavait quittpour un type plus large dpaules, ctait certain. Plus crtinaussi, ctait sr. Elle sen rendrait compte un jour, Marccomptait l-dessus. Mais a serait trop tard.

    Marc effaa dun coup rapide tout son dessin. Il avait rat sastatue. Un coup dnervement. Sans arrt ces coupsdnervement, dimpuissance rageuse. Ctait facile decaricaturer Mathias. Mais lui ? Quest-ce quil tait dautre quunde ces mdivistes dcadents, de ces petits bruns lgants,graciles et rsistants, prototype du chercheur de linutile,produit de luxe aux espoirs dfaits, accrochant ses rves rats quelques bagues en argent, des visions de lan mille, des

    paysans poussant la charrue, morts depuis des sicles, unelangue romane oublie dont personne navait rien foutre, une femme qui lavait laiss? Marc leva la tte. De lautre ctde la rue, un immense garage. Marc naimait pas les garages. ale rendait triste. Passant devant ce long garage, progressant pas grands et tranquilles, arrivait le chasseur-cueilleur. Marcsourit. Toujours blond, les cheveux trop pais pour trecorrectement coiffs, portant ces ternelles sandales en cuir que

    Marc dtestait, Mathias venait au rendez-vous. Toujours nusous ses habits. On ne sait pas comment Mathias russissait donner cette impression dtre nu sous ses habits. Pull mmela peau, pantalon mme les cuisses, sandales mme lespieds.

    De toute faon, quon ft rustique ouraffin, quon ft largeou mince, on se retrouvait attabl dans un caf sordide. Commequoi a na rien voir.

    Tu as ras ta barbe ? demanda Marc. Tu ne fais plus deprhistoire ?

    Si, dit Mathias. O a ? Dans mon front.Marc hocha la tte. On ne lui avait pas menti, Mathias tait

    dans la merde.

    Quest-ce que tu as fait tes mains ? Mathias regarda sesongles noirs.

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    Jai fait de la mcanique. On ma vir, Ils ont dit que jenavais pas le sens des moteurs. Jen ai foutu trois en lair en uneseule semaine. Cest compliqu, les moteurs. Surtout quand ase fout en panne.

    Et maintenant ? Je vends des conneries, des affiches, la station Chtelet. a rapporte ? Non. A toi de dire.Rien. Jai fait ngre dans une maison ddition. Moyen ge ?Romans damour en quatre-vingts pages. Lhomme est

    flin mais comptent, la femme radieuse mais innocente. la

    fin ils saiment comme des dingues et on semmerdefranchement. Lhistoire ne dit pas quand ils se sparent.

    videmment dit Mathias. Tu es parti ? Congdi. Je changeais des phrases sur les dernires

    preuves. Par aigreur et par nervement. Ils sen sont aperusTu es mari ? Tu es accompagn ? Tu as des enfants ?

    Rien, dit Mathias.Les deux hommes firent une pose et se regardrent.

    a nous fait quel ge ? demanda Mathias. Dans les trente-cinq. cet ge normalement, on est unhomme.

    Oui, cest ce quon raconte. Tu en pinces toujours pour cefoutu Moyen ge ?

    Marc fit oui.Cest emmerdant tout de mme, dit Mathias. Tu nas

    jamais t raisonnable avec a.

    Nen parle pas, Mathias, ce nest plus le moment. Ohabites-tu ? Dans une chambre que je quitte dans dix jours. Les

    affiches ne me permettent plus mes vingt mtres carrs. Jedgringole, disons.

    Mathias crasa ses deux mains lune contre lautre. Je vais te montrer une baraque, dit Marc. Si tu marches

    avec moi, on franchira peut-tre ensemble les trente mille ans

    qui nous sparent. Et la merde avec ?

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    Je nen sais rien. Tu maccompagnes ? Mathias, bienquindiffrent et plutt hostile lgard de tout ce qui avait puse passer aprs 10 000 ans avant J.-C., avait toujours fait uneincomprhensible exception pour ce mince mdiviste toujours

    habill de noir et dune ceinture en argent. dire vrai, ilconsidrait cette faiblesse amicale comme une faute de got.Mais son affection pour Marc, son estime pour lesprit souple etincisif de ce type lavaient oblig fermer les yeux sur le choixrvoltant quavait fait son ami pour cette priode dgnre delhistoire des hommes. En dpit de ce dfaut choquant chezMarc, il avait tendance lui faire confiance, et il stait mmesouvent laiss aller le suivre dans ses fantaisies ineptes de

    seigneur fauch. Mme aujourdhui, alors quil tait clair que ceseigneur fauch avait carrment vid les triers, quil se trouvaitrduit au bton de plerin, en bref quil tait dans une merdegale la sienne, ce qui dailleurs lui faisait plaisir, mme ainsi,Marc navait pas laiss en route sa petite majest gracieuse etconvaincante. Un peu daigreur sans doute au coin des yeux, duchagrin empil aussi, des chocs et des fracas dont il auraitsrement prfr se passer, oui, tout a. Mais son charme, ses

    traces de rves, que lui, Mathias, avait paums dans les ramesde la station Chtelet.Certes, Marc navait pas lair davoir lch le Moyen ge.

    Mais Mathias laccompagnerait malgr tout jusqu cettebaraque dont il tait en train de lui parler en marchant. Sa maincouverte de bagues tournait dans lair gris au fil de sesexplications. Donc, une baraque en lambeaux de quatre tagesen comptant les combles avec un jardin. a ne faisait pas peur

    Mathias. Essayer de runir le montant du loyer. Faire du feudans la chemine. Loger le vieux parrain de Marc avec. Quest-ce que ctait que ce vieux parrain ? Impossible de labandonner,ctait a ou la maison de retraite. Ah, bon. Aucune importance.Mathias sen foutait. Il voyait sestomper la station Chtelet. Ilsuivait Marc travers les rues, satisfait que Marc soit dans lamerde, satisfait de son inutilit dsolante de mdiviste auchmage, satisfait de laffectation vestimentaire clinquante de

    son ami, satisfait de cette baraque o ils allaient srement segeler car on ntait quen mars. Si bien que parvenu devant la

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    grille en loques travers laquelle on apercevait la baraque, au-del dherbes hautes, dans une de ces rues introuvables deParis, il ne fut pas capable de considrer objectivement ledlabrement de cette parcelle. Il trouva le tout parfait. Il se

    tourna vers Marc et lui serra la main. Accord conclu. Mais avecson seul gain de vendeur de trucs, a nallait pas suffire. Marc,appuy la grille, en convint. Ils redevinrent graves tous lesdeux. Un long silence passa. Ils cherchaient. Un autre fou dansla merde. Alors, Mathias suggra un nom. Lucien Devernois.Marc cria.

    Tu ne parles pas srieusement, Mathias ? Devernois ?Est-ce que tu te souviens bien de ce que fait ce type ? De ce quil

    est ? Oui, soupira Mathias. Historien de la Grande Guerre. 14-

    18. Alors quoi ! Tu vois bien que tu drailles On na plus

    grand-chose et ce nest plus lheure de dtailler, je le sais. Maistout de mme, il reste un peu de pass pour rvasser encore surlavenir. Et toi, quest-ce que tu proposes ? La Grande Guerre ?Un contemporaniste ? Et puis quoi encore ? Est-ce que tu te

    rends bien compte de ce que tu dis ?Oui, dit Mathias, mais le gars est loin dtre un con. Il parat. Mais quand mme. On ne peut pas y songer. Il y

    a des limites tout, Mathias. a me fait mal autant qu toi. Encore que pour moi,

    Moyen ge ou Contemporain, cest un peu du pareil au mme. Fais tout de mme attention ce que tu dis.Oui. Mais jai cru comprendre que Devernois, tout en

    percevant un petit salaire, est dans la merde.Marc plissa les yeux. Dans la merde ? demanda-t-il.Prcisment. Quitt lenseignement secondaire public du

    Nord-Pas-de-Calais. Poste piteux mi-temps dans le privchrtien parisien. Ennui, dsillusion, criture et solitude.

    Mais alors il est dans la merde Tu ne pouvais pas le diretout de suite ?

    Marc simmobilisa quelques secondes. Il rflchissait vite.

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    a change tout, a ! reprit-il. Grouille-toi, Mathias.Grande Guerre ou pas Grande Guerre, fermons les yeux,courage et fermet et dbrouille-toi pour le dgotter et pour leconvaincre. Je vous retrouve ici tous les deux sept heures avec

    le propritaire. Faut que a soit sign ce soir. Grouille, dmerde-toi et sois persuasif. trois dans la merde, il ny a pas de raisonde ne pas russir un complet dsastre.

    Ils se firent un signe et se sparrent, Marc en courant,Mathias en marchant.

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    Ce fut leur premire soire dans la baraque de la rue Chasle.Lhistorien de la Grande Guerre tait apparu, avait serr lesmains toute vitesse, virevolt dans les quatre tages et puis ilavait disparu.

    Les premiers instants de soulagement passs, prsent quele bail tait sign, Marc sentait revenir en lui les pires craintes.Ce contemporaniste agit qui avait surgi les joues blmes, lamche de cheveux bruns retombant sans cesse sur les yeux, lacravate serre, la veste grise, les chaussures de cuir cules maisanglaises lui inspirait de sourdes apprhensions. Ce type, sansmme parler de la catastrophe que constituait son option pourla Grande Guerre, tait insaisissable, entre raideur et laxisme,entre tapage et gravit, entre ironie joviale et cynisme appuy,et semblait se propulser dun extrme lautre avec rage etbonne humeur brves et alternes. Alarmant. Impossible desavoir comment a pouvait tourner. Vivre avec uncontemporaniste en cravate tait un cas nouveau. Marcregarda Mathias qui tournait dans une pice vide, la mineproccupe.

    Tu las dcid facilement ?En trois mots. Il sest mis debout, il a resserr sa cravate,

    il ma pos la main sur lpaule et il a dit : Fraternit des

    tranches, a ne se discute pas. Je suis ton homme. Un peuthtral. En chemin, il ma demand quest-ce quon tait,quest-ce quon foutait. Jai un peu parl, de prhistoire,daffiches, de Moyen ge, de romans damour et de moteurs. Il afait la moue, peut-tre cause du Moyen ge. Mais il sestrepris, il a marmonn quelque chose sur le brassage social destranches ou quelque chose de ce genre, et voil tout.

    Et maintenant, il a disparu.

    Il a laiss son sac. Ce nest pas mauvais signe. Puis le typede la Grande Guerre avait rapparu, portant sur lpaule une

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    caisse de bois brler. Marc ne laurait pas cru aussi costaud.a pourrait rendre service, au moins.

    Cest pourquoi aprs un dner sommaire pris sur leursgenoux, les trois chercheurs dans la merde se retrouvrent

    tasss autour dun grand feu. La chemine tait couverte decrasse et imposante. Le feu, annona en souriant LucienDevernois, est un point de dpart commun. Modeste, maiscommun. Ou un point de chute, comme on voudra. part lamerde, cest ce jour notre seul point dalliance connu. Nejamais ngliger les alliances.

    Lucien eut un geste emphatique. Marc et Mathias leregardrent sans chercher comprendre, les mains tendues vers

    les flammes. Simple, continua Lucien en haussant le ton. Pour le

    robuste prhistorien de la maison, Mathias Delamarre, le feusimpose Petites troupes dhommes chevelus rassemblesfrileusement aux abords de la grotte autour de la flammesalutaire loignant les btes sauvages, bref, la Guerre du feu.

    La Guerre du feu, coupa Mathias, est un tissu de Peu importe ! reprit Lucien. Laisse tomber ton rudition

    dont je me fous compltement en ce qui concerne les caverneset laisse sa place dhonneur au feu prhistorique. Avanons. Jepasse Marc Vandoosler qui se fatigue compter la populationmdivale en feux Ils sont bien emmerds les mdivistesavec a. On semptre Passons. Grimpant lchelle du temps,on en arrive enfin moi, moi et au feu de la Grande Guerre. Guerre du Feu et Feu de la Guerre . Touchant, non ?

    Lucien rit, renifla un bon coup et rechargea le foyer en

    poussant une grande bche avec le pied. Marc et Mathiasavaient un vague sourire. Il allait falloir saccommoder de cetype impossible et indispensable pour apporter la troisime partau loyer.

    Donc, conclut Marc en faisant tourner ses bagues, lorsquenos dissensions seront trop pnibles et les cartschronologiques inconciliables, il ny aura qu faire un feu. Cestbien a ?

    a peut aider, admit Lucien. Sage programme, ajouta Mathias.

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    Et ils ne parlrent plus du Temps et ils se chauffrent. dire vrai, ctait le temps quil faisait dehors qui tait le plusproccupant pour ce soir et ceux venir. Le vent stait lev etune lourde pluie sinfiltrait dans la maison. Les trois hommes

    valuaient peu peu du regard lampleur des rparations mettre en uvre et des efforts fournir. Pour linstant, lespices taient vides et des caisses avaient servi de chaises.Demain, chacun apporterait son bagage. Il allait falloir pltrer,lectrifier, tuyauter, boiser. Et Marc apporterait son vieuxparrain. Il leur expliquerait laffaire plus tard. Ctait quoi cetype ? Eh bien ctait son vieux parrain, cest tout. Son oncleaussi, en mme temps. Ce que faisait son vieil oncle-parrain ?

    Plus rien, la retraite. la retraite de quoi ? Eh bien laretraite dun boulot, voil. Quel boulot ? Lucien taitassommant avec ses questions. Un boulot de fonctionnaire,voil. Il leur expliquerait laffaire plus tard.

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    Larbre avait un peu pouss.Depuis plus dun mois, Sophia se postait chaque jour la

    fentre du deuxime tage pour observer les nouveaux voisins.a lintressait. Quoi de mal ? Trois types assez jeunes, pas defemmes, pas denfants. Juste trois types. Elle avait tout de suitereconnu celui qui se rouillait le front contre la grille et qui luiavait dit que larbre tait un htre. a lui avait fait plaisir de leretrouver l. Il avait amen deux autres types avec lui trsdiffrents. Un grand blond en sandales et un agit en costumegris. Elle commenait pas mal les connatre. Sophia sedemandait si les pier ainsi tait convenable. Convenable ounon, a la distrayait, a la rassurait et a lui faisait penser untruc. Donc, elle continuait. Ils avaient constamment gesticulpendant tout ce mois davril. Transport des planches, desseaux, des sacs de trucs sur des brouettes et des caisses sur desmachins. Comment appelle-t-on ces machins en fer avec lesroues en dessous ? a a un nom pourtant. Oui, des diables. Descaisses quils apportaient sur des diables. Bien. Des travaux,donc. Ils avaient beaucoup travers le jardin en tous sens et cestainsi que Sophia avait pu apprendre leurs prnoms en laissantla fentre entrouverte. Le mince en noir, Marc. Le blond lent,Mathias. Et la cravate, Lucien. Mme pour percer des trous

    dans les murs, il gardait sa cravate. Sophia porta sa main sonfoulard. Aprs tout, chacun son truc.

    Par la fentre latrale dun placard du deuxime tage,Sophia pouvait galement voir ce qui se passait lintrieur dela baraque. Les fentres rpares navaient pas de rideaux, etelle pensait quelles nen auraient jamais. Chacun semblait streattribu un tage. Ce qui posait problme, ctait que le blondtravaillait son tage moiti nu, ou presque nu, ou alors tout

    fait nu, ctait selon. Avec, pour ce quelle pouvait en deviner,une parfaite aisance. Ennuyeux. Le blond tait beau regarder,

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    l ntait pas la question. Mais de ce fait, Sophia ne se sentaitpas vraiment autorise se camper dans le petit placard. partces travaux dont ils semblaient parfois avoir par-dessus la ttemais quils menaient avec obstination, a lisait et crivait

    beaucoup l-dedans. Des tagres staient remplies debouquins. Sophia, ne dans les cailloux de Delphes et portevers le monde par sa seule voix, admirait toute personneoccupe lire une table sous une petite lumire.

    Et puis, la semaine dernire, quelquun dautre tait arriv.Encore un homme, mais beaucoup plus vieux. Sophia avaitpens une visite. Mais non, lhomme plus vieux stait install.Pour longtemps ? En tous les cas, il tait l, dans les combles.

    Ctait drle, quand mme. Il avait, lui semblait-il, une gueulequi valait le coup. Ctait de loin le plus beau des quatre. Mais leplus vieux. Soixante, soixante-dix. On pouvait croire quilsortirait de cette gueule une voix de stentor, mais il avait aucontraire un timbre si doux et bas que Sophia navait pas encorepu saisir un seul mot de ce quil disait. Droit, haut, trscapitaine dchu, il ne prtait pas la main aux travaux. Ilsurveillait, bavardait. Impossible de savoir le nom de celui-l.

    Sophia, en attendant, lappelait Alexandre le Grand ou bien levieil emmerdeur, a dpendait de son humeur.Celui quon entendait le plus, ctait le type la cravate,

    Lucien. Ses clats de voix portaient loin, et il semblait samuser se commenter voix forte et donner toutes sortes deconsignes peu suivies par les deux autres. Elle avait essay denparler Pierre, mais il ne stait pas plus intress aux voisinsqu larbre. Tant que les voisins ne faisaient pas de bruit dans

    la baraque pourrie, ctait tout ce quil avait en dire. Daccord,Pierre tait pris par ses affaires sociales. Daccord, il voyaitpasser tous les jours des piles de dossiers terribles sur des fillesmres sous les ponts, des foutus dehors, des douze ans sansfamille, des vieux haletant dans des mansardes, et il compilaittout a pour le secrtaire dtat. Et Pierre tait vraiment le type faire consciencieusement son boulot. Mme si Sophia dtestaitla faon dont il parlait parfois de ses dshrits, quil avait

    rangs par types et sous-types comme il avait rang lesadmirateurs. O Pierre laurait-il range, elle, quand douze

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    ans elle proposait des mouchoirs brods aux touristes deDelphes ? Dshrite quoi ? Enfin, daccord. On pouvaitcomprendre quavec tout a sur les bras, il se foute dun arbreou de quatre nouveaux voisins. Mais tout de mme. Pourquoi ne

    jamais en parler ? Juste une minute ?

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    Marc ne leva mme pas la tte en entendant la voix deLucien qui, de son promontoire du troisime tage, lanait unordre dalerte gnrale ou quelque chose du mme genre. Toutcompte fait, Marc saccommodait plus ou moins de lhistoriende la Grande Guerre qui, dune part, avait abattu une niasseconsidrable de travail dans la baraque, et dautre part taitcapable de priodes de silence studieux extrmement longues.Profondes mme. Il nentendait plus rien quand il se dmenaitdans la bance de la Grande Guerre. On lui devait toute laremise flot de llectricit et de la plomberie, et Marc qui nyconnaissait rien lui en tait reconnaissant vie. On lui devaitdavoir transform les combles en une vaste double pice nifroide ni sinistre o le parrain tait heureux. On lui devait letiers du loyer et une gnrosit fluviale qui apportait chaquesemaine un raffinement supplmentaire la baraque. Maisgnrosit des mots aussi et des clats verbaux. Tiradesmilitaires ironistes, excs en tous genres, jugements lemporte-pice. Il tait capable de gueuler pendant une heureentire pour un dtail infinie. Marc apprenait laisser lestirades de Lucien entrer et sortir de sa vie comme des ogresinoffensifs. Lucien ntait mme pas militariste. Il courait avecrigueur et rsolution aprs le cur de la Grande Guerre sans

    pouvoir lattraper. Peut-tre est-ce pour cela quil criait. Non,srement pour autre chose. En tout cas ce soir-l, vers sixheures, a le reprenait. Cette fois, Lucien descendit aussilescalier et entra chez Marc sans frapper.

    Alerte gnrale ! cria-t-il. Aux abris ! La voisine arrive parici.

    Quelle voisine ? La voisine du front Ouest. La voisine de droite, si tu

    aimes mieux. La femme riche au foulard. Plus un mot. Quand

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    elle sonnera, que personne ne bouge. Consigne de la maisonvide. Je passe le mot Mathias.

    Avant que Marc ait pu donner son avis, Lucien descendaitdj au premier tage.

    Mathias, cria Lucien en ouvrant sa porte. Alerte !Consigne de la

    Marc entendit Lucien sinterrompre. Il sourit et descenditderrire lui.

    Merde, disait Lucien. Tu nas pas besoin dtre tout nupour installer une bibliothque ! a tavance quoi, merde ?Mais bon sang, tu nas donc jamais froid ?

    Je ne suis pas tout nu, jai mes sandales, rpondit

    Mathias posment.Les sandales, tu sais parfaitement que a ny change rien.

    Et si a te distrait de jouer lhomme des temps obscurs, tuferais mieux de te mettre dans le crne que lhommeprhistorique, quoi que jen pense, ntait srement pas assezcrtin ni assez primaire pour vivre poil.

    Mathias haussa les paules. Je le sais mieux que toi, dit-il. a na rien voir avec

    lhomme prhistorique. Avec quoi alors ? Avec moi. Les vtements me serrent. Je suis bien comme

    a. Quest-ce que tu veux que je te dise de plus ? Je ne vois pasen quoi a te drange quand je suis mon tage. Tu nas qufrapper avant dentrer. Que se passe-t-il ? Une urgence ?

    Le concept durgence ntait pas dans les cordes de Mathias.Marc entra en souriant.

    Le serpent, dit-il, lorsquil voit un homme nu, a peur delui et senfuit aussi vite quil le peut; et quand il voit lhommevtu, il va lattaquer sans la moindre crainte. XIIIe sicle.

    On est bien avancs, dit Lucien. Que se passe-t-il ? rpta Mathias. Rien. Lucien a vu la voisine du front Ouest se diriger par

    ici. Lucien a dcid de ne pas rpondre au coup de sonnette.La sonnette nest pas rpare, dit Mathias.

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    Dommage que ce ne soit pas la voisine du front Est, ditLucien. Elle est jolie, la voisine de lEst. Je sens quon pourraitpactiser avec le front Est.

    Quest-ce que tu en sais ?

    Jai men quelques oprations de reconnaissancetactique. LEst est plus intressant et plus abordable.

    Eh bien cest celle de lOuest, dit Marc avec fermet. Et jene vois pas pourquoi on nouvrirait pas. Moi je laime bien, on achang trois mots un matin. De toute faon, il est dans notreintrt dtre apprcis de lentourage. Simple question destratgie.

    videmment, dit Lucien, si tu vois a sous langle

    diplomatique. Convivial, disons. Humain, si tu prfres. Elle frappe la porte, dit Mathias. Je descends ouvrir. Mathias ! dit Marc en le retenant par le bras. Quoi ? Tu viens de dire que tu tais daccord. Marc le

    regarda, avec un petit geste de la main. Ah oui, merde, dit Mathias. Des habits, il faut des habits.Cest cela, Mathias. Il faut des habits.

    Il attrapa un pull et un pantalon pendant que Marc etLucien descendaient. Je lui ai pourtant expliqu que les sandales taient

    insuffisantes, commenta Lucien.Toi, dit Marc Lucien, tu la boucles.Tu sais pourtant que ce nest pas facile, de la boucler.Cest vrai, admit Marc. Mais laisse-moi faire Cest moi qui

    connais la voisine, cest moi qui ouvre.

    Do la connais-tu ?Je lai dit, on a parl. Dun truc. Dun arbre. Quel arbre ? Un jeune htre.

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    Embarrasse, Sophia se tenait droite sur la chaise quon luiavait prsente. Grce mise part, la vie depuis lavait habitue recevoir, ou bien refuser lentre des journalistes ou desadmirateurs, mais pas aller sonner chez les autres. Cela devaitbien faire vingt ans quelle ntait pas alle frapper chezquelquun, comme a, sans prvenir. Maintenant quelle taitassise dans cette pice avec les trois types autour delle, elle sedemanda ce quils pouvaient bien penser de cette dmarcheassommante de la voisine qui vient dire bonjour. a ne se faitplus ces trucs-l. Aussi eut-elle envie de sexpliquer tout desuite. Pouvait-on sexpliquer avec eux, comme elle lavait crudepuis sa fentre du deuxime tage ? a peut tre diffrent,quand on voit les gens de prs. Marc, assis-debout sur la grandetable en bois, croisant ses jambes minces, jolie pose, assez jolivisage qui la regardait sans impatience. Assis devant elle,Mathias, beaux traits aussi, un peu lourds vers le bas, mais lebleu des yeux net, mer plate, sans drobade. Lucien, quisoccupait sortir des verres et des bouteilles, rejetant parsaccades ses cheveux en arrire, visage denfant, cravatedhomme. Elle se sentit rassure. Car finalement, pourquoitait-elle venue, sinon parce quelle avait la trouille ?

    Voil, dit-elle, en acceptant le verre que lui tendait Lucien

    en souriant, je suis dsole de dranger mais jaurais besoinquon me rende service.

    Deux visages attendaient. Il fallait sexpliquer prsent.Mais comment parler dune chose aussi ridicule ? Lucien, lui,ncoutait pas. Il allait et venait et semblait surveiller la cuissondun plat exigeant, monopolisant toute son nergie.

    Il sagit dune histoire ridicule. Mais jaurais besoin quonme rende service, rpta Sophia.

    Quel genre de service ? demanda Marc avec douceur,pour aider.

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    Cest difficile dire et je sais que vous avez dj beaucouptravaill ce mois-ci. Il sagirait de creuser un trou dans monjardin.

    Intervention brutale sur le front Ouest, murmura Lucien.

    Bien sr, continua Sophia, je vous rtribuerais si noustombions daccord. Disons trente mille francs pour vous trois.

    Trente mille francs ? murmura Marc. Pour un trou ?Tentative de corruption par lennemi, marmonna Lucien

    de manire inaudible.Sophia tait mal laise. Pourtant, elle pensait quelle tait

    tombe dans la bonne maison. Quil fallait continuer. Oui. Trente mille francs pour un trou, et pour votre

    silence.Mais, commena Marc, madame Relivaux, Sophia Relivaux. Je suis votre voisine de droite. Non, dit doucement Mathias, non. Si, dit Sophia, je suis votre voisine de droite.Cest vrai, continua Mathias voix basse, mais vous

    ntes pas Sophia Relivaux. Vous tes la femme de M. Relivaux.Mais, vous, vous tes Sophia Simonidis.

    Marc et Lucien regardaient Mathias, surpris. Sophia sourit. Soprano lyrique, continua Mathias. Manon Lescaut,Madame Butterfly, Aida, Desdmone,La Bohme, Elektra Etvoil six ans que vous ne chantez plus. Permettez-moi de medire honor de vous avoir pour voisine.

    Mathias fit un petit signe de tte, comme un salut. Sophia leregarda et pensa que ctait en effet une bonne maison. Elle eutun soupir satisfait, ses yeux firent le tour de la grande pice,

    carrele, pltre, encore sonore car les meubles taient peunombreux. Les trois fentres hautes qui donnaient sur le jardintaient en plein cintre. a ressemblait un peu un rfectoire demonastre. Par une porte basse galement vote, Lucienapparaissait et disparaissait avec une cuillre en bois. Dans unmonastre, on peut tout dire, surtout au rfectoire, voix basse.

    Puisquil a tout dit, cela me dispense de me prsenter, ditSophia.

    Mais pas nous, dit Marc, qui tait un peu impressionn.Lui, cest Mathias Delamarre

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    Ce nest pas utile, coupa Sophia. Je suis confuse de djvous connatre mais on entend beaucoup de choses sans levouloir dun jardin un autre.

    Sans le vouloir ? demanda Lucien.

    En le voulant un peu, cest exact. Jai regard et cout, etmme attentivement. Je le reconnais.

    Sophia marqua une pause. Elle se demanda si Mathiascomprendrait quelle lavait vu depuis la petite fentre.

    Je ne vous ai pas espionns. Vous mintressiez. Jepensais avoir besoin de vous. Que diriez-vous si, un matin, unarbre tait plant dans votre jardin sans que vous y soyez pourquoi que ce soit ?

    Franchement, dit Lucien, vu ltat du jardin, je ne sais passi on sen rendrait compte.

    Ce nest pas la question, dit Marc. Vous parlez sans doutede ce petit htre ?

    Cest cela, dit Sophia. Il est arriv un matin. Sans un mot.Je ne sais pas qui la plant. Ce nest pas un cadeau. Ce nest pasle jardinier.

    Quen pense votre mari ? demanda Marc.

    a lindiffre. Cest un homme occup.Vous voulez dire quil sen fout compltement ? ditLucien.

    Pire que a. Il ne veut mme plus que je lui en parle. alagace.

    Curieux, dit Marc.Lucien et Mathias hochrent la tte. Vous trouvez a curieux ? Vraiment ? demanda Sophia.

    Vraiment, dit Marc. Moi aussi, murmura Sophia. Pardonnez-moi mon ignorance, dit Marc, tiez-vous une

    cantatrice trs renomme ? Non, dit Sophia. Pas une trs grande. Jai eu mes succs.

    Mais on ne ma jamais appele la Simonidis. Non. Si vouspensez un fervent hommage, comme la suggr mon mari,cest une fausse route. Jai eu mes admirateurs mais je nai pas

    provoqu de ferveurs. Demandez donc votre ami Mathias,puisquil sy connat.

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    Mathias se contenta dun geste vague. Un peu mieux que a tout de mme, murmura-t-il.Il se fit un silence. Mondain, Lucien remplit nouveau les

    verres.

    En fait, dit Lucien en agitant sa cuillre en bois, vous avezpeur. Vous naccusez pas votre mari, vous naccusez personne,vous ne voulez surtout penser rien, mais vous avez peur.

    Je ne suis pas tranquille, dit Sophia voix basse.Parce quun arbre plant, continua Lucien, a veut dire

    terre. De la terre en dessous. De la terre quon nira pas remuerparce quil y a un arbre par-dessus. De la terre scelle. Autant ledire, une tombe. Le problme ne manque pas dintrt.

    Lucien tait brutal et ne prenait pas quatre chemins pourdire son avis. En loccurrence, il avait raison.

    Sans aller si loin, dit Sophia, toujours dans un murmure,disons que jaimerais en avoir le cur net. Savoir sil y a quelquechose dessous.

    Ou quelquun, dit Lucien. Avez-vous une raison de penser quelquun ? Votre mari ? Affaires obscures ? Matressesencombrantes ?

    a suffit, Lucien, dit Marc. Personne ne te demande dedonner la charge. Mme Simonidis est venue ici pour unehistoire de trou creuser et pas pour autre chose. Restons-en l,si tu le veux bien. Cest inutile de faire des dgts pour rien.Pour linstant, il sagit juste de creuser, cest bien cela ?

    Oui, dit Sophia. Trente mille francs.Pourquoi tant dargent? Cest sduisant, bien sr. Nous

    sommes sans un rond.

    Je men suis rendu compte, dit Sophia. Mais ce nest pas une raison pour vous extorquer unesomme pareille pour creuser un trou.

    Cest quon ne sait jamais, dit Sophia. Aprs le trou sil ya suites, il est possible que je prfre le silence. Et cela, a sepaie.

    Compris, dit Mathias. Mais tout le monde ici est-ildaccord pour creuser, suites ou pas suites ?

    Il y eut un nouveau silence. Le problme ntait pas facile.Largent, bien sr, dans leur situation, ctait tentant. Dun

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    autre ct, se rendre complice, pour du fric. Et complice de quoiau juste ?

    Il faut le faire, bien entendu, dit une voix douce. Tout lemonde se retourna. Le vieux parrain entrait dans la salle, se

    servait un verre, comme si de rien ntait, saluait MmeSimonidis. Sophia lexamina. De prs, ce ntait pas Alexandrele Grand. Parce quil tait trs droit et maigre, il faisait haut,mais pas tant que a. Mais il y avait le visage. Une beautdgrade qui faisait encore de leffet. Pas de duret mais deslignes franches, le nez busqu, les lvres irrgulires, liltriangulaire et le regard plein, tout tait fait pour sduire etsduire vite. Sophia apprcia, rendit mentalement justice ce

    visage. Intelligence, brillance, douceur, duplicit peut-tre. Levieux passa la main dans ses cheveux, non pas gris mais moitinoirs, moiti blancs, un peu longs en boucles sur la nuque, etsassit. Il avait dit. Faire le trou. Personne ne songeait contredire.

    Jai cout aux portes, dit-il. Madame a bien cout auxfentres. Chez moi, a relve du tic, dune vieille habitude. a neme gne pas du tout.

    Cest gai, dit Lucien. Madame a raison en tout point, continua le vieux. Il fautcreuser. Gn, Marc se leva.

    Cest mon oncle, dit-il, comme si cela pouvait attnuerson indiscrtion. Mon parrain, Armand Vandoosler. Il habiteici.

    Il aime donner son avis sur tout, marmonna Lucien.a va, Lucien, dit Marc. Tu la boucles, ctait dans le

    contrat.Vandoosler balaya lair de la main avec un sourire.Ne tnerve pas, dit-il, Lucien na pas tort. Jaime donner

    mon avis sur tout. Surtout quand jai raison. Lui aussi aime adailleurs. Mme quand il se trompe. Marc, toujours debout,signalait du regard son oncle quil valait mieux quil sen ailleet quil navait rien foutre dans cette conversation.

    Non, dit Vandoosler en regardant Marc. Jai mes raisons

    pour rester l.

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    Son regard sarrta sur Lucien, sur Mathias, sur SophiaSimonidis, et revint Marc.

    Mieux vaut leur dire les choses comme elles sont, Marc,dit-il en souriant.

    Ce nest pas le moment. Tu memmerdes, dit Marc voixbasse.

    Avec toi, ce ne sera jamais le moment, dit Vandoosler. Parle toi-mme puisque tu y tiens. Cest ta merde, ce nest

    pas la mienne. La barbe ! dit Lucien en agitant sa cuillre en bois.

    Loncle de Marc est un vieux flic et puis cest tout ! On ne va pasy passer la nuit, si ?

    Et comment sais-tu a, toi ? demanda Marc qui staitretourn dun bloc vers Lucien.

    Oh quelques menues observations pendant que jerefaisais les combles.

    Dcidment, tout le monde fouine ici, dit Vandoosler.On nest pas historien si on ne sait pas fouiner, dit Lucien

    en haussant les paules.Marc tait exaspr. Encore un foutu coup dnervement.

    Sophia tait attentive et calme, comme Mathias. Ils attendaient.Elle est belle, lhistoire contemporaine, dit Marc enhachant ses mots. Et quest-ce que tu as trouv dautre ?

    Des bricoles. Que ton parrain avait fait les stups, labrigade des jeux

    et dix-sept ans commissaire la Criminelle, enchanaVandoosler dune voix tranquille. Quon mavait vir, cass.Cass sans mdaille aprs vingt-huit ans de service. Bref, blme,

    honte, et rprobation publique.Lucien hocha la tte.Cest une bonne synthse, dit-il. Formidable, dit Marc les dents serres, le regard fix sur

    Lucien. Et pourquoi nen as-tu pas parl ?Parce que je men fous, dit Lucien. Trs bien, dit Marc. Toi, mon oncle, personne ne te

    demandait rien, ni de descendre, ni dcouter, et toi, Lucien,

    personne ne te demandait de fouiner ni de te rpandre. apouvait attendre, non ?

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    Justement non, dit Vandoosler. Mme Simonidis a besoinde vous pour une affaire dlicate, mieux vaut quelle sache quunvieux flic est dans le grenier. Elle peut ainsi retirer son offre oupoursuivre. Cest plus loyal.

    Marc dfia les visages de Mathias et de Lucien. Trs bien, rpta-t-il en haussant encore le ton. Armand

    Vandoosler est un vieil ex-flic pourri. Mais toujours flic ettoujours pourri, soyez-en certains, et qui prend ses aises avec lajustice et avec lexistence. Des aises qui peuvent ou non luiretomber sur la gueule.

    Gnralement, a retombe, prcisa Vandoosler. Et je ne dis pas tout, continua Marc. prsent, faites-en

    ce que vous voudrez. Mais je vous prviens, cest mon parrain etcest mon oncle. Le frre de ma mre, alors de toutefaon, il nya rien discuter. Cest comme a. Si vous ne voulez plus de labaraque

    De la baraque pourrie, dit Sophia Simonidis. Cestcomme a quon lappelle dans le quartier.

    Entendu de la baraque pourrie, sous prtexte que leparrain tait flic sa manire toute personnelle, vous navez

    qu vous tirer. Le vieux et moi, on se dmerdera.Pourquoi snerve-t-il ? demanda Mathias, les yeuxtoujours bleu calme.

    Je ne sais pas, dit Lucien en haussant les paules. Cestun nerveux, un Imaginatif. Ils sont comme a dans le Moyenge, tu sais. Ma grand-tante bossait aux abattoirs de Montereauet je nen fais pas un tapage.

    Marc baissa la tte, croisa les bras, brusquement calm, il

    jeta un rapide regard vers la cantatrice du front Ouest. Quest-cequelle allait dcider maintenant quun vieux flic cass tait dansla maison, cest--dire, dans la baraque pourrie ?

    Sophia suivit le cours de ses penses.a ne me gne pas quil soit l, dit-elle.Rien de plus fiable quun flic pourri, dit Vandoosler le

    Vieux. a a lavantage dcouter, de chercher savoir et dtreoblig de la boucler. La perfection, en quelque sorte.

    Mme douteux, ajouta Marc voix un peu basse, leparrain tait un grand flic. a peut servir.

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    Ne ten fais pas, lui dit Vandoosler en tournant son regardvers Sophia. Mme Simonidis jugera. Sil survient un problme,bien sr. Quant eux trois, dit-il en dsignant les jeunes gens,ce ne sont pas des imbciles. Ils peuvent servir aussi.

    Je nai pas dit quils taient imbciles, dit Sophia.Il nest pas inutile de prciser les choses, rpondit

    Vandoosler. Mon neveu Marc, jen sais quelque chose. Je laihberg Paris quand il avait douze ans autant dire quil taitdj presque termin. Dj fumeux, obstin, exalt,dcontenanc, mais dj trop malin pour tre paisible. Je naipas pu faire grand-chose, sauf lui inculquer quelques sainsprincipes sur les indispensables dsordres pratiquer sans

    relche. Il savait faire. Les deux autres, je ne les dcouvre quedepuis une semaine, et a ne va pas trop mal pour le moment.Curieuse combinaison et chacun sur son grand uvre. Cestamusant. Quoi quil en soit, cest la premire fois que jentendsparler dun cas comme le vtre. Vous avez dj attendu troplongtemps pour vous occuper de cet arbre.

    Que pouvais-je faire ? dit Sophia. La police maurait ri aunez.

    a ne fait pas de doute, dit Vandoosler. Et je ne voudrais pas alerter mon mari. La sagesse mme.Alors, jattendais de mieux les connatre. Eux. Comment procder ? demanda Marc. Sans inquiter

    votre mari ?Jai pens, dit Sophia, que vous pourriez vous prsenter

    comme ouvriers de la ville. Vrification de vieilles lignes

    lectriques ou quelque chose comme a. Enfin nimporte quoiqui ncessite une petite tranche. Une tranche qui, bien sr,passera sous larbre. Je vous fournirai largent supplmentairepour les tenues de travail, pour louer une camionnette, pour lesoutils.

    Bien, dit Marc. Jouable, dit Mathias.Ds linstant quil sagit de tranche, ajouta Lucien, je

    marche. Je me ferai porter malade au collge. Il faudra biencompter deux jours pour ce boulot.

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    Aurez-vous le cran de surveiller la raction de votre mariquand ils se prsenteront avec le plan de la tranche ? demandaVandoosler.

    Jessaierai, dit Sophia.

    Connat-il leurs visages ?Je suis certaine que non. Ils ne lintressent pas le moins

    du monde. Parfait, dit Marc. Nous sommes jeudi. Le temps de mettre

    au point les dtails Lundi matin, nous sonnerons chez vous. Merci, dit Sophia. Cest drle, prsent, je suis certaine

    quil ny a rien sous larbre.Elle ouvrit son sac.

    Voici largent, dit-elle. La somme est complte. Dj ? dit Marc.Vandoosler le Vieux sourit. Sophia Simonidis tait une

    femme singulire. Intimide, dallure hsitante, mais largenttait dj prt. tait-elle si sre de convaincre ? Il trouvait celaintressant.

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    Aprs le dpart de Sophia Simonidis, chacun tourna unpeu nimporte comment dans la grande salle. Vandoosler leVieux prfra dner dans ses appartements, sous le ciel. Avantde quitter la pice, il les regarda. Chacun des trois hommesstait curieusement coll devant une des grandes fentres etfixait le jardin dans la nuit. Sous leurs votes en plein cintre, onaurait dit trois statues retournes. La statue de Lucien gauche,celle de Marc au centre, celle de Mathias droite. Saint Luc,saint Marc et saint Matthieu, chacun ptrifi dans une alcve.Drles de types et drles de saints. Marc avait crois ses mainsdans son dos et se tenait raide, les jambes lgrement cartes.Vandoosler avait fait beaucoup de conneries dans sa vie,Vandoosler aimait beaucoup son filleul. Ils ntaient jamaispasss sur les fonts baptismaux.

    Dnons, dit Lucien. Jai fait un pt. quoi, le pt ? demanda Mathias.Les trois hommes navaient pas boug et se parlaient dune

    fentre une autre en regardant le jardin. Au livre. Un pt bien sec. Je crois que ce sera bon.Cest cher, le livre, dit Mathias.Marc a piqu le livre ce matin et me la offert, dit Lucien.Cest gai, dit Mathias. Il tient de son oncle. Pourquoi tas

    piqu le livre, Marc ?Parce que Lucien en dsirait un et que ctait trop cher. videmment, dit Mathias. Vu comme a. Dis-moi,

    comment se fait-il que tu tappelles Vandoosler comme tononcle maternel ?

    Parce que ma mre tait seule, crtin.Dnons, dit Lucien. Pourquoi tu lemmerdes ?Je ne lemmerde pas. Je lui demande. Et Vandoosler,

    quest-ce quil a fait pour tre cass ? Il a aid un assassin prendre le large.

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    videmment rpta Mathias. Vandoosler, cest quoicomme nom ?

    Belge. Au dpart, a scrivait Van Dooslaere.Impraticable. Mon grand-pre sest install en France en 1915.

    Ah, dit Lucien. Il a fait le front ? Il a laiss des notes, deslettres ?

    Je nen sais rien, dit Marc. Faudrait creuser la question, dit-il sans bouger de sa

    fentre.En attendant, dit Marc, cest un trou quon va creuser. Je

    ne sais pas dans quoi on a foutu les pieds.Dans la merde, dit Mathias. Question dhabitude.

    Dnons, dit Lucien. Feignons den tre sortis.

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    Vandoosler revenait du march. Faire les courses entraitpeu peu dans ses attributions. a ne le gnait pas, bien aucontraire. Il aimait traner dans les rues, regarder les autres,surprendre des bouts de conversation, sy immiscer, sasseoirsur les bancs, discuter le prix du poisson. Habitudes de flic,rflexes de sducteur, errements de vie. Il sourit. Ce nouveauquartier lui plaisait. La nouvelle baraque aussi. Il avait quittson ancien logement sans se retourner, satisfait de pouvoircommencer autre chose. Lide de commencer lavait toujoursbeaucoup plus sduit que celle de continuer.

    Vandoosler sarrta en vue de la rue Chasle et dtailla avecplaisir ce nouveau secteur dexistence. Comment tait-il arrivici ? Une succession de hasards. Quand il y pensait, sa vie luidonnait limpression dun tissu cohrent, et pourtant faitdinspirations inorganises, sensibles au moment qui passe etvolatiles dans le long terme. Des grandes ides, des projets defond, a oui, il en avait eu. Pas un seul quil ait men terme.Pas un. Il avait toujours vu ses rsolutions les plus fermesfondre la premire des sollicitations, ses engagements les plussincres stioler la moindre des occasions, ses mots les plusvibrants se dissoudre dans la ralit. Ctait comme a. Il sytait habitu et il ny trouvait pas grand-chose redire. Il suffit

    dtre au courant. Efficace et souvent glorieux dans linstant, ilse savait ananti dans la moyenne dure. Cette rue Chasle,curieusement provinciale, tait parfaite. Encore un nouveaulieu. Pour combien de temps ? Un homme le croisa et lui jeta uncoup dil. Il devait se demander ce quil faisait en arrt sur letrottoir avec son panier provisions. Vandoosler estima que cetype aurait su expliquer pourquoi il vivait par ici et mmebrosser un tableau de son avenir. Alors que lui aurait dj eu

    bien du mal rsumer sa vie passe. Il la ressentait comme unmagnifique rseau dincidences, de coups par coups, denqutes

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    rates ou russies, doccasions saisies, de femmes sduites,excellents vnements dont aucun navait tran en longueur etpistes bien trop nombreuses pour se prter une synthse,heureusement. videmment, a avait fait de la casse aussi. Cest

    invitable. Faut enlever du vieux pour connatre du neuf.Avant de rentrer la baraque, lex-commissaire sassit sur le

    petit muret qui lui faisait face. Un rayon de soleil davril,toujours bon prendre. Il vita de regarder du ct de chezSophia Simonidis o trois ouvriers de la ville sacharnaientdepuis hier creuser une tranche. Il regarda du ct de chezlautre voisine. Comment disait Saint Luc ? Le front Est. Unmaniaque, ce type. Quest-ce que a pouvait bien lui faire, la

    Grande Guerre ? Enfin, chacun sa merde. Vandoosler avaitprogress sur le front Est. Il avait pris des petits renseignementsde-ci, de-l. Systme de flic. La voisine sappelait JulietteGosselin, elle vivait avec son frre Georges, un gros taciturne. voir. Tout tait bon voir pour Armand Vandoosler. Hier, lavoisine de lEst avait jardin. Accueil du printemps. Il lui avaitdit trois mots, histoire de. Vandoosler sourit. Il avait soixante-huit ans et des certitudes relativiser.

    Il naurait pas aim essuyer un refus. Donc, prudence etpondration. Mais a ne cotait rien dimaginer. Il avait bienobserv cette Juliette qui lui avait sembl jolie et nergique,dans la quarantaine, et il avait estim quelle navait rien faireavec un vieux flic. Mme encore beau, ce quon disait. Lui, ilnavait jamais vu ce que les autres trouvaient de bien sonvisage. Trop maigre, trop tordu, pas assez pur son got. Enaucune faon il ne serait tomb amoureux dun type dans son

    genre. Mais les autres, oui, souvent. a lui avait rendu de grosservices comme flic, sans parler du reste. a avait fait de lacasse aussi. Armand Vandoosler naimait pas quand ses pensesen arrivaient l, la casse. a faisait dj deux fois en un quartdheure. Sans doute parce quil changeait une fois encore de vie,de lieu, dentourage. Ou peut-tre parce quil avait crois desjumeaux la poissonnerie. Il se dplaa pour mettre son panier lombre, ce qui le rapprocha en mme temps du front Est.

    Pourquoi bon sang fallait-il encore que ses penses en arriventl ? Il ny avait qu simplement guetter lapparition de la

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    voisine de gauche et soccuper du poisson pour les trois ouvriersde la tranche. De la casse ? Oui et alors ? Il ntait pas le seul,bordel, merde. Cest entendu, il y avait souvent t fort. Surtoutpour elle et ses deux jumeaux quil avait quitts un jour en deux

    temps, trois mouvements. Les jumeaux avaient trois ans.Pourtant il y tenait Lucie. Il avait mme dit quil la garderaittoujours. Et tout compte fait, non. Il les avait regards sloignersur un quai de gare. Vandoosler soupira. Il redressa lentementla tte, repoussa ses cheveux en arrire. a leur faisait vingt-quatre ans maintenant aux petits. O taient-ils ? Quelle merde.Quelle connerie. Loin, prs ? Et elle ? Inutile dy penser. Pasgrave. Aucune importance. Lamour, il en pousse comme on

    veut, ils se valent tous, il ny a qu se baisser pour les ramasser.Voil. Pas grave. Faux quil y en a de mieux que dautres, faux.Vandoosler se leva, prit son panier et sapprocha du jardin de lavoisine de lEst, Juliette. Toujours personne. Et sil allait voirplus loin ? Sil avait t bien renseign, elle tenait le petitrestaurant Le Tonneau, deux rues plus bas. Vandoosler savaitparfaitement cuisiner le poisson mais a ne cote rien dedemander une recette. Quest-ce quon risque ?

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    Les trois piocheurs de tranche taient reints au pointquils mangeaient leur poisson sans mme remarquer que ctaitdu bar.

    Rien ! dit Marc en se servant boire. Rien de rien !Incroyable. On est en train de reboucher. a sera fini ce soir.

    Quest-ce que tu attendais ? dit Mathias. Un cadavre ? Tulattendais vraiment ?

    Cest--dire qu force dy penser Eh bien, ne te force pas penser. On pense dj assez

    sans le vouloir. Il nya rien sous larbre et cest tout.Cest certain? demanda Vandoosler dune voix sourde.Marc leva la tte. La voix sourde, il la connaissait. Quand le

    parrain tait dans le cirage, ctait quil y avait encore pens. Certain, rpondit Mathias. Sous larbre, le planteur

    navait pas creus trs profond. Les niveaux taient intacts soixante-dix centimtres sous la surface. Une espce de remblaide la fin du XVIIIesicle, lge de la maison.

    Mathias sortit de sa poche le fragment dune pipe en terreblanche au fourneau empli de terre et le posa sur la table. FinXVIIIe.

    Voil, dit-il, pour les amateurs. Sophia Simonidis vapouvoir dormir tranquille. Et son mari na mme pas ragi

    quand on a parl de creuser chez lui. Homme tranquille. Peut-tre, dit Vandoosler. Mais au bout du compte, a

    nexplique pas larbre.Parfaitement, dit Marc. a nexplique pas.On se fout de larbre, dit Lucien. a devait tre un pari,

    ou je ne sais quoi du mme ordre. On a trente mille francs ettout le monde est content. On rebouche et ce soir, neuf heures,on se couche. Repli vers larrire. Je suis crev.

    Non, dit Vandoosler. Ce soir, on sort.

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    Commissaire, dit Mathias, Lucien a raison, on estrompus. Sortez si vous voulez, mais nous, on dort.

    Il faudra faire un effort, Saint Matthieu.Je ne mappelle pas Saint Matthieu, bon sang !

    Bien sr, dit Vandoosler en haussant les paules, maisquest-ce que a peut faire ? Matthieu, Mathias Lucien, Luccest du pareil au mme. Et moi, a mamuse. Cern dans monvieil ge par des vanglistes. Et o est le quatrime, hein ?Nulle part. Voil ce que cest Une voiture trois roues, un char trois chevaux. Vraiment marrant.

    Marrant ? Parce que a verse dans le foss ? demandaMarc, nerv.

    Non, dit Vandoosler. Parce que a ne veut jamais aller lo on voudrait, l o a devrait. Imprvisible, donc. a, cestmarrant. Nest-ce pas, Saint Matthieu ?

    Comme vous voudrez, soupira Mathias, qui crasait sesmains lune contre lautre. Ce nest pas a qui fera de moi unange, de toute faon.

    Pardon, dit Vandoosler, aucun rapport entre unvangliste et un ange. Mais passons. Ce soir, il y a rception

    conviviale chez la voisine. De lEst. Il parat que a lui prendsouvent. Cest une festive. Jai accept, jai dit quon viendraittous les quatre.

    Une rception conviviale ? dit Lucien. Pas question. Lesgobelets en papier, le vin blanc acre, les assiettes en cartonpleines de salets sales. Pas question. Mme dans la merde,vous mentendez, commissaire, et surtout dans la merde, pasquestion. Mme sur votre char boiteux tir par trois chevaux,

    pas question. Grande rception fastueuse ou rien du tout.Merde ou grandeur, mais pas de compromis, pasdintermdiaire. Pas de juste milieu. Dans le juste milieu, jeperds tous mes moyens et je me consterne moi-mme.

    a ne se passe pas chez elle, dit Vandoosler. Elle tient lerestaurant un peu plus bas, Le Tonneau. Elle aimerait vousoffrir un verre. Quoi de mal ? Cette Juliette de lEst vaut uncoup dil et le frre est dans ldition. a peut servir. Surtout, il

    y aura Sophia Simonidis et son mari. Ils viennent toujours. Eta mintresse de voir a.

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    Sophia et la voisine sont amies ? Trs. Collusion entre le front Ouest et le front Est, dit Lucien.

    On risque dtre pris en tenaille, il faut faire une perce. Tant pis

    pour les gobelets. On avisera ce soir, dit Marc, que les dsirs changeants et

    imprieux de son parrain fatiguaient. Quest-ce quil cherchait,Vandoosler le Vieux ? Une diversion ses penses ? Uneenqute ? Elle tait finie, lenqute, avant davoir commenc.

    On ta dit quil ny avait rien sous larbre, reprit Marc.Laisse tomber cette soire.

    Je ne vois pas le rapport, dit Vandoosler.

    Pardon, tu le vois trs bien. Tu veux chercher. Nimportequoi et nimporte o pourvu que tu cherches.

    Et alors ?Et alors ninvente pas ce qui nexiste pas sous prtexte

    que tu as paum ce qui existe. Nous, on va reboucher.

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    Finalement, Vandoosler avait vu arriver les vanglistes auTonneau neuf heures du soir. Tranche rebouche, habitschangs, ils staient prsents souriants et coiffs. Portsvolontaires , avait murmur Lucien loreille du commissaire.Juliette avait prpar dner pour vingt-cinq personnes etferm le restaurant au public. En ralit, a avait t une bonnesoire parce que, allant dune table une autre, Juliette avait dit Vandoosler que ses trois neveux taient assez sduisants etcelui-ci avait transmis le message en lamliorant. Ce qui avaitaussitt fait changer Lucien davis sur tout ce qui lentourait.Marc avait t sensible au compliment et Mathias devaitprobablement lapprcier en silence.

    Vandoosler avait expliqu Juliette quil ny en avait quunseul lui parmi les trois, celui qui tait en noir, dor et argent,mais Juliette ne se passionnait pas pour les prcisionstechniques et familiales. Ctait le genre de femme rire avantde connatre la fin dune bonne histoire. Elle riait donc souventet cela plaisait Mathias. Trs joli rire. Elle lui rappelait sa surane. Elle aidait le serveur passer les plats et restait rarementassise, par got plus que par ncessit. En contraste, SophiaSimonidis tait la pondration mme. De temps autre elleregardait les trois piocheurs et elle souriait. Son mari tait pos

    ct delle. Le regard de Vandoosler sattardait sur cet homme,et Marc se demandait ce quil pouvait bien esprer y trouver.Souvent, Vandoosler faisait semblant. Semblant de trouver.Systme de flic.

    Mathias, lui, observait Juliette. Elle changeait des boutsdhistoires voix basse avec Sophia, intervalles rpts. Ellesavaient lair de bien samuser. Sans but prcis, Lucien voulutsavoir si Juliette Gosselin avait un ami, un compagnon ou toute

    formule de ce genre. Comme il buvait beaucoup dun vin quitrouvait grce ses yeux, il jugea aussi simple de poser la

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    question de manire directe. Ce quil fit. a fit rire Juliette quidit quelle tait passe ct sans avoir encore compriscomment. Elle tait toute seule dans la vie, quoi. Et a la faisaitrigoler. Bon temprament, se dit Marc, et il envia. Il aurait aim

    connatre le truc. A dfaut, il avait compris que le restauranttirait son nom de la forme de la porte de la cave, dont lesmontants en pierre taient vids pour permettre le passage detrs grands tonneaux. Belles pices. De 1732, daprs la dategrave sur le linteau. La cave elle-mme devait tre intressante regarder. Si lavance sur le front Est progressait, il irait jeterun il.

    Lavance progressa. On ne sait comment, le sommeil

    gagnant les plus mritants, il ne resta plus trois heures dumatin, accouds une mme table couverte de verres et decendriers, que Juliette, Sophia et ceux de la baraque pourrie.Mathias se retrouvait assis ct de Juliette et Marc pensa quillavait fait avec discrtion mais exprs. Quel crtin. Il taitcertain que Juliette le troublait, mme avec ses cinq ans de plusqueux Vandoosler stait renseign sur son ge et avait faitpasser linformation. Peau blanche, bras pleins, robe assez

    serre, visage rond, cheveux longs et clairs, et son rire surtout.Mais elle nessayait de sduire personne, autant le dire tout desuite. Elle paraissait tout fait accommode de sa solitudebistrotire, ainsi quelle avait dit tout lheure. Mais ctaitMathias qui draillait. Pas beaucoup, mais un petit peu tout demme. Quand on est dans la merde, ce nest pas trs malin dedsirer la premire voisine venue, aussi agrable soit-elle.Ctait un truc se compliquer la vie alors que ce nest pas le

    moment. Et puis a tire consquence, Marc en savait quelquechose. Enfin, peut-tre se trompait-il. Mathias avait le droitdtre troubl sans que a tire consquence.

    Juliette, qui ne remarquait pas limmobilit attentive deMathias, racontait des histoires, celle du client qui mangeait seschips la fourchette, ou du type du mardi qui se regardait dansun miroir de poche pendant tout le djeuner, par exemple. trois heures du matin, on est indulgent pour les histoires, pour

    celles quon entend comme pour celles quon raconte. On laissadonc Vandoosler le Vieux dtailler quelques pisodes criminels.

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    Il racontait voix lente et persuasive. a berait bien. Lucienperdait ses doutes sur les offensives contrer en provenance desfronts Ouest et Est. Mathias alla chercher de leau et se rassitnimporte o, pas mme dans laxe de Juliette. Cela surprit

    Marc qui navait pas lhabitude de se tromper sur les troubles,mme lgers, mme passagers. Mathias ntait donc pas lisiblecomme tout le monde. Peut-tre tait-il crypt. Juliette ditquelque chose loreille de Sophia. Sophia secoua la tte.Juliette insista. On nentendait rien, mais Mathias dit :

    Si Sophia Simonidis ne veut pas chanter, il ne faut pas laforcer.

    Juliette fut surprise et, du coup, Sophia changea davis. Il se

    passa donc un moment rare o, devant quatre hommesenferms dans un tonneau trois heures du matin, SophiaSimonidis chanta, en secret, accompagne au piano parJuliette qui avait un petit talent mais qui stait surtout, de toutevidence, habitue jouer pour elle. Sans doute Sophia, certainssoirs aprs la fermeture, donnait-elle ces rcitals cachs, loin dela scne, pour elle seule et son amie.

    Aprs un moment rare, on ne sait jamais quoi dire, au juste.

    La fatigue tombait sur les reins des creuseurs de tranche. On seleva, on mit les vestes. On ferma le restaurant et tout le mondemarcha dans la mme direction. Ce nest quune fois devant samaison que Juliette dit quun serveur lui avait fait faux bondlavant-veille. Il lavait quitte sans prvenir. Juliette hsitait enpoursuivant ses phrases. Elle comptait passer une annoncedemain, mais, comme il semblait que, comme elle avait entendudire que

    Quon tait dans la merde, complta Marc.Cest cela, oui, dit Juliette, dont le visage sanima davoirpass la plus grosse difficult. Alors, ce soir, quand jtais aupiano, jai pens quaprs tout, travail pour travail, la placepourrait intresser lun de vous. Quand on a fait des tudes, uneplace de serveur nest peut-tre pas le rve, mais en attendant

    Comment savez-vous quon a fait des tudes ? demandaMarc.

    Cest trs facile reconnatre quand on nen a pas fait soi-mme, dit Juliette en riant dans la nuit.

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    Il ne sut pourquoi, Marc se sentit gn. Pist, dchiffrable,un peu vex.

    Mais le piano ? dit-il.Le piano, cest autre chose, dit Juliette. Mon grand-pre

    tait fermier et mlomane. Il sy connaissait merveille enbetteraves, en lin, en bl, en musique, en seigle et en pommesde terre. Il ma force pendant quinze ans suivre des cours demusique. Une ide fixe chez lui Quand je suis venue Paris,jai fait des mnages et cen a t fini du piano. Cest bien plustard que jai pu reprendre, quand, sa mort, il ma laiss ungros capital. Grand-pre avait beaucoup dhectares et didesfixes. Il avait mis une condition imprative pour que je touche

    son hritage : il exigeait que je reprenne le piano Bien sr,continua Juliette en riant, le notaire ma dit que la conditionntait pas valable. Mais jai voulu respecter lide fixe du grand-pre. Jai achet la maison, le restaurant, et un piano. Et voil.

    Cest pour a quil y a souvent des betteraves au menu ?demanda Marc en souriant.

    Cest cela, dit Juliette. Des gammes de betteraves.Cinq minutes aprs, Mathias tait embauch. Il souriait,

    crasant ses mains lune contre lautre. Plus tard, en montantlescalier, Mathias demanda Marc pourquoi il avait menti endisant quil ne pouvait pas prendre la place, quil avait quelquechose en vue.

    Parce que cest vrai, dit Marc.Cest faux. Tu nas rien en vue. Pourquoi tu nas pas pris

    la place ?Cest le premier qui voit qui prend, dit Marc.

    Qui voit quoi ? Bon Dieu, o est Lucien ? dit-ilbrusquement.Merde, je crois quon la laiss en bas. Lucien, qui avait bu

    lquivalent de vingt gobelets en carton, navait pas pu passerltape des premires marches et dormait sur la cinquime.Marc et Mathias lattraprent chacun par un bras.

    Vandoosler, en parfaite forme, avait raccompagn Sophiajusqu sa porte et entrait.

    Jolie toile, commenta-t-il. Les trois vanglistes agrippsles uns aux autres et abordant limpossible ascension.

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    Bon sang, dit Mathias en soulevant Lucien, pourquoi la-t-on install au troisime tage ?

    On ne pouvait pas deviner quil pouvait boire comme untrou, dit Marc. Et souviens-toi quil ny avait pas moyen de faire

    autrement. Lordre chronologique dabord : au rez-de-chausse,inconnu, mystre originel, merdier gnral, foutoir encombustion, bref, les pices communes. Au premier tage,lgre mergence du chaos, balbutiements mdiocres, lhommenu se redresse en silence, bref, toi, Mathias. Montant plus avantlchelle du temps

    Quest-ce quil a brailler comme a ? demandaVandoosler le Vieux.

    Il dclame, dit Mathias. Cest tout de mme son droit. Ilny a pas dheure pour les orateurs.

    Montant plus avant lchelle du temps, continua Marc,bondissant par-dessus lAntiquit, abordant de plain-pied leglorieux deuxime millnaire, les contrastes, les audaces et lespeines mdivales, bref, moi, au deuxime tage. Ensuite, au-dessus, la dgradation, la dcadence, le contemporain. Bref, lui,continua Marc en secouant Lucien par le bras. Lui, au troisime

    tage, fermant de la honteuse Grande Guerre la stratigraphie delHistoire et celle de lescalier. Plus haut encore, le parrain, quicontinue de dglinguer les temps actuels sa manire bienparticulire.

    Marc sarrta et soupira.Tu comprends, Mathias, mme si cest plus pratique de

    loger ce type au premier, on ne peut quand mme pas sepermettre de bouleverser la chronologie, de renverser la

    stratigraphie de lescalier. Lchelle du temps, Mathias, cesttout ce quil nous reste ! On ne peut pas massacrer cette cagedescalier qui demeure la seule chose quon ait mise dans le bonordre. La seule, Mathias, mon vieux ! On ne peut pas lasaccager.

    Tu as raison, dit gravement Mathias. On ne peut pas.Faut monter la Grande Guerre jusquau troisime.

    Si je puis donner mon avis, intervint Vandoosler voix

    douce, vous tes aussi bourrs lun que lautre, et jaimerais bienque vous hissiez Saint Luc jusqu sa couche stratigraphique

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    adquate pour que je puisse, moi, regagner les dshonorantsniveaux des temps actuels o je loge.

    Ce fut avec une grande surprise, que, le lendemain onze

    heures trente, Lucien vit Mathias se prparer tant bien que mal partir au travail. Les derniers pisodes de la soire, enparticulier lengagement de Mathias comme serveur chezJuliette Gosselin, lui taient tout fait inconnus.

    Si, dit Mathias, tu as mme serr Sophia Simonidis danstes bras deux reprises pour la remercier davoir chant. Ctaitun peu familier, Lucien.

    a ne me rappelle rien du tout, dit Lucien. Ainsi, tu es

    enrl sur le front Est ? Et tu pars content ? La fleur au fusil ?Sais-tu que lon croit toujours que lon va triompher de la merdeen quinze jours mais quen ralit a sternise ?

    Tu avais vraiment bu comme un trou, dit Mathias.Comme un trou dobus, prcisa Lucien. Bonne chance,

    soldat.

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    Mathias sappliqua sur le front Est. Quand Lucien ne faisaitpas cours, il passait la ligne avec Marc et ils allaient djeuner auTonneau pour lencourager et parce quils sy sentaient bien. Lejeudi, Sophia Simonidis y djeunait aussi. Tous les jeudisdepuis des annes.

    Mathias servait lentement, tasse par tasse, sans fairedquilibrisme. Trois jours plus tard, il avait repr le client quimangeait ses chips la fourchette. Sept jours plus tard, Julietteavait pris lhabitude de lui donner le surplus des cuisines, et,dans la baraque pourrie, la composition des dners stait doncamliore. Neuf jours plus tard, Sophia invita Marc et Lucien partager son djeuner du jeudi. Le jeudi suivant, seize jours plustard, Sophia disparut.

    Le lendemain, personne ne la vit. Inquite, Juliettedemanda Saint Matthieu si elle pouvait voir le vieuxcommissaire aprs la fermeture. Mathias tait trs contrari queJuliette lappelle Saint Matthieu, mais comme ctait sous cesnoms idiots et grandiloquents que Vandoosler le Vieux lui avaitparl la premire fois des trois hommes avec qui il vivait, elle nepouvait plus se les sortir de la tte. Une foisLe Tonneau boucl,Juliette accompagna Mathias jusqu la baraque pourrie. Il luiavait expos le systme de gradation chronologique des paliers

    de lescalier pour quelle ne se choque pas de voir le plus glog au dernier tage.

    Essouffle aprs lascension rapide des quatre tages,Juliette sassit face Vandoosler dont le visage devint aussittattentif. Juliette semblait apprcier les vanglistes maisprfrer lavis du vieux commissaire. Mathias, appuy unepoutre, pensa quelle prfrait en ralit la gueule du vieuxcommissaire, ce qui lagaait un peu. Plus le vieux tait attentif,

    plus il tait beau.

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    Lucien, revenu de Reims o il avait t appel pour uneconfrence bien paye sur LEnlisement du Front , exigea unrsum des faits. Sophia navait pas rapparu. Juliette tait allevoir Pierre Relivaux qui avait dit de ne pas sen faire, quelle

    reviendrait. Il semblait soucieux mais sr de lui. Ce qui donnait penser que Sophia stait justifie avant de partir. MaisJuliette ne comprenait pas quelle nait pas t prvenue, elle.a la tracassait. Lucien haussa les paules. Il ne voulait pasblesser Juliette mais rien nobligeait Sophia la tenir au courantde tout. Mais Juliette y tenait. Jamais Sophia navait rat unjeudi sans lavertir. On cuisinait spcialement pour elle unminc de veau aux champignons. Lucien marmonna. Comme

    si un minc de veau pouvait compter face une imprvisibleurgence. Mais pour Juliette, bien sr, minc de veau dabord.Pourtant Juliette tait intelligente. Mais cest toujours la mmechose : le temps darracher sa pense du quotidien, de soi-mmeet de lminc de veau, et on dit une connerie. Elle esprait quele vieux commissaire pourrait faire parler Pierre Relivaux. Bienquelle ait cru comprendre que Vandoosler ntait pasprcisment une rfrence.

    Mais tout de mme, dit Juliette, un flic reste un flic. Pas forcment, dit Marc. Un flic vir peut devenir unanti-flic, un loup-garou peut-tre.

    Elle nen avait pas marre de cet minc de veau ?demanda Vandoosler.

    Pas du tout, dit Juliette. Et elle le mange mme de faontonnante. Elle aligne les petits champignons, un peu commedes notes sur une porte, et elle vide son assiette rgulirement,

    mesure par mesure. Une femme organise, dit Vandoosler. Pas le genre disparatre sans explication.

    Si son mari ne salarme pas, dit Lucien, cest quil a debonnes raisons et il nest pas forc de dballer sa vie prive sousprtexte que sa femme a dsert, et quelle a rat un minc.Laissons tomber. Rien ninterdit une femme de se tirerquelque temps si a lui chante. Je ne vois pas pourquoi on lui

    donnerait la chasse.

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    Nanmoins, dit Marc, Juliette pense quelque chosequelle ne nous dit pas. Il ny a pas que lminc qui la tracasse,nest-ce pas, Juliette ?

    Cest vrai, dit Juliette.

    Elle tait jolie, dans la faible lumire qui clairait lescombles. Tout son souci, elle ne faisait pas attention satenue. Penche en avant, les mains croises, sa robe ne serraitpas son corps et Marc nota que Mathias stait plac debout face elle. Encore ce trouble immobile. Il faut admettre quil y avai tde quoi. Corps blanc, corps plein, nuque ronde, paulesdgages.

    Mais si Sophia revient demain, continua Juliette, je men

    voudrais davoir racont ses petites histoires de simplesvoisins.

    On peut tre voisins sans tre simples, dit Lucien. Et il y a larbre, dit doucement Vandoosler. Larbre oblige

    parler.Larbre ? Quel arbre ? Plus tard, dit Vandoosler. Racontez ce que vous savez.Difficile de rsister au timbre de la voix du vieux flic. On ne

    voit pas pourquoi Juliette aurait fait exception. Elle tait arrive de Grce avec un ami, dit Juliette. Ilsappelait Stelyos. Daprs elle, un fidle, un protecteur, mais, sijai bien compris, un fanatique, sduisant, ombrageux, qui nelaissait personne sapprocher delle. Sophia tait porte, couve,garde par Stelyos. Jusqu ce quelle rencontre Pierre et quitteson compagnon de route. Il parat que cela fit un dramepouvantable et que Stelyos chercha se foutre en lair ou

    quelque chose dans le mme genre. Oui, il voulut se noyer, cestcela, sans y parvenir. Et puis il hurla, gesticula, menaa etfinalement, elle neut plus jamais de nouvelles. Cest tout. Donc,rien de formidable. Sauf la manire dont Sophia en parle.Jamais tranquille. Elle pense quun jour ou un autre, Stelyosreviendra et que ce ne sera marrant pour personne. Elle dit quilest trs grec , bourr de vieilles histoires grecques, je crois, etque a, a ne disparat jamais. Les Grecs, ctait quelquun, dans

    le temps. Sophia dit quon oublie a. Et bref, il y a trois mois,non, trois mois et demi, elle ma montr une carte quelle avait

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    reue de Lyon. Il y avait juste une toile sur cette carte, pas biendessine en plus. Je nai pas trouv a trs intressant mais a aboulevers Sophia. Moi, je pensais que ltoile pouvait direneige, ou Nol, mais elle tait convaincue que a voulait dire

    Stelyos et que a nannonait rien de bon. Il parat que Stelyosse dessinait toujours des toiles. Que les Grecs ont invent lidede faire gaffe aux toiles. Et puis rien ne sest produit et elle aoubli. Cest tout. Mais maintenant, je me demande. Je medemande si Sophia a reu une nouvelle carte. Elle avait peut-tre de bonnes raisons davoir peur. Des trucs quon ne peut pascomprendre. Les Grecs, ctait quelque chose.

    De quand date son mariage avec Pierre ? demanda Marc.

    Longtemps Quinze ans, vingt ans dit Juliette.Franchement, un type qui voudrait se venger vingt ans plustard, a me parat invraisemblable. On a quand mme autrechose faire dans la vie que de mchonner ses dceptions. Vousvous rendez compte ? Si tous les largus du mondemchonnaient leur truc pour se venger, la terre serait un vraichamp de bataille. Un dsert Pas vrai ?

    Il arrive quon puisse penser quelquun longtemps

    aprs, dit Vandoosler.Quon tue quelquun sur le coup, je suis daccord, ditJuliette sans entendre, ce sont des trucs qui arrivent. Un coupde sang. Mais snerver vingt ans plus tard, l je ne marche pas.Mais Sophia a lair de croire ce genre de raction. a doit tregrec, je nen sais rien. Si je le raconte, cest parce que Sophia yattache de limportance. Jai ide quelle sen veut un peu davoirabandonn son camarade grec, et comme Pierre lavait due,

    ctait peut-tre sa manire de se souvenir de Stelyos. Elle disaiten avoir peur, mais je crois quelle aimait bien penser Stelyos. Due par Pierre ? demanda Mathias. Oui, dit Juliette. Pierre ne fait plus attention rien, enfin

    plus elle. Il lui parle, sans plus. Il converse, comme dit Sophia,et il lit ses journaux pendant des heures sans lever le nez quandelle passe. Il parat que a lui prend ds le matin. Je lui ai biendit que ctait normal, mais elle, elle trouve a triste.

    Et alors ? dit Lucien. Et alors ? Si elle est partie enpromenade avec son copain grec, a ne nous regarde pas !

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    Mais il y a lminc aux champignons, reprit Juliette,bute. Elle maurait avertie. De toute faon, jaimerais mieuxsavoir. a me rassurerait.

    Ce nest pas tellement lminc, dit Marc. Cest larbre. Je

    ne sais pas si on peut rester inactifs devant une femme quidisparat sans prvenir, un mari indiffrent et un arbre dans lejardin. a fait beaucoup. Quen penses-tu, commissaire ?

    Armand Vandoosler leva sa belle gueule. Il avait sa tte deflic. Le regard concentr qui semblait lui rentrer sous lessourcils, le nez qui paraissait plus puissant, offensif. Marcconnaissait. Le parrain avait un visage si mobile quil pouvaitdchiffrer les diffrents registres de ses penses. Dans les tons

    graves, ses jumeaux et la femme envols on ne sait o, dans lestons moyens, une enqute flicardire, dans les tons aigus, unefille sduire. Pour simplifier. Parfois tout se mlangeait et adevenait plus compliqu.

    Je suis inquiet, dit Vandoosler. Mais je ne peux pas fairegrand-chose tout seul. Pour ce que jen ai vu lautre soir, PierreRelivaux ne parlera pas devant le premier vieux flic pourri venu.Srement pas. Cest un homme ne plier que devant lofficiel.

    Pourtant, il faudrait savoir. Quoi ? dit Marc. Savoir si Sophia a donn un motif son mari pour son

    dpart, et si oui, lequel, et savoir sil y a quelque chose souslarbre.

    a ne va pas recommencer ! cria Lucien. Il ny a rien sousce foutu arbre ! Que des pipes en terre du XVIIIe sicle ! Etcasses en plus.

    Il nyavait rien sous larbre, prcisa Vandoosler. Maisaujourdhui ?Juliette les regardait tour tour sans comprendre.Mais quest-ce que cest que cette histoire darbre ?

    demanda-t-elle. Le jeune htre, dit Marc avec impatience. Prs du mur du

    fond, dans son jardin. Elle nous avait demand de creuserdessous.

    Le htre ? Le petit nouveau ? dit Juliette. Mais Pierre madit lui-mme quil lavait fait planter pour masquer le mur !

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    Tiens, dit Vandoosler, ce nest pas ce quil avait dit Sophia.

    Quel intrt aurait un type planter un arb